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  • 7/23/2019 Daaf (L.)_Dvots Et Renonants. L'Autre Catgorie de Forgeurs de Hadiths (Arabica 57, 2010, 201-250)

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    Dvots et Renonants :Lautre Catgorie de Forgeurs de Hadiths

    Lahcen DaafEPHE-IRHT (CNRS)*

    RsumDs le premier sicle de lhgire, pour simposer comme la seule voie lgitime qui reprsentefidlement lislam contre les familles religieuses rivales, notamment le isme et le hriisme, lesunnisme, comme ces derniers, a d largement user des traditions prophtiques. Nanmoins,les rgles quil rigera pour fonder cette nouvelle matire de connaissance religieuse ne verrontle jour quun sicle plus tard. Suite aux rivalits politico-religieuses qui les avaient suscites enpartie, une fois dveloppes et rorganises progressivement en systme de contrle, ces rglesallaient sappliquer toutes transmissions de traditions, sans en excepter celle de garants sunni-tes eux-mmes. Au sein de celle-ci, certains rapporteurs de hadiths, dune prolixit impression-nante, particulirement verss dans le renoncement (zuhhd) et la dvotion cultuelle (ubbd),se sont rvls de peu de foi, voire des menteurs notoires ; raisons suffisamment convaincantespour quils soient catalogus, par des critiques farouchement fidles au traditionnisme, comme

    une catgorie distincte de transmetteurs indigne de confiance. Leurs hadiths, tant au niveau desmatns quau niveau des isnds, tout au long des trois gnrations successives des salafs, ont tscruts de trs prs, puis valus et enfin dcrts impropres la transmission (matrk). En effet,la forgerie des hadiths, qui tait de mise dans ce milieu, ne laissait pas de saccentuer pourdevenir un art de subterfuge dont se rclamaient ouvertement, dans la noble intention de servirla communaut sunnite, de notoires renonants.

    Mots-clsRenoncement(zuhd), dvot, mystique, hadith, forgerie (wad ), hrsiographie sunnite, la criti-

    que des autorits (ilm al-ril).

    * Cet article est la version dfinitive de ma contribution la journe dtudes sur Le hadt:

    histoire, conceptions, usages , organise, le 16 juin 2005, EPHE/section religieuse, par M.H.Benkheira dont je salue linitiative. Je tiens galement lui renouveler mes remerciements poursa lecture attentive de la premire version de ce travail, et pour les pertinents conseils quil maprodigus. Mes remerciements vont aussi MlleJacqueline Sublet, grce qui ce travail a putre repris de nouveau et men son terme.

    http://brill.nl/arabhttp://brill.nl/arab
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    Vous, tous les sages illustres, vous avez t les serviteursdu peuple, et de la superstition du peuple et non lesserviteurs de la vrit. Et cest prcisment pourquoi onvous payait le tribut du respect1.

    Introduction

    Commenons tout dabord par rappeler que les liens troits entre traditiona-lisme2et asctisme, ds la fin du premier sicle de lIslam, taient une ralithistorique indubitable, bien que les fils tnus de la trame politico-religieuse

    qui les sous-tendait restent encore fort complexes dmler. En effet, partirdu moment o une approche analytique favorise a prioriun type de facteurshistoriques sur un autre, elle savoue dans lincapacit de rendre compte decette complexit, dans la mesure o elle ne fera que transiger arbitrairementpour un aspect au dtriment dun autre. En vain chercherait-on saisir lefonctionnement qui prsidait au mcanisme de cette corrlation du traditio-nalisme et de lascse dans sa forme globale, quand bien mme identifie-

    rait-on la gense du traditionalisme au courant asctique primitif. Cependant,le seul fait historique avr est quau tournant du IIe/VIIIesicle, les contoursautrefois estomps de cette corrlation vont nettement se dessiner et se dta-cher progressivement de lensemble de relations daffinit entre les diversesformations et courants religieux. Par consquent, ces deux principaux cou-rants, engags dans un seul et mme idal religieux communautaire, consti-tuaient un bloc plus au moins homogne en rapport de rivalit avec les

    factions musulmanes adverses dont il ne partageait pas les doctrines religieu-ses ni les positions politiques.

    Avant dentamer cette tude, nous devons nous attarder un moment sur lezuhd3, pour expliciter ce que nous entendons par cette notion dont le sensmultiple, parce quextensif et fuyant la fois, est gnralement trs difficile cerner. Pour ce faire, insistons tout dabord sur le fait que le zuhd ne sauraitse rsumer au sens commun que se plaisent lui donner les juristes formalis-

    1 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. G.-A. Goldschmidt, Paris, Au SansPareil diteurs ( La bibliothque des chefs-duvre ), 1996, p. 115.

    2 Nous entendons par ce terme le courant religieux primitif qui stait constitu exclusive-ment autour de la pratique vivante du Prophte (sunna), et qui fut lorigine du traditionnisme(ahl al-hadt), avec lequel il ne faut surtout pas le confondre.

    3 Pour plus dinformations, voir Leah Kinberg, What is meant by zuhd, SI,LXI (1985),principalement les dfinitions spcifiques quelle propose pour cerner le zuhd (p. 31-40) et sesliens caractristiques avec le wara,le scrupule religieux (p. 41-3). Pour une vision gnrale sereporter ltude de Muhammad Sghir Janjar, La tradition asctique en islam. LeZuhd: doc-trine et technique du renoncement , tudesMaghrbines, XII, (2000), p. 3-11.

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    tes, savoir quil consiste en un renoncement ordinaire aux choses matriellesde la vie, do rsulterait un tat visible dindigence volontaire, comme entmoigne la vie austre de la plupart des figures marquantes du zuhd primitif.

    En second lieu, nous devons nous garder de trop exagrer lidentification deson principe de base avec le principe de dtachement (tard), aussi absolusoit-il, de la vie dici-bas au profit de la vie future, tout en tant davis que cedtachement en constitue naturellement lun des aspects majeurs du fait de lanotion de tawakkul, dabandon la volont de Dieu quil implique. Et sildevait y avoir un sens qui figurerait le lieu du zuhd cette poque primitivequi nous occupe ici,il stendrait entre deux limites, celle du renoncement et

    celle du dtachement. Et cest de la sorte, comme dimension aux limites rela-tivement fixes, que nous sommes en droit de le penser tel un horizon danslequel prdomine un singulier tat intrieur de sagesse ab intra. La conduitede vie du sujet croyant, dans sa double facette dhomme la fois sociable,comme il convient un individu exemplaire dans ses rapports avec ses sem-blables, et en mme temps enclin au repli sur soi-mme dans sa vocationinterne, nen altre pas le fondement. Au contraire, cette conduite ainsi dli-

    mite participe de la substance spirituelle de celui-ci en diversifiant les formesasctiques de son expression. On saperoit ds lors que le zuhd serait plutt concevoir comme un tat desprit dont la stabilit senracine dans un modedtre dtach, qui puise dans une pense caractre religieux articule sur unsystme de vie pratique o sentrecroisent lensemble de valeurs morales etspirituelles auxquelles le sujet renonant (zhid)se veut fidle.

    Doit-on en conclure que les personnages asctico-mystiques de lIslam sont

    dfinitivement inappropris la typologie weberienne de lascse ? videm-ment quune telle conclusion est nuancer. Dj dans son tude comparativesur Ibn H anbal (m. 241/855) et le mystique Bir al-H f (m. 227/841-2),Michael Cooperson a su dmontrer le contraire, en insrant ces deux prota-gonistes respectivement dans lascse intramondaine inner-worldly ascetic etlascse extramondaine world-rejecting mystic4. Pourtant, comme nous le ver-rons plus loin, la complexion particulire de certains renonants ne peut pas

    se prter cette division bipartite aussi facilement que ces deux personnagesclefs de lascse. Celle-ci repose le problme des limites de ce partage dordresociologique, fond sur le rapport de lascte au monde rel. Mme sil sedgage de cette typologie un paradigme qui justifie la raison pour laquelle telou tel ascte doit tre inscrit dans un type dascse plutt que dans lautre, illaisse lapprciation subjective le soin de dterminer laquelle des deux

    4 Cf, Michael Cooperson, Ibn Hanbal and Bishr al-Hf. A Case Study in BiographicalTraditions , SI, LXXXVI/2, (1997), p. 91. Sur les types weberiens respectivement en allemandinnerweltliche und ausserweltliche Askese, voir Max Weber, Sociologie des religions, trad. G.-P.Grossein, Paris, Gallimard, 1996, p. 150, 212-30, 310 etpassim.

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    tendances est plus mme de correspondre lidentit comportementale desasctes concerns. Aussi, sommes-nous confronts, dune part, des asctesressortissant aux deux types weberiens dascse la fois, faute de repres diff-

    rentiels prcis, et dautre part des asctes dun genre particulier qui peuventalterner entre les deux registres diverses priodes de leur vie. Ils sont nom-breux ceux dentre eux qui nous offrent, tant par leur conduite et leur projetde vie que par leur rapport individuel la religion, au pouvoir politique et la socit dans laquelle ils voluent en gnral, une combinatoire de variantesdautant plus riche et varie quil en serait arbitraire de prtendre les identifieren bloc lun ou lautre type dascse du schma binaire que propose

    Weber.Pour ce qui est du substantif zuhd aux premiers temps de lislam, il fautbien emboter le pas Denis Gril, quand il fait remarquer, juste titre, quecelui-ci est le terme qui revient le plus souvent pour caractriser la spiritua-lit des deux premiers sicles5, parce quil renferme, en quelque sorte, lesgermes mystiques dun certain esprit de soufisme qui allait clore quelquestemps plus tard6. Nous serons amen inclure, par voie de consquence,

    dans la sphre des renonants que nous envisageons dtudier, les autoritsreligieuses qui sont la fois de tendance asctique prononce et de factureplus au moins sotrique.

    Quant au terme de mutaabbid,driv de ibda (i.e.adoration, culte rituelrendu Dieu), que nous avons rendu approximativement par le vocable dvot , comme la majorit des islamisants, il renvoie strictement au statutdun croyant rompu ladoration de Dieu au moyen de laccomplissement

    des uvres cultuelles prescrites par la religion. Contrairement au statut dezhidque nous avons voqu plus haut, dun point de vue sociologique, lasituation du dvot, elle, confine plutt lisolement et la retraite ( uzla,halwa), deux aspects corrlatifs du renonant . Il se peut que cet isolementsapparente, sous certains traits, une forme plus au moins attnue, maisrarement accentue, du monachisme chrtien. En rgle gnrale, celui quelon dsigne par mutaabbid ou nsik (pl. nussk)7nest pas forcment tranger

    au climat du renoncement ambiant de son milieu, dans la mesure o soncaractre dvotionnel est susceptible de prsenter des recoupements avec cetteincommensurabilit du champ du zuhddont on ne signalera jamais assez la

    5 D. Gril, Les dbuts du Soufisme , inA. Popovic & G. Veinstein (dir.),Les Voies dAllah,Paris, Fayard, 1996, p. 31.

    6 Cf. Christopher Melchert, e transition from asceticism to mysticism at the middle ofthe ninth century C.E. , SI,LXXXIII/1 (1996), spcialement p. 52-64.

    7 Notons que la majorit des disciples dal-H asan al-Basr, gnralement des zuhhd, estmentionne, dans les recueils hagiographiques, comme des ubbd (sing. bid)ou des nussk.

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    porte de son rle ni ltendue de son sens. Dautre part, nonobstant le nom-bre considrable de dvots parmi les transmetteurs de hadiths tendanceasctique indniable, il ne faut pas perdre de vue que cest plutt la dvotion

    cultuelle qui prime chez eux les qualits caractre renonciatif8

    . Toujoursest-il que ces deux orientations spcifiques de la dvotion et du renoncementqui sentrecroisent et divergent selon quelles donnent la prcellence tel ou tel ordre dengagement religieux, se rejoignent en un point nodal, celui dudnuement (faqr).

    1. Lezuhd

    au sein du sunnisme

    Le renoncement nest videmment pas lapanage de la famille sunnite tradi-tionniste, puisquil a trouv galement cho au sein des autres formationsdoctrinales de lIslam presque la mme poque, ainsi chez les ites et lesH riites etc. Mais la tendance au renoncement est particulirement signifi-cative dans les dbuts de lorganisation du mouvement sunnite, qui a pris son

    essor en Irak, prcisment Basra, la ville o sest concentre la fine fleur laplus dynamique des renonants(zuhhd). Ce sont eux les hommes du partireligieux, supposs avoir t lorigine du regroupement sunnite qui se faisaitappeler alors les Gens de la Tradition et de la Communaut (ahl al-Sunnawa-l-ama)9,parti dans lequel le thologien hrsiographe Abd al-Qhiral-Bagdd (m. 429/1037) pensait reconnatre la secte sauve (al-firqal-niya), la dernire des soixante-treize sectes de lislam, ainsi quen fait tat

    le hadith clbre10

    .Les premiers hommes de ce courant prnaient aussi biendans leur discours que par leur comportement, une conduite asctique

    8 Est plus significatif ce sujet le personnage de H assn b. Ab Sinn. Il revient souvent sousles traits dun mutaabbid, mais rarement sous lpithte de zhid, alors quil tait un discipledal-Basr, cf. Ibn H aar, Tahdb al-tahdb,H aydarbd, tabli par Abd al-Rahmn b. Yahyl-Muallim l-Yamn, Dr al-marif al-nizmiyya, 1325/1907-1327/1909, rimp. Beyrouth,Dr Sdir, s.d., II, p. 249-50, n 454. Le personnage dun autre zhid, galement disciple dal-

    Basr, Tbit b. Aslam al-Bunn (m. 127/745), est expressment diffrenci de ses contempo-rains renonants par le superlatif de abad, celui qui sadonne le plus ladoration de Dieu ,cf. Ibn H anbal, Kitb al-Zuhd,d. Yahy b. Muhammad Ss al-Azhar, 2e d., al-Mansra, DrIbn Raab, 2003, p. 518.

    9Consacre dans lIslam sunnite, cette expression renvoie au premier groupe sunnite quiprconisait une doctrine dogmatique de juste milieu entre les thses contraires qui saffron-tent , cf.H. Laoust, Essai sur les doctrines sociales et politiques de Tak-d-Dn Ahmad B. Taimya :canoniste hanbalite n H arrn en 661/1262, mort Damas en 728/1328,Le Caire, I.F.A.O.,1939, p. 227.

    10 Abd al-Qhir al-Bagdd,al-Farq bayna l-firaq wa-bayn al-firqa l-niya minhum,Bey-routh, Dr al-fq al-adda, 1400/1980, p. 19-20.

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    exemplaire en ce bas-monde (duny), et exhortaient leurs contemporains audouble dtachement temporel et spirituel.

    Il est donc fort probable que le courant asctique, qui est considrer du

    moins en partie, comme une forme de raction ltat schismatique danslequel sombrait le monde musulman dalors, soit lorigine de la formationdu parti sunnite qui lui emprunte ses principes thiques pour mettre en placelassise morale et religieuse du sunnisme venir. Et partant, les valeurs et lesprincipes caractre asctique se verront, dans leur grande majorit, intgrsdans le corpus sunnite en gestation pour ensuite ne plus faire quun avec lenoyau dur de son ethos. Cest pourquoi il nous semble plus correct denvisa-

    ger lhistoire de ces deux grands mouvements religieux, sinon dans un rap-port didentit, du moins dans une relation de complmentarit trsrapproche, et dviter par consquent dy voir deux courants parfaitementdistincts, voire mme antinomiques. En somme, mais principalement cettepoque, il sagit bel et bien dun seul et mme corps religieux dans lequel lor-dre spirituel, par le biais de laction du renoncement collectif, vient se combi-ner la constitution doctrinale et juridique pour donner naissance la

    formation politico-religieuse dnonant lillgitimit de ses rivaux.Au fur et mesure que le courant sunnite gagnait du terrain aux dpens deses rivaux, de son ct la pratique de la transmission de hadiths, en se gnra-lisant, voyait ses techniques de diffusion se dvelopper toute vitesse. Enoutre, lvolution fulgurante de cette nouvelle matire religieuse quest lehadith ncessitera son tour llaboration dun nouveau systme de contrle,destin, aprs leur identification, valuer la sincrit et lintgrit des garants

    de hadiths (rw,pl. ruwt). Cest lissue de ces deux tapes historiques dudveloppement du hadith en tant que matire et discipline autonomes que leregard rprobateur des parangons du sunnisme ne se portera plus seulementsur des objets extrieurs sa sphre. Jadis exclusivement dirig vers le dehorspour accuser de lindex moralisateur les reprsentants des courants concur-rents, lil examinateur du sunnisme allait dornavant scruter de prs sonpropre tat intrieur, et enclencher aussitt le passage ltamine de ses pro-

    pres membres. Dune certaine manire, le sunnisme promouvra sur lui-mmele contrle strict quil a tant recommand dexercer sur les autres, afin de met-tre corrlativement en pratique lune des plus essentielles consignes de las-cse, savoir lexamen de soi. Tmoignant de toute vidence dun souci desoi qui renchrit sa caution de la vrit dont il se veut porteur, dsormais il nese contentera plus de mettre en examen seulement lintgrit des transmet-teurs trangers son cercle dinfluence, puisque celle de ses propres membressest rvle ses yeux elle-mme dfaillante.

    Cest par ce retour progressif sur soi-mme que les critiques vont prendreconscience de lexistence dun type de garants, internes au sunnisme, qui nont

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    veill jusque-l que peu de soupons. Il aurait dcidment russi passerentre les mailles du filet, tendu par le systme critique du sunnisme encore enformation. Ce sont souvent des hommes de bonne foi, exceptionnellement

    vertueux, tout dvous la cause sunnite, nanmoins enclins au mensonge,parce que peu regardants sur lorigine des hadiths quils transmettaient dumoment que ceux-ci allaient dans le sens de leurs aspirations, et ne contredi-saient pas leur perception de la vraie religion11. Alors quau dpart les garantsavaient t amens forger des hadiths pour des raisons dordre dogmatique,politique, et parfois clanique (asabiyya)12, celles quinvoquaient ces nouveauxforgeurs bien intentionns taient motives par la volont sincre dorienter

    vers la rectitude leurs coreligionnaires sunnites de sorte amliorer leursconnaissances religieuses.On voit apparatre ici en filigrane la marque de partage entre deux mani-

    res dapprhender la doctrine sunnite : dune part, tandis que lon se voulaitfidle une religion, telle quon se la reprsentait dans son essence originelle,cest--dire affranchie de tous apports extrieurs ou luttant contre leffort derflexion individuelle, dautre part, dans le but de la parfaire, on tendait

    donner la priorit des fins morales et spirituelles au prix mme du men-songe13. Dans le cas o ce phnomne aurait eu des antcdents caractrissdans le pass sunnite, nous serions amen nous interroger sur les premierspersonnages renonants qui lincarnaient pour nous faire une ide cohrentede ce quils taient et reprsentaient rellement. Pourquoi staient-ils investisconsciencieusement dans cette voie extra-lgale au jugement des sunnites ?Dans quelle mesure serait-il pertinent de les relier aux gnrations postrieu-

    res dasctes qui auraient transmis leur tour des hadiths douteux ? En nousen tenant historiquement ce cadre-l, il est inutile de nous attarder plusavant sur les Suivants trangers la sphre du zuhd,quand bien mme leur

    11 Ibn al-awz les range dans la cinquime catgorie que composent trois parties dont la

    dernire est subdivise en sept cas distincts, cf. id.,Kitb al-Mawdt, d. Abd al-RahmnMuhammad Utmn, Mdine, al-Maktaba l-salafiyya, 1966-68/1386-88, I, p. 36-48. Pour laprsentation du schma introductif tabli par Ibn al-awz, dans son livre al-Mawdt, nousrenvoyons larticle dAlbrecht Noth, Common Features of Muslim and Orientalism HadthCriticism , inHadth Origins and development, d. Harald Motzki, Ashgate, 2004.

    12 Ibn al-awz, K. al-Mawdt,I, p. 37-9.13 Ibn al-awz a dcrit avec prcision ce type de forgeurs de hadiths qui, ds quun propos

    leur semblait juste et bon (hasan)dans sa teneur, sempressaient de lui fabriquer une chane degarants sur mesure par esprit de pit. En effet, certains transmetteurs prconisaient linvention

    des isnds dans ce sens, comme en tmoigne la dclaration faite par le savant damascneMuhammad b. Sad al-m, qui fut tax dhrsie. Cf. le quatrime cas de la subdivision vo-que, id.,K. al-Mawdt,I, p. 41.

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    crdibilit serait-elle conteste par les critiques traditionnistes, linstar parexemple de Ikrima (m. 105/722) mawl (client affranchi) dIbn Abbs14.

    2. Les devanciers ont-ils ouvert la voie ?

    Il est vrai quau premier sicle de lislam les rgles lmentaires pour trans-mettre les hadiths, telles quelles seront plus tard labores, taient quasiinexistantes. Mme les chanes de garants semblaient tre, dans un premiertemps, une preuve facultative, bien loin de figurer une instance prioritaire15.

    Si lon sen rfre lhistoriographie musulmane, il appert quil sagissaitmoins de lisnd proprement parlerque de ce quil conviendrait dappelerses prmices16, puisque les vrifications ne se portaient essentiellement quesur les hommes prsums la source des traditions prophtiques transmises.Nanmoins, quoiquencore vague et imprcis, nul doute quil y avait bienun critre commun de validit qui fondait entirement le processus de slec-tion, et qui consistait tout simplement appartenir la famille sunnite17. De

    mme que le zuhd se dtermine partiellement comme phnomne ractif

    14 Selon Ibn Sad (m. 230/845), malgr ltendue de son savoir religieux et la quantitimpressionnante de ses transmissions, ses hadiths nont pas valeur probante, cf. id.,al-Tabaqtal-kubr, Beyrouth, Dr Sdir, 1968/1388, rimp. Beyrouth, Dr Bayrt, 1980/1400, V,p. 293.

    15 Voir lintroduction dIbn H aar son Lisn al-mzn, H aydarbd, Dirat al-marifal-nizmiyya, 1329-1331, I, p. 7.

    16 La question de la datation de lisnd continue encore de diviser les orientalistes islami-sants : I. Goldziher et J. Schacht, par exemple, pensent que la naissance de lisnd devait sesituer vers la fin de la premire moiti du VIIIe sicle, alors que G. Schoeler propose le derniertiers de ce mme sicle, dans,crire et transmettre dans les dbuts de lislam,Paris, PUF, 2002,p. 128. Dun autre ct, nous avons N. Abbott, F. Sezgin, J. Horovitz et leur suite G.H.A.Juynboll qui croient pouvoir faire remonter lapparition de lisnddun demi-sicle, cest--direvers la fin du VIIe de lre commune. Ce qui correspondrait aux informations fournies par lessources prosopographiques musulmanes, voir G.H.A. Juynboll, e Date of the Great Fitna ,Arabica,XX/2 (1973), p. 159.

    17 Le propos constamment cit ce sujet est attribu Ibn Srn (m. 110/728), voir entreautres, Ibn H anbal, Kitb al-Ilal wa-marifat al-ril bi-riwyat Abd Allh b. Ahmad b. H anbal,d. Was llh Abbs, Beyrouth, al-Maktab al-islm, 1408/1988, II, p. 559, 3640 ; aussi lin-troduction de Muslim b. al-H a son Sah h ,d. critique Muhammad Fud Abd al-Bq,Le Caire, Dr ihyal-kutub al-arabiyya, 1375-6/1955-6, p. 15 ; Ibn Ab H tim al-Rz, Kitbal-arh wa-l-tadl, 2ed., Abd al-Rahmn b. Yahy l-Muallim l-Yamn, H aydarbd, 1973,II, p. 28 ; Ibn H aar, Lisn, I, p. 7 ; Ab Nuaym al-Isfahn, H ilyat al-awliy wa-tabaqtal-as fiy, Le Caire, 1932-38, rimp. Beyrouth, Dr al-kutub al-ilmiyya, 1988, II, p. 278 ; letrait dal-D ahab, D ikr man yutamadu qawluhu f l-arhwa-l-tadl , inArbarasil f ulmal-hadt , d. Abd al-Fatth Ab Gudda, Beyrouth, Dr al-Qurn al-karm, 1400/1980,p. 143, 157-213, 159.

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    ltat de trouble politico-religieux antrieure, de mme lisnd voit sa positionsaffermir au rythme de lintensit de ces mmes troubles lpoque suivante.Ceci tant, nous nenvisageons pas la naissance du premier comme tape

    ncessaire la venue au monde du second. Et pour arriver au terme de cetteinterprtation, nous dirions que lisnd incarne le zuhddans sa seconde rac-tion aux discordes rcurrentes (fitna, pl. fitan) et aux dissidences intestinesqui svissaient dans la communaut18.

    Sans quils aillent jusqu parler ouvertement de mensonge volontaire, nidnoncer une invention dlibre de traditions, les experts de la priode clas-sique en matire de critique des autorits se sont aperus que dillustres per-

    sonnages du sunnisme anciens ont eu, des degrs divers, recours desmthodes de transmission peu orthodoxes tant au niveau des contenus destraditions (matn, pl. mutn) qu celui des chanes de garants (isnd, pl.asnd). En dpit de cet tat de choses, on remarque que les plus minentsdentre les Suivants (kibr al-tbin) sont avantags sur les tardifs, car ilsbnficient dune certaine manire dun traitement de faveur. Cela est induitpar la rgle en vigueur chez les critiques comme chez tous les traditionnistes,

    daprs laquelle les Suivants doivent tre considrs, dans leur grande majo-rit, comme tant des hommes de confiance (tiqt),sincres (sdiqn), dotsde clairvoyance quant ce quils transmettent19. Al-H kim al-Nsbr (m.405/1014) entend donc les diffrencier de leurs successeurs, dans la mesureo [. . .] leur but, en exerant la transmission (riwya), tait dappeler [lesgens] Dieu [. . .] tandis que les transmetteurs des gnrations suivantes, ensy adonnant, visaient divers objectifs20. Ce privilge leur revient de droit

    pour la bonne raison que leur antriorit chronologique leur a permis dectoyer de prs les Compagnons du Prophte, lesquels sont, par principe defoi, les seuls transmetteurs tre dfinitivement dispenss de toute espce

    18 Dans lensemble, il nest pas ais de dterminer, des informations fournies par les sources,de quellefitnaau juste il est question dans le propos attribu Ibn Srn. G.H.A. Juynboll sou-tient quil ne sagit pas de lassassinat du troisime Calife Utmn b. Affn (m. 35/656) quinaura t cit commefitnaqu la seconde moiti du deuxime sicle de lhgire, cf. id., e

    Date , p. 152. En prenant en compte la date de la mort dIbn Srn (m. 110/728), il y auraitlieu de considrer la cinquime fitna comme tant celle de Abd Allh b. al-Zubayr qui futexcut par ordre dal-H a Mdine en 73/692, cf. id., e Date , p. 159. Dix annesplus tard, et suite aux remarques de J. van Ess sur la question, G.H.A. Juynboll ritre son pointde vue dans son article Muslims introduction to his Sah h , Translated and Annotated with anExcursus on the Chronology of Fitna and Bida,Jerusalem Studies in Arabic and Islam,V, 1984,p. 263-311, repris dans son livre Studies on the Origins and Uses of Islamic H adth,Aldershot,Variorum, 1996, III, p. 307.

    19 Al-D ahab, D ikr man yutamadu qawluhu ,p. 160.20 Al-H kim al-Nsbr, Marifat ulm al-hadt, d. Muazzam H usayn, Beyrouth, Dr

    al-fq al-adda, 1400/1980, p. 104.

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    dvaluation critique21. Mais comme il devait bien y avoir quelques observa-tions formuler au sujet de la qualit de la transmission dun de ces Suivantsdistingus, il y aurait tout intrt ce quelles soient moins abruptes et assez

    modres. Par consquent le pli est pris, en ce sens que les conclusions consi-gnes de ces valuations, quelques rares exceptions prs, empruntent sou-vent des expressions tempres, et se servent de formules consacres danslesquelles prvaut naturellement la pondration, et o lon use dun style,quoique technique comme le veut la discipline, empreint de dfrence, gagede respect d au rang suprieur dans lequel on tient ces transmetteurs vnrsde la premire gnration. Dans ce qui suit, nous tcherons de passer en revue

    les opinions courantes portes sur la qualit de transmission de deux person-nages-cls du traditionnisme primitif, que lhistoriographie musulmanedpeint comme des pionniers de lascse naissante et des matres penser enmatire de pit.

    Lexemple dont on est souvent inform en premier est celui du clbrejurisconsulte (muft) et ascte de la premire gnration, le Suivant (tbi)al-H asan al-Basr (m. 110/728) auquel se rattachent les diverses tendances et

    courants religieux de lislam sunnite, tant en thologie dogmatique (kalm)quen enseignement sotrique22. En plus dtre un adepte reconnu de la pra-tique de tadls23, contrairement la position stricte de son contemporain

    21 Al-Rz, Kitbal-arh ,I, p. 7 ; G.H.A. Juynboll,Muslim Tradition. Studies in Chronology,Provenance and Authorship of Early Hadith,Cambridge Univ. Press, Cambridge, Londres, NewYork, 1983, p. 190 sq.

    22 Cl. Cahen, LIslam, Paris, Hachette, 1997, p. 104 ; J. Sauvaget, Historiens arabes. Pages

    choisies, traduites et prsentes par ,Paris, Maisonneuve, 1946, p. 185, et cest dans ce sensque Muslih S. Bayym a intitul son livre al-H asan al-Basr min amliqat al-fikr wa-l-zuhdwa-l-dawa f l-islm, Le Caire, Maktabat al-nahda, 1980.

    23 Celui qui en fait usage est appel mudallis : faussaire, falsificateur,maquilleur. Lorsquil estquestion du tadlssans autre spcification, cest de lintervention sur le plan de lisnddont ilsagit,bien que lon qualifie du mme nom linvention dun matn. Le premier cas est tolr souscertaines conditions, en revanche le second est strictement interdit. Sur les diffrentes catgoriesdu tadls,voir al-H kim al-Nsbr,Marifat,p. 103-12 ; Ab Amr b. al-Salh,Muqaddimat[Ibn al-Salh ], d. ia bint al-t i, Le Caire, Dr al-marif ( D ahir al-Arab , 44),

    1410/1990, p. 230-36 ; Ibn H aar, Tarf ahl al-taqds bi-martib al-mawsfn bi-l-tadls, d.A.S. al-Bandr et M.A. Abd al-Azz, Beyrouth, Dr al-kutub al-ilmiyya, 1984/1405I, p. 24sq. ; Ibn al-Imd al-H anbal,adart al-dahab f ahbr man dahab, Le Caire, Maktabat al-Quds,1350-1351/1931-1932, rimp. Beyrouth, 1399/1979, I, p. 222-23 ; aussi larticle de G.H.A.Juynboll, Tadls , EI, X, p. 80-81.

    Quant au tadls dal-Basr, nous renvoyons entre autres ams al-Dn al-D ahab, Tadkiratal-huffz , 4ed., Abd al-Rahmn b. Yahy l-Muallim, H aydarbd, Dirat al-marif, 1388-90/1968-70, I, p. 72 ; id., Mzn al-itidl f marifat al-ril, d. Al Muhammad al-Biw,Beyrouth, Dr al-marifa, 1383/1963, I, p. 527 ; Helmut Ritter, H asan al-Basr , EI, III,p. 255 ; voir quelques-uns de ses hadiths dits relchs dans Ibn Raab, mi al-ulm wa-l-h ikam,d. uayb al-Arnt , & alii,1411/1991, I, p. 218, 342 etpassim.

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    Muhammad b. Srn (m. 110/728)24, al-Basr ntait pas contre lide de tron-quer une tradition prophtique, ou au contraire de laugmenter par ladjonc-tion dun bout (taraf) de discours, du moment que le sens initial de son

    contenu est prserv25

    . Cest pour cela quil recommandait mme la mise envaleur du hadith par lenjolivement de son matn,afin que la parole du Pro-phte ft distingue et quelle et plus deffet. Mais il ntait apparemmentpas le seul, dans le milieu traditionniste, avoir ouvertement prconis derecourir un tel subterfuge. On nous signale, en effet, un procd similaireque son contemporain mir b. arhl al-ab (m. 104/722-3 ou 105/723-4),

    juriste et traditionniste galement identifi comme mudallis26, reconnaissait

    avoir rgulirement pratiqu. Quand nous entendons un hadith de vous, lui aurait-on fait remarquer,nous y dcelons une diffrence par rapport aux transmissions qui nous sontparvenues par dautres autorits [pourquoi cela ?]. Et al-ab de rpondre :En effet, lorsquil [hadith] me parat sous une forme dpouille (riyan), jelhabille, mais sans y adjoindre une seule lettre. Autrement dit, commente

    Ab l-Hill al-Askar (m. 395/1006), sans rien ajouter son sens initial 27.

    Et pour cause, ce procd ntait pas mconnu des divers milieux littraires cette mme poque, o il tait galement observ, particulirement en cequi concerne lenseignement et la transmission de la posie. Il incombait auxtransmetteurs des pomes, avant de les diffuser, non seulement de les corrigersur le plan de la grammaire et de la mtrique, de rendre intelligibles certainspassages confus, mais aussi den amliorer les qualits artistiques et les pro-prits linguistiques28.

    En raison des largesses dal-Basr en fait de transmission, toutes les tradi-tions dites relches (marsl,sing. mursal) savoir celles quil avait trans-mises directement du Prophte sans passer par un Compagnon de celui-ci,dont il tait cens les dtenir29, ont t dclasses du registre des preuves

    24 Ibn Srn, quant lui, non seulement ne partageait pas cet avis, mais il y tait oppos. Ilavait pour principe, outre de rendre fidlement le sens du matn, de transmettre le hadith, autantque faire se peut, dans sa forme littrale, cf. Ibn Sad, al-Tabaqt,VII, p. 194 : kna yuhadditu

    l-hadt al hurfihi, aussi G.H.A. Juynboll,Muslim Tradition,p. 52.25 Ibn Sad, al-Tabaqt,VII, p. 159.26 Son tadlsse faisait principalement sur le compte du Compagnon Abd Allh b. Masd et

    de la femme du Prophte ia bint Ab Bakr, cf. al-Nsbr,Marifat,p. 111.27 Al-Askar, Kitb al-Sinatayn, al-kitba wa-l-ir,2e d., Le Caire, Matbaat M. Al Sabh,

    s.d., p. 218.28 Pour plus dtail voir G. Schoeler, crire,p. 18-26.29 Pour les spcialistes en sciences du hadith, la tradition dite interrompue (munqat i) qui

    pourrait aussi faire partie des marsl daprs certains traditionnistes et celle dite nigmatique(mudil)quon lui assimile parfois, toutes deux ne concernent que les gnrations postrieuresaux Suivants. Du point de vue de la terminologie des juristes et des thoriciens du droit, ces

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    lgales (l yuh tau bih)30. Cette question est devenue un thme rcurrentdans toutes les biographies dal-Basr, et plus amplement encore dans lesmonographies consacres aux marsl, dont ltude constitue lune des disci-

    plines-cls des sciences du hadith. Des gnrations successives de critiquesqui se sont penches sur le cas dal-Basr, mis part quelques divergencesbnignes, les anciens comme les tardifs ont abouti cette mme conclusionselon laquelle ces marslne valent rien comme preuves lgales31. Reste quenrgle gnrale, le maintien de ces marslest approuv par ces mmes criti-ques tant quils traitent des valeurs morales, incitant laccomplissementdactions vertueuses et favorisant la pit du caractre dans le rapport aux

    hommes comme Dieu. Cest pour cette raison, de fil en aiguille, quils ontconcd de crer, pour ce genre de hadiths qui se rattachent au Prophte pardes chanes de garants dpourvues de Compagnons, un statut conventionnel la mesure des propos sentencieux se rapportant ldification morale et spi-rituelle de la communaut musulmane32.

    Une sentence analogue na pas pargn les traditions relches dun autreminent savant et renonant, rput pour ses qualits asctiques qui sont res-

    tes trs clbres, et dont on nous dit que la grande mosque de La Mecquelui aurait fait office de domicile pendant une vingtaine dannes33. Cest delaffranchi noir Ab Muslim At b. Ab Rabh (m. 114-5/732-3) dont il

    deux types de hadiths sont appels galement mursal. Mais pour ce qui nous intresse ici, rf-rons-nous Ibn al-Salh(m. 643/1245), dans saMuqaddima,p. 202-03 o il dfinit le mursal

    comme suit : [. . .] propos du grand Successeur ayant ctoy plusieurs Compagnons [. .],lorsquil dclare : lEnvoy de Dieu a dit. Voir sur le munqat i,ibid.,p. 613-15, sur le mudil,p. 616-29. La mme dfinition est reprise par Ab Zakariyyal-Nawaw (m. 676/1277), dansal-Suyt , Tadrb al-rw f arh Taqrb al-Naww [sic], d. Ahmad Umar Him, Beyrouth,Dr al-kitb al-arab, 1405/1985, I, p. 160. Sur les deux premires formes de hadiths, cf. ibid.,p. 172-4. Cf. aussi Ibn Katr, al-Bit al-hatt . arh ihtisr ulm al-hadt , 2e d., AhmadMuhammad kir, Beyrouth, Dr al-kutub al-ilmiyya, 1370/1951, p. 46.

    30 Cf. al-D ahab, Siyar alm al-nubal, d. uayb al-Arnt & alii, Beyrouth, Muassasatal-risla, 1401-1408/1981-1988, IV, p. 572 ; Ibn H aar, Tahdb,II, p. 266.

    31 Cf. Ab l-Wald al-B, par exemple, qui recommande la vigilance notamment quand ilsagit des traditions relches dal-Basr, cf. id.,Ihkm al-fusl f ahkm al-usl, d. M. Abdel-Magid Turki, Beyrouth, Dr al-garb al-islm, 1407/1986, p. 337.

    32 Cette opinion est commune la plupart des grands critiques du hadith, tels quIbnH anbal, Ibn Ab H tim al-Rz, Ab Zura l-Rz, Ibn al-Madn etc, cf. Ibn al-Imd, adart,II, p. 98 ; Ibn al-awz, Talbs Ibls,Le Caire, Idrat al-t iba l-munriyya, 1386 h., p. 124. IbnTaymiyya a consacr un chapitre entier cette rgle laquelle Ibn H anbal tait rest fidle etdont il nous cite une autre version : Id a l-hall wa-l-harmaddadn f l-asnd,wa-id al-targb wa-l-tarhb tashaln f l-asnd, cf. id., Ilm al-hadt ,2ed., Dr al-kutub al-ilmiyya,1409/1989, p. 55-7.

    33 Kna l-masid firahu irna sana, cf. al-D ahab, Tadkira,I, p. 98.

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    sagit, qui fut lun des plus remarquables jurisconsultes (muft)34et garants dehadiths quet connus La Mecque depuis la disparition du Compagnon etcousin germain du ProphteAbd Allh b. Abbs (m. 68/686-7), surnomm

    par la tradition le Docte de la communaut (habr al-umma)35

    . On rapporteque limam Ibn H anbal (m. 241/855) aurait dclar que dans lensemble destraditions relches, il ny a pas plus faibles (ad af) que celles dal-Basr etdIbn Ab Rabh, [car] ils en recevaient de tout le monde36. Lintransigeantcritique Yahy l-Qattn (m. 198/813) avait dj formul un avis similaire, quipourrait tre vraisemblablement lorigine de celui de son disciple IbnH anbal, dans lequel il considrait les marsl de Muhid b. abr (m.

    103/721-2) de beaucoup suprieurs (bi-katr) ceux dIbn Ab Rabh, quitransmettait de tout (min kulli darb) sans distinction37. De plus, le discipleattitr dIbn Ab Rabh38, lminent hfiz mecquois Ibn uray (m. 150/767)39avait interrompu sa transmission de celui-ci, dans les dernires annes de savie, mais sans justifier cette interruption par la raison habituelle lie au rado-tage snile et la dfaillance de la mmoire (ihtilt) due gnralementau vieillissement40. Si lon en vient au tadls, on voit quIbn Ab Rabhtait

    34 Ibn H anbal le considre avec al-Basr comme le plus prolixe dentre tous les Suivants enmatire de consultation juridique (futy),cf. Ibn al-Salh,Muqaddima,p. 517.

    35 Selon un tmoignage que lon rapporte Muhammad b. Idrs al-fi (m. 204/820), cf.Isfahn, H ilyat,III, p. 311. Sur Ibn Abbs et sa science infuse voir larticle de Claude Gilliot, Portrait Mythique dIbn Abbs ,Arabica, XXXII (1985), p. 127-84.

    36 Al-D ahab, Siyar,V, p. 86 ; aussi id.,Mzn,III, p. 70. Littralement : Ils les tenaient [lestraditions] de nimporte qui .

    37Cf. al-D ahab,Mzn,III, p. 70.38 Il fut probablement le premier matre dIbn uray qui transmettait de lui beaucoup de

    hadiths qui reprsenteraient environ 40 % des hadiths rapports dans le Musannaf de Abdal-Razzq (m. 211/827), selon H. Motzki, e Origins of Islamic Jurisprudence. Meccan Fiqhbefore the Classical Schools, Leiden, Brill, 2002, p. 77, 94.

    39 Daprs Abd Allh, le fils cadet dIbn H anbal, celui-ci disait que Amr b. Dnr (m.126/744) et Ibn uray sont les plus srs [garants] en ce qui concerne les hadiths de At, cf.Ibn H anbal, Masil al-Imm Ahmad b. H anbal bi-riwyat ibnihi Ab l-Fadl Slih , d. Fadlal-Rahmn Dn Muhammad, Delhi, al-Dr al-ilmiyya, 1408/1988, II, p. 443, 1133. SelonIbn al-Madn (m. 234/849), Ibn uray est le seul au monde matriser la connaissance [des

    hadiths] dIbn Ab Rabh, lam yakun f l-ard alamu bi-bn Ab Rabh min Ibn uray, cf.al-D ahab, al-Ibar f habar man gabar, d. Salh al-Dn al-Munaid (I), Fud Sayyid (II),al-Kuwayt, 1960-1, I, p. 213.

    40Cf. al-D ahab,Mzn,III, p. 70. En commentant cette dcision, al-D ahab prcise quil nesagit pas son gard dun abandon dfinitif (tark) au sens technique strict o lentendent lesspcialistes tardifs de la critique des autorits, savoir quil est dclar rwmatrk,celui-l quisest avr menteur et forgeur de hadiths. Car, poursuit al-D ahab, Ibn Ab Rabhreste malgrtout un rapporteur sr (tabt). On peut supposer que, sur certains points, le cas dIbn Ab Rabhcorrespond la deuxime catgorie dans le classement dIbn al-awz. Elle se caractrise par lemanque de vigilance au plan de la transmission, do [. . .] leur erreur qui se rpandit et devintignominie :fa-katura hatauhum wa-fahua, cf. id. K. al-Mawdt,I, p. 36.

    http://www.ingentaconnect.com/content/external-references?article=0570-5398()32L.127[aid=9232680]http://www.ingentaconnect.com/content/external-references?article=0570-5398()32L.127[aid=9232680]http://www.ingentaconnect.com/content/external-references?article=0570-5398()32L.127[aid=9232680]
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    rarement mis en cause par les critiques. Exception faite de la valeur suspectede ses marsl, lensemble de ses transmissions directes dIbn Abbs jouit pluttdune certaine authenticit consensuelle41. Afin de mettre en exergue limpor-

    tance des avis dfavorables aux traditions relches de ces deux minents Sui-vants, Ibn Ab Rabhet al-Basr, il nous faudrait donner un aperu des avispositifs des critiques sur les marsldautres autorits en vue cette poque.Rappelons ce propos quIbn H anbal tait loin dtendre sa sentence toutesles traditions relches, puisquil rendit un jugement moins svre sur lesmarsl de quelques figures insignes de cette gnration qui ntaient pas sp-cialement marques par le zuhd. Il teanait, par exemple, en haute estime les

    traditions relches transmises par Ibn Srn42

    , considrait galement meilleu-res entre toutes celles rapportes par Sad b. al-Musayyib (m. 94 ou 96/713ou 715), lun des sept juristes renomms de Mdine, et admettait, enfin, titre de traditions convenables, celles transmises par le grand juriste attitr deKfa, Ibrhm al-Naha (m. 92 ou 95/710-11 ou 714)43.

    Nous devons garder lesprit quen tablissant entre ces deux types de Sui-vants de la premire gnration, une distinction quant la qualit incertaine

    de leurs marsl, cette dernire sentence nous donne entendre quil existe enarrire-plan une dmarcation dun tout autre ordre, au sein de laquelle prime,en quelque sorte, lvaluation de la propension de ces personnages au renon-cement44. Eu gard leurs transmissions abondantes aussi bien qu leursdcrets juridiques plthoriques, plus besoin de dmontrer que le renoncementque cultivaient ces deux hommes tait assez tranger au scrupule religieux(wara) qui faisait sabstenir dautres renonants prendre exagrment part

    lafutyet la riwya45

    . La cause relative que pourrait constituer le renonce-ment devrait justement avoir pour effet linverse de ce rsultat, cest--direque le zuhd est cens dissuader les renonants dtre prolixes en matire de

    futyet de riwya. La conduite scrupuleuse, qui est au cur de la pratique du

    41H. Motzki, e Origins,p. 111.42 Ibn H anbal, K. al-Ilal,I, p. 351-52, 664.43 Al-D ahab, Siyar,V, p. 86. Au sujet des propos dIbn H anbal sur les marslde Sad b. al-

    Musayyib, cf. id., Siyar,IV, p. 222 ; id.,Tadkira,I, p. 54 ; Ibn Kat r, al-Bidya wa-l-nihya, d.Ahmad Ab Mulhim et Fud al-Sayyid, Beyrouth, Dr al-kutub al-ilmiyya, 1405/1985, IX,p. 105.

    44 Leur origine ethnique non arabe ne saurait entrer en ligne de compte pour ce qui nousintresse ici. moins de faire appel abusivement des arguments dordre psychologique et psy-chanalytique qui pourraient tre avancs partout ailleurs, mieux vaudrait nous en tenir au trachistorique de ces personnages que nous livrent les sources narratives. Mais la lumire duneapproche critique instructive qui ne laisserait pas lombre les signes rvlateurs des vises sub-jectives des auteurs de ces sources.

    45 Supra,note 34.

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    zuhd sur soi-mme, requiert sobrit et pondration en toutes choses y com-pris le savoir religieux, et plus particulirement le hadith. Il convient de rap-peler au passage que la qute exagre du hadith tait, en effet, considre

    comme un vice pour lascte sermonnaire Abd Allh al-Umar (m. 184/800),bien avant que Bir al-H f (m. 227/841-2) nen ft son credo asctique augrand dam des traditionnistes auxquels il ne voulait plus avoir affaire enmatire de transmission.

    Suite aux deux exemples dal-Basr et dIbn Ab Rabh, il nous faudraitattirer lattention sur un point capital dans la discipline de la critique desautorits (ilm al-ril). Relativement lirrgularit qui caractrise la trans-

    mission chez ces deux Suivants, les critiques sont davis unanime quelle nesest avre que dans les isnds, qui plus est dune faon partielle, indpen-damment des matns. En mettant laccent sur la diffrence entre les deux prin-cipaux modes opratoires du tadls46,il semblerait que les critiques aient vouludlibrment contribuer lexclusion de nos deux grands Suivants du rper-toire des transmetteurs des munkartou mankr(sing. munkar). De toutesles raisons, car elles sont nombreuses de par leur nature varie, celle qui se

    dtermine comme un moyen stratgique dans ldification dune idologiereligieuse sunnite reste la plus plausible. Confronts une telle configurationqui mettrait en jeu le bien-fond dun systme doctrinal en construction, lesreprsentants de linstitution du hadith navaient dautre choix que de seprononcer pour une position qui ne ft pas prjudiciable aux acquis doctri-naux du sunnisme. Parce quautrement, ils auraient jet le discrdit sur lateneur mme de la tradition pour cause dincompatibilit avec les autres

    matns pourvus de chanes de garants indubitables47

    . Il en rsulterait un gravejugement qui ne sied pas au rang suprieur de la stature de tels Suivants. Decette manire, lon a plus affaire qu une suspicion qui, si extrme soit-elle,ne saurait tre rattache la pratique dlibre de la forgerie des matns. Lapreuve est ainsi faite quil ne faut pas traiter les deux Suivants sur un mmepied dgalit que Abd Allh b. Burayda (m. 115/733) et ahr b. H awab(m. 84 ou 98/713 ou 716), les deux forgeurs notoires de hadiths de cette mme

    46 Le tadls ne se limite pas ces deux modes opratoires. Ab Abd Allh al-H kimal-Nsbr en numre six modes diffrents, cf. id.,Marifat,p. 103.

    47 En comparant leurs transmissions avec celles, dj en circulation, dhommes reconnusuniment crdibles, on saperoit, crit Muslim, quelles la contredisent, ou peine sy accor-dent-elles, cf. id., Sah h ,I, p. 7. Le munkar peut tout autant porter sur lisnd dune traditionettre confondu avec le hadt dit isol (dd ,munfarid). Cependant, on diffrencie les deux par laprobit incontestable du rapporteur en question, cf. Ibn al-Salh,Muqaddima,p. 244-46. IbnKat r semble ne pas tenir compte de cette distinction, car il assimile le dd et le munkar,cf. id.,al-Bit al-hatt ,p. 58.

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    poque. Il nen reste pas moins fond que cette distinction, instaure leurdcharge, est tributaire de leur notorit religieuse, relle ou suppose,puisquils passent pour tre les fondateurs du sunnisme primitif.

    3. Deuxime gnration

    La seconde gnration de Suivants (tbi l-tbin)48, a connu galement cettecatgorie de personnages qui se sont brillamment illustrs dans le renonce-ment et la dvotion cultuelle, mais dont la transmission sest rvle, au juge-

    ment de bon nombre de critiques sunnites, peu fiable. Ces Suivants ont faitmontre dune grande abngation religieuse, et ont tmoign dun comporte-ment difiant dautant plus sincre et dtach quil leur a valu normmentde considration et destime rvrencielles. Par la vertu et le noble caractreauxquels ils exhortaient les gens dans les discours et maximes sapientiales quileur sont attribus, ces hommes de Dieu ont un vritable ascendant spirituelet moral tant sur leurs contemporains que sur les gnrations ultrieures de

    mystiques. Limage de pit et laurole de saintet que le commun desmusulmans sunnites ont dresses deux a fait office de critre incontournabledans lvaluation de leur degr de crdibilit en matire de transmission, tantdonn que, leur sincrit sauve, certains dentre eux ne seront pas ravals aurang de forgeurs de matns. En raison de leur manque de vigilance comme dela latitude dont il ont fait preuve, on leur reprochera seulement davoir texcessivement crdules lgard de leurs sources de transmission (ruwt).

    Cest sous ce rapport que les critiques conviennent volontiers de leur bonnefoi, celle-l mme quils tiennent en mme temps pour la principale cause deleur laxisme dans lexercice de la riwya. Cela laisse entendre que ce trait,pourtant positif, leur a t prjudiciable, puisquils nont jamais eu dinten-tions malveillantes. Cest justement ce que tient si bien souligner Muslim b.al-H a (m. 261/870) dans lintroduction son uvre majeure, Sah h ,lorsquil commente le propos clbre devenu adage dans la littrature de

    48 On appelle aussi les Suivants de la seconde gnration atbal-tbin,et ceux de la troi-sime gnration atb al-atb. Ce classement des Suivants par gnrations successives estadopt dans lensemble des sources islamiques. En gnral, la premire gnration sachve avecla mort dal-H asan al-Basr et dIbn Srn, morts la mme anne en 110/728, la seconde, quicommence approximativement partir de cette date, sachve vers 179-180/795-796, date demort de plusieurs personnages-cls du sunnisme, tels que Mlik b. Anas, H ammd b. Zayd,morts en 179/795, Muslim al-Zin (m. 180/796). La troisime gnration, quant elle, stend

    jusqu la fin de la premire moiti du troisime sicle de lhgire, incluant du coup Ibn H anbal(m. 241/855) et un bon nombre de juristes traditionnistes.

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    ilm al-ril de lun des premiers matres en la matire, le hfiz Yahyl-Qattn (m. 198/813). Ce dernier, propos de trois minents asctes, tousdes Basriens et disciples dal-Basr de surcrot : Mlik b. Dnr (m. 131/749),

    le compagnon de celui-ci Muhammad b. Wsi(m. 123/740 ou 127/744) etH assn b. Ab Sinn49, aurait dclar ouvertement que : lon nest confrontnulle part aux hommes pieux aussi menteurs quen matire de hadith50[ils enrapportent de nimporte qui]51. Et Muslim den conclure qual-Qattn vou-lait dire par l que ces hommes pieux, slihn tenaient, certes, des proposmensongers, mais sans le faire intentionnellement52. Or, plus dun sicleplus tard, le hfiz hanbalite Ab Abd Allh b. Mandah (m. 395/1005), fera

    presque sienne la sentence de Yahy l-Qattn. Il aurait tenu un jugementsimilaire dans lequel il dnonait la transmission des zuhhd: Si dans [lachane de transmission d] un hadith tu taperois de cette pithte : un tel,lascte, nous a rapport, alors lave-ten les mains53. Ces procs intents auxzuhhd ne concernent videmment pas toutes les personnes de cette gnra-tion qui taient enclines lascse, puisquil se trouvait parmi eux de nom-breux rapporteurs largement apprcis pour leur mrite de garants comme

    pour leur qualit dhommes renonants. lexclusion des asctes les plus vnrs de cette poque, tels que Wuhaybb. al-Ward (m. 153/770)54, Misar b. Kidm (m. 155/771)55, Ibrhm b.

    49 Cit par al-D ahab dans la notice critique de Muhammad b. Wsi, cf. id., Mzn, IV,p. 58, n 8285. La date de mort de H assn nous est inconnue, mais nous devons faire remar-quer quavec Yahy l-Qattn, il ne faut pas perdre de vue que cest un Basrien qui fltrit la qua-lit mdiocre de la transmission dautres Basriens.

    50 Cf. Muslim, Sah h ,introduction, I, p. 18.51La phrase entre crochets provient dal-D ahab, Mzn,IV, p. 58. Voir ce passage traduit

    par L. Massignon, Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane,Paris, J.Vrin, 1954, p. 123.

    52 Muslim, Sah h , introduction, I, p. 18. Littralement : le mensonge coule sur leur lan-gue ; voir aussi G.H.A. Juynboll, Muslims introduction to his

    S ah

    h

    ,p. 281 ; Ahmad Amn,

    Far al-islm, 5ed., Le Caire, Matbaat lanat al-talf, 1364/1945 (?), p. 212 ; aussiL. Massi-gnon, Essai,ibid.

    53Cf. Ibn Raab, arh Ilal al-Tirmid,d. Kaml Al l-amal, al-Mansra, Dr al-kalima,1418/1998, p. 469.

    54 Ibn Man et al-Nas le tiennent pour un rapporteur digne de confiance (tiqa), cf. IbnH aar, Tahdb,XI, p. 170, n 292.

    55 Lun des grands matres traditionnistes, des plus respectables en Irk, Wakb. al-arrh(m. 197/812-813) aimait attester, dit-on, que le doute de Misar quivaut la certitude des

    autres garants (akk Misar ka-yaqn gayrihi). Ibn H anbal le considre lgal de uba b.al-H a en termes de crdibilit, voir al-D ahab, Siyar,VII, p. 164, n 55.

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    Adham (m. 162/778)56et Fudayl b. Iyd(m. 187/803)57pour nen citer queles plus connus, dont la crdibilit est quasi certaine au jugement de la majo-rit des traditionnistes, il faut reconnatre que dans la somme impression-

    nante de dvots et dasctes trs rpandus au deuxime sicle de lhgire peuont t taxs, un degr dapprobation consquent, de garants menteurs(kaddbn), de transmetteurs dlaisss (matrkn) et encore moins de for-geurs de hadith (waddn). Toutefois, cest bien au cours de cette priodeque nous les verrons apparatre, comme catgorie distincte, dans le rpertoiredes garants susceptibles de forger des traditions. Alors quils rejoignent dunct la srie de garants forgeurs dont les motivations sont dordre politique

    ou dogmatique, de lautre ils ne sont pas avaliss comme innovateurs(mubtadia,sing. mubtadi)au sens fort du terme o lentendait les hrsiar-ques ladresse des hrtiques (zandiqa, sing. zindq) aux vises schismati-ques. preuve les hommes verss dans la science du hadith (al-mutagilnbi-l-hadt) seront mis en garde contre eux, mais sans pour autant occulterleurs qualits asctiques que lon presserait parfois de mettre en valeur en pre-mier58. En effet, de tels qualificatifs sont indignes dun rapporteur (rw),

    plus forte raison de celui qui est doubl dascte. Ces qualificatifs trouventleurs places au bas de lchelle hirarchique des degrs dvaluation laquellese rfrent les critiques exercs dans la science de limprobation et de lappro-bation (al-arh wa-l-tadl)59. Il va sans dire qu partir du moment o ladvotion et la pit sont entranes par lobservance de labstention scrupu-leuse (wara) et de la conduite asctique, elles deviennent des lmentsmajeurs dans la constitution du fondement de la sincrit requise pour toute

    activit de transmission des traditions prophtiques. En un mot, mesurer lefond de cette sincrit dont les critiques sont indubitablement convaincussavre insuffisant, eu gard aux divers degrs dvaluation qui tiennentcompte des dfaillances humaines, telles lillusion (wahm), lerreur (galat),lomission (nisyn) et linattention (sahw)auxquelles ladite sincrit est sp-

    56 Ibn Ab H tim, arh ,II, p. 87, n 209 et Ibn H aar, Tahdb,I, p. 102-3 n 176, en faveurde sa crdibilit citent les tmoignages dIbn Man, dIbn Numayr Muhammad b. Abd Allh(m. 234/848), dAhmad b. Abd Allh b. Slih al-Il (m. 261/869), dIbn H ibbn al-Bust(m. 354/965) ; voir aussi al-D ahab, Siyar,VII, p. 388, n 142.

    57 Dillustres imams, tels Ibn al-Mubrak, Yahy b. Sad al-Qattn, al-fi ont transmis delui des traditions, cf. al-D ahab, Siyar, VIII, p. 421, n 114. Voir aussi id.,Tadkira,I, p. 246, n232 ; id.,Mzn,III, p. 361, n 6768 ; Ibn Raab, mi, I, p. 278-86.

    58 Ce procd est largement usit dans les milieux mystiques, comme en fait tat, par exem-ple, aussi bien Ab Abd al-Rahmn al-Sulam, dans ses Tabaqt al-sfiyya, d. Nr al-Dnarba, Le Caire, Dr al-kitb al-arab, 1953 qual-Isfahn dans sa H ilyat al-awliy.

    59 Ibn H aar, Lisn, I, p. 8.

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    cialement permable60. la diffrence de la transmission chez les Suivantsenclins lascse, chez les dvots et des renonants de la seconde gnrationla transmission se verra surveille de prs par les soins dune critique vigilante

    en voie dorganisation. Bien que la dfrence et la vnration restent encorede mise, voire quelquefois de rigueur lgard des plus influents parmi cesderniers, elles ne semblent plus beaucoup affecter lvaluation des experts dela critique, du moins pas dans les mmes proportions que nagure. En regarddes faveurs autrefois concdes aux Suivants de la premire gnration, il nefait plus de doute que le temps est prsent une attitude moins laxiste,voire impartiale, de plus en plus renforce en dpit de la considration que

    lon ne manquerait pas dprouver pour leur pit si elle stait avre sincre.Sur le plan de la critique, force est de constater quil y a eu avnementdune conscience religieuse qui se veut rationnellement plus experte par rap-port son niveau de ttonnement sous les traditionnistes de la gnrationantrieure. La codification de lart de la critique, qui va de pair avec la syst-matisation de lensemble des sciences du hadith, ne laissera pas de repenserlexemplarit asctique pour juger de sa valeur la lumire des rgles de la

    transmission. Autrement dit, le zuhdnest plus seul habilit porter un juge-ment sur lui-mme, ds lors que ceux qui sen rclament se permettent desinvestir activement dans la propagande sunnite en usant de la tradition pro-phtique. Ainsi, comme nous lavons signal au dpart, ici non plus il nyaura pas lieu de voir une espce dintrusion des acteurs dun groupe danscelui des autres, tant donn quil sagit dun seul et mme groupe, qui, envoluant dans des conditions diffrentes, se voit contraint, par leffet de cel-

    les-ci, dembrasser tantt telle cause tantt telle autre. Et pour lexprimerdune faon image, nous dirions quil sagit, au lieu dune scission duncorps, de deux rameaux dun unique tronc politico-religieux. Suite cetteconscience critique, on voit soprer un discernement, en consquence duquellarticulation entre zuhd et riwyane doit plus se faire aux dpens de cettedernire : lascse, dont la parole est autrefois caution de la vrit, est dcrteinsuffisante pour garantir seule la bonne qualit de la tradition. Toutefois,

    mme lorsquelle est pousse lextrme de son exercice, cette conscience cri-tique ne rcuse pas catgoriquement toute forme de rapport entre ces deuxtendances. En ralit, elle admet volontiers, comme ventualit prendre encompte, que si les zuhhdcontreviennent aux rgles de la riwya cest gnra-lement par inadvertance, moins quils ne le fassent par excs de renonce-ment mme, sans la moindre once de volont de nuire sciemment ausunnisme dont ils servent le dessein. Dans un cas comme dans lautre, une

    60 Ibn Ab H tim, arh ,I, p. 10.

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    marge de tolrance variable est laisse la contribution asctique contrelaquelle le verdict ne tombe qu la suite dun examen profond. Cest pour-quoi, dans certaines chanes de garants, on peut aisment reconnatre des

    figures insignes de cette gnration contribuant la transmission de hadithsdont la teneur est dcrte solennellement mensongre. Nonobstant le carac-tre de lapproche, un peu slectif sur les bords dirions-nous, la critique tend solliciter plusieurs paramtres pour faire toute la lumire critique ncessairesur tel ou tel rw.

    valuer convenablement le tort dun rapporteur dont le renoncement et lapratique dvotionnelle sont reconnus aussi bien par le commun des musul-

    mans que par llite des experts de la critique des ruwt sannonce une tchedes plus ardues. Afin de la mener son terme, il va falloir tre en mesure defaire un tri minutieux dans un fouillis de tmoignages dsordonns et contra-dictoires, mais soigneusement et religieusement collects, puis dcider par lasuite, de la bonne foi dun garant dont on a prouv la crdibilit, de tellesorte imputer le mensonge celui ou ceux dont il aurait reu la tradition.Et dailleurs les exemples qui vont dans ce sens sont lgion, les sources narra-

    tives en abondent des fins diverses difficilement imputables une idologiepolitique ou une propagande religieuse donnes. Pour mieux illustrer cetteapproche critique dans laquelle la vnration ne fait plus tout fait ombrage la lucidit du jugement, bornons-nous en premier lieu un personnage-cl,haut en couleur, dans les deux registres la fois, ascse et tradition, avant depasser en revue ceux qui, au contraire, taient plus marqus par lasctismeque par le traditionnisme.

    Lexemple du docte et ascte H ursnien, le mawl Abd Allh b.al-Mubrak (118/736-180/796), qui fut un traditionniste lev au rang dehfiz , et consacr imam de la communaut61, est trs significatif. La prosopo-graphie sunnite dresse de ce clerc religieux le portrait dune autorit moralisteindniable, mais aussi la stature dun garant de hadiths digne de foi (tiqa)62.Elle le tient souvent pour un transmetteur probant (hua)63, et se le prsenteaussi comme un matre traditionniste auquel le sunnisme doit en particulier

    de nombreux hadiths anciens, quil avait consigns en grande partie dans son

    61 Il aurait transmis une quantit impressionnante de hadiths, estime plus de vingt mille,cf. al-H at b al-Bagdd, Tarh Bagdd, tabli par Muhammad Sad al-Irq, Le Caire, Makta-bat al-H n, 1349/1931, rimp. Beyrouth, Dr al-kitb al-arab, 1970-1980, X, p. 163 ;al-D ahab, Tadkira,I, p. 276 ; id.,al-Ibar,I, p. 280-1 ; Ibn H aar, Tahdb,V, p. 385.

    62 Ibn Ab H tim, arh ,V, p. 181 ; al-D ahab, Siyar,VIII, p. 388 ; Ibn H aar, Tahdb,V,p. 386.

    63 Al-D ahab, Siyar, VIII, p. 380 ; Ibn H aar, Tahdb,V, p. 386.

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    clbre trait dascse (Kitb al-Zuhd)64. Outre les nombreuses maximes caractre asctique quon lui reconnat, on lui attribue lune des sentences lesplus apprcies des traditionnistes, relate quasiment dans tous les ouvrages

    et manuels de hadith, dans laquelle il se fait le chantre de la chane degarants: Lisnd, aurait-il dit, fait partie intgrante de la religion. Ntait-celisnd nimporte qui dirait nimporte quoi65. Ses tmoignages relatifs laqualit des transmissions des garants sont pris en compte dans de srieusesvaluations de jugement effectues par dillustres spcialistes en lart de lim-probation et de lapprobation (al-arh wa-l-tadl)66. Et lon consent bienvolontiers le considrer comme garant et critique la fois67, dans la mesure

    o il fut lun des premiers traditionnistes marquants dont nombre davis cri-tiques sur ses contemporains ont t consigns dans de remarquables ouvra-ges de science de lvaluation des autorits68.

    Paradoxalement, aux yeux de certains critiques, rputs pour leur intransi-geance dans lexamen des garants, Ibn al-Mubrak nen reste pas moins untransmetteur peu soucieux de lintgrit de ses sources. Cest pourquoi quel-ques impnitents dentre eux ne staient pas fait faute de lui faire grief davoir

    eu pour garants, malgr quelques sources de bonne foi (tiqt) indniables, deshommes de mauvaise foi. Il fut, dit-on, un homme de bonne foi, sincrequant ce quil rapporte, sauf quil rapportait [les hadiths] de nimporte qui69. Le hfiz Yahy b. Man (m. 233/848), dont Ibn H anbal, son condisciple,

    64 Id.,Kitb al-Zuhd,d. H abb al-Rahmn al-Azam, H aydarbd, 1386 h., rimp. Bey-routh, Dr al-kutub al-ilmiyya, s.d. Son Kitb al-Raqiq,daprs la recension de Nuaym b.

    H ammd y est incorpor (p. 1-132). Dun point de vue chronologique, contrairement cequcrit D. Gril, Les dbuts , p. 31, Ibn al-Mubrak est le second auteur dun trait de zuhd,car il aurait t, en toute vraisemblance, devanc par le traditionniste Ab l-Salt Zida b.Qudma l-Taqaf (m. 160/776).

    65 titre dexemple, voir Muslim, Sah h , I, p. 15 ; al-H kim, Marifat ulm, p. 6 ; Ibnal-Salh,Muqaddima,p. 437 ; Ibn Raab, arh ilal,p. 94.

    66 Voir, par exemple, plus loin ses avis critiques sur Abbd b. Kat r, ou sur ark b. Abd Allhal-Naha (m. 177/793), cf. al-D ahab, al-Ibar,I, p. 270, et sur dautres personnages,passim.

    67 Al-Bulqn,Mahsin al-ist ilh ,inIbn al-Salh,Muqaddima,p. 481. Il y signale une autre

    confusion son actif, et non des moindres dirions-nous, tant donn le personnage : il auraitinsr le nom de Sufyn al-Tawr dans un isnd auquel ce dernier est compltement tranger, cequi traduit une ziyda wa-wahm, cf. Ibn al-Salh,Muqaddima,p. 480.

    68 Voir plusieurs de ses tmoignages dans lintroduction de Muslim son Sah h ,I, p. 17sq. Ilfigure parmi les traditionnistes de la deuxime gnration dont le savoir inclut la critique ver-bale des autorits, au mme titre quIbn Uyayna (m. 198/813), Wak b. al-arrh. Voir ledveloppement de Scott C. Lucas, Constructive Critics, Hadth Literature, and the Articulation ofSunn Islam. e Legacy of the Generation of Ibn Sad, Ibn Man, and Ibn H anbal,Leiden, Brill,2004, p. 147-48.

    69 Littralement : Il tient [ses traditions] de qui vient et qui sen va, cf. Muslim, Sah h .,I,p. 19 ; A. Amn, Far al-islm,p. 212.

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    estimait beaucoup la connaissance en matire de critique des ril,prfraitne pas accoler le titre de hfiz au nom dIbn al-Mubrak. Sans aucun doutequil estimait celui-ci loin dacqurir toutes les connaissances ncessaires pour

    prtendre un tel prestigieux titre, et quil le jugeait, par consquent, en dedu niveau de crdibilit requis. En donnant son avis critique sur la qualit destransmissions de ce dernier, Ibn Man sen tait tenu lpithte de Savant enreligion (kna lim), auquel il adjoignit, par commodit, la formule dusage garant dont les hadiths sont sains (sah h al-hadt)70 sans plus de prcision.

    Al-Buhr (m. 256/870), tout comme Ab l-H asan al-Draqutn (m. 385/995)aprs lui, ont galement attir lattention sur ses nombreuses erreurs de trans-

    mission, dont voici celle souvent cite comme exemple son encontre : enentremlant deux hadiths de sources diffrentes, Ibn al-Mubrak aurait insrle nom du juge (qd) syrien, Ab Idrs al-H ln (m. 80/699), dans unechane o celui-ci naurait jamais d tre. Preuve irrfutable qui vient renfor-cer la dcision antrieure dIbn Man, puisquune confusion de cette taille estindigne dun garant du rang de hua. Plus tard, et en dpit de toute ladmi-ration quil lui tmoignait dans ses crits, le hanbalite Taq l-Dn b. Taymiyya

    (m. 728/1328), fera observer que le trait dIbn al-Mubrak, Kitb al-Zuhd,renferme des hadiths de trs faible qualit (whiya)71.Au terme de ces critiques contradictoires, on voit quun personnage reli-

    gieux de cette envergure, dont la pit, la dvotion cultuelle et le vaste savoirreligieux sont relays par une notorit lchelle communautaire, continuaitencore avoir un puissant ascendant dans le milieu traditionniste auquel ilavait appartenu. Nanmoins, lamorce de la science de la critique des garants

    tait une donne historique de poids qui avait profondment marqu ce lapsde temps tal sur le demi-sicle allant de lpoque dIbn al-Mubrak celledIbn Man (de 796 848). Il ne fait aucun doute que cette priode, quoiquerelativement courte, tait suffisamment dterminante pour navoir pas par-gn lun des plus actifs acteurs de la propagande traditionniste de faire lesfrais de la critique. Le ton de celle-ci reste certes modr, mais lesprit ration-nel qui la fonde nen est pas moins conscient de la distinction formelle qui

    simpose dsormais entre sincrit mystique et fiabilit en transmission. Plusprcisment, la seconde ne dcoule plus systmatiquement de la premire.Par voie de consquence, mme en sa triple qualit dimam adul, de com-battant dans la voie de Dieu dans des ribts et dascte respect que personne

    70Cf. al-Bagdd, Tarh ,X, p. 164 ; Ibn H aar, Tahdb,V, p. 385.71 Cf. H H alfa, Kaf al-zunn an asm l-kutub wa-l-funn, d. S. Yaltkaya et Kilisli

    Rifat Bilge, Istanbul, 1941-1943, rimp., Maktabat al-Mutann, Bagdd, s.d., rimp., Bey-routh, Dr al-kutub al-ilmiyya, II, p. 1423, cf. aussi lexcellente introduction de lditeur,H abb al-Rahmn al-Azam, in K. al-Zuhd,p. 16.

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    ne mettait en cause, la sincrit dIbn al-Mubrak ne pouvait suffire elleseule lriger en huaau sein de la science du hadith.Mais alors, si telletait la situation pour un rapporteur de sa stature, serait-ce ncessairement le

    mme traitement que la critique rservait aux transmetteurs asctes et dvotstrangers au milieu traditionniste ? Pour nous en rendre compte, il nous fau-drait passer en revue les grandes figures emblmatiques de lascse lpoquedIbn al-Mubrak.

    Prenons le cas dun des disciples dal-H asan al-Basr, le Basrien Abdal-Whid b. Zayd (m. aprs 150/766 ?)72 qui fut un clbre sermonnaire(wiz) la tte dun courant mystique trs rpandu dans tout lIrak. Tout

    comme son matre avant lui, ce dernier prnait une conduite morale exem-plaire qui repose foncirement sur la retraite spirituelle (uzla)et lesseulement(wahda)73. Il fonda le clotre (ribt)de Abbdn, lieu lgendaire de rassem-blement o nombre dasctes de diverses rgions venaient se regrouper enmasse en vue dexercices spirituels74. Ltat de pessimisme intrieur, djamorc par son matre al-Basr75, avait atteint avec lui un degr dobservancetel que les historiographes se voyaient amens proposer cette analogie pour

    en souligner ltendue : Si sa tristesse dme (batt)venait tre distribue surtous les habitants de la cit de Basra, elle les embrasserait tous76. Il taitconsidr au nombre des intimes de Dieu (awliy) dont les prires sont

    72 Sa date de mort reste incertaine. Al-D ahab la situe aprs lan 150 de lhgire, mais met endoute quelle puisse aller jusqu 177/793. Car alors, pense al-D ahab ce ne serait quune confu-sion avec la date de mort du traditionniste Abd al-Whid b. Ziyd, cf. id. Siyar,VII, p. 180.

    Cest aussi la prcision quapporte J. van Ess dans eologie und Gesellschaft in 2. und 3. Jah-rhundert Hidschra. Eine Geschichte des religisen Denkens im frhen Islam, Berlin, New York,Walter de Gruyter, 1990-1997, II, p. 97. Cependant, al-D ahab le cite parmi les personnagesmorts cette date dans son al-Ibar,I,p. 280.

    73 Al-D ahab, Siyar,VII, p. 179 ; L. Massignon, Essai,p. 214.74 L. Massignon, ibid., aussi Mol Marijan, Les mystiques musulmans, Paris, PUF, 1965,

    p. 39.75 Sur cet tat de tristesse intense (huzn)qui caractrise al-Basr, voir Ibn H anbal, K. al-Zuhd,

    p. 441-88 : p. 441-3 : 1464, 1466, 1467, 1468, 1472, 1473, p. 447 : 1493, 1494, p. 453 :

    1524 , p. 471 : 1616, 1617, p. 473 : 1627, p. 476 : 1641, p. 480 : 1662.76Cf. al-D ahab, Siyar,VII, p. 179. Certes, le mot batt exprime en gnral le huzn, hamm et

    gamm la fois. Mais, plus prcisment, il dnote selon Ibn Manzr, un sentiment de tristessedune intensit (iddat al-huzn) telle que celui qui en souffre se presse de le partager avec quel-que ami ou confident pour pancher son cur, cf. Lisn al-Arab, Beyrouth, Dr Sdir,1956/1375, II, p. 114. Nous avons tenu faire ce rappel lexicographique pour attirer latten-tion sur cette phrase errone dans la notice biographique que consacre al-D ahab Abdal-Whid b. Zayd, dansMzn,II, p. 672-3, n 5288, p. 673. Il semble plutt quelle soit due lditeur critique Al Muhammad al-Biw qui y dchiffrait le mot hadt au lieu de batt , dole sens gnral qui en est altr,dautant plus que Abd al-Whid b. Zayd navait pas rapportabondamment de hadiths.

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    exauces77. En tant que muhaddit ,cest souvent de hauts personnages ascti-ques que remontent ses transmissions, au premier rang desquels on retrouvenaturellement son matre al-Basr et limam de La Mecque, Ibn Ab Rabh,

    les deux matres dont nous avons dmontr que leurs traditions relchestaient taxes de faibles78. la diffrence dIbn al-Mubrak qui tait lav detout soupon de tadls,Abd al-Whid b. Zayd, quant lui, ntait pas seule-ment suspect davoir eu recours au tadls du second degr, cest--dire latromperie dans laquelle lirrgularit survient sur le plan de lisnd, maison lui reprochait surtout davoir sciemment invent des matns quil faisaitensuite remonter au Prophte, travers des chanes de transmission prtes

    lemploi. Sur le plan technique, en nous rfrant au lexique en usage dans ledomaine de la critique, ce dont on laccusait cest davoir intentionnellementpratiqu le vol des chanes de garants (sariqat al-isnd)79, procd parlequel le forgeur prte des propos pseudo prophtiques, qui sont en ralit desa propre fabrication, des autorits religieuses estimes, formant dj unechane de garants valide ; et cela bien videmment dans lintention rprhen-sible de faire passer ses propres dires pour dauthentiques traditions prophti-

    ques. Les charges de tricherie qui psent contre lui taient dautant plussvres quil tait lui-mme moins investi dans la sphre du hadith. Et lon nestonnera pas davantage de relever que les critiques se sont prononcs unani-mement pour sa disqualification dfinitive du nombre des transmetteurs cr-dibles. Cest pourquoi Ibn H ibbn (m. 354/965) lui a fait grief de stre laisstenter par ce subterfuge, qui plus est aux dpens de la rputation de son ma-tre al-Basr80. De l la sentence formule par les critiques postrieurs, parmi

    lesquels on citera Ibn Man81

    , al-Buhr82

    , Ab Abd al-Rahmn al-Nas (m.303/915)83, et par de nombreux autres qui se sont joints leur opinion84. Envertu de cette condamnation, toutes les transmissions de Abd al-Whid b.

    77 Al-D ahab,Mzn,II, p. 673.78 Al-D ahab, Siyar,VII, p. 178 ; Ibn al-Imd, adart, I, p. 287.79 Voir sur le procd de sariqat al-isnd, louvrage de Umar b. H asan Falta, al-Wad f

    l-hadt , Beyrouth, Damas, Maktabat al-Gazl, 1401/1981, I, p. 39-41.80

    Voir Burhn al-Dn al-H alab, al-Kaf al-hatt amman rumiya bi-wad al-hadt ,d. Subhl-Smarr, Bagdad, Matbaat al-n ( Ihy al-turt al-islm ), 1984, p. 277-8, n 468 :kadaba an al-H asan wa-wadaa alayhi.

    81 Ibn Muhriz,Marifat al-ril an Yah y b. Man bi-riwyat Ibn Muh riz,d. MuhammadMut al-H fizet Gazwat Badr, Dr al-marif, Damas, 1405/1985, II, p. 169, n 542 : celui-ciest faible (hd daf) .

    82Cf. al-Buhr, Kitb al-Tarh al-kabr,Beyrouth, Dr al-kutub al-ilmiyya, 1986, VI (III2),p. 62, n 1713 : [..] tarakhu, il a t abandonn .

    83 Al-Nas, Kitb al-Duafwa-l-matrkn, d. K. Ysuf al-H t & Brn al-D annw, Bey-

    routh, Muassasat al-kutub al-taqfiyya, 1985/1405, p. 162, n 391 : [. .] matrk al-hadt .84Cf. al-D ahab,Mzn,II, p. 672-3, n 5288 ; id.,al-Ibar,I, p. 280.

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    Zayd sont promises labandon total, sous peine, pour quiconque saventure-rait les faire circuler, de passer lui aussi pour menteur. Ainsi, la place quonlui assigne se dcline dans le rang de garants dont le hadith est rejet

    (matrk al-hadt).En effet, il sagit bel et bien de lautre versant de la critique qui sintresse,aprs examen minutieux de leurs isnds, la teneur des traditions. Il a pourobjet de fixer un seuil, dtermin par lincongruit du message du matnauregard de lesprit du sunnisme, seuil au-del duquel ces traditions doiventtre tenues pour suspectes et inconnues (mankr al-hadt),au sens o lonest persuad quelles sont purement du cru du rapporteur lui-mme. Comme

    exemple que les critiques manquaient rarement de citer pour tmoigner delabus de mensonge reproch Abd al-Whid b. Zayd, bornons-nous cehadith dont ils taient convaincus quil lui avait t inspir par le modleasctique auquel il sastreignait et quil prchait pour ses fidles : Un corpsnourri d[aliments] illicites naccde pas au Paradis85. Et lon doit se rsoudre admettre que lenseignement dont ce hadith est porteur, est en contradic-tion complte avec ceux prts au Prophte et les interprtations admises des

    passages coraniques qui en traitent, dans lesquels le Paradis est promis en tantquultime demeure pour tout croyant pcheur.Comme dvot dorigine basrienne, nous ne devons pas perdre de vue lun

    des plus influents dvots contemporains de Abd al-Whid b. Zayd, Abbd b.Kat r (m. 150 ou 160/766 ou 777)86qui vcut longtemps La Mecque. Ilntait pas compltement tranger au milieu traditionniste, puisquon rap-porte quil aurait t emprisonn sur ordre du deuxime calife abbside, Ab

    afar al-Mansr (m. 158/775), avec deux autres imams minents : Sufynal-Tawr (m. 161/778) et Ibn uray87. Bien que rarement mentionncomme zhidpar les historiographes traditionnistes et mystiques, son nomtait frquemment associ aux cercles des pieux et des dvots. Comme pourla plupart des rapporteurs de sa catgorie, caractrise par la dvotioncultuelle, lui aussi, dans les hadiths quil transmettait, se rfrait exclusive-ment, des personnages dobdience asctico-mystique88. En sa qualit de

    transmetteur, en revanche,Abbd b. Kat

    r est mis lindex par lensemble

    85 Ibid.,II,p. 673 : l yadhulu l-anna asadguddiya bi-harm.86 Al-D ahab situe sa date de mort dans cette dcennie, cf. id.,Mzn, II, p. 371-75, p. 375,

    n 4164.87Ab afar al-Tabar, Tarh al-umam wa-l-mulk, d. Muh. Ab l-Fadl Ibrhm, Le Caire,

    1967, rimp., Beyrouth, Dr al-turt , s.d., VIII, p. 58-9.88 Les plus marquants dentre eux cette poque sont : al-H asan al-Basr, Mlik b. Dnr (m.

    131/749), Ayyb al-Sahtiyn (m. 131/749), cf. Ibn Ab H tim, arh ,VI, p. 84 ; al-D ahab,Siyar,VII, p. 106.

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    des critiques, commencer par ses contemporains, y compris Ibn al-Mubrakdont nous avons vu quil relve jusqu un certain niveau de la mme ten-dance asctique que lui. Quoique ce dernier avoue le tenir en grande estime

    pour son rang dhomme de pit qui faisait preuve de dtachement quant auxbiens de ce monde, il se fit un devoir de conseiller vivement aux collecteursdes traditions qui venaient sinstruire auprs de lui de se tenir distance deAbbd b. Kat r89. Il en va de mme pour al-Tawr90ainsi que pour le plus finet intransigeant critique de cette poque en Irak, uba b. al-H a (m.160/776)91, qui saccordaient tous deux mettre les traditionnistes en gardecontre lui. Par la suite, les critiques de la gnration postrieure seront nom-

    breux, la faveur des tmoignages de ces derniers, ritrer le statut de sus-pect grave pour Abbd b. Kat r, dont les hadiths doivent tre frapps denullit, et par l mme tre retirs des circuits de la transmission saine. Etvoici quIbn Man, qui nous a souvent accoutums des sentences dpour-vues du moindre mnagement, sans la moindre considration pour sesprouesses dvotionnelles, opte pour le rejet en bloc de toutes ses transmis-sions92. De son ct Ibn H anbal, tout en reconnaissant avoir t trs sensible

    sa ferveur religieuse dont il ne conteste pas la sincrit, faisait remarquerque plusieurs traditions transmises par lui staient rvles mensongres93. leur tour, les critiques de la gnration suivante qui se sont penchs sur le casde Abbd b. Kat r ont abouti, aprs examen du contenu de ses traditions etde ses chanes de garants au mme rsultat lissue duquel ils ont mis desavis ngatifs qui ne souffrent aucune interprtation modre : al-Buhr, parexemple, confirme son rang de garant dlaiss94, lminent hfiz Ab Zura

    l-Rz l-Kabr (m. 264/878) conclut, quant lui, quil ne faut plus transcrireles hadiths venant de lui95, enfin al-Nas leur donnera raison en raffirmantque Abbd b. Kat r faisait partie de ceux dont les hadiths doivent treabandonns96.

    Les rpertoires biographiques des personnages religieux font tat dun autreascte de cet acabit, du nom dAb Bir Slihal-Murr (m. 173 ou 176/790

    89 Muslim, Sah h ,I, p. 17.90 Al-D ahab,Mzn, II, p. 372 ; S.C. Lucas, Constructive,p. 142, note 93.91 Muslim, Sah h ,I, p. 17. Au sujet des positions de uba b. al-H a sur les transmetteurs

    basriens, voir G.H.A. Juynboll, Shuba b. al-H ajjj (d. 160/776) and his Position among theTraditionists of Basra , Le Muson,111 (1998), p. 187-226.

    92 Voir Burhn al-Dn al-H alab, al-Kaf al-hatt ,p. 222, n 366.93 Ibn Ab H tim, arh ,VI, p. 84.94 Al-Buhr, K. al-Tarh , VI, (III2), p. 43, n 1641.95 Ibn Ab H tim, arh , VI, p. 85.96 Al-Nas, K. al-D uaf,p. 172, n 429 : matrk al-hadt .

    http://www.ingentaconnect.com/content/external-references?article=0771-6494(1998)111L.187[aid=9232682]http://www.ingentaconnect.com/content/external-references?article=0771-6494(1998)111L.187[aid=9232682]http://www.ingentaconnect.com/content/external-references?article=0771-6494(1998)111L.187[aid=9232682]http://www.ingentaconnect.com/content/external-references?article=0771-6494(1998)111L.187[aid=9232682]http://www.ingentaconnect.com/content/external-references?article=0771-6494(1998)111L.187[aid=9232682]
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    ou 793)97 qui savre tre aussi un Basrien. Il fut un homme de notoritpublique qui jouissait dune grande rputation de mystique sermonnaire,dont les prches, crit-on, donnaient lieu des audiences prises par le peu-

    ple. Quelquefois il est dpeint, dans certains de ces rpertoires, sous les traitsdun conteur public (qs s)notoire98. On lui prte une conduite difiante, quitait cependant marque par deux grandes qualits qui lui taient propres :une crainte excessive de Dieu dont tait imprgne sa rcitation publique duCoran, et une invocation (dikr) permanente de Dieu par laquelle il sexerait un continuel apostolat99. Objets de fortes affluences, ses sermons avaient unimpact spirituel dautant plus considrable quil naurait mme pas pargn,

    dit-on, lune des hautes statures du traditionnisme du moment, savoir lejuriste Sufyn al-Tawr. Si lon ajoute crdit au tmoignage du disciple decelui-ci, le hfiz Ibn Mahd (m. 198/813), il semblerait qual-Tawr aurait tprofondment mu par les exhortations dal-Murr100. Dans sa pratique delascse, nomettons pas de signaler qu linstar de son contemporain Abdal-Whid b. Zayd, al-Murr avait renou profondment avec ltat psycholo-gique dattrition intrieure qui caractrisait son matre al-Basr, qui se trouve

    galement tre la source de transmission principale laquelle il faisait remon-ter bon nombre de traditions quil diffusait101. En dpit de toute la considra-tion due son rang incontest dascte et de mystique sermonnaire, sagissantde sa qualit de transmetteur de traditions, il en va tout autrement de sa valeurdhomme crdible. Effectivement, al-Murr tait dj tenu en pitre estimepar les critiques de sa gnration, tel H ammd b. Salama (m. 167/783) qui letaxait de menteur, plus particulirement au sujet dun hadith dont il aurait

    t le principal instigateur102

    . Il ressort de lensemble des avis critiques sur laqualit de ses transmissions qual-Murr sinscrit au nombre des garants dontles hadiths, outre les chanes de garants parfois fantaisistes, souffrent des tares(ilal,sing. illa) intolrables au niveau de leurs matns. Il ntait peut-tre pasaussi svrement malmen que son contemporain Abd al-Whid b. Zayd,

    97 Al-Buhr, K. al-Tarh ,IV (II2), p. 273, n 2782, le fait mourir en lan 176/793 ; maisal-D ahab, dans Mzn,II,p. 289, propose lan 173/790. ne pas confondre avec Abbd b.Kat r al-Raml dont la notice vient souvent aprs la sienne dans les recueils biographiques. Voirsurtout al-H alab, al-Kaf,p. 220-2.

    98 Al-D ahab, Siyar,VIII, p. 46.99 Ibid.,p. 47.

    100 Ibn Sad, Tabaqt,VII, p. 281.101 Al-D ahab, Siyar,VIII, p. 47102 Muslim, Sah h ,I, p. 23

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    mais al-Murr nen tait pas moins dcri comme un notoire forgeur demankr dont les traditions, en fin de compte, doivent tre rejetes103.

    Sinscrit galement dans cette veine de transmetteurs, lascte Mansr b.

    Ammr al-Sulam trs vraisemblablement dorigine basrienne (mort auxenvirons de 200/815)104, qui fut un sermonnaire de premier ordre, apprcide tous aussi bien en Irak quen Syrie et en gypte105. Contrairement auxpersonnages prcdents qui en sont absents, celui-ci est recens dans la proso-pographie de la mystique sunnite. Dans ses Tabaqt, Ab Abd al-Rahmnal-Sulam (m. 412/1021)106le fait passer pour une figure sainte du soufismeancien dont les sermons publics taient dune grande porte spirituelle107. De

    mme dans sa H ilyat al-awliy, le disciple de ce dernier, Ab Nuaymal-Isfahn (m. 430/1038) svertue le prsenter sous les traits dun person-nage mystique haut en couleurs108. Deux sicles plus tard, le grand potemystique persan Fard al-Dn Attr (m. 628/1230) fait de mme dans sonclbre trait hagiographique Tadkirat al-awliy109. Nanmoins Mansr b.Ammr ntait pas seulement adul par les traditionnistes postrieurs de ten-dance mystique, mais il jouissait aussi, de son vivant, du soutien solide dmi-

    nentes figures religieuses. Et pour nous en tenir au cas le plus significatif,rappelons le soutien moral et surtout matriel que lui procurait le tradition-niste et matre lgiste attitr dgypte (muft l-diyr al-misriyya), al-Layt b.Sad al-Fahm (m. 174/792). Ayant t trs satisfait de ses prdications, nousdit-on, ce dernier laurait autoris, titre exceptionnel, dispenser des ser-mons en public dans toute lgypte musulmane110.

    Lon sattendrait ce quune si forte relation avec un transmetteur du rang

    dal-Layt , qui tait reconnu comme autorit probante (hua)par lensemble103 Al-Buhr, K. al-Tarh , IV (II2), p. 273, munkar al-hadt . La sentence dAb Dwud

    al-Siistn (m. 275/889) reste la plus nettement expditive : ne pas transcrire son hadith , lyuktabu hadtuhu, cf. al-D ahab, Siyar,VIII, p. 47. Al-Nas le qualifie galement de matrkal-hadt , cf. id.,K. al-D uaf,p. 136, n 216 ; al-D ahab,Mzn,II, p. 289.

    104 Nayant rien trouv sur sa date de mort, al-D ahab suggre titre indicatif lan 200 delhgire, cf. id.,Siyar, IX, p. 98. Dailleurs, toutes les autres rfrences, consultes et cites ci-dessous nont rien indiqu au sujet de sa date de mort.

    105 Al-D ahab, Siyar, IX, p. 94.106Cf. al-Sulam,Tabaqt al-sfiyya,p. 130-36, n 17.107 On trouve quelques-uns de ses apophtegmes regroups la fin de sa notice, cf. ibid.,

    p. 134-6.108 Al-Isfahn, H ilyat,IX, p. 325-31, n 455.109 Attr, Le mmorial des saints, traduction de A. Pavet de Courteille, Editions du Seuil,

    1976, p. 260-2.110 Al-Bagdd, Tarh ,XIII, p. 72 ; Ibn Askir, Tarh madnat Dimaq, d., Muhibb al-Dn

    Umar al-Amraw, Beyrouth, Dr al-fikr, 1416/1995-1421/2001, LX, p. 332-33 ; Ibn Manzr,Muhtasar Tarh Dimaq li-bn Askir, Beyrouth, Dr al-fikr, 1404/1984-1408/1988, XXV,p. 259.

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    des critiques du hadith, jouerait en faveur dIbn Ammr, du moins en matirede transmission. Or malgr ce solide lien bien tabli entre les deux hommes,Ibn Ammr nen tait pas moins tax de garant qui laisse dsirer111. La rai-

    son premire en est encore la fragilit de ses isnds, puisquils se rattachentquasi exclusivement, comme pour ses prdcesseurs asctes, des matres ver-ss dans lascse, dsertant ainsi les canaux officiels de garants traditionnistesconfirms. Do une suite davis ngatifs sans appel son endroit, qui vontsendurcissant. Ainsi, pour Ab H tim al-Rz (m. 277/890) de la gnrationqui suit celle dIbn Ammr, celui-ci tait peru comme un garant dpourvude comptence en la matire, somme toute un intrus frapp de faiblesse par

    son amat