culture généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · john...

46
Culture Générale Hugo CONIEZ – 19/06/13 Séance 25 : « Rêve et politique »

Upload: others

Post on 12-Oct-2020

3 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

Culture Générale

Hugo CONIEZ – 19/06/13

Séance 25 :

« Rêve et politique »

Page 2: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

Le corps (suite)

Page 3: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

II.A. Le corps ne peut sans dommage être considéré comme la propriété de l’individu

2. Certains courants de pensée prônent la neutralité totale de l’État vis-à-vis du corps humain

John Stuart Mill, De la liberté, 1859 :

« […] la seule fin pour laquelle les hommes soient justifiées, individuellement ou collectivement, à interférer avec la liberté d’action de n’importe quel nombre d’entre eux est l’autoprotection, […] d’empêcher de faire du mal à autrui. […] Le seul aspect de la conduite de quiconque pour laquelle il doive en répondre à la société est celle qui concerne autrui. En ce qui concerne lui-même, son indépendance est, de droit, absolue. »

Page 4: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

3. Pourtant, dans un monde de ressources rares, un tel laisser-faire aboutirait à la marchandisation des corps

Karl Marx, Misère de la Philosophie, 1847 :

« Vint enfin un temps où tout ce que les hommes avaient regardé comme inaliénable devint objet d’échange, de trafic et pouvait s’aliéner. C’est le temps où les choses mêmes qui jusqu’alors étaient communiqués, mais jamais échangées ; données mais jamais vendues ; acquises, mais jamais achetées - vertu, amour, opinion, science, conscience, etc., - où tout enfin passa dans le commerce. C’est le temps de la corruption générale, de la vénalité universelle ou, pour parler en termes d’économie politique, le temps où toute chose, morale ou physique, étant devenue valeur vénale, est portée au marché pour être appréciée à sa plus juste valeur. »

II.A. Le corps ne peut sans dommage être considéré comme la propriété de l’individu

Page 5: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

Pierre Bourdieu, La Distinction, 1979 :

« Le goût en matière alimentaire dépend aussi de l'idée que chaque classe se fait du corps et des effets de la nourriture sur le corps, c'est- à-dire sur sa force, sa santé et sa beauté, et des catégories qu'elle emploie pour évaluer ces effets, certains d'entre eux pouvant être retenus par une classe qui sont ignorés par une autre, et les différentes classes pouvant établir des hiérarchies très différentes entre les différents effets : c'est ainsi que là où les classes populaires, plus attentives à la force du corps (masculin) qu’à sa forme, tendent à rechercher des produits à la fois bon marché et nourrissants, les professions libérales donneront leur préférence à des produits savoureux, bons pour la santé, légers et ne faisant pas grossir. Culture devenue nature, c'est-à-dire incorporée, classe faite corps, le goût contribue à faire le corps de classe : principe de classe- ment incorporé qui commande toutes les formes d'incorporation, il choisit et modifie tout ce que le corps ingère, digère, assimile, physiologiquement et psychologiquement. Il s'ensuit que le corps est l'objectivation la plus irrécusable du goût de classe, qu'il manifeste de plusieurs façons. D'abord dans ce qu’il a de plus naturel en apparence, c'est-à-dire dans les dimensions (volume, taille, poids, etc.) et les formes (rondes ou carrées, raides ou souples, droites ou courbes, etc.) de sa conformation visible, où s'exprime de mille façons tout un rapport au corps, c'est- à-dire une manière de traiter le corps, de le soigner, de le nourrir, de l'entretenir, qui est révélatrice des dispositions les plus profondes de l'habitus : c'est en effet au travers des préférences en matière de consommation alimentaire qui peuvent se perpétuer au-delà de leurs conditions sociales de production (comme en d'autres domaines un accent, une démarche, etc.), et aussi bien sûr au travers des usages du corps dans le travail et dans le loisir qui en sont solidaires, que se détermine la distribution entre les classes des propriétés corporelles. »

II.A. Le corps ne peut sans dommage être considéré comme la propriété de l’individu

Page 6: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

4. Aussi, le consentement des individus n’est parfois qu’une fiction

• CEDH 1997, Laskey, Jaggard & Brown c. Royaume-Uni (sado-masochisme > déboutés)

• 2001, Affaire du cannibale de Rotenburg

II.A. Le corps ne peut sans dommage être considéré comme la propriété de l’individu

Page 7: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

II. Toutefois, face aux dangers croissants liés à la réification et à la marchandisation du corps humain, la collectivité doit trouver un équilibre difficile entre liberté individuelle et dignité de la personne

A. Le corps ne peut sans dommage être considéré comme la propriété de

l’individu

B. Le souci de la dignité des personnes justifie donc des atteintes à la liberté de disposer de son corps

Page 8: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

II.B. Le souci de la dignité des personnes justifie donc des atteintes à la liberté de disposer de son corps

1. A la fois sujet et objet, le corps possède une dignité propre, comme l’a rappelé l’expérience du XXe siècle

Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785 :

« Dans le règne des fins tout à un PRIX ou une DIGNITÉ. Ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre, à titre d’équivalent ; au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité. »

Page 9: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

II.B. Le souci de la dignité des personnes justifie donc des atteintes à la liberté de disposer de son corps

Code civil, article 16 :

« La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l'être humain dès le commencement de sa vie. »

Article 16-1 :

« Chacun a droit au respect de son corps.

Le corps humain est inviolable.

Le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l'objet d'un droit ».

Article 16-3, alinéa 1er :

« Il ne peut être porté atteinte à l'intégrité du corps humain qu'en cas de nécessité médicale pour la personne ou à titre exceptionnel dans l'intérêt thérapeutique d'autrui. »

Article 16-5 :

« Les conventions ayant pour effet de conférer une valeur patrimoniale au corps humain, à ses éléments ou à ses produits sont nulles. »

2. La société doit donc protéger le corps, y compris contre l’individu lui-même

Page 10: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

3. D’où la nécessité de déterminer, au cas par cas et avec prudence, les pratiques qui sont attentatoires à cette dignité

Code civil, article 16-7 : « Toute convention portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d'autrui est nulle »

Serment d’Hippocrate (traduction attribuée à Littré) :

« Dans toute la mesure de mes forces et de mes connaissances, je conseillerai aux malades le régime de vie capable de les soulager et j'écarterai d'eux tout ce qui peut leur être contraire ou nuisible. Jamais je ne remettrai du poison, même si on me le demande, et je ne conseillerai pas d'y recourir. Je ne remettrai pas d'ovules abortifs aux femmes.

« Je passerai ma vie et j'exercerai mon art dans la pureté et le respect des lois Je ne taillerai pas les calculeux, mais laisserai cette opération aux praticiens qui s'en occupent. Dans toute maison où je serai appelé, je n'entrerai que pour le bien des malades. Je m'interdirai d'être volontairement une cause de tort ou de corruption, ainsi que toute entreprise voluptueuse à l'égard des femmes ou des hommes, libres ou esclaves. Tout ce que je verrai ou entendrai autour de moi, dans l'exercice de mon art ou hors de mon ministère, et qui ne devra pas être divulgué, je le tairai et le considérerai comme un secret. […] »

II.B. Le souci de la dignité des personnes justifie donc des atteintes à la liberté de disposer de son corps

Page 11: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

ANNEXE : Focus sur 3 débats d’actualité

Gestation pour autrui

• Interdite par les lois de bioéthique de 1994

• Sylvaine AGACINSKI, Corps en miettes

• Arrêt du Conseil d’Etat, décision du 22 janvier 1988, Association des cigognes

• Existence d’un tourisme procréatif

Prostitution

• Débat entre abolitionnistes et régulationnistes

• Revendications de la légalisation au nom de la liberté de disposer de son corps

Euthanasie

• Loi Leonetti du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie

principe : refus de l’acharnement thérapeutique ; soulagement de la souffrance, même avec comme conséquence d’entraîner la mort ; développement des soins pallliatifs (euthanasie passive)

• Vers l’euthanasie active ? (suicide assisté, aide à mourir) > Association Mourir dans la dignité

• Hans JONAS, Le Droit de mourir, 1978

Page 12: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

Alain, Les Arts et les Dieux, Définitions (l’âme) :

« L'âme, c'est ce qui refuse le corps. Par exemple ce qui refuse de fuir quand le corps tremble, ce qui refuse de frapper quand le corps s'irrite, ce qui refuse de boire quand le corps a soif, ce qui refuse de prendre quand le corps désire, ce qui refuse d'abandonner quand le corps a horreur. Ces refus sont des faits de l'homme. Le total refus est la sainteté ; l'examen avant de suivre est la sagesse ; et cette force de refus c'est l'âme. Le fou n'a aucune force de refus ; il n'a plus d'âme. On dit aussi qu'il n'a plus conscience et c'est vrai. Qui cède absolument à son corps soit pour frapper, soit pour fuir, soit seulement pour parler, ne sait plus ce qu'il fait ni ce qu'il dit. On ne prend conscience que par opposition de soi à soi. Exemple : Alexandre à la traversée d'un désert reçoit un casque plein d'eau ; il remercie, et le verse par terre devant toute l'armée. Magnanimité ; âme, c'est-à-dire grande âme. Il n'y a point d'âme vile ; mais seulement un manque d'âme. Ce beau mot ne désigne nullement un être, mais toujours une action. »

Conclusion

Page 13: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

La politique peut-elle se passer du rêve ?

Page 14: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

Introduction

« Ils ont échoué parce qu'ils n'avaient pas commencé par le rêve. »

(Nicolas Shakespeare, né en 1957)

Page 15: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

Une politique qui ne parle pas à l’imagination est-elle possible?

I. Alors que, dans les sociétés traditionnelles, la politique et l’imaginaire étaient intimement liés, les démocraties contemporaines prétendent se passer du rêve

A. Dans les sociétés pré-démocratiques, la politique ne peut se passer du rêve, sous ses diverses formes

B. À l’inverse, les démocraties représentatives n’accordent plus guère de place au rêve en politique

II.

A. L’idéal seul permet à la société de se projeter dans l’avenir

B. La politique peut donc être définie comme l’art de choisir les rêves qui valent d’être défendus

Page 16: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

I. Alors que, dans les sociétés traditionnelles, la politique et l’imaginaire étaient intimement liés, les démocraties contemporaines prétendent se passer du rêve

Page 17: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

I. Alors que, dans les sociétés traditionnelles, la politique et l’imaginaire étaient intimement liés, les démocraties contemporaines prétendent se passer du rêve

A. Dans les sociétés pré-démocratiques, la politique ne peut se passer du rêve, sous ses diverses formes

B. À l’inverse, les démocraties représentatives n’accordent plus guère de place au rêve en politique

Page 18: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

I.A. Dans les sociétés pré-démocratiques, la politique ne peut se passer du rêve, sous ses diverses formes

1. Le mythe permet à la collectivité politique de se constituer et de surmonter les crises qui la traversent

Tite-Live, Histoire romaine, livre I, 16 :

« Romains, dit-il [c’est Proculus Julius qui parle], Romulus, père de notre ville, est descendu soudain du ciel, ce matin, au point du jour, et s'est offert à mes yeux ; et, comme je me tenais devant lui, plein de crainte et de respect, et lui demandais instamment la faveur de le regarder en face : "Va, m'a-t-il dit, et annonce aux Romains que la volonté du ciel est de faire de ma Rome la capitale du monde. Qu'ils pratiquent donc l'art militaire. Qu'ils sachent et qu'ils apprennent à leurs enfants que nulle puissance humaine ne peut résister aux armes romaines." À ces mots, dit-il, il s'éleva dans les airs et s'en alla. [...] « Ce qui est extraordinaire [conclut Tite-Live], c'est qu'on ait cru à cette histoire et que la croyance à l'immortalité de Romulus ait consolé le peuple et l'armée. »

Page 19: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

I.A. Dans les sociétés pré-démocratiques, la politique ne peut se passer du rêve, sous ses diverses formes

2. La transcendance peut d'ailleurs emprunter la forme même du songe

Odyssée, livre XIX :

« Les songes sont impénétrables, difficiles à expliquer, et ils n'accordent pas aux humains tout ce qu'ils leur promettent. Deux portes s'ouvrent aux songes légers : l'une est de corne, l'autre d'ivoire ; ceux qui traversent la porte d'ivoire sont des songes trompeurs apportant aux mortels des paroles qui ne s'accompliront jamais ; ceux, au contraire, qui annoncent la vérité, viennent par la porte de corne. »

Livre de Job, 33, 14-15:

« Dieu parle cependant, tantôt d’une manière, Tantôt d’une autre, et l’on n’y prend point garde. Il parle par des songes, par des visions nocturnes, Quand les hommes sont livrés à un profond sommeil, Quand ils sont endormis sur leur couche. »

Page 20: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

I.A. Dans les sociétés pré-démocratiques, la politique ne peut se passer du rêve, sous ses diverses formes

Racine, Athalie, II, 5 (1691)

ATHALIE : [...]

Je jouissais en paix du fruit de ma sagesse ;

Mais un trouble importun vient, depuis quelques jours,

De mes prospérités interrompre le cours.

Un songe (me devrais-je inquiéter d’un songe ?)

Entretient dans mon cœur un chagrin qui le ronge.

Je l’évite partout, partout il me poursuit.

C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit.

Ma mère Jézabel devant moi s’est montrée,

Comme au jour de sa mort pompeusement parée.

Ses malheurs n’avaient point abattu sa fierté ;

Même elle avait encor cet éclat emprunté

Dont elle eut soin de peindre et d’orner son visage,

Pour réparer des ans l’irréparable outrage.

"Tremble, m’a-t-elle dit, fille digne de moi ;

Le cruel Dieu des Juifs l’emporte aussi sur toi.

Je te plains de tomber dans ses mains redoutables,

Ma fille." En achevant ces mots épouvantables,

Son ombre vers mon lit a paru se baisser ;

Et moi, je lui tendais les mains pour l’embrasser.

Mais je n’ai plus trouvé qu’un horrible mélange

D’os et de chairs meurtris et traînés dans la fange,

Des lambeaux pleins de sang et des membres affreux

Que des chiens dévorants se disputaient entre eux.

Page 21: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

I.A.Dans les sociétés pré-démocratiques, la politique ne peut se passer du rêve, sous ses diverses formes

3. Le désir de changement social peut aussi s’exprimer à l’aide du rêve

Thomas More, Utopia, 1516 :

« Les troupeaux innombrables de moutons couvrent aujourd'hui toute l'Angleterre. Ces bêtes, si douces, si sobres partout ailleurs, sont chez vous tellement voraces et féroces qu'elles mangent même les hommes, et dépeuplent les campagnes, les maisons et les villages. En effet, sur tous les points du royaume, où l'on recueille la laine la plus fine et la plus précieuse, accourent, pour se disputer le terrain, les nobles, les riches, et même de très saints abbés. Ces pauvres gens n'ont pas assez de leurs rentes, de leurs bénéfices, des revenus de leurs terres ; ils ne sont pas contents de vivre au sein de l’oisiveté et des plaisirs, à charge au public et sans profit pour l’État. Ils enlèvent de vastes terrains à la culture, les convertissent en pâturages, abattent les maisons, les villages, et n'y laissent que le temple, pour servir d'étable à leurs moutons. Ils changent en déserts les lieux les plus habités et les mieux cultivés. Ils craignent sans doute qu'il n'y ait pas assez de parcs et de forêts, et que le sol ne manque aux animaux sauvages. »

Page 22: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

I.A. Dans les sociétés pré-démocratiques, la politique ne peut se passer du rêve, sous ses diverses formes

4. Enfin, l’imagination est en grande partie à l’origine du prestige qui entoure les bénéficiaires du pouvoir

Pascal, Pensées, en 1670 :

« Imagination. — C'est cette partie dominante dans l'homme, cette maîtresse d'erreur et de fausseté, et d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours, car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l'était infaillible du mensonge.

Mais, étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant du même caractère le vrai et le faux. Je ne parle pas des fous, je parle des plus sages; et c'est parmi eux que l'imagination a le grand don de persuader les hommes. La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses. [...]

Page 23: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

I.A. Dans les sociétés pré-démocratiques, la politique ne peut se passer du rêve, sous ses diverses formes

Montaigne :

Qui dispense la réputation, qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante. Toutes les richesses de la terre [sont] insuffisantes sans son consentement. Ne diriez-vous pas que ce magistrat dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple se gouverne par une raison pure et sublime, et qu'il juge des choses par leur nature sans s'arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l'imagination des faibles. [...] Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines dont ils s'emmaillotent en chats fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de lys, tout cet appareil auguste était fort nécessaire, et si les médecins n'avaient des soutanes et des mules, et que les docteurs n'eussent des bonnets carrés et des robes trop amples de quatre parties, jamais ils n'auraient dupé le monde qui ne peut résister à cette montre si authentique. S'ils avaient la véritable justice, et si les médecins avaient le vrai art de guérir, ils n'auraient que faire de bonnets carrés. La majesté de ces sciences serait assez vénérable d'elle-même, mais n'ayant que des sciences imaginaires il faut qu'ils prennent ces vains instruments qui frappent l'imagination à laquelle ils ont affaire et par là en effet, ils s'attirent le respect.

Les seuls gens de guerre ne se sont pas déguisés de la sorte parce qu'en effet leur part est plus essentielle. Ils s'établissent par la force, les autres par grimace.

Page 24: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

I.A. Dans les sociétés pré-démocratiques, la politique ne peut se passer du rêve, sous ses diverses formes

C'est ainsi que nos rois n'ont pas recherché ces déguisements. Ils ne se sont pas masqués d'habits extraordinaires pour paraître tels. Mais ils se font accompagner de gardes, de hallebardes. Ces troupes armées qui n’ont de mains et de force que pour eux, les trompettes et les tambours qui marchent au-devant et ces légions qui les environnent font trembler les plus fermes. Ils n’ont pas l’habit, seulement ils ont la force. Il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le grand seigneur environné dans son superbe sérail de quarante mille janissaires.

Nous ne pouvons pas seulement voir un avocat en soutane et le bonnet en tête sans une opinion avantageuse de sa suffisance.

L’imagination dispose de tout; elle fait la beauté, la justice et le bonheur qui est le tout du monde. »

Page 25: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

I. Alors que, dans les sociétés traditionnelles, la politique et l’imaginaire étaient intimement liés, les démocraties contemporaines prétendent se passer du rêve

A. Dans les sociétés pré-démocratiques, la politique ne peut se passer du rêve, sous ses diverses formes

B. À l’inverse, les démocraties représentatives n’accordent plus guère de place au rêve en politique

Page 26: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

I.B. À l’inverse, les démocraties représentatives n’accordent plus guère de place au rêve en politique

1. Avec les démocraties modernes, les critères de la domination changent, excluant de facto l’imagination

Max Weber, Le Savant et le politique, 1919 :

« Il est indispensable que nous nous rendions clairement compte du fait suivant : toute activité orientée selon l’éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées. Elle peut s’orienter selon l’éthique de la responsabilité [verantwortungsethisch] ou selon l’éthique de la conviction [gesinnungsethisch]. Cela ne veut pas dire que l’éthique de conviction est identique à l’absence de responsabilité et l’éthique de responsabilité à l’absence de conviction. Il n’en est évidemment pas question. Toutefois il y a une opposition abyssale entre l’attitude de celui qui agit selon les maximes de l’éthique de conviction – dans un langage religieux nous dirions : "Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de l’action il s’en remet à Dieu"-, et l’attitude de celui qui agit selon l’éthique de responsabilité qui dit : "Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes." Vous perdrez votre temps à exposer, de la façon la plus persuasive possible, à un syndicaliste convaincu de la vérité de l’éthique de conviction, que son action n’aura d’autre effet que celui d’accroître les chances de la réaction, de retarder l’ascension de sa classe et de l’asservir davantage, il ne vous croira pas.

Page 27: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

I.B. À l’inverse, les démocraties représentatives n’accordent plus guère de place au rêve en politique

Lorsque les conséquences d’un acte fait par pure conviction sont fâcheuses, le partisan de cette éthique n’attribuera pas la responsabilité à l’agent, mais au monde, à la sottise des hommes ou encore à la volonté de Dieu qui a créé les hommes ainsi. Au contraire le partisan de l’éthique de responsabilité comptera justement avec les défaillances communes de l’homme (car, comme le disait fort justement Fichte, on n’a pas le droit de présupposer la bonté et la perfection de l’homme) et il estimera ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action pour autant qu’il aura pu les prévoir. Il dira donc : "Ces conséquences sont imputables à ma propre action." »

Page 28: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

2. L’expérience du XXe siècle a discrédité l’idée même de l’utopie

Thomas More, Utopia, 1516 : (Description d’Amaurote, la capitale de l’île d’Utopie) :

« Une ceinture de murailles hautes et larges enferme la ville et, à des distances très rapprochées s'élèvent des tours et des forts. Les remparts, sur trois côtés, sont entourés de fossés toujours à sec, mais larges et profonds, embarrassés de haies et de buissons. Le quatrième côté a pour fossé le fleuve lui-même. Les rues et les places sont convenablement disposées, soit pour le transport, soit pour abriter contre le vent. Les édifices sont bâtis confortablement ; ils brillent d'élégance et de propreté, et forment deux rangs continus, suivant toute la longueur des rues, dont la largeur est de vingt pieds. Derrière et entre les maisons se trouvent de vastes jardins. Chaque maison a une porte sur la rue et une porte sur le jardin. Ces deux portes s'ouvrent aisément d'un léger coup de main, et laissent entrer le premier venu. Les Utopiens appliquent en ceci le principe de la possession commune. Pour anéantir jusqu'à l'idée de la propriété individuelle et absolue, ils changent de maison tous les dix ans, et tirent au sort celle qui doit leur tomber en partage. »

I.B. À l’inverse, les démocraties représentatives n’accordent plus guère de place au rêve en politique

Page 29: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

I.A. Dans les sociétés pré-démocratiques, la politique ne peut se passer du rêve, sous ses diverses formes

Lamartine : « Les utopies ne sont que des vérités prématurées. »

Victor Hugo : « Les utopies sont les vérités de demain. »

Saint-Simon : « Les hommes à imagination ouvriront la marche. »

Charles Fourier :

« Jean-Baptiste a été le prophète précurseur de Jésus, j’en suis le prophète post-curseur, annoncé, et complétant son œuvre de réhabilitation des hommes, dans la partie industrielle seulement. »

Page 30: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

Friedrich Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique (1880) :

« A l'immaturité de la production capitaliste, à l'immaturité de la situation des classes, répondit l'immaturité des théories. […] Ces nouveaux systèmes sociaux étaient d'avance condamnés à l'utopie. Plus ils étaient élaborés dans le détail, plus ils devaient se perdre dans la fantaisie pure. Cela une fois établi, ne nous arrêtons pas un instant de plus à cet aspect qui appartient maintenant tout entier au passé. Que des regrattiers livresques épluchent solennellement des fantaisies qui ne sont plus aujourd'hui que divertissantes; laissons les faire valoir la supériorité de leur esprit posé en face de telles ‘folies’. Nous préférons nous réjouir des germes d'idées de génie et des idées de génie qui percent partout sous l'enveloppe fantastique et auxquels ces philistins sont aveugles […] le socialisme est devenu une science, qu'il s'agit maintenant d'élaborer dans tous ses détails et ses connexions. »

I.B. À l’inverse, les démocraties représentatives n’accordent plus guère de place au rêve en politique

Page 31: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

3. Les rêves des idéologues se sont changés en cauchemars

Aldous Huxley, Épigraphe au Meilleur des mondes, 1932 :

« Les utopies apparaissent comme bien plus réalisables qu’on ne le croyait autrefois. Et nous nous trouvons actuellement devant une question bien autrement angoissante : comment éviter leur réalisation définitive ? […] Les utopies sont réalisables. La vie marche vers les utopies. Et peut-être un siècle nouveau commence-t-il, un siècle où les intellectuels et la classe cultivée rêveront aux moyens d’éviter les utopies et de retourner à une société non utopique, moins parfaite et plus libre. »

I.B. À l’inverse, les démocraties représentatives n’accordent plus guère de place au rêve en politique

Page 32: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

4. Plus largement, toutes les transcendances sont désormais condamnées au soupçon

Lamartine, « Le Vallon » : « Mon cœur, lassé de tout même de l’espérance ».

Gilles Lipovetsky : « L'humanité peut-elle se passer de rêves ? Les grandes utopies, scientistes ou politiques, sont épuisées ; nous n'avons plus foi en un avenir qui serait mécaniquement meilleur et plus juste. Il reste pour les individus l'espoir d'un mieux-être, la fête des sens, l'attente des beautés qui nous sortent de la grisaille du quotidien. »

I.B. À l’inverse, les démocraties représentatives n’accordent plus guère de place au rêve en politique

Page 33: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

II. Toutefois, le rêve demeurant indispensable pour mobiliser la collectivité et donner un sens à son action, la politique peut être vue comme l’art de choisir un projet collectif

Page 34: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

II. Toutefois, le rêve demeurant indispensable pour mobiliser la collectivité et donner un sens à son action, la politique peut être vue comme l’art de choisir un projet collectif

A. L’idéal seul permet à la société de se projeter dans l’avenir

B. La politique peut donc être définie comme l’art de choisir les rêves qui valent d’être défendus

Page 35: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

II.A. L’idéal seul permet à la société de se projeter dans l’avenir

1. Le « désenchantement du monde » alimente aujourd'hui l’apathie des citoyens

D’Alembert, Mélanges de littérature et de philosophie :

« L’art de la guerre est l’art de détruire les hommes comme la politique est celui de les tromper. »

Page 36: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

II.A. L’idéal seul permet à la société de se projeter dans l’avenir

2. L’absence de projet collectif mobilisateur semble condamner notre société au présentisme

Zaki Laïdi, Le Sacre du présent, 2000 :

« Le projet se transmute en précaution. »

Pierre-André Tagieff, L’ Effacement de l’avenir, 2000

Page 37: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

II.A. L’idéal seul permet à la société de se projeter dans l’avenir

3. L’utopie peut exprimer une demande de justice

Ernst Bloch, Le Principe espérance, 1954-1959 :

« La vie de tous les hommes est sillonnée de rêves éveillés entre lesquels entre certes une part de fuite insignifiante, alanguissante aussi, dont les imposteurs savent tirer parti. Mais il s’y trouve autre chose, qui stimule, qui empêche que l’on s’accommode à l’existant néfaste et que l’on renonce. Cette autre partie a l’espoir pour noyau et elle peut être instruite. [...] La catégorie de l’utopie possède donc, à côté de son sens habituel et justement dépréciatif, cet autre sens qui, loin d’être nécessairement abstrait ou détourné du monde, est au contraire centralement préoccupé du monde : celui du dépassement de la marche naturelle des événements. »

Page 38: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

II. Toutefois, le rêve demeurant indispensable pour mobiliser la collectivité et donner un sens à son action, la politique peut être vue comme l’art de choisir un projet collectif

A. L’idéal seul permet à la société de se projeter dans l’avenir

B. La politique peut donc être définie comme l’art de choisir les rêves qui valent d’être défendus

Page 39: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

II.B. La politique peut donc être définie comme l’art de choisir les rêves qui valent d’être défendus

1. De toute façon, une politique purement rationnelle serait sans doute une illusion

Hobbes, Léviathan (1651), chapitre XI :

« Au premier rang, à titre d’inclination générale de toute l’humanité, un désir perpétuel et sans trêve d’acquérir pouvoir après pouvoir, désir qui ne cesse qu’à la mort. »

Shakespeare, La Tempête (1611), IV, 1 :

« We are such stuff as dreams are made on and our little life is rounded with a sleep. »

(« Nous sommes faits de l'étoffe de nos rêves et notre petite vie est entourée de sommeil .»)

Page 40: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

II.B. La politique peut donc être définie comme l’art de choisir les rêves qui valent d’être défendus

Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques, 1986 :

« Il est des forces que l’on ne peut réduire au silence. Lorsqu’elles ne sont plus satisfaites dans le cadre des temples officiels, les exigences du sacré leur expression dans les formes les plus aberrantes de la religiosité. Éliminées des normes de l’organisation collective, méconnue, suspectes ou réprouvées, les puissances du rêve ressurgissent en explosions anarchiques. À un ordre politique et social qui se montre inapte à les intégrer, qui ne parle plus à l’imagination ni au cœur, à un univers quotidien désenchanté, décoloré, correspond l’appel à d’autres sortilèges. [...] Il faut croire sans doute [...] à la supériorité créatrice de l’intelligence, à son incomparable capacité d’invention et de renouvellement. Mais Dionysos demeure, qui est un dieu ombrageux. Il est en fin de compte plus sage, il faut oser dire plus raisonnable, de lui reconnaître sa place – sa juste place – plutôt que de tenter d’étouffer sa voix. »

Page 41: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

II.B. La politique peut donc être définie comme l’art de choisir les rêves qui valent d’être défendus

Pedro Calderón de la Barca, La Vie est un songe (1635), II, 2 :

« Sigismond : Cela est vrai. Réprimons donc cette humeur farouche, cette fureur, cet esprit de domination, si jamais le rêve recommence ; et nous ferons ainsi, puisque nous sommes dans un monde si étrange que vivre n'est que rêver, et que l'expérience m'enseigne que l'homme qui vit rêve ce qu'il est, jusqu'au moment où il s'éveille. Le roi rêve qu'il est roi, et vivant dans son illusion, il commande, il dispose, il gouverne. Et ces ovations qu'il reçoit et qui ne lui sont que prêtées, s'inscrivent dans le vent et en cendres la mort les change, cruelle infortune ! Et que l'on veuille encore régner, quand il faut finir par s'éveiller dans le sommeil de la mort ! Le riche rêve de sa richesse qui lui donne tant de soucis ; le pauvre rêve qu'il subit sa misère et sa pauvreté. Il rêve, celui qui commence à s'élever ; il rêve, celui qui s'agite et sollicite ; il rêve, celui qui offense et outrage. Dans ce monde, en conclusion, chacun rêve ce qu'il est, sans que personne s'en rende compte. Moi, je rêve que je suis ainsi, chargé de ces fers, et j'ai rêvé que je me voyais dans une autre condition plus flatteuse. Qu'est-ce que la vie ? - Une fureur. Qu'est-ce que la vie ? - Une illusion, une ombre, une fiction, et le plus grand bien est peu de chose, car toute la vie est un songe, et les songes mêmes ne sont que songes. »

Page 42: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

II.B. La politique peut donc être définie comme l’art de choisir les rêves qui valent d’être défendus

2. Le « gouvernement des choses » apparaît comme une utopie peu démocratique

Saint-Simon : « Il faut remplacer le gouvernement des hommes par l'administration des choses. »

Cornélius Catoriadis, L’Institution imaginaire de la société, 1975 :

« La politique est une pratique créatrice [...] Elle n'est pas "déductible d'une philosophie ou d'un savoir, qu'elle n'est pas réductible aux déterminismes historiques, économiques, biologiques, psychologiques, sociaux, elle ne doit pas être simple agence d'accommodation avec l'ordre existant. [la tâche de la politique est de] Créer des institutions qui, intériorisées par les individus, facilitent le plus possible leur accession à l'autonomie individuelle et leur possibilité de participation effective à tout pouvoir explicite existant dans la société. »

Page 43: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

3. Dès lors, il faut chercher à mobiliser les citoyens autour de projets fédérateurs

March Bloch, L’Étrange défaite, 1942, 3e partie :

« Surtout, quelles qu’aient pu être les fautes des chefs, il y avait, dans cet élan des masses vers l’espoir d’un monde plus juste, une honnêteté touchante, à laquelle on s’étonne qu’aucun cœur bien placé ait pu rester insensible. Mais, combien de patrons, parmi ceux que j’ai rencontrés, ai-je trouvés capables, par exemple, de saisir ce qu’une grève de solidarité, même peu raisonnable, a de noblesse : « passe encore », disent-ils, « si les grévistes défendaient leurs propres salaires ». Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération. Peu importe l’orientation présente de leurs préférences. Leur imperméabilité aux plus beaux jaillissements de l’enthousiasme collectif suffit à les condamner. Dans le Front populaire — le vrai, celui des foules, non des politiciens — il revivait quelque chose de l’atmosphère du Champ de Mars, au grand soleil du 14 juillet 1790. Malheureusement, les hommes dont les ancêtres prêtèrent serment sur l’autel de la patrie, avaient perdu contact avec ces sources profondes. Ce n’est pas hasard si notre régime, censément démocratique, n’a jamais su donner à la nation des fêtes qui fussent véritablement celles de tout le monde. »

II.B. La politique peut donc être définie comme l’art de choisir les rêves qui valent d’être défendus

Page 44: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

Martin Luther King, Discours devant le Lincoln Mémorial de Washington, 28 août 1963 :

« Je vous le dis aujourd'hui, mes amis, bien que, oui bien que nous ayons à faire face aux difficultés d'aujourd'hui et de demain, je fais pourtant un rêve. C'est un rêve profondément ancré dans le rêve américain.

Je rêve qu'un jour, notre nation se lèvera pour vivre véritablement son credo : “Nous tenons pour vérité évidente que tous les hommes ont été créés égaux.”

Je rêve qu'un jour, sur les collines rousses de la Géorgie, les fils d'anciens esclaves et les fils d'anciens propriétaires d'esclaves pourront s'asseoir ensemble à la table de la fraternité.

Je rêve qu'un jour, même l'État du Mississippi, un État où l'injustice et l'oppression créent une chaleur étouffante, sera transformé en une oasis de liberté et de justice.

II.B. La politique peut donc être définie comme l’art de choisir les rêves qui valent d’être défendus

Page 45: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

Je rêve que mes quatre jeunes enfants vivront un jour dans une nation où ils ne seront pas jugés sur la couleur de leur peau, mais sur la valeur de leur caractère. Je rêve aujourd'hui !

Je rêve qu'un jour, dans l'Alabama, avec ses abominables racistes, avec son gouverneur qui n'a aux lèvres que les mots d'"opposition" aux lois fédérales et d'"annulation" de ces lois, que là même en Alabama un jour les petits garçons noirs et les petites filles noires avec les petits garçons blancs et les petites filles blanches pourront se donner la main, comme des sœurs et des frères.

Je rêve aujourd'hui qu'un jour...

Je rêve qu'un jour, toute vallée sera élevée, toute colline et toute montagne seront abaissées. Les endroits raboteux seront aplanis et les chemins tortueux redressés. Et la gloire du Seigneur sera révélée et toute chair la verra. »

Arash Joudaki, L’Odyssée du « devenir-européen » (2000) : « Si nous sommes Ulysse et l’Europe Ithaque, alors ne manquons pas à son appel. Mais gardez à l’esprit qu’elle ne s’épuise entièrement ni dans le fait d’embarquer, ni dans le voyage, ni dans la fin de ce dernier. Elle n’est ni là où elle est maintenant, ni là où elle sera. Elle est présente pourtant, aussi longtemps que l’on ne cesse de la rechercher : l’Europe, notre Ithaque à tous. »

II.B. La politique peut donc être définie comme l’art de choisir les rêves qui valent d’être défendus

Page 46: Culture Généraleecours.sciences-po.fr/resources/documents/cg_19_reve_et_politique.… · John Stuart Mill, De la liberté, 1859 : « […] la seule fin pour laquelle les hommes

Conclusion

Marc-Aurèle, Pensées : « N'espère pas la République de Platon, mais sois content si une petite chose progresse, et réfléchis au fait que ce qui résulte de cette petite chose n'est précisément pas une petite chose. »