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César Aira nous livre ici l’histoire inouïe et hila-rante de l’implacable enchaînement de causes et d’effets qui conduit un homme ordinaire – vieux garçon, taxidermiste amateur, visité à heures fixes par de mystérieuses voix nocturnes – à créer à son insu, dans les douze heures qui suivent un incident plutôt embarrassant (le règlement de son salaire en fausse monnaie), le chef-d’œuvre de la poésie d’Amérique centrale.Étonnante et irrésistible mise en scène du « génie littéraire » par un grand écrivain, dont chaque nou-veau roman surprend délicieusement ses lecteurs et redessine à sa manière, radicalement nouvelle, les contours de la littérature latino-américaine d’au-jourd’hui.

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CÉSAR AIRA

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Traduit de l’espagnol (Argentine)par Michel LAFON

CHRISTIAN BOURGOIS ÉDITEUR

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Titre original :Varamo

César Aira est né en 1949 à Coronel Pringles, unpetit village au milieu de la pampa, à 1 000 kilo-mètres au sud de Buenos Aires où il s’est installé en1967 pour étudier les langues. Pendant le régimemilitaire argentin, il a été mis en prison pour avoirété membre d’un groupe trotskiste. En 1978 il apublié son second livre Ema, la cautiva (Ema, la cap-tive), son premier roman ayant été interdit par lacensure. Il passe pour être un des auteurs les plusexcentriques et les plus novateurs de la langue espa-gnole aujourd’hui. Son excentricité est une des rai-sons pour lesquelles il est resté longtemps inaperçu.Ses livres sont également traduits en allemand, ita-lien, russe, grec, portugais, anglais.

Professeur à l’université, César Aira est aussi tra-ducteur du français et de l’anglais.

© César Aira 2002, arranged byMichael Gaeb Literary Agency

© Christian Bourgois éditeur, 2005,pour la traduction françaiseISBN 978-2-267-02848-5

Cet ouvrage a été numérisé en partenariat avec le Centre National du Livre

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Un jour de 1923, dans la ville de Colón(Panamá), un commis aux écritures de troisièmeclasse sortait du Ministère où il remplissait sesfonctions, à la fin de sa journée de travail. Ilvenait de toucher son salaire à la caisse, puisquec’était le dernier jour ouvrable du mois. Dans lelaps de temps qui s’écoula entre ce moment etl’aube du jour suivant, quelque dix ou douzeheures plus tard, il écrivit un long poème, inté-gralement, depuis la décision de l’écrire jusqu’aupoint final, après lequel il n’y aurait ni ajout nicorrection. Pour finir de refermer ce laps detemps sur lui-même, il faut dire que jamaisauparavant, dans son demi-siècle de vie, iln’avait écrit le moindre vers, ni n’avait eu lemoindre motif de le faire ; et qu’après, il ne le fitpas davantage. Ce fut une bulle dans le temps et

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dans sa biographie, sans suite ni antécédent.L’inspiration resta enclose dans l’action, et viceversa, l’une alimentant l’autre et toutes deux seconsumant mutuellement, sans laisser le moindrereste. En tout état de cause, cette affaire seraitdemeurée privée et secrète, si le protagoniste decet épisode n’avait été Varamo, et le poème ainsiproduit le chef-d’œuvre célébré de la poésiemoderne d’Amérique centrale, Le Chant de l’En-fant Vierge.

Origine et sommet de l’avant-garde expéri-mentaliste la plus audacieuse, l’énigmatiquepoème (qui fut publié sous la forme d’un livrequelques jours plus tard, pour compléter lemythe de soudaineté qui l’entoure depuis lors) aété fréquemment qualifié de miracle inexpli-cable, en raison des terribles difficultés decontextualisation qu’il soulève, pour le critiqueou pour l’historien de la littérature.

Mais tout, en ce monde, a une explication. Sinous voulons la trouver ici, nous devons nousrappeler que, de même que l’épisode a une fin(le texte du poème), il a eu un commencement,symétrique de la fin comme l’effet est symé-trique de la cause, ou vice-versa. Ce commence-ment se situa, comme nous l’avons déjà dit, au

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moment où Varamo, ayant fini ses heures debureau, alla toucher son salaire. Et ce qui trans-forma en commencement, en commencementde quelque chose qui n’avait encore ni forme ninom, cet événement banal, ce fut que, cette fois-là, on le paya en fausse monnaie. (Son salaireétait de deux cents pesos ; on lui donna deuxfaux billets de cent).

L’objet de ce récit est de présenter dans sondéploiement naturel la série complète des faitsqui se produisirent dans l’intervalle, depuis lemoment où il prit les billets jusqu’au momentoù le poème fut terminé. Ces deux extrêmesavaient pour point commun d’être étrangers autrain habituel de ses pensées. Il n’avait jamais euentre les mains, ni vu, un faux billet ; il pouvaitparfaitement imaginer ce qu’était la contrefaçon,mais il n’avait jamais vu surgir le moindre élé-ment capable d’évoquer sa possibilité réelle. Dela même façon, il n’avait jamais écrit de poésie,n’en avait jamais lu, n’avait jamais prêté lamoindre attention à l’existence de ce genre litté-raire, ni de tout autre genre d’ailleurs. Mais unefois qu’une chose arriva, l’autre arriva aussi et,entre la première et la seconde, il s’étendit unechaîne de causes et d’effets parfaitement justi-fiée. Ce qui n’était pas justifié, c’était le début, et

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la fin, et cet aspect radicalement arbitraire enve-loppa toute la série et l’isola, en enserrant sescausalités internes dans une logique de fer. D’unautre côté, l’hétérogénéité des extrêmes entreeux (quelle relation peut-il y avoir entre unepaire de faux billets et un chef-d’œuvre litté-raire ?) créa une prolifération incontrôlabled’étapes intermédiaires. Un compact de sens, sil’on veut, mais menacé de l’intérieur par l’infini.

Il sortit du Ministère en plein désarroi. Ils’était rendu compte de la falsification aumoment même où le caissier lui avait tendu lesbillets, avec des mouvements mécaniques millefois répétés ; mais il n’avait pas réagi, et sa per-plexité était totale. Que faire de cet argent, dontle modeste montant représentait, qui plus est,tout son pouvoir d’achat pour un mois ? Samentalité de bureaucrate l’avait empêché deréagir dans l’instant, avant de saisir les billets et,maintenant qu’il les avait mis dans sa poche,c’était trop tard. Il avait senti que l’illégalité deces billets lui assignait implicitement un mandatde silence et de discrétion. Comme la quasi-totalité des fonctionnaires, il ne faisait pas degros efforts pour justifier son salaire, qu’il consi-dérait, de ce fait, comme une espèce de cadeau ;si bien que tout son instinct l’avait poussé à

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baisser la tête, à accepter, à se taire. De toutefaçon, c’était une somme misérable, une véri-table aumône de l’État vis-à-vis des citoyens pri-vilégiés de la classe moyenne, incapables de fairequoi que ce soit de productif. Maintenant,certes, son statut pouvait changer, sans sortir dela sphère du Budget national : si on l’attrapaiten train d’écouler de la fausse monnaie, il iraiten prison. Littéralement, il ne savait que faire, ilpouvait à peine marcher. Les quelques centainesde mètres qu’il devait parcourir jusqu’à sondomicile lui pesaient autant qu’un tour dumonde. Que faire, que faire ? Il n’en avait pas lamoindre idée. C’était une situation trop étrange.Jusqu’à ce jour, il n’avait jamais été question, auPanamá, de fausse monnaie. D’autant plus quele rythme d’émission de la monnaie était trèslent, vu la quiétude de l’économie du pays. Maiss’il s’agissait d’un prédicat entièrement nouveau,comment se faisait-il qu’il l’ait capté sur-le-champ, dans toutes ses conséquences ? Cela nepouvait s’expliquer que comme la réactivationd’une situation archétypale, que même un êtreaussi peu mondain que ce rond-de-cuir portaitimprimée au fond de son cerveau. Ce qui, ducoup, expliquait qu’il en soit tellement accablé,puisqu’il pouvait se demander : dans l’humanité

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tout entière, pourquoi faut-il que ça m’arrivejustement à moi ?

Quoi qu’il en soit, il avait continué à avancerau milieu de sa paralysie et il se retrouvait main-tenant dans la rue. Face au Palais des Ministères,dont il sortait, la place, centre vital de la ville. Àcette heure-là, le dernier soleil de l’après-midiilluminait les panaches des palmiers, sous les-quels, à la fraîcheur miséricordieuse de l’ombre,fourmillait une multitude en mouvement. Lesemployés sortaient par vagues des édificespublics qui entouraient la place et ils la traver-saient dans tous les sens, des couples se retrou-vaient, des collégiens bruyants s’égaillaient, desvieux prenaient l’air, des enfants finissaient envitesse leurs jeux avant de rentrer chez eux. Ildevait lui aussi traverser la place, mais aupara-vant il lui fallait traverser la rue, ce qu’il fit avecprécaution : c’était l’heure où les chauffeurs desgros bonnets des Ministères allumaient lesmoteurs de leurs voitures et réalisaient toutessortes de manœuvres pour se garer aussi commo-dément que possible pour leurs patrons. Le bruitétait assourdissant, d’autant plus qu’il s’ajoutaitau vrombissement de centaines de voix etd’appels, sans compter le chœur des oiseaux, quis’égosillaient dans les arbres. Soudain, une note

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aiguë et soutenue se superposa à tous les autresbruits. Varamo la reconnut presque sans avoirbesoin d’en prendre conscience et il leva les yeuxvers l’autre côté de la place. Il put voir, par lalongue avenue centrale, que la cérémonie vespé-rale des couleurs venait effectivement de com-mencer. Juste en face du Palais des Ministères,de l’autre coté de la place, se trouvait la rési-dence du Gouverneur ; il en sortait tous lessoirs, à cinq heures précises, une formation decadets, pour amener le drapeau qu’elle avaithissé, à la première heure de la matinée, en unecérémonie exactement identique mais inverse.En ces deux occasions, le lent parcours ascen-dant ou descendant du pavillon était accompa-gné de cette note soutenue au clairon, qui à cetinstant même donnait le la du vacarme. Le sonaigu de cette note unique devenait tout proche,très intime, il se désolidarisait des soldats qui, deloin, ressemblaient à des miniatures, à cause ducoloris criard de leurs uniformes, de la posturemétallique du « garde-à-vous » qui les déshuma-nisait et de l’aspect impeccable de leur accoutre-ment, sans un poil qui dépassait, en totalcontraste avec l’exubérance tropicale de tout cequi les entourait.

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Alors qu’il traversait la rue, en faisant extrê-mement attention aux voitures, qui se dépla-çaient lentement mais dans toutes les directions,l’une d’entre elles se mit à reculer, puis à avan-cer, et sembla même tourner autour de lui,comme si elle avait l’intention de l’intercepter.C’était une de ces Hispano-Suiza que les Fran-çais avaient jadis importées, un énorme enginnoir de huit mètres de long qui toussait, klaxon-nait et paraissait s’acharner contre lui. Vu sa ten-sion nerveuse, il sursauta, comme si un étrangemonstre mécanique l’avait pris pour cible. Mais,au moment où il résolut de le contourner entiè-rement, de se mettre à distance et d’atteindre auplus vite, quitte à courir si cela s’avérait néces-saire (il rassemblait déjà toutes ses forces à cettefin), le centre de la place, il se retrouva à côté dusiège du chauffeur et se rendit compte que celui-ci était en train de lui crier quelque chose. Ilresta paralysé. C’était bien à lui qu’il parlait, etles mouvements incompréhensibles de l’autodevaient avoir pour objectif de se placer à côtéde lui. Lui-même, en essayant de l’éviter à toutprix, avait rendu les choses encore plus inexpli-cables. Il salua l’homme d’un sourire nerveuxmais, quand il le reconnut, il fut assailli de nou-velles alarmes. Les chauffeurs des Ministèress’étaient constitués en une confrérie de vendeurs

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de billets de loterie, qui prenaient à crédit lesparis des petits employés de son espèce. EtVaramo souffrait d’une sérieuse amnésie enmatière de dettes de jeu, si bien qu’il ne pouvaits’étonner de s’en voir rappeler une à toutmoment. C’était probablement le cas, vu queces sujets devaient savoir que la paie tombaitaujourd’hui et qu’il avait de l’argent sur lui.Même si justement... Et pourtant, non : quandil réussit enfin à comprendre ce que l’autre luidisait, il vit qu’il s’agissait du contraire. Il voulaitlui payer une somme gagnée avec ses numéros ;pas par lui, mais par sa mère, qui était unejoueuse invétérée et ne ratait pas une occasionde jouer des numéros, issus de ses rêves ou de sescalculs, tous les jours, quand elle venait dans lesenvirons de la place faire ses courses ou bavarderavec ses amies. Cette fois, elle avait gagnéquelque chose, et le commissionnaire voulait luifaire passer son gain par son fils. Il n’était pastrès régulier de recourir à un intermédiaire, maisl’irrégularité même du jeu clandestin produisaitcette urgence à payer toutes les dettes, à encais-ser tous les crédits, à remettre les comptes à zéroet à tout recommencer. Trop soulagé pour pro-tester, Varamo tendit la main et prit ce que luidonnait le chauffeur, dans ses fonctions de capi-taliste.

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Alors seulement la pesante automobile finitd’avancer, ou de reculer, et il put continuer enligne droite jusqu’au trottoir. Et regarder enfince qu’il avait serré nerveusement dans sa main :un billet d’un peso, complètement déteint, sivieux et passé entre tant de mains qu’il ne seridait même plus, enveloppé dans un papier, unepage de cahier pliée en deux. L’homme y avaitnoté la combinaison gagnante, suivie des combi-naisons perdantes et du bilan des pertes et desgains. Varamo avait l’habitude de servir de boîteaux lettres à sa mère dans ces petites affaires, sibien qu’il n’accorda qu’un regard distrait à cesannotations, avant de mettre le tout dans sapoche et de l’oublier. Pourtant, il s’agissait d’undocument intéressant, qui aurait laissé perplexetout observateur non initié. Pour commencer, lepapier ne comportait pas un seul nombre, alorsque c’était bien de cela qu’il s’agissait. La pru-dence incitait ces hommes à recourir à un code,où chaque numéro était représenté par un mot.Le papier avait l’aspect innocent d’une lettre,incohérente et écrite en grossiers caractèresd’imprimerie ; ces chauffeurs à moitié analpha-bètes s’étaient fait faire un modèle, qu’ilscopiaient de mémoire, avec toutes les déforma-tions que l’on peut imaginer. S’il avait été le

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joueur (et parfois, il l’était), il aurait d’embléeécarté ce compte rendu, en faisant entièrementconfiance au commissionnaire, mais il savait quesa mère passait un bon moment à déchiffrer cesgalimatias, pour vérifier que chaque combinai-son correspondait bien à ses intentions origi-nales, et aux commandements du hasard.

Il leva les yeux, la main encore dans la poche,et la lumière l’inonda, comme un bain sacré. Lalumière était ce qui faisait fonctionner lemonde ; le monde était Colón ; Colón était laplace. La lumière dissolvait les préoccupationscréées par sa jumelle obscure, la pensée. Pour-quoi penser ? Pourquoi s’inventer une prison deproblèmes, quand la solution était aussi procheque des yeux qui s’ouvrent ? La lumière dissol-vait, mais, d’un autre côté, elle condensait :c’était à son action que l’on devait la présence detoutes ces statues de couleur, les plantes, lesgens, les animaux, les nuages et la terre. C’étaitl’heure où tout le monde sortait, où tout lemonde se cherchait au centre de la ville, où tousles yeux s’ouvraient, ceux des vivants commeceux des morts. Chaque feuille d’arbre avait sonéquivalent dans un pas humain, et les laby-rinthes transparents de la fin de l’après-midiconduisaient au bonheur. Mais Varamo avait ces

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deux maudits billets dans sa poche, comme deuxailes de chauve-souris éventant les ténèbresveloutées. Ils lui pesaient comme des penséesrestant à penser. Tout autour de lui, c’était la vie,et il ne pouvait pas la vivre ! Changer deuxbillets devait être la chose la plus facile dumonde, mais il était incapable de planifier neserait-ce que le début d’une action. Il se noyaitdans un verre d’eau, il s’effrayait de glisser vers lebattement obscur des idées, comme s’il allaitperdre pour toujours le visible et le réel. Il sortitla main de sa poche et, d’un geste vain, essayad’attraper les cellules flottant dans la lumière. Ilfit un pas et pensa : pourquoi fallait-il que çam’arrive à moi ? Pourquoi à moi ? Et chez cha-cun des centaines d’hommes, de femmes etd’enfants qui circulaient sur la place, de leurscerveaux irisés, un refrain moqueur paraissaitjaillir : « Pas à moi », « Pas à moi ».

Il se sentait un peu étourdi, un peu hors delui, ce qu’il pouvait comprendre, vu les circons-tances. Il s’arrêta et regarda en clignant les yeux.Face à lui, et presque à perte de vue, il avait, surla droite et sur la gauche de l’avenue centrale, eten réalité tout autour de la place, une file épaissed’indigènes assises par terre, avec leur marchan-dise exposée sur des couvertures. Elles vendaient

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de tout, aussi bien de la friture que des pendantsd’oreille en or. Sa tension avait chuté, évidem-ment, et ça lui aurait fait du bien de manger unebouchée de quelque chose. Il s’approcha d’unedes femmes, la salua et observa un moment sonéventaire, puis signala un bonbon rouge enforme de dé. Elle l’enveloppa dans un petitpapier et il s’inclina pour le prendre. Il le sortitaussitôt du papier, mit le papier dans sa pochepour ne pas salir le trottoir et attrapa le petitcube rouge entre l’index et le pouce de sa maindroite. Il était si distrait qu’il faillit oublier qu’ildevait payer. Alors, de la main gauche, en se tor-dant, il commença à fouiller maladroitement sespoches. Mais comment payer ? Il n’avait pas demonnaie... Il finit par se souvenir du peso quelui avait donné le chauffeur, et le tendit à la ven-deuse. D’un air horrifié, elle refusa de leprendre. Un peso, c’était beaucoup trop ! Ellen’avait pas de quoi lui rendre la monnaie. Iln’avait pas plus petit ? Tout triste, il fit signe quenon. Il faillit lui montrer un des billets de centpesos, mais il jugea que ce serait une impru-dence, sans parler de la difficulté de fouiller danssa poche avec la mauvaise main. Finalement, ellelui prit le peso, se décidant à mettre en branletout un dispositif d’obtention de monnaieauquel la nécessité avait habitué ces vendeuses.

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Comme si un instinct spécial l’avait alerté, l’ins-trument de cette manœuvre, un infirme,s’approchait déjà. Cet homme, que sa difficultéà se mouvoir rendait si peu apte à ce travail,gagnait sa vie de cette façon, ce qui montre bienque, dans la société, on peut arriver à tirer sasubsistance du plus infime des besoins. Le peso àla main, il s’éloigna en longeant les Indiennesassises, en secouant ses jambes inutiles et enrécupérant son équilibre menacé à coups debalancements convulsifs du torse et de mouli-nets des bras. Les femmes interpellées protes-taient, elles poussaient les hauts cris, mais, fina-lement, une sur cinq lui manifestait sa solidarité,dans la mesure de ses possibilités, de sorte que lepeso se mit à se diviser en fractions de plus enplus petites. L’homme dut s’éloigner presque jus-qu’au coin de l’avenue et, pendant qu’ils l’atten-daient, comme pour passer le temps, la vendeusefit un commentaire sur le travail que cela repré-sentait pour elles, de faire ainsi de la monnaie,un travail de Sisyphe puisque, quoi qu’elles fas-sent, il se réduisait à néant à la fin de la journée,et il fallait tout recommencer le jour suivant.

Quand l’infirme revint avec la monnaie, etqu’on la lui donna, Varamo se répandit enexcuses et en remerciements, et il ne put faire

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