critères de dépistage des kératocônes infracliniques et

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Images en Ophtalmologie Vol. X - n° 3 mai-juin 2016 82 Focus Critères de dépistage des kératocônes infracliniques et critères d’évolutivité des maladies ectatiques Evolution profile of different corneal parameters in progressive keratoconus J. Tellouck (Centre national de référence du kératocône, CHU de Bordeaux) L e bilan préopératoire, en chirurgie réfractive, doit être extrêmement précis afin de déterminer les “bons” et les “mauvais” candidats et, ainsi, de réduire au minimum le risque d’ectasie post-laser excimer. En postopératoire, il sera important de reconnaître les marqueurs topographiques de suivi les plus spécifiques et précoces afin de diagnostiquer une ectasie à un stade débutant et, ainsi, de limiter la perte visuelle. Le bilan préopératoire a pour objectif de diagnostiquer les patients porteurs d’un kératocône infraclinique et repose sur un faisceau d’arguments : données cliniques (âge du patient, amétropie, etc.), mais aussi tomotopographiques. De nombreux critères doivent être étudiés : sur la carte pachymétrique, le décentrement du point de pachymétrie le plus fin (Thinnest Point [TP]) en regard du point le plus cambré (figure 1), ainsi que les pachy- métries fines ; sur les cartes topographiques obtenues par réflexion spéculaire, la face antérieure de la cornée permet d’étudier : la valeur de la kératométrie centrale (Kmax), qui reflète la courbure de la cornée, la valeur du I-S (inférieur-supérieur), ratio qui traduit l’asymétrie dioptrique haut/bas, l’indice SRAX (Skew Radial Axis Index), qui quantifie l’irrégularité de l’astigmatisme, le KPI (Keratoconus Prediction Index), indice de Klyce et Maeda témoignant de la probabilité de présenter une cornée suspecte. Après l’étude de ces critères, près de 8 % des kératocônes infracliniques restent non diagnostiqués (1) en raison du masquage des irrégularités de la face antérieure cor- néenne par l’épithélium (2). La technologie Scheimpflug permet d’apporter des para- mètres supplémentaires par analyse de la face postérieure de la cornée : un fort astigmatisme postérieur isolé et, donc, une absence de symétrie entre les profils des faces antérieure et postérieure de la cornée doivent éveiller les soupçons (figures 2, p. 84 et 3, p. 85). Il est le plus souvent reconnu que les modifications cornéennes initiales dans le kératocône ont lieu en face postérieure (3). De nombreux scores ont aussi été développés. Ainsi, par exemple, le score de D. Gatinel et al. (développé sur l’Orbscan ® ) [4] repose sur 5 critères ; le score de D. Smadja et al. (développé sur le Galilei ® ) repose sur l’asymétrie de la face cornéenne postérieure et la distribution spatiale du profil pachymétrique (figure 2, p. 84) [5]. Enfin, toute asymétrie du profil topographique sur l’élévation postérieure doit faire suspecter un kératocône infraclinique. L’analyse en mode BFTA (Best Fit Toric and Aspheric) présenterait une supériorité vis-à-vis de la BFS (Best Fit Sphere) pour le diagnostic des cornées suspectes (figure 4, p. 86 et figure 5, p. 87) [6]. Retenons que les principales sources d’erreur, à savoir le warpage (déformation cornéenne secondaire à l’empreinte faite par les lentilles de contact) et la sécheresse oculaire, peuvent mimer des topographies suspectes. Après traitement, toute modification de l’acuité visuelle doit faire évoquer 4 hypothèses principales : une perte de la stabilité préopératoire de l’amétropie, une régression, un spasme accommodatif ou une ectasie cornéenne. L’ectasie post-laser excimer reste la complication la plus redoutée, car elle entraîne le plus souvent une baisse de vision difficilement réversible chez des patients jeunes. Comme pour tout suivi des maladies cornéennes ecta- tiques, certaines recommandations ont été proposées, mais il n’existe, à l’heure actuelle, aucun consensus absolu. Le critère de modification du SimKmax antérieur (Kmax ant) est le plus répandu. Le tableau ci-contre regroupe les principaux critères d’évolution retrouvés dans la littérature (7-10). Mots-clés. Cornée • Topographie • Kératocône • Ectasie post-Lasik. Keywords. Cornea • Topography • Keratoconus • Post-Lasik ectasia.

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Page 1: Critères de dépistage des kératocônes infracliniques et

Images en Ophtalmologie • Vol. X - n° 3 • mai-juin 201682

Focus

Critères de dépistage des kératocônes infracliniques et critères d’évolutivité des maladies ectatiquesEvolution profile of different corneal parameters in progressive keratoconusJ. Tellouck (Centre national de référence du kératocône, CHU de Bordeaux)

L e bilan préopératoire, en chirurgie réfractive, doit être extrêmement précis afin de déterminer les “bons” et les “mauvais” candidats et, ainsi, de réduire au

minimum le risque d’ectasie post-laser excimer.En postopératoire, il sera important de reconnaître les marqueurs topographiques de suivi les plus spécifiques et précoces afin de diagnostiquer une ectasie à un stade débutant et, ainsi, de limiter la perte visuelle.Le bilan préopératoire a pour objectif de diagnostiquer les patients porteurs d’un kératocône infraclinique et repose sur un faisceau d’arguments : données cliniques (âge du patient, amétropie, etc.), mais aussi tomotopographiques. De nombreux critères doivent être étudiés :

• sur la carte pachymétrique, le décentrement du point de pachymétrie le plus fin (Thinnest Point [TP]) en regard du point le plus cambré (figure 1), ainsi que les pachy-métries fines ;

• sur les cartes topographiques obtenues par réflexion spéculaire, la face antérieure de la cornée permet d’étudier :

— la valeur de la kératométrie centrale (Kmax), qui reflète la courbure de la cornée,

— la valeur du I-S (inférieur-supérieur), ratio qui traduit l’asymétrie dioptrique haut/bas,

— l’indice SRAX (Skew Radial Axis Index), qui quantifie l’irrégularité de l’astigmatisme,

— le KPI (Keratoconus Prediction Index), indice de Klyce et Maeda témoignant de la probabilité de présenter une cornée suspecte.Après l’étude de ces critères, près de 8 % des kératocônes infracliniques restent non diagnostiqués (1) en raison du masquage des irrégularités de la face antérieure cor-néenne par l’épithélium (2).

La technologie Scheimpflug permet d’apporter des para-mètres supplémentaires par analyse de la face posté rieure de la cornée : un fort astigmatisme postérieur isolé et, donc, une absence de symétrie entre les profils des faces antérieure et postérieure de la cornée doivent éveiller les soupçons (figures 2, p. 84 et 3, p. 85). Il est le plus souvent reconnu que les modifications cornéennes initiales dans le kératocône ont lieu en face postérieure (3).De nombreux scores ont aussi été développés. Ainsi, par exemple, le score de D. Gatinel et al. (développé sur l’Orbscan®) [4] repose sur 5 critères ; le score de D. Smadja et al. (développé sur le Galilei®) repose sur l’asymétrie de la face cornéenne postérieure et la distribution spatiale du profil pachymétrique (figure 2, p. 84) [5].

Enfin, toute asymétrie du profil topographique sur l’élévation postérieure doit faire suspecter un kératocône infraclinique. L’analyse en mode BFTA (Best Fit Toric and Aspheric) présenterait une supériorité vis-à-vis de la BFS (Best Fit Sphere) pour le diagnostic des cornées suspectes (figure 4, p. 86 et figure 5, p. 87) [6].Retenons que les principales sources d’erreur, à savoir le warpage (déformation cornéenne secondaire à l’empreinte faite par les lentilles de contact) et la sécheresse oculaire, peuvent mimer des topographies suspectes.

Après traitement, toute modification de l’acuité visuelle doit faire évoquer 4 hypothèses principales : une perte de la stabilité préopératoire de l’amétropie, une régression, un spasme accommodatif ou une ectasie cornéenne.L’ectasie post-laser excimer reste la complication la plus redoutée, car elle entraîne le plus souvent une baisse de vision difficilement réversible chez des patients jeunes.Comme pour tout suivi des maladies cornéennes ecta-tiques, certaines recommandations ont été proposées, mais il n’existe, à l’heure actuelle, aucun consensus absolu. Le critère de modification du SimKmax antérieur (Kmax ant) est le plus répandu. Le tableau ci-contre regroupe les principaux critères d’évolution retrouvés dans la littérature (7-10).

✔ Mots-clés. Cornée • Topographie • Kératocône • Ectasie post-Lasik.

✔ Keywords. Cornea • Topography • Keratoconus • Post-Lasik ectasia.

0082_IOP 82 27/06/2016 11:02:27

Page 2: Critères de dépistage des kératocônes infracliniques et

Figure 1. Décentrement du TP (point de pachymétrie le plus fi n) en regard du Kmax (kératométrie centrale) chez un patient kératoconique.

Courbure antérieure instantanée [D] n 1.3375 Pachymétrie cornéenne [µm]

BFTA postérieure d’élévation [µm]Courbure postérieure instantanée [D] Fit Zone 8.0 mm /Radius BFS 6.29 mm

Images en Ophtalmologie • Vol. X - n° 3 • mai-juin 201683

Tableau. Critères d’évolution du kératocône issus de la littérature.

Kmax ant Pachymétrie Cylindre Acuité visuelle ou réfraction

F. Raiskup-Wolf et al. (7) > 1 D en 1 an Perte d’au moins 1 ligne de MAVAC

P. Vinciguerra et al. (8) > 1,5 D en 6 mois < 5 % en 6 mois > 3 D en 6 mois

P.S. Hersh et al. (9) > 1 D en 1 an > 1 D en 1 an Variation de ES : ± 0,5 D en 1 an

J.A. Choi et al. (10) > 1,5 D en 1 an

ES : équivalent sphérique.

0083_IOP 83 27/06/2016 11:02:33

Page 3: Critères de dépistage des kératocônes infracliniques et

Figure 2. Forme fruste de kératocône sur un œil gauche : absence de symétrie entre les faces antérieure et postérieure, décentrement du TP (point le plus fi n de pachymétrie) en regard du point le plus cambré et bombement sur la face postérieure en regard d’un bombement sur l’élévation postérieure en BFTA (Best Fit Toric and Aspheric).

Courbure antérieure instantanée [D] n 1.3375 Pachymétrie cornéenne [µm]

Courbure postérieure instantanée [D] BFTA postérieure d’élévation [µm] Fit Zone 8.0 mm / Radius BFS 6.55 mm

Images en Ophtalmologie • Vol. X - n° 3 • mai-juin 201684

Focus

0084_IOP 84 27/06/2016 11:02:36

Page 4: Critères de dépistage des kératocônes infracliniques et

Figure 3. Kératocône sur un œil droit : symétrie entre les faces antérieure et postérieure, décentrement du TP (point de pachymétrie le plus fi n) en regard du point le plus cambré et bombement sur la face antérieure en regard d’un bombement sur l’élévation postérieure en BFTA (Best Fit Toric and Aspheric).

Courbure antérieure instantanée [D] n 1.3375 Pachymétrie cornéenne [µm]

Courbure postérieure instantanée [D] BFTA postérieure d’élévation [µm] Fit Zone 8.0 mm / Radius BFS 6.17 mm

Images en Ophtalmologie • Vol. X - n° 3 • mai-juin 201685

0085_IOP 85 27/06/2016 11:02:40

Page 5: Critères de dépistage des kératocônes infracliniques et

Figure 4. Forme fruste de kératocône sur l’œil droit : supériorité de la BFTA (Best Fit Toric and Aspheric) sur la BFS (Best Fit Sphere) pour la détection des kératocônes infracliniques ; bombement inférieur sur la face postérieure cornéenne retrouvé sur la BFTA postérieure.

Courbure antérieure instantanée [D] n 1.3375 Pachymétrie cornéenne [µm]

Courbure postérieure instantanée [D] BFTA postérieure d’élévation [µm] Fit Zone 8.0 mm /

Radius BFS 6.70 mm

Images en Ophtalmologie • Vol. X - n° 3 • mai-juin 201686

Focus

L’acuité visuelle est essentielle, avec recherche d’une perte de ligne en meilleure acuité visuelle avec correction (MAVAC) et/ou réapparition (ou majoration) du cylindre réfractif. L’évolution de la pachymétrie, avec un amincissement progressif et un décentrement du TP, doit être un signal

d’alerte. La quantité de tissu altéré (PTA) en préopératoire est désormais une notion cruciale : calculer le PTA permet d’orienter vers le risque ectatique (11) . Le Kmax ant reste malgré tout le critère principal de suivi. Cependant, les critères d’évolutivité peuvent être faussés

0086_IOP 86 27/06/2016 11:02:46

Page 6: Critères de dépistage des kératocônes infracliniques et

Figure 5. Forme fruste de kératocône sur l’œil droit. Asymétrie de la BFTA (Best Fit Toric and Aspheric) par rapport à la BFS (Best Fit Sphere) : asymétrie sur la BFTA masquée par l’aspect en selle à cheval sur la BFS.

BFS postérieure d’élévation [µm] BFTA postérieure d’élévation [µm] Fit Zone 8.0 mm / Radius BFS 6.70 mm

Fit Zone 8.0 mm /Radius BFS 6.70 mm

Images en Ophtalmologie • Vol. X - n° 3 • mai-juin 201687

par la déviation standard de mesure des différents para-mètres, d’autant plus que la répétabilité des examens est de moins en moins bonne au fur et à mesure que la sévérité du phénomène d’ectasie augmente. L’indication de la réalisation d’un cross-linking du collagène cornéen dépend de ces critères. C’est la raison pour laquelle nous avons mené une étude à Bordeaux dont l’objectif était d’analyser les profils d’évolution de plusieurs paramètres topo- tomographiques de la cornée dans le kératocône évolutif et de les comparer à la cinétique d’évolution de la kératométrie antérieure. Nous avons ainsi mis en évidence que la kérato métrie postérieure et la coma verticale présentaient des modifications plus précoces que le Kmax ant dans le kératocône évolutif. Ces paramètres sont désormais également considérés dans notre pratique comme des critères de suivi importants du kératocône évolutif ou de l’ectasie post-laser excimer. La chirurgie réfractive reste donc une discipline pour laquelle le bilan préopératoire est capital afin de ne pas méconnaître des kératocônes infracliniques et, ainsi, de ne pas exposer le patient au risque d’ectasie iatrogène. II

J. Tellouck déclare ne pas avoir de liens d’intérêts en relation avec cet article.

Références bibliographiques 1. Randleman JB, Trattler WB, Stulting RD. Validation of the Ectasia Risk Score System for preoperative laser in situ keratomileusis screening. Am J Ophthalmol 2008;145(5):83-8. 2. Rocha KM, Perez-Straziota CE, Stulting RD, Randleman JB. SD-OCT analysis of regional epithelial thickness profi les in keratoconus, post-operative corneal ectasia, and normal eyes. J Refract Surg 2013;29(3):173-9. 3. Schlegel Z, Hoang-Xuan T, Gatinel D. Comparison of and correlation between anterior and posterior corneal elevation maps in normal eyes and keratoconus-suspect eyes. J Cataract Refract Surg 2008;34(5):789-95. 4. Saad A, Gatinel D. Topographic and tomographic properties of forme fruste keratoconus corneas. Invest Ophthalmol Vis Sci 2010;51(11):5546-55. 5. Smadja D, Touboul D, Cohen A et al. Detection of subclinical kerato-conus using an automated decision tree classifi cation. Am J Ophthalmol 2013;156(2):237-46. 6. Smadja D, Santhiago MR, Mello GR et al. Infl uence of the reference surface shape for discriminating between normal corneas, subclinical keratoconus, and keratoconus. J Refract Surg 2013;29(4):274-81. 7. Raiskup-Wolf F, Hoyer A, Spoerl E, Pillunat LE. Collagen crosslinking with ribofl avin and ultraviolet-A light in keratoconus: long-term results. J Cataract Refract Surg 2008;34(5):796-801. 8. Vinciguerra P, Albè E, Trazza S et al. Refractive, topographic, tomo-graphic, and aberrometric analysis of keratoconic eyes undergoing corneal cross-linking. Ophthalmology 2009;116(3):369-78. 9. Hersh PS, Greenstein SA, Fry KL. Corneal collagen crosslinking for keratoconus and corneal ectasia: one-year results. J Cataract Refract Surg 2011;37(1):149-60. 10. Choi JA, Kim MS. Progression of keratoconus by longitudinal assess-ment with corneal topography. Invest Ophthalmol Vis Sci 2012;53(2):927-35. 11. Santhiago MR, Smadja D, Wilson SE et al. Role of percent tissue altered on ectasia after LASIK in eyes with suspicious topography. J Refract Surg 2015;31(4):258-65.

0087_IOP 87 27/06/2016 11:02:47