creezy - felicien marceau

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  • Flicien Marceau

    Creezy

    Gallimard

  • IElle est ronde, cette place. Non, elle nest pas ronde. Pourquoi ai-je dit quelle tait ronde ? Elleest comme toutes ces places aux portes de Paris, porte Maillot, porte dItalie, porte de Pantin, uneaire dmesure, btie nimporte comment, qui fuit de toutes parts, dilue dans les larges avenues quiy dbouchent, informe finalement, trop vaste pour quon en puisse discerner le dessin, le flot desvoitures venant encore brouiller les contours. Il faudrait tre en hlicoptre. Je ne suis pas enhlicoptre. Je suis arrt l, au bord du trottoir, un trottoir dmesur lui aussi, comme une plage. Uneplage au bord du fleuve des voitures. Il y a longtemps que je ne me suis plus arrt. Il me semblequil y a des sicles que je ne me suis plus arrt. Jtais press. Press de toutes parts. Ou alorsjattendais. Quand on attend, les gens, les choses nexistent pas. On les longe, on les frle : ils ne sontpas l, ils ne sont pas vraiment l. Je nai pas ma voiture. Sans ma voiture, je me sens comme un veuf.Perdu, isol, peu sr. Je viens de la dposer l en face, dans ce garage. Un bruit qui minquitait,dans le moteur. Il parat que ce nest rien, il y en a pour une demi-heure. Cette demi-heure est devantmoi comme un trou. Comme le vide. Devant moi, il ny a que cette place, encombre, brouille, quitangue sous les voitures, mais vide. Il ny a pas huit jours, mme pour cette demi-heure, jaurais prisun taxi, jaurais rejoint Creezy, ou jaurais t dans un caf, pour lui tlphoner. Moi dans cette botetroite, pris entre lappareil et le verre grav de la porte, elle au bout du fil. Il ny a plus Creezy.Comprenez-vous cela : il ny a plus Creezy. Je suis vide, vacant, inoccup, libre mais dans lemauvais sens du terme, libre comme le taxi qui nest libre que lorsquil ne remplit pas sa vocation detaxi. Cette femme qui va passer devant moi, si elle me regarde, je pourrais la suivre. Elle ne meregarde pas. Je ne la suis pas. Mais jaurais pu. Jaurais eu le temps. Jusquici, je navais jamais letemps. Mon temps, ctait Creezy. Toutes les heures que jarrivais sauver : Creezy. Ma libert :Creezy. Il ny a plus Creezy. Maintenant, ma libert, cest cette femme qui passe. Ou une autre. Malibert est devenue nimporte quoi. Informe. Dmesure. Comme cette place. Qui tangue, qui ondulemais o rien ne sarrte ni nexiste. Je ne vois plus devant moi que des journes sans Creezy, trouesde tout ce qui tait Creezy, vides de Creezy, comme de grands squelettes contre un ciel ple. Il nereste que ces que ces choses, puis-je trouver un mot plus vague, au milieu desquelles dj, depuisdes mois, je nerrais plus que comme un fantme, ma maison, ma femme (mais il ny a mme plus mafemme), mes enfants, le courrier, les sances de lAssemble, la Commission des Finances, toutesces choses qui dj seffritaient sous mes doigts et que, pour rejoindre Creezy, je rongeais, jegrignotais, je supprimais de plus en plus. Et que maintenant je naperois plus que de trs loin,comme des ombres, mme pas, comme lombre dun nuage qui dj se dfait. Se pourrait-il que ledsespoir ne soit rien dautre que ce dsert, ce vide, cette rosion de tout ce qui mentoure, cettedistance entre les choses et moi, cette indiffrence, cette absence totale de raison daller ici ouailleurs, de faire ceci ou autre chose ? Un jour, il y a longtemps dj, jtais en mission, un avion madpos dans le dsert, je veux dire le vrai, le Sahara. Et je me suis aperu quau lieu des pistesprcises dun aroport, le pilote, dans ce vide si parfaitement uni, se prparait atterrir exactementnimporte o, aucun signal, aucune balise, aucune broussaille, aucun accident de terrain ne lincitant se poser ici plutt que l. Ce dsert, en ce moment, cest moi. Cette surface lisse, ce vide linfini orien ne dpasse ni nappelle, o rien ne guide, dont la forme elle-mme est incertaine, mobile, lamerci du vent, ce dsert en moi, ce dsert qui non seulement est labsence de Creezy, qui est Creezyelle-mme, cet univers aride et nu dans lequel elle ma entran. Brusquement, je maperois que,cette place, jy suis dj venu. Un jour, Creezy my avait donn rendez-vous. Elle devait passer me

  • prendre avec sa voiture. La mienne, je lavais range l, plus haut. Mais cette place, cest comme sije ny tais jamais venu. Je nen avais rien vu. Jattendais Creezy avec sa voiture : je ne regardaisque les voitures. Et ces voitures elles-mmes, il me suffisait dun dtail, la marque, la couleur, unhomme au volant, dj elles sortaient de mon regard, elles cessaient dexister, je ne les voyais plus.Maintenant, je les vois. Dune seconde lautre, jai recommenc les voir. Les gens, lesimmeubles, les voitures, tout cela, dans un mouvement lent et doux, remonte la surface et, enoscillant encore, se pose devant moi. Je vois le garage. Je lavais vu, bien entendu, puisque jy suisentr. Je ne lavais pas vraiment vu, comme je ne lavais pas vu le jour o, ici mme, jai attenduCreezy. Cest un grand rectangle blanc, flanqu dun rectangle annexe, plus bas, le tout recouvertdinscriptions en bleu. Le pompiste aussi est en bleu, mais un autre bleu, bleu lin, bleu pastel. Sur lapoitrine, il porte un cusson vert et blanc, le mme quon retrouve six mtres au-dessus de lui,comme projet, norme, suspendu un grand support blanc et courbe, reli au garage par deuxguirlandes de petits drapeaux. Tout cela brille et cet clat enfin matteint. Le pompiste finit dessuyerun pare-brise. Il pntre dans son kiosque, un kiosque rond, tout en verr, o des botes jaunes sontranges sur des rayons. A ct, il y a un camion-citerne, rouge, avec un large rectangle blanc. Puis, ily a une Aston-Martin, rouge aussi. Puis, aprs le garage, un immeuble, trs haut, il doit bien avoirseize ou dix-huit tages, blanc mais dj marqu par des tranes noires. A un balcon, un homme sepenche. Il coute ce que lui dit une femme, du balcon den dessous. Elle est demi tourne, ellerenverse la tte, elle a une main sur la balustrade. Entre les balcons, on a mis un ornement : desdamiers, de cramique probablement, blancs et marron. Je suis prs dun feu. Un taxi sarrte devantmoi. Le chauffeur a emmen son chien. Ils sont assis lun ct de lautre. Le chauffeur caresse latte de son chien, il lui dit quelque chose puis il lve les yeux, il surprend mon regard, il sourit, ilbalance la tte. Aussi clairement que sil mavait parl, jentends tout ce quil veut me dire : que cechien cest son ami, quil ne va pas le laisser seul chez lui lattendre toute la journe, que cestpeut-tre bte mais quil faut comprendre. Le chien me regarde aussi. Le taxi repart mais, pendant unmoment, pour moi, il a exist. Le chien, le chauffeur, le taxi, tout cela a t avec moi. A ma droite, ily a un chantier, un immeuble en construction, des palissades, une grue, immense, orange, dun orangevif, dont le long bras, lest lautre bout par un bloc de ciment, se dplace lentement dans le ciel. Jene sais pourquoi, jprouve une sorte de bonheur voir ce long bras qui se dplace lentement. Il y aune btonnire aussi, ou je ne sais quoi, une machine, un moteur. Cela fait du bruit. Un bruit que,jusquici, je nentendais pas ou dont je navais pas conscience. Maintenant, je lentends. Heurts,cahots, haltements, cliquetis, un homme qui siffle, un autre qui hle, je le vois, il porte un casqueblanc et un cir jaune, il me semble que je sors de tout ce bruit, quil est comme une grotte, un tunnel,une caverne, une caverne qui est moi-mme, qui est ce dsespoir, qui est cette chose horrible en moiet quenfin jen merge, que je regagne lair libre. Ce bruit me chasse de moi-mme, il entre en moi,il marche en moi et, dun mouvement lent et implacable, il crase la chose horrible. Il me semblequau-dedans de moi un sourd combat est engag entre ce bruit et mon dsespoir, jen perois lescoups, il me semble que je le vois, mon dsespoir, que je le vois, sous ces coups, rsister encore, setordre et enfin saffaisser, senliser, disparatre. Une femme passe, qui hale un petit garon. Le petitgaron tient une mitraillette, en matire plastique, jaune et rouge. Cette mitraillette ne lui est daucunsecours. Il la laisse traner derrire lui. Il a lair extnu. Je devais avoir la mme expressionlorsque, le dimanche, mes parents memmenaient dans leur promenade. Lair extnu des petitsgarons le dimanche. Ctait toujours la mme promenade. Nous sortions de Morlan par la route deCahors. Nous nous arrtions une guinguette. Mon pre machetait de la limonade. Ctaient desbouteilles blanches, fermes par une bille. Morlan son tour me rejoint. Morlan vient se poser entre

  • la chose horrible et moi. Javais oubli Morlan. Lhomme de Creezy ne pouvait pas tre n Morlan.Il ne pouvait tre quun homme son image, pareil elle, n jamais et nulle part, sans enfance, sanssouvenirs, issu dun ordinateur, deux robots, nous tions deux robots, en marche lun vers lautre,dans un crissement de mtal. Devant moi, un homme arrte sa voiture. Il en descend. Il regardequelque chose sa roue, la roue avant, droite. Quest-ce quelle a, sa roue ? Rien sans doute, oupeu de chose. Il donne un coup de pied dans son pneu. Puis il repart. Dans la voiture qui suit, unhomme, une femme. Moche, la femme, le profil amer de la murne. Elle parle, elle gesticule. De latte, lhomme fait : oui, oui. Mais, visiblement, en sen foutant. Aucune importance. Limportant, cestque tout cela, la murne, la grue, le chien, le chauffeur, le bruit, les voitures, que tout cela peu peume recouvre, me protge, me cline, cest comme une caresse, comme un cataplasme et, sous cettecaresse, la chose horrible en moi sen va, se dilue sous les roues, sous les voitures, sous le soleil. Ily a du soleil, je ne le remarque qu cette minute prcise. Y avait-il du soleil le jour o, sur cettemme place, jai retrouv Creezy ? Je ne sais pas. Je ne lai sans doute jamais su. Elle sest arrtel, vingt mtres de lendroit o je suis en ce moment. Elle sest arrte dun seul coup, commedhabitude, brutalement, son sourire insolent dans lombre. Je suis mont dans la voiture. Elle estrepartie, aussi brutalement et Creezy sest penche vers moi, elle a ri, elle a secou ses cheveux dansma figure. Brusquement, il y a de nouveau en moi la chose horrible. Je ne vois plus les voitures, jenentends plus le haltement bref du moteur. Il ny a plus que Creezy, Creezy et son profil dor,Creezy qui dit cheese, Creezy et ses larges yeux verts, Creezy mon icne peinte, Creezy et son slipblanc, troit et long, Creezy qui marche vers moi, de son pas de mannequin, le talon bien pos, leregard droit devant elle, son sourire aux dents, Creezy au creux des nuits, son bras sur ma poitrine,son genou sur mon ventre, Creezy et mon dsespoir, Creezy et la chose horrible en moi, cette mort, cegel, cette pouvante, cette morsure, ce plomb qui ankylos mes membres. Comment les gens quipassent ne se retournent-ils pas ? Comment ne voient-ils pas que, l, arrt au bord du trottoir, aubord de cette place qui tangue sous les voitures, il y a un homme qui hurle, qui se trane par terre etqui frappe lasphalte de ses poings ? Se peut-il que rien nen apparaisse sur mon visage ? Rien decette panique ? Rien de cet effroi, de ce vertige ? Rien de cette clameur qui mtouffe ? Je peine, jetire, je me raidis, jessaie de respirer, jy arrive enfin. A nouveau, jentends le bruit du moteur,jentends le chuintement des pneus et, sous cette caresse, la chose horrible, lentement, scarte. Jeregagne le monde des hommes, je regagne cette place encombre et informe o rien nest Creezy, oaucune voiture nest pareille son bolide, o aucune femme na son profil insolent, ni ses cuissardesde cuir noir ni ses tailleurs absinthe. Jmerge de son monde elle, de ce monde lisse, aride et nu,murs blancs, cloisons vitres, plastique, acier, aluminium, ce plateau qui tourne lentement dans undchirement de soie, cette lumire blanche et vide, cet univers en dehors duquel il semblait quelle nept pas vivre. Rien que notre premire rencontre dj, laroport. Non. Attention. Je parle ici dequelque chose dont je ne sais pas ce qui compte et ce qui ne compte pas. Il me faut ne rien oublier, nerien ngliger et mme ce qui peut paratre futile. Tout est signe. Si je dois gurir un jour, si la chosehorrible doit un jour scarter de moi, ce sera malgr moi, sans le savoir et parce que je serai tomb,par hasard, sur le mot, sur la phrase, sur le souvenir qui peuvent me dlivrer. Avant la rencontre laroport, il y a eu la rencontre au thtre, qui la prfigure et sans laquelle, peut-tre, la rencontre laroport naurait pas t pareille, mme si, au thtre, nous ne nous sommes pas parl. Betty et moi,nous tions alls voir la pice de Webley. Aprs, nous devions retrouver Colette Dubois qui y jouait.Betty et Colette sont des amies denfance. Morlan toujours. La grande fille raisonnable, le visagelarge, le regard doux de ses yeux bleus, et lautre, Colette, les cheveux la garonne, qui nousaffolait tous, qui se moquait de tous. A lentracte, nous allons lui dire bonjour. Le rgisseur me dit

  • quil y a eu un raccord, que Colette est sur la scne. Elle nous fait signe de la rejoindre. Celamintressait de voir de prs ou plutt du dedans ce dcor que javais vu de loin, qui tait compliqu,tout en acier, des colonnes qui tournent, une plate-forme qui monte et qui descend. Le metteur enscne ma un peu expliqu. Puis, par un trou pratiqu dans le rideau, un trou rond bord de cuir, jairegard dans la salle. Il y avait des gens debout et qui tournaient le dos, dautres qui taient restsassis. Et, au troisime rang, jai vu un visage, un visage que je reconnaissais mais sans me rappelero javais pu le voir. Colette et Betty taient un pas. Jai pris Colette par le coude.

    L, au troisime rang, exactement en face de nous, cette fille en lam argent.La main sur mon bras, Colette a regard. Puis elle a eu son roucoulement. a ? Cest Creezy.Puis : Creezy, tu sais bien. Des affiches. On ne voit plus quelle.Jai encore regard et, dune seconde lautre, la salle, le public, les loges, les guirlandes

    dampoules le long des balcons, ctait comme si tout avait disparu. Ctait comme une photographieo, sous laction de je ne sais quel acide, tout se serait estomp pour ne plus laisser que ce visage, ceseul visage, entour dune bue, dun flou. Je la regardais. Elle me regardait. Ou plutt elle regardaitdroit vers moi, droit vers ce rideau qui me cachait, ce regard qui ne me voyait pas mais livr moi,plus livr que si elle mavait vu, ce regard o il ny avait mme plus cette dfense quil y a lorsquonregarde quelquun. Et ce visage avanait vers moi, il grandissait, il grossissait comme sur toutes cesaffiches o, en effet, cent fois, je lavais vu, Creezy devant une machine laver, Creezy en bikiniorange, faisant du ski nautique, bondissant sur la crte des vagues, visitez les Bahamas, Creezy enrobe du soir ct dun briquet en or aussi grand quelle, Creezy radieuse sur fond relaxe, visitez lesComores, Creezy sur les palissades, Creezy dans le ciel, Creezy de six mtres de haut, Creezy enbermudas banane. Puis le rgisseur sest avanc en faisant mine de frapper dans ses mains et il nous adit quil tait temps de regagner nos places. Nous sommes rentrs dans la salle. Les lumires taientdj teintes. Une seconde, jai encore entrevu, de loin, le profil de Creezy. Puis nous avons rejointColette et jai oubli Creezy. Ou je croyais lavoir oublie. Je ne savais pas encore que ce visagetait rest en moi, que ce profil insolent tait dj sculpt lintrieur de ma face. Parfois, pour uninstant, le visage revenait. Un jour, arrt un feu rouge, jai lev les yeux. Laffiche a saut sur moi,une affiche gante, Creezy sur la crte des vagues, sous un ciel blanc travers doriflammes. Un autrejour, un dner, quelquun a parl delle. Jai revu le visage, le thtre, les guirlandes dampoules.Puis, un an, exactement un an plus tard, jai d aller Rome, pour une confrence sur le Marchcommun. Le lendemain, je suis reparti. Des gens mont accompagn laroport, deux dputs, leprsident du Groupe France-Italie, plus une htesse et un photographe. Un photographe qui faisait duzle, qui marchait devant nous reculons, son visage remplac par son appareil. Nous avanons dansle hall de laroport, un immense couloir, un immense aquarium, courbe comme un arc, les grandesvitres, les parois micaces, les cavernes brillantes, le tonnerre des racteurs et les voix expirantes,les voix caressantes, les voix inhumaines, qui annoncent comme un trs cher secret que le dpart pourCaracas se fait la porte numro douze et que monsieur Smith, vol sept cent vingt-deux, est demandmais pour quoi faire ? pour quelles dlices ? les voix expirantes annoncent des dlices, pour quellestreintes ? les voix expirantes annoncent des treintes ou des adieux dune dchirante douceur. Puis ilest arriv ceci : je vois Creezy, Creezy qui marche vers moi, de son pas de mannequin, qui marchevers moi du fond du hall immense, au milieu des voix expirantes, des voix inhumaines, dans letonnerre des racteurs, elle aussi flanque de gens, deux hommes, une femme, une htesse, elle aussiun photographe, qui marche reculons, les jambes plies. Cest trange, cest comique, cest

  • angoissant, ces deux groupes qui avancent lun vers lautre, du mme pas, comme dans un miroir, unjeu de miroirs, comme dans un labyrinthe, identiques, sauf des dtails, nos vestons gris anthracite,Creezy en cuissardes blanches et manteau de lopard, et des fleurs aussi, elle porte une gerbe defleurs, des roses, dans un papier brillant. Un moment, force de reculer, nos deux photographes sesont croiss et, pendant quelques secondes, ils ont lair de se photographier mutuellement. Je souris Creezy. Elle ne sourit pas. Ou plutt elle ne modifie pas le sourire quelle avait dj, un sourire fig,le sourire de ses affiches mais, sur son visage, je vois passer une onde comme si elle souriait loinderrire son sourire. Un des photographes a un geste pour nous inviter nous rapprocher. Il veut nousprendre ensemble. Le prsident du Groupe France-Italie se fche. Mais non ! dit-il, pas du tout,quelle ide ! Il doit penser que, pour un dput franais, cela ne ferait pas srieux. Il y a un brouhaha.Une troisime htesse est arrive. Il parat que nous sommes en retard, quon nattend plus que nous,que tous les autres passagers ont dj embarqu. Je serre des mains au hasard. En franchissant laporte, Creezy pose ses fleurs dans les bras du contrleur. Il a lair tonn mais il dit merci. Sur lairecimente, nous marchons lun ct de lautre. Lhtesse nous prcde de deux pas et, de temps entemps, elle se retourne comme pour sassurer que nous sommes sages. Nous sommes sages. Creezy mes cts, Creezy en manteau de lopard, Creezy qui entre dans ma vie, et je le sais dj, qui entredans ma vie de son pas de mannequin, le pied lgrement gliss, qui lui donne un mouvement denavire. Dans lavion, cest tout naturellement quon nous fait asseoir lun ct de lautre. Ce sontles deux places lavant, droite. Il ny a personne devant nous. Nous sommes seuls, seuls dans labote ronronnante, seuls avec les phrases que nous changeons et dont chacune dj veut dire autrechose, et nous le savons, nos phrases entre nous qui ttonnent, qui se cherchent et dans le dosdesquelles nous courons lun vers lautre. Cela doit se voir. Lhtesse, qui gnralement, tous lesquarts dheure, vous propose quelque distraction, pas une fois ne sapproche. Un moment pourtant, ilnous a fallu sacrifier au rite : on nous a invits passer dans la cabine de pilotage. Nous survolionsle mont Blanc. L, penchs au-dessus du pilote, au milieu du bredouillis de mots des radios, nousavons regard le mont Blanc. Ces creux, ces bosses, ces artes, ces abmes, cette lumire blanche, cemonde sans une me et sans me, ctait dj ce que nous allions vivre, ces artes dures, froides etcoupantes, ctait dj notre amour, ma Creezy, notre amour nu, aride et furieux. Je ne le savais pasalors. Je le sais maintenant. Sur le dossier du fauteuil du pilote, jai pris ta main. Tu las retire. Puista main est revenue. Elle sest pose sur la mienne, non, elle a pris la mienne, elle sest crispe sur lamienne. Au milieu des voix des tours de contrle, dans ce bredouillis, dans ce hachis de mots dontnous ne comprenions rien, tu as tourn vers moi tes larges yeux verts. Je croyais y lire une question.Je ny ai lu quun dfi. Et je lai accept. Creezy des Bahamas, Creezy de la mer meraude, Creezyde lavion au-dessus du mont Blanc, ce jour-l mon me a saut vers toi et jai pntr dans tonunivers, ton univers toi, non, plastique, aluminium, la lumire blanche des glaciers, le hachis demots, les voix expirantes et le tonnerre des racteurs.

  • II

    Chez elle, cest comme laroport. Cest un quartier lcart, assez loin, pas termin, il ny a quequelques immeubles, perdus au milieu de terrains vagues. Non, pas vagues, le terme convient mal,des terrains prcis au contraire, rass, gratts, nus, visiblement mesurs et lotis un mtre prs, secscomme une pure, sans une broussaille, dj prpars pour les btiments quon doit y construire. Aumilieu, une avenue trop large, borde darbres trop jeunes. Pas une boutique, pas un passant. Unevoiture de temps en temps mais qui, dans cet espace dsert, passe comme une flche, qui a lair defuir, pousse par une panique, dj happe par la courbe du virage. Enfin, au bout, limmeuble deCreezy, douze tages, troit de ce ct, plant l comme un couteau, blanc sur le ciel blanc. Il na departiculier que la disposition des fentres et pas toutes, une partie de limmeuble seulement quisont alternativement trs grandes et petites. Je veux dire qu chaque grande fentre et il serait plusjuste de dire : chaque verrire correspondent deux fentres de taille ordinaire. Devantlimmeuble, une pelouse, trois parterres ronds, une vasque, en cramique bleue, avec un mince jetdeau, et un sentier de dalles disposes irrgulirement. Je crois que les architectes appellent a :opus incertum. Lensemble est dune banalit qui en devient angoissante. Aventur le long du sentieren opus incertum, jai limpression de me promener dans un prospectus, daller voir un promoteur.Cette pelouse na pas lair vraie. Elle est dun vert acide qui voque non la nature mais quelqueprocd chimique. Dans lavion, jai racont Creezy lhistoire de cette femme de Dtroit qui aobtenu le divorce parce que son mari, en son absence, dans son jardin, avait fait disposer une pelouseen matire plastique et que, ne len ayant pas avise, il lui a laiss arroser cette pelouse pendant sixmois. Creezy na pas ri. Il faudrait que je sache ce qui la fait rire. Je sens bien quil y a en ellequelque chose que je dois dtruire, dfaire, quelque chose de dur, de nou. La faire rire, ce seraitdj un moyen. Je pntre dans le hall. La loge de la concierge est une place forte, une redoute, touteen verre, en forme desse, du feuillage partout, le long de la paroi courbe et contre le plafond, delarges feuilles, vert sombre, vernisses et qui, elles aussi, ont lair dtre en matire plastique. Surgiedentre ces bocages industriels, la concierge vient me rpondre derrire une vitre perce de trous.Tout ce quil y a dhumain l-dedans, cest le tricot que tient la concierge, un tricot bleu, qui tonne.Dans cette cellule de verre, on se serait attendu plutt un radar, un laser, un compteur Geiger. Non,ce nest quun tricot. De lascenseur, rien dire, cest une bote, sauf quun dispositif y diffuse unemusique sirupeuse. Chez Creezy, au douzime tage, cest une grande femme qui mouvre la porte,que je ne vois qu contre-jour, que je regarde peine dailleurs car, dj, de la grande pice qui suitlentre, Creezy savance vers moi. Elle a lair de sortir de limmense verrire qui fait le fond et quila nimbe dune poussire de lumire. Elle me tend la main.

    Gentil vous, dit-elle.Gentil ? La formule me surprend. Javais dit que je viendrais.Elle ne mcoute pas. Voici mon Espagnole, dit-elle.Je me tourne vers la femme qui ma ouvert la porte. Elle a un grand visage osseux, le nez fort, une

    bouche carre, de gros yeux globuleux qui me regardent fixement. Elle porte une longue blousestricte, col officier, bleu tendre, dans une toffe qui a un air de toile cire. Cela ne lui va pas dutout. Elle a une sorte de dplacement des os, un mouvement du visage qui doit tre un sourire. A touthasard, je dis : Bravo. Bravo pour quoi ?

  • Elle sappelle Neige, dit Creezy.Puis : Les noms trangers, a magace. Jai traduit.Je dis : Bonjour, Neige.Neige a dj souri. Elle ne sourit plus. Nous restons l un moment, attendre on ne sait pas quoi.

    Creezy qui me regarde. Neige impassible. Moi, je flotte. Cela marrive parfois. Des moments o monattention se dfait, o il me faut faire un effort pour savoir quoi je pense. Comme si, tous les trois,nous tions absents. Comme si, dans cette entre, lieu vague, nous nous demandions de quel ct toutcela va basculer. Enfin, Creezy va vers la grande pice. Je la suis. Elle porte aujourdhui un pantalonorange, un pull-over col roul, tilleul, une ceinture dor, plusieurs chanes. Jai dit que cetappartement tait comme laroport. Il est comme laroport. Aussi nu, aussi vide et mme, dunecertaine manire, aussi vaste. Tout le fond est occup par limmense verrire. Un battant au milieu estouvert. Au-del, il y a une terrasse. Ce living (cest un mot qui magace, je nen ai pas dautre,Creezy lappelle son foutoir, ce nest pas une solution), ce living donc occupe deux tages, ce quiexplique la disposition particulire des fentres que jai dj signale, les fentres plus petitescorrespondant des pices de hauteur moindre, la cuisine, la salle de bains. En face de la verrire,un escalier dacier conduit une galerie qui forme une autre pice, au-dessus de lentre. Dans celiving, il y a une table, fixe au mur par son ct le plus troit, qui peut se relever contre le mur, quiest releve en ce moment et au verso de laquelle est colle une norme photographie de Creezy, unephoto brutale, coupe au-dessus des yeux et au ras du menton, grise et noire, grumeleuse, une photodogresse. Puis il y a un appareil de tlvision, un lectrophone, un divan long et troit, une lampe ouplutt un appareil dclairage, comportant une armature mtallique et des tubes blancs braqus dansdiverses directions. Enfin, dans un coin, en tas, des disques, des annuaires, des enveloppes, desvalises. La moquette est ardoise. Les murs, jaune citron. Sur le mur de droite, laffiche de la machine laver ; gauche laffiche des Bahamas, Creezy faisant du ski nautique, bondissant dans lcume ; aufond, Creezy en bermudas banane sur fond de bungalows relaxe, visitez les Comores. Creezy estdevant laffiche des Bahamas. On dirait que cest son ombre qui est projete derrire elle, son ombredmesure, comme sous leffet dun projecteur, non, son ombre, ce nest pas assez dire, on dirait quecest elle-mme qui est projete l, arrache elle-mme, vole delle-mme, devenue cette gantequi fonce sur nous dans un ciel travers doriflammes. Des glaons tintent dans mon verre.Brusquement, il me semble que, devant cette gante qui la dborde de toutes parts, Creezy nexisteplus, ou plutt quelle est partout, que je suis dans une ville dont les immeubles sont autant de Creezy,dans une bote dont les parois sont autant de Creezy, et qui marchent sur moi, qui se referment surmoi, Creezy dans lcume des vagues, Creezy dans le ciel travers doriflammes. Les glaons tintentencore une fois. Le rve se dissipe. Les affiches reculent. Il ny a plus que Creezy. Ai-je encore enviedelle ? Je ne retrouve rien de llan que jai eu laroport, que javais encore dans ma voiture etqui, bizarrement, sest dilu le long du sentier en opus incertum. Je nprouve plus que le plusvulgaire des sentiments : lhonneur viril. Javance vers Creezy. Je la prends par les coudes. Elle sedgage. Je la reprends. Elle pose sa main sur ma poitrine. Sa main qui tient un verre. Ce nest pas unecaresse, cest pour me repousser. Je prends son verre. Je cherche o le poser : il ny a rien. Je finispar le poser terre. Et le mien en mme temps. Creezy na pas boug. Elle me regarde. Elle se mordla lvre. Je me penche sur elle. Ma joue est contre la sienne.

    Il y a Neige, dit-elle.Neige ?

  • Elle est dans la cuisine. Elle peut entrer. Envoyez-la faire une course.Dans les yeux verts de Creezy, je vois, trs distinctement, se profiler une rponse insolente. Elle

    se profile. Elle ne vient pas. Je mcarte et, sur un ton de crmonie : Je voudrais vous demander un service. Pouvez-vous me prter Neige pour une heure ?L, dans les yeux verts, il y a une lueur dintrt. Que voulez-vous en faire ?Sur le tas de disques, javise un annuaire des tlphones par rues. Je cherche la rue de Charonne.

    Jy trouve un certain Coutelet. Coutelet F. Sans autre indication. Je voudrais une enveloppe aussi. Et une feuille de papier.La lueur dintrt est toujours l. Creezy me tend lenveloppe et la feuille de papier. Je veux faire porter une lettre ce monsieurJai dj oubli le nom. Je reprends lannuaire. A ce monsieur Coutelet. Mais vous le connaissez ? Non. Pas du tout. Alors, quallez-vous lui crire ? Rien. Je mets la feuille de papier, cest tout. Pour moi, son seul intrt est quil habite rue de

    Charonne. A lautre bout de Paris. Ah, non !Jesprais faire rire Creezy. Elle na pas ri. Mais elle sest anime. Cest dj un rsultat. Un papier blanc, cest bte. Il faut lui mettre attendez mettez-lui : tout est dcouvert, fuyez. Et supposez que cet homme ait vraiment Non, non, je ne veux pas avoir a sur la conscience.

    Je vais crireTout ce gel, ce froid, ce givre entre nous se sont dissips. Creezy mentrane par la main, elle

    rabat la table pour que je puisse crire. Je vais lui mettre : pour affaire urgente, vous tes pri de tlphoner Ce nest pas assez, je le sens bien. Pensez sa tte Ou bien Et je signe Josuah.Je mefforce de trouver cette ide de Josuah irrsistible. Elle ne lest pas. Dune seconde

    lautre, toute lanimation de Creezy est tombe. Neige ne parle pas quatre mots de franais. Elle ne trouvera jamais. Je tlphone pour faire venir un taxi. Le taxi lemmne, la ramne.Creezy me regarde. Une fois de plus, il y a entre nous cette absence. Vous ne pouvez pas refuser de me rendre ce service.Creezy appelle Neige. Elle lui explique. En espagnol. Un espagnol rapide, saccad. Je ne sais pas

    pourquoi, cet espagnol me met mal laise. Cest comme une autre Creezy, une paisseur de Creezy,une vie de Creezy, dont je ne sais rien. Je vais sur la terrasse. Dans lavenue vide, je vois le taxi quiarrive. Il avance en hsitant, avec des coups de volant, des coups de tte, comme si le chauffeur nencroyait pas ses yeux davoir saventurer si loin. Dans le dsert de lavenue, il a lair dun cafardperdu sur le carrelage dune cuisine. Je descends avec Neige. Elle a mis un paletot de taup, gris, etelle a une expression tendue, srieuse. Jexplique au chauffeur. Neige sest assise dans le taxi, sonsac sur ses genoux, les mains poses dessus. Une inquitude me vient. Il ne faudrait pas que Neigesavise de remettre la lettre ce Coutelet en personne. Jessaie de le lui expliquer. Cest peine

  • perdue. Elle dit : Oui, oui, mais visiblement elle ne comprend pas un mot. Je veux lui reprendre malettre qui est dans son sac, mais elle se dfend, recule jusquau fond du taxi. Enfin, jy arrive. Jeremets la lettre au chauffeur. Je lui recommande de se contenter de la donner au concierge. Trs bien,dit le chauffeur. Neige dit : Vamos. Mais le chauffeur me rattrape.

    Dites, dans ces conditions, il est inutile que la dame maccompagne. Si, si, il le faut.Le chauffeur devient mauvais. Cest un homme assez jeune, en blouson de cuir, la tte ronde. Vous navez pas confiance ?La vie est parfois difficile. Jai confiance mais cette dame doit aller rue de Charonne. Si vous navez pas confiance, il faut le dire.Puis il a un sursaut. Neige vient de lui donner une tape sur lpaule et elle dit : Vamos. Bon, dit le

    chauffeur, cest bien, je ne dis plus rien. Il est comme Creezy. Un instant, il sest intress monproblme. Dj, il ne sy intresse plus. Le taxi sen va. Neige, par la portire, madresse encore unsigne de la main. De son aquarium, la concierge me regarde passer. Je regagne lappartement. Jecours vers Creezy. Non, il y a quelque chose encore mais quoi ? Je la prends dans mes bras. Elle esttoute raide. Jembrasse son cou. Son cou est raide, les vertbres dures. Je dis. Elle dit non. Non. Non.Elle secoue la tte. Les deux mains plat sur ma poitrine, elle me repousse.

    Neige est partie maintenant. Il ny a pas que Neige, dit-elle. Pourquoi lavez-vous laisse partir alors ? Comment ! dit-elle. Cest vous qui lavez voulu.Cette mauvaise foi mexaspre. Je reprends mon verre. Creezy reprend le sien. Ces deux verres

    entre nous, ce sont dix-huit longitudes. Puis-je au moins vous embrasser ?Elle a un mouvement agac puis : Je nai aucune raison de ne pas vous embrasser.Mais ce baiser ne mne rien. Ce baiser est nul. Je suis dans le vide. Je nai plus envie que de

    men aller. Jessaie de me raisonner. Combien dhommes, devant ses affiches, ont rv de Creezy.Moi, jai Creezy devant moi. Mais en quoi, pour moi, a-t-elle plus de ralit que ses affiches ? Dansses affiches au moins, il y a un mouvement, un clat, un sourire. Il nen reste rien dans cette femme ct de moi, qui tient son verre, morne, emptre delle-mme, enferme dans je ne sais pas quoi. Unmoment, je pense Neige. Neige, son taxi, son chauffeur qui foncent travers Paris pour porterun message qui ne sert rien. Pour porter un peu de nant. De ce nant qui, dans ce living neuf etdsol, sest gliss entre Creezy et moi. Une colre me prend, un mouvement de colre quejaccueille avec bonheur, qui me rassure sur moi-mme. Je me lve. Je me penche sur Creezy. Je luiprends les poignets. De bas en haut, elle me regarde. Elle a une expression bute, ferme. Non. Il mefaut aller jusquau bout des mots : elle a une expression maussade, elle a lair de sennuyer. Je dis : Je vous ennuie ? Elle dit : Non. Je dis : Voulez-vous que je men aille ? Non , dit-elle. Cettefois, il y a eu comme un lan. Je la tire par les poignets. Elle rsiste. Elle est plus forte que je nelaurais cru. Enfin, je russis la faire se lever. Je lentrane vers lescalier. Brusquement, elle sedgage. Dun pas dcid, elle monte lescalier. Nous entrons dans sa chambre. Non, nous nentronspas et ce nest pas une chambre. Il ny a pas de porte. Cette galerie surplombe le living et elle nenest spare que par une balustrade. Avec lescalier dun ct et, en face, une porte ouverte sur lasalle de bains, ce nest quun lieu, sans contours et dont on ne voit pas bien o il commence ni o il

  • finit. Les meubles ont lair de navoir t que dposs l, en attendant : le lit, une table de chevet, letlphone, une lampe abat-jour ivoire, une coiffeuse juponne de satin blanc, une tte, mais sanstraits, sans yeux, vert ple, sur laquelle est pose une perruque et, dans le fond, un classeur, un vraiclasseur de bureau, vert fonc. Intimit : nant. Sur le lit, sont disposs vingt-cinq ou trente coussins,des petits coussins carrs, tous pareils, rays rose et turquoise. Creezy les enlve, les jette nimporteo. Je les ramasse. Je les empile. Cela fait comme un mur, une amorce, un symbole de mur. Creezyenlve son pull-over. Son regard passe sur moi mais sans sarrter, comme la lumire dun phare.Jai enlev mon veston. Je vais vers elle pour dfaire la fermeture clair de son pantalon orange. Ellene lve pas les yeux. Elle regarde ma main sur la fermeture clair. Elle avec son slip blanc, troit etlong, moi avec mon slip court, cest comme si nous nous prparions non pour lamour mais pour lejudo. Une phrase pourrait nous sauver. Elle ne vient pas. Ou un sourire. Aucun des deux ne sourit.Nous faisons lamour. En gnral, faire lamour constitue un assez bon moyen de faire connaissance.Nous navons pas fait connaissance.

  • III

    Ctait le vendredi. Le dimanche, je suis revenu. A Betty, jai dit que javais un voyage faire.Jarrive chez Creezy. Neige nest pas l. Le dimanche, Neige va lglise espagnole puis elle resteavec des amis. Jemmne Creezy djeuner la campagne. Elle a voulu prendre sa voiture. Un autrequi conduit, a lexaspre, elle ne supporte pas. Elle, elle conduit comme une dingue, par bonds,comme un jaguar. Cent mtres devant elle, elle prend son lan comme sur une autoroute. Sa voituresy prte. Cest une M. 19. Cest nerveux, ces voitures-l. Noire, le capot long. Aux feux, Creezyfreine sur un mtre et, chaque fois, a la fait rire ou, au moins, elle a un plissement des lvres. Et,quand nous repartons, dans le grondement du moteur, elle se penche vers moi, secoue ses cheveuxcontre moi et sa joue, une seconde, sattarde contre la mienne. En revenant, nous passons devant unsentier qui sen va entre les arbres. Je propose de nous arrter.

    Vous nallez pas me dire que vous aimez la campagne ?Il y a dans sa voix un insondable mpris. Je reste ferme : jaime la campagne. Je pars dans un

    discours sur les arbres : il y a quelque chose dans les arbres, la paix du cur, de lme, un chnecest une cathdrale. A regret, Creezy sort de sa voiture. Au bout de vingt pas, dailleurs, asarrange. Finalement, elle aussi aime la campagne. Mais, visiblement, ne la connat pas du tout.Comme je lui mets dans le dos une de ces gramines qui sattachent aux vtements, elle devient folle.Elle ignorait que cela existt. Elle men met partout, sur les jambes, sur la poitrine et mme, encouronne, sur ma tte. Je suis un buisson en marche. Elle se jette dans mes bras. Nous nousembrassons au milieu des gramines qui collent. Je lui apprends la diffrence entre les orties quipiquent et celles qui ne piquent pas. Je lui montre ces petites feuilles qui, lances en lair,redescendent en tournoyant. Tout a la transporte. Quels gadgets ! dit-elle. Elle est aujourdhuihabille assez sagement : un tailleur larges chevrons roses et marron plus un gros bijou barbare.Nous trouvons une rivire. Je fais des ricochets. Jespre lblouir. Je ne lblouis pas du tout. Maison dirait que a lamuse que je mamuse.

    Vous avez quinze ans, me dit-elle.Malgr tout, vendredi, nous avons fait lamour. Sur le moment, cela ne nous a pas servi. Cela nous

    sert maintenant. Creezy nest plus ni bute ni maussade. Cest en riant et sans cesser de parler quellemonte son escalier dacier. En riant quelle me jette les coussins de son lit. Je fais mon petit mur.Nous sommes comme deux maons qui se lancent des briques. Un moment, presque dshabills, nousnous embrassons, trs doucement. Elle retire mon slip. Je retire le sien. Nous faisons lamour trspaisiblement, presque lentement, comme sil nous tait d. La grande verrire du living est toutebrillante de soleil. On dirait quil ny a plus de verrire, quil ny a plus l quune plaque, quun lieude lumire, comme si nous tions au seuil dun monde vide, sur lextrme avance dune falaise quisurplombe on ne sait pas quoi et peut-tre un abme. Je prends un bain. Dans mon eau, Creezy ajouteun produit violet qui fait de la mousse. Creezy rit. Elle vide tout le flacon. La mousse monte, medpasse, me submerge, jy suis enfoui comme dans une caverne. En dessous, leau est bleue, dunbleu fonc, comme sur laffiche des Bahamas. Au-dessus, trs loin, il y a Creezy qui rit, Creezy quiest nue, Creezy qui me ramne des paquets de mousse sur la tte, Creezy qui sen va, de son pas demannequin, qui revient, jmerge de ma mousse, jen ai encore partout, Creezy me passe un peignoirde bain, un peignoir elle, vert laitue, mais qui me va. On pourrait penser que Creezy est frle. Ellene lest pas. Elle a des paules de garon et, lautre jour, en luttant avec elle, je men suis renducompte : elle est forte comme un Turc. Je la rejoins dans le living. Elle a pass un peignoir, elle

  • aussi, vert olive, trs court. Elle est assise par terre, sur la moquette ardoise. Elle regarde latlvision. Moi, je la regarde, elle. Couch par terre, la nuque sur sa cuisse, je la regarde de bas enhaut. Elle a des yeux trs carts, le nez droit, petit mais droit, taill net, le menton volontaire, un peuport en avant. Un profil dur. Un profil de pharaonne. La tte toujours droite. Il y a un oiseau qui acette manire de redresser le cou, de le tenir trs droit, un oiseau aigrette, ou ces femmes italiennesou grecques qui portent des paniers sur la tte. Un cou comme une colonne et qui en a la force. Aprsquoi, je me mets ranger les disques. a magace, ce tas, l, en dsordre, disques, livres, papiers,annuaires, et le rose de cinquante contraventions. Elle mapporte ses disques et moi, genoux sur lamoquette ardoise, je les range, par genres. Un moment, elle debout, moi genoux, elle me tendant lesdisques, nous nous sommes regards. Et a pass la grce. Nous sommes un. Enfin, aussi un quon peutltre. Un dans ce vide. Dans ce grand carr vide clos dune verrire et de trois affiches. Le soleil ettrois ciels blancs. Le soleil et les trois Creezy gantes qui foncent sur moi. Elle se met genouxaussi, dabord en face de moi, ses genoux nus sous le peignoir vert olive, puis prs de moi, elle secoule prs de moi. Cest de lanxit quil y a maintenant dans son regard. Elle a lair de sedemander ce que je fais l, dans sa vie, au milieu de ses disques, quel rle je vais jouer et si celacompte. De ltonnement aussi. Ces choses-l existent-elles ? Ce lien ? Cette fusion ? Ce temps arrtau creux dun dimanche aprs-midi et qui nest que nous ? Qui a-t-elle pu rencontrer avant moi ? Jene songe mme pas le lui demander. Dans lunivers de Creezy, tout est immdiat, n de linstant etaboli avec lui. Elle et moi, elle pour moi et, plus encore, moi pour elle, nous sommes ns danslaroport au milieu des voix expirantes et dans le tonnerre des racteurs. Avant : rien, une zoneobscure, mme pas, lobscurit est encore une question, des limbes, quelque chose de vague, de flou, peine distinct du nant. Demain : cette ide ne nous effleure mme pas. Le prsent est autour denous, immobile, fig, comme un givre, et mme lpisode du thtre, il me faut faire un effort pourmen souvenir. Un jour, il y a eu Creezy, cest tout, ne de ses affiches, surgie des Bahamas, du fondde laroport, dj son ge, dj son profil de pharaonne, dj sa dmarche de mannequin et son coudress comme celui de loiseau aigrette. Elle penche la tte. Son paule est contre la mienne. Sabouche saccroche ma bouche, sa bouche est dans ma bouche et, lentement, doucement, nousdescendons vers la moquette ardoise. Jentre en elle, je suis en elle, elle bat la tte, de droite gauche, de gauche droite puis, un moment, elle garde la tte immobile, de profil, sur la moquetteardoise, comme si elle coutait, comme si son corps coutait le mien, puis sa bouche est encore dansma bouche, nos peignoirs sont autour de nous comme de grandes ailes, de grandes ailes mortes,tales, vert laitue et vert olive, et je la soulve et son corps est arqu contre le mien et je suis en elleet elle tangue, son corps sous le mien est comme une houle, ses talons battent sur la moquette, je suisdans son ventre, tous ses muscles autour de moi, referms sur moi, serrs, comme une bouche avidequi me tire vers les profondeurs, et ses mains, ses mains sont crispes sur mes reins et elles tirentelles aussi, elles me tirent vers les abmes, elles saccrochent mes reins, je sauve une petite noye,mon Ophlie, ma Creezy, je mords son cou, il y bat une petite vie rapide, elle est tendue, cabre, soncorps arc-bout, ses muscles durs, sa bouche dans ma bouche, son ventre devenu mon ventre, ellegeint, elle gmit, un gmissement bref, saccad, son corps qui souvre, qui souvre encore, je suisdans son corps et elle dit : Viens, viens, et je viens, jaccours, ce galop furieux en moi, cette mare,et jarrive, je hurle, la foudre me transperce, je mabats sur sa bouche et, dans nos corps, il y a lapaix, comme une stupeur, comme un soupir, nous, toi, moi dans toi, ma Creezy, sur la moquetteardoise. Lentement, comme deux paves rejetes par une mer tranquille, nous remontons la surface.Nous mergeons au milieu du grand carr vide, la verrire, les murs jaunes. Aprs quoi, nous allonsdans la cuisine. Cest une belle cuisine, tout lectromnager, dix appareils, formica rouge et carreaux

  • blancs dont un sur quatre porte une image : un lgume ou un bateau. Dans le rfrigrateur, il ny a pasgrand-chose : des ufs, deux avocats, du champagne. Nous mangeons sur la table de formica. Je dis : a rappelle notre avion. Quel avion ? dit Creezy. Nous dcidons daller au cinma, je chercheun journal, je nen trouve quun qui a huit jours dge, nous renonons au cinma ou plutt cette idede cinma finit par disparatre. Creezy met un disque puis elle larrte. Nous sommes vacants. Nosgestes ne rpondent rien.

    Nous allons dormir. Non, mme cela, a ne sest pas dcid comme a. Un moment, Creezy estmonte dans sa chambre. Je ly rejoins. Elle stend sur le lit. Je mtends prs delle, mme pas trsprs, elle sur le dos, moi sur le ventre, ma bouche sur la saigne de son coude. Puis nous avonschang, moi sur le dos, elle blottie dans mes bras, son visage sur ma poitrine. Dans ce lit, sous laple clart de la verrire, il ne reste que deux enfants. Aussi innocents, aussi libres, librs, nos vies,la sienne, la mienne, coules de nous comme nos deux peignoirs. Ton bras sur ma poitrine, ton soufflesur ma poitrine, ton genou remont sur mon sexe, toi abandonne, toi livre moi, deux enfants, cte cte, sur un radeau qui descend le long de la nuit. Elle sest endormie. Un moment, jai veill surelle. Puis, je me suis endormi, moi aussi. Nous tions ensemble dans les eaux profondes. Puis je mesuis rveill. Jai froid. Doucement, en essayant de remuer le moins possible, je cherche lacouverture. Creezy se rveille son tour.

    Quelle heure est-il ? Six heures et demie. Il faut partir. Partir ? Pourquoi ? Neige va arriver. Et alors ?Non, non, Creezy y tient. Neige ne doit pas savoir. Neige, cest Neige. Elle ne comprendrait pas.

    Tout cela, Creezy moiti endormie, en balbutiant, des mots sans suite, des bouts de sommeil encoreentre eux. Un moment, il est mme question de lglise espagnole. Je me rhabille. Je ne retrouve pasma cravate. O ai-je pu mettre cette cravate ? Je rallume la lampe. Je la promne travers lachambre. La prise de courant se dtache. Il me faut chercher cette prise de courant. Je ne la trouvepas. Mais je finis par retrouver ma cravate. Creezy dort. Elle dort profondment. Je me penche surelle. Je dis : Creezy, doucement. Elle nest plus l. Elle ma chapp. Elle a fui dans les eauxprofondes. Elle est sur le ventre, en travers du lit, tout son corps, ses deux bras angle droit, la ttedans les oreillers, enfonce, enferme, enterre dans son sommeil. Je lui embrasse le dos. Jedescends jusquau creux des hanches. Elle ne bouge pas. Doucement, je rabats sur elle le drap et lacouverture. Je descends dans le living. La lumire blme qui tombe de la verrire trace un grandcarr sur la moquette. Il y a toujours les disques, en dsordre, les annuaires. Dans cette lumire delaube, les choses nont plus lair vraies, les meubles ont lair de ntre plus au ras du parquet. Et,sur les trois murs, les trois Creezy ont lair plus grandes. Trois grands fantmes, qui brillent. Quiveillent sur nous. Qui foncent sur nous. Dans lavenue, il ny a que nos deux voitures, la mienne, cellede Creezy, toutes seules. Les grands lampadaires sont encore allums mais leur lumire nclaireplus rien, ce ne sont plus que des trous, l, en lair. Je fonce. Je ne sais mme pas o je vais. Je roulepour le plaisir, pour le plaisir de retrouver le ronronnement du moteur. Je roulerais pendant desheures. Je finis par gagner lhtel, prs de la Chambre, o je vais quand, lt, lappartement ferm,je dois revenir Paris. Le portier est un peu surpris. Je pourrais lui expliquer quelque chose. Je ne lefais pas. Je prfre le laisser ses conjectures. a me plat bien, moi, ce genre de pripties.

  • IV

    Attention. Il me faut faire attention. Ne rien ngliger. Ne pas passer trop vite. Sil y a une clef,cest ici quelle se trouve. Ce jour-l, ce dimanche, entre Creezy et moi, il y a eu une clart. Il estimpossible que cette clart nclaire rien. Je ne parle pas de lamour. Je ne parle mme pas de cettenuit o nous avons dormi ensemble. Je parle des disques, de ce moment o nous nous sommesregards, o nous nous sommes reconnus, de ce moment o nous avons t un. Lamour, ce nest pasdifficile. Dans cette treinte, dans cette lutte, cette course, cette marelle, dans cette ternit pour uninstant fige, il nest pas difficile dtre un ou den avoir lillusion. Le difficile, cest dtre un enrangeant des disques. A ce moment-l, entre la verrire et les trois affiches, une question a pass. Unequestion au seuil de laquelle nous nous sommes arrts, laquelle nous navons donn que la rponsela plus simple, la plus immdiate : nous avons fait lamour. Peut-tre ntait-ce pas assez. Nos corpsnous guident. Nous guident-ils toujours bien ? Ne viennent-ils pas, parfois, sinterposer entre nous etcette vrit qui passe, qui danse devant nous et qui dj a disparu ? Cest lourd, les corps, et la vritdanse, la vrit ne se pose jamais que sur un pied. A moins quil ny ait pas eu dautre rponse. Amoins quil ny ait mme pas eu vraiment une question. Pas exclu. Quil ny ait que ces deux corpsaffams. Quil ny ait eu que ce fla-fla dont nous entourons, dont nous enrubannons le dsir, quand,projets la cime de nous-mmes, il nous est si ais, il nous est si naturel de parler de la vie, de lamort, de toujours, de jamais, pour nous retrouver ensuite tonns davoir parl, tonns davoir ditces choses, et dj retombs dans nos ornires. Non, je sens bien quavec Creezy, ce moment-l,jai frl quelque chose, que je me suis aventur jusquau seuil dun autre monde, jusquau seuildune terre que je nai fait quentrevoir dans le brouillard. Mais jai frl quoi ? Je ne le sais pas. Jene le saurai peut-tre jamais. Nous jouons tous dans une pice dont le texte nous est inconnu ou quinous reste incomprhensible, o lexprience ne sert rien, o le bonheur, le malheur ne sont que lesfaces obscures de ce qui nous chappe jamais : lautre. Je le livre ici, ce texte, je livre des signes,des indices, des phrases. Que dautres en fassent le tri et les dchiffrent. Dans ma chambre dhtelNon, inutile de parler de ma chambre dhtel. Sil y a un secret, ce nest pas l. A onze heures, jetlphone Creezy. Je dis : Je viens. Elle me rpond : Je vous en prie. La formule mtonne. Creezyla dailleurs articule sur le ton le plus uni et, certainement, sans lombre dironie. Comme lautrejour, quand je suis arriv et quelle ma dit : Gentil vous. Dj dans lavion, je lavais remarqu :elle a parfois de ces phrases dont on dirait quelles sont mcaniques, sans rapport avec le sentimentou la circonstance, comme ces poupes, on tire une ficelle, elles disent : Papa, maman, le beau dada.Creezy, pareil. Parfois. Pas souvent. Comme si elle tait distraite ou comme si elle ne se donnait pasla peine de chercher, comme si elle prenait la premire phrase qui trane. Jarrive. Neige vientmouvrir. Puis elle reprend son aspirateur. Creezy porte un pantalon granium et une veste lachinoise, bleu lectrique, le col court. Elle me dit quelque chose. Cela est couvert par levrombissement de laspirateur. De son pas dcid, elle va vers la prise de courant, lenlve, me dit :Je dois sortir, remet la prise de courant. Je veux rpondre. Avec cet appareil, impossible. A montour, jenlve la prise de courant. Neige redresse laspirateur et, la main pose dessus, elle attend,sans lombre dune expression, comme un soldat au reposez-arme.

    Vous sortez ? Je dois. Et moi ? Pourquoi mavez-vous fait venir ? Oh, dit-elle, vous Vous, vous me compliquez la vie. Je nen ai pas pour longtemps. Je dois

  • aller poser. A trois heures, vous viendrez me chercher. Et le djeuner ? Nous djeunerons aprs. Et o dois-je aller vous chercher ? Place de la Concorde. O, place de la Concorde ? Cest vaste.Elle a un sourire dune rare insolence. Nous ne sommes pas trs un, ce matin. Bon, je trouverai

    bien. Quand mme, je dis encore : Si nous ne nous trouvons pas, rendez-vous ici.Je remets la prise de courant. Creezy tournoie encore un moment dans le living puis elle sen va.

    Elle ne ma pas embrass. Il est vrai que je nai mme pas essay. Avec Creezy, je lai dj compris,le prsent, cest le prsent. Il ne dborde pas. Le prsent, ce nest pas moi, cest la sance de pose.Le baiser et t un souvenir ou une promesse. Ce sont deux mots qui, pour Creezy, nont aucunsens. De la terrasse, je la vois qui gagne sa voiture. Dans lavenue, il y a un homme qui promne sonchien. En voyant Creezy, lhomme sarrte. Le chien tire sur sa laisse. Lhomme le suit mais engardant la tte tourne vers Creezy. La voiture dmarre, dun bond, comme une tte chercheuse. Jerentre dans le living. Neige a arrt laspirateur. Comme on sait, laspirateur, quand il ne drangepersonne, ne sert plus rien. Elle me dit quelque chose, en espagnol. Je ne comprends pas. Je dis :Si, si. Les disques sont toujours l, sur la moquette, exactement comme nous les avons laisss. Creezya d dire Neige de ny pas toucher. Jen range encore quelques-uns. Puis je branche llectrophone.Il en sort une musique africaine, sche, des bouts de bois heurts les uns contre les autres. Je me suistendu sur la moquette. Lorsque je me rveille, il ny a plus rien. Llectrophone sest tu. Je vais dansla cuisine : Neige est sortie. Une fois de plus, dans ce grand cube vide, jai limpression de ntrenulle part. Il y a des lettres qui tranent. Un moment, lide meffleure que, si je les lisais, je pourraispeut-tre dceler ce qui, dans Creezy, me reste ferm, secret, que jy pourrais trouver le dtail quimaiderait me rapprocher delle. Je ne le fais pas. Un jour, il y a longtemps, tomb sur une lettre quine mtait pas destine, jy ai lu, sur moi, une phrase si dsagrable, et si vraie, que je me suis bienjur de ne jamais recommencer. Je prends ma voiture. Je vais place de la Concorde. Javais tort deminquiter. Immdiatement, javise une foule, une petite foule, devant le ministre de la Marine.Creezy est l. Debout, elle brandit une canne de golf. Il y a deux photographes, un homme chauve, unegrande femme tournure dadjudant, qui a lair de savoir pourquoi elle est l, et une autre, plus fade,qui tient une planchette o sont fixes des feuilles de papier. Je marrte. Creezy menvoie un sourirebref ou plutt, comme dans laroport, souriant dj pour les photographes, et ce sourire-l rest, ellea un rapide plissement des yeux, du nez, pour indiquer quelle ma vu. Puis elle tend sa canne de golf la grande femme, elle lve lindex vers moi et, de son autre index, le coupe vers la moiti. Queveut-elle dire par l ? Quelle en a encore pour une demi-heure ? Le geste, en tout cas, me vautlattention des badauds. Ils se tournent vers moi ou plutt ils ne tournent que la tte, ils me jaugent, ilsme psent puis ils retournent Creezy. Un contractuel sapproche. Il me dit que je ne peux pas resterl. Je lui rponds que je suis avec Mademoiselle. Il sen va. Je sors de ma voiture. Il y a un soleillger, quelques nuages, une lumire dhutre. Autour de moi, les badauds commentent. Une grossefemme dit : Eh bien, si cest a, la mode de demain ! Lhomme qui laccompagne lui lance unregard quil dirige ensuite vers moi comme pour lui faire comprendre que, devant moi, ce genre derflexion, ce nest peut-tre pas trs dlicat. Mais la grosse femme a son mot dire. Elle le dit : Tume vois l-dedans ? Lhomme lui rpond : Cest une question de gabarit. Le signe que maadress Creezy ne devait pas vouloir dire une demi-heure. Elle a fini. Elle quitte les photographes,

  • lhomme chauve et la femme-adjudant mais sans un mot, sans une poigne de main, exactementcomme, cette nuit, elle ma quitt pour senfoncer dans le sommeil. Elle tait l, elle ny est plus,cest tout. Elle vient vers moi. Les ttes des badauds, encore une fois, tournent. Se pose la questiondes voitures. Elle a la sienne, jai la mienne.

    Je vais vous suivre, dit-elle.Et, bien entendu, peine a-t-elle dmarr, elle me dpasse de cinquante mtres. Au premier feu

    rouge, je russis me ranger ct delle. Elle rit, secoue ses cheveux, me tend la main par laportire. Je crie : O allons-nous ? Elle me rpond : O vous voulez. Et repart. Un peu plus loin, jela vois qui, brusquement, range sa voiture en nen cabossant une autre quassez lgrement, elle courtvers moi, monte dans ma voiture, dit quelle prfre, quelle reviendra chercher la sienne plus tard.Nous djeunons dans un snack-bar o les garons ont des vestes fleurs. Des myosotis. Creezy ditquelle prfrerait des hortensias et, dabord, que a en ferait moins. Elle dit aussi : Je suisheureuse aujourdhui. Vous pas ? Oui, je suis heureux. Je veux vous faire un cadeau. Quest-ceque vous prfrez ? Un objet utile, une babiole ou que nous allions voir vos arbres ? Je prfre lesarbres. Nous gagnons le parc de Saint-Cloud. Nous marchons un peu, dans une grande alle. Creezyest accroche mon bras. Un vieux monsieur montre un champignon un petit garon et lui expliquequil nest pas bon. Un autre passe, dont Creezy dclare que cest un voyeur, quelle a lil pour ceschoses-l. Nous rentrons. Neige est aux prises avec un homme qui, tout fait en vain, sefforce de luifaire comprendre que, si elle ne paie pas le gaz, on va le couper. Je porte la main mon portefeuille.Creezy massne une tape. Elle paie lhomme, rit, secoue ses cheveux, ajoute un pourboire sanscommune mesure. Lhomme est subjugu. Il est prt raconter sa vie. Il a un tic, des paupires, quidj lui donne lair bloui. Dans un mouvement trs vif, Creezy le pousse dehors et, dune seconde lautre, tout sapaise. Je suis assis sur le divan troit. Creezy sest coule dans mes bras. Le soleil estexactement en face de nous, dans la grande verrire. Puis le soleil sen va. Creezy frissonne, saute surses pieds, dcide quon va dner l, appelle Neige, parle espagnol, tlphone un picier, lui dit : Jevous en prie, exactement comme moi, sans la moindre expression. Aprs quoi, elle va dans la sallede bains, mappelle. Je lui donne la douche. Jembrasse leau sur ses seins, leau sur ses hanches.Puis cest elle qui me douche. Nous nous tendons sur le lit. Nos corps sont innocents comme auxpremiers jours du monde. Je suis dj en elle lorsque je dis : Et Neige ? Cest avec une expressionincroyablement srieuse quelle me rpond : Je lui ai parl ce matin. Elle est daccord. Daccord ? Neige ?

    Aprs le dner, lagitation la reprend. Elle veut aller chercher sa voiture. Je lui fais observerque Non, il lui faut sa voiture. Ma voiture, cest ma maison. Cest toi qui las dit. Jai dit a,moi ? Tu as dit que ctait dans ma voiture que javais le plus lair dtre dans ma maison. Bon,je lai dit. Je propose que nous allions chercher sa voiture en nous servant de la mienne. Non, Creezyne veut pas : cela nous obligerait rentrer sparment. Jappelle un taxi. Dans le taxi, Creezy serrecontre moi, je lui prends la main. Mais elle demande des choses au chauffeur, sil est content de sontravail, ce quil fait pendant les heures creuses et si les embouteillages ne lui donnent pas desnervous breakdowns. Le chauffeur est enchant. Il nous raconte quil est son compte, quil habite enbanlieue, quil lve des lapins. Cest affectueux, le lapin. Les siens le reconnaissent. A len croire,le lapin est un animal mconnu. Quant aux heures creuses, le chauffeur ne sen plaint pas. Il lit. Desouvrages historiques, de prfrence. Pour linstant, aprs Louis XIII, il en est Louis XIV. Mais ilna pas encore eu le temps de se faire une ide du bonhomme. Honntement non, ce serait prmatur.Il se tourne vers moi. Voyons, l, entre nous, monsieur, que pensez-vous de ce monarque ? Creezyest aux anges. A chaque dtail, elle me donne un coup de genou ou sa main se crispe sur la mienne. Sa

  • minute prsente, cest ce chauffeur. Je pourrais hurler, mon hurlement ne franchirait pas ce mur delapins et de nervous breakdowns. Nous arrivons la voiture. Le chauffeur descend avec nous. Il veutencore nous dire que des clients comme nous, cest rare, que le client, en gnral, se moqueparfaitement de la sant du chauffeur, de son statut, de ses soucis. La Seine est l, paisse sous lalune. Une rame de mtro passe sur le pont. Le chauffeur veut nous emmener prendre un verre. Jedcline. Il insiste. Creezy le veut. Nous allons dans un bar qui fait le coin, au bas dune ruelle enescalier. Le bar est dsert. Entre deux portes-fentres, il y a une machine sous, un circuitautomobile, une petite voiture qui se faufile comme un rat sur une ville couche. Creezy,immdiatement, sest jete dessus. Son petit volant, elle le manuvre avec des gestes de dbardeur.A chaque mouvement russi ou chaque erreur, il y a un timbre qui sonne ou des voyants quisallument, jaunes, verts, violets, qui lancent des clairs brefs, et tac tac tac, quelque part unecomptabilit bruyante qui se dclenche, des chiffres qui apparaissent. Cest comme une consciencequerelleuse, une me vigilante et grincheuse. Que ne les ai-je eus dans ma vie, que ne les ai-je eusavec Creezy, ces voyants, ces clairs, ces signaux. Son verre la main, le chauffeur sest approch. Ilregarde a en connaisseur. Il dit que cest coton. Puis il sen va. Cest peine si Creezy senaperoit. Elle joue avec fivre. Elle ne dtourne mme pas les yeux pour tendre la main vers moi : Encore un franc, sil vous plat. Impassible derrire un appareil qui supporte des ufs durs, lebarman me tend des pices. Nous en sommes la trente-deuxime partie. Les voyants, le timbre, tactac tac, les chiffres qui apparaissent. Brusquement, Creezy en a assez. Nous reprenons la voiture.Creezy fonce. Je lui dis : Ce nest pas par l. Elle rit, secoue ses cheveux. Un moment, sa joue contrela mienne, nous roulons droit vers une borne lumineuse. Cette borne lumineuse ne minspirequindiffrence. A la dernire seconde, Creezy redresse. Je lui dis : A gauche. Elle tourne droite.Toujours une vitesse dmente. Nous sommes dans une longue rue, vide, triste, je ne sais pas o, jene reconnais rien. Creezy freine. A sa manire, qui est vive. Je bondis vers le pare-brise. Elle merattrape. Sa bouche saccroche la mienne. Elle tout entire, elle accroche moi. Elle dit : Tu vasme sauver, nest-ce pas ? De quoi ? Je sais que je dois la sauver mais de quoi ? Je dis : Dequoi ? Elle dit : Tu ne comprends jamais rien. Et encore : Ce nest pas cela, pas cela dutout. Mais quoi alors ? Le sait-elle ? Nous sommes dans la nuit, au creux de la nuit, dans une ruevide et qui a lair creuse, elle aussi. Avons-nous jamais t ; ailleurs que dans la nuit ? Ou dans unelumire blanche, aussi aveugle ? Creezy se retourne pour une marche arrire. Les phares de la voiturebalaient les maisons devant nous puis une palissade et, sur la palissade, il y a elle, Creezy, en bikiniorange, sur ses skis, la crte des vagues, visitez les Bahamas. Elle bondit vers nous du fond dunciel travers doriflammes. Jen ai un coup au cur. Creezy apparemment pas. Un moment encore,Creezy est devant nous, au-dessus de nous, norme, lance vers nous comme pour nous rattraper, nousretenir. Puis la voiture achve de tourner et Creezy tombe dans la nuit. Il y a une rue, une place, unpont, la Seine paisse, luisante et hop, cest lautoroute. Le tunnel ronronne autour de nous. Cela meplat bien, ces heurts, ces -coups, le cri des pneus et ces virages dans toutes les directions, commeun feu dartifice. Je mendormais. Je veux dire : dans ma vie. Creezy me secoue comme un shaker.Sous les lumires conjugues du tableau de bord et des lampadaires, elle a un profil dur et dor,tendu en avant, comme sculpt par le grondement du moteur. Nous sortons de lautoroute. Sous lesgrands lampadaires, la campagne est plate et brillante, prise dans le gel de cette lumire vide. Desdeux cts de la route, les arbres senvolent, glissent. Quelque part, quelquun les tire, les fauche, lesabat. Creezy ne dit plus rien. Le profil en avant, elle est dans son tunnel de bruit, de vitesse, deronronnement. Nous traversons un village. Les phares clairent un mur blanc surgi devant nouscomme une face pouvante. Puis il y a une ruelle, troite, en lacets, qui monte entre de vieux murs

  • rugueux. Les phares sautent dun ct lautre, comme si la lumire volait en clats, comme si devantnous courait un photographe ivre de ses flashes. Nous arrivons un grand changeur, cinq ou sixroutes qui senjambent. Arrive au point le plus haut, Creezy arrte la voiture. Nous sortons. Au-dessous de nous, il y a de longues arches, de longues rampes courbes, qui sen vont, qui reviennent,des piliers, des votes, des pans noirs, dautres blancs et brillants, une lumire lunaire, blanche etgris ple, sous les grands lampadaires. Au-del, tout autour, lobscurit. Cest comme une cloche plongeurs, mais immense, un immense dsert de ciment, dacier, o lair on dirait quil est plus rare,un espace abstrait, dsert et glac. Nous repartons. Creezy prend tous les virages, lun aprs lautre.Nous tournons en rond dans lchangeur, dans ce labyrinthe ouvert o, sous les votes, lclairage aunon fait passer sur nous un rayon verdtre. Nous reprenons une route droite. Dans la nuit, surgit ungrand ensemble, des immeubles comme des falaises, quelques fentres encore claires et, plus bas,la lumire blme et vide des lampadaires. Sous nous, la voiture est souleve. Une rampe nous mne une place, assez vaste, carre, entoure darcades, enfouie au milieu des immeubles. Il y a l undrugstore. Vu lheure, il nest plus qu moiti ouvert, la salle dans lombre mais une lumire jauneencore au-dessus du comptoir. Nous entrons. Du comptoir, trois jeunes garons et la barmaid nousregardent. Ils sont penchs les uns vers les autres, tasss sous la lumire jaune. De son pas dcid,Creezy marche vers une machine sous, une grue, quelques babioles au milieu de haricots. Creezy lamanuvre brutalement. L o elle est, la limite de la zone dombre, son visage nest clair que parla petite vitrine de la machine sous. Elle simpatiente, secoue lappareil. Un des jeunes garonsdit : H, ce nest pas un tank. Les autres ont un rire en sourdine. Je vois la rixe lhorizon.Jaimerais. La frnsie de Creezy ma gagn. Mais dj, sous lclat des yeux verts de Creezy, lestrois garons se sont retourns vers le comptoir, ils sont enfoncs dans leurs verres, il ny a plus quedes dos et la barmaid, blond farine, qui me ddie un sourire agrable. Nous sortons. Sous lesarcades, il y a un magasin de jouets, tout illumin. Dans la vitrine, une panoplie, une panoplie deZorro, le lasso, la rapire, le masque, le chapeau plat et la cape double de rouge. Creezy me parledun petit garon, je ne sais pas qui, le fils de, je ny comprends rien, qui a eu la scarlatine, quil fautconsoler. Zorro, cest formidable. Il faut lacheter. Nous allons lacheter. Mais il est une heure dumatin. Ma Creezy, il est une heure du matin, le magasin est ferm. Creezy ne veut rien entendre. Enfin,quoi, ces gens, ils veulent vendre ou quoi ? Ferm ! Cest incroyable ! La gabegie ! A Las Vegas, lesmagasins sont ouverts toute la nuit. Il faut sonner. O est la sonnette ? Il ny a pas de sonnette. Pas desonnette ! Et sil y avait une urgence ? Ma Creezy, cest un magasin de jouets. Il est une heure dumatin. Nous lachterons demain. Nous nallons pas revenir jusquici pour une panoplie. Jiraidans un grand magasin. Mais, je le sais dj, pour Creezy, demain cest trop tard. Demain, Zorro etle fils de auront disparu, rays, oublis. Zorro, cest maintenant. Elle piaffe. Les talons de ses bottesrsonnent sur les dalles. Nous repartons. Successivement, la rampe, la route, lchangeur glissentsous nos roues. Nous courons, immobiles dans la nuit. Et les arbres, fauchs comme sous un coup dejudo. Il y a le grondement du moteur, il y a la lumire blme, il y a la route, les immeubles qui foncentsur nous. Nous roulons dans le ciel, nous roulons dans la mer. Une main sur le volant, lautreagrippe ma nuque, Creezy membrasse sauvagement. Puis, brusquement, elle tourne droite, lespneus hurlent, elle fonce vers un grand rectangle noir, je crie : H ! Sous laction de je ne sais quoi,pav mobile, il lectronique, le rectangle noir sabolit. Une lumire crue nous saute la face, lavoiture dvale, nous sommes dans le garage de limmeuble.

  • VAprs quoi, quatre jours. Quatre jours, nous deux, enferms dans cette bote, sans sortir, nourrispar Neige, protgs par Neige. Quatre jours entre ces six parois o, de partout, les Creezy gantesfoncent sur nous, se referment sur nous, comme de grandes fleurs carnivores. Quatre jours exactementpareils, un seul jour finalement, dune seule coule, comme un fleuve, comme un bloc dacier, deciment, de bton, le soleil derrire la verrire, tass contre la verrire, comme une mduse,lobscurit colle la verrire, comme une ventouse, et Creezy et moi, immergs, souds lun lautre, verss lun dans lautre, ramper lun vers lautre au ras de la moquette ardoise, enlacs,entrelacs, deux initiales, son corps ml au mien, son corps est le mien, son plaisir le mien, je suiselle, elle est moi, elle sent le bois, la cire, le santal, je sens le bois, la cire, le santal. Un moment, elleest assise sur moi, droite, son cou comme loiseau de paradis et, les deux bras tendus, je tiens sesseins. Je la renverse, le chteau de cartes scroule, le living tourne, les affiches basculent, je suis enelle, ses talons battent la moquette, elle a son gmissement bref, saccad.

    De nous, la mme seconde, jaillit le cri. Et son regard revient vers moi, comme une mare lente,comme un phare qui trane, ses yeux larges, ses yeux verts, emplis de stupeur. O es-tu, maCreezy ? O es-tu, mon bb, ma joie, mon espoir, ma vie ? Do reviens-tu ? Je reviens de toi. Nous gagnons sa chambre. Nous gagnons son lit. Nous navons plus besoin de nous lancer lescoussins. Neige maintenant fait la couverture. Elle dispose mon pyjama et la chemise de nuit deCreezy. Un soir, elle les a mme disposs de manire que la manche de mon pyjama enlat lachemise de nuit. Aurait-on cru cela de Neige ? Mais que sais-je de Neige ? Sur la petite table dechevet, il y avait des botes, des flacons, tout ce dont Creezy se sert sans arrt, le soir poursendormir, le matin pour se rveiller. Ds la premire nuit, jai tout enlev, tout cach dans un descompartiments du classeur vert. Creezy nen a plus besoin. A peine minuit, elle tombe dans lesommeil comme dans une trappe, comme dans un gouffre. Une nuit, jai essay de la rveiller. Envain. Le long de moi, il ny a que ce bloc de silence, ce bloc dobscurit. Mais son bras est sur mapoitrine, sa main accroche mon paule. Une nuit, elle a ronfl. Le lendemain, je le lui ai dit. Jenaurais pas d. Pendant une demi-heure, elle ma battu froid et, lorsque nous avons fait lamour, elleest reste tendue, son corps arc-bout, tendue vers un plaisir qui nest pas venu. Javais fl leprsent, fl le givre fragile de la minute. Sur le moment, je ne lai pas compris. La coule de nosjours avait repris, le lent tourbillon de nos heures. Llectrophone narrte plus. Vingt fois, cinquantefois, nous remettons les mmes disques, jusqu lcurement, lorage des tambours, le gmissementdes cordes, les voix amricaines, little John, O Jericho, O sweetheart, and you alone, gold river, mylove, les mmes airs, les mmes mouvements, nous deux dans cette bote, nous deux entre ces sixparois, presque immobiles, nos gestes englus, le got de nos corps partout. Sur un de ces airs,Creezy a mis des paroles elle. Elle les chante sans arrt : goodie, goodie, goodie la nuit, goodie lanuit. Elle les rpte, les hurle, descend lescalier : goodie, goodie la nuit. Je les chante, moi aussi :goodie, goodie la nuit. Et Neige dans sa cuisine ou lorsquelle apporte les assiettes : goodie, goodiela nuit. Et, en passant, elle menvoie un sourire rbl. Neige maurait-elle adopt ? On le dirait.Maimerait-elle ? Mais qui aime qui ? Qui dans cette bote ? Qui dans ce vide, sur lextrme avancede la falaise ? Quatre jours. Creezy essaie des robes, des pantalons, des bottes. Den bas, je la vois,devant le miroir de sa coiffeuse. Elle avance, elle recule, elle tord son corps pour se regarder enarrire. Puis elle descend : Comment trouves-tu ? Jouvre des fermetures clair, je ferme desfermetures clair. Elle essaie des perruques. Une, entre autres, qui est toute en perles, rien que des

  • perles, qui lui enferme la tte. Elle rit, remonte, complte sa perruque de perles par une robe qui, elleaussi, nest quen perles. Je la prends dans mes bras. Cela crisse, cela fuit sous mes mains. Creezy,ces jours-ci, na pas de photos faire. Ou plutt elle en avait, elle les a dcommandes. Moi, montravail, je lai renvoy trs loin, l-bas, derrire les jours. En partant, jai pris avec moi un rapportde la Commission des Finances. Dans les marges, il porte les comptes dune partie de rami que nousavons faite un soir. Pourtant, je me souviens quun de ces jours-l, jai une dclaration qui doitpasser la tlvision, dj enregistre. A lheure dite, jouvre lappareil. Nous nous asseyons sur lamoquette ardoise. Creezy a t chercher quelques-uns des coussins de son lit. Jarrive, cest bien monnom quon vient dannoncer. Je suis l, devant nous, srieux, cravate. Mais Creezy se coule contremoi. Creezy me mord la bouche. Je la prends dans mes bras. Lentement, nous descendons vers lamoquette ardoise. Sur le petit cran, je parle toujours. Je dis des choses comme : limpassebudgtaire. Je dis : La France est un virage. Ma voix passe sur nous. Mais ma bouche est dans labouche de Creezy, je suis couch sur Creezy, Creezy dans lcume des vagues, Creezy en bermudasbanane, Creezy des Bahamas. Son corps, ma voix, sa bouche. Jai mis le son trop fort. Ma voix estpartout, elle envahit, elle repousse le vide devant elle. Je hurle comme je hurlais le jour du dbat surla motion de censure. Cest Colette Dubois qui mavait conseill. Tu attaques trs en dessous, pas voix basse mais presque, puis, brusquement, tu gueules. Et jai gueul. Au banc du gouvernement, jevoyais le Premier ministre qui me regardait, sous ses gros sourcils, lair de dire : Quest-ce quilsont, Morlan, aujourdhui ? Un moment, je lve les yeux. Dans le fond du living, appuye auchambranle de lentre, les bras croiss sur sa blouse col officier, Neige me regarde. Me regardemais sur lcran. Son regard passe au-dessus de nous, au-dessus des initiales entrelaces sur lamoquette ardoise, elle me voit, moi, moi srieux, moi avec ma cravate, non moi pars au milieu denos peignoirs vert olive et vert laitue. Ma voix sarrte. Cest fini. Le regard de Neige descend surmoi. Elle a lair de dire que ctait bien, que ctait intressant. Creezy nest pas contente. Jevoulais te voir ! Eh bien, cest fini. Si vite ? Jai parl pendant dix minutes. Elle me prend parles oreilles. Je la prends par les paules. Ce nest plus de la tendresse. De temps en temps, enCreezy, je vois monter une sorte de rage. Je vois devant moi une ennemie. Elle se jette sur moi maiscomme pour me dtruire. Comme si elle men voulait, comme si elle sen voulait, de maimer, delaimer. Nous luttons, et elle de toutes ses forces. Elle sourit. Cest un sourire dur. O il y a du dfi,o mme parfois je me demande sil ny a pas de la haine. Une haine qui ne dure pas, dailleurs, quiest comme le reste : un givre fragile, dun instant. Tous, un jour, nous avons d lutter avec un ange.Pour moi, lange, cest Creezy. Et je sais, je sais dj cet instant que, comme lautre, celui de laBible, de cette lutte, je sortirai la hanche dmise. Cette frnsie, ce haltement, ce brusque saut enmoi de mon me qui bondit vers Creezy, cette femme qui tantt est moi et qui tantt mchappe, quidevient silence, sourire dur, acier, arolithe, je sais dj que jaborde un monde pour moi inconnu,dans une lumire de miroir, qui maveugle. De mes autres liaisons, je nai jamais parl. Celle-ci sortde moi comme une fume et cest tout le reste qui, pour moi, devient apparence, contour, imposture.Que sais-tu de moi si tu ne sais pas que jai couch avec Creezy, que jai eu mon ventre dans leventre de Creezy, Creezy des Bahamas, Creezy sur la moquette ardoise ?

  • VI

    Le vendredi, je rentre chez moi. Ton voyage sest bien pass ? Trs bien. Betty ninsiste pas.Sur son visage large, il ny a pas lombre dun soupon. Ou rien nen apparat. En gnral, mesliaisons, chaque fois, cest ma part obscure, ma part drobe, le secret, la pnombre, do jmergepour me retrouver en pleine lumire, dans la clart de ce qui doit tre et qui seul a le droit dtre.Jprouve cette fois exactement le contraire. Cest Creezy ma clart, avec elle que je me trouvaisdans la lumire, le lit sur la galerie, la verrire, la falaise, le ciel blanc des Bahamas. Creezy quitte,je regagne les couloirs, les coulisses. Cest un fantme qui est rentr chez moi, un homme de papier.Et ce papier donne mon signalement : poux de Betty, deux enfants, dput, pass ds le premier touravec 22 537 voix. Rien de tout cela nest plus tout fait vrai. Ou plutt tout cela est devenu ombre. Jereviens non dun rendez-vous mais dun voyage. En voyage aussi, on est dans la lumire, projet surdes passerelles, attendu dans des aroports, accueilli dans des halls dhtels. On rentre, on se dfaitcomme on dfait ses valises.

    Je vais dans mon bureau. Il y a une pile de lettres. On dirait que chacune va me sauter dessus, mehapper, me rengluer. Mes devoirs, mes principes, mes obligations, mes rendez-vous. Je finis par lesouvrir. Les enveloppes dchires, les fichaises limines, les prospectus jets au panier, de tout cepaquet, il ne reste peu prs rien. On croit quune vie, cest srieux. Une vie, ce nest que ceci : sixlettres, quatre factures et un extrait de compte. Laborieusement, jentreprends dy rpondre. Masecrtaire nest pas l. Je pourrais dicter au magntophone. Ou remettre tout cela lundi. Je ne le faispas. Je rponds moi-mme. En tapant avec deux doigts. Jai besoin de ce pensum. Entre moi et moi,jinterpose ce pensum. Vers six heures, nous partons. Nous allons passer le week-end chez ColetteDubois, la campagne. Je reprends lautoroute. Cest la mme quavec Creezy. Je ne reconnais rien.Un moment, tout aboli, je fonce. Je fonce comme si ctait Creezy qui conduisait. Betty me dit : Tues fou, non ? Laiguille du compteur descend et, avec elle, en moi, quelque chose steint. Derrire,Antoine et Coralie se disputent. Je nentends rien. Du calme, dit Betty, vous allez distraire papa. Distraire ? Heureusement, Antoine me pose des questions sur la Rvolution franaise. Il en est l, aulyce. Il y a des aspects de la question qui lui chappent. Jexplique. Danton et Saint-Just sont l, ilsoccupent toute la voiture, ils chassent tout ce qui nest pas eux. Je dors dans une chambre mansarde,papier peint rose, coiffeuse rose, opalines roses. Le lendemain, dans le jardin, on fait cuire deschoses sur un barbecue. Les enfants jouent au croquet. Je suis dans un fauteuil de jardin, tendu dunetoile rche, raye rose et noir. Le mari de Colette mapporte un verre. Cest un auteur, auteurdramatique mais du genre srieux, chauve et qui parle volontiers sur un ton rancuneux. Je lui parle dela crise du thtre. Lautre jour, la Commission des Finances, il en a t question. Sont-ce vraimentles taxes qui crasent le thtre ? Ne seraient-ce pas plutt les cachets des vedettes ? A laCommission, on a cit des chiffres. Sur les vedettes, le mari de Colette na pas grand-chose dire. Ilprfre les acteurs noms scandinaves et qui jouent dans des costumes en toile sac. Coletteintervient. Elle a son opinion sur la question : Les cachets des vedettes, cest de la connerie. Engnral, nous sommes au pourcentage. Nous ne cotons cher quen cas de succs. Mais les motssont devant moi comme une fume, comme les bulles des bandes dessines, je les vois, je vois lesbouches qui articulent, je nentends rien ou ce que jentends ne veut rien dire, cela se promne, celana de lien avec rien. Colette mme, un moment, sarrte et, entre deux considrations syndicales, elleme regarde, perplexe. Elle a un curieux visage, aigu, pointu, les cheveux paille. Un jour, il y alongtemps dj Jessaie de me raccrocher un souvenir. Le souvenir se profile, une seconde, puis

  • il disparat. Creezy le disperse et, sous ses skis, le souvenir nest dj plus quune cume. Tout lereste aussi est comme une ouate qui, malgr ses efforts, seffiloche. La maison blanche, le toit dechaume, les volets verts, les massifs de rhododendrons, les hortensias roses et bleus, le pr et seslices blanches, le petit pont en dos dne, du lierre autour, tout cela me donne limpression que je nesuis quun figurant, une silhouette mise l par larchitecte pour animer la maquette, pour en donnerlchelle. Jentends Colette : Cette maison la campagne, ctait mon rve. Ce nest quun rve,sa banalit mme en tmoigne, et il suffirait peut-tre dun cri, dun haussement dpaules pour ledissiper. Sous le soleil qui, il est vrai, aujourdhui est lger, qui donne plutt une impression defracheur, tout cela pour moi reste froid, glac. Et faux. Jentends Betty. Elle approuve, elle admire,elle nen pense pas un mot, elle naime que notre vieille maison de Morlan. Je regarde le mari deColette. Son polo et son pantalon bleu lin ne font pas oublier la cravate et le pantalon gris auxquels sivisiblement tout son tre aspire. Et moi. Moi le pire. Moi dans mon fauteuil de jardin rose et noir.Moi peine pos au milieu de ce vide. Imaginons un criminel oblig de se mnager un alibi. De dixheures minuit il va dans un bar, il parle au patron, au barman, une gagneuse qui soupire devant sondiabolo-menthe, il se fait remarquer, il insiste, il joue la belote. Rien nest vrai. Ses phrases, sonpastis, ses dames de cur, cest du carton, un dcor de carton quil se hte de planter devant savrit. Sa vrit qui est ailleurs, qui est un rle dans la nuit, qui est une valise dans un aroport, quiest un chalumeau dchirant lme dune chambre forte. Cest l quil est, non dans ce bar o,studieusement, il note que les murs sont bleus et les abat-jour lilas. Moi aussi, je suis ailleurs. Je suisavec Creezy. Je suis cette initiale sur la moquette ardoise. Devant moi, il y a une petite fille. Elle meparle. Je nentends pas. Cest ma petite fille pourtant. Ma Coralie, mon miel, mon trsor, monbonheur, ma petite fille dont, hier encore, le moindre soupir, la nuit, me faisait me lever en sursaut. Etje nai pas entendu ce quelle ma dit. Jai t trop loin, je veux dire : je me suis trop loign. Jevoudrais tendre les bras vers eux. Rien ne bouge. Sous le soleil lger, rien ne bouge. Ce nest quundcor. Derrire la faade de la maison, il ny a pas de chambres. Derrire les lices, pas de pr. Jeregarde le barbecue. Juste au-dessus, il y a une zone o, sous leffet de la chaleur, lair est brouill etdanse. Je vois Creezy, en pantalon turquoise, je vois laffiche : la fermette de vos loisirs, achetez unersidence secondaire. Dans le fond, une piscine. La piscine, je lajoute. Les Dubois nont pas depiscine. Hier, pendant le dner, on en a parl. Colette voudrait bien mais son mari multiplie lesobjections : lentretien, le filtrage, les frais. Dans laffiche de Creezy, il y a une piscine. Creezy estsur le tremplin, elle porte un bikini orange, elle crie relaxe, elle plonge, leau vole en clatsmeraude. Creezy sort. Elle rit. Je lui tends un verre. Les glaons tintent dans mon verre. Je le bois.Je bois mon alibi. Colette rit. Betty a un sourire indulgent. Coralie est revenue vers moi. Elle pleure.Elle dit que les autres trichent, quils se moquent delle parce quelle est la plus petite. Je prends sonmaillet. Je dis : Je vais jouer un coup pour toi. Je dis aux autres : Vous permettez que je joue uncoup pour elle ? Antoine hausse les paules : Tu joues encore plus mal quelle. Je joue. Jerussis un coup tonnant. Bravo, dit Colette. Coralie est console. Elle reprend son maillet. Uneseconde, sous le soleil lger, il y a eu quelque chose de vrai : le visage de Coralie. Et cette boule quipasse sous un arceau.

  • VII

    A ces orages devait sans doute succder un pisode plat. Le dimanche, en revenant de lacampagne, les enfants couchs, les Dubois nous rejoignent, chez moi, pour un dernier verre. Cedernier verre se prolonge. Il est plus de minuit. Le tlphone sonne. Lappareil est l, au milieu dusalon, sur une table basse. Betty qui stonne : si tard ? Colette dj aux cent coups : Cest de chezmoi. Cest Nounou. Il est arriv quelque chose aux enfants. Son mari : Ne nous affolons pas. Cest sa phrase. Dans les restaurants au moment de passer la commande : Ne nous affolons pas. Je dcroche. Cest Creezy. Jentends sa voix barbouille. Elle a peur. Il faut que je vienne, tout desuite. Je lentends sangloter. Je suis toute seule. Jai besoin de toi. Sa voix qui sort du noir. Dunoir de la nuit. Du noir de lbonite. En face de moi, ces trois regards. Colette anxieuse son visagetendu vers moi. Je me sens traqu. Dchir. Il ny aurait que Betty, je sais bien ce que je ferais. Jecrierais dans lbonite ce quil faut, je crierais Betty ce quil faut, je sauterais dans ma voiture, jecourrais te sauver, ma noye, mon Ophlie, je courrais te tirer de cette nuit qui te fait peur. A Betty,je peux tout dire. Devant ces deux autres regards, je ne peux pas. Ma Creezy, entends-tu ce que je tecrie : je ne peux pas. Je pourrais aussi feindre laisance, rpondre nimporte quoi, raccrocher endisant quil y a des collgues qui sont bien sans-gne. Je ne sais pourquoi, il me semble que ce seraitplus cruel encore pour Creezy. Non, mme pas. a, cest ce que jai dit Creezy le lendemain. Sur lemoment, simplement, jai perdu toute prsence desprit. A Colette, je dis : Ce nest rien. Danslappareil, je dis : Ce nest rien. Jentends encore la voix de Creezy, sa voix barbouille : Tu necomprends pas, tu ne peux pas comprendre. Et, doucement, comme la nuit o, en partant, jai rabattusur elle le drap et la couverture, je raccroche. Je dis : Ctait une erreur. Betty, dj, a repris laconversation. Colette, elle, est perplexe. Son mari a une expression sarcastique. Qui ne veut rien dire,dailleurs. Il prend un air sarcastique mme pour noncer quil fait beau. Lhomme qui nest pasdupe. Ce quil peut magacer. Rien que sa faon, dj, de saluer avec sa pipe. Cest des traits de cegenre, les plus minces, quil faut juger les hommes. Il propose que nous allions nous coucher. Coletteproteste. Allons chez Broche. Elle seule, sans doute, a senti quentre nous un ange avait pass,quil est encore l, entre les larges divans crme, et quentre lui et moi, il faut jeter quelque chose,nimporte quoi, ne ft-ce quune heure dans une bote de nuit. Avant de partir, je vais dans monbureau, je forme le numro de Creezy : personne ne rpond. Nous arrivons chez Broche. Nous entronsdans ce grand carr noir et bas, dans cette pnombre paisse o des projecteurs qui tournent brassentdes lumires soufre, bleues ou violettes, nous entrons dans ce carr de chahut, dans cette soupe debruit o, sur la piste, une masse confuse ondule et tangue, comme les voitures sur cette place o jesuis. Des trois cts, de grands miroirs, qui ont lair dtre noirs eux aussi, qui ont un clat noir, fontquon ne sait plus o on est, quon ne sait plus o finissent ces gens, ces tables, ces lampes bassesenfonces dans la pnombre. Une grosse femme que je nai jamais vue membrasse, me dit que je suisson homme, que mon discours sur la motion de censure ctait impeccable, tout fait ses ides, nousconduit une table, me fait asseoir, cuisse contre cuisse, ct dune blonde paisse qui, tout desuite, dun regard atroce, ouvert et o tout se lit, me soupse et me jauge. Elle a de gros yeux bleus etfroids. Sous ce regard cyclopen, je me sens comme le diamant sous la loupe du receleur. Mais je nesuis pas un diamant. Le regard cyclopen dj se dtourne. Il passe sur le mari de Colette, sedtourne encore plus vite. Le mari de Colette, lui, trs visiblement, dsapprouve. Il dsapprouvetout : la blonde paisse, les clairs des projecteurs, la masse confuse sur la piste et, dune maniregnrale, lensemble de cette socit de consommation. Mais Colette a eu raison. Dans ce bruit, dans

  • cette pnombre sonore, sous les coups de gueule du saxophone, mon angoisse sendort, disparat.Cette houle confuse me berce. Sauf quil arrive ceci : au milieu du chambranle noir qui spare lasalle du bar, un peu au-dessus des autres parce que le bar est surlev, dans un clair violet, je viensde voir Creezy. Je viens de voir son sourire insolent, sa tte dresse, son regard brillant. Leprojecteur est pass. Je ne vois plus que des ombres. Le projecteur revient, sattarde. Lhomme qui lemanie a sans doute reconnu Creezy : le projecteur ne sen va plus. Et, lorchestre, il y a unroulement de grosse caisse ponctu par lclat dun coup de cymbales. Nos quatre jours dimmersionmont fait oublier que Creezy est quelquun que tout le monde reconnat. Dj, la campagne, quandnous sommes alls dans ce restaurant, les gens brusquement penchs au-dessus de leurs assiettes etchuchotant. Creezy, sur son plancher surlev, sourit. Sous le feu des projecteurs, elle bat des cils, jevois son profil dor, elle parle aux gens qui laccompagnent : une jeune femme blonde, jolie, lairraisonnable, et un grand jeune homme au visage loyal. Dans les parages des femmes comme Creezy ily a toujours un grand jeune homme au visage loyal. Puis Creezy descend sur la piste, elle entre dansla masse confuse. Je ne la vois plus. Jentends nouveau la musique. Jentends le mari de Colette quidit : Une fois de loin en loin, le spectacle est curieux. Jai encore le temps de me dire : il vaparler de lambiance. Il dit : Lambiance. La masse confuse tourne et, prs de nous, lun devantlautre, il y a Creezy et le grand jeune homme. Je vois le regard de Creezy. Jentre dans son regard.Trs rapidement, il passe sur mes compagnons et, sans rien modifier son sourire, sans lombredune expression, Creezy a pour moi un bref signe de tte. Je me lve moiti. Je salue. Colette quisexclame : Cest Creezy ! Tu connais Creezy, toi ? Je dis oui. Oui, je la connais. Il y aquelques jours, dans lavion de Rome, jtais assis ct delle. Jajoute, vers Betty : Tu terappelles ? Je te lai racont. En effet, je lavais racont. Betty, cela ne lavait pas frappe. Elletourne la tte et elle dit : Ah, cest elle ? Creezy est sur la piste. Un peu penche en avant, elle suitdes yeux les mouvements du grand jeune homme. Elle porte les cuissardes que, lautre jour, elle aessayes devant moi, des cuissardes de cuir noir, qui font pantalon, qui lui montent jusqu la ceintureet, par-dessus, une redingote cintre, dans un tissu gris fer, qui a des reflets dacier. Je dis encore : Nous avons bavard. Jprouve tout ensemble une sorte de fiert et une sorte de tendresse pouvoir dire que jai bavard avec Creezy. En me retournant pour prendre mon verre, je vois queColette Dubois va dire quelque chose. Puis elle ne le dit pas. Je sais de quoi