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TOME LXXIX. 1915. 4 Revue critique LA QUESTION DU HASARD M. Bachelier' qui avait déjà écrit deux traités sur la Théorie de la spécu~aftOM et le Calcul de probabilité, en résume la substance dans un ouvrage destiné au grand public. Voulant éviter au lecteur les démonstrations compliquées, et la peine des longs calculs, l'auteur y présente surtout des résultats, qu'il éclaire à l'aide de nombreux exemples numériques. Le livre est divisé en courts chapitres d'une lecture en général facile, et qui touchent à toutes les principales ques- tions relevant du calcul des chances la théorie des jeux de hasard et celle de la spéculation, la probabilité des événements futurs, les erreurs d'observation, les courbes de fréquence, le tir à la cible, etc. On y trouvera aussi un résumé de certaines recherches plus récentes, auxquelles l'auteur a personnellement participé, et relatives en par- ticulier aux probabilités connexes. Nous signalons enfin un chapitre il reprend la question de la distribution des chiffres dans l'expres- sion décimale de et confirme l'opinion de Cournot que les chiffres se succèdent comme au hasard. La préoccupation constante de M. Bachelier est de bien souligner l'importance de la loi des grands nombres, la simplicité, la richesse et la diversité de ses applications. Il dégage d'ailleurs lui-même en ces termes l'idée générale de son livre « Nous avons vu qu'une même loi, que l'on nomme loi des grands nombres, se présente dans toutes les questions importantes; elle régit les écarts produits par le hasard dans les jeux, dans l'arrivée des événements, dans la spéculation, dans le tir à la cible, dans la mesure des grandeurs et dans beaucoup de phénomènes naturels. La connaissance de cette loi comprend ce que de notre étude il faut savoir et retenir. D Mais aux yeux de l'auteur, l'intérêt de la théorie des chances ne se mesure pas seulement à l'importance de ses applications, et il montre fort bien comment elle offre à l'esprit de finesse et à l'esprit géomé- trique une occasion égale de s'exercer, comment elle attire et retient ainsi tous ceux qui ont le goût de la méditation. « Pour ceux qui savent comprendre, à côté de la beauté d'une loi générale, la finesse d'une analyse subtile et délicate frôlant parfois le paradoxe, pour 1. L. Bachelier, Le ,jeu, la chance et le /M~o' Un vol. de la Bibliothèque de philosophie scientifique. Paris, Flammarion.

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andré Darbonrevue philosophiquesur le hasard

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Page 1: CR Le Hasard Darbon RP 1915

TOME LXXIX. 1915. 4

Revue critique

LA QUESTION DU HASARD

M. Bachelier' qui avait déjà écrit deux traités sur la Théorie de la

spécu~aftOM et le Calcul de probabilité, en résume la substance dans

un ouvrage destiné au grand public. Voulant éviter au lecteur lesdémonstrations compliquées, et la peine des longs calculs, l'auteur yprésente surtout des résultats, qu'il éclaire à l'aide de nombreux

exemples numériques. Le livre est divisé en courts chapitres d'unelecture en général facile, et qui touchent à toutes les principales ques-tions relevant du calcul des chances la théorie des jeux de hasard etcelle de la spéculation, la probabilité des événements futurs, leserreurs d'observation, les courbes de fréquence, le tir à la cible, etc.On y trouvera aussi un résumé de certaines recherches plus récentes,auxquelles l'auteur a personnellement participé, et relatives en par-ticulier aux probabilités connexes. Nous signalons enfin un chapitreoù il reprend la question de la distribution des chiffres dans l'expres-sion décimale de et confirme l'opinion de Cournot que les chiffresse succèdent comme au hasard.La préoccupation constante de M. Bachelier est de bien souligner

l'importance de la loi des grands nombres, la simplicité, la richesseet la diversité de ses applications. Il dégage d'ailleurs lui-mêmeen ces termes l'idée générale de son livre « Nous avons vu qu'unemême loi, que l'on nomme loi des grands nombres, se présentedans toutes les questions importantes; elle régit les écarts produitspar le hasard dans les jeux, dans l'arrivée des événements, dans la

spéculation, dans le tir à la cible, dans la mesure des grandeurs etdans beaucoup de phénomènes naturels. La connaissance de cette loi

comprend ce que de notre étude il faut savoir et retenir. D

Mais aux yeux de l'auteur, l'intérêt de la théorie des chances ne semesure pas seulement à l'importance de ses applications, et il montrefort bien comment elle offre à l'esprit de finesse et à l'esprit géomé-trique une occasion égale de s'exercer, comment elle attire et retientainsi tous ceux qui ont le goût de la méditation. « Pour ceux quisavent comprendre, à côté de la beauté d'une loi générale, la finessed'une analyse subtile et délicate frôlant parfois le paradoxe, pour

1. L. Bachelier, Le ,jeu, la chance et le /M~o' Un vol. de la Bibliothèque dephilosophie scientifique. Paris, Flammarion.

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REVUE PHtLOSOPHtQUMM

ceux-là la théorie du hasard présentera un attrait et un charme parti-culiers. :0Nous nous permettons d'exprimer un regret. Dans le premier cha-

pitre de ce livre consacré au hasard, l'auteur affirme qu'il est impos-sible de le définir correctement parce qu'en réalité « il n'existe pas ».

Et après beaucoup d'autres, il convient de dire qu'un événement estdû au hasard quand ses causes nous sont inconnues et ne se laissent

pas analyser. On est libre de faire les conventions que l'on veut. Maisla loi des grands nombres à laquelle l'auteur fait une si grande place,n'est pas une convention. Elle se vérifie dans beaucoup de cas.Or pour la démontrer on suppose également probables des événementsdont les uns doivent êtres tenus pour impossibles, les autres pournécessaires par un déterministe convaincu. En un mot on part d'hypo-thèses qu'il déclare fausses. Ce n'est pas un des moindres paradoxesde la théorie des chances pour ceux qui nient la réalité du hasard.M. Bachelier est de ces derniers. Mais il nous semble qu'il fait tropbon marché de la difficulté que nous signalons. Et l'on peut s'étonner

qu'un ouvrage consacré à la science du hasard s'ouvre sur cette décla-ration que le hasard n'est rien.

Le problème du hasard semble attirer aujourd'hui beaucoupd'esprits. Est ce comme le suggère M. Borel que la physique moderne

imprime de plus en plus à ses lois le cachet de lois statistiques, quitraduisent seulement les effets d'ensemble d'une multitude de petitescauses irrégulières, et dont la critique relève par conséquent pour une

part de la théorie des chances? 11 se pourrait. Mais nous devons nousborner pour l'instant à signaler la curiosité fort légitime qui s'attachede nos jours à ces questions.Cette curiosité, le livre que M. Borel vient de publier dans la Nou-

velle collection scientifique est bien fait pour la satisfaire. On peutle considérer d'abord comme une œuvre de vulgarisation. Mais nousverrons aussi qu'il apporte beaucoup d'idées nouvelles. Cet ouvrage,qui trouvera certainement beaucoup de lecteurs parmi les philosophes,permet de s'initier avec un minimum d'efforts à la théorie des proba-bilités. En réduisant autant qu'il se peut l'appareil du calcul, l'auteur

y présente en effet un exposé très clair de ses principes et de ses

méthodes, et il établit des formules approchées qui permettent derésoudre rapidement un grand nombre de problèmes, avec une exac-titude très suffisante pour ceux qui se préoccupent d'apprécier seule-ment l'ordre de grandeur des résultats. Puis M. Borel expose,en un tableau d'ensemble, les principales applications des lois du

hasard, et il explique l'usage qu'en pensent faire toutes les sciencesla physique et les mathématiques, les sciences sociales et la biologie,

1. Émile Borel, Le hasard (Nouvelle collection scientifique).

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REVUE CRITIQUE Si

la psychologie et même la morale. Partout il se préoccupe de préciserle sens des problèmes et de déterminer la véritable portée des solu-

tions. Et c'est bien, en effet, en ces matières la tâche la plus délicate.

Enfin, dans la dernière partie, la discussion de la valeur de ces lois~

invite l'auteur à élargir son sujet, à rechercher comment l'étude du

hasard renouvelle le problème de la connaissance, comment elle auto-

rise à poser celui du déterminisme, et il termine en présentant une

hypothèse curieuse sur l'évolution de l'univers.

Ne pouvant ici résumer tout ce livre, qui est lui-même très ramassé,nous nous attacherons à quelques points particulièrement importantsou litigieux. Ensuite nous tâcherons d'en dégager les conclusions

philosophiques.Dans le chapitre consacré aux probabilités continues, on trouvera

une réfutation, qui nous paraît décisive, des paradoxes de J.Bertrand..

Deux points sont pris au hasard sur une sphère; quelle est la probabi-lité pour que le plus petit arc de grand cercle mm' soit inférieur à a?

J. Bertrand, en abordant la question par plusieurs biais, trouve des

solutions très différentes, et qui semblent cependant à première vue

également correctes. Si elles l'étaient également, ces résultats contra-

dictoires jetteraient un doute grave sur la portée de tels problèmes;ils en révéleraient le caractère factice et nous obligeraient à recon-

naître que les définitions sur lesquelles on s'appuie pour les traiter

n'ont qu'une valeur de convention. Mais M. Borel dévoile très

clairement les fausses solutions et la paille du raisonnement captieux

qui les introduit. Et il réussit, sur ce point comme sur d'autres, à

écarter les doutes auxquels pourrait prêter la science du hasard. Le

problème dont nous venons de parler trouve son application dans

certaines questions fort importantes de philosophie naturelle, celle

par exemple de la distribution des étoiles sur la sphère céleste. Les

Pléiades semblent plus rapprochées les unes les autres qu'il ne con-

viendrait dans l'hypothèse d'une répartition fortuite. Est-il possiblede préciser cette impression par le calcul? Ici encore on a élevé des

objections, parce que, dit-on, pour traduire en chiffres l'idée vague de

groupement, il faut recourir à des définitions arbitraires. Faut-il cher-

cher le plus petit cercle qui contienne le groupe? La plus grande des

distances angulaires? La somme des carrés de toutes les distances?

Mais l'auteur montre que lorsqu'on détermine la probabilité d'un

groupement fortuit, le résultat numérique ne dépend que dans une

très faible mesure de la forme adoptée pour les définitions; quel'on est dès lors autorisé à choisir la plus commode et que le calcul

conduira toujours à une conclusion de ce genre le hasard produiraitune fois sur n un tel groupement. Arrivé là d'ailleurs, le calcul des

chances a épuisé ses ressources et il ne faut pas lui demander davan-

tage que de nous faire connaître la rareté plus ou moins granded'un événement dans l'hypothèse du hasard.

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KEVUE PHILOSOPIIIQUEë2

D'autres problèmes relatifs à la probabilité des causes appellent aucontraire des réserves. Si, par exemple, trois étoiles occupaient lessommets d'un triangle équilatéral, faudrait-il compter cette dispositionau nombre des circonstances remarquables qui révèlent une cause?D'une façon générale, l'auteur nous meten garde contre « la tendance

que l'on a à considérer comme remarquable une,circonstance quel'on n'avait pas précisée avant l'expérience, carle nombre des circons-tances qui peuvent apparaître comme remarquables à différents pointsde vue est très considérable ».Un usage opportun de la notion de probabilité permet de traiter

clairement certains problèmes qui, sans cela, resteraient obscurs ou

indéchiffrables; ce sont par exemple en économie politique ceux quise rattachent au < paradoxe du tas de blé Quelle sera l'influenced'une très faible variation dans le prix du gros sur la vente au détail?

Supposons qu'elle corresponde à une baisse d'un demi-centime dansle prix du détail, très inférieure par conséquent à la valeur de la pluspetite division monétaire, qui assigne un minimum aux fluctuationsdes cours. I! est impossible de soutenir, quoique ce soit une opinionreçue par certains publicistes, que dans ces conditions le prix dudétail ne variera pas; car la même baisse se répétant plusieurs foisde suite, il s'établirait à la longue une disproportion trop grande entrela valeur marchande du gros et celle du détail. Et, pour des raisons

analogues, on comprend qu'il ne baissera pas toujours de cinq cen-times. Mais des circonstances diverses produiront tantôt l'une, tantôtl'autre de ces alternatives. Et l'on peut prévoir que ces circonstancesamèneront précisément une fois sur dix un changement de prix; ouen d'autres termes « que la probabilité pour que la baisse se produiseest un dixième, lorsque la diminution est précisément le dixième del'unité monétaire qui fixe le minimum de baisse possible ».M. Borel a été frappé du scepticisme que rencontre la théorie des

probabilités chez des personnes dépourvues de toute compétenceparticulière et habituées cependant à s'incliner devant les affirmationsdes savants. H en trouve les raisons dans certaines dispositionspsychologiques la « sensibilité individualiste et notre répugnancesi générale à compter pour une unité abstraite, à n'être désigné quepar un numéro, la conscience de notre liberté, qui semble menacée sil'on peut prévoir à l'avance le nombre des mariages, des suicides oudes crimes. Mais il y a là un malentendu facile à dissiper. Les lois dela statistique sociale énoncent des faits généraux que vérifie une longueexpérience, mais ne contraignent personne. Ajoutons qu'une applica-tion brutale et inintelligente des règles de la probabilité risque deconduire à des conclusions absurdes si l'on affirmait par exemple,sans plus ample informé, qu'une opération chirurgicale, destinée àaccroître la moyenne de la vie humaine, mais à la condition que lamort immédiate d'un quart des opérés fût le prix de ce progrès, est

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avantageuse et mérite d'être pratiquée. Les résultats du calcul ont tou-

jours besoin d'être interprétés, et dans l'usage qu'on en fait on n'est

point dispensé d'avoir du bon sens. Après ces remarques, on établit

sans peine que la théorie des probabilités ne doit rencontrer d'oppo-sition que de la part d'une seule classe d'individualistes, ceux qui sont

antisociaux; ceux qui se désintéressent des progrès de la mortalité ou

de la maladie tant qu'ils se portent bien, des fluctuations de la

richesse publique, si leurs affaires sont satisfaisantes; ceux qui en un

mot refusent de reconnaître aux phénomènes sociaux une réalité et

une valeur propre. Au contraire le calcul des probabilités nous apprendà mesurer l'importance des risques et des dangers, maladies, ruines,

désastres, auxquels les hommes sont exposés en commun; et dans

l'ignorance où nous sommes des victimes qui seront frappées, il nous

invite à réunir nos efforts pour les conjurer, et à nous allier pourmieux en supporter la charge; en un mot, si inattendue que soit cette

conclusion, il développe le sentiment de la solidarité.

L'auteur va même plus loin; il se demande s'il n'est pas possible de

fonder sur la théorie des probabilités une véritable morale individuelle

et sociale. Selon lui, le précepte évangélique < Tu aimeras ton

prochain comme toi-même est à la lettre impraticable. Nous ne

pouvons nous mettre au service de <OM.s les hommes, avec le même

zèle que réclament nos intérêts personnels. La dispersion de ce zèle

le rendrait vain. La seule interprétation raisonnable est donc la sui-

vante « Considère chacun de tes prochains, non comme équivalent en

tous cas à toi-même, mais comme équivalent à une fraction de toi-

même comprise entre zéro et un, mais n'atteignant jamais la limite

inférieure zéro, tandis qu'elle peut parfois atteindre la limite supé-rieure un. » Telle est la règle que commente l'auteur et dont il

cherche à déduire le patriotisme et l'internationalisme au sens élevé

du mot.

C'est en déterminant les coefficients d'altruisme, analogues aux coef-ficients de probabilité, et véritables mesures de l'amour du prochain,que l'on pourra fonder scientifiquement une morale pratique. Nous

avouons, pour notre part, trouver quelque peu artificielle cette

dernière application des notions de probabilité. Outre que l'exemplede Bentham et de son arithmétique des plaisirs n'encourage peut-êtrepas à introduire dans les questions de morale des chiffres inévitable-

ment arbitraires et dont la précision brutale risque d'ailleurs en cesmatières de faire illusion; outre que la valeur du précepte évangé-

lique vient peut-être de ce qu'il ne fixe aucune limite à l'amour du

prochain, nous avouons n'apercevoir autre chose qu'une analogietoute formelle entre les coefficients de probabilité et les coefficients

d'altruisme, et nous ne sommes pas convaincus que la morale puissetirer grand profit du langage de la théorie des chances.

Nous avons réservé pour la fin les chapitres de l'ouvrage de M. Borel

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qui sont peut-être les plus suggestifs et les plus riches d'aperçus.Abordant l'étude des applications des lois du hasard aux sciences

physiques, l'auteur montre avec force que beaucoup de lois de la

physique moderne se présentent sous la forme des lois statistiques,c'est-à-dire qu'elles énoncent seulement le résultat moyen d'unemultitude de mouvements d'atomes ou de phénomènes moléculaires,qui dans leur détail nous échappent. Si ces résultats paraissentréguliers, c'est une conséquence de la loi des grands nombres. Desécarts appréciables ne sont pas à la rigueur impossibles, mais il fautles considérer comme extrêmement peu probables et il appartientjustement à la théorie des chances de mesurer l'ordre de grandeur decette probabilité. L'exemple le plus ancien et le mieux connu de ceslois nous est offert par la théorie cinétique des gaz. Supposons quel'on mette en communication par une large ouverture deux récipientsde même volume, remplis de deux gaz différents, à la même pressionet à la même température. Très vite le mélange deviendra sensible-ment homogène. La probabilité d'une hétérogénéité même très faible,beaucoup trop faible pour qu'elle puisse être décelée par aucun moyenexpérimental, s'exprime par un nombre dont la prodigieuse petitessedéconcerte l'imagination. [Pour donner une idée de tels nombres,l'auteur se sert d'une comparaison frappante, celle de singes dactylo-graphes, qui en frappant au hasard sur les touches de machines à

écrire, reproduiraient accidentellement le texte de tous les ouvrages-contenus dans la Bibliothèque nationale]. D'autres problèmes, sou-levés par la même théorie, celui de la répartition des vitesses, résolu

par Maxwell, celui des fluctuations, etc., ne peuvent être traités que.grâce aux méthodes de la mécanique statistique (Gibbs). En effet, lesdonnées réeHes d'une question sont toujours et inévitablement affectéesd'une certaine indétermination. Or il est aisé de se rendre compteque dans la théorie cinétique par exemple, la multiplicité des chocs

pour conséquence d'augmenter avec une extrême rapidité et dansdes proportions énormes les plus légères différences initiales. On setrouve tout de suite en présence d'un nombre immense de possibi-lités, qui toutes a priori paraissent égales. Peut-on les partager endeux groupes, dont l'un est numériquement très supérieur à l'autre?Il devient alors très probable que l'événement réalisé doit appartenirà ce groupe. Et les conclusions de ce genre sont d'ailleurs les seules

que l'on puisse obtenir.La physique moderne a étudié, ces dernières années, beaucoup de

phénomènes importants, où la théorie des probabilités intervient àchaque pas les phénomènes de radio-activité, les mouvements

browniens, le rayonnement, la dispersion diffuse de la lumière par les

molécules, etc. L'auteur s'attache surtout à trois questions l'équi-partition de l'énergie, la définition de l'entropie et la théorie des

quanta. La conclusion est que nous assistons à une transformation

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des méthodes de la science. Longtemps dominée par la loi célèbre de

Newton, elle tend aujourd'hui à chercher des explications statistiquesdes phénomènes. Et si l'on pouvait par ce moyen rendre compte del'attraction universelle elle-mème [ce qui la dépouillerait de son

caractère mystérieux~ l'on devrait considérer cette interprétationnouvelle comme un progrès.Or il paraît à l'auteur que cette transformation de la science modifie

)c problème de la connaissance. L'ouvrage de M. Borel s'ouvre par une

profession de foi déterministe, et il assimile le hasard aux causes

trop complexes et trop variables pour qu'il nous soit possible de les

découvrir et de les analyser. Mais ce n'est là qu'une définition provi-soire et le dernier chapitre reprend le sujet pour en montrer les diffé-

rents aspects. L'étude de la mécanique statistique nous oblige à dis-

tinguer deux formes de déterminisme: celui qui s'établità notre échelle,et celui qui s'établit à l'échelle moléculaire. Or il est remarquable quel'existence de l'un n'implique pas celle de l'autre. 11 se peut à la

rigueur que les phénomènes observés par nous se conforment à des

lois fixes, quoique les phénomènes sous-jacents, les phénomènesélémentaires qui nous échappent, ou dont nous ne percevons quel'effet global, jouissent cependant eux-mêmes d'un certain degré de

liberté. Si parmi les milliards de milliards de molécules qui compo-sent la masse d'un gaz, les mouvements de quelques-unes ne dépen-daient que des caprices du hasard, leur influence serait trop faible

pour rien changer aux apparences. Et inversement d'ailleurs l'hypo-thèse du déterminisme moléculaire le plus rigoureux n'exclut pasabsolument l'idée de centaines anomalies, de certaines exceptionsque comporteraient nos lois physiques (par exemple le « prodige M de

l'eau gelant sur le feu) dues sans doute à des coïncidences très rares,très improbables, mais non pas impossibles. En dernier lieu il semble

à l'auteur que cette opposition des deux déterminismes rend moins

étrange la pensée qu'il pourrait y avoir <( ça et là dans le monde des

commencements absolus ». Sans doute, cette conception inspire une

grande répugnance à tous ceux qui ont reçu quelque éducation scien-

tifique. Mais la conception contraire, le mécanisme matérialiste, avec

son corollaire obligé de la conscience épiphénomène ne satisfait pas

davantage. Comment comprendre, si le jeu des mouvements méca-

niques ne peut être ni arrêté, ni modifié, ni dirigé par la pensée quetant d'oeuvres humaines semblent en porter la marque, que des livres

par exemple où sont exprimés en bon ordre des idées logiques et des

sentiments nuancés, soient écrits par des « automates qui réalisent

ainsi et si fréquemment des « miracles n aussi inattendus que celui

des singes dactylographes? En somme, si l'on rejette l'épiphénomé-nisme et s'il faut admettre que la volonté humaine provoque des

infractions au déterminisme physique, M. Borel, sans se prononcer

catégoriquement sur le fond de la question, croit que l'usage des

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explications statistiques prépare l'esprit à mieux en accepter l'idéeLe conflit que l'on a quelquefois résumé par ces mots « Science ouConscience? » devient moins aigu si l'onremarque que la science postuled'abord et surtout le déterminisme à l'échelle humaine sans lequel lemonde cesserait d'être intelligible pour nous; et qu'elle est d'autantmoins tenue d'affirmer le caractère absolu du déterminisme molécu-

laire, que ce dernier, même inflexible, ne la prémunirait pas contre leseul danger auquel soient exposées ses lois, comme toutes les lois sta-

tistiques, celui d'être mises en défaut par certaines combinaisons, très

exceptionnelles il est vrai, du hasard.Nous en avons dit assez pour montrer que l'ouvrage de M. Borel n'est

pas seulement un résumé très clair des principes et des méthodes ducalcul des probabilités, mais qu'il indique les voies nouvelles dans

lesquelles on peut chercher des applications, qu'il s'efforce d'en

dégager la philosophie et suggère beaucoup d'idées importantes eLbien dignes d'être méditées.

DARBON.