cosmicomics. récits anciens et nouveaux

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C O L L E C T I O N F O L I O

Page 3: Cosmicomics. Récits anciens et nouveaux

Gallimard

Italo Calvino

CosmicomicsRécits anciens et nouveaux

Précédé d’une note de l’auteur

Traduction de l’italienpar Jean Thibaudeau

(revue par Mario Fusco)et Jean-Paul Manganaro

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La présente édition reproduit, à l’instar de l’édition posthume italienne établie par Claudio Milanini

(Tutte le cosmicomiche, Oscar Grand Classici, Mondadori, 1997), les deux recueils Cosmicomics (1965) et Ti con zero (1967) dans l’ordre original,

suivi des nouveaux récits publiés ultérieurementdans La memoria del mondo e altre storie cosmicomiche

(1968) et Comicomicomiche vecchie e nuove (1984).

Titre originalÞ:

T U T T E L E C O S M I C O M I C H E

Copyright ©Þ2002, The Estate of Italo Calvino.All rights reserved.

©ÞÉditions Gallimard, 2013,pour la traduction française et la révision.

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Note de l’auteur11

Les récits que contient ce volume n’ont pas dethème «ÞhistoriqueÞ», dans le sens du moins où cemot est utilisé habituellement, et on ne peut mêmepas dire qu’ils aient un décor «ÞcontemporainÞ».Mais ils sont, à la fois, tout ce que l’on peut imagi-ner de plus contemporain, et le résultat d’une pers-pective «ÞhistoriqueÞ» conduite à ses conséquencesextrêmes.

Ce sont des récits nés de l’imagination libre d’unécrivain d’aujourd’hui, stimulée par des lecturesscientifiques, surtout d’astronomie. Nous ne savonspas si Italo Calvino a regardé dans un télescopepour observer étoiles et planètesÞ: ce qui le pas-sionne, ce sont surtout les hypothèses théoriquesavancées par la science contemporaine pour expli-

1. Ce texte écrit de la main d’Italo Calvino à la troisième per-sonne a été publié comme postface à la deuxième édition italiennede La memoria del mondo e altre storie cosmicomiche, Turin,Einaudi, 1975, puis in Opere, vol.ÞII, Milan, Mondadori, coll. «ÞIMeridianiÞ», 1992, p.Þ1304-1307. Il a été traduit par Jean-PaulManganaro.

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quer la forme et la structure des galaxies et de toutl’univers, les origines et le devenir des systèmesstellaires, de l’espace et du temps. Ces hypothèsesont derrière elles toute la physique théoriquemoderne, des calculs mathématiques sans fin, lesexplorations les plus avancées du ciel faites par lesgrands observatoires astronomiquesÞ; mais ce quenotre écrivain capte est en général une idée sugges-tive, une image synthétiqueÞ; et c’est sur cela qu’ilconstruit un récit.

Il n’est pas nécessaire de rappeler combien lesperspectives de la science et de la technologie — enparticulier de l’astronomie et de l’exploration del’espace — ont servi à alimenter la narration. Cequ’on appelle en italien la fantascienza (en anglais,science fictionÞ: les auteurs les plus célèbres sontanglais et américains) est un genre à part, qui peutêtre considéré (avec le roman policier) comme laforme la plus typique de «Þlittérature populaireÞ» denotre siècleÞ; ses meilleurs produits dénotent uneintelligence stimulante dans ses inventions, dans latrouvaille qui nourrit le récit, mais en ce qui con-cerne l’art de l’écriture elle se tient à un niveau debon artisanat traditionnel. On ne peut pas définirles récits d’Italo Calvino comme des récits descience-fiction (même si dans certains cas on trouvedes ressemblances), non seulement parce que lascience-fiction est habituellement un «Þrécit d’anti-cipationÞ», c’est-à-dire qu’elle se déroule dans unavenir proche ou lointain (alors que Calvino nousfait remonter à un passé pré-humain, et dans cer-

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Note de l’auteur 9

tains cas pré-terrestre), mais surtout parce que laforme littéraire et l’esprit qu’elle exprime sont dif-férents.

«ÞCosmicomicsÞ» est le terme que l’auteur a forgépour définir ces récits. «ÞEn combinant en un seulmot les deux adjectifs cosmique et comique, dit Cal-vino, j’ai essayé de rassembler différentes chosesauxquelles je tiens. Dans l’élément cosmique, pourmoi, il n’y a pas tant le rappel de l’actualité “spa-tiale” que la tentative de me remettre en rapportavec quelque chose de bien plus ancien. Chezl’homme primitif et chez les classiques, le sens cos-mique était l’attitude la plus naturelleÞ; nous, aucontraire, pour affronter les choses trop grandes etsublimes nous avons besoin d’un écran, d’un filtre,et c’est là la fonction du comique.Þ» L’origine dumonde et de la vie et les perspectives de leur finpossible — c’est ce que semble vouloir dire Calvino— sont des thèmes si importants que pour parvenirà y penser on doit faire semblant de plaisanterÞ; etmêmeÞ: atteindre une telle légèreté d’esprit que l’onréussisse à en plaisanter vraiment est l’unique façonde se rapprocher d’une pensée à échelle «Þcosmi-queÞ».

La cosmologie (l’étude de «ÞmodèlesÞ» possiblesd’univers) et la cosmogonie (cette branche de lacosmologie qui étudie l’univers en devenir, son ori-gine et son évolution, son histoire) sont des sciencestout à fait modernes, qui ont fait leurs premiers pasdans notre siècle, surtout à partir d’Einstein. Avanteux, nous ne trouvons que les mythologies primiti-

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ves ou classiques, les grandes religions, les illumi-nations des mystiques et des visionnaires épars danstoutes les époques et les civilisations, qui ont pro-posé leurs cosmologies et leurs cosmogonies, leurs«Þmodèles d’universÞ». La cosmologie moderne, sion la compare à l’imagination des Anciens, est beau-coup plus abstraiteÞ: des concepts tels que l’«Þespacequadri-dimensionnelÞ», l’«Þespace-tempsÞ», la «Þcour-bure de l’espaceÞ» échappent à toute visualisation,ne peuvent être conçus qu’à travers le calcul mathé-matique et la théorie.

Le pari d’Italo Calvino a été de faire jaillir de cetunivers invisible et presque impensable des histoi-res capables d’évoquer des impressions élémentai-res comme les mythes cosmogoniques des peuplesde l’Antiquité. […] Les Anciens partaient desmythes pour aborder et comprendre les phénomè-nes de la terre et du cielÞ; l’écrivain contemporainpart de la science actuelle pour retrouver le plaisirde raconter, et de penser en racontant.

Chaque récit «ÞcosmicomiqueÞ» s’ouvre sur unpassage tiré d’un ouvrage scientifique, comme s’ilétait présenté par la voix off d’un savant conféren-cier. Mais, très vite, la conférence scientifique estinterrompue par quelqu’un dans le public qui lanceune exclamation commeÞ: «ÞC’est vraiÞ!Þ», «ÞJ’yétaisÞ!Þ», «ÞJe vous assure que ça c’est passé commeçaÞ!Þ», et commence à raconter. Cette voix appar-tient à un personnage qui répond au nom impro-nonçable de Qfwfq (les noms des personnages des«ÞcosmicomicsÞ» sont tous, plus ou moins, impro-

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nonçables et ressemblent davantage à des formulesqu’à des noms), un personnage qui s’exprime et secomporte comme chacun de nous, mais qu’il est diffi-cile de définir comme un être humain puisqu’«Þilétait déjà làÞ» quand le genre humain n’existait paset même avant qu’il y eût la terre et la vie sur laterre. Il semble de toute façon qu’il ait pris succes-sivement différentes formes, animales (mollusque,ou dinosaure) et ensuite humaines, et fini par êtreaujourd’hui un petit vieillard qui en a beaucoup vu,et qui a en plus l’habitude d’en raconter de belles. Lesthéories sur l’origine de la Lune, par exemple, sontdifférentes et en contradiction entre ellesÞ; Qfwfqdonne raison à chacune d’entre elles et apporte sontémoignage en leur faveur, de même qu’il donneson opinion sur la formation de la terre, sur le des-tin du Soleil, sur l’évolution des espèces animales.

Ce livre contient des récits déjà rassemblés parItalo Calvino en deux volumes respectivement de1965 et de 1967Þ: Cosmicomics et Temps zéro (laformule par laquelle on désigne le commencementdu temps), et d’autres récits publiés dans des jour-naux et des revues. Le titre de l’un de ces derniers,«ÞLa mémoire du mondeÞ», définit bien l’esprit detoute la production «ÞcosmicomiqueÞ» de Calvino[…].

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COSMICOMICS

Traduction de l’italienpar Jean Thibaudeau

revue par Mario Fusco

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La distance de la Lune

Autrefois, selon sir George H. Darwin, la Luneétait très proche de la Terre. Ce sont les marées qui,peu à peu, l’en éloignèrentÞ: les marées que la Luneprécisément détermine dans les eaux terrestres, etpar lesquelles la Terre perd lentement son énergie.

Je le sais bienÞ! — s’exclama le vieux Qfwfq —,vous ne pouvez pas vous le rappeler, vous autres,tandis que moi je peux. Nous l’avions toujours surle dos, la Lune, elle était énorme quand c’était lapleine Lune — des nuits claires comme le jour,mais avec une lumière de la couleur du beurre —,on aurait dit qu’elle allait s’écraserÞ; et quandc’était la nouvelle Lune elle roulait à travers le cielà la façon d’un parapluie noir emporté par le ventÞ;et durant sa croissance, elle avançait avec la cornetellement basse que pour un peu elle avait l’aird’être sur le point d’embrocher la crête d’un pro-montoire, et d’y demeurer ancrée. Mais pendant

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tout cela, le cycle de ses métamorphoses ne se fai-sait pas comme au jour d’aujourd’huiÞ: parce queles distances du Soleil étaient bien différentes, et lesorbites, de même que l’inclinaison de je ne sais plusquoiÞ; et donc des éclipses, avec la Terre et la Luneainsi collées l’une à l’autre, il y en avait à toutmomentÞ: allez donc essayer de comprendre com-ment ces deux monstres arrivaient à ne pas se por-ter continuellement et mutuellement ombrage.

L’orbiteÞ? Elliptique, bien sûr, l’orbite était ellip-tiqueÞ: elle s’aplatissait un peu sur nous, et puis elleprenait un peu de distance. Les marées, quand laLune était au plus bas, étaient tellement hautesqu’il n’y avait plus personne pour les retenir. Et ily avait des nuits de pleine Lune, celle-ci extrême-ment basse, et de marée, celle-là extrêmement haute,au point que si la Lune ne se baignait pas dans lamer, il s’en fallait d’un cheveuÞ; disons de quelquesmètres. Est-ce que nous n’avons jamais essayé d’ymonterÞ? Et comment doncÞ! Il suffisait d’y aller, enbarque, jusque dessous, d’y appuyer une échelle etd’y monter.

L’endroit où la Lune passait au plus près se trou-vait au large des Écueils de Zinc. Nous y allionsdans ces petites barques avec des rames dont on seservait alors, rondes et plates, faites en liège. On ytenait à plusieursÞ: le capitaine Vhd Vhd, sa femme,mon cousin sourd, et moi-même, et aussi quelque-fois la petite Xlthlx qui devait avoir à l’époqueenviron douze ans. Ces nuits-là, l’eau était parfai-tement calme, et argentée, on aurait dit du mer-

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cure, et dedans les poissons étaient violets, et, nepouvant résister à l’attraction de la Lune, ilsvenaient tous à la surface, ainsi que des poulpes etdes méduses couleur safran. Il y avait toujours unnuage de menues bestioles — des petits crabes, descalmars, et aussi des algues légères et diaphanes etdes petites branches de corail — qui se détachaientde la mer et finissaient dans la Lune, suspendues àce plafond plâtreux, ou bien qui restaient en l’air àmi-chemin, comme un essaim phosphorescent, etque nous écartions en agitant des feuilles de bana-nier.

Notre travail consistait en ceciÞ: nous apportionssur les barques une échelleÞ; l’un la tenait, l’autre ymontait, tandis qu’un troisième, préposé aux rames,nous faisait avancer jusque sous la Lune. Il fallaitdonc qu’on soit un certain nombre (j’ai nomméseulement les principaux acteurs). Celui qui était enhaut de l’échelle, quand la barque approchait de laLune, criait épouvantéÞ:

— ArrêtezÞ! ArrêtezÞ! Je vais me cogner la têteÞ!C’était l’impression qu’on avait en la voyant sur

nous, tellement immense et tellement hérissée depiques coupantes et d’ourlets déchiquetés en dentsde scie. Maintenant peut-être c’est autre chose,mais à cette époque la Lune, ou pour mieux dire lefond, ou le ventre de la Lune, en somme, la partiequi passait le plus près de la Terre, au point de traî-ner dessus, était recouverte d’une croûte d’écaillespointues. Elle en était arrivée à ressembler au ventred’un poisson, et même quant à l’odeur, pour autant

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que je m’en souvienne, qui était sinon tout à faitl’odeur du poisson, celle, à peine moins forte, dusaumon fumé.

En réalité, du haut de l’échelle on arrivait toutjuste à la toucher en tendant les bras, et en se tenantbien droit en équilibre sur le dernier barreau. Nousavions pris les mesures exactes (nous ne soupçon-nions pas encore qu’elle était en train de s’éloi-gner)Þ; l’unique chose à laquelle il fallait faire trèsattention, c’était où on mettait les mains. Je choi-sissais une écaille qui paraissait solide (on devaittous monter, à tour de rôle, en équipes de cinq ousix, je m’agrippais par une main, puis par l’autre,et immédiatement je sentais l’échelle et la barquequi se dérobaient en dessous de moi, et je sentaisque la Lune m’arrachait à l’attraction terrestre).Oui, la Lune avait une force qui vous enlevait, ons’en apercevait bien au moment où l’on passait del’une à l’autreÞ: il fallait faire très vite, en une espècede cabriole, et bien se tenir à une écaille, et lancer lesdeux jambes en l’air, pour se retrouver debout sur lesol lunaire. Vu de la Terre, tu avais l’air pendu latête en bas, mais en fait tu te retrouvais dans ta posi-tion tout à fait habituelle, et la seule chose bizarre,c’était que, en levant les yeux, tu voyais au-dessus detoi la chape étincelante de la mer, avec la barque etles camarades eux-mêmes la tête en bas, qui se balan-çaient comme une grappe de raisin dans une vigne.

Celui qui déployait pour ce rétablissement untalent tout particulier, c’était mon cousin qui étaitsourd. Ses grosses mains, à peine touchaient-elles

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la surface de la Lune (il était toujours le premier àsauter de l’échelle), devenaient instantanément sou-ples et très assurées. Elles trouvaient tout de suitela bonne prise pour se hisser, et même on aurait ditque par la seule pression de ses paumes il adhéraitdéjà à la croûte du satellite. Et une fois j’eus réelle-ment le sentiment que la Lune, au moment où ilétendait ses deux mains, venait à sa rencontre.

Il était tout aussi habile pour redescendre surTerre, opération bien plus délicate encore. Pournous autres, cela consistait à bondir en l’air, le plusen l’air qu’on pouvait, les bras levés (cela, vu de laLune, parce que vu de la Terre, au contraire, c’étaitplutôt comme un plongeon, ou une baignade dansles profondeurs, les bras pendants), c’était ensomme tout à fait la même chose, ou le même sautque nous avions fait de la Terre à la Lune, sauf quedans ce sens l’échelle manquait, parce que sur laLune il n’y avait rien où s’appuyer. Mais mon cou-sin, au lieu de se jeter bras levés en avant, se pen-chait sur la surface lunaire la tête en bas commepour une cabriole, et il se mettait à sauter en pre-nant appui sur ses mains. Nous, de la barque, on levoyait tout droit en l’air comme s’il soutenaitl’énorme boule et la secouait en tapant dessus avecses paumes jusqu’à ce que ses jambes fussent ànotre portée, et nous réussissions à le saisir par leschevilles et à le descendre à bord.

Maintenant vous allez me demander ce que dia-ble nous allions faire sur la Lune, et je m’en vaisvous l’expliquer. Nous allions ramasser le lait, avec

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une grande cuiller et un baquet. Le lait lunaire étaittrès épais, comme une espèce de fromage blanc. Ilse formait dans les interstices des écailles par la fer-mentation de divers corps et substances d’origineterrestre, qui s’étaient envolés des prairies, forêts etlagunes que le satellite survolait. Il était essentielle-ment composé de sucs végétaux, têtards de gre-nouille, bitume, lentilles, miel d’abeilles, cristauxd’amidon, œufs d’esturgeon, moisissures, pollens,gélatines, vers, résines, poivre, sels minéraux, déchetsde combustible. Il suffisait de plonger la cuiller sousles écailles qui couvraient le sol croûteux de laLune et on la ramenait toute pleine de la précieusebouillie. Pas à l’état pur, vous comprenezÞ; les sco-ries ne manquaient pasÞ: dans la fermentation géné-rale (la Lune traversant des étendues d’air torridesur les déserts) tous les corps ne se fondaient pas dansl’ensembleÞ; certains y demeuraient plantésÞ: ongleset cartilages, clous, hippocampes, noyaux et pédon-cules, débris de vaisselle, hameçons de pêcheurs, etmême quelquefois un peigne. Et donc, après avoirrecueilli cette purée, il fallait bien l’écrémer, en lafaisant passer dans une passoire. Mais la difficultén’était pas làÞ: elle était de l’envoyer sur Terre. Onfaisait ainsiÞ: chaque cuillerée, on l’envoyait enl’air, en manœuvrant la cuiller comme une catapulte,des deux mains. Le fromage blanc s’envolait et si letir était assez puissant il allait s’écraser au plafond,c’est-à-dire sur la surface de la mer. Une fois là, ilflottait, et ensuite il était facile de l’amener à soi,depuis la barque. Pour ces tirs, mon cousin qui était

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sourd déployait une fois de plus une ardeur touteparticulièreÞ; il avait le coup de poignet, et le coupd’œilÞ; en une fois, bien franchement, il réussissait àcentrer son tir sur un baquet que de la barque nouslui tendions. Tandis que moi au contraire, je n’arri-vais parfois à rienÞ; la cuillerée ne réussissait pas àvaincre l’attraction lunaire, et elle me retombait surl’œil.

Je ne vous ai pas encore tout dit des opérationsoù mon cousin excellait. Ce travail, qui consistait àextraire des écailles le lait lunaire, c’était pour luiune sorte de jeu d’enfantÞ: au lieu de se servir de lacuiller, il lui arrivait de fourrer sous les écailles samain nue, ou seulement un doigt. Et il ne procédaitpas systématiquement, mais par points isolésÞ; ilallait d’un point à un autre en sautant, comme s’ilavait voulu jouer des tours à la Lune, la surpren-dre, ou même la chatouiller pour de bon. Et là oùil mettait la main, le lait jaillissait comme desmamelles d’une chèvre. Si bien qu’il ne nous restaitplus, à nous, qu’à nous tenir derrière lui et recueilliravec nos cuillers la substance qu’il faisait de lasorte suinter ici et làÞ; mais toujours comme parhasard, étant donné que les itinéraires du sourd nesemblaient répondre à aucun programme clair etpratique. Il y avait des endroits, par exemple, qu’iltouchait seulement pour le plaisir de les toucherÞ:interstices entre une écaille et une autre, plis nus ettendres de la pulpe lunaire. À l’occasion, mon cou-sin y appuyait, non les doigts de la main, mais —par un calcul savant des sauts qu’il faisait — le

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gros orteil (il montait sur la Lune les pieds nus) etil semblait que ce fût là pour lui le comble du bon-heur, à en juger par le glapissement que sa luetteémettait, et par les sauts qui s’ensuivaient.

Le sol de la Lune n’était pas uniformémentécailleux, mais il découvrait des zones nues, irréguliè-res, d’une argile glissante et pâle. Ces espaces trèsdoux donnaient au sourd l’idée de cabrioles ou devols quasiment d’oiseau, comme s’il avait voulus’imprimer dans la pâte lunaire de toute sa per-sonne. Et ainsi, à la fin, à un certain moment nousle perdions de vue. Sur la Lune s’étendaient desrégions que, par défaut d’une bonne raison pour cefaire, ou de curiosité, nous n’avions jamais explo-rées, et c’était par là que mon cousin disparaissaitÞ;et pour ma part j’en étais arrivé à penser que toutesces cabrioles et ces pinçons auxquels il se laissait sijoliment aller sous nos yeux n’étaient en fait qu’unepréparation, un prélude à quelque chose de secretqui devait se passer dans les zones inconnues.

Nous étions dans un état d’esprit bien particulierdurant ces nuits que nous passions au large desÉcueils de ZincÞ; un état d’esprit joyeux, mais unpeu dérangé, comme si nous avions senti dansnotre crâne, au lieu de la cervelle, un poisson, flot-tant, et attiré par la Lune. Et ainsi on naviguait enchantant, en jouant de la musique. La femme ducapitaine jouait de la harpeÞ; elle avait de très longsbras qui étaient pendant ces nuits-là argentés commedes anguilles, et ses aisselles étaient sombres et mys-térieuses comme des oursinsÞ; et le son de la harpe

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DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Gallimard

LE SENTIER DES NIDS D’ARAIGNÉE (Folio n°Þ5456)

LE VICOMTE POURFENDU (Folio n°Þ5457)

LE BARON PERCHÉ (Folio n°Þ5458)

LE CHEVALIER INEXISTANT (Folio n°Þ5459)

LES VILLES INVISIBLES (Folio n°Þ5460)

SOUS LE SOLEIL JAGUAR (Folio n°Þ5461)

LA JOURNÉE D’UN SCRUTATEUR (Folio n°Þ5668)

LA SPÉCULATION IMMOBILIÈRE (Folio n°Þ5669)

COSMICOMICS, RÉCITS ANCIENS ET NOUVEAUX

(Folio n°Þ5666)

LE CHÂTEAU DES DESTINS CROISÉS (Folio n°Þ5667)

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Cosmicomics. Récits anciens

et nouveaux

Italo Calvino

Cette édition électronique du livre Cosmicomics. Récits anciens et nouveaux d’Italo Calvino

a été réalisée le 10 janvier 2014 par les Éditions Gallimard.

Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782070451098 - Numéro d’édition : 249020).

Code Sodis : N54511 - ISBN : 9782072483110 Numéro d’édition : 249022.