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CONTRE LA PEUR DE VIVRE ET L ANGOISSE DE MOURIR

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DU MÊME AUTEUR

Œuvre psycho-pédagogique couronnée par l'Académie internationale de Culture française ÉDUCATION FAMILIALE (Éd. Montaigne), couronné par l'Acadé-

mie des Sciences morales et politiques, 2 édit., 1946. LE FACTEUR PSYCHIQUE DANS L'ÉNURÉSIE (Presses d'Ile-de- France), 1946, épuisé.

LES DÉFAUTS DE L'ENFANT (Éd. Montaigne), 2 édit., 1953. LE MÉTIER DE PARENT (Éd. Montaigne). Prix Achille Marchal,

3 édit., 1961. L'ÉDUCATION SEXUELLE CHEZ L'ENFANT (Presses Universitaires

de France), 3 édit., 1961. L'ÉDUCATION SEXUELLE ET AFFECTIVE (Éd. du Scarabée), 5 éd., 1962. L'ÉCOLIER DIFFICILE (Éd. Bourrelier), 3 édit., 1962. LES DÉFAUTS DES PARENTS (Éd. S.U.D.E.L.), 2 édit., 1963. BON OU MAUVAIS ÉLÈVE... il profitera de ses années de classe,

avec la collaboration d'un groupe de spécialistes (Éd. Soc. Franç.), 1957. LA LIBERTÉ DANS L'ÉDUCATION (Éd. du Scarabée), 2 édit., 1961.

PROPOS AUX PARENTS ET AUX ÉDUCATEURS (Éd. Montaigne), 1961. Essais

LES MALADIES DE LA VERTU (Grasset, 1960). L'ESPRIT DE LA LITTÉRATURE MODERNE (Perrin), couronné par

l'Académie française, 1930, épuisé. Romans et Récits

LE CRÉPUSCULE DE M. DARGENT (Cahiers du Mois), 1929, épuisé. L'AMITIÉ INDISCRÈTE (Kra), 1926, épuisé. BERNARD BARDEAU — I. La Nébuleuse (Plon), 1929, épuisé. BERNARD BARDEAU — II. La Jeunesse interdite (Plon), 1930,

épuisé. BERNARD BARDEAU — III. Le Bonheur difficile (Plon), 1933,

épuisé. LE VISITEUR NOCTURNE (coll. « Le Masque », Librairie des

Champs-Élysées), 1933. DISCOURS AU NOUVEAU-NÉ, plaquette hors commerce (Édit.

Pierre Bettencourt). Pour les enfants

SÉRAPHINE OU LES FICELLES DE PAQUET-DE-NERFS, suivi de trois autres contes (Flammarion), 1954.

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ANDRÉ BERGE

Contre la peur de vivre

et l'angoisse de mourir

BERNARD GRASSET ÉDITEUR 61, RUE DES SAINTS-PÈRES

PARIS-VI

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IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE VINGT-SIX EXEMPLAIRES SUR ALFA NUMÉROTÉS DE 1 A 12 ET DE 1 A XIV CONSTITUANT L'ÉDITION ORIGINALE.

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays,

y compris la Russie. © 19 63 by Éditions Bernard Grasset.

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AVANT-PROPOS

Ce livre constitue le deuxième volet du diptyque dont le premier volet est constitué par Les maladies de la vertu. Ces deux ouvrages procèdent l'un et l'autre du même principe : partir de l'observation de l'individu pour essayer de définir la ligne de con- duite et la ligne de pensée qui correspondent à la vérité de sa nature. C'est dans l'homme que nous avons cherché la vérité de l'homme, sans toutefois prétendre a priori limiter celui-ci à lui-même. Nous avons soutenu dans l'un et l'autre de ces essais que l'individu n'avait pas tant besoin de nouveaux sys- tèmes que d'une conscience plus claire de la direction dans laquelle il lui faut avancer pour se réaliser avec le maximum de plénitude. Il nous est apparu que cette direction pouvait être déduite de la connais- sance de l'être humain lui-même et que cette recher- che était la tâche la plus urgente de notre époque. Il en va de l'équilibre mental et finalement du bonheur de chacun et de tous; mais il ne s'agit pas à nos yeux d'un équilibre dans l'immobilité ni d'un bonheur restreint à soi-même. Notre ambition cons-

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tante a été d'aider l'homme d'aujourd'hui à vivre, alors même qu'il ne possède plus ou pas encore de certitudes — et nous sommes d'ailleurs persuadé que la meilleure chance d'approcher d'une certitude, c'est de commencer par vivre pour avoir la force de se mettre à sa poursuite.

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I

LA GAGEURE HUMAINE

FONCTION DE LA PHILOSOPHIE.

Tout homme a besoin pour vivre d'une morale et d'une philosophie. Qu'il le sache ou non, tout ce qu'il pense, tout ce qu'il sent et tout ce qu'il fait en dé- pend. Il a besoin d'une morale pour se diriger dans la vie, comme l'explorateur a besoin d'une boussole pour éviter le risque de s'égarer dans la brousse; il a besoin d'une philosophie pour affronter les épreu- ves auxquelles sa condition humaine le condamne. Les animaux vivent, vieillissent et meurent, sans peut- être savoir que tel doit être inéluctablement leur destin. L'homme, quant à lui, le sait et il sait que la mort peut aussi frapper avant lui d'autres êtres qui lui sont chers, entraînant ainsi d'avance dans la tombe de véritables morceaux de lui-même. L'homme connaît l'instabilité de son sort; et, selon l'expression de l'Ecclésiaste, « A mesure que croît la connaissance, croît la souffrance ». Il faut donc que l'homme adopte non seulement une ligne de conduite — c'est- à-dire : une morale — mais aussi, dans la mesure où croissent en lui la connaissance et les possibilités de souffrance, une ligne de pensée — c'est-à-dire une

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philosophie — pour conserver son équilibre, même au cœur des pires tourmentes, et pour accueillir en somme de pied ferme tout ce qui ne dépend pas de sa volonté.

Ainsi — de même qu'il nous est apparu naguère en étudiant Les maladies de la vertu que la morale avait une fonction pour l'individu et correspondait chez celui-ci à une faculté spéciale, — il nous semble manifeste que la philosophie joue un rôle du même ordre dans nos existences particulières. Pour admet- tre pareil point de vue, sans doute est-il indispen- sable de renoncer à limiter la philosophie à ce qu'on pourrait appeler « la philosophie des philosophes » laquelle nous offre l'image d'un ensemble de sys- tèmes élaborés et ne présente qu'un des aspects de la fonction philosophique de l'homme. C'est dans le même esprit que précédemment nous avons pris soin de distinguer la fonction morale des systèmes édifiés par les moralistes, — accordant, quant à nous, une plus grande attention à l'activité elle-même qu'à ses divers aboutissements. A côté de cette fonction mo- rale, chargée de nous guider dans la vie, la fonction philosophique aurait pour tâche de fournir à chacun les moyens de faire face à sa destinée, c'est-à-dire à tout ce que sa condition humaine l'oblige à subir sans rien pouvoir faire d'autre que d'organiser sa défense intérieure.

La philosophie, comme la morale, peut être impli- cite. L'une et l'autre n'en transparaissent pas moins dans nos réactions et nos comportements. Celui qui — pourvu qu'il n'enfreigne pas les lois — se croit autorisé à sacrifier le bonheur des autres à son bien-être, et celui qui ne songe au contraire qu'à ren- dre heureux ses semblables, n'ont pas la même mo-

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rale, alors même qu'aucun des deux n'a au préala- ble réfléchi aux motifs de son choix. Celui qui se propose pour accomplir dangereusement l'exploration de l'espace interplanétaire ne saurait non plus avoir la même philosophie de l'existence que tel dont le plus cher désir est de cultiver son petit jardin sous un ciel clément. Au « qui ne risque rien n'a rien » de l'un, répond le « pour vivre heureux, vivons ca- ché » de l'autre — chacun pouvant trouver une jus- tification dans ces proverbes qui sont l'expression sommaire de deux embryons de philosophie dont cer- tains, malgré tout, parviennent à se contenter.

On pourrait, bien sûr, tout ramener à une simple question de caractère et de tempérament. Mais qui oserait affirmer que la pensée ne prend aucune part à la formation de la personnalité d'un être pen- sant ? Nous ne contesterons pas que l'homme paraît avoir habituellement la morale de son caractère et la philosophie de son tempérament; et il est proba- ble que, s'il n'en était pas ainsi (il n'est d'ailleurs pas sûr qu'il en soit toujours ainsi!), il souffrirait d'une discordance interne dont on pourrait se deman- der si elle est plutôt cause ou conséquence de né- vrose.

Mais rien ne permet d'infirmer tout à fait l'hypo- thèse inverse d'après laquelle l'homme aurait le caractère de sa morale et le tempérament de sa phi- losophie. Beaucoup de facteurs qui ne sont sans doute pas tous physiologiques, constitutionnels et héréditai- res interviennent en effet pour déterminer l'attitude de chacun en face des choses et des circonstances : il y a une morale et une philosophie que l'on reçoit de la tradition sucée avec le lait maternel; il y a une morale et une philosophie qui semblent dictées par

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le milieu ou par les conditions économico-sociales. Dans tous ces cas, l'être est imprégné si profondé- ment de ces influences extérieures qu'il ne voit pas toujours l'utilité de s'interroger lui-même sur le sens de la vie. Beaucoup de gens en arrivent à vivre et à mourir sans se poser de questions et se satis- font de solutions qui ne leur appartiennent pas en propre et dont ils ne réclament même pas qu'elles soient mises en formules. Il leur suffit que ces solu- tions, sous-entendues, leur assurent le minimum de cohésion interne nécessaire pour se sentir à l'abri de la menace d'une désagrégation de leur person- nalité.

ÉVOLUTION DE L'IMPLICITE A L'EXPLICITE.

Cependant il n'est pas conforme à la nature hu- maine d'en rester là. L'homme est engagé dans une extraordinaire aventure dont la démarche consiste précisément à cheminer toujours davantage de l'im- plicite à l'explicite, de l'inconscient au conscient. Dès qu'il a quitté la voie sûre de l'instinct pour se hasar- der dans le périlleux domaine de la réflexion per- sonnelle, il a bien fallu qu'il commence à s'interroger et à chercher des réponses, entraîné par un proces- sus sans doute irréversible. L'instinct offrait des solutions à l'espèce, sans prendre en considération l'individu. En' refusant de se soumettre d'une façon aveugle et inconditionnelle aux lois de la nature, l'homme a été obligé de s'inventer une intelligence qui — quant à elle — a pris au contraire l'individu pour support. L'accroissement des exigences intellec-

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tuelles devait donc entraîner un accroissement des revendications de l'individu, sur l'espèce et sur la société, revendications dont la satisfaction totale, si elle était possible, aurait d'ailleurs chance de le me- ner à sa perte et dont l'échec en revanche consacre- rait la faillite de son entreprise.

Alors que l'instinct apparaît comme une participa- tion obscure à un plan qui embrasse l'univers et pa- raît dégagé des conditions de temps et d'espace, l'in- telligence exerce son activité dans le temps et dans l'espace, comme si elle avait pour tâche de tenter de reconstituer peu à peu le plan dans lequel l'huma- nité semble impliquée sans en connaître le secret. Cette reconstitution ne peut être qu'incertaine, lon- gue, patiente et progressive : elle exige la juxtaposi- tion d'éléments innombrables que notre esprit ne sau- rait saisir tous ensemble, mais auxquels — par con- tre — il confère une dimension qui manque aux don- nées de l'instinct : la dimension de la conscience (cette conscience qui, précisément, repose sur l'indi- vidu et non sur l'espèce). Et si l'intelligence devait réussir en fin de compte à collaborer avec l'instinct pour l'exécution d'un dessein supérieur, ce ne pour- rait être qu'en réclamant pour l'individu, une place que le seul instinct lui aurait éternellement déniée.

L'humanité s'est ainsi « désinsérée » de l'univers — en apprenant à le considérer du dehors — bien qu'elle demeurât en fait au dedans. Ce qui distingue l'homme du reste du monde, c'est en effet qu'il pense le monde, c'est qu'il se pense soi-même. Il a en quel- que sorte prolongé le monde extérieur par un monde intérieur — trésor exceptionnel mais encombrant puisque la charge doit en être supportée par chacun séparément, au lieu de l'être par tous en commun. Ce

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monde intérieur est devenu tel que sa disparition semble parfois plus inconcevable que la disparition du monde extérieur lui-même. Mais quelle source nouvelle d'inquiétude! Qui possède un trésor perd sa tranquillité : c'est la vieille histoire du savetier et du financier. L'homme n'est plus certain d'être im- mortel à partir du moment où il est individualisé, où il ne se confond plus avec l'espèce et par consé- quent où il est obligé de compter avec le temps. C'est pourquoi il éprouve le besoin de se justifier d'exis- ter, de se donner une raison d'être, d'autant plus indispensable qu'il aspire plus ou moins ouverte- ment à « être » au sens le plus fort et le plus absolu — c'est-à-dire — consciemment, personnelle- ment, éternellement.

Peut-être n'est-il pas très sûr d'en avoir le droit, comme on peut l'inférer des récits religieux ou my- thologiques qui, avec une étrange concordance, dénoncent le larcin fait à Dieu ou aux Dieux par l'homme... ou tout au moins pour l'homme. Dans tous les récits, c'est ce larcin qui permet à l'espèce hu- maine de se distinguer des autres espèces vivantes, au risque de se perdre; faute non moins terrible que le châtiment sans fin qu'elle entraîne; faute ineffa- çable, car il n'est jamais question de reprendre au bénéficiaire du vol ce qui est entré en sa possession par un acte de désobéissance pourtant flagrant; mais faute aussi qui marque le coupable d'un sceau de prédestiné, lui assignant dans le monde une place et sans doute une fonction particulières.

Car l'homme semble condamné à être conscient et entraîné à vouloir le devenir toujours davantage. Puisque tout ce qui était implicite en lui tend, par une poussée inéluctable, à prendre une forme de plus

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en plus explicite, il est fatal que le contenu de son esprit tende à s'organiser de plus en plus en systè- mes susceptibles d'être énoncés en mots, où déferle son élan et où se concrétise, en se figeant, sa pen- sée. Mais aucun système n'est apte à le satisfaire tout à fait, parce que la pensée, expression de la vie, supporte mal d'être immobilisée dans une gan- gue, si brillante soit-elle. D'une part l'individu, pour se distinguer de ce qui n'est pas lui, est bien obligé de chercher à traduire sa réalité en termes con- crets et doit donc s'efforcer sans cesse de préciser ses contours, afin de mieux résister à sa propre ten- dance à se fondre dans un ensemble non individua- lisé; d'autre part, il ne peut manquer d'avoir la nos- talgie de cet « illimité » d'où il émane. Et c'est sans doute une des raisons pour lesquelles rien de ce qui est fini ne saurait le contenter vraiment.

Or, plus il devient conscient, plus il perçoit les bor- nes de sa personne et plus il découvre du même coup les bornes de sa connaissance; et il s'aperçoit alors qu'il sait au fond bien peu de chose sur les mobiles de sa conduite et sur les buts mêmes de son exis- tence. Cette ignorance lui est d'autant plus insuppor- table qu'il a le sentiment de disposer malgré tout d'armes pour la combattre : son intelligence en effet se montre capable de grignoter le mystère mais sans en venir à bout. Grâce à elle, il soulève parfois quel- ques coins du voile. Mais il est semblable à un aveugle de naissance qui, ayant recouvré quelques parcelles de vision, n'accepterait plus de se laisser guider les yeux fermés. Il brûle de l'impatience de prendre en mains son propre sort, sur lequel il s'in- terroge avec une angoisse qui augmente précisément avec le degré de sa connaissance.

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LA GAGEURE ET SON ENJEU.

Force nous est donc de constater que la condition humaine est une anomalie dans la nature.

Si l'individu s'était contenté de n'être rien d'autre qu'une partie à peine différenciée d'un ensemble plus vaste, il ignorerait le malaise qui l'oblige à se for- ger une morale et une philosophie personnelles, dont l'élaboration doit être d'autant plus poussée qu'il s'in- dividualise davantage.

Mais l'être humain, en faisant valoir ses droits d'in- dividu, s'est mis dans une position critique. Sans doute peut-il se différencier dans une certaine me- sure, mais il ne peut pas annuler son appartenance à l'espèce ni se retrancher du milieu physique et moral d'où il tire malgré tout sa sève. Comme une plante coupée, il se dessécherait et s'étiolerait. Les journaux médicaux ont relaté la curieuse expérience d'un chercheur qui avait essayé d'éliminer, pour un temps, presque tout ce qui lui était apporté par la voie sensorielle : privé de sensations visuelles, audi- tives, olfactives, gustatives et même autant que pos- sibles tactiles, il avait éprouvé l'étrange impression d'être en quelque sorte vidé de sa propre substance. Nous ne faisons pas état de cette observation pour ranimer de ses cendres la théorie de la statue de Condillac, mais pour souligner combien il est malaisé de concevoir une « individualisation » qui préten- drait séparer le monde intérieur du monde exté- rieur, et, finalement, élever une cloison étanche entre l'être individuel et l'être collectif.

Jusqu'à quel point en effet l'être individuel peut- il se dégager de l'être collectif sans se mettre lui-

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même en péril ? Il est difficile de le préciser, car nous sommes à la vérité mal informés sur la nature exacte de ce qui relie les humains entre eux et les incite à s'agglomérer. Personne en tout cas n'oserait nier qu'un individu ne se développe pas de la même façon seul et en société. Allant plus loin, nous nous croyons même en droit d'avancer que la densité d'une population intervient dans la croissance, aussi bien physique qu'intellectuelle et affective de chacun de ceux qui la composent. Sans doute existe-t-il une densité optima qui favorise la vitalité, en stimulant les échanges dans tous les domaines. L'esprit et le corps gagnent en vivacité — alors qu'une densité trop élevée finit par muer cette vivacité féconde en stérile agitation, rend instable, provoque la fatigue, abrège l'existence.

Connaissons-nous vraiment d'ailleurs la nature des moyens qui nous permettent de communiquer les uns avec les autres ? Le langage verbal — quelle que soit son importance — n'est probablement pas seul en cause : comment le petit enfant apprendrait- il à parler, si la parole n'était pas en quelque sorte la « concrétisation » d'une connaissance extra-verbale antérieure ? Les mots traduisent des idées et des sen- timents qui sont perçus avant les mots. Quand on relit le compte rendu sténographié d'une conférence qui n'avait pas été préalablement rédigée, on est le plus souvent surpris de ne plus y trouver une signi- fication aussi claire qu'à l'audition directe : ce ne sont plus que phrases informes, décousues, parfois inachevées, termes impropres, propositions qui ne se raccordent plus entre elles. Et pourtant tout cela avait d'abord fait illusion. C'est que la sténographie dépouille le texte de l'intonation du conférencier, des

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nuances de sa voix, de l'expression de son visage, de ses mouvements, de ses gestes; et peut-être même de quelque chose de plus subtil encore par où passe la pensée. Qu'il s'agisse là d'une sorte de télépathie ou d'une presque aussi mystérieuse concordance congé- nitale des sensations internes, il y a là un phéno- mène que l'on rencontre à la fois chez le bébé qui apprend à parler et dans la foule qu'un orateur soulève d'une vague d'émotion collective. Il y a des moments où l'individu perd tout à fait la cons- cience de son individualité et où, de nouveau, il se fond dans un ensemble généralement constitué par une communauté tantôt transitoire et occasionnelle, tantôt fixe et déterminée par des conditions géogra- phiques ou historiques particulières.

L'espèce est une réalité biologique; les groupe- ments humains sont des réalités sociologiques. Mais l'individu, lui, crée en quelque sorte sa propre réa- lité, au risque de se trouver en conflit avec les réa- lités plus vastes d'où il émane et auxquelles il est, bon gré mal gré, indissolublement attaché. C'est bien là ce qui constitue la gageure humaine! L'être indi- viduel fait partie d'un être collectif en dehors duquel il ne saurait survivre, mais il est en même temps quelque chose d'autre qui cherche à s'en distinguer, à s'affirmer et prétend à l'autonomie. Il fait partie de la Nature, mais il est de sa nature de remettre en cause les lois naturelles pour peu qu'elles le concer- nent. Son intelligence, nous l'avons vu, semble por- ter un défi insensé à l'instinct; et pourtant l'antino- mie n'est peut-être pas aussi grande qu'on pourrait le croire; car l'instinct reparaît au sein même de l'intelligence dont le fonctionnement est en effet sou- mis à certaines tendances qui semblent bien « ins-

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tinctives », — telles que celles qui guident la dé- marche de la réflexion philosophique et scientifi- que du particulier au général, du compliqué au sim- ple, de la pluralité à l'unité. Quelle raison autre qu'instinctive incline toujours l'esprit humain vers l'explication qui, sous la forme la plus réduite rend compte du plus grand nombre de faits et phénomè- nes ? Quelle raison autre qu'instinctive fait aspirer les esprits les plus rationalistes à la découverte d'une formule unique d'où découleront toutes les lois de la nature. Toutefois ces « instincts de l'intelligence », même s'ils mènent parfois la pensée dans les sentiers de la métaphysique, paraissent avoir aussi une signi- fication plus étroitement biologique en ce qu'ils aident l'intelligence à organiser les données de l'expé- rience, en laissant d'ailleurs à l'homme le soin d'en tirer les conclusions qu'il voudra pour la direction de sa vie.

L'enjeu de cette gageure, c'est la survie de l'indi- vidu (ou, si l'on veut, du « principe individuel ») et la réussite de son insertion dans un monde où il apparaît de prime abord comme un scandale. Dans cette dysharmonie fondamentale, il s'agit de décou- vrir une solution harmonieuse, sans rien sacrifier d'essentiel des exigences collectives ou personnelles. Mais qui oserait affirmer que d'ores et déjà « les jeux sont faits ». Une seule chose est certaine, c'est que la stagnation est impossible. Il faut aller de l'avant sous peine de disparaître, alors que rien n'est plus angoissant que d'avancer sans voir l'endroit où l'on pose ses pas et sans même savoir avec certitude où la route vous mène. Chacun aspire au progrès, mais tandis que les uns le croient inéluctable, d'autres se persuadent que l'humanité glisse sans espoir sur

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une pente fatale, en s'éloignant toujours davantage de ses sources vives. Progrès ou décadence ? Le dilemme est posé; mais,

à la vérité, c'est à chacun de faire en sorte que la balance penche du côté le plus favorable. Et c'est bien pourquoi, dès l'instant que nos yeux ont com- mencé à s'ouvrir, il ne nous est plus possible de les refermer. C'est à chacun de ne pas se laisser abuser par des apparences de progrès capables de mener en effet à la décadence ou à la catastrophe; à nous, par conséquent, de tendre nos énergies pour redresser la barre qui, à chaque instant, risque d'être déviée. Si nous admettions par exemple que la pensée humaine se détourne de sa mission essentielle — qui est d'éclairer notre marche — pour se consacrer exclusi- vement à des calculs que des machines feraient aussi bien qu'elle et dont le seul but serait de fabriquer d'autres machines, nous en viendrions à regagner l'in- conscience primitive par une voie détournée sans retrouver pour cela les avantages de l'instinct; ce qui nous mènerait en fin de compte à perdre sur les deux tableaux. C'est ce défaut que l'on rencontre par- fois chez de très savants ingénieurs aussi peu aptes à comprendre l'être humain qu'experts à compren- dre les machines — ce qui n'est pas sans inconvé- nient pour les êtres humains qui dépendent d'eux! Le plus grave, c'est que certains sont portés à con- clure de leur expérience que ce sont les hommes qui ont tort de n'être pas fidèles aux lois de la mécani- que.

Il nous semble évident au contraire que l'humanité progresse dans la mesure où elle s'affirme plus spé- cifiquement et plus profondément humaine, c'est-à- dire dans la mesure où elle soutient sa gageure.

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Cette entreprise qui la concerne tout entière s'ac- complit en vérité par l'entremise des individus; car chacun s'y emploie, en partie pour son propre compte, en partie pour le compte de l'espèce. C'est pourquoi, en attendant que se réalise l'espoir, peut- être irréalisable, d'une véritable civilisation humaine qui dépasserait et engloberait toutes les civilisations partielles dont Paul Valéry rappelait qu'elles étaient mortelles, la gageure semble reposer sur un petit nombre de gens qui font figure d'explorateurs et qui, comme tels, sont destinés à s'aventurer beaucoup plus loin que leurs contemporains, en s'exposant à la fois à tous les risques et à toutes les chances. Dans la voie du progrès, leur nombre devrait aller grandis- sant; et avec les siècles la foule de ceux qui sont inca- pables de marcher du même pas devrait malgré tout avancer insensiblement à leur suite, en profitant, sans même s'en rendre compte, du chemin par eux frayé.

Sans doute le spectacle de la mort des civilisations partielles est-il de nature à nous faire douter de la persistance de ce cheminement vers une civilisation totale. Une erreur courante de perspective nous per- suaderait aisément que toutes ces moribondes se valent et nous ferait du même coup méconnaître la contribution de chacune à l'œuvre commune. Les sens perçoivent toujours mieux les discordances que les harmonies, comme il est manifeste que la maladie se laisse moins oublier que la santé. Par malheur il se trouve toujours quelques égarés qui tirent argu- ment de leurs particularités pour rejeter avec mé- pris ce que les autres leur apportent de plus pré- cieux, parce qu'ils n'y discernent que leur propre hu- miliation d'en avoir été privés jusque-là ! Chaque civi-

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lisation, comme chaque individu est irremplaçable; mais rien ne nous autorise à en déduire qu'il n'existe pas, entre les civilisations comme entre les individus, de plus ou moins importantes différences de qualité.

Au surplus, les périodes d'obscurité que traverse l'humanité, les apparentes régressions de celle-ci, les bouleversements dont la signification nous échappe, incitent au scepticisme et au désespoir; cela se con- çoit. Et pourtant il se pourrait que l'humanité pro- gresse à la manière d'une amibe en faisant alterner la projection de pseudopodes rétractiles qui devancent la masse protoplasmique dont ils se différencient, et la progression globale de cette masse où les pseudo- podes se fondent de nouveau dès qu'elle les a re- joints.

Il n'y a pas en effet de correspondance fixe entre le progrès personnel et le progrès collectif, bien qu'il soit difficile de ne pas admettre qu'il y ait entre eux une relation. Dans l'immédiat, le pre- mier ne paraît pas toujours entraîner le second. Un éclaireur hardi qui se glisse à travers les lignes enne- mies pour ouvrir le passage à ses camarades assié- gés peut fort bien être le seul de son armée à trou- ver le salut, mais l'exemple de son audace et de son habileté peut encore être utile aux générations qui suivent. De même il n'est pas dit qu'un philosophe de l'antiquité soit forcément moins clairvoyant qu'un philosophe de nos jours ni qu'il aille moins loin que ce dernier dans la voie de la sagesse et de la vérité — même s'il est moins informé des proces- sus physiques, chimiques, biologiques, sociologiques, voire psychologiques, qui se déroulent en lui et au- tour de lui. L'homme moderne connaît mieux les con- ditions de son univers et, pourrait-on dire, les lois

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qui régissent son milieu, aussi bien intérieur qu'exté- rieur; mais ces conditions et ces lois, au fur et à me- sure qu'il les découvre, lui apparaissent de plus en plus compliquées, en même temps que de plus en plus étrangères à sa personne. Il y a là des données nouvelles qui ne manqueront pas d'influer sur l'orien- tation de sa pensée. Mais son problème fondamental, son problème spécifique ne varie guère; et peut- être même se pose-t-il pour lui d'une façon d'autant plus dramatique et d'autant plus aiguë que le monde environnant a maintenant cessé d'être à l'échelle de son expérience directe; il se passe en effet, autour de l'individu d'aujourd'hui, des choses que son ima- gination peut à peine lui représenter et qui ne cor- respondent plus à l'aspect de la réalité que ses sens lui permettent d'appréhender. Mais la réalité de sa vie et de sa mort n'est pas modifiée par le caractère fantastique des conditions nouvelles dans lesquelles il est amené à vivre et à mourir. Périr d'une façon ou d'une autre ne change rien au fond de la ques- tion : avoir la tête fracassée par une hache préhisto- rique ou le corps désintégré par la grâce des plus récentes conquêtes de la science, cela — quand on y songe — n'a que l'intérêt d'un détail technique. Les circonstances évoluent; l'essentiel n'en demeure pas moins pour chacun, d'apprendre à affronter la vie et la mort qui, elles, suscitent toujours les mêmes émotions, les mêmes craintes, les mêmes angoisses.

POINT DE VUE DU CONSCIENT ET DE L'INCONSCIENT.

Sans doute, l'homme a-t-il acquis sur lui-même des vues nouvelles. La démarche de son esprit devait

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fatalement l'amener à étudier sa propre personne comme un objet, parce qu'il fallait bien qu'il cher- chât à avoir de celle-ci une connaissance scientifi- que; et la science actuelle, ne pouvant s'appliquer qu'à des objets, commence par transformer en objets tout ce qu'elle touche. La psychanalyse elle-même, qui possède le mérite de constituer la première appro- che scientifique du monde subjectif, tend à réduire nos sentiments vécus à leurs composantes inconscien- tes qu'il est plus facile de traiter comme des choses extérieures à nous — du moins, tant que l'exploration analytique n'a pas permis que nous les reconnais- sions pour nôtres en les amenant à la lumière. Mais ces « choses » qui, lorsqu'elles échappaient à notre contrôle, s'agençaient suivant les lois d'un détermi- nisme que rien ne venait troubler, se trouvent sous- traites à la rigueur de ce déterminisme par le seul fait que nous en avons pris conscience. Elles se « subjectivisent » en quelque sorte et passent ainsi sur un plan où les problèmes se posent en d'autres termes qui sont précisément des termes philosophi- ques.

Malgré toutes les hypothèses, jusqu'ici proposées, ce phénomène de la conscience reste mystérieux; et plus mystérieux encore peut-être ses effets sur notre destinée. Car si la conscience n'était, comme on l'a dit, qu'un « épiphénomène », une simple particula- rité d'apparence, il serait bien surprenant que le fait de prendre conscience de ce qui se passe en nous puisse en changer le cours, au point de se répercuter sur notre conduite et parfois sur toute l'orientation de notre vie et de notre pensée. Et pourtant, c'est là ce qu'il nous est donné, chaque jour, de constater : quand nous découvrons quelque chose à l'intérieur

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de nous-mêmes, il se peut que nous en soyons soula- gés ou angoissés, mais dans tous les cas, nous ne sommes plus tout à fait les mêmes qu'avant. Notre humeur, notre comportement, nos décisions en subis- sent les conséquences. Parfois une idée qui sans doute existait déjà dans les profondeurs de notre être, sur- git comme un éclair devant nous : elle apporte la solution d'un problème, l'élément qui manquait pour réaliser un projet ou une œuvre, l'invention capable peut-être de révolutionner la surface du globe. Mais nous ne pouvions rien en faire, tant que nous n'en avions pas eu la révélation claire. Pour être utilisa- ble il fallait qu'elle fût consciente, parce qu'il fallait que notre réflexion eût prise sur elle. Rien ne s'invente sans réflexion; la société elle-même n'évolue pas sans prises de conscience.

Or conscience et réflexion sont l'apanage de l'homme individuel qui, pour cette raison est, seul, créateur dans le domaine de l'esprit, comme il est seul détenteur de la faculté de mettre les lois de la nature au service de ses desseins — fût-ce en s'atta- quant à ce qui jusque-là, paraissait l'ordre naturel des choses. C'est dire qu'il accède par la conscience et par la réflexion à un degré d'existence que rien d'autre au monde n'atteint. Mais les racines in- conscientes de ses sentiments et de ses pensées de- meurent à un autre niveau : leur réalité est d'une autre nature; et, quand ce que nous éprouvons en toute sincérité paraît en contradiction avec ce qui se passe en nous à ce niveau sous-jacent, rien n'au- torise à conclure que ceci annule cela. Si par exem- ple il entre de la jalousie et de l'agressivité dans les composantes inconscientes de quelque ardent amour, il ne faut pas y voir la preuve que ce bel amour

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est hypocrite ou illusoire, car ce serait confondre deux plans bien distincts. Ainsi la jalousie fraternelle d'un aîné se commue assez souvent en affection protectrice pour le cadet; et pourtant cette affec- tion secondairement apparue n'est aucunement contes- table. Ils s'avère même qu'elle devient vite plus réelle que les sentiments presque opposés qui se trouvaient à son origine. Nous en avons la preuve lorsque, à l'occasion de la mise à jour de ces compo- santes, il nous est permis de constater que leur exhu- mation n'altère pas les dispositions affectueuses aux- quelles elles avaient abouti, mais bien au contraire tend à les épurer par l'élimination des éléments né- vrotiques qui avaient pu s'y introduire.

Assurément les intentions conscientes et les inten- tions inconscientes ne concordent pas toujours; et il est souvent nécessaire de démasquer les secondes pour protéger les premières qui, seules, engagent vraiment notre responsabilité. Tout au plus, en ce qui concerne les secondes, serait-on fondé à nous tenir pour responsable du refus de les discerner, dans la mesure où ce refus ne serait pas lui-même tout à fait inconscient.

En somme la motivation secrète de nos émotions, de nos passions, de nos joies et de nos peines ne met pas en cause la primauté de notre personne consciente et réfléchie. C'est ce que nous éprouvons qui colore notre vie et nous la rend supportable ou insupportable. Il est vrai que nous sommes souvent les jouets de conflits anciens et anachroniques; les problèmes affectifs non résolus de notre enfance peuvent déclencher des mécanismes qui n'ont presque rien à voir avec le personnage que nous sommes de- venu, ni avec les circonstances que nous affrontons

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dans l'actualité. Nous avons tout à gagner à connaî- tre ces soubassements et à y voir aussi clair que possible dans nos abîmes intérieurs, afin d'être capa- bles de désamorcer au besoin certaines machines in- fernales qui sont en nous, à notre insu, et qui, s'il se peut qu'elles ne se déclenchent jamais, n'en sont pas moins susceptibles, soit lentement et insidieuse- ment, soit explosivement, de semer la ruine dans nos existences. Mais tout cela, ce sont les conditions avec lesquelles nous avons à compter, mais ce ne sont encore que des conditions : sur une route semée d'embûches, les embûches « conditionnent » de même notre progression; mais ce ne sont pas elles qui nous éclairent sur la direction à suivre ni sur le sens de notre voyage.

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LES PROBLÈMES PRIMORDIAUX : COMMENT VIVRE ET POURQUOI VIVRE ?

Ainsi tous nos problèmes ne se trouveront pas auto- matiquement résolus, parce que nous aurons déblayé la route et triomphé par là d'un certain nombre de difficultés. Quand on a simplifié au maximum les données de l'énoncé d'un problème de mathématiques, il n'en reste pas moins à découvrir la marche du rai- sonnement, puis à effectuer les opérations. Dans le cas présent, après avoir « objectivé » tout ce qui pouvait l'être, nous aboutissons à un noyau « subjec- tif » irréductible. Les solutions automatiques sont plus éloignées de nous que jamais, puisque précisé- ment nous avons travaillé à nous libérer de nos automatismes, en les mettant à jour. Car, dans la mesure où nous élucidons le jeu des déterminismes dont le réseau nous enserre, nous en sommes moins esclaves. N'arrive-t-il point, par exemple, de voir des favorisés de la fortune devenir d'ardents protago- nistes d'une doctrine sociale qui menace leurs inté- rêts ?... Et ceci, en dépit de ce que l'on aurait pu attendre des effets du déterminisme économique dans leur cas particulier!

Si informé soit-il sur lui-même et sur l'univers, l'homme n'en finit pas moins par être acculé à une double interrogation à laquelle — bien qu'elle inté- resse tous ses semblables — il doit répondre seul, justement parce qu'elle se situe au cœur de sa sub-

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jectivité. Sa destinée tout entière et son équilibre psy- chique dépendent en fin de compte de la réponse qu'il saura trouver aux deux questions auxquelles — dès l'instant qu'il entreprend de réfléchir — il ne peut échapper : comment vivre ? Pourquoi vi- vre ?

Chronologiquement, le « comment vivre ? » se place en premier : il correspond en effet à une nécessité pratique qui ne souffre aucun délai. Du moment que l'on vit et que l'on se sait exposé à subir les conséquences de la façon dont on mène sa vie, on est bien obligé d'adopter une ligne de conduite sans at- tendre de posséder une explication générale des cho- ses. De même on n'attend pas d'avoir enquêté sur les causes d'un sinistre pour entreprendre de le com- battre. C'est en raison de cette priorité chronologique que nous avons commencé par nous attaquer au pro- blème moral dans un premier essai où nous avons voulu montrer quelle était la fonction de la morale par rapport à l'individu et comment la méconnais- sance de cette fonction pouvait aboutir à la détério- ration des vertus.

Le « pourquoi vivre ? » ne vient que plus tard, souvent à la suite d'un découragement ou d'une las- situde qui nous font remettre en cause tous nos efforts passés, présents et à venir. Mais cette deuxième question pour devenir consciente exige que l'homme ait atteint le degré de maturité à partir du- quel il est capable de se distinguer de ses sensations et de prendre assez de recul pour contempler son existence et s'interroger sur sa signification.

Les tests de Binet-Simon nous ont appris que l'en- fant, à six ans, ne savait encore définir les objets que par l'usage. « Qu'est-ce qu'une fourchette ? »

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On sait qu'André Berge, qui est à la fois médecin, psychanaliste et philosophe, part toujours de la psycho- logie individuelle et de l'observation directe pour aborder les problèmes fondamentaux qui se posent à l'homme de notre temps.

Après les Maladies de la vertu dont un critique a justement écrit qu'un tel livre, si rempli de chaleur d'apaisement, voici Contre la peur de vivre et l'angoisse de mourir, à qui cette définition mieux encore s'applique. Qu'y a-t-il, en effet, de plus contraignant et de plus révoltant que l'angoisse et que la peur? André Berge nous aide à lutter contre elles, à ne pas rester comme des enfants perdus dans le noir. Il nous incite à découvrir les éléments d'une sagesse éclairante, c'est-à-dire non pas résignée, mais optimiste et dynamique, grâce à l'optique nouvelle qui est la sienne lorsqu'il considère la Vie et la Mort. Qu'il s'agisse du bonheur, du plaisir, de l'ennui, des épreuves, de la solitude, des infirmités, des maladies, de la vieillesse, chacun trouvera dans ces pages une nourriture et un appui.

Enfin, André Berge nous apprend à nous connaître nous-mêmes dans la perspective la plus profonde : au delà de la biologie animale qui, elle-même, se situe au delà de la biologie végétale, il considère une biologie humaine qu'il nomme « bio-psychologie », où il puise l'espoir de réconcilier l'intelligence et l'instinct, d'accorder les intérêts des individus, de la collectivité et de l'espèce.

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