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Concours de nouvelles 2011 L’Université Inter-Âge du Dauphiné de La Mure, la librairie Gribouille de La Mure, le réseau Matacena, composé de la médiathèque de La Mure et des bibliothèques de la Matheysine (La Motte-d'Aveillans, Pays-de-Vaux, Susville), la Bibliothèque Abbaye les Bains à Grenoble et la MJC Abbaye de Grenoble, organisent un concours de nouvelles ouvert à tous, à partir de 15 ans, sur le thème : Traversée —La nouvelle étant un genre littéraire, une narration brève comportant peu de personnages, autour d’un temps fort.— Elle devra contenir obligatoirement les 12 mots suivants, répartis dans le texte, dans n’importe quel ordre, au singulier ou au pluriel : Quarante, dédale, quai, poing, élan, mue, chinois, lien, appareil, clou, trois cents, escalier. La participation est gratuite. La nouvelle de 2500 mots maximum — une seule nouvelle individuelle par concurrent— comportera un titre et sera adressée sous forme d'un dossier informatique Word (police : Times New Roman / corps 14) à l'adresse e-mail suivante : [email protected] Avant le dimanche 8 Mai 2011 à minuit, Afin de préserver l'anonymat des auteurs, il sera demandé un second dossier informatique envoyé à la même adresse e-mail, mentionnant le nom et l’adresse de l’auteur, ainsi que le titre de la nouvelle. Le mercredi 15 Juin 2011 à 19 heures, les prix seront remis à la médiathèque La Matacena, à La Mure (14 Rue Bon Repos), lors 1

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Concours de nouvelles

Concours de nouvelles

2011

L’Université Inter-Âge du Dauphiné de La Mure, la librairie Gribouille de La Mure, le réseau Matacena, composé de la médiathèque de La Mure et des bibliothèques de la Matheysine (La Motte-d'Aveillans, Pays-de-Vaux, Susville), la Bibliothèque Abbaye les Bains à Grenoble et la MJC Abbaye de Grenoble, organisent un concours de nouvelles ouvert à tous, à partir de 15 ans, sur le thème :

Traversée

—La nouvelle étant un genre littéraire, une narration brève comportant peu de personnages, autour d’un temps fort.—

Elle devra contenir obligatoirement les 12 mots suivants, répartis dans le texte, dans n’importe quel ordre, au singulier ou au pluriel :

Quarante, dédale, quai, poing, élan, mue, chinois, lien, appareil, clou, trois cents, escalier.

La participation est gratuite.

La nouvelle de 2500 mots maximum — une seule nouvelle individuelle par concurrent— comportera un titre et sera adressée sous forme d'un dossier informatique Word (police : Times New Roman / corps 14) à l'adresse e-mail suivante : [email protected]

Avant le dimanche 8 Mai 2011 à minuit,

Afin de préserver l'anonymat des auteurs, il sera demandé un second dossier informatique envoyé à la même adresse e-mail, mentionnant le nom et l’adresse de l’auteur, ainsi que le titre de la nouvelle.

Le mercredi 15 Juin 2011 à 19 heures, les prix  seront  remis  à  la  médiathèque La Matacena, à La Mure (14 Rue Bon Repos), lors d'une lecture-spectacle animée par Charles Tordjman, comédien et lecteur à voix haute professionnel, qui lira les trois nouvelle primées.

1er prix: une sélection de livres

2eme prix : adhésion à une activité à la MJC de l'Abbaye de Grenoble ou à un cours (au choix : Philosophie, Littérature française, ou Histoire et cinéma) de l'UIAD de La Mure.

3eme prix : adhésion au réseau des bibliothèques municipales de Grenoble ou de La Mure

Tous les participants sont d’ores et déjà invités; ce règlement tenant lieu d’invitation.

Les gagnants ne seront pas avertis à l’avance.

Renseignements : [email protected]

La participation au concours implique l’acceptation de ce règlement

1er Prix

Frédéric Carle

La traversée

Nous étions ce soir-là réunis chez Jean-Jacques, un ami qui réside depuis toujours dans le centre de Grenoble. Il était environ 23 heures et, le repas achevé, nous nous étions installés sur les canapés où une superbe Chartreuse jaune nous avait été servie. L'alcool aidant, l'un d'entre nous, Bertrand, s'était mis à nous parler de sa "traversée du désert", la perte de son fils unique, puis, comme pour ne pas le laisser seul avec ses idées noires, chacun se mit à évoquer une période sombre de sa vie. Luc bien sûr se mit à raconter ses deux ans de chômage, Karine son divorce, Myriam son cancer du sein. Autant d'histoires que nous connaissions déjà. Seul Jean-Jacques n'avait encore rien dit. Mais lorsque Bertrand lui demanda d'évoquer les pires jours de son existence, celui-ci se retourna vers moi et me demanda de devancer son récit. Surpris, je ne sus tout d'abord rien dire. En fait je ne voyais aucune anecdote, aucune histoire digne de captiver l'attention de mes amis. Je réfléchis quelques instants puis je leur répondis :

− Je crois bien être l'homme le plus heureux de la terre et je n'ai heureusement vécu aucune traversée du désert...

− Tu plaisantes, me coupa Luc, on a tous été malheureux un jour !

− Laisse-moi finir... Moi comme ça à brûle-pourpoint je ne vois pas quoi vous dire. Mais j'ai un ami qui m'a un jour raconté une histoire qui je crois pourrait compléter les vôtres. C'est disons une sorte de traversée...

− On le connaît cet ami ? demanda Myriam.

− Je ne crois pas. Il s'agit d'un ami d'enfance, Pierre. Aujourd'hui il habite dans le Vaucluse, près de Carpentras, mais à l'époque il était pharmacien à La Motte d'Aveillans. Vous savez tous où se situe ce gros village ? Bon. Cette petite aventure s'est déroulée en 2001. Facile de se souvenir avec les attentats du 11 septembre. C'est l'hiver qui a suivi ce drame. Pierre venait d'avoir quarante-quatre ans. Il était marié à Méline, une femme belle et vraiment charmante qui était institutrice. Ensemble ils avaient eu deux enfants, deux garçons dont l'un vivait encore chez eux. Eric était collégien. Jules était lycéen dans un internat de la région grenobloise. La pharmacie était paisible, prospère. Le travail ne manquait pas dans ce pays encore pauvre où la santé des gens reflétait leur niveau social. Et la parapharmacie commençait à se développer. Le bonheur bourgeois, quoi...

C'était un samedi du mois de décembre. Ce matin-là, son commerce était resté ouvert et Pierre avait travaillé normalement. Le temps était exécrable pourtant. Un vrai temps de Matheysine, comme on dit par là-haut, avec la bise, la neige et une bonne température de -10° -12°. L'hiver comme on en rêve. À midi, Pierre était rentré chez lui pour déjeuner. Il habitait à environ un kilomètre de la pharmacie. Comme il ne faisait pas beau, il n'avait pas pris sa voiture et était rentré à pied. Il avait mangé tranquillement avec les siens. Comme d'habitude, Jules, son fils aîné, était venu passer la fin de semaine en famille. Le repas terminé – ils avaient mangé vaguement « chinois », des nems et autres denrées exotiques – Pierre but son café et dit à sa femme et à ses fils :

− Je vais faire un tour à la Pierre Percée, qui vient avec moi ?

− Avec ce temps ? T'es malade !

Le cri avait été unanime et l'on n'aurait pas pu désigner l'auteur de cette exclamation.

− Bon, c'est quand même pas le Pôle Nord ! Un anorak et des raquettes aux pieds et puis c'est marre. Alors, personne ?

− Vas-y seul, lui répondit sa femme. Je reste au chaud.

− Et toi, Juju, un peu de sport, non ?

− Tu sais je me suis couché tard cette nuit, et puis je suis nase, un début de crève, je crois.

− Moi j'ai des devoirs ! rigola Eric, le plus jeune.

− Tu parles ! Eh bien comme dit Poil de Carotte à sa famille : « Tant pire pour vous ! ».

Là-dessus Pierre était allé se préparer, avait descendu les escaliers qui menaient au garage pour prendre ses raquettes à neige et son sac, et il était sorti, prêt à affronter le froid. Il adorait ces conditions climatiques. Et surtout aller à « La Pierre » par ce temps. Comme d'habitude, il coupa par la gare dont il longea l'unique quai avant de rejoindre la rue principale, puis marcha en direction de la Festinière et tourna à gauche pour rejoindre le lieu-dit La Roche Corbeyre où il enfila ses raquettes. La route s'arrêtait là. Et là commençait le chemin, la partie la plus difficile, assez pénible même avec cette neige qui mesurait bien déjà trente centimètres et ce vent qui soufflait du Nord. Il l'avait de pleine face dans sa progression et peinait à ouvrir les yeux. C'est ce qu'il préférait pourtant, sentir les grains de neige comme mille petits clous qui tentaient de lui transpercer la peau du visage.

Trente minutes plus tard, il arrivait au sixième virage, le dernier avant la Pierre Percée. Mais le brouillard et la neige qui tombait à l'horizontal ne lui permirent pas de l'apercevoir. Il restait environ dix ou douze minutes de marche, dans la pente la plus raide du parcours, toujours face au vent. Ses doigts étaient un peu gelés mais Pierre était radieux, heureux une fois de plus de se croire au sommet du Mont Blanc ou de l'Everest. Il n'avait jamais fait de hautes montagnes et était persuadé de ne jamais en faire. Ce n'était pas dans sa culture et il était bien trop peureux pour ça. Alors il se contentait de ce succédané, de ces grimpettes hivernales vers « La Pierre », trois cents mètres de dénivelé jusqu'à 1230 mètres d'altitude, avec vue panoramique sur la Matheysine, le massif du Dévoluy et la barre du Vercors qu'aujourd'hui bien sûr il ne verrait pas parce qu'on n'y voyait pas à quinze mètres. Il marcha donc, le souffle court à cause du vent, et dans un dernier élan il courut quelques secondes pour enfin apercevoir ce drôle de rocher troué en son milieu qui semblait toujours un peu irréel, monstre posé là sur cette colline pelée par les rafales. Pierre avança encore jusqu'à toucher le tuf sur lequel la neige s'accrochait, pénétrant la moindre anfractuosité. Il resta ainsi, abrité par l'imposante roche qui le protégeait un peu des bourrasques, puis ôta l'un de ses gants et sortit son petit Kodak. Il repartit alors, marcha quinze pas et se retourna pour photographier cet être minéral noyé sous la tempête de neige. Le vent, dans son dos, le traversait littéralement. Ses doigts étaient déjà gelés et vite il rangea l'appareil, remit son gant et sa main dans sa poche, poing fermé pour retrouver un peu de chaleur perdue. Il se demandait toujours quel était ce lien mystérieux qui l'attirait dans ce lieu certes unique mais pas grandiose non plus. Dans le dédale inextricable de toutes les explications possibles, la plus solide, d'après lui, restait son attachement à ses ancêtres. Ses arrière-grands-parents avaient joué sur ces pentes, avaient comme lui touché cette pierre, avaient joué à escalader ses flancs calcaires, et lui, aujourd'hui, continuait cette tradition, comme un prolongement de ces hommes et de ces femmes disparus depuis si longtemps. Pierre ne voulut pas redescendre par le même chemin et il poursuivit l'ascension jusqu'au col, jusqu'« au-dessus de La Pierre », avant de prendre ce qu'il appelait « le chemin des lacs » parce que sur ce versant l'on apercevait les trois principaux lacs de Matheysine, celui de Pierre Châtel, juste en dessous, puis ceux de Petichet et de Laffrey plus au Nord.

Des congères se formaient déjà sur cette face qui recevait la bise de plein fouet. Il fit une centaine de mètres et s'arrêta pour regarder les lacs. Mais rien. La vue était décidément bouchée. Brouillard et neige. Le blanc partout en trombes tournoyantes. Alors il reprit la descente, peinant dans cette épaisseur irrégulière de poudreuse accumulée. Au bout de quelques minutes, il arriva au croisement du Plan Rivoire. À droite, il repartait sur Putteville, puis sur La Motte, jusqu'à la chaleur de sa demeure. Mais, bizarrement, sans qu'il pût jamais expliquer pourquoi, il prit à gauche, le chemin qui menait au village de Pierre Châtel. Ce changement de direction n'était pas logique. Il faisait froid et ce détour allait prolonger une sortie qui pouvait devenir pénible. La nuit, d'ailleurs, ne tarderait pas à tomber. Mais peu importait à l'homme qui descendit d'un bon pas cette sente assez pentue et finit par arriver devant l'église du village qui semblait dormir sous la neige. Personne. Pas une âme. C'est alors qu'une idée stupide lui fit prendre la route de gauche. Il irait voir le lac qui devait être gelé puisque la température était négative depuis au moins dix jours. Et d'un pas vif et énergique il parcourut les deux petits kilomètres qui le séparaient de la rive du lac, en passant par Lespinasse puis par le raccourci sous la Nationale déserte à cette heure. Un samedi, avec cette neige, les gens ne s'étaient pas risqués sur la route.

Lorsqu'il arriva sur la plage des Cordeliers, aucune autre trace de pas n'était venue ternir l'épaisse couche fraîchement tombée. L'eau du lac était blanche, couverte de dix bons centimètres de neige. La visibilité permettait de voir sur quinze ou vingt mètres, pas davantage. Pierre s'approcha du bord. En temps normal, le clapotement des vagues aurait dû rythmer ses pas mais là rien ne bougeait. Pas un bruit à part ces tornades de vents qui par moments faisaient s'envoler des tourbillons aléatoires de flocons légers. Pierre détacha ses raquettes qu'il accrocha au sac à dos, puis s'avança vers l'onde figée.

Pierre y posa son pied droit, délicatement, puis le gauche. Il était sur l'eau gelée. Il fit un pas. La glace semblait solide. Quinze, vingt centimètres ? Peut-être. A pieds joints, il sauta une fois, deux fois. Bien. Solide. Il avança encore. Un autre pas, puis un deuxième... Ainsi il marcha, lentement, prudemment, comme sur des œufs nacrés, avec ses grosses chaussures d'hiver.

Au bout d'une distance qu'il estima à quatre-vingts mètres environ, Pierre regarda en arrière. Il n'apercevait plus la rive. Tout était blanc. Alors il continua, toujours très lentement, se concentrant sur les quelques mètres bleutés qui le précédaient et sur le bruit de la neige. La glace en dessous craquait par moments. Il avait l'impression que son épaisseur diminuait, pourtant il y avait encore de la neige devant lui. Mais était-elle assez épaisse pour supporter son poids ?

En avançant ainsi il se rappela ses expéditions mycologues, à la recherche de cèpes ou de trompettes. Même position du corps, même excès de prudence, comme si le champignon, surpris, avait pu s'échapper et lui filer sous le nez. Où en était-il de ce qu'il devait plus tard appeler – juste pour lui – sa « traversée du lac » ? Il n'en savait rien. Combien mesurait-il d'ailleurs ce lac ? Six cents, huit cents mètres ? Plus ? Et de profondeur ? Combien ? Vingt, trente mètres ? L'épaisseur de glace était proportionnelle à la profondeur. Avait-il une chance de réussir ?

Il s'arrêta. Autour de lui le paysage était inexistant, un non-lieu dans lequel il passait, une bulle pâle. L'air glacial tourbillonnait autour de sa tête et le gris et le blanc de la neige le cernaient. Il eut un instant de doute, se demandant s'il n'avait pas dévié de cette ligne droite qui aurait dû le mener de l'autre côté. Où était-il exactement ? Soudain il pensa à sa femme mais il se força à chasser cette image de son esprit. Seule comptait la glace sous ses pas. Il ne devait avoir aucune autre pensée. Et de nouveau le bruit de la neige l'accompagna dans son avancée. Pas après pas, seconde après seconde, il forçait ce passage, les yeux baissés, douloureux à force d'observer cette neige entassée qu'il chassait un peu du pied pour apercevoir cette glace qui était son salut.

Et tout à coup, alors que la nuit commençait à envelopper le paysage irréel de blancheur qui l'entourait, et sans qu'il l'eût le moins du monde anticipé, il découvrit le rivage, à quelques mètres devant lui. L'autre côté du lac était là. La couleur ne changeait pas mais la surface n'était plus aussi plane. On devinait la terre et l'herbe gelées sous la neige. Pierre fit alors un pas plus rapide que les autres et son pied gauche dérapa. Impossible de se rattraper, il partit en arrière et dans un effroyable craquement il tomba sur la glace, qui ne céda pas. L'épaule douloureuse, et honteux de ce geste ridicule et dangereux, il se releva, secoua la neige de ses vêtements et reprit lentement sa marche en avant. Et il quitta le lac en posant un pied prudent sur cette terre laiteuse qui l'accueillit sans émotion.

− Je suis vivant, dit-il simplement.

Et il eut la forte impression d'une mue, c'est du moins comme ça qu'il analyserait plus tard cette sensation. Quelque chose en lui avait changé. Lors de cette traversée, il avait laissé quelque chose derrière lui et il s'était senti, en marchant sur cette grève salvatrice, un homme neuf, à la fois plus fragile et plus fort, plus solide. Étrange. Il regarda sa montre et pensa immédiatement à Méline qui devait s'inquiéter. Aussitôt il sortit son portable et appela cette femme qu'il aimait plus que tout au monde.

− Allo ? Lili ? Oui, c'est moi... Non ne t'inquiète pas, tout va bien. J'ai juste prolongé un peu la balade. J'arrive dans une heure... Non non reste au chaud je te dis que ça va. Je t'aime... Mais non je suis normal, juste un peu fatigué. À tout de suite. Bisous!...

Mes amis restèrent un moment sans voix puis Jean-Jacques demanda :

− C'est tout ? Et...il est rentré.

− Ben oui, il est rentré, tranquille, par la route, après avoir suivi le bord du lac. Et il a embrassé sa femme, et ses enfants.

− Il leur a dit pour le lac, sa traversée ?

− Non. Il ne l'a jamais racontée à personne d'autre qu'à moi, c'est du moins ce qu'il m'a dit.

− Il n'y a qu'un mec totalement dépressif pour faire un truc fou comme ça, non ? ajouta Myriam.

− Je crois pas. J'ai souvent pensé à cette anecdote et je vois plutôt ça comme un trou dans sa vie, comme un passage entre deux temps. Enfin c'est dur à expliquer...

Ce soir-là, je ne crois pas que Jean-Jacques ait finalement raconté son histoire. Du moins je ne m'en souviens pas. Quant à moi, je m'en étais tiré avec cette anecdote, cette traversée d'un désert gelé qui ne m'appartenait pas. J'ai toujours eu du mal à m'épancher. Je ne peux pas parler de ma vie, même pas à des amis. Mes noirceurs m'appartiennent.

2ème prix

Françoise Stefanini

Tendre la corde du frisson

Quand j'étais petite je ne jouais pas à la poupée. J'étais un « garçon manqué ». Cela voulait dire dans la langue parentale que j'aimais le risque, les cascades. Et puis un jour dans notre école de ZEP, on a proposé à titre expérimental, un cycle d'un trimestre pour développer les arts du cirque : jonglerie, clown, trapèze, acrobatie, équilibre...

Progressivement les volontaires se spécialisaient dans une discipline pour aboutir à un spectacle de fin d'année. Beaucoup de choses me plaisaient dans cette formation : le trapèze, l'équilibre sur des grosses boules ... Mais tout de suite j'ai voulu faire l'écuyère à cause du tutu et du collant à paillettes. C'était une écuyère sans cheval évidemment ; n'exagérons rien dans les moyens financiers de l'éducation nationale mis à notre disposition. Donc j'avais choisi d'être une funambule « en habit de clair de lune »

D'abord il y avait le tutu mais il y avait aussi une revanche sur la vie. Moi qui n'étais qu'une petite rien du tout, issue d'une famille de cordes, c'est-à-dire que mon papa jouait du violon dans les rues, mes frères du fil à retordre, et ma maman jouait du fil à étendre le linge avec ses huit marmots; j'avais la corde sensible et un immense besoin de reconnaissance. Marcher au-dessus de tous, sur la corde raide voilà un but dans la vie !

Je n'étais pas une casse-cou suicidaire, j'avais juste le sens de l'équilibre et envie de faire des traversées extraordinaires, là où personne de mes connaissances n'avait réussi à accéder. Je me sentais enfin super-puissante dans cet équilibre précaire entre ciel et terre.

Au début, l'épreuve de traversée nous semble insurmontable. Et à force d’entraînement nous découvrons nos possibilités inouïes. La concentration et la confiance nous révèlent à nous-même. Nous étions à quarante centimètres du sol mais l'épaisseur de la corde était la même qu'à trois cents mètres et l'illusion de traverser un précipice ou une crevasse nous procurait un grand bonheur.

Notre professeur, d'origine asiatique, n'était pas comme les autres. Le seul à m'avoir encouragé. Un jour que j'avais peur il m'a dit quelque chose que je garde toujours dans mon cœur :

« Pour que vivre soit intéressant il faut trouver la façon de tendre la corde, juste assez pour qu'elle vibre mais pas trop pour qu'elle ne casse pas. » Je crois que c'était à peu près cela l'idée. Une pensée de Bouddha m'avait-il dit. Et moi qui voulais toujours prendre des risques, cette philosophie me convenait parfaitement.

Maintenant j'ai grandi mais mes rêves sont intacts. Le funambulisme reste ma passion, qui ne me fait pas vivre mais qui sait... un jour ?

Comme toutes les jeunes filles j'attends, je cherche toujours un peu le prince charmant, l'âme sœur avec qui partager mes joies et mes soucis, mais je suis plus timide en aventure amoureuse qu'en aventure tout court.

Actuellement j'ai repéré un gars qui me trouble. Un blondinet à l'allure athlétique. Mais comment rentrer en contact avec lui, alors qu'à peine aperçu, je rougis déjà, et j'ai des palpitations ? Il a l'air dans la lune ou absorbé; c'est cela qui m'attire je crois.

L'an dernier j'ai lu un article qui m'a impressionnée :

En Chine un artiste chinois est parvenu à traverser le mont Tianmen, en marchant sur un câble d'acier et sans aucune protection. Cet homme aurait pu être mon professeur d'il y a 10 ans.

Et si j'en faisais autant? Je serais le clou de sa soirée, surtout si — fantasme —j'étais dans le plus simple appareil. Alors là je pense que je réussirais  à l'intéresser et à créer du lien entre nous. Mais, chut, j'habite dans la même cage d'escalier que lui, sur le même palier que lui et je ne suis même pas fichue de traverser le couloir pour l'inviter à prendre le café.Les pieds et poings liés dans ma timidité je n'ose faire le premier pas. Ah, si je pouvais traverser les murs de façon invisible et le connaître mieux!Un jour, mue pour une fois d'un élan audacieux, je l'ai suivi jusqu'au quai d'Orsay. Il n'est pas diplomate, il a mis une casquette, et il a emmené les touristes dans les dédales des égouts de Paris.

C'est peut être un job provisoire car j'ai remarqué par le rai de lumière qui passe sous sa porte, qu'il travaillait tard le soir comme un étudiant gros bûcheur.Bah, il n'y a pas de sot métier. Moi je fais traverser les enfants à la sortie des classes. C'est un boulot alimentaire bien sûr.

À propos de ma passion pour la corde raide il faut que je vous explique comment je la pratique et comment je m'entraîne. Chez moi, dans mon appartement qui est une ancienne caserne très haute de plafond, j'ai tendu un câble. Je l'ai tendu en diagonale entre la rambarde de la mezzanine et le coin gauche de la fenêtre. Ce n'était pas facile, l'installation, mais ça valait la peine. C'était un peu cher pour faire venir un spécialiste des pitons solides, mais c'était ma priorité par rapport à des dépenses de peinture ou de tapisserie.

Maintenant c'est tous les jours le grand frisson : il suffit d'un peu d'imagination. Lundi, virtuellement je traverse la Seine, mardi par exemple je passe au-dessus des chutes du Niagara comme d'autres fous l'ont fait ! Mardi, je traverse l'Orénoque pullulant de crocodiles, mercredi je domine la ville de New-York entre les deux tours jumelles du World Trade Center, jeudi c'est repos je traverse le désert entre deux pylônes ou la Mer Rouge sans me mouiller. Bon, vous avez compris, je me fais mon cinéma gratuitement et j'en tire beaucoup de satisfaction en attendant la gloire. J'ai mis des matelas-mousse par terre. Je varie la musique et les figures sur les modestes dix mètres dont je dispose. Pour traverser mon studio, j'ai déjà tenté la marche à reculons, le pas chassé, le lancer de balles, la musique rock, la valse, mais je ne suis pas encore assez sûre de moi pour franchir le Rubicon, c'est-à-dire, aller voir mon voisin.

Je lui présenterai mon numéro quand je serai au point.

Hier j'ai entendu un gros bruit suivi d'un cri, et il a frappé chez moi pour me demander du désinfectant. Il m'a dit qu'il était tombé en voulant installer un rideau. Je n'en crois rien ! Dans un premier temps j'ai observé la plus grande discrétion. Je ne voulais pas m'immiscer et percer ses secrets trop vite. Il est peut être acrobate?

Dans notre vieille caserne réhabilitée, deux types de logements coexistent. Les grands appartements pour les riches propriétaires et les studios en duplex pour les gens plus modestes. Les immenses chambrées en alignement entre deux murs porteurs sont trop grandes pour être rentables et elles ont été divisées par deux.

Mon voisin et moi appartenons à la deuxième catégorie, la plus modeste avec juste une cloison de base entre nous.

Quand j'ai fait installer mon câble, j'ai vu que j'avais un seul mur porteur bien solide d'un coté. Évidemment je l'ai choisi pour la sécurité. Mais je sais qu'entre mon voisin et moi il n'existe qu'une simple cloison.

Mais ce soir-là, quand j’accueillis enfin le jeune homme, je n'avais pas fini d'être étonnée.

Très vite il a remarqué mon installation et s'y est intéressé. À croire qu'il s'était donné un coup de marteau sur le doigt pour me rendre visite !

D'abord les présentations  : il s'appelle Pelle, il est danois. Dans un français impeccable il me dit qu'il n'aime pas son pays trop plat :

«  Je veux des montagnes, je veux être le roi de la grimpe. »

Je lui raconte à mon tour mon rêve :

« Moi Claire,  je veux être la reine de la traversée ! »

Il me dit en riant qu'il m’emmènera faire une tyrolienne entre deux sommets.

Et il m'explique que dans son logement à lui, sur le pan de mur de quatre mètres de haut il a planté des prises pour s’entraîner comme sur un mur d'escalade.

Sur ce, il s'en va trop vite, avec ma petite pharmacie.

Vous imaginez mon excitation !

Une si mince paroi séparant deux individus qui ont tout pour s'entendre !

Quand je suis excitée je fais le ménage. Dans mon studio c'est rapide mais je soigne particulièrement les recoins et je brique les endroits où ne vont pas mes yeux naturellement. Sous l'escalier par exemple. Et là je remarque un trou. Un trou mitoyen avec Pelle !

Ah oui  c'est vrai ! Au début de mon emménagement, sous la mezzanine, j'avais tenté de planter un piton à cet endroit précis, puis voyant ce support trop léger j'avais opté pour l'autre mur en équerre, infiniment plus costaud.

J'avais oublié ce premier essai. Si j'avais persévéré, en faisant l'espionne j'aurais su tout de lui depuis longtemps.

J'ai honte mais finalement sans réfléchir je regarde par l'orifice.

Le trou est devenu traversant, de la lumière filtre! Je ne suis pas la seule à être curieuse. Je vois mon voisin en pleine action.

Pelle est un chat, il est justement en train d'effectuer une traversée horizontale de son mur d'en face sur la pointe des pieds. En bas sont étalés une caisse à outil, des plans, des cartes. Rudement organisé le sportif !

C'est trop beau cet escaladeur-danseur qui enchaîne plusieurs fois de suite les passages délicats. Il semble bondir d'une prise à l'autre, comme aimanté. Il me laisse toute frissonnante et encore plus troublée.

Je n'ai pas pu rêver très longtemps. Le lendemain matin il a sonné chez moi.

Sans méfiance je lui ai ouvert grand la porte. Il braquait un pistolet et il m'a embarqué pour « le casse de sa vie ».

De gré ou de force j'ai dû être la complice du monte-en-l'air. Mes talents de funambule permettaient d'échapper au détecteur d'alarme dans la banque. Voilà juste ce qui l’intéressait chez moi ! Ensuite généreusement il m'a largué en rase campagne près de la frontière.

Voilà, vous savez tout Monsieur le Commissaire, je vous jure que je n'y suis pour rien.

3ème prix

Jacques-Bernard Maugiron

Aller simple

Inlassablement lui revenait le souvenir de ces soirées de cinéma quatre D comme il disait à Leila :

— « Pourquoi tu dis ça ? » 

— « C’est simple, parce qu’on a tout inventé avant le reste du monde ! » 

Le bruissement du vent du soir dans l’immense toile blanche un peu froissée tendue entre les eucalyptus sur laquelle se projetaient les images de film mythique, comme celle du prince Fabrizio et du magnifique Tancrede qui faisaient se pâmer toutes ses copines, tous ces magnifiques costumes, cette indolence, ces raffinements reçus dans le souffle rafraîchissant de la brise nocturne nourrissaient cette envie d’ailleurs, portaient des espoirs qu’il n’osait même pas partager avec ses meilleurs amis.

— « Pourquoi le quatre D ? »

— «  Regarde la voie lactée, regarde ces Perséides venues de l’infini qui traversent notre écran, peut-être portent-elles le message d’étrangers en visite nocturne, de passagers clandestins interrogeant nos modes de vie, curieux de voir cette foule bariolée, parfois mal attifée, les rires communicatifs de cette petite assemblée qui se diffusent dans le ciel. Je me dis qu’ils sont sans doute perplexes devant cette réunion bigarrée, cherchant à comprendre s’il s’agit d’un banquet avec tous ces paniers d’osier remplis de victuailles, ces mains nues qui plongent dedans sans quitter les images qui vacillent et parfois tressautent avec un vent marin un peu plus fort que d’autres, ou s’ils se croient arrivés en pleine séance de magie collective en constatant la fascination figée des spectateurs. »

— « Regarde ces gerbes d’étoiles filantes qui terminent leurs trajectoires comme des ombres fugitives derrière la toile, un théâtre d’ombres avec des bouquets de feux d’artifices tirés à l’envers. Si ce n’est pas la troisième dimension, celle qui nous sort de nos univers, qui nous fait rêver de planètes habitées, de mondes différents, alors où faut-il aller la chercher ? »

— « Je m’étonne que tu ne ressentes pas les odeurs enivrantes des figuiers, des lauriers roses, du jasmin, qui embaument le prince Fabrizio et sa famille, cette noblesse est forcément subtilement odorante, en tous cas moi je l’ai toujours ressenti comme ça, une prérogative de plus pour ces gens-là. Voilà c’est tout simple la quatrième dimension est olfactive, nous sommes les premiers à l’avoir inventée pour parfaire le septième art. »

Leila part d’un fou rire inarrêtable et entre quelques soubresauts lui répond :

— « Moi c’est celle de la décharge à ciel ouvert à l’entrée du village que je ressens souvent, peut-être bien la quatrième dimension, mais elle me « pourrit  »  un peu les projections !

Tu me diras poursuit-elle, cela dépend du film que l’on regarde, la semaine dernière avec Gelsomina et Zampano je trouve que c’était plus adapté, plus crédible, un lutteur de foire, menteur, hâbleur et transpirant c’est vrai que cela passe mieux ! »

— « Franchement Leila ton exemple vaut peut-être le mien mais le romantisme est en berne ! »

— « Tu sais bien qu’il n’existe que sur le drap blanc ondulant de ces personnages imaginaires géants, aussi grands que nos pauvres maisons de pisé, calamiteuses, écroulées parfois, où l’on s’entasse trop nombreux dans la chaleur et le vrombissement permanent et exaspérant des mouches. »

— « Je sais aussi que tu as décidé de ne plus rester très longtemps à tenir les murs ! » continue Leila.

— « Comment peux-tu savoir cela ? »

— « Tes amis sont comme toi tellement impatients de tenter leur chance, ils ont du mal à garder ce secret de polichinelle ! »

— « C’est pourtant si récent, nous avons passé la soirée d’hier au bord de la plage autour d’un feu de bois, de quelques sardines grillées et de figues de barbarie. Ils m’ont encore charrié sur mes goûts cinématographiques ringards. Franchement depuis « La Strada » il s’est passé beaucoup de choses avec un peu plus d’action sur les écrans, des trucages déments, des personnages virtuels plus vrais que les vrais acteurs, tu vas franchement dénoter là bas ! »

— « Désolée d'être rabat-joie, je crois qu’ils n’ont peut-être pas tout à fait tort ! » dit Leila dans un nouveau fou rire.

— « Ils m’ont même demandé ce qui pouvait m’attirer là-bas avec des goûts pareils, franchement tu devrais rester ici, tu seras déçu, il faudra que tu cherches dans tous les cinémas du pays, même dans les locations de vidéo tu ne trouveras plus ces antiquités ! »

À quelques miles nautiques, attablé au bistrot du port donnant sur le quai, ayant posé sa casquette galonnée au clou de la porte d’entrée, Enzo sirote un Campari, il passe quotidiennement quelques instants à cet endroit, le seul animé dans cette petite ville écrasée de soleil, son métier l’a déposé là, à l’extrême bout du pays pour une mission ingrate et dont il ne croit plus à une fin prochaine. Ces arrivées en masse, cent, deux cent, peut être trois cent personnes par semaine, c’est désespérant. Même s’il est au pays, sa ville natale lui manque, elle n’est pourtant pas si lointaine, Caltanicetta gros bourg perché de Sicile et son dédale de ruelles et d’escaliers tourmentés est autrement plus vivante et ne subit pas cette invasion immaîtrisable.

Dans les circonstances actuelles Enzo ne peut s’empêcher de penser à sa famille, celle proche de sa Sicile mais surtout à la majeure partie de celle-ci, celle qui a immigré en masse aux Amériques au début du siècle dernier, dans les années trente et cinquante en France, en Guyane, en Argentine et même à Hong Kong pour le plus aventureux qu’ils nommaient « le chinois. »

Son enfance a été nourrie des perpétuelles histoires de tous ces migrants répétées à l’envi par ses parents. Sur eux il a toujours eu du mal à se faire un avis, étaient-ils heureux d’être encore au pays ou jaloux de la réussite de ces parents étrangers ?

Ces cousins businessman accomplis, ces oncles qui avaient monté de belles affaires, qui cherchaient leurs mots durant leurs retours estivaux au pays, tous le fascinaient, plus ouverts, moins taciturnes, conquérants et optimistes.

À la verve innée du discours emmenée dans leurs maigres bagages, sans doute atout de leur réussite, ils avaient ajouté cette prestance que leurs donnaient leurs statuts de grands voyageurs, leurs costumes moins rugueux pour la Passagiata, et ces savoirs d’autres cultures qui les rendaient passionnants pour Enzo. Quelques mots incompréhensibles lâchés dans une autre langue et l’assistance s’extasiait.

La situation interroge Enzo, il a souvent pensé que ses parents lui avaient fait manquer une grande aventure. Il a grandi subitement de l’escogriffe aux genoux cagneux il mue en un adolescent séduisant dont les rêves, les élans, les impatiences bouillonnantes le transportaient dans d’autre vies.

Le verre dans la main, la quarantaine passée, son imaginaire le travaille encore, il a toujours manqué de détails sur les parcours de ses parents étrangers.

Il sait bien que pour certains, ceux qui mirent fin à leurs tentatives ce furent de sévères défaites, des blessures d’amour propre profondes, et un retour au pays douloureux. Plus maussades, renfermés, ne voulant plus jamais évoquer ces périodes, un peu isolés aussi, comme entre deux familles, on les trouvait souvent solitaires et pensifs sur un banc public ressassant sans doute les raisons de leurs échecs.

La traversée s’est avérée plus longue et plus terrifiante que prévue, le noir intégral, pas la plus petite lune pour adoucir les images, cette mer inexistante noire, menaçante, attendant le malheur, trop sûre d’elle, le contraire de ses habitudes, le rafraîchissement, la douceur, les offrandes, sa présence permanente, sonore durant nos journées, le repos du soir sur une chaise bancale dans le sable, les petits cailloux que l’on jette et dont le bruit trahit sa présence même sans en voir l’impact.

D’habitude elle nous rassure, nous nourrit et nous rassemble pour les grandes fêtes du village.

Elle est soudain l’ennemie pour chacun de nous, elle nous sépare, chacun sanglé dans ses espoirs et ses visions de l’avenir. Pour les quarante personnes entassées sur cette grosse barque le destin n’est plus communautaire comme au village, chacun imagine des solutions pour lui-même, chacun connaît le pourcentage d’échec, les liens sont distendus, les poings serrés au fond des poches chacun revoit les images de ceux qui ont été rejetés, comme si la mer n’avait qu’une finalité : ramener, toujours ramener sur le rivage dans un ressac douloureux les restes ou les quelques pauvres traces d’une histoire qui a échouée.

Il pense à la tendresse de Leila qui a dû comprendre en ne le voyant pas adossé à l’angle de la place avec ses copains.

La nuit personne ne parle, tous sont trempés et frigorifiés, la saison n’est pas la meilleure, mais ce n’est pas le calendrier, comme pour les vacances, qui fixe la date, juste le moment ou l’argent est suffisant pour négocier l’espoir, pour monnayer l’avenir après des heures de palabres.

Un avenir imaginé autour d’images trompeuses de magazine, de télévision, de cinéma, images recherchées dès le premier pied posé à terre.

Une terre aride, peut-être plus déserte encore que celle du pays, où est la différence ? Une petite ville au plan ordonné autour de ruelles modestes juxtaposant de pauvres maisons débouchant dans un port de pêche protégé des vents et de la mer par une jetée. Des barques, des petits chalutiers ancrés tanguent doucement. Où sont les bateaux de luxe, les yachts ou les rapides cruisers ? On peut voir plusieurs bateaux de police maritime qui sont à l’entrée en surveillance.

Ses yeux parcourent ce minuscule paysage. Où sont les palais de vacances de l’aristocratie locale imaginés avec leurs immenses loggias dominant la mer, à l’abri du soleil pour garder la peau claire aux dames, où sont les allées plantées dirigeant le visiteur vers la demeure sous le regard suspicieux du propriétaire ?

L’instant de rêverie est brutalement interrompu par les carabiniers qui secouent les arrivants les poussant en masse vers un bâtiment préfabriqué où il fait une chaleur étouffante, pas de chaises pour se poser, un appareil photo sur pied face au mur de chaux blanche attend ses proies pour les identifier.

L’accueil se résume à quelques paroles très administratives d’Enzo qui comme chaque jour ne veut pas laisser transparaître son émotion :

— « Vous venez d’arriver sans autorisation légale à Lampedusa, vous êtes ici dans l’union européenne, vous n’avez pas le droit d’y entrer sans visa. Vous ne pouvez pas rester dans ce pays, vous serez renvoyé dans votre pays d’origine dans les trois jours qui viennent, après quelques vérifications ! »

— « Mais il doit y avoir une erreur, je n’ai pas fait tout ça pour débarquer dans un monde si moche, rien ici ne ressemble à rien ! Vous ne pouvez pas effacer toutes ces années d’espoirs comme ça ! »

— « Je viens de vous dire ce qui vous attend, pas la peine de vous faire du cinéma ajoute sèchement Enzo »

Lampedusa avril 2011

Pierrette Tournier

Train de nuit

Il faisait un froid glacial et l’attente s’éternisait. Il releva le col de son manteau, enroula par deux fois son écharpe de laine autour de son cou et la tint serrée contre lui en essayant par la même occasion de protéger ses mains nues et douloureuses. Il s’en voulait d’avoir oublié ses gants.

Pourquoi le train n’arrivait-il pas ? Pourquoi la gare, derrière lui, avait-elle fermé ses portes ?  A-t-on idée de laisser les gens abandonnés ainsi ! S’il avait su, il n’aurait pas laissé partir Sophie. C’était lui pourtant qui l’avait exhortée à s’en aller, jouant les hommes forts et décontractés, comme il le faisait souvent avec elle. Rentre vite… Ne t’occupe pas de moi… Le train ne va pas tarder… Sois prudente…

Mais, maintenant que la bise balayait le quai désert et s’engouffrait à l’intérieur de ses os, il regrettait la chaleur de la voiture. Il lui semblait que rien, jamais, ne pourrait à nouveau le réchauffer et il pensa à ces fantômes humains, hagards et glacés, grelottant sous des loques rayées, livrés sans défense aux chiens, aux coups, aux fusils… Ces images lugubres étaient à l’unisson de cette nuit de décembre! Il n’avait jamais aimé l’hiver. Et il se souvint soudain de l’escalier sombre et sale d’autrefois, et des quarante marches qu’il fallait grimper avant d’entrer dans l’appartement crasseux où il faisait ce froid humide qui lui collait à la peau et dont il rêvait de se débarrasser comme le serpent se débarrasse de sa mue… Si seulement le train pouvait arriver ! Si seulement le train…

Etait-ce de l’avoir désiré si fort ? Il entendit vaguement une rumeur lointaine, un bruit sourd qui enfla peu à peu, se répercutant en écho et faisant trembler le rail près de lui. Bientôt, il distingua la lueur blafarde des falots. Puis, il perçut de plus en plus nettement le souffle de la machine, et il eut l’impression d’être traversé dans sa chair par le cri assourdissant de son sifflet et par le fracas de ses freins puissants, quand elle s’arrêta à quelques pas de lui. Il eut juste le temps de lire l’inscription gravée sur la tôle : Convoi N° 333, et la portière s’ouvrit automatiquement pour le laisser monter.

Autrefois, quand il prenait le train avec sa mère, il y avait toujours un cheminot qui donnait le départ avec une espèce de palette qu’il faisait claquer dans sa main tendue. Autrefois, des voix humaines diffusaient des messages dans des hauts parleurs. Mesdames et Messieurs les voyageurs, le train à destination de… va entrer en gare… Veuillez dégager les zones de sécurité et vous éloigner des portières… Mais il s’agissait-là d’un temps très ancien, révolu… Cette nuit, il n’y avait personne, ni en gare, ni sur le quai, pour lui dire où allait ce train. Qu’importait d’ailleurs ? Il ne savait plus très bien, lui-même, où il allait, ni pourquoi il quittait Sophie. Ou bien était-ce Sophie qui le quittait ? Sa vie lui apparaissait comme un dédale ténébreux dans lequel, aucun lien ne le rattachait plus à personne… « Ariane, ma sœur, de quel amour blessé… »

Il n’y avait pas de chauffage dans le train, il y faisait presque aussi froid qu’à l’extérieur, le blizzard en moins. Avant d’avancer dans le couloir central de la voiture, il prit le temps de s’appuyer sur la portière qui s’était refermée derrière lui, et de souffler un peu, fatigué, mais à la fois soulagé de se laisser emporter, passif, dans la vaste nuit que le train, ayant repris sa course, déchirait…

Il n’y avait que deux voyageurs dans la voiture glacée qui sentait le tabac froid. Au numéro 34, sur la rangée de droite, un homme, de type chinois, vêtu d’un costume chic, dormait profondément. Un peu plus loin, une jeune femme. Visage diaphane, comme transparent. Une grande tristesse émanait d’elle. Avait-elle quitté son amoureux ? Ou bien son amoureux l’avait-il quittée ? Ses yeux gris, très beaux, fixaient le vide, devant elle.

Il ne se décidait pas à s’avancer dans le couloir central. Debout, immobile autant que le lui permettait le roulis du train, comme sous l’effet d’une étrange fascination, il ne parvenait pas à détacher ses yeux du visage doux et fragile de la jeune voyageuse. Et plus il la regardait, plus il avait l’impression de l’avoir déjà rencontrée quelque part…

Il se dit qu’il devait l’aborder. Il se sentait si seul, et il avait si froid ! Parler à quelqu’un lui ferait du bien. Le réchaufferait. Elle-même n’attendait peut-être qu’un geste de sa part ? Elle semblait si seule et si triste ! Et si cette rencontre était comme une nouvelle chance à saisir ? Oh, bien sûr, il ne rêvait plus du grand amour ! Mais un peu de tendresse, de réconfort, pourquoi pas ? Parler avec quelqu’un… Parler de soi, de sa peur de vivre, de ses pauvres rêves… Secoue-toi mon vieux… Secoue-toi… Ce n’est pas parce que ta vie sentimentale a été un fiasco jusque-là que tu n’as pas droit à une nouvelle chance…

Péniblement, sans comprendre pourquoi chaque pas lui demandait un élan volontaire et douloureux, il s’approcha de la jeune femme. On aurait dit une adolescente. Soudain pris de vertige, il faillit renoncer, et retourner à sa place, mais à cette seconde-là précisément, elle le regarda.

Happé par la douceur de ses yeux gris, il ressentit comme une déchirure dans sa poitrine et pour la première fois, depuis qu’il s’était trouvé seul sur le quai glacial, il sentit un peu de chaleur revenir en lui… Comme c’était bon ! Il eut alors la conviction qu’il devait coûte que coûte répondre à ce signe du destin, et qu’il n’avait pas le droit de laisser s’enfuir, sans rien tenter, la promesse d’un bonheur possible.

Il s’assit en face de la jeune femme, et sans quitter des yeux son regard profond dans lequel il se perdait, il effleura de sa main les petits poings fermés sur les genoux serrés. Et il se produisit alors comme un infime miracle. Au fond des yeux gris, aussi ténu qu’une brume légère, un sourire se dessina qui lui était destiné… Combien de temps dura cet échange mystérieux ? Un instant ? L’éternité ? Il y a des instants qui portent en eux l’éternité.

Ce fut la douleur qui le réveilla. Une douleur intense dans la poitrine. Autour de lui, les blouses blanches s’agitaient. On le secouait. On le giflait. C’était très désagréable. On criait. On criait des mots qu’il entendait, mais sur lesquels il ne parvenait pas à mettre du sens. La tension remonte… Il revient… Il a mal ? C’est bon signe… Mettez un peu de morphine dans l’appareil…Très peu…Qu’il ne nous refasse pas un coma !

Il avait l’impression de flotter dans une matière bruyante, mouvante, dense et cependant aérienne, indéfinissable, sans repères ni de temps ni de lieu. Comme un chaos.

Quand le calme revint, il distingua un visage d’homme penché sur lui.

— Et bien vous, on peut dire que vous avez de la chance ! Vous revenez de loin, vous savez, il s’en est fallu de peu !

Malgré son extrême fatigue et la douleur dans la poitrine qui ne désarmait pas, il parvint à murmurer :

— Et Elle ? …

— Vous voulez parler de Maria ? Mais ma parole, vous avez des dons de voyance ! Elle aussi, a failli passer la petite Maria. Mais cette nuit, Monsieur, nous avons accompli des miracles !

— Pas pour tout le monde, Docteur ! interrompit l’infirmière. Pas pour tout le monde… Vous oubliez le décès du 34…

— Oh, celui-ci… Rien n’aurait pu le sauver, vous le savez bien, répondit le médecin. Sauf lui-même, s’il avait décidé d’arrêter de boire il y a longtemps ! Mais pour ce monsieur, et pour la jeune Maria, je maintiens que la médecine a fait des miracles…

La médecine ou peut-être autre chose… pensa secrètement l’infirmière. Qui sait ce qui se passe au cours de cette traversée mystérieuse qui relie la vie à la mort ?

Mais, elle se garda bien de formuler tout haut sa question… S’il vous plaît, Mathilde, évitons les inepties qui ne valent pas un clou ! aurait rétorqué, moqueur, le professeur des Urgences de l’hôpital Nord avec lequel elle travaillait depuis plusieurs années.

Martine Josserand

Mon meilleur souvenir

Ma vie, je l'ai vécue comme une traversée, sans voir les années défiler. Les moments de bonheur intense, les épreuves, les fous-rires, les chagrins, j'ai suivi le circuit qui m'était dévolu avec dignité, et j'aborde maintenant le reste de mon existence avec quiétude.

Je suis maintenant à la retraite, et j'ai encore plus de disponibilité qu'auparavant pour m'adonner à mon passe-temps favori : la lecture. Pourtant, le départ n'avait pas été bien évident…

Je m'apprête à me plonger dans mes lointains souvenirs, lorsque la porte de ma bibliothèque s'entrouvre doucement, et je vois apparaître la frimousse de mon petit-fils; il aime venir me voir tous les soirs, pour que je lui raconte une histoire. Le lien qui nous unit est tellement fort. J'aime voir ses yeux écarquillés au fil des aventures, je suis tellement heureux d'avoir réussi à lui donner à lui aussi le goût de la lecture. Car j'y tiens beaucoup, nous lisons à tour de rôle. En ce moment nous traversons le monde du petit prince. Nous sommes tour à tour la fleur, le roi, le serpent, le renard ou l'allumeur de réverbère.

· Alors mon petit Pierre, tu as passé une bonne journée. ?

· Oh oui papy, à l'école, nous avons fait une rédaction. Le sujet était : quel est ton meilleur souvenir ? Et toi papy, quel est ton meilleur souvenir ?

Je suis touché par cette question, moi qui m'apprêtais à m'aventurer dans les dédales de ma mémoire, juste avant que la porte ne s'entrouvre. Une fois de plus, notre connivence me touche, et d'un élan je le prends dans mes bras.

· Mon meilleur souvenir…

Sans hésitation je pense à ces évènements qui remontent à plus de quarante ans. Je me souviens clairement du jour où tout a commencé.

Je devais prendre le train gare de Lyon à Paris pour retourner en province rejoindre ma famille pour les vacances de Pâques. J'attendais patiemment les annonces, mais je n'entendais que le brouhaha ambiant. Je compris qu'il y avait un problème avec les haut-parleurs lorsque je vis tous ces gens agglutinés devant les panneaux lumineux. Je tentais désespérément de déchiffrer les caractères sur l'affichage, d'associer les lettres pour former des mots, et surtout les comprendre, mais en vain. Avec rage, je dévalais l'escalier pour essayer de trouver mon train. Ce soir là c'était l'affluence sur les quais, les gens pressés ne me prêtaient pas attention. Le train partit sans moi.

Je serrai les poings de désespoir, de rage après moi-même, et ce fut à cet instant que j'eus le déclic : je devais apprendre à lire !

Certes, je n'étais pas totalement analphabète, je connaissais les lettres, mais j'étais incapable de les associer correctement. J'avais réussi à passer à travers les mailles du filet du système scolaire. J'avais quitté très tôt l'école pour entrer en apprentissage auprès d'un charpentier. J'étais fort, jovial, et m'étais trouvé vite très à l'aise dans ce métier. Mes collègues m'appréciaient. Je portais les poutres avec facilité, et pour planter des clous, pas besoin de connaître beaucoup de mots. Pour les chiffres, je n'avais aucun problème. Le soir je rentrais fatigué, et au fil du temps je perdis totalement contact avec l'écrit, oubliant le peu que j'avais acquis avec difficulté.

Ce soir là en revenant de la gare, je croisais un collègue de travail, et lui demandais ce qu'il faisait dans le coin à cette heure tardive.

· Je peux te le dire, je reviens des cours du soir. Je n'ai pas osé t'en parler, je ne savais pratiquement pas lire. J'ai trouvé un professeur tellement intéressant qu'en quelques mois je sais maintenant bien lire. Je regrette maintenant de ne pas y être allé plus tôt.

Je courbais les épaules. Puis je pensais que le hasard avait bien fait les choses, que le destin l'avait mis sur ma route en ce moment de remise en question.

Je relevais la tête et lui demandais d'un ton assuré

· Tu pourrais me le présenter ?

Tout s'est ensuite enchainé très vite. Nous étions peu nombreux au cours. Le premier jour, l'enseignant nous a demandé de nous présenter, en expliquant le cheminement qui nous avait amené ici. Mon voisin était un jeune chinois, arrivé en France depuis trois cents jours environ. Il expliqua :

· Je parle correctement le français, mais j'ai de grandes difficultés pour le lire. A la faculté on m'apprend beaucoup de choses que je retiens, mais pas vraiment la lecture. J'ai compris que le problème était grand quand un soir de mai dernier, j'attendais mon train lorsqu'un problème est survenu.

L'appareil qui annonçait les départs ne marchait plus, on dit haut-parleur en français je crois, et là, je me suis rendu compte qu'il fallait que je prenne des cours en accéléré si je voulais progresser.

Lorsque ce fut à mon tour de prendre la parole, que j'expliquais avoir eu le déclic ce fameux soir à la gare, nos regards amusés se croisèrent et ce fut le début d'une longue amitié.

Nous révisions nos exercices ensemble, et au bout de quelques mois à peine, notre professeur nous dit un soir :

· Je pense que vous n'avez plus besoin de moi maintenant. Vous vous en êtes rendu compte. Tout au long de votre vie, cultivez vos acquis, profitez de chaque occasion pour lire, n'importe quoi, des livres, des bandes dessinées, mais lisez, continuez à nourrir votre esprit.

Nous étions, Lee et moi, tellement heureux ! Nous avons parlé une bonne partie de la nuit, en riant comme des enfants. Nous étions sûrs de nous maintenant, plus jamais enfermés dans notre hésitation, une véritable mue s'était opérée, nous savions lire couramment ! Il fallait marquer le coup. Après plusieurs heures de discussion, nous nous sommes donné rendez-vous le lendemain pour cette journée particulière qui allait rester à jamais mon meilleur souvenir.

Ce matin là, nous sommes rentrés dans une pharmacie pour acheter des boules Quiès : le modèle le plus efficace possible, pour se prémunir de grand vacarme. Nous sommes montés dans le métro en bout de ligne, nous nous sommes enfoncés les bouchons d'oreille, pour ne pas entendre les annonces, puis nous avons fait la traversée de Paris en braillant à chaque arrêt le nom que nous lisions sur le quai : Tuileries, Louvre, Châtelet, …. Au terminus, nous l'avons faite dans l'autre sens, notre traversée de la ville, triomphale !

Les passagers nous regardaient sans comprendre, mais nous riions tellement fort, nous étions tellement joyeux, nos yeux pétillaient de bonheur, que personne ne nous fit de reproche.

Puis la vie a passé, nous avons suivi chacun notre chemin. Depuis, nous ne manquons pas une occasion pour nous écrire, et surtout de nous lire avec délectation. Chaque jour j'ouvre un livre, un journal.

Je suis content d'avoir partagé ces souvenirs avec toi, mon cher enfant, et de pouvoir te lire :

· S'il te plaît… dessine-moi un mouton !

Nadine Varreau

Métamorphose

Lauriane a dix ans, habite Grenoble. Sa grand-mère est du joli village de Mayres-Savel. Lieu de ses plus grands bonheurs, pour toutes ses vacances. Un congé spécial s'imposait, loin des décibels agressifs de Grenoble.

Depuis trois cents heures, d'après ses calculs, Lauriane supporte un nouvel appareil auditif. Et, pour la première fois de sa vie, de légers sons devraient l'atteindre. La difficulté sera pour elle, de reconnaître ce, son ou bruit. Cela sera nouveau et perturbant. On lui a expliqué, elle l'a lu et relu. Demoiselle maigre comme un clou, mais splendide, qui s'exprime encore mieux, dans cette nature qui l'entoure et dans laquelle elle se sent si bien.

Ce matin, après le grand bol de cacao et les tartines. Mémé lui tend le petit panier au mouchoir. Lui attrape les joues, dépose un bisou sur son petit nez de son et lui fait signe de filer. Et sa petite “Lou” ne perd pas une seconde. Répond, comme à son habitude, en clignant des yeux malicieusement. Saisissant l'anse et plongeant l'autre main sur le mouchoir, sentant, au-dessous, la présence de la clé que sa mémé lui a confiée.

Lou sort en courant, saute les trois marches d'escalier du perron et détale sur le chemin. Celui qui descend par le bois de chênes clairs, à la cabane de la vigne. Les sandales de Lou crient sur le sentier, dérapent dans les virages et repartent de plus belle. Elle court à son endroit merveilleux, son monde à elle. Essayant d'entendre, malgré la vitesse, le bruit de ses pas, jusqu'alors sensation tactile. Rien.

Arrivée, elle n'ouvre pas tout de suite. Elle prendra le temps, le sien. D'abord, posera le panier sur le banc de bois, au pied du grand frêne et s'amusera à déchiqueter une touffe de rouvet à petites fleurs, aux lobes jaunes qui claqueront sous ses doigts fins.

Lou est toute de légèreté, une frimousse tâches de rousseur qui révèle le bleu profond de ses yeux, sous ses boucles auburn. Si jeune et pleine d'habitudes. Comme sa grand-mère avant, elle passera à l'arrière de la cabane, à mi-ombre. Car mémé hier, lui a fait signe, se tapant du doigt sur la tempe et faisant marcher deux doigts sur la table. Tu penses à regarder si les sabots sont sortis. Elle cherche un peu et à côté du grand pin, en trouve un pied. Il est là, dans la lumière tamisée. Lou s'accroupit et dans la transparence jaunâtre, observe une petite abeille femelle, qui, attirée par la fausse odeur, a glissé sur le rebord et une fois tombée dans le piège, a suivi le conduit qui la mène, toute chargée de pollen dans le deuxième piège, passante qui dépose son pollen sur le stigmate et apeurée d'obligation, s'enfuit, libérée. Lou effleure délicatement le sabot du doigt et court à la cabane.

Elle tourne la clé et la porte grince en s'ouvrant, mais Lou ne perçoit rien. Elle retrouve ses trésors sur l'étagère. Deux nids secs où elle a rangé quelques coquilles d'oisillons dentelées, trouvées aux pieds des arbustes. La plus belle est verte foncée, mouchetée, nacrée. Le grand livre des Papillons, que Tonton lui a offert et qu'elle connaît par cœur. Le monde des insectes n'a plus de secret pour elle. Elle ouvre le tiroir de la petite table, ses petits scarabées secs et ses deux carapaces de cétoine sont là. Sa première grande image, qu'elle a eu à l'école: un élan cornu. Tout y est. Alors, elle glisse la main dans sa poche et en sort un petit papier de soie où sa mère a écrit son nom à l'encre de chine, en idéogrammes chinois. Un trésor de plus l'attendra, pour le prochain passage, à sa cabane. Mais Lou est quelqu'un de vif, un réflexe, à elle toute seule. Elle s'affairera quelques moments, à un peu de ménage et rangements inutiles. Puis, refermera la porte, et si tout est bien en place, reprendra son panier. Y déposera la clé, le petit mouchoir. Parce que ce matin, elle s'est dit, qu'elle descendrait bien jusqu'à la nouvelle passerelle...

Notre ami, quand à lui, est né sur un saule pourpre, en bas du val, au pied du Treffort. Roulé au creux d'une feuille de saule, dans le calme et la fraîcheur des eaux encore vives du Drac, avant le ressac du lac de Monteynard. Il vient d'extirper son thorax de son cocon de fil, y a laissé sa mue. Ses anneaux sont sortis et une nouvelle vie débute pour lui.

Notre lépidoptère s'agrippe de ses pattes griffues, en avançant sur la tige blanche porteuse qui gigote au plaisir de ses gestes hésitants. Ses yeux bruns roulent et se cherchent, antennes hasardeuses et trompe enroulée. L'insecte patiente en percevant le séchage de ses écailles. Les parois de ses ailes se colorent d'un brun prune violacé, au bout d'elles, des ovales bleu azur claquent dans la lumière et juste avant la frange dentelée, le large rebord jaune pâle apparaît. Il étire ses nervures aux lignes de traits noirs et tend une fois encore, ses quatre ailes à l'air chaud, qui vient d'arriver. Il lâche l'écorce craquelée et prend son envol, passe de fleurs en fleurs, butine à la sève de bouleau dont il pompe les sucs, la seule dont il se délecte. Magnifique bouleau, aux feuilles qui dansent dans la bise, chère à notre Matheysine. Il remonte le bois de chênes clairs, serpente dans la lourde chaleur d'une sente crayeuse, plonge au-dessus de la mer turquoise et... malheur, le vent l'emporte, le malmène et le brusque, il se rabat enfin vers un petit coin de sable, côtoie un groupe d' Azuré de la chevrette aux petits rebords noirs ou bleus qui butine, près des flaques sur fond de sable gris. Reprend son vol, monte dans l'air chaud et catastrophe... une rafale le prend, l'emporte et le plaque sur une dalle dure, froide. Il en est presque écrasé, ses pauvres ailes poudrent et il tremble, incapable de bouger.

Lou arrive à la passerelle. Inconsciemment, elle serre son poing dans sa poche. Reste au loin, ne voudrait pas faire de sottises mais l'envie est très forte. L'édifice est immense, tendu et suspendu, étroit et si grand, entre ces deux falaises. Elle sait bien que sans son papa, jamais elle ne se permettrait de faire les deux cents vingt mètres qui la séparent de l'autre rive. Elle admire les liens de câble qui sont amarrés au bloc de béton et est tout de même effrayée par la démesure de la chose et reste, comme à quai. Papa a dit, la plus haute d'Europe.

Soudain, Lou aperçoit un pauvre papillon, bloqué sur une des plaques percées, qui font le marchepied de la passerelle. Le pauvre est peut être mort, mais c'est un grand papillon. Et quarante petits pas de fourmi de son jeu préféré suffiraient pour l'atteindre et peut être, l'aider. Elle dépose son petit panier au sol, comme pour lui dire, toi, reste là!

Dans le dédale de ses idées, Lou prend le parti de choisir d'avancer, lentement mais sûrement. C'est en même temps terrible, parce que ces dalles de fer sont vraiment ajourées et que la passerelle bouge. De loin, on ne voit rien, mais une fois dessus, même en centrant sa marche, on sent que la force du vent fait tanguer la surface, la passerelle vacille, il ne faut pas perdre l'équilibre. On ne peut pas tomber, mais la sensation est effroyable. Il est trop tard, vous êtes dessus ma chère. Alors, Lou a peur. Se veut forte mais tremble de tout son corps. Arrive au papillon, se cramponne et le prend doucement, pour ne pas l'écraser. Mécaniquement, voyant l'eau tout en bas, elle prend le temps de regarder les arbres au-dessous. Papa a dit, que selon le niveau du barrage, quatre-vingt cinq mètres séparent la passerelle de l'eau, qui, en bas, l'impressionne. Retenant son souffle, le cœur battant, elle rebrousse son chemin, sans se retourner, arc-boutée, à reculons.

Puis soudain, va donc savoir pourquoi, elle stoppe. Parce qu'elle sent un problème, lequel? Elle entend au fond de son oreille, elle croit bien, le souffle du vent. Oui, ce vent qui jusqu'alors, faisait voleter ses cheveux, lui gelait le nez l'hiver, lui livrait des odeurs. Il est là, qui lui siffle dans l'oreille, en pleine stupeur. Que ce chant est léger et doux. Lou savoure et une envie la saisit. Alors, elle se redresse et le bras tendu, papillon en trophée, décide de traverser, sans hésiter, fièrement, comme une grande. Puisque c'est le jour des sensations nouvelles. Lauriane grandit ses pas et ira jusqu'au bout. Une fois sur la terre ferme, elle ne peut retenir une larme, se rendant compte de ce qu'elle venait de vivre. Ouvre un peu sa main, le papillon est vivant. Il écarte ses ailes qui étaient restées fermées, il est aussi grand que sa main. Elle a le temps de l'admirer, un magnifique morio, qui décolle et passe près de ses cheveux, comme pour lui dire merci et s'envole.

Lou sourit au ciel et crie au papillon “ Vole, vole...” et reste plantée là, encore et encore... écoutant le chant des feuillages et du vent mêlés, que c'est bon! Voyant son panier qui l'attend de l'autre côté, elle décide de rentrer, raconter tout ça à mémé, bien sûr, on téléphonera à papa et maman. Oh! Tout va changer, tout, se dit-elle, en entendant sonner le clocher de Mayres. Je vais découvrir la voix de Mémé, et la leur, comme ils vont être heureux, pour moi. Émue, Lou se hâte de reprendre sa traversée, n'attachant plus aucune importance au vide. Elle se parle, s'écoute, s'entend, au-dedans, au-dehors. Se crie fort, moins fort, plus fort, encore plus fort, surprise de découvrir sa propre voix.

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Suzon Charbonnier

Un rêve de liberté

Tripes et boyaux, je vais tout rendre dans cette mer infâme ! Je vais peut-être bien y rendre même l’âme ! Plié au-dessus du bastingage, Jean se tord de douleur. Combien sont-ils sur ce maudit paquebot ? Trois cents passagers peut-être, dont le plus grand nombre est malade depuis trois jours, depuis que les vagues ont commencé à les chahuter ! Les uns restent clapis dans la partie abritée de l’entrepont ; d’autres titubent, blêmes, levant des yeux horrifiés vers les mâts qui se balancent, menaçant de rompre à tout instant.

Jean et son ami André se sont réfugiés à l’écart de l’entassement des émigrants, ils respirent au moins un air moins pestilentiel. Quelle foutue idée ! On est des paysans, pas des marins ! marmonne André. Chancelant, il s’accroche à la rampe de l’escalier qui descend dans la cale. Encore heureux qu’on ne soit pas là en bas, ce serait l’horreur, ajoute Jean pour le consoler un peu... Mais André est secoué par une nouvelle nausée, et son ami l’entraîne vers le parapet métallique.

On disait que Jean était le plus imaginatif, un entreprenant, mais ni l’un ni l’autre ne semblait être prédestiné à l’aventure au-delà des océans. Un lien d’amitié si fort unit les deux jeunes gens, que, lorsque Jean a décidé de partir, pas un instant il n’a douté qu’André pourrait rester au pays sans lui.

Jean s’était fait embaucher comme valet de charrue. C’était le moyen de faire entrer un peu d’argent liquide dans la ferme, presque dix francs chaque semaine ! En tant qu’aîné des fils c’est à lui que revenait ce devoir. Ce n’est pas avec la vente annuelle d’un veau et de quelques poules et lapins … que les 9 enfants pouvaient être nourris ! Le maïs qui séchait en haut des colombages de la vieille ferme bressane suffisait à peine à confectionner des gaudes pour tous. Et encore ça pourrait être pire, se disait Jean non sans cynisme. Sa sœur aînée, puis deux de ses cadettes étaient mortes. La petite Mélanie, il ne s’en souvenait plus, il n’avait alors que quatre ans, et l’année suivante une autre petite Mélanie avait vu le jour. Mais quand Joséphine a été emportée par la diphtérie à tout juste huit ans, lui en avait dix-sept. Jean se rappelle encore avoir eu cette pensée terrible une bouche de moins à nourrir et même s’il a beaucoup prié pour implorer le pardon de Dieu, le remords ne s’est pas entièrement effacé. Comme celui d’en vouloir à ses parents d’avoir tant d’enfants : une nouvelle Joséphine était née alors que sa mère avait plus de quarante ans, et quand le petit dernier, Émile, est arrivé, elle en avait quarante-six !

Un dur labeur attendait Jean chaque matin, mais il ne se plaignait pas car son patron, s’il était exigeant et même sévère, se montrait juste et respectueux. André, lui, toujours corvéable à merci, exécutait des travaux saisonniers dans des conditions bien plus difficiles, dormant dans l’étable avec les bêtes. Les deux amis se retrouvaient le plus souvent possible. Ils s’étaient connus dès le plus jeune âge, ayant reçu la même éducation religieuse de leurs parents et du pasteur du village. Parvenus à l’âge adulte, ils rêvaient du jour où ils pourraient acheter ensemble une paire de bœufs et partir louer leur travail de ferme en ferme, première étape avant d’envisager d’être autonome… La liberté ! Quel rêve !

La vie est trop dure, disait Jean. Mon père a bataillé pour arriver à devenir propriétaire de son petit lopin de terre et il ne veut pas qu’on l’abandonne… Y a plus qu’à espérer qu’un de mes deux frères le reprendra… On est en 86, ça fait presque dix ans que le phylloxera a commencé à faire mourir la vigne qui nous donnait tant d’espoir ! Plus une grappe cette année ! Et les poules et les canards ? La concurrence est rude au marché de Louhans : quand je vois la mère revenir en ayant vendu pas même la moitié de sa volaille ça me rend malade ! Alors je serre les poings, et je me dis « Faut partir »

André écoutait son ami avec admiration. Il partirait lui aussi, oui. Jean avait la hardiesse de prendre la décision, lui, il le suivrait. Mais il avait fallu se serrer la ceinture un peu plus, accumuler sou par sou la somme à verser pour effectuer le voyage, presque deux cents francs ! C’était cher payer, mais le prix imposé pour fuir la pénurie devenue chronique, et aussi l’intolérance envers ses croyances.

Tel un colporteur, l’agent recruteur s’était présenté à la ferme quelques mois auparavant.

« Je suis l’agent d’émigration » avait-il annoncé. Il avait été convaincant, comme l’étaient autrefois les sergents racoleurs qui venaient enrôler les soldats. Il savait parler ! Là-bas, vous aurez l'ascension sociale que vous méritez ! Vous voyez bien qu’ici, même en trimant, vous restez dans la misère ! Et puis, je sais que vous appartenez à la religion réformée. La liberté de conscience n’est pas complètement acquise chez nous en France : aux Amériques on respectera vos opinions !

Il n’y a que sur un point que Jean ne s’était pas laissé persuader : il refusait absolument d’emprunter de l’argent. Sa probité lui interdisait de faire de tels paris, au risque de tout perdre, au risque surtout de ne pouvoir rembourser, comble du déshonneur. Non, les facilités de paiement proposées par cet entremetteur, ce n’était pas pour lui. Mais il s’était laissé imprégner de ce rêve américain qui allait peut-être permettre à toute sa famille de vivre enfin décemment. Rends-toi compte, s’enthousiasmait-il auprès de son ami, ce sera une nouvelle vie, on nous promet une concession de terre, un bon salaire. Là-bas ils n’en sont plus à l’araire pour labourer, on aura de bons outils et des machines. Il paraît même qu’il y a des appareils qui peuvent mettre les œufs dans des boîtes, sans en casser un seul… On n’a pas peur du travail, ni toi, ni moi, pas vrai ? Là-bas, notre turbin sera reconnu à sa vraie valeur… Jean se rappelait tout à coup la chanson qu’on chantait quelques années après la guerre de 70, et d’un même élan, tous deux entonnaient :

« Lève-toi, peuple puissant :

Ouvrier, prends la machine !

Prends la terre, paysan ! »…

En Amérique, nous prendrons la terre vierge et par la force de nos bras nous gagnerons une meilleure vie…

Ils n’avaient donc pas signé de contrat tout de suite. Ils avaient d’abord constitué une cagnotte commune, et lorsque l’agent recruteur était revenu, ils avaient déboursé le montant nécessaire. C’était le prix de leur acheminement depuis leur village jusqu’au Havre puis jusqu’à New-York. Ensuite, ils seraient LIBRES !

Mais à l’heure qu’il est, Jean et André sont bien loin de cet optimisme qui les a portés pendant les mois qui précèdent. Jamais ils n’auraient pu imaginer une traversée aussi éprouvante ! Depuis que le quai du Havre a disparu dans la brume, chaque jour a apporté une nouvelle souffrance. Après le mal de mer, ce sont des quintes de toux qui secouent Jean de plus en plus fréquemment. André, lui, est affaibli par une diarrhée persistante.

La promiscuité est de plus en plus difficile à supporter. Heureusement qu’ils ont la chance d’être ensemble, se sentant ainsi moins perdus ! Quand le paquebot Saint-Laurent a appareillé, c’est une foule complètement hétéroclite qui est montée à bord : beaucoup de Français évidemment, en premier des familles de bourgeois qui allaient s’installer dans les cabines, avec même des nurses pour s’occuper des enfants. Ensuite de pauvres gens, dont la plupart ont contracté de lourdes dettes pour pouvoir partir, qui ont sur eux tout ce qu’ils possèdent, de vieilles nippes qu’on ne peut même pas tenir propres ici. Il y a des Alsaciens et des Lorrains, des Hollandais, des Belges, des Autrichiens et même quelques Chinois… Ils parlent des langues et des dialectes différents, impossible de se comprendre ! Certains de ces hommes et femmes quittent leur pays pour des raisons politiques ou religieuses, le plus grand nombre pour des raisons économiques. Tous ceux-là voyagent dans un inconfort total, dormant à même les planches du pont. Le rêve américain n’a pas la même couleur selon la place qu’on a dans la société !

· Seulement deux semaines qu’on a quitté le sol de France et j’ai déjà le mal du pays ! Cette fois, la plainte vient de Jean. Tu crois que le patron qui nous attend au Canada va nous loger correctement ? Tu crois qu’on va tenir le coup, il paraît que l’hiver est si froid là-bas, et si long ??

· En attendant, pas la peine de penser à tout ça, encourage André. L’important maintenant c’est de tenir le coup ici sur ce bateau ! Faire disparaître la toux, les douleurs de ventre, arriver en bonne forme pour pouvoir travailler…

Le vent s’est à peu près calmé, et André se sent mieux. C’est maintenant l’heure de tendre sa gamelle pour recevoir la même et indéfinissable bouillie distribuée chaque soir. Puis la nuit arrivant, les deux hommes se recroquevillent dans un coin, relevant le col de leur blouse de chanvre pour se protéger des embruns. Avant de se préparer à dormir, Jean et André, croisant leurs doigts devant leur poitrine, expriment une prière à leur Dieu, le remerciant de leur donner la force de résister, et lui confiant leur destinée. Ils parlent dans un murmure : être discret au milieu de gens habituellement hostiles à leur religion réformée est devenu comme instinctif, une nécessité dans les circonstances actuelles. Mais un homme les a entendus, s’approche et s’esclaffe, les montrant du doigt : Ohé ! Regardez, les gars ! Nos bouffeurs de maïs ! C’est-y donc par-dessus le marché des parpaillots qui marmottent leurs prières ! Tiens donc, moi qui croyais qu’ils avaient un seul œil au milieu du front ! Eh ! vous autres,les ventres jaunes, j’ai bien entendu dire que vous parlez en direct avec votre bon Dieu, vous ? Dites-lui donc de ne pas nous oublier !

Jean et André ne répondent pas, se resserrent dans leur coin. Comme le groupe de Juifs qui a subi hier le même traitement, ils encaissent sans broncher les coups de pied de quelques hommes fanatiques. Ceux-ci, ne constatant aucune réaction, s’écartent enfin en haussant les épaules, et les laissent en paix. Seigneur Jésus, toi qui n’as pas crié lorsque les clous ont traversé tes mains. Aide-nous à supporter comme toi la souffrance, aide-nous à garder la foi ! Avec toi, nous voulons dire « Pardonne-leur car ils ne savent ce qu’ils font… »…

Les deux amis s’endorment enfin, dans les vibrations de l’énorme hélice mue par les machines qui ronflent et puent.

C’est le 27 avril 1886, que l’annonce retentit sur le pont du navire : le port de New-York est en vue ! Après ces 21 jours de traversée, la fébrilité secoue tous les passagers.

- On est de vrais pouilleux pour se présenter au Nouveau Monde ! Quelle honte !

- C’est bien vrai qu’on ressemble plus à des vagabonds qu’à des voyageurs ! Mais on est tous pareils !

Bousculade sur le pont. C’est avec amertume qu’on assiste d’abord au spectacle des familles de la première classe. Hommes aux élégants costumes et chapeaux, femmes en manteaux de fourrure, à qui des serviteurs attentionnés tendent la main pour la descente de l’échelle de débarquement. Bousculade ensuite des autres passagers, au risque de tomber à l’eau ! Puis, tout au long de ce jour de printemps teinté de misère et d’espoir, interminables files d’attente, se déplaçant par à-coups dans le vent froid chargé de bruine. Transit sur Ellis Island des immigrants, tels des bestiaux, guidés avec rudesse, canalisés entre deux cordes tendues. Enfin, dans la nuit tombante, c’est l’acheminement vers le Fort Clinton.

L’attente encore... Ils sont si serrés que chacun ne voit que le dos des hommes qui le précèdent. Mais tout à coup André pousse un cri : Regarde ! De la petite île il vient de découvrir les premières lampes qui s’éclairent. Ils en pleureraient presque : c’est Manhattan qui s’illumine ! Fascination ! Même s’ils ont entendu parler de la Fée électricité, Jean et André sont loin d’imaginer que leurs chaumières puissent être prochainement éclairées par elle ! Et voilà que les lumières de New-York brillent devant eux ! Ah, aller marcher dans le dédale de ses rues inconnues ! Juste quelques jours, avant de repartir bientôt vers la terre promise !...

Nuit dans un hall immense : un casse-croûte et une couverture sont distribués. Des crises de larmes, des rires, des cris d’excitation et de chamailleries se mêlent en un brouhaha indescriptible, avant un sommeil entrecoupé de secousses d’angoisses et de quintes de toux.

Le lendemain, elle est infiniment longue, l’attente de cette liberté que l’on sent à la fois si proche et encore inaccessible ! Les contrôles se succèdent. Les immigrants sont séparés par nationalités. D’abord les vérifications de listes et de divers papiers, les tampons apportant un premier soulagement après les réponses hasardeuses à des questions dans une langue étrangère. « Farmer », c’est ce qui est apposé sur le document officiel qui devra être présenté au futur employeur. Un employé en uniforme essaie de prononcer quelques mots en français pour diriger une partie des arrivants vers les contrôles médicaux.

André hèle son ami par-dessus la foule :

· Ça y est j’ai passé l’épreuve de la bonne vue !

C’est juste après le « Moi, les oreilles ça va bien ! » annoncé presque triomphalement par Jean, que celui-ci finit par comprendre le verdict, à travers des gestes plus que des mots. Il est écarté, poussé vers un groupe de personnes complètement silencieuses. Rêve anéanti ! Ils sont une trentaine qui, à la suite du contrôle sanitaire, devront être embarqués pour un retour vers leurs pays ! Des poumons encombrés, un pouls irrégulier, des varices, des dents abîmées… L’Amérique rejette tous les malades !

Tandis que Jean prend conscience de sa malchance, dans le port de New-York, arrivée de France depuis près d’un an, la Statue de la Liberté attend son heure de gloire. Jean ne sera plus là lorsqu’elle sera érigée à l’automne, inaugurée dans l’enthousiasme, choisie comme symbole non seulement de la liberté et de la démocratie, mais aussi de la force et de l'obstination de tout un peuple, et encourageant les nouveaux arrivants. Jean ne verra pas le poème gravé sur sa plaque, qui semble ironiser :

"Donne moi tes pauvres, tes exténués,Tes masses innombrables aspirant à vivre libres,Le rebut de tes rivages surpeuplés.Envoie-les moi, les déshérités, que la tempête me les rapporteJe dresse ma lumière au-dessus de la porte d'or!"

À New-York, au printemps 1886, Jean le Bressan a perdu son rêve de liberté, et aussi son ami André qui, lui, a réussi à s’installer dans un village de Gaspésie et y a fondé une famille.

Victor Quémeneur

Tchang

Nous étions au lit lorsque je dis à ma femme que je ne voulais pas partir en vacances avec elle et nos deux enfants cette année, mais que je préférais faire un voyage seul. D'abord elle rit, croyant que je lui faisais une blague. Et puis elle dût se rappeler que je ne faisais jamais de blague, alors elle s'allongea sur le côté, me tournant le dos, et ne dit mot. Voilà quelques années que je voulais prendre l'air, m'éloigner de mes proches pour quelques temps. Partir aussi loin de mon travail et de mon foyer que je le pouvais. Si ma femme réagit comme elle le fît, c'est qu'elle m'aimait. Elle m'aimait plus que je ne puis un jour l'aimer, et plus que je ne l'ai jamais aimée. J'avais souvent regretté mon mariage. A vrai dire j'avais toujours regretté les choix qui furent les miens. Mon emploi au ministère de l'Education, bien que bien rémunéré, ne m'apportais aucune satisfaction. Je me trouvais bloqué dans mon petit pavillon des Yvelines, bloqué dans ma situation comme un crabe dans un casier. Je me dis qu'un voyage me serait bénéfique. Une pause dans la monotonie de ma vie, mieux que ça, une rupture, ne pouvait que me faire du bien. Or, une rupture ne pouvait se faire avec les gens que je côtoyais au quotidien.

« Je te laisse annoncer ça aux enfants ». Voilà ce qu'elle me dit lorsque je reparlai de mon projet. Je le fis, et à vrai dire, ils furent plus compréhensifs qu'elle. Peut être qu'eux aussi avaient besoin d'une pause. Le fait de ne pas nous voir pendant quelques semaines leur faisait sûrement autant plaisir qu'à moi. Il faut dire que je n'étais pas drôle avec eux. Je ne leur parlais que pour les réprimander. Je ne faisais jamais rien avec eux. Pourtant je les aimais eux. Mais je n'arrivais pas à le leur signifier, je m'en voulais pour ça, mais ne pouvais rien y changer. Bien souvent je n'avais simplement pas assez de courage pour faire l'effort d'aller vers eux.

J'avais choisi de traverser l'Atlantique sur un cargo. J'avais toujours été fasciné par la mer, devant laquelle je grandis, et plus encore par les hommes qui vivent dessus. J'avais un temps pensé devenir marin moi même. Mais ma raison et sûrement ma peur de ne pas être assez fort me firent me diriger vers une école de comptabilité. Une agence de voyage, repérée depuis longtemps sur internet, proposait des voyages sur des navires de la marine marchande. J'avais réservé ma place. Et je suis allé au port du Havre embarquer sur le Santiano destination Natal, dans le Nordeste au Brésil. Le navire faisait deux escales, une à Tilbury, en Grande Bretagne, et une à Vigo en Espagne. La traversée durait douze jours. Une fois arrivé, je prendrais l'avion pour rentrer à Paris.

Le bateau était un grand porte conteneurs espagnol de trois cents mètres de long. Après m'être enregistré auprès des services de douane, on me montra le chemin pour y accéder. Un matelot peu avenant, certainement d'origine indienne m'attendait. Il me montra ma cabine, que j'allais partager avec un membre de l'équipage. Elle était très petite, il n'y avait qu'un bureau et un lit superposé. Sur celui du bas étaient posés un duvet et un sac à dos. Je m'installais donc sur le lit du haut. J'avais choisi le bateau proposé par l'agence qui offrait le moins de confort. Certains étaient aménagés pour les touristes, avec de véritables chambres d'hôtel. Je voulais une vie de marin, pas de bourgeois.

C'était avec une satisfaction non cachée, au contraire, largement exprimée par le sourire qui se dessinait sur mon visage, que je vis le quai s'éloigner doucement de la coque. Je restai plusieurs heures à observer la côte disparaître peu à peu, alors que le soleil déclinait derrière elle. Je me sentais léger et, pour la première fois depuis longtemps, heureux. Tout ce que je rejetais s'évaporait peu à peu, et je croyais à ce moment là avoir trouvé le chemin de la liberté. Plus le bateau avançait et plus je me disais que je n'aimais pas ma femme, que mes gosses m'énervaient. Je me le répétais et cela me faisait rire. J'extériorisais ce que j'avais toujours plus ou moins refusé d'admettre.

Les heures des repas m'avaient été données à mon arrivée. On m'avait prévenu qu'il fallait être à l'heure, que les retardataires ou les absents n'avaient plus qu'à jeuner jusqu'au lendemain matin. Je me présentai un peu en avance à la salle de repas, qui se remplit peu à peu d'un peuple bigarré, parlant un anglais aux accents si variés que l'on se demandait comment ils se comprenaient. Seuls les officiers, assis à une table spéciale, étaient espagnols. Je buvais les conversations de mes voisins avec délectation. Ce peuple me fascinait. La cantine reflétait l'organisation du bateau. Les gens des machines ne se mélangeaient pas aux matelots de pont et les officiers régnaient en maîtres. Personne ne fit l'effort d'échanger un mot avec moi, mais cela ne me déplaisait guère. J'étais spectateur de l'un des plus beaux spectacles qu'il me fut donné à voir.

Le soir je rencontrai mon compagnon de chambre, un vieux chinois avec une petite barbe blanche qui pendait sous son menton. Je tentai un bonsoir qui ne fût suivi d'aucune réponse. Il s'allongea sur son lit, voilà tout ce qu'il fît.

L'enthousiasme des premiers jours me quitta bien vite. Une tempête se déclara à notre départ de Vigo. Un mal de mer terrible me prit, je vidais mes tripes sur le pont à n'en plus finir. La bile acide me brulait l'œsophage et le fond de la gorge. Mon ventre me tourmentait sans cesse, et mon crâne était prêt à éclater. On m’avait dit de manger si cela arrivait, mais ce qui rentrait dans mon estomac ressortait aussitôt. Le mal était tellement constant et puissant que j'avais l'impression que je n'allais jamais m'en sortir. Chaque seconde était douloureuse et je ne savais que faire pour occuper mon temps. Cela dura trois jours. Mon compagnon de chambre ne semblait pas plus dérangé que ça par mes allez retours aux toilettes et mes vomissements nocturnes. Il ne m'avait toujours pas décroché un seul mot, ni un seul regard à vrai dire.

Ce qui m'étonnait le plus, le mal de mer ayant été envisagé bien avant le départ, était l'évolution de ma position vis à vis de ma famille. Dans la langueur de mes journées passées sur le pont où j'observais la mer du matin au soir, dans le silence de mes nuits, dans la solitude de mes repas, survenait une image positive de mes enfants et – chose curieuse – de ma femme. Plus le voyage s'étirait dans le temps, plus cette image fût persistante. A un moment je me dis même qu'ils me manquaient. Au départ je résistais. Je me disais, mais non, tu es si bien ici, seul au milieu de nulle part, libre de toute contrainte. Et puis, un jour où la mer était calme, le huitième il me semble, je me mis à me languir dans les souvenirs heureux que je partageais avec ma femme, car il y en avait un peu. Je me surpris moi même. Parfois les mauvais souvenirs rejaillissaient, et me défiance vis à vis d'elle revenait à la charge. Je ressentais des sentiments agréables à son égard, mais je savais que dès mon retour la situation serait la même, si ce n'est pire.

La fin de la traversée approchait. J'étais partagé entre un sentiment léger de satisfaction et un peu de déception. Les jours passés seuls commençaient à me paraître longs. J'avais bien tenté à nouveau de nouer le contact avec le chinois de ma chambre en lui demandant son prénom, mais celui ci m'avait regardé dans les yeux quelques secondes, d'un regard profond, presque effrayant, avant d'aller se coucher. Cependant, je savais que quelque chose manquait. J'avais espéré bien plus de ce voyage : un salut, une révélation. Mais je n'avais rien eu de cela, seulement quelques longues méditations ne menant pas à grand chose. J'allais devoir retourner à ma vie, et je restais sur ma faim.

J'avais douze heures pour rejoindre l'aéroport après avoir débarqué. Une fois la passerelle descendue, je restai planté quelques minutes, valise à la main. J'étais déboussolé, ma tête était vide, je ne voulais plus rien. Une tape sur mon épaule me sortit de ma torpeur. C'était mon compagnon de chambre. Je fus si surpris de son geste que je me mis à balbutier en français une phrase incompréhensible. « Follow me » fût sa réponse, et il commença à marcher d'une allure vive sur le quai. Etrangement, je n'hésitai même pas avant de le suivre. J'avais un bon pressentiment, mon salut viendrait de lui. Il passa le long de grands hangars qui bordaient le port, puis continua sur plusieurs kilomètres à travers un dédale de rues. Je peinais à le suivre tant sa marche était soutenue. Il marchait mais semblait courir, il faisait très chaud et les rues étaient bondées en ce milieu d'après midi. Dans mon élan, je me cognais parfois aux passants, alors que lui se faufilait entre eux sans les toucher. Je crus le perdre à plusieurs reprises et lorsque c'était le cas, une immense tristesse s'emparait de moi, sans que je ne sache pourquoi. Je me mettais à courir malgré la température et malgré le poids de ma valise. Je mettais une énergie folle à suivre un homme qui n'avait même pas daigné me dire son prénom. Il tourna soudain dans une ruelle étroite sur la droi