colombes usés. les michelins tous neufs filent vers l ... · celui-ci est devenu contremaître en...

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Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE LE CHIEN ANGLAIS Octobre 1939. Depuis le 3 septembre, la guerre est déclarée. La France mobilise. Mon père non mobilisable pour raison de santé sera affecté spécial et, en ce mois d’octobre, il reçoit sa feuille d’affectation pour une usine à Nantes, L’Entreprise Métropolitaine et Coloniale. Cette usine fabrique des éléments du chasseur Morane Saulnier : ailes, ailerons, fuselages. Le départ est donc décidé et la brave C4 Citroën est chargée au maximum de bagages divers car toute la famille, c’est à dire ma mère et moi partons vers Nantes. Les bagages en trop, deux malles d’osier, suivent par le train. Nous ne savons pas combien de temps durera la drôle de guerre mais il faut participer à l’effort national et mon père aidera en fabriquant des avions de chasse. Nous logeons dans une partie de pavillon tout près du jardin des plantes de Nantes. Mon école sera rue Evariste Luminet où je découvre les petits villotins, l’un d’eux sera tout de suite mon copain. Il s’appelait Jarnoux et son père travaillait lui aussi aux avions. L’adaptation à la vie nantaise se fera rapidement mais le froid sera dur cet hiver-là. Le moral des gens n’était pas à l’optimisme. Deux mois s’écoulent et janvier arrive. L’arbre de Noël des ouvriers de l’usine a eu lieu. A cette occasion j’ai visité les ateliers avec les familles des ouvriers. J’ai le souvenir de grandes parties d’aluminium rivetées, polies, embouties, de fuselages allégés par des perçages de tous diamètres. Mes jouets à la maison sont composés de rondelles, résidus de l’emboutisseuse, ramenées à la maison par mon père. Celui-ci est devenu contremaître en deux mois et l’usine envisage de le garder. Cependant, il refuse car l’atelier de mon grand-père, menuisier-tonnelier le retient au pays. Mes cadeaux de Noël seront un petit âne fait par M. Jarnoux tout en soudure «autogène». Cet âne que je possède toujours sera accompagné par un avion en tôle d’acier fabriqué à l’usine, copie du «Morane Saulnier». Je l’ai malheureusement égaré. Dans le courant de janvier 40, l’école ayant repris, un camion militaire anglais rate un virage au-dessus de la cour de récréation et tombe dans la cour, heureusement vide d’élèves. Quel événement ! En effet, des soldats anglais transitent par Nantes pour envisager la défense du sol français. A la fin janvier, l’usine va fermer. Le retour vers Pluduno va se profiler et mon père expédie les deux malles à la gare, je vais avec lui pour cette formalité. La vieille gare de Nantes est crasseuse et sur les quais gluants en ce mois de janvier, nous avisons, blottie dans un carton au pied d’une colonne de la gare, une petite boule blanche et noire entourée de vieux lainages poisseux. L’employé coiffé d’une casquette, drapeau sous le bras renseigne mon père : « C’est une chienne abandonnée par les Anglais. Nous la nourrissons mais si vous la voulez, elle est à vous. » Déjà, je suis près de la caisse en carton et, devant mon regard implorant, mon père hésite, puis décide : « Nous la prenons. Elle est du type anglais » s’exclame mon père. Nous la logeons dans la malle arrière de la C4 et direction la maison. Quel accueil ! J’accours avec elle dans mes bras en direction de ma mère qui, stupeur, recule en criant : « Elle est pleine de puces ! » Et voilà la chienne en quarantaine au fond du jardin, dans un débarras du pavillon. L’après-midi, une bassine pleine d’eau tiède, un savon de marseille et une brosse en chien-dent permettront la toilette de la «demoiselle». Séchage, réchauffage, repas de gala et, le soir-même, elle reçoit son nom de baptème : Ripette. La propriétaire du pavillon qui loge également avec nous acceptera ce nouveau pensionnaire. Pendant une semaine, cette brave dame cherchera vainement ses bas de laine qui disparaissent de sa chambre. C’est vers la fin janvier, presque lors du départ de Nantes que nous les retrouverons au fond du jardin bien disposés dans une «cache à sieste». Cette brave bête sentait déjà la pénurie... Ripette nous suivra à Pluduno dans le coffre de la C4, heureusement muni d’aérateurs grillagés. L’accueil à Pluduno fut d’abord mitigé pour la chienne mais bien vite, mon grand-père déclara : « C’est une vraie chienne terrier et elle n’aime pas les fayets » (autrement dit les chats). Il faut vous dire que les chats ne sont guère appréciés des menuisiers : attirés par les stocks de bois ils y déposent leurs parfums de toute nature...

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Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

LE CHIEN ANGLAIS Octobre 1939. Depuis le 3 septembre, la guerre est déclarée. La France mobilise. Mon père non mobilisable

pour raison de santé sera affecté spécial et, en ce mois d’octobre, il reçoit sa feuille d’affectation pour une usine à Nantes, L’Entreprise Métropolitaine et Coloniale. Cette usine fabrique des éléments du chasseur Morane Saulnier : ailes, ailerons, fuselages. Le départ est donc décidé et la brave C4 Citroën est chargée au maximum de bagages divers car toute la famille, c’est à dire ma mère et moi partons vers Nantes. Les bagages en trop, deux malles d’osier, suivent par le train. Nous ne savons pas combien de temps durera la drôle de guerre mais il faut participer à l’effort national et mon père aidera en fabriquant des avions de chasse. Nous logeons dans une partie de pavillon tout près du jardin des plantes de Nantes. Mon école sera rue Evariste Luminet où je découvre les petits villotins, l’un d’eux sera tout de suite mon copain. Il s’appelait Jarnoux et son père travaillait lui aussi aux avions. L’adaptation à la vie nantaise se fera rapidement mais le froid sera dur cet hiver-là. Le moral des gens n’était pas à l’optimisme.

Deux mois s’écoulent et janvier arrive. L’arbre de Noël des ouvriers de l’usine a eu lieu. A cette occasion j’ai visité les ateliers avec les familles des ouvriers. J’ai le souvenir de grandes parties d’aluminium rivetées, polies, embouties, de fuselages allégés par des perçages de tous diamètres. Mes jouets à la maison sont composés de rondelles, résidus de l’emboutisseuse, ramenées à la maison par mon père. Celui-ci est devenu contremaître en deux mois et l’usine envisage de le garder. Cependant, il refuse car l’atelier de mon grand-père, menuisier-tonnelier le retient au pays.

Mes cadeaux de Noël seront un petit âne fait par M. Jarnoux tout en soudure «autogène». Cet âne que je possède toujours sera accompagné par un avion en tôle d’acier fabriqué à l’usine, copie du «Morane Saulnier». Je l’ai malheureusement égaré.

Dans le courant de janvier 40, l’école ayant repris, un camion militaire anglais rate un virage au-dessus de la cour de récréation et tombe dans la cour, heureusement vide d’élèves. Quel événement ! En effet, des soldats anglais transitent par Nantes pour envisager la défense du sol français.

A la fin janvier, l’usine va fermer. Le retour vers Pluduno va se profiler et mon père expédie les deux malles à la gare, je vais avec lui pour cette formalité. La vieille gare de Nantes est crasseuse et sur les quais gluants en ce mois de janvier, nous avisons, blottie dans un carton au pied d’une colonne de la gare, une petite boule blanche et noire entourée de vieux lainages poisseux. L’employé coiffé d’une casquette, drapeau sous le bras renseigne mon père : « C’est une chienne abandonnée par les Anglais. Nous la nourrissons mais si vous la voulez, elle est à vous. » Déjà, je suis près de la caisse en carton et, devant mon regard implorant, mon père hésite, puis décide : « Nous la prenons. Elle est du type anglais » s’exclame mon père. Nous la logeons dans la malle arrière de la C4 et direction la maison. Quel accueil ! J’accours avec elle dans mes bras en direction de ma mère qui, stupeur, recule en criant : « Elle est pleine de puces ! » Et voilà la chienne en quarantaine au fond du jardin, dans un débarras du pavillon. L’après-midi, une bassine pleine d’eau tiède, un savon de marseille et une brosse en chien-dent permettront la toilette de la «demoiselle». Séchage, réchauffage, repas de gala et, le soir-même, elle reçoit son nom de baptème : Ripette. La propriétaire du pavillon qui loge également avec nous acceptera ce nouveau pensionnaire. Pendant une semaine, cette brave dame cherchera vainement ses bas de laine qui disparaissent de sa chambre. C’est vers la fin janvier, presque lors du départ de Nantes que nous les retrouverons au fond du jardin bien disposés dans une «cache à sieste». Cette brave bête sentait déjà la pénurie...

Ripette nous suivra à Pluduno dans le coffre de la C4, heureusement muni d’aérateurs grillagés. L’accueil à Pluduno fut d’abord mitigé pour la chienne mais bien vite, mon grand-père déclara : « C’est une vraie chienne terrier et elle n’aime pas les fayets » (autrement dit les chats). Il faut vous dire que les chats ne sont guère appréciés des menuisiers : attirés par les stocks de bois ils y déposent leurs parfums de toute nature...

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

En ces mois de début 1940 la drôle de guerre s’installe. Notre commune connaissait déjà les retombées, tous les hommes mobilisés en 1939 sont au front, peu de courrier parvenait dans nos provinces, la radio distillait ses communiqués patriotiques, quelques hebdomadaires, peu lus dans les campagnes, apportaient des photos.

Certains événements passent inaperçus. Goering échappe à un prétendu attentat le 18 décembre 1939 au cours d’une partie de chasse. La balle tirée par un chasseur non identifié le blesse à une jambe : accident ou attentat ? La Gestapo enquête. Nos artilleurs servent des canons énormes et sécurisants. La Ligne Maginot est en pleine activité. Paris est passé au bleu de 17 heures à 23 heures, toutes les lumières parisiennes sont en veilleuses, les phares des voitures sont voilés à 23 heures, restaurants et cafés ferment leurs portes. Les événements approchent de Pluduno début juin. Les éléments Français traversent notre commune, retour de Norvège: ces militaires laissent çà et là des bottes de neige, des cirés très lourds et mon père hérite d’une paire de botte spéciale neige et boue, j’essaierai de les chausser par dessus mes sabots mais vu la taille 48 je n’arriverai pas à marcher, ces militaires avaient sans doute débarquer à Brest pour rejoindre le front vers le nord de la France, mystère ?

RETOUR D’AUDIERNE Nous écoutions la radio tous les soirs autour de la cheminée comme c’était la coutume. Le poste

Ducastel, poste en noyer verni, avait donné son dernier communiqué. Il pouvait être vingt heures trente, on frappa, les volets étaient mis et par l’imposte de la porte, on voyait la glycine en pleines fleurs projetant ses bras noueux entrelacés comme des membres vivants et rassurants tels les bras de mon grand-père qui, me tenant sur ses genoux, me racontait des histoires de la guerre 14-18.

Mon père se leva et ouvrit en déverrouillant le bec de canne, un homme en chapeau mou apparut sur le seuil une valise à la main, c’était sûrement quelqu’un de la ville, il demanda, je suis bien chez M. L. ? Quelqu’un l’avait donc envoyé ; il pouvait entrer, « Je viens de la part de Roger » et l’homme s’expliqua. « Je suis M.D. directeur des usines Valentine ». Comment diable cet homme avait-il échoué dans notre bourg à cette heure du soir et en ces temps incertains ? Il allait s’expliquer. « Voilà je viens d’avoir un accident près du bourg, je suis entré en collision avec ma voiture contre un camion militaire Anglais au lieu dit Le Guébriand. Je roulais vers Audierne venant de Dinard ou séjourne mon épouse afin d’assurer la paie de mes ouvriers à notre usine de peinture située là bas depuis les événements de guerre. Un camion Anglais tous feux éteints roulant à gauche a percuté ma voiture, celle-ci est inutilisable et je dois absolument être demain à Audierne. Roger m’a indiqué que vous aviez une voiture et que, peut être, vous pourriez m’y emmener, votre prix sera le mien : il faut que je parte de suite. » Ma mère, affolée, malgré ses regards appuyés ne pût empêcher mon père de répondre favorablement. Depuis, je me demande si beaucoup aujourd’hui auraient accepté une telle expédition. Le départ fut donc décidé. Un souper fut offert à notre hôte et un léger repos jusqu’à trois ou quatre heures du matin.

Parenthèse des événements : En ce mois de juin 1940 qui commence par la chute de Dunkerque le quatre, des renforts Anglais débarquent à Saint-Malo le cinq et se dirigent vers l’Est, face aux Allemands, mais le sept juin Rouen est déjà aux mains de ceux-ci et les Anglais reviennent à Saint-Malo. Le quatorze juin Paris est déclaré ville ouverte et les Allemands défilent sur les Champs Elysées.

Les Anglais repoussés en Bretagne au nombre de 150 000 plus 25 000 Polonais et 18 000 Français vont réembarquer à Cherbourg, Saint-Malo, Brest, Saint-Nazaire, Nantes, La Rochelle, Verdon et Bayonne.

La dixième Armée allemande avance rapidement, avec en tête, ses unités les plus rapides. Rommel en est un des chefs. Le dix-sept juin Pétain ordonne de cesser le combat. Les Allemands sont déjà à Rennes et le général De Gaulle part vers Londres en survolant la Bretagne. Le dix huit juin il lancera de Londres son appel à la France. Le dix neuf juin les premiers éléments allemands arrivent à Brest.

Le dix-huit juin au petit matin, mon père a préparé la C4 Citroën et réveillé notre hôte : quelques réserves sur la petite quantité d’essence et le mauvais état des pneumatiques, M.D. rétorquera « Nous en trouverons en route, et aussi dans le réservoir de ma voiture laissée sur place », en route d’abord vers le Guébriand, M.D. désirant reprendre une mallette dans le double coffre aménagé sortira une mallette en cuir en disant : il s’agit de la paye du personnel, mais pour l’essence dans le réservoir, trop tard les tommies se sont servis avant de repartir avec leur véhicule seul reste en souvenir la manivelle du camion Anglais : axe cassé posé sur le capot de la voiture.

Alors la voiture, quelle voiture pensez donc un cabriolet Renault quatorze chevaux jaune canari sièges cuir rouge flambant neuf, l’aile avant enfoncée coinçant la roue, le pare chocs faussé. Mon père lucide n’a pas le temps d’admirer la voiture mais constate de suite le peu de dégâts. Il faut partir vers Audierne, la voiture est remisée dans la grange de la ferme voisine et en route. Sept heures du matin Saint-Brieuc garage Neumager, M.D. fera poser rapidement quatre pneus neufs et la C4 repart, le plein fait, vers Rostrenen. Finis les vieux Englebert ou Goadrich

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

Colombes usés. Les Michelins tous neufs filent vers l’extrémité de la Bretagne. Audierne est atteint fin de matinée, le temps d’un casse croûte M.D. pourra effectuer la paie des ouvriers. M.D. voudra régler la note bien qu’ayant déjà bien contribuer au voyage puis devant le refus de mon père, il sortira la carte grise la donnera à mon père et déclarera, elle est à vous, faites la réparer je n’en aurai plus besoin, je suis Juif et je pars en Suisse avec mon épouse en repassant par Quimper. Nous avons su depuis qu’il avait réussi son périple et à survivre.

Le retour d’Audierne en ce mois de juin où quelques touristes s’attardent sur les plages se fera dès quatorze heures. Vers Rostrenen, mon père avisera un brave curé faisant du stop vers Saint-Brieuc. Il le prendra à bord et ainsi en bavardant la route sera moins longue. Dix sept heures, la côte d’Iffiniac est en vue, un convoi de véhicules verts avance vers Saint-Brieuc, mon père, la glace ouverte, fait des signes du bras, les militaires répondent par des signes de la main, le brave curé surpris « Vous êtes pour les Allemands ? » mon père ne comprend pas, pour lui c’était des Anglais. Ainsi ce sont bien eux qui filent vers Brest. Ils y seront le 19 dans l’après-midi. La C4 pour eux c’est une relique, les Kubel Wagen, Horch, Mercedes etc... Nous apprendrons à les reconnaître. Une page est tournée en ces temps de 1940 nous étions bloqués à l’exposition coloniale et les spahis, les zouaves, les tirailleurs avaient une bien fière allure haute en couleurs à côté de ces uniformes vert de gris. Ces véhicules bariolés, quelle idée ont-ils ? Ce n’est pas une armée plaisante lorsqu’ils sont dans les champs, on ne les voit pas et pourtant quelqu’un les baptisera Doryphores, on saura par la suite pourquoi.

Mon père regagnera Pluduno sans encombre et ainsi put annoncer à notre îlot de tranquillité : « J’ai croisé les Allemands. » C’était fini d’une époque : la réalité était là quelques mois après, une horde vert-de-gris envahit le bourg en simulant le combat, tir à blanc, manœuvre en tous genres, galopades de bottes, saluts polis des officiers, quelle allure cette armée !

ILS SONT LÀ Le premier souvenir que je conserve des occupants est le spectacle offert par une escouade en manœuvre

venant sans doute de Plancoët. Notre bourg retentissait d’une guérilla pétaradante, de galopades de bottes bien cirées et de bruits de douille de fusil tombant sur le sol. Quand la manœuvre fut terminée, scènes vues de derrière les carreaux, je sortais sur la rue ramasser des douilles de tôle noire vernie, des morceaux de bois violets. « Ce sont des balles à blanc », avait dit mon grand-père. A blanc peut être mais quel bruit dans notre bourg si tranquille !

Le deuxième souvenir fut quelques mois plus tard. Nous étions en classe un après midi, sur nos grandes tables à six places. Le maître, avant nous, vit par la porte vitrée donnant sur la cour, le secrétaire de mairie et deux Allemands s’approchant de notre classe. Ils frappèrent à la porte, saluèrent militairement et le secrétaire J.D. traduisit la requête «ordre de réquisition». Nous devions libérer l’école pour loger une compagnie de soldats dès le lendemain.

L’école côté Jardin

Nos affaires furent ramassées, les casiers vidés, et une charrette attelée de la jument de A.M. évacua nos tables

d’école, le poêle, les cartes carton de géographie, le bureau du maître. L’estrade en sapin, et le tableau noir dévissé suivirent dans le transport.

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

UN CONVOI DE CHARRETTES Le lendemain fut jour de congé, mais où allait-on se retrouver ? Une grande maison du bourg près de l’église

fut offerte. La maison de M.J. Ce fameux jour du lendemain fut la découverte de cette armée d’envahisseurs. Mon père obtint des informations par un employé de la gare de Plancoët : « Cette armée est composée de Russes enrôlés dans l’armée allemande ». Pour les Allemands des bataillons de sécurité permettaient de garnir le terrain et d’assurer une pression sur la population. Ils arrivèrent dans le bourg en un long convoi de charrettes en bois tirées par de tout petits chevaux pourvus de longues crinières flottantes et de gros sabots disproportionnés.

Les charrettes

Les charrettes étaient chargées de matériel de toutes sortes, de gamelles, de sacs, de couvertures, et stupeur (!), conduisant certains chariots, des jeunes dames blondes, la tête ceinturée par un foulard de couleur, bottées de chaussures en basane, jupes longues ou pantalons bouffants. Quel cortège ! J’avais le loisir de tout observer car le convoi avant d’entrer à l’école à vingt mètres de la maison était stoppé dans la rue.

DES COSAQUES Des grands Russes coiffés de toques de fourrure, le pistolet énorme à la ceinture, moustaches au vent allaient

et venaient entre les chariots. «Ce sont des cosaques» dit mon père. Quelle allure ! Des lascars de près de deux mètres, souples comme des félins, basanés. Bref, quelle découverte pour moi qui adorais les soldats de plomb, j’étais comblé.

L’installation de la compagnie se poursuivit toute la journée, les deux écoles étant réquisitionnées dans la journée. Même la grange de mon père où nous logions du bois et du foin, pour les quelques lapins du grand-père devint une écurie pour les cosaques, inutile de discuter « Vous monsieur obéir. »

Dans les jours qui suivirent entre deux galopades des cavaliers russes nous fîmes connaissance avec le capitaine de l’escouade. Un officier distingué, d’origine danoise d’après les dires ! Il descendit la rue sortant d’une maison réquisitionnée ou mise à sa disposition, la badine de cuir à la main, frappant ses bottes noires de petits coups secs : Olaf s’appelait-il. Il fit un tour du bourg en inspectant les maisons et saluant les habitants. Il était chez lui.

DELATION Quelques jours plus tard, mon père fut convoqué à la «Kommandantur» de Plancoët et l’officier le recevant lui

déclara : « Vous avez été dénoncé monsieur. Vous avez des vasistas non peints en bleu et vous êtes accusé de servir de repère à l’aviation Anglaise.» Précis : « Ces vasistas sont sur la toiture de votre atelier. Alors monsieur je suis gentil, barbouillez vos carreaux et méfiez-vous de votre entourage ! »

La délation ne s’arrêta pas là en ce qui concerne bien des Français pour de petits faits divers, mais la collaboration, elle, s’affirmait. Nous n’évoquerons pas ce chapitre. Les lecteurs ont encore sans doute des souvenirs précis à ce sujet.

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

Les vasistas furent barbouillés en bleu, ils ne se voyaient que du ciel. Mais le ciel, à cette époque, était très occupé la nuit par des passages d’avions de toutes sortes : bombardiers à haute altitude, Lysander Anglais ronflant dans les nuages par les nuits sans lune, volant très bas à la recherche d’un terrain d’atterrissage ou larguant des agents secrets.

COLOGNE KAPUTT L’atelier fut réquisitionné : trois Allemands menuisiers devaient travailler aux machines. Motif : fabriquer des

fenêtres neuves pour achever la construction d’une école privée dans le bourg afin de l’occuper ensuite. La vie s’organisait sous la botte et en mai 1942, mon père qui écoutait Radio-Londres dans le poste Ducastel

malgré les brouillages entendit l’annonce du raid sur la ville de Cologne. Mille avions y participèrent, la ville fut rasée, incendiée totalement.

A l’atelier le lendemain l’un des menuisiers nommé «Helmut Muller» demanda comme d’habitude : « Alors les nouvelles du poste ». Mon père en jargon lui déclara « Cologne kaputt fiel boum boum », « Cologne rasée ». Helmut brave père de famille, trois enfants, habitaient Cologne même. Mon père l’ignorait, Helmut éclata en larmes : quelques jours après il reçut la nouvelle, toute sa famille était anéantie, disparue dans les ruines. La démoralisation faisait son œuvre.

Le poste Ducastel devint une raison de vivre de ces soldats enrôlés ou volontaires. Le soir à la maison, après le couvre feu, des silhouettes sortaient du cantonnement, s’infiltraient dans notre maison et, lorsque tous les affranchis Russes, Autrichiens, Allemands, étaient là, la porte verrouillée, mon père une oreille collée au poste quittait l’écoute de Radio Sottens, la Suisse autorisée, pour rechercher l’écoute de Londres.

Autour de lui, ces hommes embrigadés, intoxiqués par une information déformée attendaient, qui des nouvelles du front russe, qui des bombardements sur le Reich. Bref des nouvelles autres que celles du magazine «Signal» mis à leur disposition par l’encadrement allemand. Pas de traîtres dans l’équipe, sinon mon père risquait gros : la patrouille à l’extérieur frappait du talon, le poste baissait de volume, les pas s’éloignaient, l’écoute pouvait reprendre. Tout se terminait par un verre de schnaps.

Un soir alors que le moral des troupes était au plus bas, l’un des écoutant, officier russe adjoint d’Olaf, le capitaine, instituteur à Moscou, amena son violon puis un Autrichien de Vienne sa cithare et, pour oublier je ne sais plus quel désastre sur le front russe, ils jouèrent des airs du folklore russe et allemand. Ce n’étaient plus des combattants : le russe voulait se suicider, l’autrichien pleurait à chaudes larmes. Mon père qui jouait de l’accordéon ne savait plus comment les congédier.

DISTRACTIONS La scolarité du temps de guerre avait quelque chose d’indéfinissable. Nous changions de classe ou d’école de

temps en temps et plusieurs maisons du bourg nous ont hébergés. Certaines pièces où nous étions scolarisés étaient si petites que les tables longues de 5 ou 6 places devaient entrer par la fenêtre et le poêle de chauffage était quelque fois difficile à poser pour peu qu’il n’y ait pas de conduit de cheminée.

Nous avions tout de même chaud et l’amitié régnant dans cette quinzaine d’élèves contribuait à nous stabiliser pour écouter le maître nous apprendre les matières indispensables à notre future vie d’adulte.

Les vases communiquant et les véhicules parcourant une certaine distance, ou les robinets laissant couler des litres d’eau pendant un certain temps, tous ces calculs embarrassant devaient, dans nos petites classes, pénétrer plus facilement dans nos têtes de petits campagnards.

Nous étions, en effet, bien de la campagne et j’en suis encore fier. Les souvenirs de cette enfance, souvenirs très simples me reviennent aujourd’hui.

Il y avait le copain Robert qui venait du bas du bourg. Copain pour longtemps devenu directeur d’école. Que de bagarres nous avons eu, tantôt nous roulant dans des amas de feuilles de marronnier ou luttant sur l’herbe autour de l’église. Fâchés le matin, d’accord l’après-midi.

Il y avait Henri et Roger T. venant du haut du bourg ; je me souviens des châtaignes cuites qu’ils avaient dans leurs poches, châtaignes simplement bouillies qui nous craquaient sous la dent, sucrées, délicieuses.

ERSATZ DE TABAC

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

Un jour, ces deux lascars ont ramené des feuilles de rutabaga séchées, « ersatz de tabac », que leur père

utilisait d’après eux. Alors nous avons essayé enroulant ces feuilles dans du papier journal. Que de vomissements ensuite, et quel sermon du maître. Mais il fallait aussi une bouteille de cidre pour leur repas du midi. Nous avions le privilège d’en boire une lampée à la récréation de l’après-midi. Fond de la bouteille très appréciée après nos jeux de courses folles ou de bagarres au sol d’où nous sortions les joues écarlates, en sueur, mais en forme.

Une fois par semaine, à la période des pommes de terre, le gouvernement de Vichy avait décidé de nous faire ramasser les doryphores et leurs larves ! Il fallait sauver la récolte de pommes de terre car si les Français en consommaient beaucoup, nos occupants allemands, encore plus. Les Kartoffel françaises étaient bien meilleures que celles d’outre Rhin.

De retour à l’école avec les bestioles grouillantes, les mains enduites d’un produit jaunâtre qui sortait de ces petites bêtes, l’on brûlait le tout sur un feu improvisé avec des feuilles mortes ou du bois mort. Le Maréchal pouvait bien nous gratifier de biscuits secs.

En revenant de l’école, et si, ma conduite était reconnue satisfaisante, j’avais le droit à une récompense suprême.

Vers les cinq heures de l’après-midi et non pas dix-sept heures, je partais au fournil de Mathurin J., muni d’une petite pièce de monnaie. Le commis boulanger tout enfariné fabriquait quelques petits pains à côté de ses pains habituels, et les gamins du bourg, les connaisseurs pouvaient lui rendre visite.

Là, dans la tiédeur du fournil, il ouvrait la porte du four presque éteint, chauffé au bois, bien sûr ! Mais l’heure de la fournée n’était pas commencée, cela se faisait la nuit. Dans le devant du four, étaient les petits pains encore chaud et ceux-ci tirés sur une tôle, j’avais le droit de choisir. La pièce était donnée et de retour à la maison, une bonne moitié du petit pain était déjà grignotée.

FELIX De temps en temps, en allant chercher un petit pain, je rendais visite à Félix au café Sophie. Félix était l’ami

d’un oncle décédé à l’âge de 23 ans. Cet oncle, frère de mon père était décédé après un chaud et froid, comme on disait à l’époque, contracté après une soirée de vadrouille à bicyclette en compagnie de Félix.

Cette histoire racontée par mes grands parents m’avait marqué tout gamin. Seul souvenir de cet oncle, un petit accordéon diatonique, instrument ramené d’Allemagne par un militaire. Souvenir encore plus émouvant, mon oncle en mourant de cette pneumonie double inguérissable à l’époque avait tenu à tenir dans ses bras ce petit accordéon.

Félix donc, lui aussi vadrouilleur de l’époque était cloué à vie sur son lit, paralysé de la colonne vertébrale et des membres inférieurs.

Je rendais visite à Félix dans sa petite chambre aménagée au rez-de-chaussée au bout du café. Souvent, par beau temps sa porte donnant sur la rue était ouverte, et Félix, au fond de la pièce, assis dans son lit, regardait les va-et-vient de la rue, en espérant une visite pour lui passer l’ennui.

Je n’avais pas de conversation avec Félix, vu mon jeune âge. Mais après le bonjour habituel en ayant serré sa main blanche toujours moite, je mettais en route le piano automatique qui jouxtait son lit. Il suffisait de glisser une grosse pièce en bronze de Napoléon III, de tourner la manivelle pour remonter le mécanisme, de choisir un air d’après le choix de Félix, de positionner un curseur sur le titre choisi et le piano mécanique vibrait de tout son mécanisme.

Cela me fascinait et dans cette caisse en bois retentissait toutes sortes de timbres de clochettes, de cymbales, de grosse caisse. Des polkas, mazurkas, one stop défilaient et Félix assis dans son lit rêvait les yeux dans le vague, aux bonnes années de sa jeunesse, hélas trop courte. Cloué au lit par cette sombre maladie, la dizaine d’airs avait défilé.

Il régnait dans sa chambre une odeur d’embrocation, seul soulagement apporté à Félix par la dévouée Sophie qui tenait le café.

De ce café, arrêt du car Lancien à destination de Dinan, je partais quelque fois rejoindre ma grand-mère. Quel monument ce car ! Vieux Berliet équipé d’un gazogène, vu les restrictions, il était rond de partout,

carrosserie de l’époque, le capot moteur relié à la cabine par une bande de cuir, vu les mouvements de vibration du moteur, c’était plus sûr.

Raymond le chauffeur ravitaillait le gazo avec des sacs de bois descendus de la galerie supérieure, là aussi où s’entassaient les gros bagages, vélos, malles, valises diverses. Ce monstre vibrait de partout et sentait la fumée de bois. Cahin-caha, il ralliait Saint-Cast à Dinan. La côte la plus dure était la côte de Nazareth à Plancoët, car, prise

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

sans élan. Quant à celle de Camboeuf à Corseul vu sa longueur, l’élan pris dans la descente permettait d’atteindre un bon milieu de côte sans faire grincer la boîte de vitesse. Brave Raymond en aurait-il des souvenirs à raconter, ce car ayant assuré pendant toute la guerre la ligne Saint-Cast Dinan.

Pluduno recevra un contingent de prisonniers Français, tirailleurs Annamites détenus par les Allemands dans les dépendances d’une ferme près du château de Montchoix. Ces Annamites faits prisonniers dans le nord de la France en 40 seront parqués comme du bétail dans un grenier de grange et une étable fermée par du grillage, la date de cette détention est imprécise, la durée aussi. Seul souvenir qui me reste, nous irons leur rendre visite avec l’autorisation des Allemands, plusieurs familles leur porteront de la nourriture et une fête sera organisée sur place à la ferme pour essayer de les distraire.

POUR CEUX DES STALAGS Ces prisonniers disparaîtront un beau jour sans doute pour un camp de travail en Allemagne. Sur la commune

environ soixante cinq hommes seront détenus dans les camps en Allemagne, soixante cinq paires de bras qui manqueront et beaucoup de pères de famille, certains resteront cinq ans mais ils l’ignorent encore…

Pour leur venir en aide un comité de soutien aux prisonniers sera créé dans la commune et la Croix Rouge avec l’autorisation des allemands permettra d’acheminer des colis de vivres et petits vêtements. Presque chaque semaine des dames et jeunes filles se réuniront chez J.D. Ma mère en faisant partie, je participais à la cuisson des gimblettes dans le four de M. J., des conserves en bocaux de verre étaient confectionnées, des vêtements tels chaussettes, gants, étaient tricotés et adressés dans les stalags en Allemagne. Ah ces gimblettes craquantes, nous, les enfants nous ne pensions qu’à ça ! La pâte était faite dans des bassines, pâte jaune, sucrée à souhait, nous léchions les cuillers et à la sortie du four, ces gimblettes de toutes formes cuites sur des plaques de tôle préalablement beurrées glissaient au sol dans le fournil. Nous ramassions les « tombées », elles étaient pour nous.

Les dames dévouées, introduisaient en cachette dans les colis de petites bouteilles en verre contenant de l’eau de vie, dissimulées dans les miches de pain, dans les gâteaux de Savoie ou dans les savons de Marseille. Cette joyeuse confection redonnait le moral à ces épouses privées de leurs maris et, l’ambiance conviviale qui régnait, soudait la population. Les colis terminés étaient acheminés par la Croix Rouge, revêtus d’étiquettes spéciales sous l’œil bienveillant du portrait du Maréchal Pétain, que l’on devait voir partout même dans les écoles.

Pour financer tous ces envois, une troupe de théâtre fût montée. Le choix des pièces fut orienté vers «le comique troupier» et de vieux uniformes, restes de 40 ou d’avant 40 et même de 14, servirent à habiller les acteurs.

Ma mère retouchait les vestes, pantalons, calots pointus et je vis pour la première fois un acteur soldat, confronté à la pose de ses bandes molletières, quel travail. Les répétitions avaient lieu à l’école privée ou chez l’habitant, bien sûr des chanteurs étoffaient le spectacle. Mon oncle J.L. avec une voix de chanteur d’opérette interprétait des airs du pays du sourire, un autre chanteur cultivateur de son état J.E. interprétait à la manière de Tino Rossi « Qu’elle était belle ma Bretagne ». Les dames présentes étaient charmées. Un autre chantait le répertoire de Fernandel. Mon père accompagnait à l’accordéon. Ah ! Ces soirées de répétition avant la générale et la première.

A la première, il ne devait y avoir que deux séances, les Allemands y assistaient ayant payé leurs entrées. Ils riaient devant les mimiques des acteurs et les acteurs riaient aussi car leurs oboles alimentaient la caisse des prisonniers.

Une kermesse fut organisée peut être plusieurs fois, la seule dont je me souvienne était celle du Château de l’Argentaye à Saint Lormel, magnifique Parc du château mis à la disposition des comités d’aides aux prisonniers. Des stands étaient organisés, des chansons vendues, des buvettes dressées. La foule chantait au son de l’accordéon et des banjos, « Sur les quais du vieux Paris », « La rue de notre amour », « Le premier rendez-vous » et « J’attendrais ».

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

Dans le Parc de l’Argentaye, à Saint Lormel

L’armée allemande des communes voisines laissait ses soldats fréquenter ces fêtes organisées. « Savaient-ils,

ces hommes, que cette fête était organisée au profit d’autres soldats enfermés chez eux derrière les barbelés ? » Cette citation de Gaston Chotard, ancien journaliste à Ouest-France hélas décédé depuis, est parue dans un article de mars 1965.

LA DEBROUILLE OU SYSTEME D Les idées en cette période ne manquaient pas et l’ingéniosité de quelques-uns fera le bonheur des autres. Pour

faire face aux problèmes techniques, administratifs, de ravitaillement, de circulation, tout fut traité et remplacé par des ersatzs.

Le tabac manquait, l’on fumait des feuilles de topinambour. Les pneus de vélos étaient introuvables, une solution familiale fut trouvée ; mon père entoura la jante avec un vieux tuyau d’arrosage agrafé, l’essai fut moyen, il fallut glisser à l’intérieur du tube des bouchons de liège pour empêcher l’écrasement, bien sûr à chaque passage sur le point de jonction cela faisait un bruit de métal et, si l’agrafe lâchait, c’était le déjantage. Un original habitant le lieu dit La butte avait trouvé un autre système, les bouchons de liège étaient enfilés sur un fil de fer et cerclaient ainsi la jante, gros avantage c’était silencieux pour les «vols de nuit», mais en cas de pluie, le liège s’écrasait et il fallait bien vite pousser la bécane pour rentrer du bourg avant le couvre feu. Seul l’aller sur liège était assuré.

Une bande de pneu de voiture découpée au tranchet de cordonnier fît son apparition. Hélas les pneus étaient aussi rares et les flancs bien souvent déchirés. Toutefois bien après la libération j’ai revu des vélos équipés de la sorte, peut être était-ce une industrie à exploiter ?

Les remorques en tous genres étaient très prisées, et derrière les vélos, le dimanche, l’on voyait des familles partir en campagne au « ravito ». Les vieux landaus transformés étaient très utilisés et le soir ces remorques revenaient avec l’herbe aux lapins, mais en regardant bien et, en soulevant l’herbage, l’on devinait des morceaux de lard, des saucisses fumées ou crues, les joues de porcs et quelques livres de beurre. Les « Frisés » saluaient ces convois amicalement, « Sont-ils herbivores ces Français et courageux dans l’adversité. Leurs lapins doivent être bien nourris. »

Une des sorties du dimanche était La Vallée du Vau Meloisel. Mon père adorait le cresson et là sur le ruisseau tout près, une fontaine jaillissait, sur une dizaine de mètres, un cresson délicieux poussait sauvage, nous en mangions en potage, en salade, cru, ce cresson avait un goût puissant : « C’est bon pour le sang », disait ma mère.

Les cartes d’alimentation étaient de rigueur et le pain se fabriquait dans certains vieux fours de campagne remis en état, malgré les fours de Mathurin et de Roger. La farine n’était pas de même provenance et je me souviens du retour de ma mère revenant de Saint-Père où elle allait coudre avec sa machine à pédale. Elle ramenait un gros pain blanc à la croûte noircie et un plat énorme d’où pendait un chapelet de saucisse au centre duquel était enfoui un morceau de tête de porc, « la joue » disait mon père ; cette joue fût rôtie dans le fourneau à bois de la grand-mère et quel délice cette peau croustillante qui me graissait les doigts.

NOS JEUX

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

A quoi pouvaient jouer des gamins en ces années d’occupation sous les yeux d’une compagnie allemande et russe sinon à la petite guerre et au soldat ?

Alors, après avoir vu les acteurs, nos parents jouer au théâtre des «prisonniers» grimés en soldats, il était normal de demander à nos mères de nous céder qui un calot, l’autre un ceinturon, une sacoche à outillage vélo, un brassard infirmier... enfin tout ce qui pouvait renforcer l’aspect d’une troupe débraillée, multicolore, partant des blouses en vichy, des pantalons retaillés, un béret en ce qui me concernait que, parait-il, je ne voulais pas quitter.

Enfin, pour compléter cette escouade d’enfants du bourg, il fallait des armes. Alors nous les fabriquerons quand nos parents ne voudront pas en faire : des fusils en bois munis de canons-tube pris dans les vieux parapluies, des pistolets petits ou énormes (selon l’artiste concepteur) découpés dans des voliges de peupliers. Les ateliers de mon grand-père et de mon oncle Joseph possédaient la matière première : les pointes, les clous (fournis par Pierre le cordonnier), les bretelles en cuir ou en toile de la même provenance.

Nous ne connaissions pas encore les parachutages mais l’esprit était là. Les munitions étaient fournies par l’occupant, douilles vides, vernies, grises, jaune-cuivre. Celui qui en possédait les conservait jalousement ou bien les échangeait contre un sabre taillé dans du contreplaqué ou une baïonnette de peuplier.

Des armes plus élaborées vinrent compléter les panoplies : les taponoires. Seuls nos parents pouvaient les concevoir. Cela demandait de l’ajustage, de la précision. Pensez donc...

Plan de l’engin : 1- Prendre une grosse branche de sureau (20 cm de long, 5 cm de diamètre), ôter la moelle, et voilà le canon 2- Prendre une grosse pointe de 150 mm emmanchée dans une poignée si possible arrondie, et voilà le percuteur 3- Les munitions. Alors là, secret défense ! Il fallait obtenir de l’intendance du grand-père un paquet d’étoupe

destinée à la confection des sommiers. Pour usiner l’obus, il fallait mâcher l’étoupe et introduire la boulette dans le canon du «sureau», puis une autre boulette à l’autre extrémité. L’arme était chargée. Danger : en poussant la pointe par appui sur l’estomac, la compression propulsait l’obus et, à condition d’avoir bien visé, le but était atteint.

MANOEUVRES DANS LE JARDIN Cette arme nouvelle faisait l’admiration des occupants et n’était en aucun cas interdite par Vichy. Sous les

yeux du Maréchal figurant dans la classe, nous étions de bons petits français. « Ainsi donc cette troupe s’avance » comme l’écrit à peu près Corneille, et les manœuvres peuvent

commencer. Le champ de manœuvre sera le petit jardin triangulaire face à ma maison, jardin fabuleux où tout est réuni, en premier un calvaire de 1760 servant tous les ans à la fête Dieu, un bosquet de sureau, fournisseur de taponoires, trois ou quatre grands sapins faisant ombrage pour les manœuvres d’été, un grand espace couvert d’orties. Ah les orties, quels souvenirs ! Malgré leur hostilité nous étions attirés par elles, nous les écrasions sous nos jambes nues, leur odeur spéciale nous pénétrait, et pour finir... nos cloques nous démangeaient, le jour et la nuit... Peut être était-ce bon pour le sang ? …

Les jeux s’effectuaient dans ce petit espace dont une partie servait à ma grand-mère comme jardin d’agrément, avec rosiers, dahlias, et bien d’autres sortes d’arbustes à fleurs, comme ce lilas blanc qui embaumait par les belles journées d’été. Cette partie interdite à nous par la grand-mère, craignant pour ses plantations, servait tout de même d’approvisionnement en fleurs de toutes couleurs, fleurs qui une fois écrasées procuraient des élixirs figurant les médicaments de notre infirmerie. Fioles de récupération, anciennes bouteilles à parfum, nos mères devaient constater des manques sur les tables de toilettes de l’époque. Bien des têtes de dahlias sont tombées et de bien belles roses ont fini en bouillie. Juste tribu d’expéditions effectuées en rampant afin de n’être pas aperçu de la grand-mère qui juste en face apparaissait fréquemment sur le pas de la porte.

UNE SENTINELLE NOMMEE TSIRGUEÏ Les parties de jeux dans ce jardin devenaient monotones et pour varier les exercices, des défilés étaient

organisés. Itinéraire : du jardin à la caserne. La caserne était l’école dont le portail d’entrée était gardé en permanence par une sentinelle, russe souvent, notamment un dénommé Tsirgueï, originaire de Mongolie.

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

Le Portail de l’école où Tsirgueï montait la garde

Nous l’apercevions en faction du haut d’un observatoire fabriqué dans une touffe de lauriers. Alors nous

défilions devant lui et suprême honneur, il nous présentait les armes, la seule chose qu’il savait dire en langage militaire c’était « Garde à vous » et « Repos ». Alors nous passions devant lui et repassions, provoquant l’hilarité de ses camarades au travail ou vaquants dans la cour de notre ancienne école.

Quelquefois le défilé déviait de sa route, et nous descendions le petit chemin d’où surgissaient les cosaques. Ah ! Ces cosaques... Nous restions bouche bée d’admiration devant leur chef, un grand gaillard coiffé d’une toque en fourrure marron, portant moustache et favoris, haut sur ses jambes chaussées de grandes bottes noires en peau très fine. A la ceinture, il portait un énorme pistolet barillet (j’ai su depuis que c’était un restant d’armement de l’armée russe). Sur sa tunique, de beaux insignes brodés en tissus de couleurs vives nous attiraient. Un jour, juché sur son grand cheval (car lui seul avec les allemands avait un grand cheval, les autres cosaques montaient les petits chevaux nerveux qui traînaient aussi les chariots), il me donna une vieille cartouchière allemande en cuir noir à trois compartiments. Quel cadeau ! Je la partageais en la sciant en trois parties et la partie me revenant (marquée 1940 dans le cuir, elle est encore dans mes souvenirs existants) devint une sacoche à mini-pistolet (en bois bien sûr, et sur mesure pour aller dans la sacoche).

Ainsi l’occupant vu par nos yeux d’enfants était devenu une distraction. Ces ennemis pour nos parents capables de répression, d’arrestations, d’exécutions, ne représentaient pour nous aucun danger, aucune animosité. Nous n’avions rien vu ! Les années qui suivront, puis notre adolescence, nous amèneront bien vite une autre façon de voir les choses. L’uniforme peut cacher bien des brutes et, tout le monde le sait, offrir toutes les circonstances atténuantes en temps de guerre.

VIE DE GARNISON La compagnie russe étant toujours à notre école, nous allons en classe dans la maison de Marie, tout près de

l’église. Un jour, alors que nous étions en récréation devant la pseudo classe, c’est à dire presque sur le bord de la route, un cavalier allemand fringant s’avança sur son superbe cheval allant sans doute faire une sortie hors du bourg précédant une section de soldats chantant à tue-tête.

Nous autres gamins, nous faisons la haie sur le bord de la route, regardant l’attraction imprévue. Soudain, longeant un profond fossé d’un mètre cinquante, le cheval prend peur. Était-ce la sonnerie de cloches de l’église qui commençait ou la vue du vide ? Le cheval se cabre et, reculant avec son cavalier, bascule dans le fossé sur le dos, l’officier en dessous. La section se précipite, on tire le cheval qui se remet sur ses pattes et l’officier se relève crotté comme un chien de chasse. Quel affront ! Nous avions tous ri, pensez donc.

De forts jurons en allemand bien assenés, bien articulés nous bloqueront la fin du rire dans la gorge. Le spectacle était terminé, la classe pouvait reprendre. Notre maître nous fit rentrer rapidement et je crois me souvenir que nous avons reçu un sermon car les leçons de morale existaient à l’époque.

Nos Russes maintenant bien installés, comme leur officier qui égaie ses soirées en écoutant le piano dans un salon bien confortable, la vie s’écoule doucement tandis que sur tous les fronts de l’Est à l’Ouest et du Nord au Sud, on se bat de toutes les façons. Le front russe, surtout, fait peur aux soldats. On mute pour un oui ou pour un non le malheureux récalcitrant qui ose désobéir aux ordres du Führer.

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

Un général viendra inspecter la garnison. Il arrivera dans une grosse voiture décapotable, revers rouge de son manteau bien dans le vent, reçu dans la cour de l’école par une fanfare spécialement venue pour l’occasion dans des camions bâchés.

La musique Allemande en Concert

Nous pouvons nous, les civils, voir le spectacle, pas beaucoup de spectateurs à vrai dire, juste un regard sur le

pas de la porte pour voir passer la voiture qui rentre dans la cour puis mon père et moi-même nous grimpons au poste d’observation dans le grenier de l’atelier là, où les châssis sont peints en bleu. La peinture est grattée et des fentes de visée existent donnant sur la cour de l’école. La musique joue une marche comme on les connaît, le genre de musique qui vous donne le frisson par ses fifres aigrelets puis vous soulève de terre par ses trompettes triomphantes et enfin vous assourdit par ses coups de grosse caisse.

Le général passera les soldats en revue puis pénétrera dans le bâtiment pour converser sans doute avec le commandant de la garnison. La visite sera brève et puis ce sera le départ vers une autre garnison. Nous descendrons du perchoir après la marche d’adieu.

Le soir par contre, en récompense de la bonne tenue de la compagnie, une fête est organisée par les russes ; ceux-ci viendront inviter mon père et ma mère et quelques voisins à assister à leurs danses. Fête où ne participent que des russes et leurs femmes, nous irons la nuit venue et à la lueur d’un grand feu allumé devant le préau de l’école. Nous assisterons à ce que nous ne connaissions pas : les danses folkloriques russes où les danseurs sautent sur leurs jambes allongées, les talons, sous les fesses, ou exécutant des sauts périlleux en arrière comme des artistes de cirque. Je suis émerveillé par ces danses inconnues, moi qui apprends l’accordéon.

Tous ces airs de la vieille Russie me font rêver alors que les femmes russes en robes longues et bottées exécutent, les cheveux au ras des flammes des cabrioles endiablées. Un Russe joue d’un petit accordéon, un autre du violon, d’autres frappent leurs gamelles avec les couverts en alu, cadeau de la Wehrmacht. Bien sûr, le schnaps est de service, les esprits s’enflamment d’autant plus qu’il fait très froid, les braises s’éteindront lentement et je regagnerai ma chambre encore sous le charme de ces airs endiablés bien différents de la fanfare du matin.

LES PISTOLETS ONT PARLE La nuit, hélas, sera très agitée, les Russes cosaques qui ont bien dansé et bien bu dorment en principe sur les

greniers au-dessus de leurs chevaux. Vers minuit des coups de feu retentissent dans l’air glacé de la nuit, il fait environ moins quatre degrés et les toits sont déjà gelés blancs.

La lune est de la partie, des bruits de voix se font entendre tout près de l’atelier de mon père. Les Allemands qui encadrent les Russes ont réveillé le capitaine Olaf et que se passe-t-il ? Une bagarre entre cosaques a éclaté au sujet d’une femme, les pistolets ont parlé, heureusement le schnaps a embué les visées, mais les Allemands, disciplinés, font lever toute la garnison russe, femmes et hommes.

Nous retournons tous au poste d’observation qui domine la vue. Étrange spectacle au clair de lune. Les Russes avec leurs femmes, les hommes torses nus, pieds nus, ont sorti les chevaux et un feldwebel en tête, lui sur un cheval

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

sellé, eux sans selle, seulement une bride ou un licol, enfourchent les montures et, à bride abattue sur le sol glacé, foncent vers les Trois Croix dans un galop effréné. La Millière sera dépassée puis retour vers le bourg. En tout, quatre à cinq kilomètres dans la nuit glacée, torse nu sur des chevaux énervés.

Mon père déclare : « Cela va les dessoûler ». En effet, les chevaux fumants repasseront sous nos fenêtres et le lendemain nos indicateurs donneront des précisions sur l’expédition nocturne. A partir de ces jours, le moral des Russes, dû sans doute aux défaites allemandes sur le front de l’Est va décliner. L’un d’eux surprendra mon père en lui proposant un jour à l’atelier une affaire exceptionnelle. Ce Russe, on l’avait surnommé Staline à cause de son appartenance au parti communiste soviétique, chose prouvée par la présentation de sa carte de membre du parti, cousue dans la doublure de sa veste russe fourrée.

Staline fera cadeau de cette veste à mon père lorsqu’il quittera Pluduno avec sa compagnie pour aller à Matignon au château de La Chesnaie. Cette veste était faite d’un feutre de quinze millimètres d’épaisseur doublée à l’intérieur d’une peau de mouton noir frisé, assemblage de petits carreaux de cinq centimètres de côté, veste pouvant permettre à un soldat de dormir dans la neige, le grand col étant relevé sur les oreilles et le cou.

Cette veste que nous avions gardée longtemps dans la famille m’a fait rêver aux grandes steppes de Russie enneigées et je vous avoue l’avoir portée lorsque j’avais quinze, seize ans pour aller l’hiver dans la campagne.

Revenons à la proposition de Staline qui d’emblée déclare « Ce soir je peux jeter toutes les mitraillettes russes dans la cour de ta maison, j’ai volé la clef du cadenas qui les enchaîne à l’armurerie. »

Ces mitraillettes russes à chargeur camembert, bijou de l’époque convoité par tous les résistants, la garnison en possède une trentaine et il ajoute : « Avec tes amis tu peux faire prisonnier toute la compagnie. »

Mon père fut sidéré par cette proposition mais finit par ne pas accepter vu les représailles possibles et les fouilles immédiates opérées par les allemands dans le bourg. Puis Staline était-il honnête, n’avions-nous pas affaire à un agent de la Gestapo infiltré dans la garnison ?

L’opération n’eut pas lieu mais le surlendemain mon père trouva dans la cour de la maison au petit matin une douzaine de pneus de vélos allemands, des pompes à vélos, des selles, et même un guidon. Staline s’était défoulé sur le stock du magasin.

Mon père mit tout en sûreté et Staline reparut quelques jours après. Il venait de purger huit jours de prison pour n’avoir pas retiré les mains de ses poches au rassemblement du matin. C’était un homme défait ayant perdu tout espoir de vivre. Nous apprendrons plus tard que Staline a été exécuté au château de La Chesnaie à Matignon pour avoir refuser de creuser des tranchées. C’était en juillet 1944.

Pendant que l’Occupant vivait grassement et que l’on voyait passer dans la rue des camions de ravitaillement à destination de St-Cast, Kommandantur et Sables d’Or idem (beurre, œufs, pommes de terre et tout ce qui pouvait se récolter pour nourrir les officiers et les soldats), il fallait nous aussi nous débrouiller pour obtenir les denrées indispensables soit dans les fermes directement, soit dans les quelques épiceries sympathiques qui réussissaient contre des bons et tickets de « ravito » à nous procurer des ersatz, de toutes sortes, margarine, saccharine, et j’en oublie.

LES BISCUITS DU MARECHAL Bien sûr la pénurie était moindre que dans les villes et d’après les conversations ramenées d’ici et là, des gens

de la ville circulaient en vélos dans la campagne pour essayer eux aussi de trouver quelques subsides. A l’école, il y avait la distribution de « biscuits du Maréchal » avec des barres de chocolat, peu de chocolat

mais beaucoup de sucre blanc à l’intérieur. Ces biscuits secs farineux étaient tout de même grignotés et le plaisir de la distribution dans la classe se renouvelait sans que l’on s’en lasse, nous étions « Maréchalisés » à défaut d’être rassasiés.

LE COCHON Un jour à la maison, mon grand-père qui avait travaillé à réparer des tonneaux avec mon père dans une ferme

annonça « Nous allons faire un cochon ». Bien sûr, ce n’était pas à ébruiter et les airs de conspirateurs furent pris par toute la famille.

Mais d’où viendrait donc cet animal vivant ou mort ? J’avais encore dans la tête les cris de cet énorme bête que j’avais vu à St Père s’effondrer sous la lame du boucher ; cet homme spécialisé qui allait de ferme en ferme exécuter les bêtes.

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

Profession le « touou de pouers » disait mon grand-père. C’était un ami à lui et je le vois encore, décidé, bardé de ces couteaux à la ceinture avec un tablier blanc, tête nue, un vrai chirurgien et j’oubliais, sa scie en acier gris avec laquelle il sciait les membres.

L’EXECUTION J’avais assisté par hasard, en allant chercher une commission comme l’on disait à l’époque, à cette exécution,

tremblant, à vingt mètres dans la cour de la ferme face au « dâ » qui dépassait de la porte de la grange. Le cochon poignardé, allongé sur ce madrier à quatre pattes, saignait à gros bouillons par sa gorge rugissante. Ses cris perçants allaient en décroissant ; je ne pensais pas que notre maison pouvait répéter cette scène en plein bourg à deux pas de la garnison allemande.

Ma grand-mère et ma mère préparèrent toutes sortes de récipients, bassines, chaudrons, plats en terre, une machine à saucisse arriva sur le porte-bagages d’un vélo. Ma grand-mère demanda « As-tu bien pris toutes les grilles ? »

Le grand jour arrivé, de bon matin, une voiture, sur roues caoutchoutées, sans bruit pénétra dans la cour derrière l’atelier. La sentinelle allemande à l’époque ne vérifiait aucun véhicule et une certaine confiance régnait envers les voisins de garnison. Par la porte du cellier, un grand corps blanc long d’un mètre cinquante environ, porté par quatre paires de bras pénétra sous la lumière pâle de l’unique ampoule qui éclairait les lieux.

Dans la voiture à cheval étaient venus deux hommes, le tueur de cochon et le conducteur. L’exécution avait eu lieu, ailleurs donc, pas de cris, seul le corps sans vie allait être dépecé, le « dâ » avait suivi dans la voiture et il servit à poser le corps. Je me tenais les mains derrière le dos, c’était ma position d’observateur, paraît-il, entre les deux portes intérieures accédant au cellier. « Il faut changer l’ampoule », dit mon père, on n’y voit pas assez.

TOILETTE Le cochon très pâle avait été toiletté, c’est à dire gratté comme je l’avais vu faire à St Père avec de l’eau

chaude et rasé de frais, les soies éliminées, la peau lisse, cadavérique. L’exécuteur près de lui disposa sur une petite table ses outils de chirurgien et il commença par prendre le

grand couteau afin de l’aiguiser sur un « fouesi », comme disait mon père : des gestes terrifiants, la lame allant de droite à gauche, avec un bruit d’acier frotté, à vous glacer les oreilles.

Le travail commença, d’abord ouvrir le ventre. A la vue du couteau plongeant dans les entrailles, je m’enfuis, je ne pouvais plus voir la suite et ma mère me voyant me cacher le visage m’expédia dans la maison d’où je ne verrais plus le cochon.

LES TRIPAILLES Seule une odeur bizarre avait envahi toute les pièces, une odeur « âcre et suave ». « Ce sont les tripailles »,

me dit mon père. La découpe avait continué, je risquais un œil par la porte entrebaîllée, il y avait maintenant deux cochons. Le tueur l’avait scié par le milieu, tête et tout et deux quartiers semblables étaient pendus aux poutres du cellier.

Puis la sauvagerie continua : bientôt, des morceaux arrivaient sur la table de la salle à manger. Elle en fut couverte. Les rideaux des deux portes donnant sur la rue avaient été tirés, les portes verrouillées. « Pas de visite pendant la pouerderie » avait dit mon grand-père.

Sur le bout de la table, la machine à saucisse avait été fixée et ma mère ayant lavé les boyaux du cochon, les ramena dans une bassine.

Les quartiers pour la saucisse étaient triés et par petits bouts pénétraient dans le col de la machine. Mon père tournait la manivelle, un bruit de viande écrasée suivait et cette viande hachée était prise en mains par ma grand-mère pour l’assaisonnement.

Les mains dans cette bouillie de viande maigre et grasse, elle mélangeait, goûtait la viande crue et après hésitation déclarait, « C’est assez poivré ! » ou « C’est assez salé ! »

Après avoir changé la grille de la machine, cette fameuse grille que ma mère n’avait pas oublié, on faisait la chair à pâté, autre mouture, puis venait la mise en plat pour le pâté, le garnissage avec une crépine de porc ajourée

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

comme un rideau de dentelle, l’empouchage pour la saucisse dans les boyaux lavés qui se gonflaient à la sortie de la machine. Quel travail ! Cinq personnes s’affairaient à réduire ce pauvre cochon. Les deux morceaux de la tête trônaient au bout de la table et mon père qui en raffolait disait « La joue grillée c’est le meilleur ». En effet une des joues fût offerte en cadeau à des amis. L’autre, où restaient encore quelques soies, fut dégustée le lendemain, rôtie au four à bois de la grand-mère avec des pommes de terre fendues baignant dans la sauce, dans un grand plat de terre cuite parsemé d’oignons.

LA FIN DU COCHON Quel régal : j’appréciai la couenne rôtie grillée, un peu élastique mais allons donc, en ces temps de pénurie,

c’était l’exception. Revenons à la fin du cochon, un charnier en terre récolta les côtes, les plats de côtes. Ma grand-mère seule

savait disposer les morceaux suivant un rituel que je ne détaillerai pas, n’ayant jamais pratiqué la «coutume». Ce qui est sûr, c’est qu’une couche de gros sel gris alternait entre les morceaux eux aussi panés de gros sel. Le

charnier fut vite rempli et recouvert d’un couvercle de terre. En route pour le cellier où il restera caché derrière deux barriques vides ; on ne sait jamais, les occupants

adoraient la charcutaille et toutes les précautions étaient bonnes à prendre. En fin de compte, il ne restait plus sur la table que quelques récipients dont l’un contenait des morceaux de

gras et j’avoue ne plus me rappeler que des paroles prononcées : ce seront les cratons. Je me souviens de graisse fondue bouillante où surnageaient des petits morceaux croustillants et j’en mangeai

après que le grand-père m’en fit goûter. J’en mangeai tellement que la nuit fut très longue et que, debout dans mon lit, je fis des cauchemars

épouvantables. Pas de traitement possible ; seul mon père tempêtait et déclarait « Ce sont les cratons, il en a trop mangés ».

Ainsi s’achevait la vie d’un cochon. Depuis il m’arrive de manger quelquefois du plat de côte ou poitrine de porc fait à l’ancienne dans le gros sel. J’y repense et ce lard froid mi-gras mi-maigre : quel délice !

DROLE DE CHIENS Il faut tout de même que je vous donne des nouvelles de Ripette, ma chienne anglaise qui raffole des caresses

allemandes. Ceux-ci qui vont et viennent dans la rue lui prodiguent des paroles amicales lorsqu’elle se tient sur le pas de la porte de l’atelier. Cela s’arrête là, car elle ne pénètre jamais dans le cantonnement depuis qu’il est venu un sous-officier accompagné d’un berger allemand bien sur prénommé Ajax.

Ce chien dressé au millimètre est lancé à nos trousses dans la rue sur le pourtour de l’église quand nous sortons de l’école ou que nous jouons sur les pelouses.

Son maître s’amuse à le dompter sur nos jeux bruyants et le chien arrivant en trombe sur nous, obéit à un commandement bref et stoppe net à deux mètres de nos arrière-trains.

Nous sommes terrorisés, et stupéfaits. Ajax, lui, superbe, s’allonge par terre le museau entre les pattes et ne bouge pas d’un poil. C’était ma première vision d’un berger allemand dressé.

Nous ne savions pas encore, que ces chiens précieux auxiliaires de l’armée Allemande, servaient aussi dans les camps de prisonniers à la gestapo. Et bien sur, nous imiterons nous aussi, puisqu’en Algérie, les brigades de chiens seront légions.

Ripette donc est devenue un chien de chasse à part entière et lorsque le dimanche, nous allons en campagne, elle détecte, débusque les lapins, les perdreaux, et extraordinaire, elle avance grâce à sa petite taille, cachée dans l’herbe et saisie au vol le volatile qui s’enfuit. Les lapins en vadrouille sont poursuivis et lorsqu’elle revient la bête entre les dents, elle remue la queue de satisfaction.

Vous devez vous douter qu’en ces temps de restrictions, rien ne se perd et ma mère réussit particulièrement bien le civet. Ripette chassera pendant toute la guerre et s’arrêtera en août 1944. Je vous redonnerai de ses nouvelles dans ces épisodes tragiques.

Mon père a caché le cabriolet Renault derrière l’atelier, depuis le début de la guerre, et surtout, depuis l’arrivée de la compagnie allemande dans le bourg.

La voiture est entourée de billes de bois sur les quatre faces et abritée sous des tôles. Bien sûr, elle est sur cales, et les roues sont cachées un peu partout dans les greniers, sous les planchers.

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

La C4 Citroën munie d’une autorisation de circuler « Ausweiss » fera une mission bien tragique. Mon père ira à Rennes chercher le corps d’un de ses amis, employé SNCF, Eugène B. Les anglo-américains ont en effet bombardé la plaine de Baud à Rennes, le quartier de la gare, etc... 173 morts sont à déplorer, par ce bombardement, qui je pense était le 8 mars 1943. Eugène B., camarade d’enfance de mon père s’était abrités le long d’un mur du pont de l’Economique à Rennes. Ces amis étaient réfugiés sous le pont pour plus de sécurité. La bombe n’a pas détruit le pont mais en tombant devant celui-ci, le pauvre Eugène B., plaqué contre le mur par le souffle puissant est mort sur le coup, réduit à l’épaisseur d’un linceul.

Mon père ramena le corps dans un cercueil et fut très bouleversé de cette vision d’apocalypse. Les bombes utilisées étaient de type « soufflante ». Eugène B. laissait trois filles en bas âge dont l’une était une amie d’enfance, elle se reconnaîtra.

Bombardement de Rennes en 1943

SIGNAL ET JUMELLES

Je continue mes visites à Dinan chez ma grand-mère et un fait divers, qui se révèlera d’une grande importance,

va surgir dans l’univers SNCF de ma grand-mère. En effet, celle-ci travaille gare de Dinan, à l’entretien des wagons, en plus de son activité de cantinière à l’aiguillage, route de Ploubalay. Au cours d’un entretien d’une voiture, ma grand-mère trouve une superbe paire de jumelles et des magazines Signals. Des jumelles allemandes, bien sûr, dans leur étui cuir. Elle ramène le tout à la maison et je m’amuse à regarder par la fenêtre de son appartement, rue de la Préjentais, la tour de la gare de Dinan. Cela m’amuse, puis je feuillette les Signals où la propagande du Reich est triomphante. On y parle justement des Russes enrôlés dans l’armée allemande.

Les jumelles resteront quelques jours à la maison, puis ma grand-mère, prise de peur, les confiera au chef de gare, après avoir fait expertiser l’objet par un voisin. L’objet présente sur la face oculaire, un aigle allemand, emblème du Reich. Cette pièce très marquante lui fait peur et elle se décidera à la restituer. Les Signals eux seront conservés. Retenez bien, cet épisode, la paire de jumelles sauvera peut-être de bien des situations en 1944 du fait même que nous ne l’ayons pas conservée.

LE CIEL S’ANIME A Pluduno, la nuit venue, on entend des grondements sourds dans le ciel. D’abord, en direction du sud-

Bretagne, puis, quelques heures après, le grondement revient et s’éloigne en direction du nord. Mon père ouvre la fenêtre de la chambre, pour mieux écouter. Combien sont-ils ces avions ? Où vont-ils ?

Nous ne pouvons jamais obtenir de renseignements précis, l’information est filtrée ; les communiqués français parlent de bombardements ratés à haute altitude, peu de dégâts. Seul Londres, par radio, confirme les raids sur Saint-Nazaire, Lorient, Brest. De cette période, une décision est prise, le poste radio va être caché, en effet, un tract lâché par avion met en garde les français : « Il faut dissimuler les postes ». Mon père ouvre le tonneau dans le cellier. Il transforme le fond pour le rendre amovible. Un déclic déclenchera son ouverture. Le poste Ducastel sera caché à l’intérieur, le tonneau bien remisé au fond du cellier, l’écoute sera facile et le poste introuvable. Mon père n’est-il pas tonnelier de métier. Les occupants demanderont : « Radio ? » Mon père répondra « Kaputt, partie chez le réparateur. »

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

Les tracts continueront de tomber du ciel et mon père les cachera tout bêtement derrière la grande glace devant laquelle il fait son rasage le matin.

Les Windows font aussi leur apparition ; ce sont des bandes de papiers genre papier à chocolat. On en découvre partout dans les champs, même dans le bourg au petit matin. Les Allemands en interdisent la détention. Nous les gamins, on nous raconte que des papiers lâchés d’avions sont des leurres pour tromper les projecteurs allemands qui illuminent le ciel recherchant les carlingues des bombardiers. J’apprendrai plus tard que ces papiers étaient destinés à brouiller les radars allemands existants sur les côtes françaises. Trois mois seront nécessaires aux Allemands pour mettre au point de nouveaux radars et rendre ainsi les Windows inefficaces.

Un matin de très bonne heure, le cultivateur de Saint-Père, Frédéric G. a découvert près de son lavoir dans la prairie, non loin de la ferme un parachute, tout son harnachement, un dinghy jaune gonflé, un pistolet lance fusée, bref tout l’équipement d’un aviateur. Mon père ira voir près du lavoir mais il y a déjà deux ou trois curieux. La gendarmerie sera prévenue, et vers 9 heures, dans le bourg, nous verrons deux ou trois aviateurs ne parlant pas français, jeunes, en bel uniforme et bottes fourrées moutons.

Les gens se méfieront. Est-ce des aviateurs Allemands ? Anglais ? Difficile à dire car la méconnaissance était totale. En peu de temps, un camion allemand venant de Plancoët les fera prisonniers. Il s’agissait d’Australiens. Que faire d’autre lorsque des dizaines de personnes ont assistés aux évènements. D’autres pilotes auront plus de chance. Pris en charge par des réseaux d’évasions bien organisés.

Le matériel, parachute et divers sera pris par les gendarmes de Plancoët, et sans doute, après par les Allemands. Ces évènements se sont produits après le départ de la garnison allemande de notre bourg. Bien d’autres faits vont surgir, tout va s’accélérer et surtout pas dans le bon sens jusqu’au jour de la Libération.

AMI OU ENNEMI ? J’ai appris le solfège à Plancoët auprès de Mme G., professeur de piano dont le mari est gendarme à Plancoët.

Cette brave dame, patiente mais autoritaire, a d’ailleurs formé de nombreux musiciens dans le secteur de Plancoët et malgré ses coups de règles sur les doigts et les quelques pleurs arrachés, je lui dois d’avoir appris la musique.

Mon père va trouver à acheter un petit accordéon piano Honner tout neuf ramené sans doute d’Allemagne par un prisonnier libéré par anticipation.

Je répète donc mes premières partitions, la porte ouverte sur la rue. Comment, dès lors, empêcher des militaires de s’arrêter écouter la musique ?

Ceci devient une habitude et attise les curiosités. Ce sont des Russes : ils veulent apprendre la langue française... Enfin les rudiments. Ma mère fait venir de Paris des petits dictionnaires français/russe, petits livres rouges minuscules qu’ils vont lui acheter à prix coûtant. Les leçons de français suivront les leçons de musique. J’avoue que j’ai vécu longtemps cette façon de procéder comme un complexe. Les Allemands venaient à la maison. Étions-nous des collabos ? Bien sûr que non. Et si cela pouvait aider à la compréhension des peuples et l’éducation des plus ignorants ?

La leçon concernait quatre à cinq Russes de toutes les provinces, dont un dénommé Tsirgueï. Il était totalement illettré et sa curiosité portait surtout sur les ustensiles de cuisine, cafetière, casserole, assiette, fourchette, cuiller, etc. Il prononçait avec difficulté, après la désignation des objets, et entrait souvent dans une phase d’hilarité indescriptible. Un jour, il cracha par terre pendant sa leçon : ma mère très à l’aise même en face de l’uniforme, lui fit un sermon carabiné et le mis à la porte par un signe du doigt bien orienté. Tsirgueï, tout rouge, partit comme un enfant vexé devant ses congénères. Il revint quelques jours après et avait tout oublié mais il ne crachait plus par terre. Lorsque ma mère mettait le couvert pour le repas Tsirgueï se levait automatiquement, et, dans un garde à vous impeccable, saluait ma mère, et demi-tour droite, il partait rejoindre son camp. Il nous expliqua qu’en sa lointaine province c’était une politesse impérative: se lever lorsque son hôte allait faire un repas et prendre congé. Sauf bien sûr si vous étiez invité : mais Tsirgueï ne fut jamais invité. Nous avions assez de mal avec les restrictions. Et puis ce n’était pas le genre de la maison.

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

La leçon de Musique avec Mme GRAINDORGE

Un matin que mon père se rasait devant sa glace aux tracts cachés, le lieutenant russe accompagné de deux

soldats surgit dans la maison. « Toi connaître terroriste. Toi dénoncer camarades terroristes » et, gesticulant comme un diable, il nous raconte les faits.

Sur la route de Bourseul-Plancoët, un Russe portant le courrier a été assassiné lâchement par un terroriste. Nous saurons les détails plus tard : surpris en vélo, isolé, sur cette route sinueuse tout près d’une ferme, il avait été tué à coup de baïonnette, sa dépouille dont on a retiré les bottes avait été traînée sous des fagots près de la ferme, laissant une traînée de sang sur la route. Les documents avaient disparus mais le corps fut retrouvé par les Allemands.

Mon père aura beaucoup de mal à expliquer au lieutenant russe qu’il s’agit d’un meurtre exécuté par un déséquilibré et non par un terroriste. Le lieutenant est surtout attristé qu’il s’agisse de l’un de ses congénères, et le comble survient lorsque, vu sa position en côté de la glace, il voit les tracts bordés de bleu blanc rouge qui dépassent légèrement du cadre. Il les saisit, et là, c’est le sommet : mon père passera un long moment assis à la table à dire qu’il a ramassé ceux-ci dans les champs en allant travailler à la campagne. Ce Russe que nous connaissions bien, était celui qui venait écouter la radio. Il finira par capituler et conclura son interrogatoire en saisissant les tracts alliés. Mon père avait eu chaud.

Quelques semaines après, la garnison s’en ira de notre bourg pour le château de La Chesnaie à Matignon. La voiture cabriolet Renault pourtant bien cachée, sera découverte et un garagiste de Dinan viendra l’acheter pour un prix ridicule afin de la revendre aux Allemands. Mon père ne pouvait faire autrement sinon ceux-ci mêmes l’auraient saisie. Quant à la Citroën C4, elle est cachée à la campagne dans une grange. Mais, quelques mois après, elle reviendra à la maison car les occupants fouillent de préférence les granges.

Un jour, une escouade allemande en camion surgit dans le bourg devenu calme. Elle se dirige, vers le bas bourg, armes à la main. Que se passe-t-il ? Un énorme ballon traînant des câbles en acier arrachant tous les fils électriques, se dirige vers le bourg venant de la côte. Il s’agissait sans doute d’un ballon de barrage anglais ayant rompu ses amarres et dérivant à travers la Manche, qui a atteint nos côtes. Finalement, il sera abattu à la mitrailleuse afin de le dégonfler et de l’emmener par camion vers Plancoët.

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

Avec ma Mère

RATS GRILLES

La boisson de l’époque, prise au cours des repas, était bien sûr le cidre, et pour les enfants, coupé d’eau.

J’avais la responsabilité, avant chaque repas, de remplir le pichet en barbotine représentant des fleurs diverses. Pour cela, je pénétrai dans le cellier séparé par un sas à deux portes, juste derrière la pièce de séjour. Là, au fond du cellier éclairé par une maigre ampoule toujours enfumée, je tirai, comme on disait à la chantepleurs, le cidre bien doré pour accompagner le repas. Un soir d’hiver 43, alors que je m’apprêtai à mettre la main sur le tonneau et à remplir mon office de ravitailleur, je bondis de frayeur. Un énorme rat de vingt-cinq centimètres de long avec une queue aussi longue, est là, sur le tonneau, pris dans la pâle lumière en défaut de chapardage. Je prends mes jambes à mon cou, et, bien vite, reviens dans le séjour où déjà la famille est à table. Je crie : « un rat, un rat ! » Mon père se lève et viens avec moi pour entendre un bruit de fuite par le grenier au-dessus des tonneaux. Il n’a rien vu, mais devant mon effroi, il reconnaît qu’un animal bizarre en est la cause. Il remplit le pichet et, à table, déclare : « Ce sont des rats que les allemands ont laissé ! Je vais m’en occuper ! » En effet ces rats étaient habitués au détritus des occupants qui jetaient leurs déchets de toutes sortes dans quelque jardin aux alentours de notre grange et de l’école.

Mon père, qui était homme à ne pas laisser traîner les choses, et qui avait un esprit inventif, se mit dans les jours suivants à confectionner une machine infernale. « Pas de piège ! avait-il dit. Je vais les faire griller ! » Imaginez une plaque métallique isolée du sol et reliée au courant 110 volts de l’époque. C’était suffisant. Sur la plaque, des appâts. La machine fut mise en place un soir. Ce qui devait arriver arriva : une section entière de gaspards se transforma en charbons grillés, le tout environné d’une odeur épouvantable. Il fallut aérer le cellier plusieurs jours durant, mais nous avions gagné la guerre. Quelle facilité pour défendre notre sol ! « Si au moins nous avions fait cela en 1940 », dit mon père ! Bref, les rats ne revinrent pas.

L’OCCUPANT S’INQUIETE Notre bourg, depuis le départ de la garnison, était traversé par des camions allant en forêt de Landébia couper

des sapins afin d’en faire des pieux. Le maréchal Rommel avait inventé ces pieux à planter partout pour empêcher les parachutistes et les planeurs de se poser dans les grands champs et les étendues plates. C’étaient les fameuses « asperges de Rommel ». Je regardais ces longues remorques chargées de poteaux pointus qui filaient vers la côte. « Ils vont raser la forêt de Landébia », disait mon père ! Ces pieux étaient aussi plantés sur les plages avec des mines fixées aux extrémités. C’est que le Débarquement, encore lointain était envisagé, et début 44, Rommel nommé Feld Maréchal chef du secteur Ouest, avait des projets démoniaques plein la tête. Il voulait surtout secouer la léthargie des unités restant dans les garnisons françaises. Presque toutes les bonnes unités allemandes avaient perdus 80% de leurs effectifs sur le front russe et en Libye, puis plus tard en Italie, en Sicile et sur tous les fronts et mers du globe.

Un après-midi, mon père au travail à l’atelier, vit arriver un ancien bus parisien à plate forme époque 1930. Il reconnut au volant avec un autre ancien, un brave Allemand âgé d’une soixantaine d’années, surnommé Nimbus à cause de ses petites lunettes rondes et de son crâne totalement chauve.

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

Nimbus gara le bus dans le chemin près de l’atelier réserve. Il dit à mon père avec des airs de conspirateur fatigué « La guerre est perdue ; tous kaputt » et il fit ouvrir la porte arrière de la réserve pour livrer des dynamos de toutes sortes, des outils, un chargeur de batterie, un vélo... bref, tout un arsenal. Il avait faim et ma mère lui prépara un sandwich au lard ! Pauvre Nimbus, grand-père sûrement. Comment a-t-il terminé les mois qui vont suivre, lui mécanicien de métier ? Il repartit avec son bus servant à transporter des troupes. Plus tard peut-être, les retrouverons-nous ?

La résistance, elle, bien sûr, s’organisait. Mais à mon âge, je n’étais pas dans les confidences. Un jour pourtant, j’eus des doutes. Deux hommes costauds en vélos arrivèrent dans la rue, alors que nous étions dehors. Ils s’adressèrent à mon père, et lui parlèrent en baissant la voix après une forte poignée de mains. C’étaient sans doute des hommes de confiance.

Au moment de repartir, l’un d’eux, en plaisantant, a écarté sa veste, et je vis un énorme pistolet dans la ceinture du pantalon. Je n’en connaissais pas le modèle, mais à la façon dont il dépassait de la ceinture et au tapotement de son porteur sur la crosse, il devait faire du dégât. Ces deux hommes étaient des chefs de réseaux, je l’ai su depuis. Ils se promenaient sous une couverture anonyme ! Quel courage et quelle assurance. Un dernier fait divers dont je me souviens avant le Débarquement fut le passage un après-midi dans le bourg, de deux Allemands venus de Plancoët au ravitaillement.

Ils entrèrent à la boulangerie épicerie de Anne H. ou Anne J., et l’un d’eux, énervé, voulant obtenir des victuailles, sortit sa baïonnette en menaçant la boulangère. Cris, appels à l’aide. La voisine Julie D. vint appeler mon père ainsi que d’autres hommes du bourg. L’Allemand, ou Russe, fut, je crois, calmé pour de bon. Il fut emmené à l’atelier, et couché dans un réduit. La kommandantur de Plancoët vint aussitôt avec une voiture, et notre homme roué de coups par un sous-officier, fut chargé dans la camionnette à destination de son port d’attache. Ce fut ma dernière vision d’un Allemand à l’atelier. J’allais les revoir, mais quelques mois plus tard dans d’autres conditions.

LA BICHE Prenons un peu de calme en ces temps incertains, à la garnison en ces premiers mois de 1944, la fièvre monte

doucement. On ne sait pas à cause de quoi mais le moral revient. Mon grand-père, ancien de 14-18, travaille peu à l’atelier et, sorti de l’hiver malgré ses séquelles de gaz

moutarde lui occasionnant des crises bronchiteuses et d’asthme, il reprend goût à la nature. Sa principale détente consiste en la pêche à la ligne à l’étang de Guébriand. Pour cela, il prépare de longues

perches en bambou d’un seul tenant qui dépassent devant et derrière le vélo, prend une grosse musette sur le dos, m’installe ensuite sur le cadre sur une vieille couverture pliée et en route vers le Guébriant.

Cet étang que je voyais immense avec mes yeux d’enfants, m’attirait. Pourquoi ? Allez savoir. Cette étendue plate d’étain fondu bardée de chênes tétards, de peupliers frémissants me calmait mon agitation de gamin ; et d’observer les bouchons de lignes du grand-père, guettant les touches des poissons, c’était comme une recherche d’un monde à part, celui situé sous l’eau.

Mon grand-père, assis sur l’herbe ou sur un rocher, le regard sombre plein de soucis, vieilli avant l’âge par des années de travail me parlait de brochets énormes, de carpes tout autant. A l’idée que ces monstres se tenaient sous la surface de l’eau je rêvais de ce milieu aquatique d’où sortaient seulement des petites grenouilles et sur lequel glissait un genre d’araignée d’eau reposant seulement par l’extrémité de leurs pattes.

Nous écoutions tous les bruits de la nature, depuis le battoir des lavandières à la chaussée, aux coups de fouets du laboureur dans un champ versant vers l’étang.

La route qui traversait la chaussée près du moulin retentissait quelquefois de bruits de voiture, mais tellement rarement que les hirondelles et martinets, par leurs piaillements aigus, à eux seuls constituaient un fond sonore intarissable.

En face de nous sur l’autre rive se tenait la Biche ne croyez pas qu’il s’agissait d’un animal, non, simplement d’une silhouette toute en noir sous un chapeau à larges bords en paille tressées noir lui aussi.

Mme Biche était une spécialiste de la pêche à la ligne. L’étang, elle le connaissait par cœur, mais son coin c’était toujours le même. Elle y accédait par un sentier venant de son village à peu de distance de l’étang.

Mon grand-père, en arrivant, lui adressait un signe, de la main seulement, car il ne fallait pas faire de bruit ; les poissons pouvaient entendre.

Moi, je marchais doucement dans la bordure herbue des joncs. L’endroit où nous nous installions s’appelait en effet, les joncs. Mon grand-père préférait ce coin car il n’y avait pas de danger pour les enfants, la profondeur était faible et croissait seulement à trois ou quatre mètres du rivage.

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

Ce n’était pas le cas en face, où grand-père parlait d’un gouffre de quatre à six mètres, endroit baptisé sur le rocher. J’écoutais les mises en garde de l’époque, cela pouvait me servir plus tard lorsque avec Paul, mon cousin, nous irions seuls à l’étang. La Biche, elle, était assise sur un fagot le long d’un petit talus, je la vois encore, immobile, contemplative, se relevant de temps à autre pour vérifier ses lignes. Nous ramenions des fritures de gardons, quelques brèmes garnies d’arrêtes, des anguilles gluantes mais délicieuses. Je raffolai surtout des gardons et de la chair d’anguille… Ainsi s’écoulait des jours paisibles loin des bruits de guerre ; et pourtant, sur tous les continents, des hommes souffraient, mourraient, mais il fallait vivre le temps présent.

POUR HELENE J’allais au lait à St Père, une ferme située à cinq cent mètres à travers champs de notre bourg. Un sentier

longeant un vieux chemin creux impraticable descendait les Champs Guérande et aboutissait à une première barrière pour pénétrer dans un vrai chemin creux bordé de talus assez haut, d’une saulaie où pullulaient les nichées de merle. Après deux cent mètres, je pénétrai dans la cour de la ferme close par une barrière en bois. J’avais fait fuir quelques poules pondeuses en allant. Celles-ci pondaient anarchiquement dans la nature et je signalais à Marie G. les emplacements des couvées. Mais c’était pour que m’accompagne à la collecte des œufs Hélène B., une gamine de mon âge élevée chez sa tante après le décès de son père à la gare de Rennes en 1943. Nous partions alors tous les deux en nous taquinant dans le chemin creux. Plaisir enfantin qui consistaient surtout à se regarder ; le plaisir des yeux, découvrir un autre visage de son âge, une autre voix, certains appellent cela un amour enfantin, indéfinissable sûrement, mais pas étonnant. J’avais neuf ans et j’étais fils unique.

Toutes les voisines du bourg étaient soit plus âgées, soit séquestrées par les parents, soit plus jeunes de trois ou quatre ans. Il y avait bien les filles du maître d’école qui me plaisaient mais leur mère les tenait de main ferme et les jeux avec les garçons du bourg étaient soupçonneux. J’avais seulement Jean-Pierre, un peu plus jeune que moi, mais ce n’était pas une fille et pour jouer à l’infirmière et au docteur dans nos innombrables parties de petite guerre, nous n’avions que Louisette B., toute gamine, blonde et bouclée, et aussi Marie Françoise, brune et bouclée elle aussi. Seul avantage : pour les transporter dans nos carrioles infirmerie elles étaient légères et dociles. Vous voyez donc que la vie avait de bons côtés et le contact de la nature n’était qu’un bienfait pour nos jeunes esprits. Cela calmait les nerfs et éveillait les passions. Toute notre bande a bénéficié de la même formation et je pense que comme moi ils doivent repenser de temps à autre à cette enfance bien vécue.

LES PREMIERES ARMES En ce début juin 44, la nouvelle tombe : « Ils ont débarqués ». Ils, ce sont les Alliés, tous ces hommes de

multiples nationalités massés de l’autre côté de la Manche chez nos amis anglais. Je dis nos amis, mais certains ne partagent pas les mêmes idées. Les vieilles querelles du passé Jeanne d’Arc, Mers El-Kebir, etc… sont restées bien présentes. Certains anciens officiers de l’armée française sont restés hostiles à leur venue et de ceux là il fallait se méfier.

Mon père, sans que je le sache, faisait partie d’un réseau de résistants. Ses amis de Plancoët et de communes environnantes recueillaient des informations pour communiquer sans doute avec Londres. Les parachutages n’avaient pas encore commencés sur notre secteur mais un jour mon père a reçu, par un ami, un fusil allemand Mauser et une centaine de cartouches. Ce fusil étrange avait subi une réparation car la crosse en bois avait été cassée : deux plaques de métal de renfort habillaient la crosse de ce grand fusil à mes yeux de gamin.

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

Normandie 44 - Ils ont débarqués

L’HISTOIRE DU FUSIL

Ce fusil a une histoire inconnue de tous et mon père me la raconta plus tard après la Libération. La personne qui lui en avait fait cadeau résidait dans une commune voisine où sa belle mère tenait café. Un

jour de 1944, les Allemands, effectuant des rafles de vélos dans cette bourgade, un militaire allemand vint à pénétrer dans le café et demanda avec rage une bicyclette. La brave dame que l’Allemand croyait seule indiqua qu’elle ne possédait plus de vélos, déjà tous pris par d’autres occupants.

Le soldat dégaina sa baïonnette et la poussant dans l’arrière café commença à la brutaliser. L’Allemand ignorait que le gendre de cette brave dame réfugié dans le cellier voisin voyait tout de la scène. La dispute s’envenimant et craignant pour sa belle mère, le gendre saisit l’allemand et après un corps à corps fut obligé de lui planter la baïonnette dans le corps : désastre. L’Allemand était mort sur le coup : imaginez la scène : d’autres militaires étaient dans la rue à fouiller d’autres maisons. Il était trop tard pour réfléchir. Le corps fut poussé dans le garage ; le Mauser brisé dans le combat deviendrait un cadeau.

Cet Allemand, hélas pour lui, ne sera jamais retrouvé. L’ami de mon père l’enterra dans le jardin d’où il n’est jamais ressorti. Pardonnez moi ce récit macabre mais en cette époque sauvage où l’uniforme primait sur l’homme, où le racisme avait fait son apparition funèbre, la vie ne tenait qu’à un simple fil et même souvent à un fil téléphonique ! Rappel aux dénonciateurs vichystes ou gestapistes de tous poils !

Nous étions tenus au courant des avances alliées par la radio bien sûr et aussi des transmissions de bouche à oreille qui vont presque aussi vite que les ondes : sauf que la vérité se situe au milieu de la nouvelle, entre l’exagération et la minoration. Mais quel réconfort que de pouvoir espérer enfin des jours meilleurs et, au final, une libération totale de l’envahisseur.

LA FUSILLADE DE PLESTAN Une multitude d’événements allait surgir en ces mois de juin juillet 44. On apprendra comme un coup de massue l’exécution à Plestan, au bois de Boudan, de trente et un Français

torturés puis fusillés et laissés dans une fosse commune découverte quelques jours après. Je découvrirais dans un tiroir, à la maison, un paquet de photos que mon père avait obtenu de ces cadavres

mutilés, défigurés, découverts et exhumés par des paysans voisins : imaginez l’horreur à dix ans de découvrir pour la première fois de ma vie ce que d’autres hommes avaient pu faire subir à leurs semblables. Ces photos vues par mes yeux et par surprise en fouillant ce tiroir me valurent une sérieuse remise en place. Mais l’indiscrétion était commise et les clichés sont toujours dans ma mémoire. Ces hommes que j’avais côtoyés étaient donc capables de pareilles atrocités ? Peut être ce jour là avais-je vieilli de quelques années...

Le 18 juin 1944, une autre sinistre nouvelle arriva dans le bourg par la route de Matignon : le Docteur Bedfert venait d’être tué avec son épouse dans sa voiture par un avion anglais ; les détails horribles sur lesquels je passe furent racontés à l’insu des enfants mais comment garder un secret lorsque tout un bourg en parle ?

MEPRISE J’étais d’autant plus choqué que le Docteur Bedfert était le médecin qui m’avait soigné pour une entorse

quelques mois auparavant. J’apprendrais depuis que cet accident survenait avant tout à la suite d’une méprise. La

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

voiture que devait emprunter le docteur et son épouse était munie d’une croix rouge sur le toit mais ce jour là le docteur emprunta une autre voiture toute noire et sans croix rouge. Le spitfire anglais qui patrouillait en suivant les routes avait des ordres formels : mitrailler tout véhicule non marqué d’une croix rouge. Le bourg était frappé de stupeur et le docteur si connu dans les communes rurales n’était plus de ce monde en marche vers la Libération.

Les avions décidément devaient garnir le ciel avant l’arrivée des fantassins. Par un bel après-midi ensoleillé, un camion citerne monte de Plancoët vers Pluduno-Matignon.

Chasseur Spitfire de la RAF

Deux Allemands dans la cabine n’aperçoivent pas un Spitfire en maraude qui à hauteur du lieu dit le Petit

Bignon les prend dans le dos de la citerne. Une rafale de balles de 12,7 mm perfore le réservoir vide et heureusement épargne nos deux chauffeurs.

Le camion ne peut stopper, poursuit plein gaz vers le bourg tout proche, l’avion amorce sa remontée avant le clocher, pour reprendre son attaque. Alors, le camion pénétrant dans le bourg se réfugie le long de l’église sous les sapins bordant celle-ci de part et d’autre ; les deux Allemands descendus plongent dans un fossé qui n’existe plus aujourd’hui, devant les yeux ébahis d’un jeune ami un peu plus âgé que moi qui lui, calmement, ramasse dans la route juste à ses pieds des douilles vides que l’avion vient d’éjecter (ces douilles, il les possède encore).

LE COUTEAU SUISSE L’avion virevolte mais n’attaquera plus : la citerne qu’il ne sait pas vide est trop proche de l’église. Si elle

explose ce sera la fournaise, il repart vers une autre mission. Nos deux Allemands se relèveront de leur plat ventre, blancs comme la mort et laisseront les douilles à mon

ami. Ouf ! Heureusement que la citerne était vide. Ainsi s’achève le mois de juin, j’ai dix ans et ma tante m’offrira un superbe couteau de poche à manche rouge

multi lames frappé d’une croix blanche suisse. Ce couteau ira se ranger avec mes affaires les plus précieuses dans mon tiroir où dorment déjà les «signals» de ma grand-mère et quelques affaires pour jouer à la petite guerre : je crois que celle-ci est terminée et que les choses vont devenir plus grandes en tous points.

Au mois de juillet 44, notre bourg vivra dans l’attente. Peu de mouvements allemands sur nos routes, l’ennemi se déplace la nuit en faisant circuler des convois de renfort vers les fronts de Normandie. Mon père continue d’écouter la BBC tous les soirs dans le cellier après avoir défoncé le tonneau. Les brouillages allemands sont toujours aussi forts mais les nouvelles sont de plus en plus bonnes.

La résistance s’est organisée en sections. Je le saurai plus tard et, à voir les airs de conspirateurs des hommes du bourg, quelque chose se prépare.

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

Mur anti-char entrée de Plancoêt août 44

Henri L. (à drte) avec un autre F.F.I.

FUSIL DE FORTUNE Mon père a un fusil anglais avec des cartouches et une baïonnette. Mon grand-père qui a fait 14-18, à la vue

de cette arme blanche démodée, est anxieux. Il se rappelle les combats de 14-18 et, pour en arriver à se battre à l’arme blanche, il prétend que cela fera beaucoup de victimes. Moi, je l’ai trouvée cachée dans le fond d’un vieux bahut avec des grenades dans un sac.

Mon grand-père, mon père et Henri L. témoin n°1 d’Août 44

Je n’ai rien trouvé de mieux que de déballer le tout et de m’amuser à revisser les bouchons allumeurs. Mon

père surgit derrière moi et là je prends la raclée. Je crois que c’est de ce jour que j’ai compris le danger des explosifs, à voir l’état de colère de mon père.

L’école étant finie, les gamins du bourg continuent les jeux de plein air. Les journées passeront rapidement à nous fatiguer sainement. Vers la fin juillet, par un après midi ensoleillé, un chasseur Spitfire Anglais viendra survoler le bourg après avoir mitraillé l’usine électrique C.Lebon de Plancoët.

LA JUPE : BLEU BLANC ROUGE Le courant est coupé. La population du bourg, sortie sur la place, admire, le nez en l’air, le chasseur acrobate

qui évolue autour de notre clocher. Ma mère, qui arbore déjà une jupe bleu-blanc-rouge à tranches confectionnée par elle-même, se précipite dans la maison. Elle ressort avec un immense drapeau français et l’agite sur la place en le soulevant à bout de bras. Le chasseur virevolte puis bat des ailes avant de s’éloigner. Tout le monde est joyeux. Le drapeau sera remisé dans sa housse mais pas dans sa cache. Cela aura des conséquences quelques jours plus tard...

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

La glycine aux souvenirs

La radio diffusait toujours des messages personnels, tous signifiant quelque chose d’important pour celui

auquel ils étaient destinés. L’Occupant n’y comprenait rien et se contentait de les noter par ses services d’écoute. Moi j’étais toujours aussi fatigué quand arrivait le soir et dans ma chambre, la fenêtre ouverte exhalait les odeurs suaves de glycine. Il faisait chaud et cette nuit du 2 août 44, je fus réveillé par une fusillade semblant se situer assez près vers Plancoët. Mes parents, debouts, écoutaient à la fenêtre. Cela dura environ cinq à dix minutes puis tout retomba dans le silence. J’eus bien du mal à retrouver le sommeil. Mon père recouché chuchotait avec ma mère. Le jour survint et la nervosité gagnait tout le monde. La nouvelle était arrivée : la fusillade de la nuit était l’œuvre des Résistants du secteur. Ils avaient osé attaquer l’ennemi en face. L’embuscade, je vous la décrirai en détail avant d’autopsier cet éclat spectaculaire d’un groupe de courageux. Mais revenons à la journée qui suit.

LA CRAINTE DES REPRESAILLES Mon père décide que la nuit suivante nous ne dormirons pas dans le bourg par crainte de représailles. Où

irons-nous ? Les gens sortent peu. Pensez donc : on parle de huit à dix Allemands tués, d’un camion gisant sur le bord de la route au lieu dit La Millière. Dans la matinée, mon père se rend sur les lieux de l’embuscade et, à son retour, ramène un calot de marin Allemand de la Kriegsmarine tout taché de sang. Ce sera mon cadeau. Ma mère s’interpose, il faut le laver avant. Cela se fait sans tarder et, une heure après, le calot sèche sur une pierre au soleil d’août. Le soir je le rangerai soigneusement dans mon tiroir avec mes accessoires de guérilla, mes « Signals » de la grand-mère, et mon couteau suisse. La voiture Citroën C4 de mon père a été tractée courant juillet par un cheval et dissimulée dans une prairie sous une saulaie aux environs de la ferme de Saint-Père. On l’a mise sur cale démunie de roues ainsi l’ennemi ne pourra la saisir. Le soir, c’est décidé, mon père et ma mère resteront à la maison. Quant à moi je partirai dormir dans la voiture avec mes grands parents sans ma chienne qui veut pourtant nous suivre.

Nous voilà partis avec oreillers, couvertures, vers les sept heures du soir par le chemin de Saint-Père. Voici enfin la prairie où se trouve la C4. Mais nous ne sommes pas seuls dans le champ : trois ou quatre chevaux se baladent en liberté au pâturage. Mon grand-père ouvre la barrière et, d’un moulinet de sa canne, fait fuir les pensionnaires. La C4 est là sous les saules. Le soir tombe, il fait calme. On entend tous les bruits de la nature. L’étang du Guébriant n’est pas loin. Mon grand-père, né à la ferme du «domaine » est chez lui, la ferme se trouve à cinq cents mètres. Il retrouve toute sa jeunesse, les champs où il a probablement couru lui aussi. Je dormirai sur la banquette avant, la largeur de la voiture est parfaite, à 10 ans je ne dépasse pas la largeur des deux sièges. Mes grands parents dormiront à l’arrière, ce sera pour eux deux tout de même moins confortable. Nous écoutons encore quelques bruits venus du lointain et respirons une dernière fois l’air de la prairie et puis nous nous enfermons.

La C4 toute noire sous les saules semble étrange, dépourvue de ses roues, les sièges tissu sont assez confortables et, bien allongé, la tête dans l’oreiller, je regarde une dernière fois le petit vase en verre effilé fixé sur le côté intérieur du pare brise, vase dans lequel ma mère mettait des fleurs lorsque les jours étaient meilleurs.

Je m’endors ainsi alors que dehors l’humidité commence à monter du sol frais du fond de la prairie. La nuit s’est faite assez noire et des nuages sont venus jouant avec la lune à cache-cache. Soudain je me réveille. Nos respirations ont embué les glaces de la voiture, une tête est là derrière la glace à mes pieds, qui me regarde en appuyant son museau sur la vitre mouillée. La lune surgit et je vois l’énorme tête qui se dessine sur le ciel clair. Je

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

crie, mes grands-parents se réveillent. Le monstre, à l’extérieur, lèche les vitres et déclenche un bruit d’air comprimé, en vibrant des babines. « C’est un cheval », dit mon grand-père. En effet, nous les avions oubliés. Eux aussi nous avaient oubliés, mais ces animaux étonnés venaient humer cette étrange voiture qui, bien que faisant dix chevaux, semblait bien inerte. Je conserve encore cette tête de cheval dans ma mémoire et la nuit à terminer sera tout de même pénible, les chevaux ne voulant pas quitter notre voisinage.

Enfin, le jour viendra et mes grands parents bien courbaturés donneront le signal du retour vers le bourg. Il doit être vers six heures trente et le froid du matin nous indique qu’un bon petit déjeuner bien chaud nous remettra de notre nuit dans la nature. Le bourg est atteint vers sept heures ma mère nous attend : mon père dort à l’étage, il ne faut pas que je fasse de bruit. Il a dû monter la garde cette nuit autour du bourg pour une mission spéciale, toujours près de la Millière. Le chocolat est servi, englouti rapidement. Un coup de gant de toilette suffira à me rafraîchir et déjà nous filons aux nouvelles. Où sont les copains, les copines ? Je sors sur la place à trente mètres, il y a un attroupement. Un homme habillé en tenue kaki discute avec une quinzaine de voisins et voisines. Ma mère est là. Il peut être sept heures-et-demi huit heures, le soleil commence à chauffer, il fait calme, étrangement calme d’un matin d’été. Soudain deux silhouettes vertes, sombres, en bicyclette surgissent route de Matignon, casquées. Je les vois sauter à terre et se jeter à plat ventre sur la pelouse qui entoure l’église. Ma plus longue demi heure va commencer.

Vue du Bourg de PLUDUNO

Point A : indique la position des allemands en août 1944. Point B : l’endroit où les civils conversaient avec l’homme en kaki

Il peut être huit heures ce matin du 3 août 1944. Les deux silhouettes entrevues tout au bout de la place se sont encastrées dans l’herbe. Je ne suis pas le seul à les avoir vues. Les personnes en discussion avec l’homme en kaki se dispersent comme une volée de moineaux, quelqu’un a crié. « Les Allemands ! » Ma mère revient vers la maison en me tirant par le bras, nous pénétrons dans la maison ouverte où mon grand-père et ma grand-mère sont assis. Ma mère répète « Les Allemands », sauvez-vous, je lui échappe et retourne vers la rue par instinct de curiosité : je m’avance pour regarder vers les deux silhouettes et des coups de fusil sifflent à mes oreilles. Demi-tour, ma mère m’empoigne et nous sortons par la porte arrière donnant dans le cellier, puis la cour, le jardin. En passant au pied de l’escalier qui accède au premier, elle crie à mon père qui dort « Les Allemands ». Mon père répond « J’ai entendu ». Mon grand-père et ma grand-mère accompagnés de ma chienne prennent la fuite par le même chemin que nous mais nous quittent dans la cour.

DES COUPS DE FEU RESONNENT Je traverse le jardin en courant près de ma mère, au fond une palissade. Ma mère l’enjambe, je saute d’un

bond et crac, mon pantalon reste accroché sur le montant pointu ; je crie « Mon pantalon » ! Nous courons où ? Nous ne savons pas mais déjà des coups de feu résonnent vers la rue de Matignon. Un autre jardin se présente. Nous retrouvons d’autres gens qui courent. La voisine, l’épouse du cordonnier, le père Revel, l’ancien boucher, d’autres personnes prennent la même allée de jardin. Une femme est blottie dans une haie tenant son fils de quelques années sous sa protection, mais elle est totalement visible, terrorisée. Nous filons, près d’une belle touffe d’osier bien jaune en ce moment, osier avec lequel mon père effectue les ligatures de cercles de tonneaux. Les balles sifflent soudain à mes côtés. L’épouse du cordonnier s’affaisse en avant au pied de cet osier, nous ne nous arrêtons pas, un vacarme épouvantable d’explosions secoue l’air du matin, au bas du jardin, le dernier avant la campagne. Se présente un grand talus, une partie à gauche fait trois mètres de hauteur de ronces et quelques cinq mètres d’épaisseur.

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

Le père Revel plonge tête la première dans ce massif d’aiguilles acérées. Ma mère hésite puis me tire à la droite du jardin où se terminent les ronces, nous plongeons en contrebas entre deux arbres dans un massif d’orties d’un mètre de hauteur.

C’est le terminus, car après ce talus se présente une prairie où paissent deux ou trois braves vaches laitières du père Trotel. Dans cette prairie nous voyons l’homme en kaki descendant d’un pas rapide vers le fond vers un autre talus à deux cents mètres environ. Ma mère vêtue d’un chemisier blanc et de sa jupe bleue blanc rouge est comme blottie dans les orties. Nous ne sentons pas les piqûres, tout du moins pas pour le moment. Les rafales et tirs de fusil remplissent nos oreilles. Ce n’est plus la petite guerre avec les copains, les tirs perforent nos tympans, nous percevons des voix, en allemand au-dessous de nous sur le talus à deux mètres à peine. Un fusil mitrailleur est installé au-dessus de nos têtes. Les douilles nous dégringolent dessus. L’homme tire sur la silhouette kaki. Tout autour vole la poussière. Ils visent les jambes, mais l’homme avance toujours, le talus au-dessus s’est garni de plusieurs tireurs. Je me relève pour voir la silhouette qui se baisse au bas de la prairie puis se faufile sous la clôture. Il a disparu. Les tirs cessent au-dessus de nous mais de grosses explosions se font entendre vers notre maison.

ILS MITRAILLENT UNE VACHE Je veux me rendre et comme à la petite guerre je dis à ma mère : rendons-nous ! Ils ne nous feront pas de mal.

Elle me recloue au sol. Heureusement. Deux Allemands casqués recouverts de branchages remontent la prairie, viennent vers nous. L’un d’eux mitraille une des vaches. Elle s’affaisse, les pattes sans doute coupées. Puis ils bifurquent à trente mètres pour rejoindre la rue de Matignon. Les coups de feu diminuent. Des cris sans doute de rassemblement se font entendre, brefs, gutturaux, de soldats survoltés. Une odeur de poudre flotte dans l’air, nos bouches sont sèches puis le silence, un court silence encore plus angoissant. Que va-t-on découvrir ? Où sont les nôtres, les voisins, les gens du bourg ? Peut-être cinq minutes s’écoulent. A notre droite, une voix d’homme dans les ronces appelle : « Etes-vous là ? » Un autre arrive : « Ils sont partis, vous pouvez sortir ». Nous remontons le talus, une vieille planche est là au-dessus de nous couverte de douilles. Les mêmes que les miennes. Je ne les recueille même pas, mes pensées sont ailleurs. Les quelques personnes relèvent l’épouse du cordonnier, lui présente le visage vers le ciel. Elle est blanche, blanche, cela m’intrigue. Quelqu’un déclare : « La balle est entrée par là », en effet, la pauvre voisine porte un gros point rouge sur le côté de la poitrine et aussi un autre de l’autre côté. Elle est morte. Nous avançons, ma mère pleure, les gens se regardent, les yeux égarés, faisant de grands gestes battants des bras. Quelques paroles s’échangent. Mais cela ne sort pas. Là dans la cour où nous avions laissé l’épouse du maréchal-ferrant blottie sous sa haie avec son jeune fils, elle y est toujours. Morte ou vivante ? Elle nous regarde, les yeux égarés, la pauvre dame ne s’en remettra pas. Elle y laissera sa raison.

Dans la cour bordée de maisons, fenêtres, portes, ont volé en éclat, à l’intérieur les murs sont noircis. Cela sent la poudre. Sous une table, un corps gît, recroquevillé, déchiqueté par une grenade. Quelqu’un déclare : « C’est Constant L., un cultivateur ». Il était venu le matin même au bourg prévenir comme l’on disait à l’époque de la mort d’un de ses voisins. Lui aussi assistait à la conversation avec l’homme en kaki. Mais et les nôtres ? Mon père arrive. Il nous cherchait partout. Nous filons vers la maison ; partout des voisins vont et viennent. Mon oncle crie : il recherche son épouse, il appelle « Marie ? Marie ? ». D’autres crient dans les jardins. Nous pénétrons dans la maison. Les portes sont ouvertes, sur le seuil, des œufs sont brisés avec un embryon de poussin à l’intérieur. Rien ne semble avoir souffert puis ma mère au buffet déclare : « Ils ont volé mon porte monnaie, puis ils ont pris le kodak ». Moi j’ouvre mon tiroir personnel, il est vide tout a disparu : les signals, le calot de marin, le couteau suisse. Seul reste ma cartouchière... cosaque. Tout près dans l’angle de la pièce le drapeau est toujours là, intact mais déployé. Les œufs que les soldats avaient voulus gober étaient couvés et ma grand-mère les avait mis de la veille dans un saladier sur le buffet. Ils gisaient maintenant au seuil de la porte.

Mon père demande « Et les grands-parents ? » Ils arrivent, ils sont là, mon grand-père semble traumatisé, livide ! Il ne s’en remettra pas. Sa première attaque de Parkinson surviendra quelques semaines après les événements. Ma chienne Ripette, où est-elle ? Personne ne peut répondre, elle a quitté mes grands parents dans le champ où ils s’étaient réfugiés sous des gerbes de blé. Des coups de feu ont été tirés dans sa direction, brave bête, elle doit être morte. Je pars pour l’appeler vers le chemin où elle a disparu, elle ne reviendra pas ce jour ni les trois jours suivants puis elle apparaîtra, rampante, elle la chienne anglaise, descendante de l’armée, coutumière des uniformes, elle ne voudra plus entendre un coup de feu depuis ce jour et le simple geste du doigt pour la mettre en joue la fera se terrer au plus profond de l’atelier. Qu’avait-elle bien pu voir sinon un canon de fusil, ou des rafales à son intention.

En remontant ce chemin, triste spectacle : on a retrouvé Marie, la mère de mon cousin Paul, dans son jardin au bout d’une planche de grands haricots. Des gens portent un grand drap sanguinolent. Mon oncle les accompagne.

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

Marie est morte assassinée d’une rafale de vingt-cinq cartouches de mitraillette. L’assassin s’est penché au-dessus d’elle dans ce havre de verdure où il l’a vue se dissimuler, il l’a suivie puis au-dessus de son chemisier, blanc lui aussi, il a vidé rageusement son chargeur entier en brûlant de la flamme le tissu découpé. Il fera un arrondi et l’on retrouvera les douilles, elles aussi, de tôle grise vernie.

Je suis les porteurs du corps, je ne réalise pas, tout a basculé si vite du calme à la tempête, du banal à l’horreur. J’en ai assez vu pour aujourd’hui, vous aussi sans doute. La demi-heure s’est achevée sur des cris et des larmes. Ma prochaine nuit sera peuplée de cauchemars, mais ce ne sera rien à côté des drames voisins. Tout mon entourage en sera marqué. Nous avions eu notre part de guerre, mes yeux de dix ans avaient enregistré les images, j’en possède toujours les négatifs.

Après ce récit des événements du 3 août 1944 et de ce que j’avais pu retenir en mémoire, et avant de poursuivre dans les semaines de ce mois de libération, m’étant livré à une recherche de témoins de l’époque, j’ai voulu, quarante ans après, analyser le plus exactement possible les faits tels qu’ils étaient survenus.

A ma connaissance aucun récit écrit n’existe sur ces événements aussi bien de l’attaque du camion de la Millière, que de la tuerie du bourg le 3 août 1944.

LA RANCE FAIT REMPART Revenons en ce début août 44, côté allemand. Devant l’avance de l’armée américaine qui se trouve à

Avranches le 30 juillet vers 20h et qui repousse les Allemands vers Dol de Bretagne et Saint Malo, l’État Major allemand décide d’arrêter tous les renforts venant de la région de Brest, Saint-Brieuc, côte nord Bretagne sur la limite naturelle de la Rance à Dinan. Dinard est fortifié ainsi que Pleurtuit et la Rance est le dernier rempart contre l’avance américaine. Les détachements de renforts allemands prélevés sur des unités de toutes sortes sont organisés en «Kamfgrup». Ceux-ci voyagent principalement de nuit à partir de fin juillet.

HARCELEMENT PAR LES RESISTANTS Ils sont harcelés sur les routes par les résistants surtout de la région de Callac, Rostrenen, Guingamp, avant le

2 août 1944. A partir de cette date, les FFI des régions de Dinan, Jugon Lamballe, Saint-Cast, ont reçu le fameux message de Londres : « Le chapeau de Napoléon est-il toujours à Perros-Guirec ». Les armes ayant été distribuées fin juillet, le message étant reçu, il s’agit de l’ordre d’attaque générale sur les troupes de l’occupant. Ce sera comme l’hallali d’une grande chasse. Sur toutes les routes, les petits chemins, les fortifications, les lignes téléphoniques, la Résistance tendra des embuscades et, de nuit comme de jour, harcèlera les convois ennemis qui circulent tous feux éteints ou lentement de jour pour se préserver des avions. La première embuscade aura lieu pour Pluduno au lieu dit la Millière dans la nuit du 1er au 2 août 44 vers 23h, 24h. Cette embuscade tendue par une trentaine de résistants de Plancoët et de Pluduno fera suite à une décision du responsable FFI de Plancoët, le Cdt Hector.

ATTAQUE SUR UN CAMION Le message pour organiser cette embuscade sera porté par un jeune homme de Pluduno âgé d’environ 16 ans.

Celui-ci voulant rester anonyme et plus que modeste, je le désignerais en H.L. Les résistants placés en différents endroits à cinquante mètres du carrefour de la Millière côté Plancoët verront arriver dans la nuit un gros camion de sept à dix tonnes tous feux éteints. Mais la nuit est assez claire. Il se dirige vers Dinan et vient de Lamballe. Les premières balles tirées dans le moteur et dans les pneus autant que dans la cabine, perforent la roue avant droite du véhicule. Celui-ci, emporté par la courbe, mord sur l’accotement droit, sur une cinquantaine de mètres et percute latéralement un pylône électrique en béton sans le casser. Le camion s’immobilise, les résistants font feu sur les ridelles en bois de côté, sur la cabine, et un des résistants intrépide grimpera d’un bond sur le capot du moteur et videra un chargeur de mitraillette Sten sur le pare-brise. Les occupants de la cabine, deux ou trois, seront tués sur le coup. A l’arrière du camion, une douzaine d’hommes armés ont sauté dans le fossé ou résistent derrière les ridelles en bois. Le combat sera court, le camion transformé en passoire, les ridelles de sapin de deux centimètres d’épaisseur criblées de balles ne pourront résister. Sept ou huit morts allemands restent sur les lieux au moment de partir ; un tout jeune soldat de la Marine allemande sera découvert, dissimulé sous le pont arrière du camion. Le calot ramené par mon père, le lendemain, était le sien.

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

LE CANON Sur le camion était une pièce de canon anti aérien de vingt millimètres à quatre tubes dénommées Flak

Vierling. Cette pièce peinte en gris clair provenait de Brest, origine Marine allemande. Ce canon, bien connu des aviateurs anglais et américains mais aussi français, était réputé le plus dangereux pour les chasseurs de la dernière guerre mondiale. Servi par un chef de pièce, un tireur, quatre servants pourvoyeurs, un télémétreur, ce canon tirait des petits obus de vingt millimètres, traceurs, perforants, incendiaires contenus dans des chargeurs de vingt-cinq environ. Il s’agissait d’une bonne prise pour la Résistance car ce canon était destiné à renforcer le secteur de Dinan contre l’aviation Alliée. La pièce de canon sur socle tournant était bien sûr intransportable. Le camion immobilisé ne pouvait plus reprendre la route, de nombreuses balles ayant perforé le moteur, l’installation électrique, les pneus. Le répit des résistants allait être de courte durée, un convoi se fait entendre dans le lointain, on emmène deux prisonniers et l’on quitte les lieux vers Bourseul. Le camion fut retrouvé le lendemain, les chargeurs vidés de leurs munitions et les quatre tubes du canon disparus. Qui avait neutralisé l’engin ? Sans doute le convoi arrivé dans la nuit sur les lieux de l’embuscade.

MENACES DE REPRESAILLES SUR PLANCOET Les corps disparaîtront aussi mais reparaîtront à Plancoët place de la Mairie dans l’arrière d’un camion bâché

et le capitaine allemand menacera Plancoët de représailles. Mais ceci est une autre histoire. Tout se terminera bien, un officier plus humain qu’un autre apaisera les besoins de vengeance. Ouf pour la population de Plancoët. Ce camion dans lequel j’ai joué avec des copains pendant plus deux mois avait été ramené dans la cour de mon école remorqué derrière des chevaux. Confié à la garde de mon père jusqu’en octobre 44, il rejoindra le front de Lorient sans doute pour armer les résistants faisant le siège de la poche.

COMME UN JEU A l’examen des embuscades sur le secteur de Plancoët, il s’agissait de la capture la plus importante de ce mois

d’août 44. Un seul canon de ce genre sera neutralisé au Cap Fréhel en août également par l’aviation alliée. Ce canon neutralisé a sans doute épargné bien des pilotes courageux survolant nos campagnes dans les mois qui suivront. Une de mes distractions avec le fils de l’instituteur J.P. fut de faire pivoter ce canon sur socle en tournant les volants bien graissés. Dans la cabine du Berliet, nous nous mettions au volant derrière le pare-brise perforé et la vue des éclaboussures, restes du combat, plaquées contre le fond de la cabine et le plafond nous laissait indifférents. Je repense depuis à ces violences vécues et à celles que j’allais connaître dix ans plus tard en Algérie. A cette époque nous n’avions pas d’entretien avec des psychologues, ni de séances d’adoucissement. Comme les temps ont changés...

Pluduno : Le fournil à Mathurin

SUEURS FROIDES

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

Cinquante ans après les événements d’août 44 j’ai retrouvé des témoins de ces jours difficiles. Ils ont vécu dans le bourg même pendant les faits, ce qui m’a permis d’analyser le déroulement précis des heures précédant la demi-heure meurtrière. H.L. avait dix sept ans et faisait partie de la section F.F.I. qui montait la garde à l’entrée du bourg de Pluduno, ce 3 août 44. Il pouvait être cinq heures du matin et la section d’une vingtaine d’hommes armés de diverses mitraillettes Sten, fusils anglais, grenades, armes de récupération diverses, peut être un fusil mitrailleur Bren avait pour mission d’intercepter avant leur entrée dans le bourg des Allemands en provenance de Matignon. L’embuscade prévue se tenait près du lieu dit le Kerpont à l’entrée du chemin menant à la ferme de St Père et vers le Doue Neuf, lavoir disparu aujourd’hui. H.L. qui faisait fonction d’agent de liaison était non armé vu son âge et ne participait pas à la garde de nuit. Cette garde à l’entrée du bourg fut levée vers les six heures du matin et les résistants n’ayant vu aucun allemand repassèrent par le bourg. L’un d’eux voyant H.L. près de sa maison lui demanda de retourner sur les lieux de l’embuscade récupérer un pistolet et des grenades sur un talus bordant la route, armes oubliées par un des F.F.I.. H.L. partit à pied, pendant que les résistants se dispersaient, vers le lieu de récupération : le temps passé pouvait nous amener vers sept heures et, déjà, la belle journée s’annonçait. Le soleil se levait dans un magnifique ciel bleu. Peut-être serait-ce l’annonce de l’arrivée des alliés, vu le calme de la nuit écoulée ?

FATALITE H.L., après le Kerpont, pénètre dans le champ ou les armes sont à rependre, cherche un court instant, retrouve

le pistolet et les grenades qu’il dissimule dans son blouson. A cet instant, il avise Emile G. dans le chemin de St Père ; Emile lui déclare aller travailler à la ferme. H.L. va le quitter et retourne vers la route proche. Fatalité, là dans l’entrée du champ trois Allemands en bicyclette l’appellent : « Terroristes dans le bourg ? » interrogent-ils. H.L. répond : « Non pas terroristes ! » « Merci », répondent les Allemands polis puis ils continuent leur route vers le bourg tout proche. H.L. fait demi tour, il veut se débarrasser de ses armes et court vers les gerbes de blé debout. Le champ en est couvert. Il se baisse, vide son blouson sous une gerbe, se relève en pensant « Si l’on m’avait fouillé j’étais condamné ». A peine relevé reprenant sa marche, stupeur : dix Allemands l’arme à la main le mettent en joue. L’un d’eux récupère les grenades et le pistolet. H.L. est encadré, poussé le canon dans le dos, malmené, vers le bourg. Il comprend très vite la situation. Les trois premiers étaient des éclaireurs marchant sur la route. Mais dans les champs cheminait une dizaine d’Allemands, bariolés, au travers des gerbes de blé.

H.L. qui n’est pas un héros, a dix sept ans. Dans de telles conditions, les années de vie passent très vite, H.L. sent que la situation est mauvaise. Mains en l’air, un Allemand lui demande : « À qui sont ces armes ? » H.L. répond : « Je viens de les trouver dans le champ ! » Mais ces soldats, un quart d’heure plus tôt, au lieu dit le pont de la Madeleine, viennent d’essuyer des coups de feu à leur passage sur le pont. Un résistant en repartant du bourg après sa garde de nuit n’avait rien trouvé de mieux, seul, embusqué à quelques cent mètres de la route, que de faire un carton sur le convoi qui cheminait. Ces soldats ont du mal à croire ses affirmations. Emile G., interpellé par les trois éclaireurs, déclare être un ancien prisonnier de guerre employé aux travaux des champs. Ceux-ci le laissent filer. H.L. est poussé vers le bourg par l’escouade revenue sur la route ; bientôt, la première maison est en vue. H.L. est adossé à la porte de la cave. Cette maison même où étaient confectionnés les colis pour les prisonniers. Le propriétaire de la maison sera interrogé puis relâché. Puis l’on avance H.L. vers le fournil du boulanger, 50 mètres plus loin. Un gradé l’accompagne et hurle des expressions en allemand.

Une voiture amphibie Schwimmwagen avec un chauffeur à bord arrive de Matignon. L’arrière est recouvert de branchages. H.L. est jeté dans la voiture sous les branchages (ce genre de voiture ne possédait pas de portières). Prêt de lui, sur la banquette, un Allemand, torse nu, râle fortement avec une grande estafilade au ventre. H.L. est redescendu de la voiture, contre ordre du gradé. On le ramène à la porte de la scierie à force coups de bottes, le dos à la porte de la cave, gardé par plusieurs soldats menaçants. Cette fois, c’est fini, pense-t-il. Pendant ces minutes, environ 30 soldats sont montés vers le centre du bourg derrière les éclaireurs. Une fusillade commence. La mère d’H.L., surprise dans son jardin en face de sa maison est invitée poliment à rentrer chez elle par un « Rentrez chez vous Madame c’est la guerre. » La mère d’H.L. ramassait des feuilles d’orme pour nourrir le cochon. Ces feuilles tomberont bientôt toutes seules avec les rafales des soldats. Les fonds de jardins vont être mitraillés par ces trente grenadiers. H.L. est toujours le dos à la porte, on le tire vers la campagne au devant d’une nouvelle escouade d’une trentaine d’hommes conduite par un lieutenant blond marchant en tête. Celui-ci interroge en français : « Que se passe-t-il ? » H.L. déclare « Vos hommes ont trouvé des grenades, je n’y suis pour rien, je ne suis pas terroriste. » Le lieutenant écoute. Devant la jeunesse d’H.L., il le garde prêt de lui puis continue à progresser vers le bourg. H.L. est remis le dos à cette fameuse porte. Le gradé déclare : « Mes hommes veulent vous tuer. Ne bougez pas ». Ainsi, la

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

deuxième escouade ira renforcer la première et les soixante soldats arrosent de balles les jardins où nous tous, nous fuyons. L’épouse du cordonnier Mme L.L. sera tuée par une de ses balles.

Le lieutenant saluera H.L. après lui avoir offert une cigarette et retourne rejoindre ses hommes. La fusillade continue. H.L., seul, le dos à la porte, sent sous sa main la clenche qui ouvre cette porte de cave. Il appuie. La porte cède. Il se jette en arrière. Il est dans la cave, des tonneaux sont là. H.L. referme la porte, se barricade.

Porte de la cave où H.L. s’est réfugié

De longues minutes vont encore s’écouler sous ces poutres revêtues de toiles d’araignées. Deux vasistas aux

verres sales éclairent la cave. La fusillade a cessé. H.L. prend un râteau, entend des piétinements au dessus. Mme D. entend les coups au plancher. Elle descend dans la cave par l’escalier intérieur. H.L. sort de sa cachette et engloutira deux verres de cidre : bon sang, quelle soif, après tant de péripéties. H.L., sorti de la cave, s’empresse de rejoindre sa maison au centre du bourg. La fusillade a cessé. Les soldats sont partis. Sa mère qui le recherchait, ignorant tout des événements survenus à son fils, ne trouve qu’à lui dire « Rentre à la maison et va te coucher, tu as vu dans l’état où tu t’es mis ». H.L. n’était pas ivre mais son séjour dans les tonneaux, les araignées... et puis, ne pensez-vous pas que les traitements subis dans l’heure précédente ne vous défigurent pas un jeune de 17 ans ? Le simple séjour près d’un mourant sur une banquette de voiture a de quoi vous donner des sueurs... froides. Ce récit cinquante ans après, pratiquement ignoré de tous, sort de l’anonymat et a considérablement éclairé mes connaissances des événements suivants.

Rapport F.F.I. Cie PLANCOËT

SAUVE QUI PEUT Ce 3 août nous avons laissé H.L. dans la cave de J.D., se désaltérant de quelques bolées de cidre bienvenues

après ces émotions. Revenons à nos deux éclaireurs allemands couchés sur l’herbe du côté droit de l’église. Ils prennent la rue qui monte vers les trois croix en enfilade et, leurs bicyclettes jetées de côté, avec leurs mausers, fusil principal de l’armée allemande, ajustent les civils qui, à cinquante mètres, prennent la fuite accompagnés de l’homme en kaki. Cette fuite mal orientée les fait pénétrer dans leurs maisons voisines à dix mètres. Ensuite, soit partir dans les jardins, soit grimper dans les greniers, soit se cacher dans les débarras. M. C.L. venu au bourg le matin prévenir de la

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

mort d’un de ses voisins, lui aussi traverse une des maisons voisines puis arrivant dans une cour pénètre dans une autre maison, celle du maréchal Ferrant J.B. Il se cache sous une table au fond de la pièce. Mme J.B. l’épouse du forgeron sort dans la cour avec son dernier fils âgé de quelques mois puis tétanisée, elle se réfugie à quelques mètres sous une haie où existe un creux naturel dans la terre. A quelques mètres à peine de sa maison elle voit surgir les allemands. Quelques secondes avant l’homme en kaki, traverse en courant et prend la fuite par les jardins nous précédant, ma mère et moi de quarante mètres environ. Le fils aîné de Mme J.B. épouse du forgeron se réfugie dans son grenier. Les soldats surgissent après avoir franchi la première maison et pénètrent chez Mme J.B., M. C.L. est tué à coup de fusil ou de pistolet sous la table puis les soldats grimpent à l’étage, au grenier. Le fils de Mme J.B. plaqué derrière la porte contre le mur sent sa fin venue, l’Allemand jette un coup d’œil rapide : la pièce est vide, il redescend, en quittant la maison des grenades sont jetées à l’intérieur vers le mourant qui gît sous la table, ce sera sa fin. Les explosions entendues de notre cachette étaient ces grenades. L’épouse du forgeron a tout suivi de la scène, les soldats l’ont vue, avec son fils, aucun coup de feu ne sera tiré dans sa direction. Les Allemands rejoignent leurs collègues dans les jardins au dessus de nos têtes pour repartir ensuite vers la rue. L’homme en kaki lui est blessé, juste au fond de la prairie par une balle de fusil dans une épaule, la chance est avec lui si l’on peut dire car il peut continuer sa fuite vers la campagne et rejoindre vers une commune voisine, Saint-Potan, une ferme où un médecin vient le soigner.

Dès les premiers coups de feu mon père dormant à l’étage est réveillé et ma mère lui criera du bas de l’escalier : « Les Allemands ! » Vite habillé il prend la fuite lui aussi par les jardins mais au lieu de fuir vers la campagne voyant l’épouse du cordonnier morte près de la touffe d’osier, il bifurque et cela face aux Allemands, les apercevant à trente mètres il refait un à droite toute et toujours dans la mauvaise direction prend une allée avise un WC en bois et s’y réfugie. Il entend des voix, des cris ; les Allemands passent au galop à sa suite et continue vers le fond du jardin et de la maison voisine. Il se ravise, sort du WC, aperçoit un pressoir en bois sous un hangar, plonge sous le tablier derrière la grosse poutre centrale et se terre du mieux qu’il peut. Pendant sa première descente de l’allée du jardin, il a vu, accoudée sur la barrière du fond une silhouette casquée. Le coup tiré lui frôle la tête, la balle casse une brique du mur voisin et en se baissant hors de la vue de l’Allemand, il se cache dans les WC. De sa cachette sous le pressoir, il voit surgir une dizaine de soldats qui reviennent, la fusillade terminée, le dernier de la colonne ouvrira la porte des WC ! Ouf ! C’était fini pour lui.

Lorsque les maisons sont devenues désertes après notre départ en trombe, une bande de soldats va surgir, une voisine postée dans un jardin en face a tout vu de la scène. C’était l’épouse du sacristain M.G. La bande pénètre dans ma maison, un des soldats s’empare du drapeau, celui que ma mère avait agité la veille au spifire anglais, puis sort sur le pas de la porte, un autre soldat avise les œufs couvés qu’il essaie de gober, gros rires de ses collègues, un troisième s’empare du kodak de ma mère garni d’une pellicule comme l’on disait à l’époque. Dans la boîte noire mon père a pris la veille la camion de la millière en photo, nous ne le verrons jamais ! Le soldat sort sur le trottoir, l’un agite le drapeau et crie « Prima good » il sera pris en photo avec les autres soldats. Un autre, plus curieux, a pénétré dans le sas du bas de notre escalier, celui que mon père a descendu pour fuir. Comme nous avons laissé la porte du cellier ouverte en fuyant, un courant d’air puissant claque les deux portes du sas, notre homme coincé dans ce petit espace dans un noir absolu, ne connaît pas l’emplacement du bouton électrique en céramique, il prend peur et avec son fusil, il cogne du bout du canon dans le montant de la porte et dans la serrure alors qu’il suffisait de tourner la poignée en porcelaine, la porte cède, je retrouverai avec mon père les traces de son canon de fusil. Sa peur l’a empêché de grimper à l’étage, il repart avec les autres vers Plancoët, la fusillade terminée ; ces soldats emportent mes trésors de guerre, mon couteau suisse, mes Signals. Le calot de la marine allemande à peine sec de la veille, l’atelier voisin ne sera pas fouillé, le jardin derrière la maison non plus, heureusement. Devinez ce qu’il contenait dans une planche de petits pois emballés dans des sacs de jutes, des mitraillettes Sten, des grenades et quelques fusils. J’ai toujours pensé depuis cette reconstitution et analyse des faits que notre maison avait été considérée par ces soldats survoltés comme la maison de bons français, admirateurs de l’Allemagne, en effet tout portait à le croire.

Signal était l’organe de propagande auprès du peuple français et allemand. Le calot de la marine avec son emblème nazi, dans un bel état de propreté était un signe d’admiration envers l’armée allemande et le couteau suisse représentant la neutralité confirmait le tout. Le drapeau pour conclure était respecté par ces militaires. J’ai depuis collectionné les revues Signal non pas par superstition mais aussi pour savourer cinquante ans après, comment les autorités allemandes et françaises de l’époque pouvaient intoxiquer les foules avec des informations truquées, des nouvelles orientées, en un mot : le «bourrage de crâne» ou l’«intox» si vous préférez.

POURQUOI ? QUAND ? COMMENT ?

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

Mon professeur de français, M. Briand, quelques années après 1944, nous enseignait à Plancoët au collège ces trois mots pour bien situer l’action : pourquoi ? Quand ? Comment ? Il ne me reste qu’une cause ou plusieurs causes à trouver pour connaître le pourquoi.

L’escouade allemande que l’on avait dit venir du Cap Fréhel, venait en vérité du secteur de Saint-Brieuc. Sa destination au départ était Dinan pour stopper sur la Rance l’avance des troupes américaines. Dans la soirée du 2 août, cette escouade appartenant à un convoi important, s’est trouvée attaquée par les FFI (groupe Noret) vers Saint-Denoual, puis ensuite vers le Haut-des-bois en Landébia.

Les pertes subies ne seront pas chiffrées mais dans les embuscades de fin de journée et de nuit, lorsque les soldats sont fourbus, chacun sait que les réflexes de défense sont diminués. Ces soldats cloués dans les bois de Landébia ne repartiront qu’au petit jour vers Plancoët. Au lieu dit La Ville Oreux, une soixantaine d’hommes et une voiture amphibie emprunteront la petite route qui rejoint la Ville Echet pour progresser vers Pluduno.

Les allemands qui savaient travailler avec les cartes d’état-major redoutaient que Pluduno ne soit un nid de résistants. Vers 6h ou 6h30 du matin, l’escouade passant au pont de la Madeleine se fera tirer dessus par un résistant seul avec son fusil. Le mourant dans la voiture était-il blessé de la veille ou de cette embuscade, nous ne le saurons pas, mais une chose est certaine : l’approche du bourg de Pluduno, à un kilomètre à peine, est à faire avec méfiance. La voiture amphibie était certainement munie d’une radio communiquant avec le reste du convoi progressant parallèlement vers les Trois-Croix.

La mission de ce convoi était précise : rejoindre Dinan au plus vite. Les ratissages de résistants, les fouilles de maisons n’étaient pas au programme. La tuerie de Pluduno ne durera qu’une demi-heure. Et ils repartiront où ? Mystère. Sans doute vers Dinan ou vers Ploubalay après avoir franchi Plancoët. Mes recherches auprès des archives françaises ne m’ont rien apporté. Les archives allemandes du secteur 22, conservées à Vincennes, s’arrêtent au 25 juillet : car après, les allemands harcelés ne pouvaient plus faire de rapports détaillés comme cela était leur habitude. Nous ne saurons pas ce que sont devenus ces hommes, engloutis dans les combats de Dinard et Pleurtuit, ou victimes des embuscades tendues par la résistance de Plancoët ou d’autres communes. Aucun rescapé n’est revenu sur les lieux. Peut être qu’un jour une information remontera.

Le hasard et la coïncidence ont voulu que ce 3 août 44, ces événements se soient déroulés dans notre petit bourg si calme. Bien d’autres bourgades subiront les mêmes incidents. En ce qui me concerne, mes recherches m’ont permis de clarifier une tranche de vie. Pour que chacun puisse savoir ce qui s’est passé en matière d’embuscades sur l’armée allemande, je vous communique au jour le jour les événements, ce déluge tombant sur des hommes qui depuis sont devenus nos partenaires :

- mercredi 2 août : message de la BBC. « Le chapeau de Napoléon se trouve toujours à Perros-Guirec. » Ce qui

signifie ordre d’attaquer les occupants pour les divers comités F.F.I.-F.T.P. ; - mardi 1er et mercredi 2 août : combat de Saint-Juvat (22) ; embuscade de La Millière en Pluduno : 1 camion

15t. + 1 canon + 12 Allemands hors de combat ; combat du Bois Rolland à Plancoët : embuscade à Saint-Denoual, Le Haut-des-Bois, (Section F.F.I. Noret) : embuscade à Plancoët : F.F.I. contre convoi allemand ; embuscade de Nazareth : embuscade de Saint-Lormel ; arrivée des Américains à Lanvallay : 5 chars US et un canon détruits, 88 allemands tués ; puis bombardement de Dinan à 10h30 par les Américains.

- jeudi 3 août : combat du Poteau en Saint-Cast à 8 h ; combat du Bois-Bras en Saint-Cast à 9 h ; combat à La Croix-Bras en Saint-Cast à 11h ; combat Route de Matignon à 15h ; combat au Pont-Ruellan en Hénanbihen ; combat au Petit-St-Malo en Plurien ; combat à Port à la Duc en Fréhel ; combat de la Couture en Erquy ; combat de Merdrignac ; combat de Bourseul ; combat de Jugon à Beaubois ; combat de Mégrit ; combat d’Yvignac. Les Alliés sont à Eréac

Le 8 août : Américains à PLANCOËT

- nuit du 3 au 4 : Saint-Cast libéré par les FFI.

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

- vendredi 4 août : embuscade FFI à Corseul. - samedi 5 août : embuscade aux Cinq chemins en Saint-Cast ; embuscade à Pléven ; le Viaduc de Dinan

saute à 18h. - dimanche 6 août : Dinan libéré ; Lamballe libéré ; St-Brieuc libéré. - nuit du 5 au 6 : Ploubalay incendié ; les Allemands se retranchent au Cap Fréhel ; Pleurtuit se barricade,

puis début des tirs américains sur Pleurtuit ; combat de Plessala, Plémet, Moncontour. - lundi 7 août : la population de Pleurtuit est évacuée ; Chatelaudren libéré ; début de la bataille de Pleurtuit ;

embuscade de Pleslin suivie de la libération de Pleslin-Trigavou ; embuscade de Plélan-le-Petit ; obsèques des victimes de Saint-Cast.

- mardi 8 août : les Américains arrivent à Plancoët ; attaque générale des américains sur Pleurtuit. - mercredi 9 août : bataille de Pleurtuit. - jeudi 10 août : deux véhicules américains à Saint-Cast, deux jeep américaines à Pluduno. - vendredi 11 août : début du siège du Cap-Fréhel. - samedi 12 août : bataille de Pleurtuit. - dimanche 13 août : bombardement de l’île de Cézembre et bataille de Pleurtuit. - lundi 14 août : reddition de Saint-Malo, de Dinard, de Pleurtuit, de Saint-Lunaire et de Saint-Briac ;

bombardement de Ploubalay par les Allemands vers midi. - mardi 15 août : reddition du Cap-Fréhel ; la cité de Saint-Servan se rendra le 17 août. - 2 septembre : reddition de Cézembre

SOLDAT OU MEURTRIER Nous voyons tous défiler à la télévision ou dans nos magazines des reportages de guerre, de guérilla, de

révoltes, de racisme et la plupart d’entre nous sont habitué ou détournent la tête pour ne plus voir ces atrocités. La mort de Marie L. en 1944, mère de mon cousin Paul, mon séjour en Algérie comme militaire du

contingent, m’ont fait repenser aux conditions dans lesquelles cette brave femme inoffensive avait été exécutée à l’âge de 41 ans. Pour avoir lu des récits d’événements plus ou moins semblables, j’ai essayé de reconstituer ce drame qui touchait ma famille.

Lorsque la fusillade a commencé ce 3 août 44, provoquée par les éclaireurs sur le parvis de l’église, Marie L. est sortie de sa maison ou du groupe rassemblé en conversation avec l’homme en kaki. Sa fuite par le chemin longeant l’école l’a amenée à pénétrer dans son jardin tout près de la scierie de son époux.

La culture des jardins en ce début d’août présentait beaucoup de planches de pois et haricots ramés sur des perches hautes de presque deux mètres. L’une de ses planches au fond du jardin, très touffue s’est présentée comme un refuge suffisant aux yeux de Marie. En effet pour un soldat examinant le jardin depuis la barrière, il était impossible de voir une forme humaine allongée. Alors que s’est-il passé ? Le soldat l’a suivie dans le jardin, l’a vue pénétrer sous les rames de pois et ensuite entrant à son tour s’est approchée d’elle. Pour lui l’habillement de Marie ne faisait aucun doute, chemisier et jupe, c’était bien une femme.

Deux hypothèses me restent pour analyser l’exécution. La première : dans la tête de cet homme surmené, exaspéré, attaché seulement à défendre sa vie, aigri par ces années de guerre, peut être déjà meurtrier dans les mois précédents ; cette femme se présente comme une vengeance facile ; enfin il va pouvoir se défouler sur la gâchette de sa mitraillette. Sa hargne va même l’amener à poser le canon de l’arme sur le dos de Marie, ensuite déclencher le tir et guider la rafale pour en faire un cercle noir de poudre d’environ vingt cinq cartouches. Notre meurtrier peut se relever et rejoindre le reste de sa compagnie, aucun camarade ne l’a vu, sa vengeance s’est accomplie. Dormira-t-il dans les jours qui suivront ? Echappera-t-il à la fournaise d’août qui l’attend, périra-t-il en fanatique dans les bunkers de Pleurtuit ou par une rafale d’un résistant sur une petite route à venir ou, suprême solution, ira-t-il rejoindre les camps de prisonniers aux USA ou en Angleterre ? Dans ce dernier cas il est peut être encore vivant : je le plains, car ces moments d’atrocités ne peuvent laisser un homme en paix.

La deuxième hypothèse est pour moi presque invraisemblable. Le soldat voyant fuir Marie L. l’a suivie et, persuadé qu’il s’agissait d’une résistante, l’a exécutée sans un mot.

Tout ceci pour démontrer que les hommes ne sont pas égaux dans leurs têtes. A quelques mètres de là, les soldats invitent les civils à se ramasser dans les maisons. Ils leur parlent. Alors ma conclusion est que dans une escouade de militaires, tous les genres existent, des intentions sommeillent, d’autres peuvent surgir, provoquées par les événements.

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

Comme elles furent longues, les dernières minutes de Marie, entendant le pas lourd de notre homme approchant vers elle, se courbant, puis posant le canon froid de son arme sur son dos : lui a-t-il parlé ? A-t-elle répondu ? Puis un déchirement de l’air : le vide.

Après tous ces événements du 3 août 44, la consternation s’est installée dans notre petit bourg. Vont-ils revenir, en surgira-t-il d’autres, où sont les Alliés ? Personne ne peut émettre une suite exacte des choses à venir. Mon père prend la décision : nous ne dormirons pas à la maison dans les jours suivants. Une tante résidant près du cimetière nous hébergera au lieu dit le Jard. Brave tante vivant seule avec une douzaine de chats. Pour terminer sur une note optimiste, je dois vous avouer n’avoir pas dormi la nuit du 3 août : d’abord en première cause les piqûres d’orties sur mes jambes nues couvertes de cloques, souvenir du petit matin dans notre fossé, ensuite le million de puces de chats occupant la maison de notre hôtesse. Le grenier dans lequel nous couchions dans des couettes de plumes était habituellement la demeure des matous. Nous le vîmes de suite car en trente secondes, planté sur la dernière marche de l’escalier du grenier, je pouvais les sentir monter à l’assaut de mes chaussettes de laine rabattues en socquette et pénétrer dans celles-ci pour dévorer mes chevilles et mollets. La nuit fut mordante et j’en fus dévoré.

L’ATTENTE Nous resterons avec mes parents trois ou quatre nuits, hébergés par la tante tout près du cimetière puisque du

jardin et des fenêtres de la maison, on peut voir les alignements de tombes. Mon esprit sera travaillé par les histoires de «feux follets» racontées par mon grand-père aux veillées mais malgré mes observations nocturnes, je n’en vis aucun. Les journées s’écoulaient en jeux de plein air avec une nouvelle bande de garçons et filles originaires du Jard ou en résidence forcée. Je n’étais pas le plus âgé car deux ou trois filles de treize à quinze ans nous dirigeaient avec vigueur en des jeux beaucoup plus évolués, vous comprendrez.

Dans la nuit du 4 août, un camion allemand rempli de blessés traversera le bourg et stationnera devant la maison de H.L. A l’intérieur gisent des blessés qui reçoivent sans doute des soins infirmiers. Le camion filera vers Dinan où plusieurs hôpitaux reçoivent les blessés du secteur, un des hôpitaux sera installé au collège la Victoire pour seconder l’hôpital de Dinan trop exposé. La nuit du 5 août un autobus allemand fera le même trajet mais dans le centre du bourg, le chauffeur blessé s’effondrera sur le volant, autobus à l’arrêt, klaxon en marche, au bout d’un moment un autre prendra sa place et repartira avec le véhicule.

Le 5 août, le viaduc de Dinan ayant sauté, cela sent la fin. Les Alliés ne sont pas loin. Ils sont déjà venus à Lanvallay mais repartiront sans franchir la Rance, nous en reparlerons.

Ce 5 août, l’enterrement des victimes du 3 est décidé en après-midi mais le brave Mando, cheval d’Henri B., n’ira pas jusqu’au cimetière attelé au corbillard. Un avion anglais ou américain survolera le cortège funèbre et, devant la peur des familles, je crois savoir que les cercueils seront déposés dans une petite grange a mi-route du cimetière.

Dimanche 6 août, nous apprenons que Dinan est libéré puis Lamballe et Saint-Brieuc. Mais nous ? Pourquoi ? Où sont-ils, ces sauveurs ?

Il faut attendre le mardi 8 août : les premières automitrailleuses US arrivent à Plancoët, on raconte... Le 9, rien ne se passe Le 10 août, victoire ! Nous allons les voir, la famille a réintégré la maison, ma mère a toujours sa jupe bleu-

blanc-rouge et en plus, elle a reçu un fragment de parachute allié blanc pour se faire un corsage. Comme elle coud beaucoup, elle tempêtera sur le nylon des Alliés car le fil passe mal et cela fait des fronces sous le pied de biche de la machine. Mais enfin, ce sera quand même une réussite. Le tissu léger flotte au vent, il est transparent, les hommes se sentent tous ragaillardis, plus tard arriveront les bas nylons.

Je rode toujours aux aguets dans les limites du bourg. Les copains racontent. Les Américains donnent des bonbons, des cigarettes et surtout des «chewing-gums». Qu’est-ce encore que cette invention ? Attendons pour voir.

Soudain un homme en vélo arrive de Plancoët : il s’agit du pâtissier de cette ville, M. Madec. Je connais sa fille, elle apprend la musique avec moi et ce monsieur Madec est un spécialiste des mille-feuilles et des choux à la crème. Il est tout en blanc, il gesticule, il porte un canotier sur la tête, il crie : « Ils me suivent ! Les voilà! ».

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

Libération de Pluduno : 10 août 1944

La nouvelle se répand, tout le bourg afflue vers la place du Monument aux morts, regarde vers Plancoët et au

loin dans un vrombissement de moteurs, deux petits véhicules sans pare-brise ni portières s’approchent du bourg. Les occupants casqués ont le sourire, enfin des militaires avenants. Nous n’étions plus à l’habitude. Ils sont bronzés, les manches retroussées. Les bras se tendent vers eux, des bouquets de fleurs des jardins ont été faits à la hâte, ils leur sont jetés. Les voitures arrivent au Monument aux morts, font le tour de l’église et reviennent au monument.

Là, souvenir inoubliable, Julie D., ancienne couturière habitant tout près accourt une bouteille de champagne et deux verres à la main. Miracle du renouveau, elle avait caché cette bouteille depuis 1940. Sur la Jeep (puisque ce sont ces fameuses Jeep américaines qui nous sont arrivées), elle offrira le champagne aux libérateurs. D’autres personnes offrent du cidre, du vin, les pauvres G.I. submergés sont cloués sur leurs sièges, la foule les entoure, les dévisage, chacun veut toucher les hommes, le métal, c’est comme un autre monde qui commence. Je m’étais hissé à l’intérieur d’une des voitures et déjà je faisais connaissance avec les plaquettes de «chewing gum». Quelle nouveauté ! Mathurin le plombier nous en promettait bien d’autres. Non seulement nous touchions la fameuse Jeep annoncée, mais nous entendrons parler ensuite des Libertys ships, déjà cette petite voiture Jeep était une révolution, passe partout, robuste, nerveuse, puissante, démultipliée, comme le disait mon père. Bref en ce milieu de siècle, nous basculions dans un autre monde de modernisme. Mais aussi de bien d’autres violences. Nous n’avions pas fini d’en voir, peut être pas en France mais quelques années plus tard, ce sera l’Indochine, et dix ans après, la guerre d’Algérie.

Libération de Pluduno : 10 août 1944

Mais revenons à notre joie de la Libération, un habitant du bourg avait pris quelques photos ; cinquante ans

après j’ai pu les voir. J’ai retrouvé mon béret sur une des photos, d’autres se reconnaîtront. M. Madec et Julie Depays parlaient anglais ou tout du moins en connaissaient quelques rudiments. Cela impressionnera tout le monde car à cette époque les langues n’étaient pas au programme !

LA JOIE RETROUVEE Ce 10 août 44, nos deux Jeep sont toujours sur la place de l’église et nos braves Américains sont fatigués mais

aussi saturés de boissons de toute sorte : cidre, vin, liqueurs ... L’une des Jeeps, partie en reconnaissance vers le haut du bourg revient avec une jeune fille pendue au cou du

lieutenant US ; derrière la voiture court son père : c’est l’incident. Cette jeune fille avait confondu les uniformes, ce n’était plus les Vert-de-Gris.

Mon père s’interposa pour empêcher le lieutenant américain ayant dégainé son colt 45 posé sur le front de la jeune fille, de passer à l’acte. En effet, on ne l’avait pas mis au courant des jours passés. Tout se terminera bien et la

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

jeune fille repartira avec son père, les esprits s’apaiseront, à plus tard de rendre des comptes. Quelques temps après, nos libérateurs repartiront vers Plancoët rejoindre leur unité. Le bourg est toujours dans la joie insouciante, pourtant les Allemands sont toujours là, au Cap Fréhel ou errant dans la campagne en véhicule ou à pied, isolés, certains ayant revêtu des vêtements civils, voulant regagner l’Est de la France ou les poches de Lorient, Saint-Nazaire, Brest. Les bateaux allemands de Jersey, Guernesey, viennent même rôder sur la côte pour évacuer certains rescapés munis de radio émetteur ou d’appareils à signaux optiques.

Libération de Pluduno : 10 août 1944

Je me souviens avoir aidé à sonner les cloches pour cette libération. Certains sonneurs acrobates remontaient

de plusieurs mètres en se crispant sur la corde et retombaient sur le plancher pour ensuite mieux rebondir.

LA LIBERATION DU CAP FREHEL Un événement important surgira aussi dans cette quinzaine d’août : la libération du Cap Fréhel. Depuis le 3 ou

4 août, les Allemands désorganisés ont d’abord quitté Saint-Cast par bateau et de nuit, certaines unités en débandade ont quitté leurs camps, la compagnie de Matignon, celles de La Bouillie, de Pléneuf ou des Sables d’Or. Le dernier point fortifié à tenir se situe au Cap Fréhel. L’endroit est idéal pour résister à un petit siège en espérant être évacué vers les îles Anglo-normandes par bateau. Mais les bateaux ne viendront pas, la plupart ont déjà coulé soit au large de Cézembre ou dans la Rance. Le Cap Fréhel, grande presqu’île défendue côté terre par des champs de mines, des réseaux de barbelés et des kilomètres de tranchées, ne possède pas de gros canons. Les canons anti-aériens seront rapidement détruits par l’aviation alliée.

Une garnison de 300 hommes est décidée à défendre ce territoire de tranchées, mais aussi d’énormes bunkers, l’un à trois étages. La garnison est hétéroclite : marins, aviateurs, parachutistes, infanterie. Tous ont vécu des moments difficiles contre les résistants du secteur et veulent surtout attendre l’arrivée des Américains. Le 8 août, la Résistance décidera le bouclage du Cap Fréhel pour y maintenir la garnison et ensuite capturer celle-ci. Le 11 août, le siège commencera : bouclage effectué par environ 1100 F.F.I..

Un événement lié au Cap Fréhel me restera en mémoire. Le 10 ou 11 août, notre bourg sera traversé par un camion chargé de résistants venant de Plancoët, vieux camion gazogène récupéré en ville de Plancoët contenant à l’arrière au moins soixante hommes armés. Tel la Marseillaise de notre Arc de Triomphe, torse nu sur le toit de la cabine du camion, se tenait un adolescent d’environ 16 à 18 ans, mitraillette à la main, les bras levés. Je me rappelais mon livre d’histoire où cette Marseillaise figurait, coiffée de son bonnet, le bras tendu. J’en étais figé d’admiration.

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

Quel entrain ! Ce jeune garçon de quelques années de plus que moi, mû par des forces invisibles, parmi tous ces adultes... Mon livre d’histoire en contenait beaucoup de la même trempe. Le camion filera vers le Cap. Quelqu’un dans la foule, sur le côté de la route, prononcera le nom du jeune homme. Je n’ai pas pu m’en souvenir depuis, mais on annoncera, quelques mois après, sa mort sur le front de Lorient : qui était-il ? Courte vie pour un héros. J’en connaîtrai quelques uns de cette force quelques années plus tard en Algérie. Mon lieutenant de compagnie sera l’un d’eux. Il y laissera sa vie lui aussi.

Le siège des résistants ne sera pas suffisant pour obtenir la reddition du Cap Fréhel. L’on parlait de l’intervention des Américains.

Le 14 août en après-midi, nous, les gamins en quête de militaires, nous assisterons au premier convoi puissant de l’armée alliée. Le convoi traversera le bourg dans un tourbillon de poussière, d’odeurs d’essence mal consumée, de ronflements de moteurs. Les fameux camions GMC que nous n’avions pas encore vus, surgissaient, venant de Dinan, traînant des canons sur roues à pneus, puis des camions encore plus puissants tiraient des remorques chargées chacune d’un tank. Une vingtaine de ces attelages lourds traversera le bourg. La foule sur les bas-côtés était en liesse. Des camions bâchés, bourrés de soldats suivaient ou précèdaient ; plus le convoi est bruyant, plus la foule criait : « Ils vont dérouiller les Allemands ! ».

Je passe sur les autres commentaires. Dix ans après, je retrouverai la même liesse en Algérie dans la traversée des villes de nos convois motorisés. Étrange, tous les camions sont conduits par des Noirs casqués. Ce jour-là, je verrai mon premier homme de race noire. Les bâches volent au vent, des bonbons, des chewing-gums sont jetés, quelle ambiance ! Des Jeeps avec mitrailleuse aux allures menaçantes ferment le convoi. Ils sont passés ! Que de souvenirs !

Plévenon : Prisonniers du Cap Fréhel

Le dimanche 13 août, le clocher de l’église était devenu un observatoire pour les curieux. Depuis la galerie

nord sous l’horloge du clocher, au-dessus du portail d’entrée, l’on assistera en après-midi au bombardement sur Saint-Malo, Pointe de la Varde, par l’artillerie, puis le 17 août, ce sera le bombardement de la cité à Saint-Servan puis de l’île Cézembre au napalm, ou essence liquéfiée, par l’aviation alliée. D’énormes boules de feu seront visibles, suivie de fumée noire très haut dans le ciel. Les grondements sourds des explosions nous parviendront avec retard. Pourtant malgré ce déluge de feu, les occupants ne se rendront que le 2 septembre.

Le mois d’août est splendide, les gens respirent, la fête du village s’annonce, le bourg renaît…

ENFIN LA FETE Les nouvelles circulent plus facilement en cette deuxième quinzaine d’août. Mon père s’est déjà remis sur la

C4 revenue de sa verdure derrière un énorme percheron. L’essence arrive par bidons de cinq litres et aussi par jerrican de 20 litres : emballage nouveau pour les Français bien que les Allemands en soient les inventeurs, ceux qui nous arrivent sont de couleur kaki et portent deux lettres embouties U.S.

On apprendra que cette essence bien souvent était volée sur les convois américains ou dans les dépôts mais enfin, « la débrouille » a commencé là ; avec le carburant suivront les bas nylon, les cigarettes, les conserves, les vêtements militaires, les chaussures, les couvertures… Il faut avouer que les cinq années de guerre et de privations ont épuisé les stocks dormant dans les armoires, les greniers. On a retourné les vieux costumes sur l’envers, découpé les capotes de soldat de 40 et les vieux pardessus pour en faire des chaussons, les vieux chapeaux de feutre ont été découpés pour en faire aussi des semelles cousues l’une sur l’autre, la laine des pulls a été détricotée, reteinte et retricotée, enfin tout a été réutilisé.

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

UN PROBLEME MAJEUR VA SURGIR EN AOUT C’est la période des battages qui commence, il faut pour remettre en route les vieux moteurs (Milo, Bernard)

du carburant. Tout est désorganisé. La Résistance qui possède aussi des véhicules obtient des Américains des bons d’essence. Mon père avec deux ordres de mission ira chercher, avec une remorque derrière la C4, du carburant à Dinard, camp de Pleurtuit et Lanvallay où les Américains ont installé un dépôt. Du premier voyage à Pleurtuit mon père ramènera une foule d’objets militaires qui traînent sur les bords de la route, caisses en tous genres, chaussures, casques, et bien sûr de l’essence pour les battages.

Le 15 août le Cap Fréhel s’est rendu ; la garnison Allemande traversera prisonnière notre bourg à bord de cinq à six GMC découverts, sous les quolibets de la foule. Les soldats sont souriants, debout, à soixante par véhicule, en route pour Dinan. Parmi eux étaient aussi quelques femmes en uniformes, Allemandes, Françaises ? On apprendra que l’une d’elle sera ramenée au Cap Fréhel, de Dinan, et jugée par la Résistance, exécutée sur le champ. Les esprits sont très chauds et les règlements de compte rapides : certains n’attendront pas la remise en place de la justice.

Plancoët : Prisonniers du Cap vers Dinan

Le 17 août on apprend par des Malouins réfugiés dans notre bourg la capitulation du fort de la cité à Saint-

Servan. Le secteur se vide petit à petit des occupants, il ne reste plus qu’à résister. La joie d’être libre permet aux autorités municipales de faire une cérémonie au Monument aux morts. Le monument est pavoisé aux couleurs des libérateurs ; aux quatre coins de la grille l’entourant flotte un drapeau confectionné par les dames du bourg. Les drapeaux américains, anglais, français, soviétiques et peut-être canadiens flottent au vent sur leur hampe de bois. Le grand drapeau de la société de tir « Celui que les Allemands n’ont pas détérioré » est là aussi. Un grand mutilé de 14/18 Pierre J. est là, qui présente le drapeau des Anciens Combattants assis dans une chaise roulante, un clairon sonne la Marseillaise. Ressurgit soudain la bavure : un jeune homme de bonne famille sort de la foule, se saisit du drapeau soviétique, l’arrache de la grille, casse la hampe, le jette à terre, et le piétine, un silence ; un seul homme sortira de la foule : mon père, qui gratifiera le révolté d’une claque magistrale. L’incident est clos, mais déjà le naturel revient au galop. Je vous laisse maître de votre jugement mais les millions de citoyens soviétiques morts dans cette guerre méritaient tout de même un drapeau.

L’histoire à venir n’étant pas encore vécue ne pouvait influencer les esprits à ce point. Mon père après ces événements, reviendra à la gaieté et le soir un bal sera organisé, l’incident oublié. Dans

l’école redevenue l’école, une estrade dressée verra un jazz band endiablé, batterie, accordéon, banjo, chanteurs, interpréter tous les airs à la mode du moment et d’avant-guerre.

La foule venue de tous les coins de la commune dansera comme jamais. Une buvette improvisée désassoiffera les danseurs. Même le curé de la paroisse, l’abbé P., dansera la valse avec ma mère -quel événement- et en soutane. Mon père ce soir là à l’accordéon retrouvera le moral, la musique interrompue pendant ces années noires presque complètement, allait renaître. Il avait déjà dans la tête une foule de projet. Moi j’étais sur l’estrade, jouant des accessoires comme l’on disait à l’époque : clochettes, tambourins, cymbalettes, toute une gamme de divers timbres, tubes musicaux, récupérés sur un vieux piano automatique.

La soirée sera chaude, les portes et fenêtres de l’école sont ouvertes, personne ne pense à une contre-attaque, ils sont pour nous déjà vaincus et pourtant nous ne sommes pas au 8 mai 1945. Un détail tout de même à retenir pour la suite : l’abbé P., dévergondé ce soir là, sera surveillé de très près par quelques dames patronnesses et sur une plainte à l’évêché, jugé trop esprit libre, par la suite, muté ; chaque pouvoir et tendances se remettent ainsi en place. Nous les enfants, nous assistons en spectateurs à ces épisodes dignes de Cloche Merle ; l’avenir est devant nous et les anciens nous ressortiront ces événements quelques années plus tard. Pour effacer l’oubli, que de décennies à vivre !

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

On en rit aujourd’hui ! « C’était dans le temps » comme le disent les anciens : « Quel siècle ! Quelle évolution ! » Même les esprits ont suivi fort heureusement.

AVANT LA RENTREE Le mois d’août 44 se termine ; la guerre s’est déplacée vers Paris, l’Est de la France, mais aussi vers les

poches de résistance de l’ennemi, Saint-Nazaire, Lorient, Brest. Des hommes du bourg et de tout le canton, après leur période de résistants, formeront des bataillons pour assiéger les poches avec l’armée américaine. Ils partiront comme des soldats de l’an II à peine vêtus, armés de bric et de broc, bien souvent peu entraînés, dépourvus d’armes lourdes sauf des canons récupérés à l’ennemi. Le camion relégué dans la cour de l’école s’en ira lui aussi pour servir dans les forces françaises. Notre terrain de jeux reprendra son visage d’avant-guerre, les marronniers de l’école bien en feuilles attendent la rentrée et l’automne pour nous constituer des matelas de feuilles mortes, dans lesquelles nous aimions à nous bagarrer.

A la fin septembre, mon père, qui continue à ravitailler en essence et divers la Résistance, effectue plusieurs trajets à Dinard mais aussi Dinan. Comme ma grand-mère est restée à Dinan, je bénéficie de cette sortie, mission : Lanvallay. Le 06 septembre 1944, ravitaillement, départ 9h, durée 24 heures signé Cdt Hector, Lieutenant Pavie adjoint 14ème Bataillon Plancoët. J’ai retrouvé cet ordre de mission.

Comme la sécurité est revenue sur les routes, je peux me joindre à la mission et cette grande sortie est un événement inespéré. Bien sûr il y a la visite à la Grand-mère, rue de la Préjentais, mais mon père m’a promis de m’emmener voir le Viaduc dynamité par les Allemands mais réparé par les Américains.

La C4 roule superbement, les pneus neufs du début guerre ont été remontés ; la carrosserie a été lustrée et les quelques mites ont été anéanties par ma mère. Même le petit vase oblong à gauche du chauffeur a refleuri ; tout l’espoir est revenu. Dinan est vite atteint, la remorque à l’arrière ne traîne que des bidons vides, des sacs de jutes, et bien sûr deux roues de secours en supplément après ces temps les précautions sont indispensables et naturelles.

Un bonjour vite fait à la grand-mère, et la visite au Viaduc est en route. Le Viaduc, je le connais bien, et je l’ai vu et revu, admiré du haut du Jardin Anglais, juché, tenu sur le parapet surplombant le vide, dans l’axe du pont où les voitures surgissaient, descendant de Lanvallay.

Nous voilà au pont et la courbe d’entrée franchie, nous stoppons dans une file de véhicules. Le Pont Bailey des Américains ne comporte qu’une voie, plus une passerelle pour piétons ; voilà, c’est à nous d’avancer, nous montons sur les madriers du tablier du pont, la voiture avance dans ce tunnel de poutres métalliques. Toute la C4 résonne dans son châssis et voilà : nous avons sauté le vide, quelle nouveauté. Mon père déclare « Ce pont a été réparé en deux jours ». Ah ces Américains ! Ils n’ont pas fini de nous épater. Le pont restera de nombreuses années en place avant d’être reconstruit. La visite du pont est terminée, mais mon père déclare, « Nous allons à Lanvallay » ; c’est tout à côté et ainsi ma promenade se prolonge. Arrivés à Lanvallay, le ravitaillement ne pourra se faire, il faudra revenir en après-midi ; nous restons flâner route de Pleudihen car mon père veut visiter les lieux de combats des Américains le 2 août 1944. Un ami de mon père viendra avec nous et donnera les explications.

Sous un chêne de talus, un énorme canon repose bien camouflé sur son affût tournant. Près de là des caisses d’obus cachés sous la paille ; nous entrons dans le champ, quel combat, des véhicules noircis gisent sous les pommiers, certains à découvert ; carcasses gluantes ayant déjà subi quelques orages, métal commençant à rouiller, plus loin un char, canon dirigé vers nous, est là pétrifié. L’ami raconte : « Il n’a pas eu le temps de tirer ». En effet sur son flanc, un trou dans l’acier apparaît et réapparaît de l’autre côté. Le char a explosé, s’est embrasé, les occupants sans doute à l’intérieur. Cinq chars semblables subiront le même sort par le même canon. « C’était un 88 mm » dira l’ami. Mon père fait le calcul : vingt-cinq hommes ont sans doute péri carbonisés ou gravement blessés. Quelle hécatombe ! Les Allemands ont perdu de nombreux véhicules surmontés de canons de D.C.A., puis ayant saboté le 88, ils ont pris la fuite vers Dinan.

Le 2 août, Dinan sera bombardé, le 5 août vers 18 heures le viaduc sautera. Je ramasserai dans un des chars une moitié de pistolet mitrailleur coupé en deux par un éclat, puis des boutons de vêtements américains carbonisés revêtus de leurs étoiles. Ce sera ma première vision de la guerre mécanisée. Dix ans plus tard, je reverrai d’autres véhicules de mes camarades en A.F.N., carbonisés eux aussi ; encore de tristes souvenirs.

Nous reviendrons de cette visite impressionnés. J’ai conservé longtemps mes souvenirs de ce jour, puis ils ont disparu. Le matériel s’en va, les pensées demeurent.

A propos, un ami ne trouvera pas de trace de ce combat dans les archives aux États-Unis, et à Lanvallay même, personne n’a honoré ces garçons morts pour un pays qui n’était pas le leur. Ainsi s’achève notre été 44, la rentrée scolaire s’annonce, les tables seront remises en place, des cahiers neufs se noirciront de grammaire, de calcul,

Avec l’aimable autorisation de M. Charles LEVEQUE

de rédactions, de morale aussi. Par la fenêtre de la classe, bien des fois la rêverie s’installera, nos notes s’en ressentiront ; « Elève dissipé, peut mieux faire,…» La récréation est déjà là ; printemps 45, les hannetons reviendront dans les boîtes d’allumettes grattant de leurs pattes crochues, avides de participer aux vols téléguidés au bout d’un fil ou de concourir à des courses de chariots.

Plaisirs de l’époque, désuets, mais combien rassurant loin des tumultes à venir.

Charles LEVEQUE © SAINT-CAST - Février 2000