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Toute culture vritable est prospective. Elle nest point la strile vocation des choses mortes, mais la dcouverte dun lan crateur qui se transmet travers les gnrations et qui, la fois rchauffe et claire. Cest ce feu, dabord, que lducation doit entretenir.

Gaston Berger LHomme moderne et son ducation

I N S T I T U T

N A T I O N A L

D E

R E C H E R C H E

P D A G O G I Q U E

Secrtaire de rdaction de notre revue depuis plusieurs annes, Laura Gest a fait valoir ses droits la retraite un peu avant lt. Documentaliste en tablissement scolaire, elle a ensuite intgr lInstitut national de recherche et de documentation pdagogique (INRDP) ; suite la partition de celui-ci en 1976, elle a successivement travaill pour chacune des deux composantes qui en sont issues : dabord le Centre national de documentation pdagogique (CNDP) puis lInstitut national de recherche pdagogique (INRP). Ses dernires annes dactivit professionnelle ont donc t consacres au secrtariat de rdaction de la Revue franaise de pdagogie, tche au service de laquelle elle a alli une efficacit et une rigueur professionnelles hors pair et une extrme gentillesse. Pour lensemble du travail accompli nous tenons la remercier chaleureusement et lui tmoigner toute notre amiti.

INRP, 2005 - Tous droits rservs

INSTITUT NATIONAL DE RECHERCHE PDAGOGIQUE Service des publications 19, mail de Fontenay - BP 17424 - 69347 Lyon cedex 07 Tl. +33 (0)4 72 76 61 58 - Fax +33 (0)4 72 76 61 68 Rdaction de la revue : Tl. +33 (0)4 72 76 61 59 - [email protected]

Sommaire

ARTICLES Dossier : Sciences cognitives, apprentissages et enseignement (coordonn par Jean calle & Annie Magnan) Annie Magnan, Jean calle Lapport des sciences cognitives aux thories du dveloppement cognitif : quel impact pour ltude des apprentissages et leurs troubles ? Annette Karmiloff-Smith, Michael Thomas Les troubles du dveloppement viennent-ils confirmer les arguments de la psychologie volutionniste ? Une approche neuro-constructiviste Claude Bastien, Mireille Bastien-Toniazzo Du cheminement aux cheminements Annie Magnan, Jean calle, velyne Veuillet Habilets phonologiques, identification de mots crits et dficits auditifs perceptifs chez les enfants dyslexiques : effet dun entranement audio-visuel Nicolas Molko, Anna Wilson, Stanislas Dehaene La dyscalculie dveloppementale, un trouble primaire de la perception des nombres Ren Baldy, Claude Devichi, Florence Aubert, Valrie Munier, Hlne Merle, Jean-Michel Dusseau, Jean-Franois Favrat Dveloppement cognitif et apprentissages scolaires : lexemple de lacquisition du concept dangle Barbara Tillmann, Franois Madurell, Philippe Lalitte, Emmanuel Bigand Apprendre la musique : perspectives sur lapprentissage implicite de la musique et ses implications pdagogiques Jean-Franois Rouet La conception des ressources multimdias pour lapprentissage : apports des recherches en psychologie du langage Varia Christine Leroy-Audouin, Bruno Suchaut chaque classe ses lves : procdures et critres daffectation lcole lmentaire NOTE DE SYNTHSE Marie-Madeleine Compre, Philippe Savoie Lhistoire de lcole et de ce que lon y apprend NOTES CRITIQUES C. Andro Dviance scolaire et contrle social : une ethnographie des jeunes lcole (B. Chevit) A. Chambon Villes et dveloppement ducatif local : le cas dvry, dAmiens et de Calais (H. Buisson-Fenet) T. Charmasson (dir.) Formation au travail, enseignement technique et apprentissage (G. Moreau) M. Figeat Le baccalaurat professionnel : vingt ans aprs (H. Eckert) C. Gardou Fragments sur le handicap et la vulnrabilit : pour une rvolution de la pense et de laction (. Plaisance) A. Gopnik, A. Meltzoff & P. Kuhl Comment pensent les bbs ? (S. Rayna)

p. 5 p. 11 p. 21 p. 29 p. 41 p. 49 p. 63 p. 79

p. 89

p. 107

p. 147 p. 148 p. 150 p. 152 p. 155 p. 157

REVUE FRANAISE DE PDAGOGIE

N 152 JUILLET-AOT-SEPTEMBRE 2005

F. Hatchuel Savoir, apprendre, transmettre (S. Pouilloux) P. Laderrire La gestion des ressources humaines dans lenseignement : o en est lEurope ? & Les nouveaux mtiers de lenseignement : o en est lEurope ? (R. Malet) S. Rubi Les crapuleuses , ces adolescentes dviantes (M. Esterl-Hedibel) M.-C. Toczek & D. Martinot Le dfi ducatif : des situations pour russir (B. Suchaut) A. Van Zanten Les politiques dducation (E. Bautier) M.-L. Viaud Des collges et des lyces diffrents (A.-M. Hugon) LA REVUE A REU RSUMS EN ANGLAIS RSUMS EN ALLEMAND RSUMS EN ESPAGNOL

p. 158 p. 161 p. 166 p. 168 p. 169 p. 172 p. 175 p. 177 p. 181 p. 185

Vous pouvez adresser vos ractions, propositions, interventions diverses par courriel aux rdacteurs en chef de la revue : Franois Jacquet-Francillon | [email protected] Jean-Yves Rochex | [email protected] Cet espace de dialogue permet dinformer la rdaction sur les attentes et les vux du lectorat de la revue. Une note aux auteurs, comportant les orientations ditoriales, les consignes bibliographiques et typographiques ainsi que les conditions de soumission est disponible sur internet ladresse suivante : www.inrp.fr/publications/rfp/consignes_auteurs.pdf Les articles de la Revue franaise de pdagogie sont dornavant indexs laide du Thsaurus europen de lducation (TEE)

REVUE FRANAISE DE PDAGOGIE

N 152 JUILLET-AOT-SEPTEMBRE 2005

Lapport des sciences cognitives aux thories du dveloppement cognitif : quel impact pour ltude des apprentissages et leurs troubles ?Jean calle, Annie Magnan

C

omprendre les mcanismes de la pense tait dj dans lAntiquit un enjeu de connaissance pour les philosophes. Tel est le dfi que relvent aujourdhui les sciences cognitives : intelligence artificielle, linguistique, psychologie cognitive, philosophie de lesprit et neurosciences. Celles-ci se regroupent donc autour dun projet commun : ltude scientifique de la cognition. En France, linstitutionnalisation des sciences cognitives est rcente. Depuis les premires actions de soutien aux sciences cognitives la premire action de recherche intgre est lance par le CNRS en 1984 les initiatives nont cess de se multiplier : programme de recherches Cognisciences par exemple, formations, centre de recherches Lun des objectifs de ces disciplines est de saisir les processus cognitifs des enfants au cours de situations dapprentissage. Et, bien sr, il sagit l dun dfi scientifique qui ne peut laisser indiffrents les acteurs du monde de lducation . Cest mme la raison pour laquelle le ministre de la Recherche soutient depuis 2000 le programme cole et sciences cognitives , dont lun des buts est darticuler la recherche fondamentale pluridisciplinaire sur le dveloppement, les apprentissages et le systme ducatif ; ce qui suppose de crer une alliance entre des communauts qui nont gure lhabitude de dialoguer . Dans le mme sens, nous proposons ici un ensemble darticles issus de recherches en cours dans les disciplines constitutives des sciences cognitives, sur les mmes types de questions : comment

lenfant apprend-il ? Quels sont les processus cognitifs mis en uvre ? Comment expliquer les troubles qui peuvent se manifester dans ce cas ? ces questions, on trouvera donc ici certain nombre de rponses croises . Dans ce domaine comme dans beaucoup dautres, le dveloppement des connaissances est fortement li lessor technologique. Comme le note F. Varela : on ne peut pas sparer les sciences cognitives et la technologie cognitive sans amputer celle-ci ou cellesl dun lment complmentaire vital (Varela, 1989, p. 11). Affirmation qui conduit cet auteur parler de Sciences et technologies de la cognition (STC). En dautres termes, lessor des sciences cognitives est directement li llaboration de nouveaux dispositifs de recherches. Cest ainsi que les techniques dtudes spcialises du nourrisson (mthodes fondes sur lactivit oculo-motrice, mthode de succion non-nutritive) ont provoqu un vritable saut qualitatif dans notre connaissance du fonctionnement cognitif du bb (pour une prsentation de travaux rcents, voir Lcuyer, 2004). De mme, lenregistrement de rponses physiologiques et particulirement les techniques dimagerie crbrale ont profondment modifi notre comprhension des rapports entre le cerveau et le comportement (pour une introduction aux techniques dimagerie crbrale et leur lien avec la psychologie cognitive voir Dehaene, 1997 ; Houd, Mazoyer & Tzourio-Mazoyer, 2002). Koenig (1998), souligne son tour que la possibilit 5

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dobserver de faon directe le fonctionnement dun cerveau intact dans diffrentes tches cognitives a vritablement rvolutionn le domaine des sciences cognitives tout entier (p. 6). Ceci explique pourquoi certains des travaux prsents ici sappuient sur des dispositifs sophistiqus pour examiner la question tudie : Imagerie par rsonance magntique fonctionnelle (IRMF), enregistrement des Otomissions acoustiques provoques (OAP), analysent le comportement humain face de nouvelles technologies (hypermdias), ou encore examinent leffet dune aide informatise lapprentissage (lecture, calcul, musique). Quelques points dancrages historiques permettront une meilleure lecture du chemin parcouru (1). La formalisation de la pense par la description de rgles qui rendent compte du fonctionnement humain dans ses diffrentes composantes a t lune des proccupations constantes des philosophes depuis plusieurs sicles (Descartes, Hume, etc.). Lide que lesprit humain fonctionne sur la base de calculs successifs a t lune des thses de Leibniz. Linvention de lordinateur, en permettant une machine de raliser un grand nombre de calculs partir de rgles logiques (voir les travaux dA. Turing et de J. von Neuman au dbut du XXe sicle), est la suite logique de cette position. Selon lhypothse computo-symbolique , les comportements humains ne sont que la rsultante doprations mentales portant sur des units lmentaires, les symboles. Ceux-ci existent sous la forme de reprsentations que lindividu construit, stocke, trie. Dans la deuxime moiti du XXe sicle, les progrs technologiques vont donner lieu des dveloppements doutils (ordinateurs, robots), accompagns de nouveaux dveloppements conceptuels qui ont mis en lien les travaux en cyberntique, en informatique (intelligence artificielle) et en neurosciences, et videmment dans des disciplines connexes comme la psychologie, lanthropologie, la philosophie des sciences. Les travaux en dveloppement cognitif, aprs une immersion dans la perspective structurale piagtienne, ont alors t fortement influencs par les modles du Traitement de linformation (TI) issus de lintelligence artificielle. Des modles computo-symboliques du dveloppement et de lapprentissage ont ainsi vu le jour inspirs des propositions de Newell et Simon (1972) puis plus tard des travaux dAnderson (1983). Les recherches sorientent alors vers une perspective plus fonctionnelle, cest--dire axe sur lindividu en train de rsoudre un problme, et certains parlent dtudier le fonctionnement de lenfant problem solver . 6

Toutefois, ladhsion une forme de fonctionnalisme radical (Fodor, 1983) amenant ignorer certaines caractristiques spcifiques des conduites humaines a conduit, dans les annes quatre-vingtdix, certains chercheurs ancrer les thories du fonctionnement cognitif dans la neurobiologie (Edelman, 1992). Les problmatiques actuelles tendent vers des conceptions plus intgratives qui tentent dtudier la fois les aspects cognitifs et les aspects motionnels, motivationnels des processus cognitifs (Damasio, 2003). Les volutions rcentes de la neurobiologie permettent de mieux articuler les niveaux dexplication neurobiologique et psychologique du dveloppement cognitif. Les travaux se sont orients vers des problmatiques qui rendent compte des acquisitions domain specific prcoces et de la plasticit des systmes (voir les propositions dAnnette Karmiloff-Smith et Mickael Thomas dans leur article). Par ailleurs, lapproche des systmes dynamiques complexes issue des modles dautoorganisation dvelopps en physique et en mathmatique a aussi contribu modifier les modlisations du dveloppement cognitif et le statut de la variabilit (Lautrey, 2003). Cette approche conduit apprhender le processus dveloppemental dans sa globalit comme linteraction de diffrents lments lorigine de tel ou tel comportement. Cette conception parat aujourdhui un cadre prometteur pour rendre compte des transitions dans le domaine du dveloppement (voir louvrage rcent de Demetriou & Raftopoulos, 2004). Dans tout systme complexe (cognition humaine, temps mtorologique weather, etc.), le tout est plus que la somme de ses parties. Les processus complexes comme la cognition ne peuvent se rduire simplement aux oprations impliquant les neurones seuls, les effets des neurotransmetteurs, etc. Au lieu de cela, la comprhension des processus complexes implique de saisir lensemble des interactions non linaires parmi un grand nombre de composants et de proprits qui mergent du systme en tant que produit des interactions (Munakata & McClelland, 2003, p. 416, notre traduction). Ces modles permettent ainsi de restituer la dynamicit du systme cognitif : son tat dquilibre, instabilit (ou dsquilibre) et rorganisation pour retrouver un nouvel tat dquilibre. La cognition est donc tudie en tant quactivit adaptative dans un contexte donn. Ce cadre pistmologique a conduit a accorder plus dattention au rle de la variabilit intra-individuelle (Lautrey, Mazoyer & Geert, 2002).

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Les perspectives actuelles dgagent lide gnrale dune cognition situe et incarne (situated and embodied cognition) selon laquelle toute action est finalise dans un certain contexte et se ralise sous la dpendance de donnes neuroanatomiques, tonicomotionnelles, environnementales (Clark & Chalmers, 1998 ; Varela, Thompson & Rosch, 1993). Lanalyse de la cognition humaine ne peut faire lconomie du systme corps-esprit-contexte dans lequel les comportements sont raliss. Des sept textes que comporte ce dossier, les deux premiers, dordre plus thorique, traitent des modles de la psychologie cognitive du dveloppement et les suivants prsentent quant eux des travaux en arithmtique, gomtrie, lecture (aide lapprentissage et lecture dhypertextes) et musique. Pour les tenants de la psychologie volutionniste, le dveloppement peut sexpliquer partir de modules cognitifs prforms ds la naissance, indpendants et spcialiss, prts fonctionner. Une telle position inniste et modulariste stipule que des troubles de fonctionnement peuvent apparatre dans tel ou tel domaine alors que dautres formes de fonctionnement seraient totalement prserves. Annette Karmiloff-Smith et Mickal Thomas sopposent cette conception et soutiennent une thorie dite neuroconstructiviste pour rendre compte du fonctionnement normal et des troubles cognitifs, convoquant et rinterprtant un grand nombre de travaux en psychologie du dveloppement (par exemple, le traitement des visages chez les nourrissons). Selon ces auteurs, lontogense nest que laboutissement dinteractions dynamiques et complexes entre le dveloppement crbral et lenvironnement fournisseur de stimuli. Autrement dit, lenvironnement faonne progressivement certains circuits crbraux qui vont se spcialiser au cours du dveloppement. Les auteurs dfendent ainsi lide dun dveloppement dpendant dune plasticit neuro-constructiviste . Claude Bastien et Mireille Bastien-Toniazzo retracent lvolution des modles du dveloppement cognitif depuis les travaux piagtiens. Ils insistent notamment sur linfluence du contexte dans lequel seffectue un apprentissage pour comprendre le fonctionnement de lindividu. La position dfendue est que les connaissances sont organises par les contextes o elles sont utilises et structures de faon fonctionnelle et non en fonction de leurs proprits formelles. Les auteurs proposent denvisager lanalyse de lactivit du sujet qui apprend partir des connaissances quil a effectivement utilises. Ils

soulignent le rle dterminant dans lacquisition de nouvelles connaissances des prcurseurs ou connaissances fonctionnelles antrieures, et examinent le lien entre connaissances nouvelles et connaissances antrieures. Annie Magnan, Jean calle et velyne Veuillet dfendent lide selon laquelle les difficults de lecture de certains enfants dyslexiques sont lies une organisation phontique des reprsentations phonmiques dficitaires. Ils formulent lhypothse que lorigine de ce dficit est due un dysfonctionnement des Voies auditives descendantes (VAD) qui, chez ces enfants, filtreraient mal linformation auditive, ce qui les conduirait des difficults de discrimination de phonmes sopposant sur le trait phontique de voisement. Ils mettent en vidence lefficacit dun entranement audio-visuel intensif la discrimination de phonmes sur les performances en identification catgorielle, en identification de mots et galement sur le fonctionnement des VAD. Comment peut-on expliquer quun certain pourcentage denfants, certes rduit, prouvent des difficults majeures en calcul ? Nicolas Molko, Anne Wilson et Stanislas Dehaene prsentent la dyscalculie dveloppementale comme un ensemble de difficults inhabituelles dans lapprentissage de larithmtique qui ne peuvent pas tre expliques par un manque dintelligence, une scolarit inapproprie ou un manque de motivation . la lumire de travaux rcents utilisant les techniques dimagerie crbrale fonctionnelle, les auteurs examinent lhypothse neuroanatomique dun dysfonctionnement de certains circuits neuronaux affects la gestion des nombres. Est-ce que la dyscalculie est irrversible ? Non, rpondent les auteurs qui insistent sur le concept de plasticit crbrale et proposent lutilisation de logiciels daide lapprentissage, ludiques, utiliss de faon intensive et qui ont la particularit de sadapter aux difficults de lenfant. Le travail prsent par Ren Baldy, Claude Devichi, Florence Aubert, Valrie Munier, Hlne Merle, JeanMichel et Jean-Franois Favrat sintresse la faon dont les lves apprennent le concept dangle et dont les enseignants abordent cette notion lcole lmentaire. Poursuivant lobjectif de concilier deux approches pistmologiques et mthodologiques distinctes, cette tude se rfre dune part, des rsultats issus de recherches scientifiques, et dautre part des techniques denseignement labores par des didacticiens et issues de la pratique. Le dfi des auteurs psychologues cognitivistes du 7

Lapport des sciences cognitives aux thories du dveloppement cognitif : quel impact pour ltude des apprentissages et leurs troubles ?

dveloppement et didacticiens de la physique et des mathmatiques est darticuler des approches dont les buts diffrent : lune centre sur ltude des processus dacquisition de connaissances en situation scolaire (ici la notion dangle), lautre axe sur llaboration de techniques pdagogiques efficaces. Les auteurs eux-mmes soulignent les difficults la fois thoriques et mthodologiques dune telle entreprise et notamment celles lies lvaluation scientifique des effets dune technique pdagogique. Ce type de dmarche a le mrite de montrer que les deux approches, loin de sopposer, salimentent. Si les modles du dveloppement cognitif peuvent contribuer une meilleure comprhension des situations denseignement, les travaux en didactique contribuent llaboration de nouvelles problmatiques en psychologie cognitive. Barbara Tillman, Franois Madurell, Philippe Lalitte et Emmanuel Bigand rappellent qutre non-musicien (ne pas avoir appris la musique) nimplique pas labsence totale de connaissances dans le domaine. En effet, les travaux sur la cognition musicale montrent que lexposition quotidienne diffrentes musiques dveloppe des connaissances implicites plus riches que ce que lon peut imaginer. La question aborde concerne galement lapprentissage et lenseignement de la musique lcole et au conservatoire. Pour une meilleure comprhension de la musique contemporaine souvent considre comme difficile daccs, les auteurs suggrent lutilisation doutils multimdias afin de mieux percevoir les structures musicales et leur enchanement propres cette musique. Dans le cadre de leurs activits pdagogiques notamment, les lves consultent de plus en plus des documents sur Internet. Quels problmes cognitifs sont soulevs par ce mode rcent dacquisition des connaissances ? Jean-Franois Rouet rpond cette question en prsentant dabord les concepts-cls en psychologie cognitive de la comprhension. Il sattache ensuite expliciter lergonomie gnrale de la lecture sur cran puis analyser la comprhension des rseaux hypertextes (informations textuelles, images et sonores de documents composites). Il prsente enfin lintgration multimdia proprement dite. Un certain nombre des travaux prsents insistent sur lapport des neurosciences lexplication des troubles dapprentissage. Ce type dapproche ne se satisfait pas dun dbat surann mais classique opposant le domaine mdical au domaine pda8

gogique . Il parat difficile dignorer les phnomnes de plasticit crbrale : lobservation des sources de difficults expliques par des anomalies crbrales ne doit pas faire abdiquer les praticiens de lducation au profit dinterventions relevant exclusivement du domaine mdical. Dans ce sens, Ramus (2005) rpond une croyance fortement rpandue dans les milieux franais de lducation selon laquelle la dyslexie nexisterait pas et que les seules causes de difficults de lecture seraient sociales ou pdagogiques. Et il explique bien quune telle position est en totale contradiction avec les travaux scientifiques effectus dans le domaine considr. Peut-on ds lors parler de neuropdagogie (Houd, 2005), linstar de termes mergents comme neuromarketing , neuroconomie , etc. ? Si lexpression est, sans conteste, intellectuellement stimulante et constitue mme un pari, les travaux des neurosciences se trouvent laube de dcouvertes certes prometteuses mais encore trop peu avances pour vritablement permettre de penser que les actes pdagogiques pourraient directement sappuyer sur les donnes neuroanatomiques. notre sens, une certaine prudence simpose. Entre la complexit, dont ltude constitue un objectif intellectuellement captivant mais scientifiquement inoprant et le rductionnisme, position scientifiquement efficace mais souvent combattue pour sa vise trop troite on ntudie plus la cellule avec une loupe ! , reste une approche rductionniste partage o des sciences viennent conjointement apporter leurs mthodologies et technologies propres pour tudier des phnomnes complexes intressant le domaine de lducation. Tel est lapport des sciences cognitives la connaissance des apprentissages et de leurs troubles, pour notamment expliquer les processus cognitifs en jeu et leurs dysfonctionnements et proposer des aides aux apprentissages pour les lves, des aides lenseignement pour les professionnels de lducation. La communication entre chercheurs et praticiens reste souvent difficile, sans doute cause de labsence de vritables structures institutionnelles. Il est bien clair que les travaux scientifiques ne constituent pas en soi des approches didactiques. Ils peuvent, dans le meilleur des cas, susciter une rflexion pdagogique. Un dcalage important semble stre instaur entre, dune part, la publication de rsultats de recherche et leur utilisation ventuelle par les praticiens (Ramus, 2005) et, dautre part, lutilisation dune technique pdagogique et son valuation exp-

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rimentale. Une rupture profonde est souvent invoque pour faire tat du dsintrt rciproque des chercheurs et des personnes du terrain . Dans le domaine de lducation et de la formation, lopposition sans cesse ritre entre thorie et pratique et, partant entre chercheurs et praticiens, relve sans doute moins dune rflexion pistmologique que dune mconnaissance mutuelle, vraisemblablement assez profonde, de leurs activits respectives. Les arguments utiliss pour justifier cette opposition sont souvent proches de la saturation idologique (Monteil, 1990, p. 26). Quoi quil en soit, les travaux scientifiques peuvent clairer le praticien dans son domaine dactivit condition que le chercheur veille mettre son service, quand cela est possible, les rsultats pouvant clairer le fonctionnement humain. Nous esprons avoir montr dans ce dossier que comprendre les fonctionnement et dysfonctionnement des processus dapprentissage chez lenfant ncessite dintgrer les travaux dans une approche interdisciplinaire. Une telle dmarche a t rcemment entreprise par Gentaz et Dessus (2004) et Kail et Fayol (2003) qui exposent les rsultats de recherches en sciences cognitives appliques lducation. Linscription de la psychologie cognitive dans les sciences cognitives a facilit dindispensables collaborations : par exemple avec les neurosciences pour

le dveloppement de techniques dimagerie crbrale, avec la neuropsychologie cognitive pour la mthode dtudes de cas unique, avec la linguistique pour tudier le poids des contraintes linguistiques sur lacquisition du langage, avec les sciences de lingnieur pour la formalisation de nouveaux modles et llaboration de systmes daides lapprentissage. Dans ce contexte, la psychologie cognitive du dveloppement laisse sans doute apercevoir des travaux trs prometteurs qui alimenteront la recherche fondamentale et la recherche applique, invitables supports de rflexion et dengagement chez les chercheurs et chez les praticiens (calle & Magnan, 2002). Nous remercions les rdacteurs en chef de la Revue franaise de pdagogie de nous avoir confi la tche difficile, mais combien passionnante, de coordonner ce numro thmatique sur lapport des sciences cognitives aux problmes ducatifs et toute notre reconnaissance va galement aux auteurs qui ont accept dy [email protected] [email protected]

Jean calle

Annie Magnan

Laboratoire dtude des mcanimes cognitifs (LEMC) UMR 5596, CNRS-universit Lumire-Lyon 2

NOTE(1) Pour une prsentation accessible aux non-spcialistes, on peut se reporter au dossier synthtique de la revue Sciences Humaines, 2002 : les sciences de la cognition .

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Revue franaise de pdagogie, n 152, juillet-aot-septembre 2005

Les troubles du dveloppement viennent-ils confirmer les arguments de la psychologie volutionniste ? Une approche neuro-constructiviste*Annette Karmiloff-Smith, Michael Thomas

partir de ltude de diffrents troubles du dveloppement, tel le syndrome de Williams, cet article rfute, les thses innistes de la psychologie volutionniste, selon lesquelles le cerveau du nourrisson se formerait partir de modules prdtermins qui serviraient uniquement au traitement indpendant de domaines cognitifs particuliers. Le rexamen de donnes issues de ltude de ces troubles du dveloppement permet aux auteurs de soutenir que le dveloppement du cerveau du nourrisson est un processus dpendant de lactivit, dans lequel lenvironnement sert non seulement de dclencheur mais joue rellement un rle vital en termes de structures et de fonctions, et de proposer une thorie du dveloppement dite neuro-constructiviste qui conceptualise le dveloppement en termes de spcialisation interactive.

Descripteurs (TEE) : apprentissage, cerveau, construction de modle, dveloppement cognitif, dveloppement de lenfant, dveloppement mental

INTRODUCTION Lvolution opre une slection partir des rsultats sans sattarder sur le processus de dveloppement lorigine de ces rsultats. Pourtant, paralllement aux donnes rcoltes auprs de patients adultes en neuropsychologie, les tudes sur les troubles du dveloppement sont souvent utilises par les tenants de la psychologie volutionniste pour

affirmer leurs convictions innistes sur lvolution du cerveau no-natal en termes de modules cognitifs (Barkow, Cosmides & Tooby, 1992 ; Duchaine, Cosmides & Tooby, 2001 ; Pinker, 1997). En ralit, ces thories reposent sur des instantans statiques de rsultats phnotypiques lge adulte, et ont tendance ignorer une cause dterminante dans lapparition des troubles, savoir le processus du dveloppement ontogntique. Dans ce texte, nous verrons

* Ce texte est la traduction de Can developmental disorders be used to bolster claims from Evolutionary Psychology ? A neuroconstructivist approach . In J. Langer, S. Taylor Parker & C. Milbrath (d.), Biology and Knowledge Revisited : From Neurogenesis to Psychogenesis. Hillsdale [NJ] : L. Erlbaum, 2004, p. 307-321.

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pourquoi lapproche neuro-constructiviste est essentielle linterprtation des donnes sur les troubles du dveloppement et pourquoi ceux-ci ne sont daucun recours largumentation inniste et de la psychologie volutionniste. partir de nos tudes sur des enfants plus gs et des adultes atteints du syndrome de Williams, nous montrerons comment les processus, que daucuns qualifient dintacts , rvlent en fait de lgres dficiences et pourquoi ils ne peuvent servir diviser le systme cognitif en parties qui se dveloppent normalement et indpendamment des parties qui se dveloppent de faon atypique. De mme, partir de nos tudes sur les nourrissons et les jeunes enfants atteints de troubles du dveloppement, nous identifions des dficits subtils en capacits gnrales, qui sont nanmoins lorigine deffets diffrentiels sur les rsultats phnotypiques observs dans diffrents domaines cognitifs. En effet, une trs lgre dficience un stade prcoce du dveloppement peut avoir un impact considrable dans certains domaines (les soi-disant modules cognitifs dficience slective ) et un impact trs subtil dans dautres domaines (les soi-disant modules cognitifs intacts ). Il est par consquent fondamental de se focaliser non seulement sur les domaines qui attestent la gravit des dficits dans les troubles du dveloppement mais aussi de mener des tudes approfondies sur les domaines qui, de prime abord, semblent ne pas tre touchs (Karmiloff-Smith, 1998). Dans la mesure o le cerveau se dveloppe comme un tout ds lembryogense, il nous semble trs improbable que des enfants atteints de troubles gntiques commenceront avec un ensemble disparate de modules cognitifs bien sgrgs, les uns dficients alors que les autres seraient prservs. Il va de soi que largumentation ci-dessus ne vaut pas uniquement pour le dveloppement atypique. En accord avec certains thoriciens du dveloppement du nourrisson, nous estimons hautement improbable que le cerveau dun nourrisson normal se forme partir de modules prdtermins qui serviraient uniquement au traitement indpendant de domaines cognitifs particuliers. En effet, nous contestons la mtaphore employe par certains psychologues volutionnistes pour caractriser le cerveau no-natal. Selon nous, le cerveau du nourrisson nest pas comparable un couteau suisse simplement transmis par lvolution et dot de parties prformes, spcialises, lesquelles formeraient la naissance, dans le cas des troubles du dveloppement, un ensemble sgrg de modules individuels dficients dun ct, prservs de lautre. linstar de Piaget (1953 & 1971), nous prtendons que cest le dveloppement 12

ontogntique qui permet de comprendre le dveloppement normal et atypique ainsi que sa relation la structure du systme cognitif adulte qui en rsulte.

COMMENT LE CERVEAU DU NOURRISSON SE FORME PAR DVELOPPEMENT ONTOGNTIQUE Il est indniable que toutes les thories, y compris linnisme, attribuent un rle, plus ou moins grand, lenvironnement. Cependant, contrairement aux innistes fervents qui considrent les stimuli environnementaux comme de simples dclencheurs dune base gntique prforme au dveloppement, et contrairement aux tenants de lempirisme qui envisagent lenvironnement comme le pourvoyeur principal de connaissances cognitives, nous soutenons que lexpression gnique et lenvironnement ne cessent dtre lobjet dinteractions dynamiques et complexes que seule une analyse approfondie de lontogense est en mesure de mettre au jour. Par exemple, lapparition de fonctions complexes dans le cortex crbral du nourrisson est imputable une prolifration de la formation de synapses, connections qui permettent aux connaissances dtre encodes. Cette prcipitation prcoce de la synaptogense se fait sous contrle gntique et semble se produire dans lensemble du cortex indpendamment des contributions de lenvironnement (Huttenlocher, 2002). Cependant, la synaptogense cre un excs de connexions (bien suprieures celles qui seront retenues dans le systme crbral final) et cest lenvironnement qui renforcera les connexions qui seront utiles sur un plan fonctionnel. Les connexions inutilises seront progressivement affaiblies ou limines. Ce processus dlimination se poursuit pendant plusieurs annes, jusqu un stade avanc de ladolescence pour les rgions frontales par exemple, et implique une immense capacit de lenvironnement faonner les mcanismes que les processus gntiques ont mis en place (voir, pour une discussion, Thomas, 2003). nouveau, il nous semble trs peu probable que le nourrisson commence sa vie en disposant de modules cognitifs fonctionnant de faon indpendante, et simplement en attente des bons dclencheurs environnementaux. Nous croyons plutt que le dveloppement du cerveau du nourrisson est un processus dpendant de lactivit, dans lequel lenvironnement sert non seulement de dclencheur mais joue rellement un rle vital dans le faonnement du rsultat final en termes de structure et de fonction.

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notre sens, les tendances perceptives non cognitives orientent le nourrisson vers certains aspects de lenvironnement et aprs une exposition et un traitement prolongs, certains circuits du cerveau deviennent de plus en plus spcialiss (Elman et al., 1996 ; Johnson, 2001). En dautres termes, les modules adultes sont le rsultat dun processus trs progressif de modularisation tout au long du dveloppement (KarmiloffSmith, 1992 & 1998). Diffrentes thories saffrontent quant la structure du cerveau du nouveau-n (voir, pour une discussion approfondie, Johnson, 2001). Les tenants de la maturation affirment que diffrentes parties du cerveau entrent en service par squences lors du dveloppement suite une programmation gntique. Selon eux, labsence de tout comportement particulier dans la petite enfance sexpliquerait par labsence, ce stade, de fonctionnement dune rgion spcifique du cerveau. Les adeptes de linteractionnisme affirment, eux, que ds la naissance la plupart des rgions du cerveau fonctionnent divers degrs mais que ce qui change et qui est la source du dveloppement, cest le rseau dinteractions qui stablissent dans chaque rgion et dune rgion lautre. Nous avons donn cette thorie le nom de neuro-constructivisme (KarmiloffSmith, 1998) ou plus rcemment celui de spcialisation interactive (Johnson et al., 2002). Plutt que dattendre quune rgion du cerveau arrive maturation, les rgions du cerveau du nourrisson semblent tre initialement plus actives que chez ladulte jusquau moment o les processus de spcialisation et de localisation des fonctions se stabilisent. Il est aujourdhui dmontr quun comportement en apparence identique chez le nourrisson et ladulte peut activer diffrentes rgions du cerveau ou diffrentes interactions entre ces rgions (par ex. Csibra, Spratling & Johnson, 2002 ; de Haan, Oliver & Johnson, 1998 ; Neville, Mills & Lawson, 1992). Une fois lge adulte, notre cerveau est hautement structur et fonctionnellement spcialis, mais cela nimplique en aucun cas que cette structure tait en place ds notre naissance. Un exemple frappant de spcialisation et de localisation progressives nous est donn par le dveloppement du traitement des visages chez les nourrissons. Quy a-t-il de plus important, dun point de vue volutionniste, que la discrimination des espces ? Si la position inniste tait fonde, alors le traitement des visages serait apparemment le candidat idal comme module inn, prt fonctionner indpendamment dautres circuits crbraux ds lapparition des bons stimuli de dclenchement. Pourtant, bien que la prfrence de stimuli de type facial se manifeste ds la nais-

sance (Johnson & Morton, 1991), le traitement des visages par les nourrissons est sensiblement diffrente de celle des adultes, la fois en termes de comportement et de circuits crbraux activs. Au dbut, les nourrissons aiment autant traiter des images de vrais visages que celles de visages trs schmatiss o napparaissent que trois taches au niveau de lil et de la bouche. Toutefois, ds lge de deux mois, ils ne sintressent quaux vrais visages. Cependant la prfrence des nouveaux-ns ne concerne visiblement pas seulement les stimuli de type facial. Plus exactement, les stimuli privilgis sont ceux qui concentrent linformation en haut plutt quen bas, comme un T (Simion et al., sous presse). Cela correspond au stimulus visuel dun visage mais ne sert pas exclusivement au traitement des visages. Il semble bien que lvolution na pas eu besoin de nous doter de plus quune capacit dordre gnral pour initier le traitement des visages, tant donn que lenvironnement ne saurait manquer de fournir de nombreuses donnes faciales ds les tout dbuts de la vie. Mme les nourrissons de six mois nont pas lactivit crbrale caractristique des nourrissons de douze mois et des adultes quand il sagit de la perception des traits dun stimulus facial (Csibra et al., 2002). On sait galement que trs tt, les deux hmisphres du cerveau du nourrisson participent activement au traitement des visages. Cependant, ds lge de douze mois, celle-ci migre en grande partie dans lhmisphre droit, celui qui est habituellement plus actif chez les enfants plus gs et les adultes (de Haan, Pascalis & Johnson, 2002). Ces quelques exemples servent montrer comment le traitement des visages se dveloppe pendant la petite enfance. Cela na pas grand chose voir avec le dploiement dun processus adulte qui serait prt fonctionner une fois que les stimuli faciaux ont activ un module spcifique inn. Au contraire, les nourrissons semblent avoir besoin de centaines de milliers de stimuli faciaux pour dvelopper progressivement leur comptence en matire de traitement des visages, de sorte que ce nest qu douze mois quils mettent en uvre les mmes comportements et les mmes processus crbraux sous-jacents que les adultes. Selon nous, tout module de traitement des visages que lon retrouve ultrieurement lge adulte qui, dailleurs, ce stade pourrait faire lobjet dune dficience slective (par ex. McNeil & Washington, 1993) se construit en ralit partir des dispositions initiales lattention, en lien avec la riche exprience de traitement des visages dont dispose le jeune enfant. Des donnes supplmentaires sont fournies par ltude de nourrissons atteints de lsions crbrales 13

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prinatales qui naffectent que lhmisphre droit. Lanalyse de leurs capacits traiter les visages entre cinq et quatorze ans a montr deux choses (de Haan, 2001). Tout dabord, leurs dficiences ntaient que lgres compares celles des adultes souffrant de lsions similaires : moins de la moiti des enfants affichaient des dficiences dans le traitement dobjets ou de visages par rapport la population de rfrence. Quels que soient les dommages initiaux, ils avaient t attnus par la plasticit dveloppementale. Ensuite les dficits en traitement des visages ntaient pas plus frquents que les dficits en traitement des objets et les premiers nallaient jamais sans les seconds. Il apparat ainsi que la spcialisation du traitement des visages par rapport celle des objets nest que le pur produit du dveloppement, le systme de traitement des visages ntant que la spcialisation progressive dun systme fonctionnel initial plus gnral. La dissociation chez ladulte entre le traitement des visages et des objets ne peut tre reproduite par des lsions prcoces au systme normal. Certes les innistes pourraient affirmer que les changements dans le traitement des visages chez les nourrissons sont ds simplement au droulement dun calendrier gntique. Cependant, les travaux sur le traitement du langage chez les petits par exemple remettent cette thorie en question. Neville et ses collgues ont analys les processus crbraux chez les jeunes enfants lors de lcoute dune srie de mots. Ils ont dcouvert cette occasion que ctait le nombre de mots que lenfant pouvait produire et non le dveloppement maturationnel qui dterminait quels circuits crbraux taient utiliss (Neville, Mills & Dawson, 1992). En somme, il revient aux psychologues volutionnistes de dmontrer que le cerveau infantile relve, dune manire ou dune autre, de la mtaphore du couteau suisse. REXAMEN DES DONNES ISSUES DES TROUBLES DU DVELOPPEMENT Les patients adultes en neuropsychologie peuvent parfois prsenter des dficiences trs spcifiques de leurs performances, qui accrditeraient la thse de lexistence de modules spcifiques indpendants et de dficits trs localiss dans telle ou telle aire du cerveau. Il convient nanmoins de rappeler quen neuropsychologie des adultes, le cerveau a subi un traumatisme dans une zone jusque l normalement dveloppe et trs structure. Une telle structure, comme nous lavons toujours soutenu, nest que le rsultat dun dveloppement prcdent et ne nous 14

dit rien de ltat de dpart. Pourtant, de prime abord, des rsultats clairs concernant le comportement manifeste denfants et dadultes atteints de troubles gntiques semblent aussi montrer une sparation nette entre les modules dficients et les modules prservs. Pourquoi alors continuons-nous douter de cette thse ? Parce que les personnes atteintes de troubles gntiques nont pas, selon nous, un cerveau compos de parties prserves et de parties dficientes. Plus certainement, leur cerveau sest dvelopp de manire atypique tout au long de lembryogense et, par la suite, lors de la croissance post-natale ; il faut donc sattendre des dficiences rparties dans tout le cerveau plutt que dans une zone particulire. Comment ds lors rconcilier nos hypothses thoriques avec les donnes empiriques qui laissent entrevoir des dficiences slectives ? Nous soutenons quil est ncessaire de rexaminer les donnes empiriques, la fois du point de vue du comportement manifeste et des processus cognitifs sous-jacents, et du point de vue des groupes de contrle utiliss pour fonder les affirmations thoriques sur les troubles gntiques. cet effet, nous prendrons lexemple dun trouble gntique, le syndrome de Williams, et reviendrons brivement sur trois domaines propos desquels certains chercheurs ont affirm quils taient pargns au sein de cette population clinique : le traitement des visages, le langage et la cognition sociale. Le syndrome de Williams est un trouble du dveloppement neuronal provoqu par un effacement denviron vingt gnes sur une copie du chromosome 7q.11.23 (Donnai & Karmiloff-Smith, 2000). Sa frquence est denviron un cas sur 20 000 naissances. Les caractristiques cliniques comprennent des anormalits physiques accompagnes dun retard mental lger modr et dun profil de personnalit particulier. Lintrt du syndrome de Williams pour les neurosciences provient dun profil de capacits cognitives trs ingal o les connaissances spatiales et numriques sont gravement atteintes quand le langage, linteraction sociale et le traitement des visages sont tonnamment efficaces pour une telle population clinique (Bellugi, Wang & Jernigan, 1994 ; Udwin & Yule, 1991). Ce sont les travaux mens par Bellugi et ses collaborateurs qui ont attir lattention sur lintrt thorique potentiel que reprsentent les dissociations apparentes du phnotype cognitif du syndrome de Williams (Bellugi et al., 1988). Ainsi une comptence langagire tonnante co-existe avec de graves problmes concernant la ralisation de tches non verbales, en particulier de celles qui font appel au

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traitement de donnes spatiales. En outre, les personnes atteintes du syndrome de Williams obtiennent des scores planchers au test dorientation linaire de Benton mais se trouvent dans la moyenne au test de reconnaissance des visages de Benton (Bellugi et al., 1988). Ce contraste frappant entre reconnaissance faciale et traitement spatial a conduit certains chercheurs (par ex. Bellugi et al., 1988) maintenir que la reconnaissance faciale chez les personnes atteintes du syndrome de Williams est intacte et dmontrer ainsi, comme pour la prosopagnosie (1) chez les patients adultes en neuropsychologie, quelle relve dun module indpendant. Ces affirmations initiales ont depuis t remises en cause, non pas tant au regard des donnes comportementales quau regard des processus cognitifs sousjacents mis en uvre par les patients atteints du syndrome de Williams lors de tches de traitement de visages. Plusieurs tudes ont confirm les rsultats de Bellugi selon lesquels des enfants et des adultes atteints du syndrome de Williams obtiennent des scores comportementaux moyens lors de certaines tches de reconnaissance faciale (Grice et al., 2001 ; Karmiloff-Smith, 1997 ; Udwin & Yule, 1991). Cependant, cette russite comportementale nest quen apparence comparable celle des groupes tmoins. Dhabitude nous reconnaissons les visages en procdant en termes de configuration : notre cerveau analyse rapidement les relations spatiales entre les lments du visage. En revanche, il a t dmontr que les personnes atteintes du syndrome de Williams oprent en termes de traits : ils se concentrent sur les lments faciaux quils traitent de faon spare, et non sur les relations entre ces diffrents lments (Deruelle et al., 1999 ; Karmiloff-Smith, 1997 ; Rossen et al., 1996). Donc les processus cognitifs qui tayent la russite superficielle des personnes atteintes du syndrome de Williams sont diffrents des cas normaux. Cest galement vrai au niveau lectro-physiologique (Mills et al., 2000 ; Grice et al., 2001). Les personnes atteintes du syndrome de Williams ont plus de chances dutiliser lhmisphre gauche lors de du traitement des visages alors que cest lhmisphre droit qui est normalement prdominant. En outre, ces personnes ne ragissent pas de la mme faon lorsque les visages sont inverss : elles analysent les visages de la mme faon, lendroit ou lenvers, ce qui laisse penser que ce groupe clinique analyse les stimuli faciaux trait par trait. Cette diffrence cognitive nest pas uniquement valable pour les stimuli faciaux. Les travaux de Deruelle et de ses collaborateurs ont montr que les personnes atteintes du syndrome de

Williams ont davantage tendance procder trait par trait plutt que par configuration dans dautres domaines que les visages (Deruelle et al., 1999). En somme, les personnes atteintes de ce syndrome nont pas dun ct un module de traitements des visages intact et normalement dvelopp et, de lautre, un module de traitement spatial dficient, comme laffirment les innistes. Au contraire, ils ont ds le dpart suivi une trajectoire de dveloppement atypique de telle sorte que le traitement des visages comme le traitement spatial rvlent une anomalie sous-jacente identique dans lanalyse par configuration. Simplement le traitement des visages se prte plus facilement une analyse par traits que le traitement de relations spatiales : il nest donc normal quen apparence chez lenfant et ladulte. En dautres termes, une dficience assez lgre dans lanalyse par configuration un stade prcoce influe de faon diffrentielle sur le traitement de visages et des relations spatiales pendant le dveloppement, de telle sorte quun domaine peut faire appel des processus compensatoires alors que lautre en est moins capable. Aprs tout le domaine du traitement des visages nest peut-tre pas celui qui convient la psychologie volutionniste pour tablir une dissociation entre les composants inns du systme cognitif. Lexemple du syndrome de Williams a galement donn lieu des thses sur la dissociation, entre le langage et la cognition cette fois. Le langage serait un organe mental inn spcifique aux humains et indpendant de la cognition gnrale (Pinker, 1994). Donc, pour cette raison, on pourrait sattendre ce que certains troubles gntiques permettent au langage de se dvelopper normalement, mme en prsence dobstacles la cognition gnrale. Au dpart, une telle dissociation a t revendique pour le syndrome de Williams. Mais en ralit, comme nous lavons vu, ce phnomne est hautement improbable tant donn ce que nous savons des processus dacquisition du langage. linstar de la reconnaissance faciale, une analyse dtaille des capacits langagires ostensiblement intactes chez les personnes atteintes par ce syndrome a rvl de nombreuses anomalies, parfois subtiles (Karmiloff-Smith et al., 1997 ; Laing et al., 2002 ; Nazzi, Paterson & Karmiloff-Smith, 2003 ; Singer-Harris et al., 1997 ; Vicari et al., 1996). Ds le dpart, des comparaisons ont t tablies entre le syndrome de Williams et dautres syndromes lis des capacits cognitives gnrales quivalentes. Ainsi, par rapport un trouble comme la 15

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trisomie 21, le langage est beaucoup plus labor chez les personnes atteintes du syndrome de Williams. Par exemple, si les personnes qui souffrent de la trisomie 21 ordonnent correctement les mots, ils sexpriment en style tlgraphique, conjuguent rarement les verbes, utilisent surtout le prsent simple et ont rarement recours aux pronoms et aux anaphores. Ce constat est galement valable, en grande partie, lge adulte (Fowler, Gelman & Gleitman, 1994). En revanche, le langage des personnes atteintes du syndrome de Williams rvle souvent des connaissances linguistiques sophistiques. Par exemple, Clahsen et Almazan (1998) lors de leur analyse du langage expressif de quatre enfants atteints du syndrome de Williams, ont observ la prsence de structures syntaxiques complexes et de morphmes grammaticaux qui taient presque toujours bien employs. Un certain nombre dtudes ont poursuivi les comparaisons sur le langage entre ces deux syndromes, vraisemblablement afin de voir si la trisomie 21 peut servir de base ce que lon pourrait attendre du dveloppement du langage chez les attards mentaux et partir de laquelle on pourrait mesurer les performances lies au syndrome de Williams (Karmiloff-Smith et al., sous presse). Toutefois, des tudes approfondies ont par la suite commenc dmontrer que les performances linguistiques ne se situent pas dans la norme chez les personnes atteintes du syndrome de Williams : celles-ci accusent un retard de dveloppement dau moins deux ans (Singer-Harris et al., 1997). Les tudes plus rcentes qui comparent les performances des personnes atteintes du syndrome de Williams celles denfants au dveloppement normal utilisent des groupes de contrle de mme ge mental. Elles montrent que les niveaux de russite sont ainsi plus en rapport. Implicitement, ce constat laisse entendre que le dveloppement du langage nest pas indpendant des capacits cognitives gnrales. Tandis que les performances linguistiques des personnes atteintes de syndrome de Williams sont relativement impressionnantes (par rapport dautres syndromes lis un faible quotient intellectuel), des preuves datypie se sont accumules dans tous les domaines et tous les niveaux linguistiques, y compris le vocabulaire, la grammaire, la pragmatique et les signes prcurseurs de dveloppement linguistique chez les enfants en bas ge (voir Thomas & Karmiloff-Smith, 2003). En outre, les comparaisons avec la trisomie 21 accentuent en fait les capacits linguistiques apparentes chez les personnes atteintes du syndrome de Williams dans la mesure o les personnes affectes de la trisomie 21 ont un dficit 16

de dveloppement aigu dans le traitement phonologique contrairement aux personnes atteintes de syndrome de Williams. Plus important peut-tre, lorsque lon remonte des diffrences finales entre les deux syndromes de meilleures performances langagires chez les personnes atteintes du syndrome de Williams que chez celles atteintes du syndrome de Down aux comptences respectives en matire de comprhension du langage lors de la prime enfance, ces diffrences disparaissent : les jeunes enfants atteints de lun ou de lautre syndrome affichent une comprhension linguistique quivalente (et trs retarde), ce qui implique que les phnotypes de lge adulte sont le produit de trajectoires atypiques et diffrentielles (Paterson et al., 1999). Ce que nous venons de voir concernant le traitement des visages et le dveloppement linguistique chez les sujets atteints du syndrome de Williams se rpte maintenant dans ltude de la cognition sociale de ce trouble. L encore, il a t initialement affirm que la cognition sociale dans le syndrome de Williams suivait un dveloppement normal au milieu dautres fonctions dficientes. Nanmoins, l encore, des travaux de recherche approfondis ont par la suite laiss entendre que la cognition sociale et la pragmatique sont atypiques dans le syndrome de Williams, parfois lgrement parfois fortement (Jones et al., 2000). Ltude du syndrome de Williams montre que, chaque fois que lon a affirm lexistence dune fonction prserve au sein de ce trouble du dveloppement gntique, cette thse na pas rsist aux investigations dtailles qui ont t menes ultrieurement. Chaque fois quun argument a t avanc en contradiction avec ce qui nous savons du dveloppement en gnral, il sest avr faux. Des rsultats identiques concernant dautres troubles du dveloppement gntique tels que la dficience linguistique spcifique, la dyslexie dveloppementale, le syndrome du X fragile (Karmiloff-Smith, 1998 ; KarmiloffSmith et al., sous presse ; Thomas & Karmiloff-Smith, 2003) commencent apparatre. Il se dgage clairement de ces exemples que les donnes fournies par les troubles gntiques ne vont pas dans le sens dune co-existence cloisonne entre, dun ct, des domaines cognitifs dficients et circonscrits et, de lautre, des domaines cognitifs pargns, contrairement ce quaffirment les thses de la psychologie volutionniste. En revanche, les troubles du dveloppement dmontrent combien les processus de dveloppement ontogntique sont complexes et dynamiques et combien il est important de rappeler que chez les humains, lvolution a choisi

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une trs longue priode de dveloppement crbral post-natal pendant laquelle linteraction avec lenvironnement peut jouer un rle vital dans la formation de la structure crbrale ultrieure. Cest une chose de discerner une logique dans lagencement des structures cognitives adultes qui font suite un dveloppement dans les environnements typiques auxquels les adultes sont exposs. Cen est une tout autre de supposer, alors que tout indique le contraire, que ces structures sont prsentes dans le cerveau des enfants en bas ge. Et cest un acte de foi supplmentaire que de prtendre que lvolution a slectionn des modules cognitives innes. LIMPORTANCE DU NEURO-CONSTRUCTIVISME Pourquoi la thorie de psychologie volutionniste nest-elle pas satisfaisante, pourrait-on se demander ? Pourquoi un processus aussi dterminant pour la reconnaissance des congnres que, disons, le traitement des visages ne peut-il tre considr comme spcifique et circonscrit, et fonctionnant indpendamment de tous les autres processus ? La raison pourrait en tre dans lexistence de deux types diffrents de contrle, et dans le fait que des rsultats cognitifs de niveau suprieur ne sont sans doute pas possibles en dehors dun processus ontogntique progressif dapprentissage (Elman et al., 1996). Il est communment accept quil existe deux formes de contrle biologique : le contrle de type mosaque et le contrle rgulateur . Le contrle de type mosaque implique une pigense dterministe : les gnes exercent un contrle serr sur la temporalit et le rsultat, cest un processus rapide et indpendant des autres processus. Ce type de contrle fonctionne dans des conditions optimales. Nanmoins, il restreint grandement la complexit et la flexibilit du processus de dveloppement. Certaines parties du dveloppement humain ncessitent un contrle de type mosaque. Lautre type de contrle, par rgulation, est nettement plus courant et relve dune pigense probabiliste. Il opre un contrle gntique large plutt que serr, est lent et progressif et sa pr-spcification est trs limite. Dans ce type de contrle, diffrentes parties dun systme se dveloppent de manire interdpendante. En outre, contrairement au contrle de type mosaque, les contraintes sur la complexit et la plasticit sont moindres, ce qui ne signifie pas, bien entendu, que les contraintes biologiques sont absentes, comme le prtendent les thses radicalement empiristes. Elles sont simplement beaucoup moins prgnantes

quelles ne le sont pour le contrle de type mosaque. Il est peu probable que les gnes et leurs produits codent la cognition mais bien plutt les diffrences de temporalit, les diffrences de densit neuronale, de type et de migration neuronales, de seuils de dclenchement, de neurotransmetteurs et autres lments semblables. La notion de neuro-constructivisme subsume celle de contrle rgulateur, lontogense tant alors le moteur qui permet de transformer progressivement un certain nombre de mcanismes dapprentissage qui relvent dun domaine en rsultats spcifiques ce domaine chez ladulte. Ce qui nimplique pas que le cerveau du nourrisson soit un mcanisme dapprentissage homogne et simple. Il y a indniablement une grande htrognit dans lquipement crbral initial. Cependant, cette htrognit na que peu de ressemblance avec les structures fonctionnelles dfinitives qui apparaissent uniquement par interaction avec un environnement structur. En dautres termes, plutt que le type de contrle gntique strict de type mosaque que certaines thories de psychologie volutionniste invoquent, la solution de lvolution pour le cerveau humain pourrait bien tre dviter une trop grande pr-spcification et de lui prfrer un dveloppement progressif et une plasticit neuro-constructiviste. CONCLUSION La question que nous devons tous nous poser nest pas de savoir si cest lvolution ou lontogense qui explique le dveloppement humain : il est clair que les deux jouent un rle vital. Cest plutt le processus progressif de lontogense qui est prpondrant dans ltablissement des spcialisations cognitives de niveau suprieur. Bien que lvolution ait sans doute tenu compte du besoin de spcialisation du systme cognitif adulte, elle a en revanche abandonn la responsabilit de cette spcialisation au dveloppement cognitif progressif. Si nous devons donc comprendre ce que signifie tre humain , cest sur le processus du dveloppement lui-mme que nous devons continuer dinsister. Annette [email protected] University College of London, Institut of Child Health, Neurocognitive Development unit [email protected] University of London, Birkbeck College School of Psychology

Michael S. C. Thomas

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NOTE(1) La prosopagnosie est un trouble o le patient na aucun problme reconnatre un objet quelconque, mais ne parvient pas reconnatre les visages de sa famille ou de ses amis [NdE].

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(2) Les usages nationaux (anglo-saxons ici) ont t conservs pour la prsentation des patronymes des auteurs. Ainsi, les particules ne ne sont pas rejetes aprs le prnom comme cest lusage en franais ; nappartenant cependant pas au patronyme, elles sont composes sans premire lettre en majuscule [NdE].

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Les troubles du dveloppement viennent-ils confirmer les arguments de la psychologie volutionniste ? Une approche neuro-constructiviste

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Du cheminement aux cheminementsClaude Bastien, Mireille Bastien-Toniazzo

Lvolution des conceptions du dveloppement cognitif est analyse comme le passage dune conception centre sur la logique une conception centre sur les processus. La premire caractre pistmologique, essentiellement reprsente par les travaux de Piaget, vise rendre compte de la connaissance humaine en gnral. Ses apports, ses applications et ses limites sont voques. La seconde, vise rendre compte des processus cognitifs individuels. La faon dont sont conues, dans cette perspective, la construction, lorganisation et lactivation des connaissances est expose. On examine ensuite quelques implications de cette volution : elles concernent limportance de lapprentissage explicite, le rle essentiel jou par le but de lactivit dans lacquisition et lorganisation des connaissances et linterprtation des diffrences inter- et intraindividuelles quelle autorise.

Descripteurs (TEE) : apprentissage, conditions dapprentissage, dveloppement cognitif, mtacognition, subjectivit

INTRODUCTION Notre titre est directement inspir de louvrage dInhelder et Cellrier (1992) dont la dernire phrase marque lespoir des auteurs de voir leur perspective permettre une connaissance toujours plus approfondie des processus de guidage, de rgulation et dvaluation qui sous-tendent les cheminements de la dcouverte chez lenfant (p. 306) alors que le titre, rappelons-le, est Le cheminement des dcouvertes de lenfant. Ces permutations du singulier et du pluriel rcapitulent lvolution des conceptions des auteurs, mais aussi, nous semble-t-il, celle qui

marque dune faon plus gnrale la psychologie cognitive du dveloppement. Lenfant ne se rduit pas son intelligence et on trouvera dans diffrents ouvrages (par exemple Rondal & Esperet, 1999) un panorama des tudes qui lui sont consacres. On se limitera ici au domaine des processus cognitifs. Chacun admettra que ce domaine a t trs fortement marqu par luvre de Piaget et de tous ceux, nombreux, qui lont suivi. La conception structurale qui a anim lensemble de ces recherches (exprime notamment par le concept de stade ) a t incontestablement productive. Mais elle a aussi trouv ses limites. 21

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La plus importante de ces limites rside sans doute dans son incapacit rendre compte des effets de contexte : deux situations logiquement quivalentes peuvent tre traites de faon compltement diffrentes par le mme enfant, en fonction des connaissances que les caractristiques de ces situations activent. Les connaissances ne sont donc pas indpendantes des conditions de leur utilisation et, en particulier, des buts quelles permettent datteindre et des moyens pour y parvenir (Bastien, 1998). Les piagtiens eux-mmes ont donc t conduits mettre en doute le caractre logique du dveloppement cognitif. On a mis en avant les processus de rsolution empiriques , le bricolage (Bideaud, 1988), limportance de linhibition des schmes acquis (Houd, 1995). On admet aujourdhui quil existe plusieurs chemins dans la rsolution dun mme problme et, plus gnralement, quil existe plusieurs trajectoires dveloppementales selon les individus (Lautrey & Caroff, 2004). Cette volution a trouv son cadre conceptuel quil convient de prciser avant den dgager les implications pour notre comprhension du dveloppement.

mme dtude : la connaissance acqurir dans le premier cas, le sujet qui acquiert dans lautre. Le premier point de vue, que nous avons qualifi de logicien (Bastien-Toniazzo, 1999), est exprim en particulier, dans luvre piagtienne. Cadre de rfrence pour de nombreux dveloppementalistes, elle exprime cependant, comme le souligne Bastien (1997), un souci dpistmologue. Ltude de la psychogense nest de ce fait quun moyen de comprendre la phylogense, cest--dire le dveloppement de la connaissance de lhumanit qui est devenue, au cours de lhistoire, de plus en plus abstraite. Le modle piagtien est une formalisation logico-mathmatique de la connaissance dont les structures, tudies [] par le constructivisme pistmologique, conditionnent son appropriation par le sujets individuels (Bastien, 1997, p. 39). La confusion, en partie entretenue par Piaget, a consist postuler chez le sujet, le mme type de connaissance et la mme structuration que dans le modle formel de rfrence. En ce sens, comme les proprits des structures logiques sont par dfinition gnrales, les connaissances du sujet ne peuvent qutre indpendantes de tout contenu particulier et leur tat de structuration conditionne lapprhension de la ralit. Cette confusion fcheuse mais classique entre le modle et lobjet quil modlise, soulve deux types de problmes. Dune part, lobjet du modle structural nest pas le sujet rel mais la connaissance (les structures logiques formalisent la connaissance de la mme faon quune grammaire peut modliser le langage) ; dautre part elle a donn lieu tout un courant dapplication pratique qui reflte la mme erreur. La plus belle illustration est sans doute linitiative de Papert (1980). Le langage de programmation informatique quil a cr (LOGO) et qui a suscit, dans les annes quatre-vingt, une utilisation enthousiaste de la tortue de sol dans les coles maternelles ou des micro-ordinateurs dans les coles primaires, rpondait lobjectif ambitieux damener plus rapidement les enfants au stade des oprations formelles et en consquence dacclrer leurs performances scolaires, notamment en mathmatique. Si Papert (1990) a reconnu lui-mme le caractre utopique dune telle entreprise, elle perdure encore dans certains milieux ducatifs o sont mis en place des Ateliers de raisonnement logique (Higel, Hommage & Perry, 1982), directement inspirs de la thorie structuraliste et en particulier de louvrage de Piaget & Inhelder (1955). lorigine destins un public dadolescents et dadultes de bas niveau de qualification, ils sont utiliss galement dans les tablissements

DU LOGIQUE AU PSYCHOLOGIQUE Deux conceptions sur lacquisition de connaissances sopposent : lune que lon peut qualifier de logicienne , lautre de psychologique . La premire considre quil existe une logique de la connaissance (externe pour les behavioristes, interne pour les piagtiens) dont on cherche dterminer les prmisses universelles. Les tats antrieurs ltat final du systme cognitif sont poss comme des conditions logiquement pralables. Il en rsulte une suite logiquement ordonne de stades stables domins par une unique forme de pense et spars par des priodes de transition relativement brves (Siegler, 1997, p. 325, notre traduction) et communs tous les individus. Ils constituent ds lors une sorte de norme dont lloignement traduit diverses formes de dysfonctionnements. Pour lautre conception, les formes de pense sont multiples et variables non seulement dun individu lautre mais chez un mme individu (voir par exemple, Lautrey & Caroff, 1996 et 1999). Les divergences que suscitent ces deux approches refltent une opposition plus fondamentale qui porte avant tout sur lobjet 22

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accueillant des enfants prsentant des troubles dacquisition, soit par dficit cognitif soit la suite de troubles sensoriels, comme la surdit. Lide gnrale est que les comptences logiques gnrales ainsi entranes ou ractualises nauront plus qu tre instancies par les caractristiques de la situation particulire propose ensuite au sujet. Lanalyse que nous avons pu faire de quelques situations montre que ce nest pas le cas (cf., pour une illustration, Bastien & Bastien-Toniazzo, 2004). Les limites que nous venons de dgager nimpliquent pas naturellement quil faille jeter le bb avec leau du bain. On ne peut donc que souligner lintrt du modle piagtien pour lpistmologie ou dautres modles formels pour dautres disciplines. Dune part ils montrent bien cette particularit de ltre humain thoriser le monde. Par ailleurs, la structuration formelle dun objet dacquisition telle que les thoriciens de la discipline concerne peuvent la faire, constitue le savoir transmissible et partag par les individus. Ces modlisations de lobjet acqurir ne sauraient toutefois se substituer la structuration quen fait le sujet individuel, autrement dit, du sujet psychologique. Cest prcisment ce sujet-l qui est au cur des propositions de louvrage de Inhelder & Cellrier (1992). Le constructivisme psychologique quils thorisent complte heureusement le constructivisme pistmologique et permet vraisemblablement de combler les lacunes des approches prsentes jusque-l en associant la perspective structurale le point de vue fonctionnel souhait par Fayol (1997) et que lon trouve dans le courant de la cognition situe (situated cognition). On considre ici que les connaissances humaines se structurent de manire fonctionnelle et non logique dans le systme cognitif. Dtermines par les buts quelles permettent datteindre, elles sorganisent sous forme de rseau[x] smantique[s] individualis[s]. Par ailleurs, toute nouvelle connaissance slabore partir dune connaissance antrieure (ou prcurseur selon la terminologie de Cellrier) dont elle devient une variante. Ce point de vue engendre au moins trois consquences. Lune est que raisonner consiste parcourir le rseau de connaissances, dplacer son attention dans cet espace quest la mmoire. Lautre est que les cheminements ne sont pas universels ; en dautres termes, les formes de pense sont multiples et variables non seulement dun individu lautre mais au sein dun mme individu. Enfin les connaissances antrieures dans un domaine particulier jouent un rle dterminant dans la construction de nouvelles connaissances.

Le constructivisme psychologique : Cellrier Dveloppement et acquisition de connaissances Le dveloppement ou psychogense est, pour Cellrier (1992), une stratgie dorganisation des apprentissages obissant une loi de direction gnrale qui pousse le systme vers une auto-quilibration majorante laquelle lapprentissage est asservi. Le dveloppement ne se rduit donc pas lapprentissage et recouvre deux genses complmentaires : une macrogense et une microgense. Situes sur deux chelles temporelles diffrentes, celles-ci se distinguent de surcrot sur deux points : la nature et le mode de construction des connaissances qui en rsultent. lchelle macrogntique, slaborent les connaissances catgoriques ou connaissances universelles qui constituent le fondement de la comptence pistmique du sujet cest--dire le savoir abstrait partag et transmissible dun individu lautre. Elles mergent de limitation involontaire et inconsciente de situations auxquelles lenfant est confront en permanence et auxquelles il ne peut se soustraire et elles conduisent progressivement labstraction structurale. lchelle microgntique, slaborent les connaissances individuelles fonctionnelles et spcialises non transmissibles en ltat et qui sont la base de la comptence heuristique du sujet et de labstraction procdurale. Elles sont construites par imitation dlibre, donc consciente, qui se distingue de la simple reproduction par les schmes de diagnostic et de correction quelles incluent. Schmes et modification des schmes Comme dans la thorie piagtienne, le schme, ensemble de primitives, constitue lunit cognitive lmentaire dont les composantes peuvent tre des schmes formant une socit de schmes concourant la ralisation dune fonction. Le schme est activ comme un tout, tant que la situation est familire. Lorsque celle-ci est nouvelle, une variante du schme ancien est produite sur une partie des primitives via le cycle dacquisition. Si la variante est value comme majorante , le nouveau schme restructur est conserv et devient le schme de base pour le cycle suivant. Le schme dorigine constitue de ce fait un prcurseur du nouveau schme major. Toute nouvelle connaissance sintgre ainsi dans le cadre organisateur que reprsente le schme prcurseur dont le contenu est de mme nature. La phase dintgration de la nouvelle connaissance peut conduire des dgradations temporaires de performances telles quen tmoignent les courbesDu cheminement aux cheminements

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en U de lacquisition. Elles correspondent au retour aux compositions improvisatrices des primitives relatives qui forment la gnration psychogntique prcdente (Cellrier, 1992, p. 276). Les schmes prcurseurs sont par essence assimilateurs. Ils sont placs sous la dpendance de mtaschmes dont la fonction est heuristique : dune part, les mtaschmes accommodateurs qui pilotent la (re)construction des premiers par leur fonction de diagnostic et de correction des erreurs (ibid., p. 259) ; dautre part, les mtaschmes produisant ou coordonnant les schmes des moyens et des buts. Par ailleurs tout schme peut tre une composante dun schme major (ibid., p. 257) cest--dire un sousschme dun schme fonctionnel. Organisation des schmes La liaison entre schmes concourant une mme fonction dtermine un parcours dont la trace forme progressivement le rseau de schmes ou arborescence de recognition quest la mmoire. Le caractre fonctionnel de la liaison contraint lorganisation densemble du rseau : celle-ci est de type magasinage finalis et soppose donc lorganisation logique des systmes artificiels ou de la plupart des modles psychologiques. Une image peut illustrer cette conception. Une organisation rationnelle est celle que lon trouve dans un manuel (thmes, sousthmes, sous-sous-thmes). Lorsquun individu doit rsoudre une tche il fait appel des connaissances qui peuvent tre prsentes dans diffrents ouvrages et au sein dun ouvrage, dans des pages loignes les unes des autres. La connaissance quil construira, lie la rsolution de cette tche, correspond au parcours qui lui a permis de relier les informations provenant par exemple de la page 256 du livre 1 celles de la page 8 du livre 2 puis la page 135 du livre 1, etc. De surcrot, lune de ces informations peut tre lie de nouvelles informations provenant dautres sources afin de rsoudre une tche diffrente. Mais comme elle fait partie dune autre arborescence, elle sera reprsente une autre fois, dans un autre contexte. On retrouve l lide de redondance dfendue par Karmiloff-Smith (1992). Ainsi envisag, le systme est totalement non-conomique du point de vue de la place en mmoire. Il nous semble cependant minemment vraisemblable et surtout trs conomique du point de vue de laccs aux connaissances. Pour rester dans les images, il est certes plus onreux dacheter plusieurs exemplaires dun produit dont on aurait besoin dans plusieurs lieux diffrents que den acheter un seul mais bien des fatigues inutiles sont vites si on 24

na pas chaque fois besoin daller chercher le produit dans une armoire centrale aussi logiquement range ft-elle. Il est prfrable par exemple davoir un mme produit de nettoyage dans chaque pice utilisable chaque fois que ncessaire plutt que de devoir aller chercher lunique exemplaire dans le placard rserv ce type de produit. Il est galement plus ais, avec cette conception, denvisager la modularisation qui permet de retrouver les acquis avec un minimum de recherche. Elle est mnmonique pour Cellrier, cest--dire quelle correspond la trace et au contenu du magasinage . Accs aux schmes La mmoire est ds lors un espace non unifi auquel on accde par composition de proche en proche . On retrouve l lide, emprunte Minsky (1975), que la pense est un parcours dans un univers symbolique. Laccs aux schmes du rseau, soit pour les excuter soit pour les modifier, est totalement dpendant des contenus. Il seffectue par dplacements opratoires de la centration ou de lattention. En fait, la centration est chaque instant situe dans un espace pratique ou un temps pisodique typiques et familiers, dont toutes les composantes et leurs successions sont accessibles (Cellrier, 1992, p. 277). Elle constitue ce que lauteur appelle un situateur (lquivalent du pointeur indiquant vous tes l sur les plans des villes) qui remplit deux fonctions : celle instantane dadaptation assimilatrice de la centration au rel et celle, successive , de dplacement de cette dernire (ibid., p. 278). Cest la seconde fonction qui est essentielle pour lauteur, car elle forme la base du groupement des dplacements opratoires de la centration (ibid.). Le dplacement opratoire de la centration permet de dtourner provisoirement et rcursivement la centration vers un sous-but avant de la ramener vers le but suprieur. Le retour vers le but suprieur ne peut toutefois se faire que si le situateur conserve lidentit ou adresse du schme et si la situation sur laquelle il a t interrompu est conserve (ibid.). Par ailleurs la rcursivit de la subordination moyen-but est limite par le caractre fini des machines dexcution du systme cognitif lequel dtermine la dimension maximale des composantes saissables par une seule opration. [Lactivit est subdivise en units ou modules] chacun assimilable en une seule centration, les marques (indicateurs) entre modules produisant le rseau daccs, lequel assure le fonctionnement densemble (Bastien, 1997, p. 45).

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Ainsi la perspective de Cellrier se distingue totalement des modles classiques de la mmoire dans lesquels diffrents registres sont postuls : mmoire smantique vs pisodique (Tulving, 1986), mmoire procdurale vs dclarative (Anderson, 1986), calepin visuo-spatial vs calepin phonologique (Baddeley, 1986). Pour lui, une seule mmoire gnrale suffit. Elle est constitue par lensemble des traces des parcours qui ont permis de relier les diffrents schmes pour satisfaire un but particulier. Le concept classique de mmoire de travail peut aisment tre remplac par celui de fentre attentionnelle . Celleci se dplace de proche en proche dans lespace de schmes de la mmoire gnrale en mettant successivement en relief les informations pertinentes pour la tche. Lorsquune connaissance non disponible est construire, lattention se dtourne de lensemble de la tche pour se focaliser sur une sous-partie. Mais dans ce cas, si ladresse du point dinterruption nest pas retrouve, le systme produit des erreurs, et si elle est retrouve, la rponse est laborieuse . Cest ainsi, par exemple, quun enfant qui commence apprendre lire, peut prononcer successivement diffrents segments dun mot sans tre en mesure de le prononcer dans sa totalit donc daccder sa signification. Une telle perspective ncessite lutilisation de nouveaux outils mthodologiques en complment aux outils classiquement utiliss dans notre communaut. Une dmarche consiste laborer des modles de simulation gnrant les divers traitements possibles qui sont ensuite confronts aux donnes issues de lanalyse des protocoles individuels.

que vous devez savoir . Trois raisons peuvent expliquer que cette activit dapprentissage nait pas t aborde par la psychologie cognitive pendant si longtemps. La premire est thorique. Lobjectif tait dtudier les processus cognitifs gnraux qui permettent lacquisition et non les connaissances ellesmmes. La seconde est plus institutionnelle : ce qui concerne lcole relve de la pdagogie et il est sain que chacun reste chez soi. La troisime raison est mthodologique : dune part la diversit des mthodes denseignement rend le contrle des situations trs difficile, dautre part les apprentissag