codes littĒraires et codes sociaux || « pour la poÉtique » d'henri meschonnic

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Armand Colin «POUR LA POÉTIQUE »D'HENRI MESCHONNIC Author(s): Anne Nicolas Source: Littérature, No. 12, CODES LITTĒRAIRES ET CODES SOCIAUX (DÉCEMBRE 1973), pp. 114-123 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41704351 . Accessed: 14/06/2014 04:20 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.78.108.199 on Sat, 14 Jun 2014 04:20:16 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Armand Colin

«POUR LA POÉTIQUE »D'HENRI MESCHONNICAuthor(s): Anne NicolasSource: Littérature, No. 12, CODES LITTĒRAIRES ET CODES SOCIAUX (DÉCEMBRE 1973), pp.114-123Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41704351 .

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Anne Nicolas

« POUR LA POÉTIQUE » D'HENRI MESCHONNIC

« Faire apparaître la circulation sans fin des figures du signifiant », tel serait le dessein qui, selon J.-Cl. Coquet ' définirait la « sémiotique moniste » d'Henri Meschonnic. Les volumes II et III de Pour la Poétique 2 permettent de percevoir plus précisément l'enjeu de l'entreprise, et son importance. Leur lecture n'a de sens que prise au réseau des textes pré- cédemment publiés, n'a de sens qu'à rabattre constamment chaque volume sur l'autre. Gomme retraversant les livres ou les articles antérieurs pour y prendre leur impulsion, ils leur sont réponse et relance. Réponse à l'at- tente, aux critiques suscitées par le premier volume 3 - mais réponse qui porte plus loin la polémique; théorisation ou développement de pro- positions, qui n'étaient pas - ne pouvaient pas être - auparavant concep- tualisées ou prolongées; - relance d'une théorie et d'une pratique de la traduction déjà engagée dans Les Cinq Rouleaux 4; - activité de lecture- écriture qui contourne et complète le champ hugolien, travaillé dans diverses préfaces 6; - pratique de l'écriture qui recoupe celle de Dédicaces Proverbes 6. En outre, ces livres se construisent autour de la reprise , « ici et maintenant » (III, p. 13), d'articles parus, partiellement du moins, ces dernières années - depuis 1970 pour le premier volume, depuis 1958 pour le second. Leur organisation calculée forme ici de nouvelles confi- gurations de sens.

Si ces volumes sont indissociables, ce n'est pas que le troisième serait 1' « application » d'une théorie exposée dans le second. Au contraire, depuis l'article le plus ancien consacré à la poétique de Nerval, passant par Apol- linaire, par Kafka, par deux études sur Éluard qui cadrent et situent un travail sur André Spire, jusqu'au dernier essai : Un poème est lu, la théorie

1. J.-Cl. Coquet, Sémiotique littéraire. Contribution à l'analyse sémantique du discours , Mame, 1973.

2. Pour la Poétique , II et III, Gallimard, collection Le Chemin, 1973. Le volume II (457 p.) a pour sous-titre : « Épistémologie de récriture poétique de la traduction », le volume III (343p.) : « Une parole écriture ».

3. H. Meschonnic, Pour la Poétique , collection Le Chemin, Gallimard. 1969. 4. H. Meschonnic, Les Cinq Rouleaux , Gallimard, 1969. 5. V. Hugo, Œuvres complètes, Club français du Livre. Les préfaces sont à paraître

sous le titre « Écrire Hugo ». On y ajoutera la préface au recueil de M. Deguy : Poèmes (coll. Poésie, Gallimard, 1973), parue dans le n° 18 des Cahiers du Chemin, à quoi nous ferons référence. Elle a pour titre : « Poésie, langage du langage ».

6. H. Meschonnic, Dédicaces Proverbes, Gallimard, 1972.

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se dégage, s'élabore, se décentre. De même qu'au second volume, pratique et théorie s'impliquent : l'analyse d'une traduction de P. Celan, la tra- duction commentée des premiers versets de la Genèse, renvoient aux textes théoriques des pages précédentes qui s'articulent eux-mêmes sur le long essai liminaire : Pour une épistémologie de l'écriture . Nul hasard, enfin, si chaque volume débouche sur un travail non publié, « expéri- mental » (II, p. 275), abruptement conclu; c'est qu' « il n'y a pas de conclu- sion », « tout ceci n'est qu'un commencement, un fragment » (III, p. 337- 338).

L'interaction des deux livres, l'un, diachronique, l'autre, qui cerne un moment théorique, creuse entre ces deux blocs une distance qui permet de les lire, non comme monolithe, mais comme ensemble de relations, tensions, transformations, - comme une certaine histoire 7. Ils sont figure du système, figure de la valeur.

Une telle figure, quelle qu'en soit l'importance dans la problématique d'Henri Meschonnic, n'est pas pourtant ce que vise essentiellement la stratégie minutieusement mise en œuvre. Sa fonction est aussi de penser les rapports qu'entretiennent, chacun étant pris dans sa situation historique, les différents champs d'un travail qui se veut rigoureusement non dualiste, se pratiquant dans « l'interdépendance... [de] deux modes du langage critique... celui qui va vers une scientificité, celui qui est intérieur au langage poétique - sans qu'il y ait mime, mais le langage d'une pratique » (II, p. 14-15). Cette stratégie, il ne faut pas en méconnaître l'importance : ce qu'elle inscrit, du même coup, c'est la place et la figure d'un sujet, la place et la figure d'un lecteur, pris tous deux au même réseau.

Qu'on ne cherche donc pas dans ces livres une théorie achevée, un corps doctrinal sans aspérités, ou un « modèle ». Les lacunes y sont affi- chées - celle d'une théorie du sujet, par exemple - , les insuffisances conceptuelles soulignées - ainsi de la notion du « vivre » (II, p. 35); et ce, non par humilité critique 8 : comme H. Meschonnic le dit ailleurs de l'intraduisible, le non-théorisé non-théorisable ne relève pas de la méta- physique, mais d'une situation historique, idéologique, analysable.

Cet ensemble, donc, « on sait d'avance qu'on ne peut songer à le finir, seulement à le continuer » (II, p. 338).

Caractéristique de ce discours critique est l'importance qu'il attache à son origine, à son assise théorique, à ce qui lui donne son impulsion première. D'où la récurrence du syntagme « partant de », du verbe « par- tir » 9. Ce discours est réactif, qui marque et remarque son rapport à toute entreprise théorique, passée ou contemporaine. Sans doute, comme le dit H. Meschonnic de J. Kristeva, « toujours la pensée théorique récrit ses précurseurs » (II, p. 196), mais le mouvement de cette réécriture, comme le mouvement qui affronte ce discours aux discours actuels, se soutient de la répétition de la violence originelle qui l'a fait surgir. Mais cette violence n'est pas d'humeur; elle investit ici le processus dialectique, elle est néces-

7. On pourrait ainsi étudier le couple conceptuel continu /discontinu, et l'impor- tance qu'il a en différents points du travail; de même que l'émergence, toute métapho- rique d'abord du couple ouverture /fermeture, et sa conceptualisation ultérieure, par le biais de l'acception technique, en phonétique.

8. H. Meschonnic (II, p. 216, note 1) renvoie fort justement humilité et modestie du traducteur (du critique) à l'idéologie de la transparence.

9. « Sémiotique et Poétique, partant de Benveniste » (II); « partant de Jakobson » (II, p. 19); « on part de lui (Benveniste » (II, p. 191); « voilà mon départ » (II, p. 207); « la poétique se constitue à partir de la notion saussurienne de système » (II, p. 30); a Épistémologiquement, le départ doit être linguistique » (ibid.).

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sité du discours qui tend à la scientificité. H. Meschonnic s'en explique en plusieurs lieux, partant de Bachelard : « le discours scientifique a une fonction idéologique dans notre société. C'est pourquoi il est fondamenta- lement polémique. [...] Seule une idéologie-masque exclut la polémique du discours scientifique : cela ne signifie rien d'autre que le désir de la sécurité, reconnaître l'acquis pour acquis » (II, p. 209) 10. C'est marquer la place essentielle du politique dans la théorie poétique, contre toute illusion d'une scientificité neutre, d'une objectivité a-idéologique. C'est à ces conditions - de soumettre à la réévaluation tout postulat, de prendre en compte les implications du champ de la poétique dans l'idéologique - , que la critique des discours autres pourra être non une « inquisition », mais une « pratique théorique », qui se refuse aux masques du psycholo- gique (II, p. 454).

Partons donc, - et de la linguistique n. Le postulat de « l'indisso- ciabilité du travail en poétique et en linguistique » (II, p. 132) que pose H. Meschonnic, s'appuie, par-delà R. Jakobson, sur l'expérience des for- malistes russes 12. Mais c'est à l'implicite de ce postulat qui joue sur deux plans qu'H. Meschonnic accorde le plus d'importance : s'il est avéré que raffinement des méthodes d'analyse dans le domaine de la poétique est tributaire de la recherche linguistique, l'essentiel n'est pas là. Il est dans le travail épistémologique en linguistique qui peut seul proposer les concepts nécessaires pour fonder une poétique. La manière dont une théorie lin- guistique définit son objet et articule ses concepts, pose du même coup les conditions de possibilité d'une poétique. Réfléchir sur le travail épistémo- logique produit depuis Saussure, c'est élaborer les concepts qui permet- tront de penser, sans recours au dualisme du « style-écart », la notion de « texte », celle de « langage poétique », celle de « forme-sens », celle de « production »...

Le point de référence, ici, est saussurien : c'est la théorie du système, de la valeur, et le rapport posé par Saussure entre signification et valeur. S'y greffera, en particulier, la notion de « mot poétique » ou « mot valeur », explicitée dans le premier volume de Pour la Poétique et les études sur le « massif poétique et romanesque » hugolien (II, p. 14, note 1).

Cela pourrait n'apparaître que comme une retombée du structura- lisme; en fait, la critique portée contre le courant structuraliste et néo- structuraliste montre qu'une partie des difficultés qu'il rencontre vient d'une absence de réflexion sur la théorie saussurienne. Ce qui rend caduc l'appareil conceptuel du structuralisme, c'est qu' « exploitant insuffisam- ment la notion de système », il théorise pauvrement la notion de texte, le traitant « comme un objet, au lieu de dialectiser le rapport objet-sujet »; en en posant le sens comme immanence, le structuralisme déshistoricise le texte, et s'enferme dans une linguistique du signe qui le condamne à ne pouvoir prendre en compte le fonctionnement spécifique du signifiant dans un texte - bref, soit à formaliser à vide, soit à en revenir, par subterfuge, au pur et simple signifié 13.

10. Voir aussi II, p. 23, 131, 145. 11. « Épistémologiquement, le départ doit être linguistique » (II, p. 30); ce qui

implique qu'on ne se borne pas au seul champ linguistique, et qui situe précisément Fintervention du linguistique.

12. H. Meschonnic, en premier temps, reprend à peu près l'argument développé par Tomachevsky dans Théorie de la littérature ; « la poétique, étant l'étude de faits spécifiques qui ont lieu dans le langage, ne peut pas se constituer hors d'une science du langage » (II, p. 30).

13. H. Meschonnic adresse les mêmes critiques à la sémiologie. Faute de construire

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Trois avancées théoriques permettent d'échapper aux apories du structuralisme, de dépasser Saussure. Leur valeur vient autant de la percée qu'elles ont opérée que du mode d'intervention de chacune d'entre elles. R. Jakobson, M. Bakhtine, E. Benveniste - ce sont les trois noms propres de référence. Jakobson, d'abord, avec la notion de fonction poétique1*, « réaction nécessaire mais datée, à une conception in strumentante du langage » (II, p. 214). Il est en effet possible, après Jakobson, de refuser la distinction entre un fonctionnement « courant » du langage, et un fonc- tionnement « poétique », déviant; de proposer un même schéma de fonction- nement.

Bakhtine, ensuite, dont on retiendra la tentative pour opposer à la méthode statique des formalistes une poétique historique, et qui, dans la seconde édition de son Dostoievsky 15 avance l'idée d'une « translinguistique des rapports je/tu » (II, p. 199). L'objet de la recherche dépasse donc la simple description de la langue d'un texte, pour aborder un certain type d'énonciation, spécifique de l'écriture. Avancée théorique donc, mais aussi butée, faute de l'appareil conceptuel linguistique qui aurait permis de poursuivre.

Benveniste 16, enfin, dont les travaux permettent « d'avancer dans la théorie de l'écriture » (II, p. 187), en ce qu'ils débloquent la problématique du signe, et, partant, celle d'une linguistique de l'énoncé. L'importance des travaux de Benveniste, dans leur « tension contre le positivisme » (II, p. 173), vient de ce qu'ils permettent de dépasser le seul champ lin- guistique. Le pas essentiel est fait par la réduction de l'antinomie saussu- rienne entre langue et parole qu'opère l'introduction de la notion de discours. Le signe n'est pas le « principe unique de la langue dans son fonctionnement discursif 17 ». La phrase, en ce qu'elle est syntaxe, en est bien plutôt l'unité de fonctionnement 18. Cette distinction du signe et de la phrase, unités de « deux mondes distincts » (II, p. 173), mène à concevoir deux linguis- tiques, l'une, du sémiotique - « le sémiotique signifie , son unité est le signe , son fonctionnement est paradigmatique » (II, p. 174) - , l'autre, du sémantique - « le sémantique communique , son unité est la phrase , son fonctionnement est syntagmatique » (ibid.).

Cet ordre du sémantique, dont une description typologique ne peut rendre compte, qui prend en charge les conditions de production d'un énoncé, de sa structuration comme information et valeur, est plus adé- quate à fournir des concepts à la théorie de l'écriture que celui du sémio- tique. Dans celui-ci, le mot « fait signe », dans celui-là, la phrase « fait sens ». Si, en effet, l'écriture « est une pratique qui dégage du langage et de chaque langue, pour chaque époque et chaque culture, ses possibilités

son objet, de prendre en compte sa spécificité, le structuralisme en reste à une linguis- tique de l'énoncé, n'analyse dans un texte que de la langue, non le travail particulier opéré dans et sur cette langue. H.M. note ailleurs la lourdeur d'un appareil d'analyse fort peu efficace dans l'analyse des effets de sens; ainsi de la sémiologie : « formalisation pauvre »... qui « ne mène qu'à une typologie, pas à la connaissance d'un texte » (II, p. 218).

14. R. Jakobson, Essais de Linguistique générale , Éd. de Minuit, 1966. 15. M. Bakhtine, La Poétique de Dostoievsky , Éd. du Seuil, 1970. 16. E. Benveniste, Problèmes de Linguistique générale , Gallimard, 1966. Sémiologie

de la langue , in Semiotica , 1969, nos 1 et 2. 17. E. Benveniste, Semiotica , I, 2, p. 134. 18. « Le message ne se réduit pas à une succession d'unités à identifier séparé-

ment; ce n'est pas une addition de signes qui produit le sens, c'est au contraire le sens [...] conçu globalement, qui se réalise et se divise en " signes " particuliers, qui sont les mots » (ibid., p. 133).

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impratiquées » (II, p. 182), ce qu'elle produit, par son travail sur la langue, n'est pas un système de signes, mais un « système de signiflance » (II, p. 180) - lieu d'élaboration d'une « sémantique » spécifique.

Car il n'est pas question d'assimiler l'ordre du sémantique tel que le définit Benveniste et la théorie de l'écriture; celle-ci ne se constitue que de la définition de son objet, qui est texte, non énoncé. La catégorie du sémantique fournit des concepts pour penser l'écriture : « l'unité des sys- tèmes d'écriture est le texte... La différence avec le discours où la phrase est l'unité, fait une part de la spécificité de l'écriture » (II, p. 180-181).

En outre, la notion de discours est indissociable de celle d'un sujet d'énonciation. Le point ici est fondamental : travailler la théorie de l'énon- ciation, c'est se donner les moyens de penser 1' « historicité » du texte avec d'autres outils que ceux fournis par la problématique du « reflet ». « Le sémantique prend nécessairement en charge l'ensemble des référents, tandis que le sémiotique est par principe retranché de toute référence. L'ordre sémantique s'identifie au monde de l'énonciation et à l'univers du dis- cours 19. » Ainsi pourra-t-on commencer « l'étude du rôle transformateur de l'écriture dans et sur les idéologies » (II, p. 20). Ainsi encore pourra-t-on problématiser la notion même de sujet d'énonciation, - entre autres, comme lieu d'interférences des rapports au langage, au texte, au monde 20. Lieu où se dessine en creux la notion de « vivre », avancée par H. Mes- chonnic 21 - présence ici « du sujet et du social, de la psychanalyse et de la dialectique » (II, p. 29).

C'est donc le travail à l'intérieur de la théorie linguistique qui permet d'assigner à l'intervention du linguistique ses limites dans le champ de la poétique 22. Cet arrière-fond théorique permet de poser quelques hypo- thèses sur la notion de texte et son fonctionnement. Hypothèses dont nous ne soulignerons que celles plus particulièrement mises en œuvre dans ces volumes.

- « Une linguistique de l'énonciation, qui ne traite plus d'un objet, mais d'un sujet-objet, mène à poser un texte comme un état construit de la lecture » (II, p. 212). - Un texte est « construction multiple du signifiant, donc du sujet » (II, 280). - « Il y a des invariants de l'écriture, dont le premier dans une unité dialectique complexe, est à construire comme la dominance des signifiants » (II, p. 38). - « Le lieu d'étude de l'écriture [est] plus la grammaire de la poésie

19. ibid., p. 133. 20. Cf. II, p. 223 : « on naît, on vit, on meurt dans le langage ». Ce qui est une

manière de réécrire - provisoirement peut-être - « cette idée (de Benveniste) inex- plorée tant elle passait inaperçue : " le langage sert à vivre " ».

21. Il faut rappeler ici la proposition de définition de la « forme-sens » : « Forme du langage dans un texte (des petites aux grandes unités) spécifique de ce texte en tant que produit de l'homogénéité du dire et du vivre » ( Pour la Poétique , I, p. 176). Et (II, 25) : « toute la poétique est une introduction pour conceptualiser ce que par (production de formes-sens) on peut penser ».

22. On aura remarqué l'exclusion de la grammaire générative - par décision épistémologique : « ses fondements philosophiques l'excluent d'une possible dialec- tisation avec la poétique : elle garde en effet intacte la rhétorique aristotélicienne » (II, p. 29). Voir aussi II, p. 215 : « une théorie du langage qui exclut la grammaire de la poésie et ne vaut que pour la production des énoncés courants est infirme, car la littérarité n'est pas une exception, mais un fonctionnement du langage ». Quant à l'utilisation de termes comme celui de « transformation », H. Meschonnic s'en explique au début du second volume.

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que le " sens " des mots, et fondamentalement, plus le rythme et la pro- sodie dans leur rapport avec un vivre particulier, que les universaux tels que le genre ou la rhétorique » (III, p. 11).

- « Le rythme est peut-être [le] signifiant majeur 23 »; d'où « la per- tinence d'une étude de la grammaire, du rythme et de la prosodie comme valeur » (III, p. 12).

C'est dire que « la théorie n'est pas une étude de l'écriture et du texte comme immanence. Mais elle se situe dans la dialectisation difficile de la structuration et de la réception » (II, p. 41).

S'il ne peut être question de reprendre, moins encore de résumer les essais proposés ici, il faut cependant insister sur les implications de cette démarche dans le domaine de la traduction. H. Meschonnic y tient, selon J.-R. Ladmiral, le « discours iconoclaste de la rupture 24 ».

Si traduire est, comme écrire, une pratique à l'intérieur de la langue, si la traduction est texte, vaut comme texte dans la langue d'arrivée, tra- duire ne peut pas plus être traduire du signifié que lire n'est recueillir, collecter, classer du « sens ». Ce ne peut être non plus simplement traduire de la langue. C'est plutôt travailler la langue d'arrivée, comme le texte à traduire travaille sa langue de départ. Traduire, hors de toute hiérarchie créateur-traducteur, c'est ré-énoncer un texte, construire un rapport de texte à texte, décentrer le texte « original ». « La traduction n'est homogène à un texte que si elle produit un langage-système, travail dans les chaînes du signifiant » (II, p. 314); elle est « pratique de la contradiction entre texte étranger et ré-énonciation, logique du signifiant et logique du signe, une langue-culture-histoire et une autre langue-culture-histoire » (ibid..) 25. Le rapport ne sera donc pas d'une phonologie à une autre, mais d'un système de figures du signifiant à un autre, en tant que toute logique du signifiant se construit, dans le texte de départ et le texte d'arrivée en tension avec une logique du signifié, du « sens ». Le texte ne se soutient que de cette organisation, de cette éventuelle contradiction. « On pose que les figures du signifiant s'ordonnent selon quatre nécessités : 1) dans et par le texte comme système; 2) elles font système; 3) le texte se constitue comme conflit entre ses deux logiques, qu'il y ait renforcement du Même ou déga- gement d'un Autre; 4) les figures du signifiant sont organisatrices du texte, de la petite à la grande unité (II, p. 365). Ce que peut - partiellement - illustrer la manière dont H. Meschonnic, dans sa traduction, rend les accents et les pauses du verset biblique : « la diction, notée en hébreu par un sys- tème d'accents, c'est ce que j'ai voulu recréer, par des blancs (dans une hiérarchie non arbitraire), recréer les silences du texte, rythme de page [qui] est ce que Gerard Manley Hopkins appelle " le mouvement de la

23. Cf. Ill, p. 37 : « Plus fort que la syntaxe, le rythme est syntaxier. » A titre indicatif, on peut renvoyer, dans la lecture de La Vie immédiate d'Éluard, à l'analyse du morphème « de », qui fonde une syntaxe particulière, est aussi « bascule métapho- rique » du texte (III, p. 199), point de diffraction du signifiant, émergence d'un rythme.

24. Revue Langages, n° 28, décembre 1972. Introduction de J.-R. Ladmiral (p. 4), qui poursuit : « sa poétique de la traduction se donne la dimension prophétique d'une coupure épistémologique qui s'inscrit dans le cadre d'un " combat idéologique " ». A quelques réticences près, cette phrase marque assez justement l'enjeu de l'entreprise.

25. Outre les traductions de la Bible proposées dans Les Cinq Rouleaux et le volume III, on renverra, dans un autre champ, à la traduction de La Structure du texte artistique de I. Lotman (Gallimard, 1973), établie par Anne Fournier, Bernard Kreise, Ève Malleret et Joëlle Yong, sous la direction d'H. Meschonnic - , et à la note « sur la technique de la traduction », p. 15-17.

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parole dans récriture 26 " ». Traduire, c'est conquérir un texte au français, un texte français.

C'est dans ce mouvement vers une scienti ficité, non donnée, mais à constituer, que se marque l'homogénéité d'une théorie de l'écriture, de la lecture-écriture, dont tout l'effort est d'échapper au dualisme, c'est- à-dire à l'idéalisme.

Mais le problème est aussi du rapport entre métalangage et texte. Il faut « travailler à construire des concepts qui soient le produit d'une interaction entre la pratique de l'écriture et sa théorisation » (II, p. 27). Aussi la théorisation la plus adéquate à l'objet écriture viendra du lieu même de l'écriture; H. Meschonnic rappelle qu'en dépit de sa non-conceptualisation, une certaine compréhension de l'écriture a laissé de larges pans de connais- sance chez les écrivains. « Seuls ceux qui sont dans une pratique théorisent cette pratique : Baudelaire, Hugo, Brecht, Benjamin, d'autres, depuis Eustache Deschamps. Ceux qui sont ailleurs théorisent de leur ailleurs : la lecture, la critique » (II, p. 261). Une réflexion à propos de M. Deguy vient mettre cette affirmation en perspective : « la poésie ne peut être traitée qu'à partir d'elle-même, non à l'intérieur d'elle-même» ( Cah . Ch ., p. 86). Si la poétique est visée d'une scientificité, le métalangage ne saurait, en aucun cas, se fondre ou se confondre avec le langage du texte - se faire prendre pour langage poétique; inversement, il ne doit pas non plus devenir à soi-même sa propre référence, se poser comme sui-constitutif - tentation du théoricisme pour H. Meschonnic. Pas plus qu'il ne doit prendre assise sur une rhétorique - ce qui serait contradictoire avec le but visé - , il ne doit se bloquer sur un savoir, ou une théorie - psychanalyse ou matérialisme dialectique : « si on n'écrit pas avec un savoir, on n'écrit pas non plus hors de ce savoir » (II, p. 70). Ici aussi, le métalangage doit s'élaborer à partir de , dans une opération dialectique.

Cette exigence invalide du même coup l'utilisation de concepts exportés analogiquement ou métaphoriquement d'autres champs théoriques - y compris du linguistique; le transfert n'est pas l'analogie; il peut et doit être théorisé. De tels pseudo-concepts sont de purs « glissements analo- giques subjectifs » (II, p. 115), qui tombent sous l'emprise de la métaphore; or, « on n'entre impunément dans aucune métaphore » (II, p. 93).

Élaborer les concepts adéquats, ce sera donc pratiquer un certain forage, ou forçage de la langue, travailler le méta-linguistique comme l'écriture travaille le linguistique; tout en sachant, cependant, que « cette scientificité commençante, visée, n'est que son propre effort épistémo- logique. Elle ne sera jamais un langage constitué, fini, positiviste » (II, p. 71). « Forme-sens », groupe où le tiret fait la coalescence, est l'un de ces concepts à construire; et la fonction du trait d'union mérite quelques regards.

En fait, il y a deux utilisations du trait d'union dans ces livres 27. La première bloque en un syntagme qui tend à se figer des termes qui font système, au regard de la théorie ou de l'idéologie 28 ; réduction de la pesanteur du langage, accélération du rythme, cette pratique de l'ellipse se retrouve

26. Les Cinq Rouleaux , « Pour une poétique de la traduction », p. 15. 27. Trait d'union opposé à un « trait de désunion » heideggenen - et claudélien

aussi - du type : le dé-prendre. La critique porte ici en fait sur le retour à Fétymologie qui « réduit la spécificité stratifiée des concepts à l'unité imaginaire d'un etymon » (J. Derrida, La mythologie blanche , in Poétique 5, p. 7).

28. Ainsi : 1' « ineffable-indicible-inexpnmable » (II, p. lbõ); « la notion d avant- garde-vérité » (II, p. 119); « une même structure grammaticale [...] n'a pas la même valeur ni signification selon le système de langue-culture-histoire où elle est » (II, p. 98); « d'autres patrons culturels-textuels » (II, p. 100)...

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ailleurs. L'autre traitement relève de la dialectique; c'est ainsi qu'H. Mes- chonnic analyse le trait d'union de « forme-sens » : « troisième terme hégé- lien [...], négation de la négation du rapport homologique » (II, p. 41). En relèveraient aussi « prosodie-sens », « composition-syntaxe » (III, in Un langage solitude ), non concepts encore, mais tension vers la conceptua- lisation, vers l'articulation de catégories séparées par la pensée rhétorique dualiste, en unités nouvelles 29.

Or, le recours, textuel ou conceptuel, à l'étymologie est vivement critiqué par H. Meschonnic : « activité d'arrière-garde, de type ludique » (II, p. 64), en ce qu'il pratiquerait des opérations abusives : retour idéaliste à l'origine, refus de la conceptualisation par la fixation rassurante d'un etymon non dialectique, fétichisation du mot qui le substantialise, recours aux facilités de la métaphore, dont le jeu approximatif ne fournit que des pseudo-concepts, pré-scientifiques au sens de Bachelard. Ainsi la notion de « germination », de « ce marxisme métaphorique qui dit production » (III, p. 125), du « jeu étymologique sur texte et tissu », plusieurs fois cité, où « l'étymologie est alors l'exercice d'un savoir non philologique, mais fantasmatique : idéalisme heideggérien » (II, p. 63) 30.

Et, précisément, ces concepts ou quasi-concepts qu'avance H. Meschon- nic, que le tiret extrait de leur fixisme, ne risquent-ils pas, dans l'entre- choc de leurs éléments, de susciter, plus que du concept, de la métaphore? Il resterait sans doute à les travailler suffisamment pour en éviter l'ambi- guïté. Cependant, ne peut-on en dire ce qu'H. Meschonnic écrit du processus de nomination chez M. Deguy - du type : « la nuit garde-saules » : « c'est une démultiplication-convocation qui arrête la métaphorisation à un inchoa- tif de la métaphore » ( Cah.Ch . , p. 81)? Non que nous confondions ici écri- ture et méta-langage, mais rappelant dans les mots mêmes d'H. Meschonnic que la littérarité n'est pas l'exception, mais un fonctionnement du langage, et que nulle décision ne pourrait séparer un fonctionnement spécifique du méta-langage et un fonctionnement spécifique du langage poétique, pas plus qu'elle ne pourrait séparer fonctionnement du langage courant et fonctionnement du langage poétique.

C'est pourquoi une autre réflexion d'H. Meschonnic à propos de M. Deguy permettrait d'avancer d'un pas : « je dirais par figure que la méta- phore réserve dans le langage une place à table pour l'incarner, la place du prophète Élie à venir, mais sans que l'inconnu soit la transcendance ancienne » ( Cah . Ch., p. 84).

C'est d'ailleurs le mouvement de toute cette écriture, « langage d'une pratique », que de se constituer peu à peu dans la reprise, le retramage, de ses formes. Elle se donne, ou tend à se faire, comme une « parole écri- ture », sous-titre du troisième volume qui « condense » la phrase de G. M.

29. Ainsi : le style comme « construction-inscription d'un inconscient » (III, p. 11); « le système d'un texte comme vivre-écrire » (III, p. 279); « la métonymie-métaphore » (III, p. 290); « la syntaxe-poésie » (III, 180); « le poème ne devient sa forme que si la poésie est une parole-fable, parole-histoire, une forme-sens » (III, p. 151). Ou encore cette phrase où s'indiquent les deux moments de cette pratique : « l'ici-maintenant est toujours dialectiquement politique-poétique ».

30. Mais on lit (III, p. 264) : « une trame consonantique fait la fabrique du sens et des figures », phrase qui semble rejoindre la métaphore étymologique incriminée du texte-tissu, et faire allusion à un titre de F. Ponge, ailleurs taxé de substantialisme. Ou encore, sur M. Deguy (Cah. Ch., p. 76) : « ce n'est pas le " vers mais la recherche d'autres retours ». Non que nous cherchions à mettre H. Meschonnic en contradiction avec lui-même - le jeu serait de peu d'intérêt - , mais simplement à souligner ce qui, dans l'écriture se marque comme lieu fort, noyau résistant, et suscite, dans l'effort théorique, une violence adverse égale.

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Hopkins précédemment citée : « le mouvement de la parole dans récriture ». Écriture qui travaille le parlé, le vocal, dans son rythme et sa syntaxe; écriture où demeure du cri, c'est-à-dire du corps. « On écrit avec son corps entier » (II, p. 183). Langage-langue du souffle et du geste, ménageant dans ses ruptures, ses blancs, ses glissements, ses ellipses, la place d'une écoute. Langage qu'on entend mettre en place ses moments forts, par la réflexion sur le proverbe, par le travail sur Hugo, par la pratique de la traduction. Il va vers la formule : ainsi cet alexandrin : « une esthétique est toujours aussi une éthique », qui, diversement modulé, traverse tous les textes publiés.

Aucun texte lu ne tombe dans l'en-deçà du travail; Nerval, Apolli- naire, Spire, Éluard et Hugo particulièrement restent comme traces ou strates, blocs linguistiques intégrés, travaillés. Hugo, ainsi, dont H. Mes- chonnic note le travail sur les démarcatifs : « Deguy dit lui-même que l'être, " c'est cette dimension sans précédent qui vient à nous par le lan- gage ". Pas après ni avant, mais dans et par. » (Cah., Ch. p. 87). Ou, à propos de Baudelaire : « Il parle à » (III, p. 278). Ou, réinvestissant dans la lecture d'Éluard la pratique hugolienne du présentatif et de l'adjectif substantif : « c'est l'horrible à travers l'anodin, entrouvert, possible plutôt qu'affirmé » (III, p. 209).

Ce langage est donc aux prises avec l'expérience d'un sujet - ce qui serait proprement son « vivre » - , et le constitue. Il s'élabore sur le double arrière-fond du discours universitaire - assez vite passé par-dessus bord - et de l'expérience surréaliste du langage. Éluard est ici pivot : « c'est ici d'abord un langage de peu de subordination, et surtout des relatives, c'est- à-dire nominales, non circonstancielles; un langage qui a pour moyen majeur la parataxe, incises, appositions, juxtaposition, et la coordination; un langage qui est pour moitié et non au hasard mais composée, phrase nominale » (III, p. 183). Demeure en particulier du surréalisme la « maladie moderne » du substantif (II, p. 150), le style substantif, « technique moderne banale d'écriture » (II, p. 98), tout à la fois dénoncé, repris, travaillé : « ce qui serait nouveau, ce serait d'en sortir » (ibid.). D'où son exacerbation, et la pratique du tiret.

Il en va de même de la phrase nominale, tic d'écriture qui ne dit qu'une chose : son appartenance au « littéraire », mais aussi moyen de reconnais- sance, véhicule de communication, banalisée pourtant, versée dans le non-marqué de notre culture 31. Ici, la phrase nominale est lieu d'attaque et de glissement, moment fort d'un rythme, resserrement pour la relance - un « à partir de », encore 32. Elle est pièce d'un travail sur le fragment, la forme brève, la fragmentation; « syntagmatique d'époque » ( Cah . Ch., p. 79) qu'on tente d'arracher au substantialisme.

En même temps, pourtant, son pouvoir illocutif, performatif, est uti- lisé. Ce langage est langage de l'affirmation, de la définition, où reprise et redite ne sont ni « négligence » ni rhétorique, mais moment de stase,

31. Cf. II, p. 189 : « à l'image d'un langage poétisant contemporain qui juxtapose, croyant relier [...], j'ai mis " la poétique l'histoire " parce qu'elles sont chez Bakhtine non corrélées ».

32. Entre autres, ces phrases : « Baudelaire aujourd'hui, c'est situer cette étude et situer Baudelaire. Baudelaire-étape, après Baudelaire-Mallarmé, Baudelaire-Rimbaud, Baudelaire-Lautréamont, Baudelaire-Proust, Baudelaire-Artaud et Jouve ou T.S.Eliot. Baudelaire qui est resté son enfance, ou Baudelaire sa maladie. Identifier sa poésie à son histoire c'est l'éloigner, la rejeter. C'est aussi le souci d'historiens que repousse l'édulcoration scolaire : Baudelaire reçu... » (III, p. 278).

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figure de l'assise, équilibre de l'ellipse 33. D'où l'utilisation de la copule « être »; définition et discours didactique vont de pair; d'où le lancement par les présentatifs : « c'est », « il y a », du phrasé saccadé de l'affirmation.

Le rythme fait le crispé de ce langage; le moteur en est l'attaque consonantique. H. Meschonnic, reprenant Claudel, note à propos d'A. Spire qu' « il y a un drame consonantique dans la poésie moderne » (III, p. 149), « dramatisation consonantique non figurative » (III, p. 296) qui, comme il l'analyse dans Baudelaire « se rassemble comme cri, et énonciation du cri » (III, p. 294).

Ce langage qui agresse la langue, agresse aussi la lecture; c'est l'en- traîner moins dans l'adhésion que dans la théorisation. Écrire ici n'est pas intransitif, c'est écrire à ou pour; la place du lecteur s'indique où s'in- dique celle du sujet : « du lieu mouvant sans cesse où je suis sans cesse en train de me situer » (II, p. 208) - c'est-à-dire, partout. « Prosodie et effets de sens sont une écriture où s'inscrit, se produit , et se reproduit une réalité qui, arrangez-vous, est un vivre ou vous ne savez pas de quoi vous parlez » (III, p. 269). Ou encore : « Voyez plus haut. Lisez Granger. Les " opérations " ne sont pas les mêmes. Elles ne sont pas définies » (II, p. 85).

Langage où le sujet dit « je », mais plus souvent « on »; ce n'est pas ici une modalité affaiblie du « nous », ou un cache modeste. Le « on » relève plutôt de ce qu'H. Meschonnic appelle 1' « impersonnalisation », « généra- lisation du je » (III, p. 136) 34. La forme passive fonctionne de la même manière, qui débouche sur le titre du dernier essai « un poème est lu ». Ce titre, il faut le lire dans son rapport, qui n'est pas qu'un clin d'œil, au freudien « Un enfant est battu »; il permet d'avancer un peu plus loin : « on lit un poème. C'est l'écoute multiple de l'unité » (III, p. 280). Phrase qui elle-même renvoie ailleurs : « le langage poétique est une écoute. La lecture et la poétique sont l'écoute de cette écoute » (II, p. 260). Cette stratégie permet d'avancer par l'écriture ce dont presse et fait encore défaut la théorisation - ici, le rapport au psychanalytique. Elle indique aussi l'un des parcours de la lecture, le repérage toujours à reprendre.

Ici non plus, il n'y aura pas de conclusion. Analyser la place de cette poussée dans le champ actuel de la poétique, en peser l'importance, mani- festerait une hâte théorique qui prendrait pour « œuvres » et systèmes clos un certain nombre d'événements dont la puissance et l'interdépendance se mesureront, entre autres, à leurs effets. A titre provisoire, on pourrait rappeler ce qu'H. Meschonnic écrit d'André Spire : « il a joué un air que ne jouent pas les autres. Il ne fait pas double emploi ».

33. Comme H. Meschonnic le dit d'Éluard : « il pratique le bonheur de la répéti- tion » (III, p. 140). Ce n'est pas affaire d'essence : « dans le vers, la répétition est rythme plus que phrase » (III, p. 231). C'est bien de rythme qu'il s'agit ici - non de ressasse- ment d'un sens. La répétition n'est pas une forme de la sécurisation, « tenir l'acquis pour acquis », mais la réintégration toujours à reprendre d'une proposition.

34. Cf. II, p. 55 : « Ainsi l'écriture est définie communication transnarcissique : le texte est ce qui peut se réénoncer indéfiniment... Je égale on. » Et p. 58-59 : « la formule de l'impersonnalité n'est pas la négation critique-parodique du sujet. [...] L'im- personnel est le maximum de rapports entre le langage poétique-système et l'inconscient comme système. [...] Ici, je c'est on, qui réintègre la poésie à la communication , au quotidien, au lieu d'en faire l'exception ».

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