christian giguère - démon et precipite chez pascal

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Le dmon et le prcipit de lacte rflexif chez Pascal Christian Gigure

Jose dire quil mriterait dtre ador, sil avait aussi bien connu son impuissance, puisquil fallait tre Dieu pour apprendre lun et lautre aux hommes. Aussi, comme il tait terre et cendre, aprs avoir si bien compris ce quon doit, voici comment il se perd dans la prsomption de ce quon peut. Il dit que Dieu a donn lhomme les moyens de sacquitter de toutes ses obligations ; que ces moyens sont en notre puissance ; quil faut chercher la flicit par les choses qui sont en notre pouvoir, puisque Dieu nous les a donnes cette fin. () Ces principes dune superbe diabolique le conduisent dautres erreurs () . - Blaise Pascal, Entretien avec M. de Saci .

Il y a longtemps que le diable sert de figure excitatrice de la pense en Occident. Mais de quel diable parle-t-on, ici ? Du diable comme simple personnification du mal ? Plutt de ce processus figuratif, proprement littraire dira-t-on, auquel des penseurs occidentaux ont eu recours depuis au moins deux mille ans pour penser la mutation souhaite ou pas - des conceptions du monde de leur poque. Alors quil est aujourdhui relativement simple (pour les philosophes, notamment, et les spcialistes des sciences humaines rigides) de retracer les germes textuels dune ide importante, de pointer le con-texte singulirement prcis o lide a pris forme, limmense bassin de savoir spcialis accumul depuis cent ans propos des conditions pistmiques de la pense des grands auteurs rend dautant plus difficile la tche de lier ces lieux exquis de production intellectuelle entre eux. Or, voil ce que semble promettre cette diabolique que je souligne comme cas de figure dans lEntretien avec M. de Saci (Pascal, 1963), o Blaise Pascal dfend lutilit de ses lectures occultes dpictte et de Montaigne. Dans ce court texte vraisemblablement rdig par un secrtaire anonyme, de Saci, ayant suivi trs attentivement lhabile compte rendu que fait Pascal de

2 luvre des deux auteurs, saisit mal comment un chrtien de la trempe du grand philosophe de Port-Royal peut trouver un quelconque usage des textes aussi dpourvus dhumilit et dabngation devant la puissance divine. La rponse de Pascal, tonnante plusieurs gards, continue de nous interpeller ; elle dvoile le germe dune pense qui garde encore de lintrt pour nous, au XXIe sicle. Devant ce rejet des deux auteurs taxs dun paganisme pernicieux, Pascal rtorque, sans diminuer leur potentiel subversif: Il me semble seulement quen les joignant ensemble, elles [les lectures] ne pourraient russir fort mal, parce que lune soppose au mal de lautre : non quelles puissent donner la vertu, mais seulement troubler dans les vices : lme se trouvant combattue par ses contraires, dont lune chasse lorgueil et lautre la paresse, et ne pouvant reposer dans aucun de ces vices par ses raisonnements ni aussi les fuir tous (Pascal, 297).

Tout en reconnaissant ce quil appelle la superbe diabolique des deux lectures, Pascal nen voit pas moins chez elles lillustration la plus limpide de la puissance de lesprit humain. Ce jugement a de quoi dstabiliser de Saci, mystifi, comme plusieurs lpoque, par les effets de prestigitation de lesprit pascalien : Il lui dit quil ressemblait ces mdecins habiles qui, par la manire adroite de prparer les plus grands poisons, en savent tirer les plus grands remdes (Pascal, 297).

Jaimerais ici rflchir cette manire qui nest pas propre Pascal de prparer le poison. Rflchir cette pense qui se pose au-del des contradictions striles, ce processus de mise en place du sens que de Saci tente de se figurer, dune manire qui peut sembler maladroite, dans lunivers de lalchimie. Cest pourtant une pratique beaucoup plus rationnelle, prsente dj lpoque de Socrate, que den appeler une superbe rsolument dmoniaque pour stimuler sa pense ou, pour le dire autrement, de se servir du dmon comme matrice de pense . Sil existe

3 un certain nombre de textes qui, bien avant Pascal, avaient pos la relation entre dmon et savoir, il reste que cet crit singulier propose une formule permettant dapprocher la nature proprement textuelle du dmoniaque comme prcipit de la pense ; une figure qui, au final, remplit la fonction dune toxicit ncessaire.

Pour bien saisir la fonction du dmon dans la pense de Pascal, il faut se rappeler la place toute singulire quoccupent pictte et Montaigne dans ce quil dsigne comme sa formation philosophique. Les textes de ces auteurs, stocien et humaniste, ne sont pas des lectures collatrales . Il ne sagit pas pour Pascal de leur accorder un crdit dsintress, comme on le ferait un adversaire quon juge digne dtre considr simplement dans la mme catgorie que soi. On peut saisir le poids de ces lectures la rponse de Pascal, lorsquil accentue la contradiction inscrite dans la raction indigne de son interlocuteur. Que reproche de Saci Montaigne, sinon lintrt quil porte son moi, sa subjectivit, la manire dont il est personnellement affect par les mots et les ides qui lentourent ? Or, la possibilit mme de ce jugement nest-elle pas une difiante manifestation de cette superbe que Pascal utilisait pour qualifier le travail des auteurs en dficit de pit ? En argumentant comme il le fait, de Saci ne se montre-t-il pas coupable de se poser en juge ultime de ce que Machiavel, un sicle plus tt, aurait appel la vrit effective des textes ? Ne prsuppose-t-il pas que ce jugement ne procde dautre chose que de la manire dont il est affect en tant que chrtien, certes par ces propos diaboliques ? Voil ce qui se trouve au cur de la rponse de Pascal : le respect du mystre de la pense et sa relation trouble lancrage textuel.

Pour clairer ce que jentends par ce mystre, je reviens au mot superbe , traditionnellement utilis pour accentuer un orgueil qui se transmet par lair et le maintien .

4 La figure de lair dans cette dfinition fait penser au dispositif de lecture exgtique de la Bible, qui doit constamment supposer, dans la pratique chrtienne, une vrit qui se dploie de manire allgorique. Or, il faut bien le souligner : les textes dpictte et de Montaigne ne font pas dentorse directe la doctrine chrtienne. On pourrait en effet qualifier leur subversion de tropologique, dans la mesure o ils reprsentent un cart la gomtrie discursive du sens, qui, selon la tradition rhtorique personnifie par un Pre de lglise comme Augustin, par exemple, se module suivant le modle des tropes classiques classs autour de la mtaphore. Dans le cas de ces auteurs, donc, comme dans la plupart des textes la fois brillants et subversifs, leffet se passe dans lair , comme le genre dironie que Kierkegaard cherchait saisir dans lesprit socratique. Cest dire que nous avons affaire ici un dplacement qui ne sinscrit pas dans le sens littral, ou apparent ; on parlera demble desprit, au sens du witz allemand analys par Freud, par exemple. Si leffet textuel ne parvient jamais tre saisi compltement par les divers procds de dfinition formelle du discours, toujours est-il que pour un chrtien du XVIIe sicle, il ne fait pas de doute que la prdilection chez Montaigne pour tout ce qui affecte sa propre personne ne pouvait que choquer. Or il faut voir que cette offense cache un des effets inluctables du dveloppement de la pense chez lhumain, un effet qui npargne personne, pas mme le plus pieux des catholiques, cest--dire la ncessit dtablir des lieux textuels absolus. Pour tre en mesure de faire des remontrances des auteurs excessivement humanistes , il faut ncessairement accorder une prsence leurs ides. Et pour que leurs ides soient prsentes au sens que les poststructuralistes accorderont, beaucoup plus tard, au concept il faut dabord reconnatre linluctable prsence de leurs textes.

Voil ce que cache, en quelque sorte, la rponse de Pascal de Saci : en insistant sur le bien-fond de vos remontrances, en cartant ces textes donc, vous leur accordez une prsence quils

5 ne mritent pas et vous faites preuve, vous-mme, de superbe. Largument est aujourdhui un lieu commun de la critique littraire. On applique le mme jugement aux Confessions dAugustin (Stock, 2001), par exemple: force dessayer de convaincre du caractre absolument transcendant de la puissance divine par la narration dune vie humaine, le texte toffe cette vie dune implacable prsence et lgitime cette ide que lon est dans le lieu dont on parle (Robert, 2011). Sans le vouloir, Augustin a consolid par sa prose la place inluctable de lhumain dans le monde, ne serait-ce qu titre de protagoniste narratif. Douze sicles plus tard, le philosophe de Port-Royal a bien saisi les dangers de cette gomtrie de la psych humaine hrite des crits terrestres. Pour bien dsigner ce quil garde de ces deux auteurs de prdilection, Pascal parle plutt de la puissance de lesprit humain. Cette puissance, qui est au cur de ce quon retient du XVIIe sicle, au cur des concepts desprit gomtrique et dentendement devenus des symboles de lavnement de la pense sculire, prserve nanmoins une part de mystre. En lisant les textes du XVIIe qui tentent den esquisser la dfinition, on est contraint dy voir une nature foncirement allgorique, linstar des crits sacrs. Considrons cet extrait du De lesprit gomtrique (Pascal, 1963), lessai qui occupe une place singulire dans luvre pascalienne, la fois en vertu de sa probit pistmologique et du fait que Pascal lait apparemment crit en conjonction avec son trait de rhtorique De lart de persuader (Pascal, 1963) : Aussi, en poussant les recherches de plus en plus, on arrive ncessairement des mots primitifs quon ne peut plus dfinir, et des principes si clairs quon nen trouve plus qui le soient davantage pour servir leur preuve. Do il parat que les hommes sont dans une impuissance naturelle et immuable de traiter quelque science que ce soit dans un ordre absolument accompli (Pascal, 362).

6 En cherchant dfinir lesprit en question, Pascal, toujours soucieux den arriver aux dmonstrations pures, mentionne ce qui peut demble nous paraitre une vidence : tout mot dsignant le vrai doit pouvoir sappuyer sur un principe qui excde larbitraire des signes linguistiques. Pour Pascal, ce principe, un pur don de Dieu et lultime preuve de sa puissance, est dabord entendu comme un lieu, ce que la rhtorique classique appelait un topos. Sil y aurait certes beaucoup dire sur lvolution historique du topos comme espace la fois discursif et rflexif, jaimerais accentuer ici le destin textuel de cette notion. Dans le contexte qui est le ntre, il serait ridicule de ne pas considrer la relation qui lie la notion de topos, en tant quancrage de la pense, lconomie du livre qui commence tendre son hgmonie en Europe au XVIIe sicle. cet gard, ma pense sappuie bien humblement sur des postulats connus, tirs des travaux de gens comme Walter Ong (2004), Elizabeth Eisenstein (1980) et Terry Cochran (2005), dont les crits sur la mutation paradigmatique survenue avec lavnement de la culture de limprim ont maints gards rvolutionn notre manire de concevoir les conditions matrielles de la pense des auteurs de la modernit naissante. Ainsi, alors que la notion de topos recouvrait un norme terrain dans la longue tradition logique qui relie Aristote un auteur du XIIIe comme Pierre dEspagne, Ong nous illustre avec une minutie monastique quel point cette notion se trouve frocement cantonne, partir du XVIe, lespace catgorique du livre et on parle ici dun livre proprement profane et pdagogique, au sens le moins noble du terme qui commence imprimer sa souverainet dans lesprit humain.

Cela permet de mettre en lumire cette angoisse palpable lgard de la prsence dun corpus de textes ouvertement laques que nous trouvons dans lEntretien avec M. de Saci . Pour un type comme de Saci, issu dune culture o lcrit tait dabord le symbole de lautorit sacre, la mainmise de lhumanisme sur la production textuelle tait loin daller de soi. Il nest pas tonnant,

7 dans ce contexte, quil simagine et dcrive les textes profanes avec des mots emprunts lunivers de lalchimie, pratique que jaimerais comprendre ici, de manire trs gnrale, comme le symbole dune humanit juge dcadente dans ses vaines tentatives dimiter le processus de cration divine par le mlange incertain de substances naturelles. Il est intressant de noter, cet gard, que Pascal ne rechigne pas se figurer les textes dpictte et de Montaigne dans un univers o le choc des contraires peut produire un prcipit inattendu, cette diffrence prs et elle est nanmoins capitale que sa rfrence lunivers de la chimie ne connote aucune pjoration. Au contraire, on sent dans ses propos un respect certain, typique du XVIIe sicle, pour la science des substances. Dans la rhtorique quil dploie pour dfendre les deux auteurs profanes, Pascal, plutt que de recourir lapologie bien moderne des crits dans leur fonction de saisissement rationnel de lesprit humain, prend soin, dans ses propos, de draper la pense dpictte et de Montaigne dun vocabulaire ouvertement spirituel, la vocabulaire quil utilise dans lensemble de son uvre pour dcrire la nature la fois singulire et conflictuelle de lentendement humain. Chez Pascal, le thme du mariage conflictuel entre lesprit et la matire est constamment li la manire dont il faudrait asseoir lesprit humain, qui nest ni lincarnation de la grce divine, ni un pur substrat naturel. Quel est le lieu, le topos donc, de cet esprit ? Compte tenu de ce que nous avons pos plus haut propos du statut paradigmatique de limprim au XVIIe, il est clair que la prsence matrielle de textes devient, cet effet, un enjeu fondamental. Contrairement Hegel et aux penseurs idalistes de la geistwissenshaft qui, au XIX sicle, dfiniront la textualit comme mdiation plus ou moins directe de lesprit subjectiv, Pascal prend soin, dans Lentretien , de dcrire la mdiation textuelle des auteurs profanes dune manire qui prservera le mystre de linteraction entre ce quon pourrait appeler ici leur criture et le lieu ou topos spirituel de la pense humaine. On peut simaginer, par exemple, que Pascal ait voulu distinguer

8 lcriture de Montaigne et pictte de cette imagination littraire dans laquelle la modernit a voulu rsumer cavalirement, dans bien des cas lessence des auteurs humanistes.

Dun point de vue purement rhtorique, on peut videmment noter que ce dsir de partition entre lesprit et la matire sest traditionnellement modul dans la figure du dmon. Cette figure, quon la dsigne en tant que daemon, dmon ou diable, savre dans ce cas prcis une personnification singulirement puissante de ce quon peut dsigner trs gnralement comme le refus de se complaire dans un tat arrt de la pense. Sil peut paratre trange, pour ne pas dire contradictoire, de voir un penseur rompu la foi chrtienne recourir la figure du diable pour difier un sige tout fait honorable la pense humaine, il serait bon de se demander dans quelle mesure des prsupposs dordre historique en particulier ceux touchant ltendue de lhgmonie de la culture chrtienne en Europe du Ve au XVIe sicles pourraient masquer le pouvoir empiriquement criticiste dune figure du dmon hrite de la tradition no-platonicienne qui a servi, maints gards, de fondement philosophique au christianisme, et dont tmoigne avec loquence une uvre comme Le dmon de Socrate dApule (1993), par exemple.

Dun point de vue la fois historique et pistmologique, le diable, cet avatar chrtien du dmon socratique, est reconnu comme le grand accusateur du divin. Ce rle porte avec lui des consquences normes en ce qui regarde nos possibilits de concevoir laction humaine. La question de la ngation, quon peut ici appliquer labsolu du topos divin, est au cur mme de limmanence moderne : bien rsolu simaginer un monde o laction puisse avoir lieu sur terre, propuls par la force de sa volont, ltre humain moderne a rapidement eu besoin dune figure de limpuret par laquelle il pouvait imaginer son propre mouvement dans la grande extension immobile de la certitude divine. Ce besoin, nous le sentons dj lpoque dAugustin, comme le

9 note Peter Brown dans sa clbre biographie consacre lvque dHippone (2001). Se rfrant la grande tension entre la perfection providentielle et lincongruit des actions humaines qui habitait lesprit dAugustin, Brown voque un aspect important de la complexit de son hritage en notant que, pour lui, tre pieux signifiait refuser de rsoudre le problme en supprimant simplement un des deux ples de la tension (Brown, 229). Par ailleurs, il est intressant de noter que cette remarque sinscrit dans un commentaire plus large sur la production textuelle dAugustin. propos des Confessions, par exemple, Brown explique quelles sont un des rares ouvrages dAugustin dont le titre dfinisse le sens. Pour lui confession signifie la fois accusation de soimme et louange de Dieu (Brown, 229).

On voit ici une manifestation de linfluence, solidement documente, de la pense dAugustin sur Pascal, les deux chrtiens se servant, de manire plus ou moins souterraine, du dmoniaque comme matrice figurative de la pense critique chez lhumain, celle dune pense qui occupe un lieu plein de cette tension que plusieurs aujourdhui, dans une perspective postfreudienne, associeront demble la prsence de la pulsion sexuelle. Pour Augustin, toutefois, il est clair que ce besoin de saccuser soi-mme, plutt que de se raliser dans lextase sexuelle, devait passer par lcriture, et plus prcisment une criture qui lamenait confronter limaginaire dsignons-le comme paen quil stait form autour de sa personne. On peut dire la mme chose de Pascal, et de sa thorie du texte comme poison ncessaire la prservation de lesprit dans le monde immanent. Contrairement ce que croit de Saci, la superbe diabolique dont font preuve pictte et Montaigne nest pas un pch dorgueil, mais peut-tre le seul agent susceptible de sparer lesprit humain de la lie chaotique de limaginaire terrestre.

10 Il serait tentant ici, je crois, de voir dans ces observations une simple manifestation prmature de la pense dialectique. Ce serait ne pas voir dans quelle mesure le concept de dialectique issu dabord de la transformation de la logique aristotlicienne entame au XVIe1 dans la litanie de ces explications des grands textes de lge dor antique produits par la classe dhumanistes mergents, puis redfini plus tard par lidalisme allemand du XIXe sicle repose sur une prsence inluctable du texte comme matrialisation naturelle de la pense. Chez Hegel, Schiller, Marx, et al., le texte est le topos ultime dans lequel la pense se passe . On parle videmment ici dune pense critique, celle, prcisment, qui se dveloppe lcrit sous la forme dune diatribe. La modernit sest lentement dbarrasse du sens premier de cette expression qui, avant de signifier une charge violente et hargneuse contre un adversaire, dsignait un type dcrit o lauteur met en cause les assises de son propos, comme le faisaient les membres des coles philosophiques de la Grce antique.

Il y a dans cette destine du mot diatribe un lment capital de lhistoire souterraine du dveloppement de la textualit dans la modernit : alors que chez un penseur du XVIIe sicle comme Pascal le texte occupait la fonction dun poison la fois diabolique et ncessaire au maintien dune pense humaine proprement atopos (comme Socrate), on ne peut que constater quel point le texte perd de sa fluidit pour devenir, partir du XVIIIe sicle, un lieu substantifi, la page blanche de Leibniz, la grande table rase sur laquelle la pense laque pourra dployer sa force purificatrice. Si on voulait se replonger dans lunivers de la chimie privilgi par Pascal et de Saci dans Lentretien , on pourrait dire que le texte moderne a perdu sa qualit de prcipit de la pense. Aux mtaphores liquides, la modernit a prfr celles de la terre. Et pourtant, il suffit de

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11 regarder autour de soi, dans les espaces qui lentement remplacent le texte comme figure centrale de la matrialisation de la pense, pour observer un certain retour mais le terme retour est sans doute mal choisi limaginaire de la chimie : Il sensuit que la cl de la transformation de nos curs et de nos esprits consiste comprendre comment nos penses et nos motions fonctionnent. Nous avons besoin dappendre identifier les oppositions dans nos conflits intrieurs. A propos de la colre, par exemple, il nous faut constater combien la colre est destructrice, et prendre conscience en mme temps quau centre de nos penses et de nos motions existent des antidotes que nous pouvons utiliser pour la combattre (Dala-Lama, 12). Ces mots du Dala-Lama sont bien des gards emblmatiques dun espace intellectuel contemporain qui, dans son devenir mondial et interculturel, cherche constamment de nouvelles figures pour assner, comme le disait Kafka, un coup de hache dans la mer gele qui est en nous. Bien des choses sparent lunivers spirituel propre au bouddhisme tibtain de celui du jansnisme pascalien, certes. Mais le fait que ces auteurs, qui cherchent tous deux expliquer la possibilit dun esprit spar de toutes ses infections imaginaires, aient eu recours, chacun leur faon, la mtaphore de lantidote comme figure de la pense me parat significatif. Contrairement Pascal, le Dala-Lama ne sent pas le besoin de camoufler ses rfrences ce quon pourrait appeler, dans la foule dun essai de spiritualisme populaire bien connu, lalchimie de lesprit . Lpoque o une mtaphore pouvait tre perue comme une menace culturelle est effectivement rvolue. Nanmoins, on peut penser que cette rsurgence de la chimie comme vecteur figuratif de la pense annonce la possibilit de nouveaux modes de rflexion qui, sans se poser en recycleurs ractionnaires des grands dialogues de lpoque pr-moderne, permettraient au contraire de poursuivre un travail amorc au XVIIe, cest dire la tche de saisir le lieu de lesprit autrement

12 quau sein dune conomie de mtaphores terrestres, livresques et corporelles condamnes la dsutude. Il nest pas tonnant, cet gard, de voir un penseur comme Peter Sloterdijk (2001) se servir du mot intoxication pour encadrer sa rflexion revendicatrice sur ce quil appelle le rle dune humanit proprement mdiatrice : Beaucoup de personnes perdent et oublient leurs qualits de mdiateurs. Ces gens-l deviennent de maussades consommateurs finaux de biens et dinformations. Et les consommateurs finaux sont toujours proches des cloaques. () On nglige si facilement aujourdhui le fait que les tres humains sont des mdias primaires les appareils, dans un premier temps, ne font que sajouter, comme des amplificateurs, aux qualits mdiatiques des tres humains. En tant que mdias, les hommes sont toujours des messagers cest-dire des hommes entre les hommes, des intermdiaires. Ils informent dautres hommes de quelque chose dont ils ont eux-mmes t informs. De telles transmissions ou commissions reclent tout le processus de lhumanit. Cest la raison pour laquelle les hommes sont tous des messagers potentiels, en grec des angeloi, des anges, ceux qui apportent de linformation sur ltat des choses mais dire quelque chose de ce type est proscrit dans la thorie dominante des mdias, qui sest lance dans une clbration dmentielle des images et des appareils (Sloterdijk, 39-40). Je ne peux que noter ici ltonnante prsence, des sicles dintervalle, dune vocabulaire qui naurait pas fait rechigner un no-platonicien comme Apule. Selon Sloterdijk, le devenir de lhumanit passe par la reconnaissance de son caractre anglique. Or, cet anglisme se prsenterait nous, prsentement, sous une forme dmentielle, cest--dire, si on suit la filire tymologique, en dehors de lesprit . Cela reflte bien les dangers de se soumettre lexamen dmoniaque de ses ides et convictions. Et cest ainsi que, peu importe le terrain, le texte, le fantasme ou mme

13 le prcipit dans lequel nous choisissons consciemment de matrialiser nos ides, il y a dans la figure du dmon un principe, la fois puissant et encore trs mystrieux, qui reste mon sens tre lucid, un principe qui permet de simaginer le mouvement de la pense humaine de manire saisissante pour ces humains qui, demain encore, questionneront lesprit en empruntant la voie de lintrospection et de la rflexion critique.

14 Bibliographie Pascal, Blaise. Entretien avec M. de Saci , in uvres compltes, ditions du Seuil, 1963. _____, De lesprit gomtrique in uvres compltes, ditions du Seuil, 1963. _____, De lart de persuader in uvres compltes, ditions du Seuil, 1963. Stock, Brian. After Augustine : The Meditative Reader and the Text, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2001. Robert, Le petit Robert 2011 Ong, Walter. Ramus, Method, and The Decay of Dialogue, Chicago, University of Chicago Press, 2004. Eisenstein, Elizabeth. The Printing Press as an Agent of Change, London, Cambridge University Press, 1980. Cochran, Terry. Twilight of the Literary : Figures of Thought in the Age of Print, Boston, Harvard University Press, 2005. Apule, Le dmon de Socrate, Paris, Payot et Rivages, 1993. Brown, Peter. La vie de saint Augustin, ditions du Seuil, 2001. Sa saintet le Dala-Lama. Transformer son esprit : sur le chemin de la srnit, Paris, LGF, 2008. Sloterdijk, Peter. Essai dintoxication volontaire, Hachette littratures, 2001.