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Roland MORTIER Charles Nodier lecteur de Diderot La publication, en 1830, chez l' éditeur Paulin, du premier volume des Mémoires, correspondance et ouvrages inédits de Diderot, publiés d'après les manuscrits confiés, en mourant, par l'auteur à Grimm (titre d'ailleurs trompeur) a suscité les premières réactions enthousiastes face à un auteur jusquelà méconnu en France, suspect pour ses idées morales, politiques, philosophiques, et dénigré comme écrivain. Les articles de Nodier et de SainteBeuve marquent le début de la réhabilitation de l'homme Diderot et de l'écrivain. Leur importance a été judicieusement soulignée par Jacques Proust dans ses Lectures de Diderot^. Les articles de SainteBeuve dans Le Globe (20 septembre 5 octobre 1830) et dans la Revue de Paris (juin 1831) sont certes les plus chaleureux, mais pas toujours les plus justes, et la formule fameuse « la plus allemande de nos têtes», inspirée par un enthousiasme sincère, allait longtemps desservir l'auteur du Neveu de Rameau. Alors que les articles de SainteBeuve sont des comptes rendus, celui de Nodier est plutôt l'annonce d'une publication prochaine qui devrait confirmer ses vues personnelles sur le sujet. Son titre. De la prose françoise et de Diderot, est d'ailleurs significatif. Il parut en juin 1830 dans la Revue de Paris (p. 226238) 2. La référence à Diderot y apparaît comme le point final de la démonstration d'une thèse originale, qui préfigure déjà la sociologie littéraire dans l'importance accordée aux institutions. Il s'agit de la pro motion du statut de la prose française à partir du xviii'^ siècle. Long temps défavorisée dans la classification des niveaux d'expression, elle gardait, comme un stigmate, l'épithète de vile prose. Or, pour Nodier, qui se souvient ici de la formule de Sieyès et de son propre passé révolution naire, « la prose est dans l'institution du langage ce qu'est le peuple dans 1. Paris, A. Colin, 1974, ch. IV, «Lectures romantiques», p. 49-56. 2. Il a été réédité en 1861 dans le Bulletin du Bibliophile, Paris, Techener, p. 369-382. Recherches sur Diderot et sur VEncyclopédie. 9. octobre 1990.

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Roland MORTIER

Charles Nodier lecteur de Diderot

La publication, en 1830, chez l'éditeur Paulin, du premier volume des Mémoires, correspondance et ouvrages inédits de Diderot, publiés d'après les manuscrits confiés, en mourant, par l'auteur à Grimm (titre d'ailleurs trompeur) a suscité les premières réactions enthousiastes face à un auteur jusque­là méconnu en France, suspect pour ses idées morales, politiques, philosophiques, et dénigré comme écrivain.

Les articles de Nodier et de Sainte­Beuve marquent le début de la réhabilitation de l 'homme Diderot et de l'écrivain. Leur importance a été judicieusement soulignée par Jacques Proust dans ses Lectures de Diderot^. Les articles de Sainte­Beuve dans Le Globe (20 septembre­5 octobre 1830) et dans la Revue de Paris (juin 1831) sont certes les plus chaleureux, mais pas toujours les plus justes, et la formule fameuse « la plus allemande de nos têtes», inspirée par un enthousiasme sincère, allait longtemps desservir l 'auteur du Neveu de Rameau.

Alors que les articles de Sainte­Beuve sont des comptes rendus, celui de Nodier est plutôt l'annonce d'une publication prochaine qui devrait confirmer ses vues personnelles sur le sujet. Son titre. De la prose françoise et de Diderot, est d'ailleurs significatif. Il parut en juin 1830 dans la Revue de Paris (p. 226­238) 2.

La référence à Diderot y apparaît comme le point final de la démonstration d'une thèse originale, qui préfigure déjà la sociologie littéraire dans l'importance accordée aux institutions. Il s'agit de la pro­motion du statut de la prose française à partir du xviii'^ siècle. Long­temps défavorisée dans la classification des niveaux d'expression, elle gardait, comme un stigmate, l 'épithète de vile prose. Or, pour Nodier, qui se souvient ici de la formule de Sieyès et de son propre passé révolution­naire, « la prose est dans l'institution du langage ce qu'est le peuple dans

1. Paris, A. Colin, 1974, ch. IV, «Lectures romantiques», p. 49-56. 2. Il a été réédité en 1861 dans le Bulletin du Bibliophile, Paris, Techener, p. 369-382.

Recherches sur Diderot et sur VEncyclopédie. 9. octobre 1990.

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celle de la société, tout, parce qu'elle en est l'élément essentiel ; rien, parce qu'elle n'en est pas l'expression symétrique, le simulacre orné».

La rhétorique antique n'avait pas de terme pour désigner le prosateur. On ne lui accordait qu'à titre exceptionnel «ces qualités véhémentes qui remuent la multitude». Nodier célèbre la qualité de la prose de Montaigne, d'Amyot, de Rabelais, celle aussi de Pascal, de La Bruyère, de Molière, «cette prose coupée, mobile, incisive, inépuisable en mouvements, en formes et en couleurs, qui n'a rien à envier à la poé­sie de ses surprises et de ses séductions, et qui la surpasse par l'élan et par la soudaineté».

Il évoque en termes lyriques, mais sans en nommer explicitement l 'auteur, la prose de Bossuet : « elle marche, elle court, elle vole ; elle se répand mollement comme un fleuve entre ses rives ; elle tombe comme un torrent du haut de ses cataractes ; elle a des mélodies pour la joie et pour les larmes, elle est tendre.. . majestueuse... ».

Reste que le statut institutionnel de cette prose n'a pas changé . Elle doit se contenter de «dérober le mètre et l'harmonie au vers». Bientôt cependant un renversement radical va s 'opérer: «Au dix-huitième siècle se préparait une révolution immense dans la société ; il arriva ce qui arrive toujours, une révolution immense dans le langage ».

La poésie se fige dans un apparat solennel, comme momifiée, ou elle s'abâtardit dans l'imitation. Le développement des idées philoso­phiques, au contraire, va émanciper la prose: «La puissance de la pensée passa dans la prose, comme toutes les puissances de l'action avaient passé dans le peuple».

Si le statut rhétorique des deux formes ne s'est pas encore modifié, on constate que « la poésie, avide de la pensée qui lui éclrappait, cherche depuis quelque temps à se donner la vérité, le nerf et l'indépendance de la prose ».

Selon Nodier, l'institution littéraire traverse, en 1830, « une époque de lutte », un « état de confusion orageuse », qui se stabilisera peu à peu, mais d'où auront certainement disparu le poème didactique (à la Delille) et la prose d'épopée (celle des Martyrs"?). Ce nouvel équilibre n'est pas encore atteint, puisque «les hommes supérieurs du temps qui court n'ont pas un style fixé, mais ils le font».

Nodier consacre quelques lignes admiratives et pleines d'émotion aux «feux météoriques» de l'éloquence révolutionnaire. Le génie de la parole traversa les assemblées «avec la rapidité d'un éclair». Si l'admi­rable talent oratoire du général Foy et de Benjamin Constant (deux libéraux !) n'atteint pas à la même hauteur, c'est que la politique, sous Charles X, n'a plus «pour ultima ratio le suicide ou la guillotine».

Après cette concession à l'actualité, Nodier revient à son propos, la révolution littéraire du xviii* siècle. A cet égard, l'œuvre de Montes­quieu lui semble un demi-échec. L'idée d'appliquer «un atticisme élé-

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gant » aux questions sociales était ingénieuse, mais elle fut trahie par les moyens d'expression: «c'était la faute de la langue, et non pas la sienne». Montesquieu était, dit-il, dans la situation d'un architecte qui aurait voulu ériger un monument austère à la raison, mais n'aurait eu sous la main « que des pierres taillées pour le temple des Grâces », c'est-à-dire, pour nous, le style Régence. Il pénétrait dans une mine de dia­mants, sans instruments pour les creuser. Il ne pouvait donc que les faire chatoyer au regard, en d'autres termes «créer un genre qu'on pourrait appeler le sublime de l'esprit».

Buffon aurait pu se forger une langue nouvelle, dans la mesure où son sujet scientifique l'y autorisait et l'y préparait. Malheureusement, ce génie foncièrement naïf et simple, familier comme le peuple dans la conversation, était victime d'une «erreur fatale». Il «n'imaginait pas que la langue écrite pût se passer de la coquetterie et de la pompe qui s'étoient introduites dans la haute société», du «goût corrompu du monde au milieu duquel il vivoit». Nodier parle sévèrement d'un style qui sent «la bougie parfumée», d'un auteur qui «écrivoit en habit de cour». Pour lui, avant Rousseau, la prose manque toujours de simplicité, de naturel, de souplesse et de mouvement. Elle n'est pas encore «la prose plébéienne » qui convient à un peuple nouveau, mais toujours « de la prose en hermine, de la prose à talons rouges».

La révolution, en matière de prose, viendra donc de Rousseau, « un de ces prodigieux génies qui inventent l'art de la parole quand il est à faire, qui le renouvellent quand il en est temps». Le hasard a favorisé Jean-Jacques en faisant de lui un autodidacte, élevé au milieu de la seule vraie république moderne, et qui découvrira dans Amyot «les tours d'un parler âpre et naïf, élastique et malléable».

Nodier n'aime guère le Rousseau des Discours. Il le trouve trop abstrait et juge son style dépourvu de corps et de réalité. Son admiration va surtout aux Confessions, dont « le tissu » est sans doute « trop lâche et trop inégal », mais qui ont toutes les qualités du style : « propriété, sim­plicité, grâce, vigueur, éloquence, enthousiasme».

Il ne s'étend pourtant pas longuement sur les Confessions et préfère se livrer à un éreintement impitoyable de La nouvelle Héloïse, livre faux, «roman d'une vie factice bâti dans l'inexpérience de la solitude». Le personnage de Claire d 'Orbe est le seul qui soit vrai ; les autres ne sont que les mannequins de ce «drame de convention». Julie lui est insupportable, faite de pièces et de morceaux, «poncif composé de traits sans harmonie pris à droite et à gauche», et il lui oppose la Charlotte de Werther, femme authentique, « formée des os et de la chair de l'humanité ». Dans le cas présent, comme il fallait s'y attendre, « une composition fausse a engendré un style faux », et Nodier n'a que sarcas­mes pour les «bosquets érotiques sur les coteaux de Clarens».

Il est clair que, mise à part la concession qu'il accorde aux Confes-

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sions, Nodier ne voit pas dans Rousseau l'écrivain résolument nouveau, qui, au terme d'une longue évolution vers une prose libérée, renverse­rait de manière radicale et définitive les normes du goût et le statut des modes d'expression. Tout son article semble écrit en fonction du surgis-sement d'un autre prosateur, homo novus quasi providentiel, issu du peuple et qui balaierait les résidus de la vieille rhétorique : ce ne pouvait être que Diderot, qu'il évoque en ces termes :

Il vint un autre homme alors. Celui-ci étoit le fils d'un coutelier. Dans les lettres comme dans les institutions, c'est le peuple qui renouvelle tout, parce qu'il ne vieillit pas.

Toutefois, ce n'est pas l'auteur qui se fait remarquer dans celui-ci, comme dans Montesquieu, dans Buffon, dans Rousseau. Jamais homme ne fut moins l'homme d'un livre, et ne s'appliqua moins à en faire. Sa vaste coopération à VEncyclopédie prouve qu'il savoit à peu près tout ce qu'on pouvoit savoir de la science de son époque ; mais quelle époque et quelle science ! Il a devancé de bien loin le sentiment du goût et des arts de son temps dans ses Lettres sur le salon, mais qu'étoit-ce alors, grand Dieu, que le goût, les arts et le salon ! Il a jeté sans doute un regard pro­fond dans les théories philosophiques, parce que c'est y voir très avant que d'arriver à reconnoître qu'on n'y voit rien du tout ; parce qu'il y a dans la négation absolue une sorte de puissance téméraire qui stimule l'esprit, et qui révèle au moins à la raison la plénitude de ses droits à tout discuter ; mais quelle philosophie que la philosophie du dix-huitième siècle ! La parole de Diderot est comme un éclair entre les ténèbres d'une civilisation qui finit, et les ténèbres d'une civilisation qui commence. Elle ressemble à ce rêve de Jean-Paul, où l'esprit de vérité descend sur l'autel pour annoncer aux vivants et aux morts qu'il n'y a rien derrière le voile du sanctuaire ; ses idées tombent éparses, disséminées, confuses, sur des pages qui n'ont rien de simultané que l'aspect matériel et la date de l'im­pression. Ce sont d'autres feuilles de la Sibylle, qui ne sont ni moins vagues, ni moins obscures, ni moins rebutantes à l'analyse ; mais qui se recrutent comme elles d'une inspiration tumultueuse et désordonnée, de la frénésie du génie et de la solennité du trépied. Ce qu'il y a de magnifi­que dans la lave du Vésuve taillée en tablettes, en ustensiles, en orne­ments, c'est le poli du lapidaire et le travail de l'ouvrier ; ce qu'il y a de merveilleux dans le style de Diderot, c'est moins la matière que la forme, la valeur des pièces que leur agencement, l'entente et l'harmonie du sujet que le savoir-faire de l'exécution. Quel style que celui-là! un style spontané comme l'imagination, indépendant et infini comme l'âme, un style qui vit de lui-même et oîi la pensée s'est incarnée dans le verbe. C'est tout ce qui reste d'une société prête à finir ; mais c'est encore son génie : c'est le cygne qui chante à sa mort, c'est le phénix qui s'allume un tombeau régénérateur. Donnez tout ce que vous voudrez à l'écrivain , le lituus de l'augure, la houlette du pasteur, le thyrse de la bacchante, et ne craignez pas de le trouver en défaut. Il a pour toutes vos affections des accents qui émeuvent ; il a pour toute votre destination à venir une voix qui transporte. A l'instant même où il infirmera vos croyances les plus sublimes, il y aura en lui je ne sais quel dieu qui les révèle. Et ce n'est ni à l'arrangement des phrases, ni au choix des mots, ni à la combinaison de quelques sons flatteurs qu'il devra son autorité ; c'est à un principe d'exis­tence qui lui est propre, et qui, presque à son insu, anime et vivifie sa

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parole. Il ne repousse rien, il ne dédaigne rien dans les rebuts de vos timides vocabulaires ; il revêt le mot avec une confiance assurée, sans s'informer de son origine et de son prix, comme le vagabond des rives de la Brenta ou des campagnes de Rome, qui se drape fièrement de ses haillons et dont la prestance, l'attitude et le regard annoncent encore le roi du monde.

Ne me demandez pas où il faut chercher cette propriété spéciale du style de Diderot. Ce n'est ni là, ni là ; c'est partout. Trop exigeant qui en demanderoit un livre ; trop sévère qui lui arracheroit une page. Il est trop vrai que ce qui domine dans ses compositions, et je n'en recommande aucune en particulier sous le rapport de la composition, c'est le cynisme d'une époque effrontée, oîi tout le monde s'empressoit à démolir la société pièce à pièce, pour faire je ne sais quoi de ses débris. Il a subi cette influence de son temps, il y a concouru, il lui a prêté une autorité immense, il a eu tort selon la raison et la morale. La question n'est pas là. D'une médaille spinthrienne de Lysippe, on pourroit en admirer le coin ; d'une gravure sotadique de Marc-Antoine, on peut en admirer le burin. Tout ce que j'ose me permettre d'admirer en Diderot, c'est le coin de Lysippe et le burin de Marc-Antoine. Quant à ce travers même des sociétés en désuétude, on se persuaderoit mal à propos qu'il a sa racine dans une perversité propre à l'esprit et au cœur d'une génération corrompue et qui se manifeste à son jour comme une maladie honteuse de l'âme ; c'est le symptôme infaillible de l'émancipation de la parole chez un peuple fatigué d'une longue contrainte, et qui se prend à ce qui cède, en atten­dant l'occasion de s'attaquer à ce qui résiste. D u moment où le despo­tisme a peur pour lui, on sait qu'il fait bon marché des mœurs. Ainsi la licence effrénée du langage n'a jamais été poussée plus loin que sous les gouvernements absolus, qui ont eu de bonnes raisons pour se croire pré­caires. Son apogée s'est manifestée sous ces premiers empereurs de Rome, qui luttoient encore contre les souvenirs d'une république, et sous ces derniers rois de France, qui luttoient déjà contre une république en projet. C'est une grande sympathie de position qui a produit le Festin de Trimalcion et les Bijoux indiscrets. On abandonnoit volontiers à Diderot comme à Pétrone ce qui n'intéressoit que la pudeur publique et le culte des vertus sociales, par lesquelles tout se conserve : une ligue hardie contre le pouvoir menoit le premier à la Bastille ; une conspiration équivoque réduisoit l'autre à se donner la mort. S'ils n'avoient jamais menacé que les bases de la morale éternelle, celui-ci auroit conservé son rang à la cour, celui-là auroit pris sa place à l 'Académie : sotte et avare prévision de la tyrannie, qui achète quelques jours de jouissance passagère au prix de la destinée des peuples, et qui met pour régner l'avenir du monde en viager ! Ces déplorables aberrations de l'esprit, dont le titre seul est un outrage à l'innocence, on les nommera, si l'on veut, les pustu­les de la littérature ; c'étoient aussi, selon l'expression de Mirabeau, les pustules de la liberté ; et son nom ne vous rappelle-t-il pas que le Libertin de qualité a souillé la plume éloquente qui traça YEssai sur le despo­tisme? Ce qu'il y a de remarquable, c'est que la religion condescendoit el le-même avec une rare souplesse aux honteuses transactions du pouvoir temporel. On toléroit dans un cardinal l'apologie des plus infâmes voluptés ; on punissoit de mort, dans un séculier, la discussion de quelque point insignifiant de scolastique. Tout étoit bon, pourvu qu'on n'attaquât ni Aristote, ni Ptolémée, ni la suprématie de Rome , ni les tarifs simonia-ques et sacrilèges de sa chancellerie. L'odieux Arétin plioit sous le poids

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des colliers d'or que lui décernoient les rois, et le clergé livroit Dolet à la corde et au bûcher.

Pour juger, par quelques exemples vifs et saisissants, de la puissance du style de Diderot, il faut le prendre dans une de ces compositions extemporaines, dans une de ces inspirations subites, où sa plume se jouoit avec liberté, comme pour se délasser des obligations que lui imposaient la modicité de sa fortune et la tyrannie des libraires. Je n'en citerai que deux sur vingt. Lisez cet admirable conte : Jusqu'à quel point il est permis de s'élever au-dessus de l'opinion, et soumettez-le, je vous prie, à toutes les exigences de la logique, à tous les scupules de l'analyse, dans toute l'entente du plan et l'exécution des détails. Comme tableau, Hemskerke n'a rien de plus naïf, Gérard Dow n'a rien de plus fini, Greuze n'a rien de plus tendre. C'est une scène de famille vue à travers la vitre et dont nous nous souvenons comme d'une veillée passée sous notre propre toit, quand nous étions enfants, à la lueur des lampes qui baissent et des tisons qui noircissent. C'est une simplicité de narration, c'est une vérité de dialogue, c'est une intelligence du drame, dans les entrées, dans les sorties, dans la mise en scène ; c'est une vie dans le portrait, dont on n'a pas approché d'ailleurs entre Molière et Walter Scott. Vous sortez de cette lecture comme d'un cercle familier, où votre âme, excitée par des affections soudaines, amusée par des distractions pleines de grâce, sus­pendue aux plus hautes discussions de la morale, remuée par les plus bril­lantes séductions de l'esprit, a contracté, sans le savoir, une parenté de sentiments qui ne s'aliénera jamais. Si vous passiez à Langres mainte­nant, vous payeriez, j'en suis sûr, au poids de l'or la vue du fauteuil de ce vieux sage, Socrate d'un autre Platon ! Il y avoit là une petite sœur de Diderot, qui ne paroît que deux fois pour relever l'oreiller de son père, qui n'est nommée que deux fois, qui ne dit rien, et qui ne doit rien dire dans une discussion trop élevée pour son âge, et souvent trop inintelligi­ble pour sa candeur. Vous demanderez Sœurette, et on ne vous répondra pas ; car de toute la famille des Diderot on ne se rappelle que l'abbé, qui mourut fort riche, et qui a laissé une belle maison près de l'église. Mais si vous êtes homme, vous vous souvenez de Sœurette, et si vous êtes peintre ou poète, elle vit.

Lisez l'histoire de Félix et Olivier, les deux amis de Bourbonne. Nulle part l'âme de Diderot ne s'est épanchée avec plus d'abandon ; nulle part son style n'a déployé une flexibilité plus complète et une variété plus mobile. Ce n'est, si vous voulez, que le caprice d'un harmoniste, l'arpégement d'une main exercée, la riche gamme d'un chromatiste au doigté facile ; ce n'est que le clavecin oculaire du père Castel, avec toutes ses couleurs, dans toutes leurs nuances et dans toutes leurs dégradations ; ce n'est ni Raphaël ni Mozart : c'est une harpe éolienne, c'est un prisme. Le fond du sujet est une de ces anecdotes qui occupent six lignes dans le Journal de Paris, et dont on oublie le commencement en lisant la fin. Ici, modifié par autant de manières de sentir, par autant de préjugés d'éduca­tion, par autant de convenances d'État, par autant de formes de style que le développement du récit a pu fournir d'interlocuteurs et de correspon­dants, tous différents d'impressions et d'expressions, son récit paroît à vos yeux vif, rapide, éblouissant, comme ces mosaïques de soie bigarrée que les opticiens de la foire font rouler devant un flambeau. Cette comparaison n'est point infidèle à ma pensée. Ce qui m'accable dans le style de Diderot, je le répète, ce n'est pas la substance, c'est la figure ; ce n'est pas la réalité, c'est le prestige. Quand Diderot est arrivé, l'idée

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vivoit ; elle étoit nubile, saine et forte ; elle avoit toutes les conditions d'une longue et puissante existence. En désespoir de création, il s'est saisi de la parole, il l'a pétrie, il l'a modelée, il a soufflé dessus, il lui a donné une âme.

On annonce aujourd'hui la publication de je ne sais combien de manuscrits inédits de Diderot. Certaines personnes sans doute feront plus de cas de cette nouvelle que de la découverte d'une mine de diamants, dont on parlera davantage. Les diamants sont si utiles ! Le peuple le plus éclairé d'ailleurs n'a pas de règle positive pour apprécier les mots ; il ne les essaye pas à l'émeri ; il ne les pèse pas au carat ; il s'en rapporte aux conclusions de son journal, au jugement de son Athénée ; et s'il plaît à un cuistre d'imprimer quelque part officiellement, de par la po-Hce ou de par l'Université, que Diderot étoit un détestable écrivain, il faudra bien en passer par là. On a souvent accusé notre nation, et j'ignore pourquoi, d'une laxité d'inconstance qui se retrouve partout. En vérité, c'est calomnie ! Il y a certainement chez nous quelque chose d'immuable, d'indélébile, d'éternel, c'est l'anathème du pédant.

Ce long éloge appelle quelques remarques. La première est que Nodier n'a pas eu connaissance des textes révélés par l'édition Paulin {Mémoires de M""̂ de Vandeul, lettres à Sophie Volland, correspondance avec Falconet, Rêve de D'Alembert), dont il sait simplement qu'il s'agit de « manuscrits inédits » : sa démonstration se fonde exclusivement sur des textes connus avant 1830, et même avant l'édition Belin (1818-1819). Il apprécie l'encyclopédiste et l'auteur des Salons, mais son admiration va surtout au philosophe. Non que Nodier partage le maté­rialisme de Diderot, bien loin de là, mais il est sensible à l'audace du penseur, au côté visionnaire de son expression, à la force de son radica­lisme : « il y a dans la négation absolue une sorte de puissance téméraire qui stimule l'esprit, et qui révèle au moins à la raison la plénitude de ses droits à tout discuter». En pleine vague spiritualiste, à l'aube d'un éclectisme à la Cousin, cette « puissance téméraire » le séduit et l'entraîne. Il voit en Diderot le témoin d'une crise de civilisation, comme un éclair entre deux âges ténébreux. Il tire résolument sa figure vers une interpré­tation romantique, comme il le fera plus tard pour Piranèse. Rien de plus significatif que le parallélisme inattendu qu'il établit entre Diderot philosophe et le Rêve du Christ mort sur le sommet du monde, ce texte de Jean-Paul Richter qui fascina les jeunes romantiques français lorsque Madame de Staël le révéla dans De l'Allemagne. L'un et l'autre lui semblent marqués par une sorte de nihilisme inspiré où il retrouve l'esprit de la Sibylle et l'obscurité de ses oracles. Nodier s'intéresse peu au contenu réel de la philosophie de Diderot, —dont les œuvres essen­tielles ne lui sont d'ailleurs pas encore connues — ; c'est le styliste qui l'émerveille, cette forme où la pensée s'incarne littéralement dans le verbe. L'idée qu'il se fait de lui est celle d'un vates inspiré, ou d'une bacchante en transes. Faut-il croire à un souvenir de certaines pages célèbres du Discours sur la poésie dramatique ?

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Surtout, il voit en Diderot un génie d'entre-deux : l'écho d'un monde qui disparaît, mais aussi le phénix qui se régénère par la mort pour repartir vers une nouvelle vie ; un athée, mais en qui vibre et parle un dieu. Aussi n'est-il pas un laborieux artisan du verbe, mais comme une voix qu'habite un principe intérieur d'existence. Dès lors, il serait vain de tenter l'analyse qui permettrait d'en démonter le mécanisme. L'origi­nalité de Diderot est partout. Quant à son cynisme et à son amoralité, tant dénoncés par la critique conservatrice et pudibonde de la Restaura­tion, Nodier y voit l'effet de la parole émancipée chez un peuple longtemps soumis à la contrainte, sous un gouvernement despotique qui fait lui-même bon marché des mœurs. Les Bijoux indiscrets sont l'équi­valent, sous Louis XV, du Festin de Trimalcion sous Néron. Selon une formule empruntée à Mirabeau, les pustules de la littérature sont également les pustules de la liberté !

Lorsqu'il s'agit de préciser les textes les plus représentatifs du génie indépendant de Diderot, Nodier se réfère à VEntretien d'un père avec ses enfants et aux Deux Amis de Bourbonne, deux œuvres inscrites dans la réalité sociale contemporaine. L'une est tout imprégnée de la chaleur d'une veillée de campagne qu'on observerait à travers la vitre. L'autre transforme un fait divers en une sorte de harpe éolienne ou de clavecin oculaire. Diderot s'est saisi de la parole pour la pétrir, la modeler ; il a soufflé dessus et lui a donné une âme. C'est déjà, à peu de chose près, l'expression dont se servira Michelet.

Ce plaidoyer chaleureux s'achève cependant sur une perspective pessimiste. Nodier ne croit pas qu'il sera écouté, puisqu'il a contre lui les institutions d'État , l 'Académie et l'Université, pour qui Diderot reste «un détestable écrivain».

Rédigé en marge du goût du temps, et contre son idéologie, l'article de Nodier représente une avancée considérable dans la compréhension de Diderot. Il est, à ses yeux, le vrai fondateur de la prose moderne, un authentique réaliste proche de la sensibilité populaire, mais aussi et surtout le premier artiste romantique dont le génie et la parole fulgurante s'allumeraient au feu de l'inspiration d'un dieu intérieur. Être de flamme, à la fois augure, pasteur et bacchante, il ne lui reste plus qu'à devenir, avec Michelet, le vrai Prométhée, le puits de feu on les êtres d'argile viendront puiser l'étincelle qui les transformera eux-mêmes en «libre flamme de la nature».

Roland MORTIER