diderot denis - la religieuse

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BIBEBOOK DENIS DIDEROT LA RELIGIEUSE

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  • BIBEBOOK

    DENIS DIDEROT

    LA RELIGIEUSE

  • DENIS DIDEROT

    LA RELIGIEUSE

    1796

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1348-9

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

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  • Credits

    Sources : Librairie Alphonse Lemerre Bibliothque lectronique dubec

    Ont contribu cee dition : Gabriel Cabos

    Fontes : Philipp H. Poll Christian Spremberg Manfred Klein

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  • Notice

    D seulement une des plus grandes gures duXVIII sicle ; cest lune des plus curieuses et des plus diverses. Ila tout aim, tout compris, depuis la philosophie jusquaux artsmcaniques, en passant par les leres ; il a touch tout. Il nest pointtonnant quil ait t le crateur et le zlateur principal de lEncyclopdie,puisquil tait une encyclopdie lui-mme. Sa vie et son gnie ont eu lemme caractre aventureux et passionn, avide de se rpandre de toutesles faons. Cest ce qui le rend la fois si aachant et si dicile saisirdans la multiplicit des aspects sous lesquels il nous apparat.

    Il naquit Langres, en 1713, dune famille dartisans. Depuis dessicles, les Diderot taient couteliers de pre en ls, mais il avait t d-cid quon ferait du jeune Denis un ecclsiastique : il devait succder aubnce dun oncle homme dglise. Dans cee intention, on le plaa neuf ans chez les jsuites de Langres ; onze ans, il recevait la tonsure parprovision. Ses matres mirent tout enuvre pour lairer eux. Ils y rus-sirent presque, puisquil essaya de senfuir de Langres pour courir Parissenfermer dans une de leurs maisons. Mais son pre veillait. Le nophytefut remis aux mains des excellents matres du collge dHarcourt.

    Il tait Paris, selon son dsir. Il y t de solides tudes, tout en scan-

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  • La religieuse

    dalisant ses professeurs par les incartades de son esprit dj trs livre.Il ne devint pas prtre ; il entra chez un procureur, o il apprit, outre ledroit, langlais, litalien et les mathmatiques. Mais il ne se pressait pointde choisir une profession ; son pre, irrit, lui refusa tous subsides. Alorsil dut gagner sa vie par nimporte quelles besognes, tant bon, heureu-sement, nimporte quoi. Malgr lopposition paternelle, il pousa paramour et secrtement une jeune lle aussi pauvre que lui, M Champion.

    Cependant, il commenait se faire un nom et gagner davantage.Son activit liraire tait prodigieuse, et il le fallait bien. Car bientt,outre les frais du mnage, il stait impos la charge dentretenir une Mde Puisieux, qui donnait dans le bel esprit. Il stait aperu, en eet, delinsusance intellectuelle de sa femme : cee matresse lere y sup-plait. M Diderot fermait les yeux. Cest alors quil crivit, ple-mle,lEssai sur le Mrite et la Vertu, ouvrage moral, les Bijoux indiscrets, quitiennent plutt du genre de lArtin, et les Penses philosophiques o lan-cien lve des jsuites entre en coqueerie avec lathisme. Ces Pensesfurent brles par la main du bourreau.

    Mde Puisieux tant insatiable, Diderot publia en 1749 la fameuseLere sur les Aveugles, o son athisme saccusait davantage. Cee fois,ce fut la prison Vincennes. Le gouverneur tait par chance un hommefort doux, le mari de la fameuse milie Du Chtelet, cee amie de Voltaire.

    Il traitait son prisonnier sa table et lui permeait de recevoir tousles visiteurs qui se prsentaient. De ce nombre fut Jean-Jacques Rousseau,avec qui Diderot se lia, et sur qui son inuence fut relle, car il lamena prendre parti contre les leres et les arts dans le fameux Discours lAcadmie de Dijon, et se poser, ds le dbut de sa carrire, en ennemide la civilisation.

    Cest alors aussi que Diderot entra en correspondance avec Voltaire, propos de la Lere sur les Aveugles. On voit que cet emprisonnementne lui fut point trop dsavantageux. Dailleurs, il sortit bientt de Vin-cennes et fut dlivr aussi de M de Puisieux par une indlit un peutrop agrante de celle-ci.

    Ce fut, il est vrai, pour retomber tout aussitt sous un autre joug,mais aimable et lger, celui de M Volland, qui tait une lle desprit etfort honnte.

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    Rendons grces M Volland : nous lui devons un des meilleurs ou-vrages de Diderot. La correspondance intermiente quil entretint avecelle, de 1759 1774, est aussi divertissante et aussi instructive que pos-sible. Elle a le double mrite dtre la fois une confession involontaire duphilosophe et un tableau de son poque le plus amusant, le plus jolimentnuanc qui soit.

    Cependant on ne peut passer sous silence les essais dramatiques,dailleurs assez malheureux, de Diderot. Le thtre lavait toujours beau-coup occup ; le trouvant en dcadence, il voulut le rgnrer par le s-rieux et lhonnte, quil prtendait substituer au tragique et au frivole.Les intentions taient louables, les rsultats furent piteux. Le Fils natu-rel neut, et grand-peine, que deux reprsentations. Le Pre de Famille,malgr Prville et MGaussin, nen obtint que huit ou neuf. Si lcoleromantique navait repris, grand tapage, quelques-unes des thories deDiderot, son essai de drame bourgeois serait entirement oubli aujourd-hui. Mais le thtre lui aura du moins inspir une uvre durable, et quisera toujours discute, son fameux Paradoxesur linsensibilit ncessairedu Comdien.

    De mme, on relit encore ses Salons, o il simprovisa critique dartpour tre agrable Grimm qui navait pas le temps de rendre compte ses lecteurs princiers des expositions de peinture et de sculpture : il le t sa place. Ces Salons sont toujours ingals.

    Luvre la plus considrable de Diderot fut lEncyclopdie ; il y tra-vailla pendant trente ans. Il est dicile de mesurer ltendue dun pareileort. Sa collaboration personnelle, cest--dire les articles quil rdigealui-mme, reprsente elle seule un labeur tonnant. Elle comprend lesarts mcaniques, quil tudia et pratiqua dans les ateliers avant den parler,se faisant ouvrier comme lavait t son pre. Mais il faut considrer enoutre quil assuma la direction de toute lentreprise, quil soutint la luecontre le Parlement, la Sorbonne, larchevque de Paris et les jsuites ;quil dut vaincre aussi les dicults matrielles, suppler aux collabora-teurs qui se dcourageaient et quiaient la maison. Et quand il eut achevcee uvre colossale, il se trouva pauvre.

    Cest alors que limpratrice de Russie, la grande Catherine, eut en-vers lui une inspiration digne de tous les deux. Elle avait appris quil vou-

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    lait vendre sa bibliothque ; elle lui t dire quelle lachetait, la conditionquil la lui garderait Paris et quil en serait le bibliothcaire. Il aurait pourcela un traitement de mille francs et plus tard un logement rue Riche-lieu, quil noccupa que dans les derniers jours de sa vie. Diderot accepta,il t le voyage de Russie pour remercier sa bienfaitrice. Cest au retourquil crivit Jacques le Fataliste et la Religieuse, ainsi quun ouvrage moi-ti historique, moiti philosophique : lEssai sur les rgnes de Claude et deNron.Mais le froid de la Russie avait aaqu sa sant ; il tomba maladeau commencement de 1784. Il trana pendant quelques mois, gardant unesrnit philosophique au milieu des incommodits et des sourances, etil mourut le 29 juillet. Il fut enterr dans la chapelle de la Vierge Saint-Roch.

    Dans le genre scandaleux, Diderot a laiss deux uvres de valeur fort

    ingale : les Bijoux indiscrets et la Religieuse. Les Bijoux indiscrets ne sontquune gauloiserie, renouvele dun vieux fabliau et mise la mode duXVIII sicle, en exagrant la crudit du modle primitif. La Religieuse estdavantage : cest un livre puissant, plein de passion dans tous les sens dumot. On y trouve dabord un furieux pamphlet contre les couvents ; lau-teur nous en prsente deux : lun est une ghenne avec des tortionnaires ;lautre une Mytilne que peuplent des Saphos embguines.

    Mais, pour appuyer les conclusions du pamphlet, le roman nous oreune suite de scnes qui vont du sadisme lhystrie. Elles sont souventtraites dune faon admirable, et le philosophe rformateur des clotressy aarde avec une vidente complaisance. Ce sont ces pages-l qui rentle succs du livre et qui le prolongent aujourdhui. Cependant, il y a en-core autre chose dans la Religieuse ; une histoire mlodramatique qui neressemble pas mal un pisode desMystres de Paris, car Diderot contientdj Eugne Sue. Cee lle de naissance irrgulire, squestre dans deuxcouvents successifs et qui se dbat contre les machinations de ceux qui enveulent son argent, t couler les pleurs des mes pures, tandis que lesautres taient surtout intresses par le haut got de ses aventures avecdes nonnes trs spciales. On dit mme que le vertueux M. de Croismare,mysti de concert par Grimm et Diderot, voulait toute force envoyerdes secours la touchante personne quon lui reprsentait comme une

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    victime des intrigues monacales.Cee anecdote donne la note comique. On ne la trouverait pas dans

    louvrage lui-mme. La Religieuse est un livre trouble et troublant ; ce nestpoint un livre gai, mais plutt un coin particulier de lenfer o sont par-ques certaines damnes de la luxure et de la nvrose. Ce nest point unchef-duvre ; cest pire : une uvre qui dconcerte, qui choque souventle got et qui fascine limagination. and on la lue on est peut-tre ir-rit contre lauteur et contre soi, mais il est absolument impossible quonloublie, ce qui arrive pour un certain nombre de chefs-duvre. On serappelle malgr soi cee atmosphre qui sent le soufre et lencens, et cesvisions paradoxales qui prouvent que Baudelaire na point invent leschercheuses dinni.

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    L M. le marquis de Croismare, sil men fait une, mefournira les premires lignes de ce rcit. Avant que de lui crire,jai voulu le connatre. Cest un homme du monde, il sest illus-tr au service ; il est g, il a t mari ; il a une lle et deux ls quilaime et dont il est chri. Il a de la naissance, des lumires, de lesprit, dela gaiet, du got pour les beaux-arts, et surtout de loriginalit. On mafait lloge de sa sensibilit, de son honneur et de sa probit ; et jai jugpar le vif intrt quil a pris mon aaire, et par tout ce quon men a dit,que je ne mtais point compromise en madressant lui : mais il nestpas prsumer quil se dtermine changer mon sort sans savoir qui jesuis, et cest ce motif qui me rsout vaincre mon amour-propre et marpugnance, en entreprenant ces mmoires, o je peins une partie de mesmalheurs, sans talent et sans art, avec la navet dun enfant de mon geet la franchise de mon caractre. Comme mon protecteur pourrait exiger,ou que peut-tre la fantaisie me prendrait de les achever dans un temps odes faits loigns auraient cess dtre prsents ma mmoire, jai pensque labrg qui les termine, et la profonde impression qui men resteratant que je vivrai, suraient pour me les rappeler avec exactitude.

    Mon pre tait avocat. Il avait pous ma mre dans un ge assez

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    avanc ; il en eut trois lles. Il avait plus de fortune quil nen fallait pourles tablir solidement ; mais pour cela il fallait au moins que sa tendresseft galement partage ; et il sen manque bien que jen puisse faire cetloge. Certainement je valais mieux que mes surs par les agrments delesprit et de la gure, le caractre et les talents ; et il semblait que mesparents en fussent aigs. Ce que la nature et lapplication mavaient ac-cord davantages sur elles devenant pour moi une source de chagrins,an dtre aime, chrie, fte, excuse toujours comme elles ltaient,ds mes plus jeunes ans jai dsir de leur ressembler. Sil arrivait quondt mamre : Vous avez des enfants charmants. . . jamais cela ne sen-tendait de moi. Jtais quelquefois bien venge de cee injustice ; mais leslouanges que javais reuesme cotaient si cher quand nous tions seules,que jaurais autant aim de lindirence ou mme des injures ; plus lestrangers mavaient marqu de prdilection, plus on avait dhumeur lors-quils taient sortis. combien jai pleur de fois de ntre pas ne laide,bte, soe, orgueilleuse ; en un mot, avec tous les travers qui leur rus-sissaient auprs de nos parents ! Je me suis demand do venait ceebizarrerie, dans un pre, une mre dailleurs honntes, justes et pieux.Vous lavouerai-je, monsieur ? elques discours chapps mon predans sa colre, car il tait violent ; quelques circonstances rassembles dirents intervalles, des mots de voisins, des propos de valets, menont fait souponner une raison qui les excuserait un peu. Peut-tre monpre avait-il quelque incertitude sur ma naissance ; peut-tre rappelais-je ma mre une faute quelle avait commise, et lingratitude dun hommequelle avait trop cout ; que sais-je ? Mais quand ces soupons seraientmal fonds, que risquerais-je vous les coner ? Vous brlerez cet crit,et je vous promets de brler vos rponses.

    Comme nous tions venues au monde peu de distance les unes desautres, nous devnmes grandes toutes les trois ensemble. Il se prsentades partis. Ma sur ane fut recherche par un jeune homme char-mant ; bientt je maperus quil me distinguait, et je devinai quelle neserait incessamment que le prtexte de ses assiduits. Je pressentis toutce que cee prfrence pouvait mairer de chagrins ; et jen avertis mamre. Cest peut-tre la seule chose que jaie faite en ma vie qui lui aitt agrable, et voici comment jen fus rcompense. atre jours aprs,

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    ou du moins peu de jours, on me dit quon avait arrt ma place dansun couvent ; et ds le lendemain jy fus conduite. Jtais si mal la mai-son, que cet vnement ne maigea point ; et jallai Sainte-Marie, cestmon premier couvent, avec beaucoup de gaiet. Cependant lamant dema sur ne me voyant plus, moublia, et devint son poux. Il sappelle M.K. . . ; il est notaire, et demeure Corbeil, o il fait un assez mauvais m-nage. Ma seconde sur fut marie unM. Bauchon, marchand de soieries Paris, rueincampoix, et vit assez bien avec lui.

    Mes deux surs tablies, je crus quon penserait moi, et que je netarderais pas sortir du couvent. Javais alors seize ans et demi. On avaitfait des dots considrables mes surs ; je me promeais un sort gal auleur, et ma tte stait remplie de projets sduisants, lorsquon me t de-mander au parloir. Ctait le pre Sraphin, directeur de ma mre ; il avaitt aussi le mien ; ainsi il neut pas dembarras mexpliquer le motif desa visite : il sagissait de mengager prendre lhabit. Je me rcriai surcee trange proposition ; et je lui dclarai neement que je ne me sen-tais aucun got pour ltat religieux. Tant pis, me dit-il, car vos parentsse sont dpouills pour vos surs, et je ne vois plus ce quils pourraientpour vous dans la situation troite o ils se sont rduits. Rchissez-y, mademoiselle ; il faut ou entrer pour toujours dans cee maison, ousen aller dans quelque couvent de province o lon vous recevra pourune modique pension, et do vous ne sortirez qu la mort de vos pa-rents, qui peut se faire aendre encore longtemps. . . Je me plaignis avecamertume, et je versai un torrent de larmes. La suprieure tait prve-nue ; elle maendait au retour du parloir. Jtais dans un dsordre quine se peut expliquer. Elle me dit : Et quavez-vous, ma chre enfant ?(Elle savait mieux que moi ce que javais.) Comme vous voil ! Mais onna jamais vu un dsespoir pareil au vtre, vous me faites trembler. Est-ceque vous avez perdu monsieur votre pre ou madame votre mre ? Jepensai lui rpondre, en me jetant entre ses bras : Eh ! plt Dieu !. . . je me contentai de mcrier : Hlas ! Je nai ni pre ni mre ; je suis unemalheureuse quon dteste et quon veut enterrer ici toute vive. Ellelaissa passer le torrent ; elle aendit le moment de la tranquillit. Je luiexpliquai plus clairement ce quon venait de mannoncer. Elle parut avoirpiti de moi ; elle me plaignit ; elle mencouragea ne point embrasser

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    un tat pour lequel je navais aucun got ; elle me promit de prier, de re-montrer, de solliciter. Oh ! monsieur, combien ces suprieures de couventsont articieuses ! vous nen avez point dide. Elle crivit en eet. Ellenignorait pas les rponses quon lui ferait ; elle me les communiqua ; etce nest quaprs bien du temps que jai appris douter de sa bonne foi.Cependant le terme quon avait mis ma rsolution arriva, elle vint meninstruire avec la tristesse la mieux tudie. Dabord elle demeura sansparler, ensuite elle me jeta quelques mots de commisration, daprs les-quels je compris le reste. Ce fut encore une scne de dsespoir ; je nenaurai gure dautres vous peindre. Savoir se contenir est leur grand art.Ensuite elle me dit, en vrit je crois que ce fut en pleurant : Eh bien !mon enfant, vous allez donc nous quier ! chre enfant, nous ne nousreverrons plus !. . . Et dautres propos que je nentendis pas. Jtais ren-verse sur une chaise ; ou je gardais le silence, ou je sanglotais, ou jtaisimmobile, ou je me levais, ou jallais tantt mappuyer contre les murs,tantt exhaler ma douleur sur son sein. Voil ce qui stait pass lors-quelle ajouta : Mais que ne faites-vous une chose ? coutez, et nallezpas dire au moins que je vous en ai donn le conseil ; je compte sur unediscrtion inviolable de votre part : car, pour toute chose au monde, je nevoudrais pas quon et un reproche me faire. est-ce quon demandede vous ? e vous preniez le voile ? Eh bien ! que ne le prenez-vous ? quoi cela vous engage-t-il ? rien, demeurer encore deux ans avecnous. On ne sait ni qui meurt ni qui vit ; deux ans, cest du temps, il peutarriver bien des choses en deux ans. . . Elle joignit ces propos insidieuxtant de caresses, tant de protestations damiti, tant de faussets douces : je savais o jtais, je ne savais pas o lon me mnerait , et je me lais-sai persuader. Elle crivit donc mon pre ; sa lere tait trs bien, oh !pour cela on ne peut mieux : ma peine, ma douleur, mes rclamations nytaient point dissimules ; je vous assure quune lle plus ne que moiy aurait t trompe ; cependant on nissait par donner mon consente-ment. Avec quelle clrit tout fut prpar ! Le jour fut pris, mes habitsfaits, le moment de la crmonie arriv, sans que japeroive aujourdhuile moindre intervalle entre ces choses.

    Joubliais de vous dire que je vis mon pre et ma mre, que je npar-gnai rien pour les toucher, et que je les trouvai inexibles. Ce fut un M.

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    labb Blin, docteur de Sorbonne, qui mexhorta, et M. lvque dAlep quime donna lhabit. Cee crmonie nest pas gaie par elle-mme ; ce jour-l elle fut des plus tristes.oique les religieuses sempressassent autourde moi pour me soutenir, vingt fois je sentis mes genoux se drober, et jeme vis prte tomber sur les marches de lautel. Je nentendais rien, je nevoyais rien, jtais stupide ; on memenait, et jallais ; on minterrogeait, etlon rpondait pour moi. Cependant cee cruelle crmonie prit n ; toutle monde se retira, et je restai au milieu du troupeau auquel on venaitde massocier. Mes compagnes mont entoure ; elles membrassent, et sedisent : Mais voyez donc, ma sur, comme elle est belle ! comme cevoile noir relve la blancheur de son teint ! comme ce bandeau lui sied !comme il lui arrondit le visage ! comme il tend ses joues ! comme cethabit fait valoir sa taille et ses bras !. . . Je les coutais peine ; jtaisdsole ; cependant, il faut que jen convienne, quand je fus seule dansma cellule, je me ressouvins de leurs aeries ; je ne pus mempcher deles vrier mon petit miroir ; et il me sembla quelles ntaient pas tout fait dplaces. Il y a des honneurs aachs ce jour ; on les exagrapour moi, mais jy fus peu sensible ; et lon aecta de croire le contraireet de me le dire, quoiquil ft clair quil nen tait rien. Le soir, au sortir dela prire, la suprieure se rendit dans ma cellule. En vrit, me dit-elleaprs mavoir un peu considre, je ne sais pourquoi vous avez tant de r-pugnance pour cet habit ; il vous fait merveille, et vous tes charmante ;sur Suzanne est une trs belle religieuse, on vous en aimera davantage., voyons un peu, marchez. Vous ne vous tenez pas assez droite ; il nefaut pas tre courbe comme cela. . . Elle me composa la tte, les pieds,les mains, la taille, les bras ; ce fut presque une leon de Marcel sur lesgrces monastiques : car chaque tat a les siennes. Ensuite elle sassit, etme dit : Cest bien ; mais prsent parlons un peu srieusement. Voildonc deux ans de gagns ; vos parents peuvent changer de rsolution ;vous-mme, vous voudrez peut-tre rester ici quand ils voudront vousen tirer ; cela ne serait point du tout impossible. Madame, ne le croyezpas. Vous avez t longtemps parmi nous, mais vous ne connaissez pasencore notre vie ; elle a ses peines sans doute, mais elle a aussi ses dou-ceurs. . . Vous vous doutez bien de tout ce quelle put ajouter du mondeet du clotre, cela est crit partout, et partout de la mme manire ; car,

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    grces Dieu, on ma fait lire le nombreux fatras de ce que les religieuxont dbit de leur tat, quils connaissent bien et quils dtestent, contrele monde quils aiment, quils dchirent et quils ne connaissent pas.

    Je ne vous ferai pas le dtail de mon noviciat ; si lon observait touteson austrit, on ny rsisterait pas ; mais cest le temps le plus doux dela vie monastique. Une mre des novices est la sur la plus indulgentequon a pu trouver. Son tude est de vous drober toutes les pines deltat ; cest un cours de sduction la plus subtile et la mieux apprte.Cest elle qui paissit les tnbres qui vous environnent, qui vous berce,qui vous endort, qui vous en impose, qui vous fascine ; la ntre saa-cha moi particulirement. Je ne pense pas quil y ait aucune me, jeuneet sans exprience, lpreuve de cet art funeste. Le monde a ses prci-pices ; mais je nimagine pas quon y arrive par une pente aussi facile. Sijavais ternu deux fois de suite, jtais dispense de loce, du travail,de la prire ; je me couchais de meilleure heure, je me levais plus tard ;la rgle cessait pour moi. Imaginez, monsieur, quil y avait des jours oje soupirais aprs linstant de me sacrier. Il ne se passe pas une histoirefcheuse dans le monde quon ne vous en parle ; on arrange les vraies,on en fait de fausses, et puis ce sont des louanges sans n et des actionsde grces Dieu qui nous met couvert de ces humiliantes aventures.Cependant il approchait, ce temps, que javais quelquefois ht par mesdsirs. Alors je devins rveuse, je sentis mes rpugnances se rveiller etsaccrotre. Je les allais coner la suprieure, ou notre mre des no-vices. Ces femmes se vengent bien de lennui que vous leur portez : car ilne faut pas croire quelles samusent du rle hypocrite quelles jouent, etdes soises quelles sont forces de vous rpter ; cela devient la n sius et si maussade pour elles ; mais elles sy dterminent, et cela pour unmillier dcus quil en revient leur maison. Voil lobjet important pourlequel elles mentent toute leur vie, et prparent de jeunes innocentes undsespoir de quarante, de cinquante annes, et peut-tre unmalheur ter-nel ; car il est sr, monsieur, que, sur cent religieuses qui meurent avantcinquante ans, il y en a cent tout juste de damnes, sans compter cellesqui deviennent folles, stupides ou furieuses en aendant.

    Il arriva un jour quil sen chappa une de ces dernires de la celluleo on la tenait renferme. Je la vis. Voil lpoque de mon bonheur ou

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    de mon malheur, selon, monsieur, la manire dont vous en userez avecmoi. Je nai jamais rien vu de si hideux. Elle tait chevele et presquesans vtement ; elle tranait des chanes de fer ; ses yeux taient gars ;elle sarrachait les cheveux ; elle se frappait la poitrine avec les poings,elle courait, elle hurlait ; elle se chargeait elle-mme, et les autres, desplus terribles imprcations ; elle cherchait une fentre pour se prcipiter.La frayeur me saisit, je tremblai de tous mes membres, je vis mon sortdans celui de cee infortune, et sur-le-champ il fut dcid, dans moncur, que je mourrais mille fois plutt que de my exposer. On pressentitleet que cet vnement pourrait faire sur mon esprit ; on crut devoir leprvenir. On me dit de cee religieuse je ne sais combien de mensongesridicules qui se contredisaient : quelle avait dj lesprit drang quandon lavait reue ; quelle avait eu un grand eroi dans un temps critique ;quelle tait devenue sujee des visions ; quelle se croyait en commerceavec les anges ; quelle avait fait des lectures pernicieuses qui lui avaientgt lesprit ; quelle avait entendu des novateurs dunemorale outre, quilavaient si fort pouvante des jugements de Dieu, que sa tte branle enavait t renverse ; quelle ne voyait plus que des dmons, lenfer et desgoures de feu ; quelles taient bien malheureuses ; quil tait inou quily et jamais eu un pareil sujet dans la maison ; que sais-je quoi encore ?Cela ne prit point auprs de moi. tout moment ma religieuse folle merevenait lesprit, et je me renouvelais le serment de ne faire aucun vu.

    Le voici pourtant arriv ce moment o il sagissait de montrer si jesavais me tenir parole. Un matin, aprs loce, je vis entrer la suprieurechez moi. Elle tenait une lere. Son visage tait celui de la tristesse et delabaement ; les bras lui tombaient ; il semblait que sa main net pas laforce de soulever cee lere ; elle me regardait ; des larmes semblaientrouler dans ses yeux ; elle se taisait et moi aussi ; elle aendait que jeparlasse la premire ; jen fus tente, mais je me retins. Elle me demandacomment je me portais ; que loce avait t bien long aujourdhui ; quejavais un peu touss ; que je lui paraissais indispose. tout cela je r-pondis : Non, ma chre mre. Elle tenait toujours sa lere dune mainpendante ; au milieu de ces questions, elle la posa sur ses genoux, et samain la cachait en partie ; enn, aprs avoir tourn autour de quelquesquestions sur mon pre, sur ma mre, voyant que je ne lui demandais

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  • La religieuse

    point ce que ctait que ce papier, elle me dit : Voil une lere. . . ce mot je sentis mon cur se troubler, et jajoutai dune voix entre-

    coupe et avec des lvres tremblantes : Elle est de ma mre ? Vous lavez dit ; tenez, lisez. . . Je me remis un peu, je pris la lere, je la lus dabord avec assez de

    fermet ; mais mesure que javanais, la frayeur, lindignation, la colre,le dpit, direntes passions se succdant en moi, javais direntes voix,je prenais dirents visages et je faisais dirents mouvements.elque-fois je tenais peine ce papier, ou je le tenais comme si jeusse voulu ledchirer, ou je le serrais violemment comme si javais t tente de lefroisser et de le jeter loin de moi.

    Eh bien ! mon enfant, que rpondrons-nous cela ? Madame, vous le savez. Mais non, je ne le sais pas. Les temps sont malheureux, votre fa-

    mille a souert des pertes ; les aaires de vos surs sont dranges ; ellesont lune et lautre beaucoup denfants, on sest puis pour elles en lesmariant ; on se ruine pour les soutenir. Il est impossible quon vous fasseun certain sort ; vous avez pris lhabit ; on sest constitu en dpenses ; parcee dmarche vous avez donn des esprances ; le bruit de votre profes-sion prochaine sest rpandu dans le monde. Au reste, comptez toujourssur tous mes secours. Je nai jamais air personne en religion, cest untat o Dieu nous appelle, et il est trs dangereux de mler sa voix lasienne. Je nentreprendrai point de parler votre cur, si la grce nelui dit rien ; jusqu prsent je nai point me reprocher le malheur duneautre : voudrais-je commencer par vous, mon enfant, qui mtes si chre ?Je nai point oubli que cest ma persuasion que vous avez fait les pre-mires dmarches ; et je ne sourirai point quon en abuse pour vous en-gager au-del de votre volont. Voyons donc ensemble, concertons-nous.Voulez-vous faire profession ?

    Non, madame. Vous ne vous sentez aucun got pour ltat religieux ? Non, madame. Vous nobirez point vos parents ? Non, madame.e voulez-vous donc devenir ?

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  • La religieuse

    Tout, except religieuse. Je ne le veux pas tre, je ne le serai pas. Eh bien ! vous ne le serez pas. Voyons, arrangeons une rponse

    votre mre. . . Nous convnmes de quelques ides. Elle crivit, et me montra sa lere

    qui me parut encore trs bien. Cependant onme dpcha le directeur de lamaison ; on menvoya le docteur qui mavait prche ma prise dhabit ;on me recommanda la mre des novices ; je vis M. lvque dAlep ; jeusdes lances rompre avec des femmes pieuses qui se mlrent de monaaire sans que je les connusse ; ctaient des confrences continuellesavec des moines et des prtres ; mon pre vint, mes surs mcrivirent ;ma mre parut la dernire : je rsistai tout. Cependant le jour fut prispourma profession ; on ne ngligea rien pour obtenir mon consentement ;mais quand on vit quil tait inutile de le solliciter, on prit le parti de senpasser.

    De ce moment, je fus renferme dans ma cellule ; on mimposa le si-lence ; je fus spare de tout le monde, abandonne moi-mme ; et jevis clairement quon tait rsolu disposer de moi sans moi. Je ne voulaispoint mengager ; ctait un point dcid : et toutes les terreurs vraies oufausses quon me jetait sans cesse, ne mbranlaient pas. Cependant j-tais dans un tat dplorable ; je ne savais point ce quil pouvait durer ; etsil venait cesser, je savais encore moins ce qui pouvait marriver. Aumilieu de ces incertitudes, je pris un parti dont vous jugerez, monsieur,comme il vous plaira ; je ne voyais plus personne, ni la suprieure, ni lamre des novices, ni mes compagnes ; je s avertir la premire, et je fei-gnis de me rapprocher de la volont de mes parents ; mais mon desseintait de nir cee perscution avec clat, et de protester publiquementcontre la violence quon mditait : je dis donc quon tait matre de monsort, quon en pouvait disposer comme on voudrait ; quon exigeait queje sse profession, et que je la ferais. Voil la joie rpandue dans toutela maison, les caresses revenues avec toutes les aeries et toute la s-duction. Dieu avait parl mon cur ; personne ntait plus faite pourltat de perfection que moi. Il tait impossible que cela ne ft pas, onsy tait toujours aendu. On ne remplit pas ses devoirs avec tant d-dication et de constance, quand on ny est pas vraiment destine. Lamre des novices navait jamais vu dans aucune de ses lves de vocation

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  • La religieuse

    mieux caractrise ; elle tait toute surprise du travers que javais pris,mais elle avait toujours bien dit notre mre suprieure quil fallait tenirbon, et que cela passerait ; que les meilleures religieuses avaient eu de cesmoments-l ; que ctaient des suggestions du mauvais esprit qui redou-blait ses eorts lorsquil tait sur le point de perdre sa proie ; que jallaislui chapper ; quil ny avait plus que des roses pour moi ; que les obliga-tions de la vie religieuse me paratraient dautant plus supportables, queje me les tais plus fortement exagres ; que cet appesantissement subitdu joug tait une grce du ciel, qui se servait de ce moyen pour lall-ger. . . Il me paraissait assez singulier que la mme chose vnt de Dieuou du diable, selon quil leur plaisait de lenvisager. Il y a beaucoup de cir-constances pareilles dans la religion ; et ceux qui mont console, montsouvent dit de mes penses, les uns que ctaient autant dinstigations deSatan, et les autres, autant dinspirations de Dieu. Le mme mal vient, oude Dieu qui nous prouve, ou du diable qui nous tente.

    Je me conduisis avec discrtion ; je crus pouvoir rpondre de moi. Jevis mon pre ; il me parla froidement ; je vis ma mre ; elle membrassa ; jereus des leres de congratulation de mes surs et de beaucoup dautres.Je sus que ce serait un M. Sornin, vicaire de Saint-Roch, qui ferait le ser-mon, et M. ierry, chancelier de luniversit, qui recevrait mes vux.Tout alla bien jusqu la veille du grand jour, except quayant apprisque la crmonie serait clandestine, quil y aurait trs peu de monde, etque la porte de lglise ne serait ouverte quaux parents, jappelai par latourire toutes les personnes de notre voisinage, mes amis, mes amies ;jeus la permission dcrire quelques-unes de mes connaissances. Toutce concours auquel on ne saendait gure se prsenta ; il fallut le laisserentrer ; et lassemble fut telle peu prs quil le fallait pour mon projet.Oh, monsieur ! quelle nuit que celle qui prcda ! Je ne me couchai point ;jtais assise sur mon lit ; jappelais Dieu mon secours ; jlevais mesmains au ciel, je le prenais tmoin de la violence quon me faisait ; jeme reprsentais mon rle au pied des autels, une jeune lle protestant haute voix contre une action laquelle elle parat avoir consenti, le scan-dale des assistants, le dsespoir des religieuses, la fureur de mes parents. Dieu ! que vais-je devenir ?. . . En prononant ces mots il me pritune dfaillance gnrale, je tombai vanouie sur mon traversin ; un fris-

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  • La religieuse

    son dans lequel mes genoux se baaient et mes dents se frappaient avecbruit, succda cee dfaillance ; ce frisson une chaleur terrible : monesprit se troubla. Je ne me souviens ni de mtre dshabille, ni dtre sor-tie de ma cellule ; cependant on me trouva nue en chemise, tendue parterre la porte de la suprieure, sans mouvement et presque sans vie. Jaiappris ces choses depuis. Le matin je me trouvai dans ma cellule, mon litenvironn de la suprieure, de la mre des novices, et de celles quon ap-pelle les assistantes. Jtais fort abaue ; on me t quelques questions ; onvit par mes rponses que je navais aucune connaissance de ce qui staitpass ; et lon ne men parla pas. On me demanda comment je me portais,si je persistais dans ma sainte rsolution, et si je me sentais capable desupporter la fatigue du jour. Je rpondis que oui ; et contre leur aenterien ne fut drang.

    On avait tout dispos ds la veille. On sonna les cloches pour ap-prendre tout le monde quon allait faire une malheureuse. Le cur mebait encore. On vint me parer ; ce jour est un jour de toilee ; prsentque je me rappelle toutes ces crmonies, il me semble quelles avaientquelque chose de solennel et de bien touchant pour une jeune innocenteque son penchant nentranerait point ailleurs. Onme conduisit lglise ;on clbra la sainte messe : le bon vicaire, qui me souponnait une rsi-gnation que je navais point, me t un long sermon o il ny avait pas unmot qui ne ft contresens ; ctait quelque chose de bien ridicule quetout ce quil me disait de mon bonheur, de la grce, de mon courage, demon zle, de ma ferveur et de tous les beaux sentiments quil me suppo-sait. Ce contraste et de son loge et de la dmarche que jallais faire metroubla ; jeus des moments dincertitude, mais qui durrent peu. Je nensentis que mieux que je manquais de tout ce quil fallait avoir pour treune bonne religieuse. Enn le moment terrible arriva. Lorsquil fallut en-trer dans le lieu o je devais prononcer le vu de mon engagement, je neme trouvai plus de jambes ; deux de mes compagnes me prirent sous lesbras ; javais la tte renverse sur une delles, et je me tranais. Je ne sais cequi se passait dans lme des assistants, mais ils voyaient une jeune vic-time mourante quon portait lautel, et il schappait de toutes parts dessoupirs et des sanglots, au milieu desquels je suis bien sre que ceux demon pre et de ma mre ne se rent point entendre. Tout le monde tait

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  • La religieuse

    debout ; il y avait de jeunes personnes montes sur des chaises, et aa-ches aux barreaux de la grille ; et il se faisait un profond silence, lorsquecelui qui prsidait ma profession me dit : Marie-Suzanne Simonin,promeez-vous de dire la vrit ?

    Je le promets. Est-ce de votre plein gr et de votre libre volont que vous tes

    ici ? Je rpondis non ; mais celles qui maccompagnaient rpondirent

    pour moi, oui . Marie-Suzanne Simonin, promeez-vous Dieu chastet, pauvret

    et obissance ? Jhsitai un moment ; le prtre aendit ; et je rpondis : Non, monsieur. Il recommena : Marie-Suzanne Simonin, promeez-vous Dieu chastet, pauvret

    et obissance ? Je lui rpondis dune voix plus ferme : Non, monsieur, non. Il sarrta et me dit : Mon enfant, remeez-vous, et coutez-moi. Monsieur, lui dis-je, vous me demandez si je promets Dieu chas-

    tet, pauvret et obissance ; je vous ai bien entendu, et je vous rpondsque non. . .

    Et me tournant ensuite vers les assistants, entre lesquels il stait levun assez grand murmure, je s signe que je voulais parler ; le murmurecessa et je dis :

    Messieurs, et vous surtout mon pre et mamre, je vous prends tous tmoin. . .

    ces mots une des surs laissa tomber le voile de la grille, et jevis quil tait inutile de continuer. Les religieuses mentourrent, macca-blrent de reproches ; je les coutai sans mot dire. On me conduisit dansma cellule, o lon menferma sous la clef.

    L, seule, livre mes rexions, je commenai rassurer mon me ;je revins sur ma dmarche, et je ne men repentis point. Je vis quaprslclat que javais fait, il tait impossible que je restasse ici longtemps, etque peut-tre on noserait pas me remere en couvent. Je ne savais ce

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  • La religieuse

    quon ferait de moi ; mais je ne voyais rien de pis que dtre religieusemalgr soi. Je demeurai assez longtemps sans entendre parler de qui quece ft. Celles qui mapportaient manger entraient, meaient mon dner terre et sen allaient en silence. Au bout dun mois on mapporta deshabits de sculire ; je quiai ceux de la maison ; la suprieure vint et medit de la suivre. Je la suivis jusqu la porte conventuelle ; l je montaidans une voiture o je trouvai ma mre seule qui maendait ; je mas-sis sur le devant ; et le carrosse partit. Nous restmes lune vis--vis delautre quelque temps sans mot dire ; javais les yeux baisss, et je nosaisla regarder. Je ne sais ce qui se passait dans mon me ; mais tout coupje me jetai ses pieds, et je penchai ma tte sur ses genoux ; je ne lui par-lais pas, mais je sanglotais et jtouais. Elle me repoussa durement. Je neme relevai pas ; le sang me vint au nez ; je saisis une de ses mains malgrquelle en et ; et larrosant de mes larmes et de mon sang qui coulait, ap-puyant ma bouche sur cee main, je la baisais et je lui disais : Vous testoujours ma mre, je suis toujours votre enfant. . . Et elle me rpondit(en me poussant encore plus rudement, et en arrachant sa main dentreles miennes) : Relevez-vous, malheureuse, relevez-vous. Je lui obis, jeme rassis, et je tirai ma coie sur mon visage. Elle avait mis tant dautoritet de fermet dans le son de sa voix, que je crus devoir me drober sesyeux. Mes larmes et le sang qui coulait de mon nez se mlaient ensemble,descendaient le long de mes bras, et jen tais toute couverte sans que jemen aperusse. quelques mots quelle dit, je conus que sa robe et sonlinge en avaient t tachs, et que cela lui dplaisait. Nous arrivmes la maison, o lon me conduisit tout de suite une petite chambre quonmavait prpare. Je me jetai encore ses genoux sur lescalier ; je la re-tins par son vtement ; mais tout ce que jen obtins, ce fut de se retournerde mon ct et de me regarder avec un mouvement dindignation de latte, de la bouche et des yeux, que vous concevez mieux que je ne puisvous le rendre.

    Jentrai dans ma nouvelle prison, o je passai six mois, sollicitant tousles jours inutilement la grce de lui parler, de voir mon pre ou de leurcrire. On mapportait manger, on me servait ; une domestique mac-compagnait la messe les jours de fte, et me renfermait. Je lisais, je tra-vaillais, je pleurais, je chantais quelquefois ; et cest ainsi quemes journes

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    se passaient. Un sentiment secret me soutenait, cest que jtais libre, etque mon sort, quelque dur quil ft, pouvait changer. Mais il tait dcidque je serais religieuse, et je le fus.

    Tant dinhumanit, tant dopinitret de la part de mes parents, ontachev de me conrmer ce que je souponnais de ma naissance ; je naijamais pu trouver dautres moyens de les excuser. Ma mre craignait ap-paremment que je revinsse un jour sur le partage des biens ; que je neredemandasse ma lgitime, et que je nassociasse un enfant naturel desenfants lgitimes. Mais ce qui ntait quune conjecture va se tourner encertitude.

    Tandis que jtais enferme la maison, je faisais peu dexercices ex-trieurs de religion ; cependant on menvoyait confesse la veille desgrandes ftes. Je vous ai dit que javais le mme directeur que ma mre ;je lui parlai, je lui exposai toute la duret de la conduite quon avait tenueavec moi depuis environ trois ans. Il la savait. Je me plaignis de ma mresurtout avec amertume et ressentiment. Ce prtre tait entr tard dansltat religieux ; il avait de lhumanit ; il mcouta tranquillement, et medit :

    Mon enfant, plaignez votre mre, plaignez-la plus encore que vousne la blmez. Elle a lme bonne ; soyez sre que cest malgr elle quelleen use ainsi.

    Malgr elle, monsieur ! Et quest-ce qui peut ly contraindre ! Nema-t-elle pas mise au monde ? Et quelle dirence y a-t-il entre messurs et moi ?

    Beaucoup. Beaucoup ! je nentends rien votre rponse. . . Jallais entrer dans la comparaison de mes surs et de moi, lorsquil

    marrta et me dit : Allez, allez, linhumanit nest pas le vice de vos parents ; tchez de

    prendre votre sort en patience, et de vous en faire du moins un mritedevant Dieu. Je verrai votre mre, et soyez sre que jemploierai pourvous servir tout ce que je puis avoir dascendant sur son esprit. . .

    Ce beaucoup, quil mavait rpondu, fut un trait de lumire pour moi ;je ne doutais plus de la vrit de ce que javais pens sur ma naissance.

    Le samedi suivant, vers les cinq heures et demie du soir, la chute du

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    jour, la servante qui mtait aache monta, et me dit : Madame votremre ordonne que vous vous habilliez. . . Une heure aprs : Madameveut que vous descendiez avec moi. . . Je trouvai la porte un carrosseo nous montmes, la domestique et moi ; et jappris que nous allionsaux Feuillantines, chez le pre Sraphin. Il nous aendait ; il tait seul. Ladomestique sloigna ; et moi, jentrai dans le parloir. Je massis inquiteet curieuse de ce quil avait me dire. Voici comme il me parla :

    Mademoiselle, lnigme de la conduite svre de vos parents va sex-pliquer pour vous ; jen ai obtenu la permission de madame votre mre.Vous tes sage ; vous avez de lesprit, de la fermet ; vous tes dans unge o lon pourrait vous coner un secret, mme qui ne vous concerne-rait point. Il y a longtemps que jai exhort pour la premire fois madamevotre mre vous rvler celui que vous allez apprendre ; elle na jamaispu sy rsoudre il est dur pour une mre davouer une faute grave sonenfant : vous connaissez son caractre ; il ne va gure avec la sorte dhu-miliation dun certain aveu. Elle a cru pouvoir sans cee ressource vousamener ses desseins ; elle sest trompe ; elle en est fche : elle revientaujourdhui mon conseil ; et cest elle qui ma charg de vous annoncerque vous ntiez pas la lle de M. Simonin.

    Je lui rpondis sur-le-champ : Je men tais doute. Voyez prsent, mademoiselle, considrez, pesez, jugez si madame

    votre mre peut sans le consentement, mme avec le consentement demonsieur votre pre, vous unir des enfants dont vous ntes point lasur ; si elle peut avouer monsieur votre pre un fait sur lequel il nadj que trop de soupons.

    Mais, monsieur, qui est mon pre ? Mademoiselle, cest ce quon ne ma pas con. Il nest que trop

    certain, mademoiselle, ajouta-t-il, quon a prodigieusement avantag vossurs, et quon a pris toutes les prcautions imaginables, par les contratsde mariage, par le dnaturer des biens, par les stipulations, par les di-commis et autres moyens, de rduire rien votre lgitime, dans le casque vous puissiez un jour vous adresser aux lois pour la redemander. Sivous perdez vos parents, vous trouverez peu de chose ; vous refusez uncouvent, peut-tre regreerez-vous de ny pas tre.

    Cela ne se peut, monsieur ; je ne demande rien.

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    Vous ne savez pas ce que cest que la peine, le travail, lindigence. Je connais du moins le prix de la libert, et le poids dun tat auquel

    on nest point appele. Je vous ai dit ce que javais vous dire ; cest vous, mademoiselle,

    faire vos rexions. . . Ensuite il se leva. Mais, monsieur, encore une question. Tant quil vous plaira. Mes surs savent-elles ce que vous mavez appris ? Non, mademoiselle. Comment ont-elles donc pu se rsoudre dpouiller leur sur ? car

    cest ce quelles me croient.Ah !mademoiselle, lintrt ! lintrt ! elles nauraient point obtenu

    les partis considrables quelles ont trouvs. Chacun songe soi dans cemonde ; et je ne vous conseille pas de compter sur elles si vous venez perdre vos parents ; soyez sre quon vous disputera, jusqu une obole,la petite portion que vous aurez partager avec elles. Elles ont beaucoupdenfants ; ce prtexte sera trop honnte pour vous rduire la mendicit.Et puis elles ne peuvent plus rien ; ce sont les maris qui font tout : si ellesavaient quelques sentiments de commisration, les secours quelles vousdonneraient linsu de leurs maris deviendraient une source de divisionsdomestiques. Je ne vois que de ces choses-l, ou des enfants abandonns,ou des enfants mme lgitimes, secourus aux dpens de la paix domes-tique. Et puis, mademoiselle, le pain quon reoit est bien dur. Si vousmen croyez, vous vous rconcilierez avec vos parents ; vous ferez ce quevotre mre doit aendre de vous ; vous entrerez en religion ; on vous feraune petite pension avec laquelle vous passerez des jours, sinon heureux,du moins supportables. Au reste, je ne vous clerai pas que labandon ap-parent de votre mre, son opinitret vous enfermer, et quelques autrescirconstances qui ne me reviennent plus, mais que jai sues dans le temps,ont produit exactement sur votre pre le mme eet que sur vous : votrenaissance lui tait suspecte ; elle ne le lui est plus ; et sans tre dans lacondence, il ne doute point que vous ne lui apparteniez comme enfant,que par la loi qui les aribue celui qui porte le titre dpoux. Allez,mademoiselle, vous tes bonne et sage ; pensez ce que vous venez dap-

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  • La religieuse

    prendre. Je me levai, je me mis pleurer. Je vis quil tait lui-mme aendri ;

    il leva doucement les yeux au ciel, et me reconduisit. Je repris la domes-tique qui mavait accompagne ; nous remontmes en voiture, et nousrentrmes la maison.

    Il tait tard. Je rvai une partie de la nuit ce quon venait de mervler ; jy rvai encore le lendemain. Je navais point de pre ; le scru-pule mavait t ma mre ; des prcautions prises, pour que je ne pusseprtendre aux droits de ma naissance lgale ; une captivit domestiquefort dure ; nulle esprance, nulle ressource. Peut-tre que, si lon se ftexpliqu plus tt avec moi, aprs ltablissement de mes surs, on metgarde la maison qui ne laissait pas que dtre frquente, il se seraittrouv quelquun qui mon caractre, mon esprit, ma gure et mes ta-lents auraient paru une dot susante ; la chose ntait pas encore impos-sible, mais lclat que javais fait en couvent la rendait plus dicile : onne conoit gure comment une lle de dix-sept dix-huit ans a pu se por-ter cee extrmit, sans une fermet peu commune ; les hommes louentbeaucoup cee qualit, mais il me semble quils sen passent volontiersdans celles dont ils se proposent de faire leurs pouses. Ctait pourtantune ressource tenter avant que de songer un autre parti ; je pris celuide men ouvrir ma mre ; et je lui s demander un entretien qui me futaccord.

    Ctait dans lhiver. Elle tait assise dans un fauteuil devant le feu ; elleavait le visage svre, le regard xe et les traits immobiles ; je mapprochaidelle, je me jetai ses pieds et je lui demandai pardon de tous les tortsque javais.

    Cest, me rpondit-elle, par ce que vous mallez dire que vous lemriterez. Levez-vous ; votre pre est absent, vous avez tout le temps devous expliquer. Vous avez vu le pre Sraphin, vous savez enn qui voustes, et ce que vous pouvez aendre de moi, si votre projet nest pas deme punir toute ma vie dune faute que je nai dj que trop expie. Ehbien ! mademoiselle, que me voulez-vous ?avez-vous rsolu ?

    Maman, lui rpondis-je, je sais que je nai rien, et que je ne dois pr-tendre rien. Je suis bien loigne dajouter vos peines, de quelque na-ture quelles soient ; peut-tre mauriez-vous trouve plus soumise vos

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  • La religieuse

    volonts, si vous meussiez instruite plus tt de quelques circonstancesquil tait dicile que je souponnasse : mais enn je sais, je me connais,et il ne me reste qu me conduire en consquence de mon tat. Je ne suisplus surprise des distinctions quon a mises entre mes surs et moi ; jenreconnais la justice, jy souscris ; mais je suis toujours votre enfant ; vousmavez porte dans votre sein ; et jespre que vous ne loublierez pas.

    Malheur moi, ajouta-t-elle vivement, si je ne vous avouais pasautant quil est en mon pouvoir !

    Eh bien ! maman, lui dis-je, rendez-moi vos bonts ; rendez-moivotre prsence ; rendez-moi la tendresse de celui qui se croit mon pre.

    Peu sen faut, ajouta-t-elle, quil ne soit aussi certain de votre nais-sance que vous et moi. Je ne vous vois jamais ct de lui, sans en-tendre ses reproches ; il me les adresse, par la duret dont il en use avecvous ; nesprez point de lui les sentiments dun pre tendre. Et puis, vouslavouerai-je, vous me rappelez une trahison, une ingratitude si odieusede la part dun autre, que je nen puis supporter lide ; cet homme semontre sans cesse entre vous et moi ; il me repousse, et la haine que je luidois se rpand sur vous.

    oi ! lui dis-je, ne puis-je esprer que vous me traitiez, vous et M.Simonin, comme une trangre, une inconnue que vous auriez recueilliepar humanit ?

    Nous ne le pouvons ni lun ni lautre. Ma lle, nempoisonnez pasma vie plus longtemps. Si vous naviez point de surs, je sais ce quejaurais faire : mais vous en avez deux ; et elles ont lune et lautre unefamille nombreuse. Il y a longtemps que la passion qui me soutenait sestteinte ; la conscience a repris ses droits.

    Mais celui qui je dois la vie. . . Il nest plus ; il est mort sans se ressouvenir de vous ; et cest le

    moindre de ses forfaits. . . En cet endroit sa gure saltra, ses yeux sallumrent, lindignation

    sempara de son visage ; elle voulait parler, mais elle narticulait plus ; letremblement de ses lvres len empchait. Elle tait assise ; elle penchasa tte sur ses mains, pour me drober les mouvements violents qui sepassaient en elle. Elle demeura quelque temps dans cet tat, puis elle seleva, t quelques tours dans la chambre sans mot dire ; elle contraignait

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  • La religieuse

    ses larmes qui coulaient avec peine, et elle disait : Le monstre ! il na pas dpendu de lui quil ne vous ait toue dans

    mon sein par toutes les peines quil ma causes ; mais Dieu nous a conser-ves lune et lautre, pour que la mre expit sa faute par lenfant. Ma lle,vous navez rien, et vous naurez jamais rien. Le peu que je puis faire pourvous, je le drobe vos surs ; voil les suites dune faiblesse. Cependantjespre navoir rien me reprocher en mourant ; jaurai gagn votre dotpar mon conomie. Je nabuse point de la facilit de mon poux ; mais jemets tous les jours part ce que jobtiens de temps en temps de sa lib-ralit. Jai vendu ce que javais de bijoux ; et jai obtenu de lui de disposer mon gr du prix qui men est revenu. Jaimais le jeu, je ne joue plus ;jaimais les spectacles, je men suis prive ; jaimais la compagnie, je visretire ; jaimais le faste, jy ai renonc. Si vous entrez en religion, commecest ma volont et celle de M. Simonin, votre dot sera le fruit de ce queje prends sur moi tous les jours.

    Mais, maman, lui dis-je, il vient encore ici quelques gens de bien ;peut-tre sen trouvera-t-il un qui, satisfait de ma personne, nexigera pasmme les pargnes que vous avez destines mon tablissement.

    Il ny faut plus penser, votre clat vous a perdue. Le mal est-il sans ressource ? Sans ressource. Mais, si je ne trouve point un poux, est-il ncessaire que je men-

    ferme dans un couvent ? moins que vous ne vouliez perptuer ma douleur et mes remords,

    jusqu ce que jaie les yeux ferms. Il faut que jy vienne ; vos surs, danscemoment terrible, seront autour demon lit : voyez si je pourrai vous voirau milieu delles ; quel serait leet de votre prsence dans ces derniersmoments ! Ma lle, car vous ltes malgr moi, vos surs ont obtenu deslois un nom que vous tenez du crime, naigez pas une mre qui expire ;laissez-la descendre paisiblement au tombeau : quelle puisse se dire elle-mme, lorsquelle sera sur le point de paratre devant le grand juge,quelle a rpar sa faute autant quil tait en elle, quelle puisse se aerquaprs sa mort vous ne porterez point le trouble dans la maison, et quevous ne revendiquerez pas des droits que vous navez point.

    Maman, lui dis-je, soyez tranquille l-dessus ; faites venir un

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  • La religieuse

    homme de loi ; quil dresse un acte de renonciation ; et je souscrirai tout ce quil vous plaira.

    Cela ne se peut : un enfant ne se dshrite pas lui-mme ; cest lechtiment dun pre et dune mre justement irrits. Sil plaisait Dieude mappeler demain, demain il faudrait que jen vinsse cee extrmit,et que je mouvrisse mon mari, an de prendre de concert les mmesmesures. Ne mexposez point une indiscrtion qui me rendrait odieuse ses yeux, et qui entranerait des suites qui vous dshonoreraient. Si vousme survivez, vous resterez sans nom, sans fortune et sans tat ; malheu-reuse ! dites-moi ce que vous deviendrez : quelles ides voulez-vous quejemporte en mourant ? Il faudra donc que je dise votre pre. . . e luidirai-je ? e vous ntes pas son enfant !. . . Ma lle, sil ne fallait que sejeter vos pieds pour obtenir de vous. . . Mais vous ne sentez rien ; vousavez lme inexible de votre pre. . .

    En ce moment, M. Simonin entra ; il vit le dsordre de sa femme ; illaimait ; il tait violent ; il sarrta tout court, et tournant sur moi desregards terribles, il me dit :

    Sortez ! Sil et t mon pre, je ne lui aurais pas obi, mais il ne ltait pas.Il ajouta, en parlant au domestique qui mclairait : Dites-lui quelle ne reparaisse plus. Je me renfermai dans ma petite prison. Je rvai ce que ma mre

    mavait dit ; je me jetai genoux, je priai Dieu quil minspirt ; je priailongtemps ; je demeurai le visage coll contre terre ; on ninvoque presquejamais la voix du ciel, que quand on ne sait quoi se rsoudre ; et il estrare qualors elle ne nous conseille pas dobir. Ce fut le parti que je pris. On veut que je sois religieuse ; peut-tre est-ce aussi la volont de Dieu.Eh bien ! je le serai, puisquil faut que je sois malheureuse, quimporte oje le sois !. . . Je recommandai celle qui me servait de mavertir quandmon pre serait sorti. Ds le lendemain je sollicitai un entretien avec mamre ; elle me t rpondre quelle avait promis le contraire M. Simonin,mais que je pouvais lui crire avec un crayon quon me donna. Jcrivisdonc sur un bout de papier (ce fatal papier sest retrouv, et lon ne senest que trop bien servi contre moi) :

    Maman, je suis fche de toutes les peines que je vous ai causes ; je

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  • La religieuse

    vous en demande pardon : mon dessein est de les nir. Ordonnez de moitout ce quil vous plaira ; si cest votre volont que jentre en religion, jesouhaite que ce soit aussi celle de Dieu. . .

    La servante prit cet crit, et le porta ma mre. Elle remonta un mo-ment aprs, et elle me dit avec transport :

    Mademoiselle, puisquil ne fallait quun mot pour faire le bonheurde votre pre, de votre mre et le vtre, pourquoi lavoir dir si long-temps ? Monsieur et Madame ont un visage que je ne leur ai jamais vudepuis que je suis ici : ils se querellaient sans cesse votre sujet ; Dieumerci, je ne verrai plus cela. . .

    Tandis quelle me parlait, je pensais que je venais de signer mon arrtde mort, et ce pressentiment, monsieur, se vriera, si vous mabandon-nez.

    elques jours se passrent, sans que jentendisse parler de rien ; maisun matin, sur les neuf heures, ma porte souvrit brusquement ; ctait M.Simonin qui entrait en robe de chambre et en bonnet de nuit. Depuis queje savais quil ntait pas mon pre, sa prsence ne me causait que deleroi. Je me levai, je lui s la rvrence. Il me sembla que javais deuxcurs : je ne pouvais penser ma mre sans maendrir, sans avoir enviede pleurer ; il nen tait pas ainsi de M. Simonin. Il est sr quun preinspire une sorte de sentiments quon na pour personne au monde quelui : on ne sait pas cela, sans stre trouv commemoi vis--vis de lhommequi a port longtemps, et qui vient de perdre cet auguste caractre ; lesautres lignoreront toujours. Si je passais de sa prsence celle de mamre, il me semblait que jtais une autre. Il me dit :

    Suzanne, reconnaissez-vous ce billet ? Oui, monsieur. Lavez-vous crit librement ? Je ne saurais dire quoui. tes-vous du moins rsolue excuter ce quil promet ? Je le suis. Navez-vous de prdilection pour aucun couvent ? Non, ils me sont indirents. Il sut.

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    Voil ce que je rpondis ; mais malheureusement cela ne fut pointcrit. Pendant une quinzaine dune entire ignorance de ce qui se pas-sait, il me parut quon stait adress direntes maisons religieuses,et que le scandale de ma premire dmarche avait empch quon ne meret postulante. On fut moins dicile Longchamp ; et cela, sans doute,parce quon insinua que jtais musicienne, et que javais de la voix. Onmexagra bien les dicults quon avait eues, et la grce quon me fai-sait de maccepter dans cee maison : on mengagea mme a crire lasuprieure. Je ne sentais pas les suites de ce tmoignage crit quon exi-geait : on craignait apparemment quun jour je ne revinsse contre mesvux ; on voulait avoir une aestation de ma propre main quils avaientt libres. Sans ce motif, comment cee lere, qui devait rester entre lesmains de la suprieure, aurait-elle pass dans la suite entre les mains demes beaux-frres ? Mais fermons vite les yeux l-dessus : ils me montrentM. Simonin comme je ne veux pas le voir : il nest plus.

    Je fus conduite Longchamp ; ce fut ma mre qui maccompagna. Jene demandai point dire adieu M. Simonin ; javoue que la pense nemen vint quen chemin. On maendait ; jtais annonce, et par monhistoire et par mes talents : on ne me dit rien de lune ; mais on fut trspress de voir si lacquisition quon faisait en valait la peine. Lorsquon sefut entretenu de beaucoup de choses indirentes, car aprs ce qui m-tait arriv, vous pensez bien quon ne parla ni de Dieu, ni de vocation,ni des dangers du monde, ni de la douceur de la vie religieuse, et quonne hasarda pas un mot des pieuses fadaises dont on remplit ces premiersmoments, la suprieure dit : Mademoiselle, vous savez la musique, vouschantez ; nous avons un clavecin ; si vous vouliez, nous irions dans notreparloir. . . Javais lme serre, mais ce ntait pas le moment de mar-quer de la rpugnance ; ma mre passa, je la suivis ; la suprieure fermala marche avec quelques religieuses que la curiosit avait aires. Ctaitle soir ; on mapporta des bougies ; je massis, je me mis au clavecin ; jeprludai longtemps, cherchant un morceau de musique dans ma tte, quejen ai pleine, et nen trouvant point ; cependant la suprieure me pressa,et je chantai sans y entendre nesse, par habitude, parce que le morceaumtait familier : Tristes apprts, ples ambeaux, jour plus areux que lestnbres, etc. Je ne sais ce que cela produisit ; mais on ne mcouta pas

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  • La religieuse

    longtemps : on minterrompit par des loges, que je fus bien surprise da-voir mrits si promptement et si peu de frais. Ma mre me remit entreles mains de la suprieure, me donna sa main baiser, et sen retourna.

    Me voil donc dans une autre maison religieuse, et postulante, et avectoutes les apparences de postuler de mon plein gr. Mais vous, monsieur,qui connaissez jusqu ce moment tout ce qui sest pass, quen pensez-vous ? La plupart de ces choses ne furent point allgues, lorsque je voulusrevenir contre mes vux ; les unes, parce que ctaient des vrits desti-tues de preuves ; les autres, parce quelles mauraient rendue odieusesans me servir ; on naurait vu en moi quun enfant dnatur, qui tris-sait la mmoire de ses parents pour obtenir sa libert. On avait la preuvede ce qui tait contre moi ; ce qui tait pour ne pouvait ni sallguer ni seprouver. Je ne voulus pas mme quon insinut aux juges le soupon dema naissance ; quelques personnes, trangres aux lois, me conseillrentde mere en cause le directeur de ma mre et le mien ; cela ne se pou-vait ; et quand la chose aurait t possible, je ne laurais pas souerte.Mais propos, de peur que je ne loublie, et que lenvie de me servir nevous empche den faire la rexion, sauf votre meilleur avis, je crois quilfaut taire que je sais la musique et que je touche du clavecin : il nen fau-drait pas davantage pour me dceler ; lostentation de ces talents ne vapoint avec lobscurit et la scurit que je cherche ; celles de mon tat nesavent point ces choses, et il faut que je les ignore. Si je suis contrainte demexpatrier, jen ferai ma ressource. Mexpatrier ! mais dites-moi pour-quoi cee ide mpouvante ? Cest que je ne sais o aller ; cest que jesuis jeune et sans exprience ; cest que je crains la misre, les hommeset le vice ; cest que jai toujours vcu renferme, et que si jtais hors deParis je me croirais perdue dans le monde. Tout cela nest peut-tre pasvrai ; mais cest ce que je sens. Monsieur, que je ne sache pas o aller, nique devenir, cela dpend de vous.

    Les suprieures Longchamp, ainsi que dans la plupart des maisonsreligieuses, changent de trois ans en trois ans. Ctait une madame deMoni qui entrait en charge, lorsque je fus conduite dans la maison ; je nepuis vous en dire trop de bien ; cest pourtant sa bont qui ma perdue.Ctait une femme de sens, qui connaissait le cur humain ; elle avait delindulgence, quoique personne nen et moins besoin ; nous tions toutes

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  • La religieuse

    ses enfants. Elle ne voyait jamais que les fautes quelle ne pouvait sem-pcher dapercevoir, ou dont limportance ne lui permeait pas de fermerles yeux. Jen parle sans intrt ; jai fait mon devoir avec exactitude ; etelle me rendrait la justice que je nen commis aucune dont elle et mepunir ou quelle et me pardonner. Si elle avait de la prdilection, ellelui tait inspire par le mrite ; aprs cela je ne sais sil convient de vousdire quelle maima tendrement et que je ne fus pas des dernires entre sesfavorites. Je sais que cest un grand loge que je me donne, plus grand quevous ne pouvez limaginer, ne layant point connue. Le nom de favoritesest celui que les autres donnent par envie aux bien-aimes de la sup-rieure. Si javais quelque dfaut reprocher madame de Moni, cest queson got pour la vertu, la pit, la franchise, la douceur, les talents, lhon-ntet, lentranait ouvertement ; et quelle nignorait pas que celles quiny pouvaient prtendre, nen taient que plus humilies. Elle avait aussile don, qui est peut-tre plus commun en couvent que dans le monde, dediscerner promptement les esprits. Il tait rare quune religieuse qui nelui plaisait pas dabord, lui plt jamais. Elle ne tarda pas me prendre engr ; et jeus tout dabord la dernire conance en elle. Malheur cellesdont elle ne lairait pas sans eort ! il fallait quelles fussent mauvaises,sans ressource, et quelles se lavouassent. Elle mentretint de mon aven-ture Sainte-Marie ; je la lui racontai sans dguisement comme vous ;je lui dis tout ce que je viens de vous crire ; et ce qui regardait ma nais-sance et ce qui tenait mes peines, rien ne fut oubli. Elle me plaignit, meconsola, me t esprer un avenir plus doux.

    Cependant, le temps du postulat se passa ; celui de prendre lhabit ar-riva, et je le pris. Je s mon noviciat sans dgot ; je passe rapidementsur ces deux annes, parce quelles neurent rien de triste pour moi quele sentiment secret que je mavanais pas pas vers lentre dun tatpour lequel je ntais point faite.elquefois il se renouvelait avec force ;mais aussitt je recourais ma bonne suprieure, qui membrassait, quidveloppait mon me, qui mexposait fortement ses raisons, et qui nis-sait toujours par me dire : Et les autres tats nont-ils pas aussi leurspines ? On ne sent que les siennes. Allons, mon enfant, meons-nous genoux, et prions. . .

    Alors elle se prosternait et priait haut, mais avec tant donction, d-

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    loquence, de douceur, dlvation et de force, quon et dit que lesprit deDieu linspirait. Ses penses, ses expressions, ses images pntraient jus-quau fond du cur ; dabord on lcoutait ; peu peu on tait entran,on sunissait elle ; lme tressaillait, et lon partageait ses transports.Son dessein ntait pas de sduire ; mais certainement cest ce quelle fai-sait : on sortait de chez elle avec un cur ardent, la joie et lextase taientpeintes sur le visage ; on versait des larmes si douces ! ctait une impres-sion quelle prenait elle-mme, quelle gardait longtemps, et quon conser-vait. Ce nest pas ma seule exprience que je men rapporte, cest cellede toutes les religieuses.elques-unesmont dit quelles sentaient natreen elles le besoin dtre consoles comme celui dun trs grand plaisir ; etje crois quil ne ma manqu quun peu plus dhabitude, pour en venir l.

    Jprouvai cependant, lapproche de ma profession, une mlancoliesi profonde, quelle mit ma bonne suprieure de terribles preuves ; sontalent labandonna, elle me lavoua elle-mme. Je ne sais, me dit-elle,ce qui se passe en moi ; il me semble, quand vous venez, que Dieu seretire et que son esprit se taise ; cest inutilement que je mexcite, que jecherche des ides, que je veux exalter mon me ; je me trouve une femmeordinaire et borne ; je crains de parler. . . Ah ! chre mre, lui dis-je,quel pressentiment ! Si ctait Dieu qui vous rendt muee !. . .

    Un jour que je me sentais plus incertaine et plus abaue que jamais,jallai dans sa cellule ; ma prsence linterdit dabord : elle lut apparem-ment dans mes yeux, dans toute ma personne, que le sentiment profondque je portais en moi tait au-dessus de ses forces ; et elle ne voulait pasluer sans la certitude dtre victorieuse. Cependant elle mentreprit, elleschaua peu peu ; mesure que ma douleur tombait, son enthou-siasme croissait : elle se jeta subitement genoux, je limitai. Je crus quejallais partager son transport, je le souhaitais ; elle pronona quelquesmots, puis tout coup elle se tut. Jaendis inutilement : elle ne parlaplus, elle se releva, elle fondait en larmes, elle me prit par la main, et meserrant entre ses bras : Ah ! chre enfant, me dit-elle, quel eet cruelvous avez opr sur moi ! Voil qui est fait, lesprit sest retir, je le sens :allez, que Dieu vous parle lui-mme, puisquil ne lui plat pas de se faireentendre par ma bouche. . .

    En eet, je ne sais ce qui sest pass en elle, si je lui avais inspir

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  • La religieuse

    une mance de ses forces qui ne sest plus dissipe, si je lavais renduetimide, ou si javais vraiment rompu son commerce avec le ciel ; mais letalent de consoler ne lui revint plus. La veille de ma profession, jallai lavoir ; elle tait dune mlancolie gale la mienne. Je me mis pleurer,elle aussi ; je me jetai ses pieds, elle me bnit, me releva, membrassa, etme renvoya en me disant : Je suis lasse de vivre, je souhaite de mourir,jai demand Dieu de ne point voir ce jour, mais ce nest pas sa volont.Allez, je parlerai votre mre, je passerai la nuit en prire, priez aussi ;mais couchez-vous, je vous lordonne.

    Permeez, lui rpondis-je, que je munisse vous. Je vous le permets depuis neuf heures jusqu onze, pas davantage.

    neuf heures et demie je commencerai prier et vous aussi ; mais onzeheures vous me laisserez prier seule, et vous vous reposerez. Allez chreenfant, je veillerai devant Dieu le reste de la nuit.

    Elle voulut prier, mais elle ne le put pas. Je dormais ; et cependant ceesainte femme allait dans les corridors frappant chaque porte, veillait lesreligieuses et les faisait descendre sans bruit dans lglise. Toutes sy ren-dirent ; et lorsquelles y furent, elle les invita sadresser au ciel pour moi.Cee prire se t dabord en silence ; ensuite elle teignit les lumires ;toutes rcitrent ensemble leMiserere, except la suprieure qui, proster-ne au pied des autels, se macrait cruellement en disant : Dieu ! sicest par quelque faute que jai commise que vous vous tes retir de moi,accordez-men le pardon. Je ne demande pas que vous me rendiez le donque vous mavez t, mais que vous vous adressiez vous-mme ceeinnocente qui dort tandis que je vous invoque ici pour elle. Mon Dieu,parlez-lui, parlez ses parents, et pardonnez-moi.

    Le lendemain elle entra de bonne heure dans ma cellule ; je ne len-tendis point ; je ntais pas encore veille. Elle sassit ct de mon lit ;elle avait pos lgrement une de ses mains sur mon front ; elle me regar-dait : linquitude, le trouble et la douleur se succdaient sur son visage ;et cest ainsi quelle mapparut, lorsque jouvris les yeux. Elle ne me parlapoint de ce qui stait pass pendant la nuit ; elle me demanda seulementsi je mtais couche de bonne heure ; je lui rpondis :

    lheure que vous mavez ordonne. Si javais repos.

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  • La religieuse

    Profondment. Je my aendais. . . Comment je me trouvais. Fort bien. Et vous, chre mre ? Hlas ! me dit-elle, je nai vu aucune personne entrer en religion

    sans inquitude ; mais je nai prouv sur aucune autant de trouble quesur vous. Je voudrais bien que vous fussiez heureuse.

    Si vous maimez toujours, je le serai. Ah ! sil ne tenait qu cela ! Navez-vous pens rien pendant la

    nuit ? Non. Vous navez fait aucun rve ? Aucun.est-ce qui se passe prsent dans votre me ? Je suis stupide ; jobis mon sort sans rpugnance et sans got ; je

    sens que la ncessit mentrane, et je me laisse aller. Ah ! ma chre mre,je ne sens rien de cee douce joie, de ce tressaillement, de cee mlanco-lie, de cee douce inquitude que jai quelquefois remarque dans cellesqui se trouvaient au moment o je suis. Je suis imbcile, je ne sauraismme pleurer. On le veut, il le faut, est la seule ide qui me vienne. . .Mais vous ne me dites rien.

    Je ne suis pas venue pour vous entretenir, mais pour vous voir etpour vous couter. Jaends votre mre ; tchez de ne pas mmouvoir ;laissez les sentiments saccumuler dans mon me ; quand elle en serapleine, je vous quierai. Il faut que je me taise : je me connais ; je naiquun jet, mais il est violent, et ce nest pas avec vous quil doit sexhaler.Reposez-vous encore un moment, que je vous voie ; dites-moi seulementquelques mots, et laissez-moi prendre ici ce que je viens y chercher. Jirai,et Dieu fera le reste. . .

    Je me tus, je me penchai sur mon oreiller, je lui tendis une de mesmains quelle prit. Elle paraissait mditer et mditer profondment ; elleavait les yeux ferms avec eort ; quelquefois elle les ouvrait, les portaiten haut, et les ramenait sur moi ; elle sagitait ; son me se remplissait detumulte, se composait et sagitait ensuite. En vrit, cee femme tait nepour tre prophtesse, elle en avait le visage et le caractre. Elle avait tbelle ; mais lge, en aaissant ses traits et y pratiquant de grands plis,

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    avait encore ajout de la dignit sa physionomie. Elle avait les yeux pe-tits, mais ils semblaient ou regarder en elle-mme, ou traverser les objetsvoisins, et dmler au-del, une grande distance, toujours dans le passou dans lavenir. Elle me serrait quelquefois la main avec force. Elle medemanda brusquement quelle heure il tait.

    Il est bientt six heures. Adieu, je men vais. On va venir vous habiller ; je ny veux pas tre,

    cela me distrairait. Je nai plus quun souci, cest de garder de la modra-tion dans les premiers moments.

    Elle tait peine sortie que la mre des novices et mes compagnesentrrent ; on mta les habits de religion, et lon me revtit des habitsdu monde ; cest un usage que vous connaissez. Je nentendis rien de cequon disait autour de moi ; jtais presque rduite ltat dautomate ; jene maperus de rien ; javais seulement par intervalles comme de petitsmouvements convulsifs. On me disait ce quil fallait faire ; on tait sou-vent oblig de me le rpter, car je nentendais pas la premire fois, etje le faisais ; ce ntait pas que je pensasse autre chose, cest que jtaisabsorbe ; javais la tte lasse comme quand on sest excd de rexions.Cependant la suprieure sentretenait avec ma mre. Je nai jamais suce qui stait pass dans cee entrevue qui dura fort longtemps ; on madit seulement que, quand elles se sparrent, ma mre tait si trouble,quelle ne pouvait retrouver la porte par laquelle elle tait entre, et quela suprieure tait sortie les mains fermes et appuyes contre le front.

    Cependant les cloches sonnrent ; je descendis. Lassemble tait peunombreuse. Je fus prche bien ou mal, je nentendis rien ; on disposade moi pendant toute cee matine qui a t nulle dans ma vie, car jenen ai jamais connu la dure ; je ne sais ni ce que jai fait, ni ce que jaidit. On ma sans doute interroge, jai sans doute rpondu ; jai prononcdes vux, mais je nen ai nulle mmoire, et je me suis trouve religieuseaussi innocemment que je fus faite chrtienne ; je nai pas plus compris toute la crmonie dema profession qu celle demon baptme, avec ceedirence que lune conre la grce et que lautre la suppose. Eh bien !monsieur, quoique je naie pas rclam Longchamp, comme javais fait Sainte-Marie, me croyez-vous plus engage ? Jen appelle votre juge-ment ; jen appelle au jugement de Dieu. Jtais dans un tat dabaement

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    si profond, que, quelques jours aprs, lorsquon mannona que jtais dechur, je ne sus ce quon voulait dire. Je demandai sil tait bien vrai quejeusse fait profession ; je voulus voir la signature de mes vux : il fallutjoindre ces preuves le tmoignage de toute la communaut, celui dequelques trangers quon avait appels la crmonie. Madressant plu-sieurs fois la suprieure, je lui disais : Cela est donc bien vrai ?. . . etje maendais toujours quelle mallait rpondre : Non, mon enfant ; onvous trompe. . . Son assurance ritre ne me convainquait pas, ne pou-vant concevoir que dans lintervalle dun jour entier, aussi tumultueux,aussi vari, si plein de circonstances singulires et frappantes, je ne menrappelasse aucune, pas mme le visage ni de celles qui mavaient servie,ni de celui du prtre qui mavait prche, ni de celui qui avait reu mesvux ; le changement de lhabit religieux en habit du monde est la seulechose dont je me ressouvienne ; depuis cet instant jai t ce quon appellephysiquement aline. Il a fallu des mois entiers pour me tirer de cet tat ;et cest la longueur de cee espce de convalescence que jaribue lou-bli profond de ce qui sest pass : cest comme ceux qui ont souert unelongue maladie, qui ont parl avec jugement, qui ont reu les sacrements,et qui, rendus la sant, nen ont aucune mmoire. Jen ai vu plusieursexemples dans la maison ; et je me suis dit moi-mme : Voil appa-remment ce qui mest arriv le jour que jai fait profession. Mais il reste savoir si ces actions sont de lhomme, et sil y est, quoiquil paraisse ytre.

    Je s dans la mme anne trois pertes intressantes : celle de monpre, ou plutt de celui qui passait pour tel ; il tait g, il avait beaucouptravaill ; il steignit : celle de ma suprieure, et celle de ma mre.

    Cee digne religieuse sentit de loin son heure approcher ; elle secondamna au silence ; elle t porter sa bire dans sa chambre ; elle avaitperdu le sommeil, et elle passait les jours et les nuits mditer et crire :elle a laiss quinze mditations qui me semblent moi de la plus grandebeaut ; jen ai une copie. Si quelque jour vous tiez curieux de voir lesides que cet instant suggre, je vous les communiquerais ; elles sont in-titules : Les derniers instants de la Sur de Moni.

    lapproche de sa mort, elle se t habiller, elle tait tendue sur sonlit : on lui administra les derniers sacrements ; elle tenait un christ entre

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    ses bras. Ctait la nuit ; la lueur des ambeaux clairait cee scne lu-gubre. Nous lentourions, nous fondions en larmes, sa cellule retentissaitde cris, lorsque tout coup ses yeux brillrent ; elle se leva brusquement,elle parla, sa voix tait presque aussi forte que dans ltat de sant ; ledon quelle avait perdu lui revint : elle nous reprocha des larmes qui sem-blaient lui envier un bonheur ternel. Mes enfants, votre douleur vousen impose. Cest l, cest l, disait-elle en montrant le ciel, que je vous ser-virai ; mes yeux sabaisseront sans cesse sur cee maison ; jintercderaipour vous, et je serai exauce. Approchez toutes, que je vous embrasse,venez recevoir ma bndiction et mes adieux. . . Cest en prononant cesdernires paroles que trpassa cee femme rare, qui a laiss aprs elle desregrets qui ne niront point.

    Ma mre mourut au retour dun petit voyage quelle t, sur la n delautomne, chez une de ses lles. Elle eut du chagrin, sa sant avait tfort aaiblie. Je nai jamais su ni le nom de mon pre, ni lhistoire de manaissance. Celui qui avait t son directeur et le mien, me remit de sa partun petit paquet ; ctaient cinquante louis avec un billet, envelopps etcousus dans un morceau de linge. Il y avait dans ce billet :

    Mon enfant, cest peu de chose ; mais ma conscience ne me permetpas de disposer dune plus grande somme ; cest le reste de ce que jaipu conomiser sur les petits prsents de M. Simonin. Vivez saintement,cest le mieux, mme pour votre bonheur en ce monde. Priez pour moi ;votre naissance est la seule faute importante que jaie commise ; aidez-moi lexpier ; et que Dieu me pardonne de vous avoir mise au monde,en considration des bonnes uvres que vous ferez. Surtout ne troublezpoint la famille ; et quoique le choix de ltat que vous avez embrassnait pas t aussi volontaire que je laurais dsir, craignez den chan-ger. e nai-je t renferme dans un couvent pendant toute ma vie !je ne serais pas si trouble de la pense quil faut dans un moment subirle redoutable jugement. Songez, mon enfant, que le sort de votre mre,dans lautre monde, dpend beaucoup de la conduite que vous tiendrezdans celui-ci : Dieu, qui voit tout, mappliquera, dans sa justice, tout lebien et tout le mal que vous ferez. Adieu, Suzanne ; ne demandez rien vos surs ; elles ne sont pas en tat de vous secourir ; nesprez rien devotre pre, il ma prcde, il a vu le grand jour, il maend ; ma prsence

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    sera moins terrible pour lui que la sienne pour moi. Adieu, encore unefois. Ah ! malheureuse mre ! Ah ! malheureuse enfant ! Vos surs sontarrives ; je ne suis pas contente delles : elles prennent, elles emportent,elles ont, sous les yeux dune mre qui se meurt, des querelles dintrtqui maigent. and elles sapprochent de mon lit, je me retourne delautre ct : que verrais-je en elles ? deux cratures en qui lindigence ateint le sentiment de la nature. Elles soupirent aprs le peu que je laisse ;elles font au mdecin et la garde des questions indcentes, qui marquentavec quelle impatience elles aendent le moment o je men irai, et quiles saisira de tout ce qui menvironne. Elles ont souponn, je ne saiscomment, que je pouvais avoir quelque argent cach entre mes matelas ;il ny a rien quelles naient mis en uvre pour me faire lever, et elles yont russi ; mais heureusement mon dpositaire tait venu la veille, et jelui avais remis ce petit paquet avec cee lere quil a crite sous ma dic-te. Brlez la lere ; et quand vous saurez que je ne suis plus, ce qui serabientt, vous ferez dire une messe pour moi, et vous y renouvellerez vosvux ; car je dsire toujours que vous demeuriez en religion : lide devous imaginer dans le monde sans secours, sans appui, jeune, achveraitde troubler mes derniers instants.

    Mon pre mourut le 5 janvier, ma suprieure sur la n du mme mois,et ma mre la seconde fte de Nol.

    Ce fut la sur Sainte-Christine qui succda la mre de Moni. Ah !monsieur ! quelle dirence entre lune et lautre ! Je vous ai dit quellefemme ctait que la premire. Celle-ci avait le caractre petit, une ttetroite et brouille de superstitions ; elle donnait dans les opinions nou-velles ; elle confrait avec des sulpiciens, des jsuites. Elle prit en aversiontoutes les favorites de celle qui lavait prcde : en un moment la maisonfut pleine de troubles, de haines, de mdisances, daccusations, de calom-nies et de perscutions : il fallut sexpliquer sur des questions de tho-logie o nous nentendions rien, souscrire des formules, se plier despratiques singulires. La mre de Moni napprouvait point ces exercicesde pnitence qui se font sur le corps ; elle ne stait macre que deux foisen sa vie : une fois la veille de ma profession, une autre fois dans une pa-reille circonstance. Elle disait de ces pnitences, quelles ne corrigeaientdaucun dfaut, et quelles ne servaient qu donner de lorgueil. Elle vou-

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    lait que ses religieuses se portassent bien, et quelles eussent le corps sainet lesprit serein. La premire chose, lorsquelle entra en charge, ce futde se faire apporter tous les cilices avec les disciplines, et de dfendredaltrer les aliments avec de la cendre, de coucher sur la dure, et de sepourvoir daucun de ces instruments. La seconde, au contraire, renvoya chaque religieuse son cilice et sa discipline, et t retirer lAncien et leNouveau Testament. Les favorites du rgne antrieur ne sont jamais lesfavorites du rgne qui suit. Je fus indirente, pour ne rien dire de pis, la suprieure actuelle, par la raison que sa prcdente mavait chrie ;mais je ne tardai pas empirer mon sort par des actions que vous appel-lerez ou imprudence, ou fermet, selon le coup dil sous lequel vous lesconsidrerez.

    La premire, ce fut de mabandonner toute la douleur que je ressen-tais de la perte de notre premire suprieure ; den faire lloge en toutecirconstance ; doccasionner entre elle et celle qui nous gouvernait descomparaisons qui ntaient pas favorables celle-ci ; de peindre ltat dela maison sous les annes passes ; de rappeler au souvenir la paix dontnous jouissions, lindulgence quon avait pour nous, la nourriture tantspirituelle que temporelle quon nous administrait alors, et dexalter lesmurs, les sentiments, le caractre de la sur de Moni. La seconde, ce futde jeter au feu le cilice, et de me dfaire de ma discipline ; de prcher mesamies l-dessus, et den engager quelques-unes suivre mon exemple ;la troisime, de me pourvoir dun Ancien et dun Nouveau Testament ;la quatrime, de rejeter tout parti, de men tenir au titre de chrtienne,sans accepter le nom de jansniste ou de moliniste ; la cinquime, de merenfermer rigoureusement dans la rgle de la maison, sans vouloir rienfaire ni en del ni en de ; consquemment, de ne me prter aucuneaction surrogatoire, celles dobligation ne me paraissant dj que tropdures ; de ne monter lorgue que les jours de fte ; de ne chanter quequand je serais de chur ; de ne plus sourir quon abust de ma com-plaisance et de mes talents, et quonmemt tout et tous les jours. Je lusles constitutions, je les relus, je les savais par cur ; si lon mordonnaitquelque chose, ou qui ny ft pas exprim clairement, ou qui ny ft pas,ou qui my part contraire, je my refusais fermement ; je prenais le livre,et je disais : Voil les engagements que jai pris, et je nen ai point pris

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    dautres. Mes discours en entranrent quelques-unes. Lautorit desmatresses

    se trouva trs borne ; elles ne pouvaient plus disposer de nous comme deleurs esclaves. Il ne se passait presque aucun jour sans quelque scne d-clat. Dans les cas incertains, mes compagnes me consultaient : et jtaistoujours pour la rgle contre le despotisme. Jeus bientt lair, et peut-tre un peu le jeu dune factieuse. Les grands vicaires de M. larchevquetaient sans cesse appels ; je comparaissais, je me dfendais, je dfendaismes compagnes ; et il nest pas arriv une seule fois quon mait condam-ne, tant javais daention mere la raison de mon ct : il tait im-possible de maaquer du ct de mes devoirs, je les remplissais avecscrupule. ant aux petites grces quune suprieure est toujours libredaccorder ou de refuser, je nen demandais point. Je ne paraissais pointau parloir ; et des visites, ne connaissant personne, je nen recevais point.Mais javais brl mon cilice et jet l ma discipline ; javais conseill lamme chose dautres ; je ne voulais entendre parler jansnisme, ni moli-nisme, ni en bien, ni enmal.and onme demandait si jtais soumise laConstitution, je rpondais que je ltais lglise ; si jacceptais la Bulle. . .que jacceptais lvangile. On visita ma cellule ; on y dcouvrit lAncienet le Nouveau Testament. Je mtais chappe en discours indiscrets surlintimit suspecte de quelques-unes des favorites ; la suprieure avait destte--tte longs et frquents avec un jeune ecclsiastique, et jen avaisdml la raison et le prtexte. Je nomis rien de ce qui pouvait me fairecraindre, har, me perdre ; et jen vins bout. On ne se plaignit plus demoi aux suprieurs, mais on soccupa me rendre la vie dure. On dfen-dit aux autres religieuses de mapprocher ; et bientt je me trouvai seule ;javais des amies en petit nombre : on se douta quelles chercheraient se ddommager la drobe de la contrainte quon leur imposait, et que,ne pouvant sentretenir de jour avec moi, elles me visiteraient la nuit ou des heures dfendues ; on nous pia : on me surprit, tantt avec lune,tantt avec une autre ; lon t de cee imprudence tout ce quon voulut,et jen fus chtie de la manire la plus inhumaine ; on me condamna dessemaines entires passer loce genoux, spare du reste, au milieudu chur ; vivre de pain et deau ; demeurer enferme dans ma cel-lule ; satisfaire aux fonctions les plus viles de la maison. Celles quon

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  • La religieuse

    appelait mes complices ntaient gure mieux traites.and on ne pou-vait me trouver en faute, on men supposait ; on me donnait la fois desordres incompatibles, et lon me punissait dy avoir manqu ; on avan-ait les heures des oces, des repas ; on drangeait mon insu toute laconduite claustrale, et avec laention la plus grande, je me trouvais cou-pable tous les jours, et jtais tous les jours punie. Jai du courage ; maisil nen est point qui tienne contre labandon, la solitude et la perscution.Les choses en vinrent au point quon se t un jeu de me tourmenter ;ctait lamusement de cinquante personnes ligues. Il mest impossibledentrer dans tout le petit dtail de ces mchancets ; on mempchait dedormir, de veiller, de prier. Un jour on me volait quelques parties de monvtement ; une autre fois ctaient mes clefs ou mon brviaire ; ma serrurese trouvait embarrasse ; ou lon mempchait de bien faire, ou lon d-rangeait les choses que javais bien faites ; on me supposait des discourset des actions ; on me rendait responsable de tout, et ma vie tait une suitede dlits rels ou simuls, et de chtiments.

    Ma sant ne tint point des preuves si longues et si dures ; je tombaidans labaement, le chagrin et la mlancolie. Jallais dans les commen-cements chercher de la force et de la rsignation au pied des autels, etjy en trouvais quelquefois. Je oais entre la rsignation et le dsespoir,tantt me soumeant toute la rigueur de mon sort, tantt pensant men aranchir par des moyens violents. Il y avait au fond du jardin unpuits profond ; combien de fois jy suis alle ! combien jy ai regard defois ! Il y avait ct un banc de pierre ; combien de fois je my suis assise,la tte appuye sur le bord de ce puits ! Combien de fois, dans le tumultede mes ides, me suis-je leve brusquement et rsolue nir mes peines !est-ce qui ma retenue ? Pourquoi prfrais-je alors de pleurer, de crier haute voix, de fouler mon voile aux pieds, de marracher les cheveux, etde me dchirer le visage avec les ongles ? Si ctait Dieu qui mempchaitde me perdre, pourquoi ne pas arrter aussi tous ces autres mouvements ?

    Je vais vous dire une chose qui vous paratra fort trange peut-tre,et qui nen est pas moins vraie, cest que je ne doute point que mes vi-sites frquentes vers ce puits naient t remarques, et que mes cruellesennemies ne se soient aes quun jour jaccomplirais un dessein quibouillait au fond de mon cur. and jallais de ce ct, on aectait de

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    sen loigner et de regarder ailleurs. Plusieurs fois jai trouv la porte dujardin ouverte des heures o elle devait tre ferme, singulirement lesjours o lon avait multipli sur moi les chagrins ; lon avait pouss boutla violence de mon caractre, et lon me croyait lesprit alin. Mais aus-sitt que je crus avoir devin que ce moyen de sortir de la vie tait pourainsi dire oert mon dsespoir, quon me conduisait ce puits par lamain, et que je le trouverais toujours prt me