chapitre troisieme - shodhgangashodhganga.inflibnet.ac.in/bitstream/10603/16650/7/07...dans la...
TRANSCRIPT
CHAPITRE TROISIEME
"Des que la question" Qu'est-ce que l'art " ?
"devient serieuse, la question "Qu 'est - ce
que l'homme"? n•est pas loin"1
, a dit Adnre
Malraux dans un entretien avec G.d'Aubarede.
Ainsi soulignait-il le rapport profond qu'il sentait entre les
preoccupations humaines qui s'expriment a travers ses romans, et
les meditations esthetiques de ses ecrits sur l'art.
Des les premieres pages de La Voie Royale, un
personnage nous apporte la lumiere;
"On dirait qu•en art le temps n'existe pas.
Ce qui m' interesse, comprenez-vous, c 'est la
decomposition, la transformation de ces
oeuvres, la vie profonde, qui est faite de la
mort des hommes. Toute oeuvre d'art, en
2 somme, tend a devenir mythe" •
Ne donnons pas a l'aventure un autre sens. Les heros de ce livre
ne cherchent rien d'autre qu'a defier le temps, la foret
hysterique et trompeuse, pour penetrer un mystere qui est celui
de l'art. L'art qui s'offre comme une victoire sur l'angoisse,
le silence, l'ensevelissement, l'oubli.
Il est bien symbolique que le roman de la "premiere
aventure" se lise aussi, et d • abord, comme une preface, une
1. Rencontre avec Malraux, dans Les Nouvelles Litteraires, n°
1283, 3 avril 1952, P.2.
2. Andre Malraux, La Voie Royale, Paris, Grasset, 1930, P.61.
123
introduction a la conquete de ce monde redempteur qui, de mieux
en mieux "explore", de plus en plus inventorie et defini dans
ses lois et ses secrets, devieht tout simplement le monde de
l'art.
La Voie Royale a deja ouvert les perspectives
dans laquelle la pensee sur l'art d'Andre
Malraux va se poursuivre. Car chez Claude Vannec, le contact
avec 1 ·oeuvre d'art se si tue au ni veau d 'une recherche sur le
sens de la vie, sur le sens du geste createur. Claude ehappe a
l'angoisse et a la decheance au moyen de l'oeuvre d'art.
On constate qu'avec La Voie Royale l'ecrivain ne
desirait prendre conscience de la vie de l'oeuvre d'art qu'a
travers les limites de la vie de l'homme. Andre Malraux cherche
alors a integrer le domaine mysterieux de 1, art a celui des
aspirations humaines. Il souhaite que l'art reponde finalement a
la vie. Ainsi les conflits traditionnels entre 1 'action - qui
est une manifestation essentielle et premiere de 1 'homme selon
Malraux - et 1' art, vont progressivement diminuer. Les deux
romans La Condition Humaine (1933) et Le Temps du ,Mepris
(1935) tentent d'etablir les conditions fondamantales d'une
reconciliation de l'art avec l'homme.
Dans La Condition Humaine, la pensee sur l'art d'Andre
Malraux touche une serie de problemes nouveaux, apportes a la
fois par la tres grande complexite de Ja forme de ce roman et
par une plus nette orientation de la pensee de 1' auterur. La
complexite formelle de La Condition Humaine et la reputation que
se fait l'auteur ont sans doute quelque peu occulte la veritable
reponse que le livre propose a la question majeure: comment
reconcilier l'homme et le monde ? Du moins ne s'est-on pas avise
124
suff isamment que lee heros romanesques de Malraux prennent, a
partir de l'action revolutionnaire dans laquelle ils baignent,
leur statut d' artistes: le vieux Gisors et toute la tradition
orientale, son fils Kyo, Kama, peintre et musicien l'art,
instrument de communion et de lutte centre la solitude),
Clappique, personnage farfelu qui, artiste vivant mal son
impuissance, se refugie dans l'imaginaire.
Les personnages de ce roman voient leur nombre se
multiplier, leurs caracteristiques individuelles tracees avec
plus de precision et un souci de la profondeur. Une seule
preoccupation gouverne leurs actions: la revolution chinoise de
Shanghai. Il en etait de meme dans Les Conguerants et La Voie
Royale! Ces deux romans presentaient des personnages forts
differents, mais l'action a laquelle ils se liaient mobilisait
la presque totalite de leurs pensees et de leurs actions. La
Condition Humaine souligne davantage le role de cet element
directeur de ce recit.
Mais une plus grande precision dans l'elaboration des
caracteres et des themes romanesques a conduit Malraux a plus de
precision en ce qui concerne le personnage de 1 'artiste. Dans
les deux premiers romans, la reflexion sur l'art se melait de
fa~on souvent complexe a l'ensemble des elements constitutifs du
roman. Garine, la revolution, le vieil artiste Tcheng-Dai,
l'aventure et l'art khmer, voila autant de points que l'on peut
relever. De meme, ayant trouve dans La Tentation de l'Occident
et dans D'une jeunesse europegng une critique de la volonte
occidentale d'agir a tout prix, dans La Psychologie de l'art Yn§
absence de toute philosophie de 1 'action, il est surprenant de
decouvir que les intrigues des romans reposent largement sur une
125
action violente et 1
d~sesp~r~e. Le contraste entre le contenu
des romans et celui des ecrits sur l'art a amene beaucoup de
critiques a voir dans le changement de genre la preuve de
1 'existence d 'un schisme dans la - 1 . 2 pensee rna uc~enne, et les
apparentes contradictions entre les themes des premiers essais
et ceux des romans ne sont pas mains deroutantes.
Avec La Condition Humaine, et encore davantage avec
les romans sui vants, Malraux conf ie la discussion sur 1 'art a
des personnages capables de la mener jusqu'a son terme.
L'acceuil qu'on a reserve a ce roman, lors de sa parution,
montre toutefois que la veritable orientation de la pensee
d'Andre Malraux ne se laissait pas facilement saisir ni deviner.
Les hesitations d'Andre Gide sent pour le mains significatives
ici
"J'ai repris, depuis le debut, La Condition Humaine,
ecrit-il dans son Journal. Ce livre qui, en
revue, m'apparaissait touffu, rebuttant a force
de richesse et presque incomprehensible a
force complexite ... me semble, ale relire
d 'un trait, parfaitement clair, ordonne dans
la confusion, d'une intelligence admirable
----------------------------------------------------------------1. Cf. Roger Stephane, ( ... ) on peut se demander si le
sentiment de la vanite de 1 'action n' a pas precede chez
(Malraux)l'entreprise". (Portrait de l'Aventurier, Paris,
Grasset, 1965, P 133).
2. Voir, par exemple, Gaetan Picon, "A 1 'action Les Voix du
silence, substituent la creation". <Malraux par lui-meme,
Paris, Seuil, 1953, P. 118.).
126
et, malg r e ce 1 a-je ceux dire: malgre·
l'intelligence-profondement enfonce dans la
vie, engage, et pantelant
parfois insoutenable"1
d' une angoisse
La complexite de la forme romanesque de La Condition
Humaine a sans doute contribue a detourner du veritable sens de
ce roman la majorite des critiques. Fran~ois Mauriac voyait d'un
assez mauvais ceil 1 'attribution du prix Goncourt a ce "jeune
furieux" qui, le "poignard a la main" avait conclu une alliance
avec les forces conjurees pour la ruine de la societe
occidentale. "L' ambition est une issue possible", ajoute-t-il,
-t . . 2 "peut-e re sans trop y cro1re' Il est vrai que les meprises
etaient en quelque sorte favorisees par le sujet meme du roman:
le soulevement des ouvriers de Shanghai contre les puissances
occidentales. A la base de La Condition Hurnaine il y a peut-
etre' en effet' la conscience du fait suivant: !'artiste
occidental ne peut plus trouver sa fecondite dans les images
fades que lui offre le vieux monde et il doit tremper son
inspiration a des sources nouvelles. Telle etait, d'ailleurs, la
prise de position fondamentale qui gouvernait l'esprit de
La Tentation de 1 'Occident, et qui decoulait essentiellement de
la necessite entrevue par Andre Malraux en 1922 d'interroger les
civilisations etrangeres a la sienne. Ainsi retrouvons- nous
dans La Condition Humrnaine des personnages deja familiers: a
1 'image du sage Wang-Loh de La Tentation de l'Occident, a
l'image du vieil intellectuel Tcheng-Dal:, voici d'abord Gisors,
1. Andre Gide, Journal, pleiade, 10 avril 1933, P. 1165.
2. Fran~ois Mauriac, Journal 1932-1939, Paris, La Table Ronde,
1947, P. 207.
127
ancien professeur de sociologie a l'Universite de Pekin;
Andre Malraux n'a jamais desapprouve ce personnage, au
contraire, il l'a place au centre du roman, au coeur meme de la
signification de La Condition . 1
Huma~ne . La revolution de
Shanghai est, en fin de compte, le fruit de l'enseignement du
vieux chinois cultive. Tcheng-Dai appelait la revolution,
certes, mais il ne la voulait pas violente. Et les sentiments
douloureux qu'il exprimait ala fin des Conguerants trahissaient
son hostilite a l'egard de toute politique qui tentait de
justifier les meurtres et les attentats. Avec Gisors, nous
faisons un pas en avant. Car, en meme temps qu'il est lie a la
realite de l'art chinois et a l'ame orientale, Gisors s'applique
a former des cadres revolutionnaires qui pourront remplacer ceux
qu 'on aura detruits. Son enseignement est une forme d' action
dans la mesure ou son fils Kyo et son protege Tchen en sent la
prolongation effective. Gisors ne justifie pas la violence par
la doctrine marxiste mais par la volonte et la necessite de
transformer le monde, de redonner aux Chinois la conscience de
leur dignite. Gisors dans La Condition Humaine, resume le
choix de Malraux :"Il y a dans le marxisme le sens d'une
fatalite et !'exaltation d'une volonte. 'Chaque fois que la
fatalite passe avant la volonte, je me mefie"2
.
Plusieurs personnages se melent en Gisors: le pere, le
1. Victor Brombert, The Intellectual Hero, Studies in the
French Novel, Philadelphie et New York, J.B.Lippincot,
1960,P. 172.
2. Andre Malraux, La Conditon Humaine, Paris, Gallimard,
1933,P. 164.
128
maitre, l'intellectuel, !'artiste, l'opiomane. Il aime
profondement son fils mais ne se sent relie a lui que par des
souvenirs. Il y a de la tendresse dans les rapports de Kyo et
son pire (Gisors) mais Kyo lui cache beaucoup de chases parce
qu' il veut "etre responsable de ses actes", et Gisors dit
sou vent qu' il est impossible de connaitre les aut res: "On ne
connait jamais un etre, mais on cesse parfois de sentir qu'on
l'ignore (je pense a mon fils) 1
dit-il a Ferral. C'est par
Kyo qu'il est relie a la vie: "Dis le depart de Kyo sa pensee
n'avait plus servi qu'a justifier llaction de son fils ... Dans
taus ces drames semblables il retrouvait celui de son fils"2
•
Apris la mort de Kyo il le dit tris simplement a May:
"Le marxisme a cesse de vivre en moi"3
Par les traits de son caractire, le vieux Gisors
appartient a la lignee des heros - artistes crees par Andre
Malraux. On croirait entendre la voix de Perken ou de Garine
derriire ces paroles:
"I 1 est tres rare quI un homme puisse supporter sa
4 conditon dlhomme" . Du plus profond de l 1 ame de Gisors, il y a
l' angoisse qui rejaillit en surface chaque fois quI il prend
conscience de la vanite des chases, de la vanite de l 1 homme. On
peut tromper la vie longtemps, confie-t-il a Ferral, mais "elle
finit toujours par faire de nous ce pourquoi nous sommes
---------------------------------------------------------------1. Andre Malraux, La Condition Humaine, P. 191.
2. Ibid., P. 180.
3. Ibid., P. 179.
4. Ibid., P. 190.
129
faits"1
. Pour Gisors, si tant de vieillesses sont vides, c'est
que tant d'hommes l'etaient et le cachaient, ou l'ignoraient.
Le roman La Condition humaine pose d' abord le
probleme de la connaissance de soi et de la connaissance du
monde. Il s'agit de retrouver l'harmonie, le dialogue, entre
l'homme et lui-meme, entre le monde et l'homme. C'est l'un des
aspects de ce probleme que Kyo rencontre un jour lorsqu • il ne
reconnait pas sa voix sur disque. Alors il pense qu'on n'entend
pas sa propre voix par les oreilles mais par la gorge. En
d'autres mots, la connaissance que nous avons de nous'-memes est
differente de celle que les autres prennent de nous. Comment
entendre le veritable son de sa voix ? Tout homme est fou, pense
Gisors, mais qu'est une destinee humaine sinon une vie d'efforts
pour unir ce fou et l'univers"2
.
La reponse de Gisors est double; la conscience et la
creation. La conscience rend compte du desir oriental de
connaitre les mouvements de l'univers par la communion, non par
une operation de !'intelligence:-
"Connaitre par !'intelligence, c'est la tentation
. d d d' . 3 va1ne e se passer u temps", 1t G1sors Quant a la creation,
Gisors accorde une certaine valeur parce qu'Andre Malraux est
avant tout un Occidental. Dans la traditon culturelle de
!'Occident l'homme oppose au rnonde les creations de son esprit.
Plus que Wang-Loh, de La Tentation de 1 'Occident, plus que
Tcheng-DaY, des Conguerants, Gisors se situe a la rencontre de
1. Ibid., P. 200.
2. Ibid.,P. 401.
3. Ibid., P. 268.
130
deux civilisations; son role prend ainsi une importance
considerable dans !'evolution des conceptions sur l'art d'Andre
Malraux.
Il faut voir maintenant comment le vieux Gisors
reussit a concilier ces deux civilisations. D' abord, l'opium
dont Gisors fait usage joue le role d'apaiser momentanement la
conscience de l'absurdite du monde. "L'esprit ne pense l'homme
que dans l'eternel, et la conscience de la vie ne peut etre
qu'angoisse. Il ne faut pas penser la vie avec !'esprit, mais
avec 1 'opium", . 1
pense G~sors . Car, selon lui, la connaissance
d 'un etre est un sentiment negatif; le sentiment posit if la
realite 1 C 'est 1 I angoisse d 'etre toujours etranger a ce qu 'on
aime. L'opium chasse cette angoisse. Fondamentalement, il existe
un conflit entre la pensee de Gisors et la volonte de creer de
l'homme occidental. Pour echapper a sa condition humaine,
!'occidental veut etre plus qu'homrne dans un monde d'hommes; il
veut etre tout-puissant, La maladie imaginaire, dont la volonte
de puissance du heros occidental n 'est que la justification
intellectuelle, c'est la volonte de deite, car "tout homrne reve
d'etre un dieu"2
, dit encore Gisors. Or, pour !'oriental,
1 I homme est bien loin d I etre un dieu: il n' est qu 'une toute
petite partie de 1 'univers et il considere comme un grand
privilege sa communion avec le monde. De son cote !'occidental
voit une distance entre lui et le monde. Deux notions de
l'oeuvre d'art proviennent de ces deux notions de l'homme;
1 'oeuvre- communion et 1' oeuvre-opposition. Ces deux tendances
----------------------------------------------------------------1. Ibid., P. 400-401.
2. Ibid., P. 401.
. ....
existent sous les yeux mime du vieil intellectuel, Gis6rs. D'un
cote, son fils Kyo est forme a la lumiere de la tradition
chinoise. Il aspire a la communion avec les autres hommes. Son
action revolutionnaire correspond a la charite chez les
chretiens. De l'autre cote, Tchen, son protege, represente
!'action. Or, Gisors, face a cette double reflexion de son Atre,
declare qu' il connait mieux Tchen que son propre fils. Car, "il
voyait beaucoup mieux en quai il avait modifie Tchen: cette
modification capitale, son oeuvre, etait precise, limitable, et
il ne connaissait rien, chez les Atre, mieux que ce qui leur
avait apporte"1
En d' autres mots, ce qui paraissait insensible
chez Kyo devient sensible chez Tchen a travers la modification
et la metamorphose de Gisors. Or, transformer I metamorphoser,
dans la pen see d 'Andre Malraux, c 'est la fonction propre de
l'artiste. L'homme se reconcilie, par la creation, avec le son
de sa propre voix, avec les sons fraternels de l'univers. Dans
ce desir de creation et de transforamtion il faut chercher les
raisons qui ant incite ce heros -artiste et qui inciteront
taus les intellectuels et artistes crees par Andre Malraux - a
accueillir un mouvement comme la revolution. Mais Gisors ne
con~oit pas la revolution comme une ideologie. "Le marxisme
n 'est pas une doctrine, c 'est une volonte. . . la volonte de se
connaitre, de se sentir comme tels, de vaincre comme tels"2
. Et
le vieux Gisors enseigne que l'on ne doit pas etre marxiste pour
a voir raison, mais pour vaincre sans se trahir. La lettre du
jeune revolutionnaire chinois Pei, dans laquelle ce dernier
1. Ibid., P. 78.
2. Ibid., p. 81.
132
rappelle le contenu d'un cours du vieux Gisors, informe sur cet
aspect du probleme.
"Une civilisation se transforme, lorsque son element
le plus douloureux-l'humiliation chez l'esclave, le travail chez
l'ouvrier moderne - devient tout a coup une valeur, lorsqu'il ne
s'agit plus d'echapper a cette humiliation, mais d'en attendre
son salut, d'echapper a ce travail, mais d'y trouver sa raison
d'etre"1
•
On constate ici que Gisors confie a la revolution un
role beau coup plus important qu, un simple changement de
structures sociales et economiques. Il ne refuse pas totalement
ces buts immediats de la revolution, et qu'il situe le combat au
coeur meme de la condition humaine. Il souhaite que 1 'usine,
valeur essentielle moderne, qui "n 'est encore qu 'une espece
d'eglise des catacombes, devienne ce que fut la cathedrale et
que les hommes y voient, au lieu des dieux, la force humaine en
2 lutte centre la Terre" . Gisors elargit cette puissante volonte
de reconstruction du monde jusqu 'a repondre aux angoisses de
l'homme. La revolution est deja, pour lui, un pas vers ce scheme
principal dont le monde est prive depuis la mort des grandes
religions. Tcheng-Da1, dans Les Conguerants, ne pouvait encore
entrevoir cette possibilite. D' ail leurs il est preoccupe
davantage de sauvegarder une tradition que de concevoir l'ordre
nouveau. Gisors incarne une phase superieure de !'evolution de
la pensee de Malraux. L 'homme, selon Gisors, peut a nouveau
maitriser son angoisse et redonner un sens a son action. Il est
1. Ibid. , P. 394-395.
2. Ibid., P. 3~5.
133
important de voir chez Gisors ces forces reconquises par l'homme
car le pas logique qui suit la conscience, c'est celui de la
creation. Pour Andre Malraux, ce sera celui de la creation
artistique;
Il y a un trait caracteristique de Gisors qui sera
constant chez tous les heros-artistes d'Andre Malraux: l'action
ne detourne pas des origines culturelles et artistiques. Gisors
vit absolument dans l'heritage culturel chinois. Sa maison
renferme des oeuvres d'art diverses: des peintures Song,
quelques oeuvres de son ami et peintre Kama. Au fond d 'une
piece, un Bouddha de la dynastie Wei, "d'un style presque
1 roman" • L' art est pour lui une presence necessaire et les
oeuvres le defendent centre les attaques vives de la fatalite.
Gisors se rattache profondement a la culture chinoise par sa
fa~on de penser certains moments de sa vie. On est frappe par
l'etrange ressemblance entre les mouvements qui composent
parfois sa sesibilite et ceux propres a un tableau Song. Tout se
passe comme si Malraux tentait de reconstituer par la forme
romanesque les mouvements de sensibilite que les artistes
chinois ont rendus par la peinture. Il suffit de voir la scene
de La Condition Humaine ou Gisors ferme les yeux et se plonge en
lui-meme ; formes et souvenirs, idees, s'avancent lentement vers
un monde delivre. Il se souvient d'un jour de septembre ou "le
gris parfait du ciel rendait laiteuse l'eau d'un lac, dans les
failles de vastes champs de nenuphars".2
Puis, ses sens
recomposent les formes et les mouvements: les cornes vermoulues
1. Ibid., P. 51.
2. Ibid., P. 53
134
d'un pavillon abondonne, l'horizon magnifique et marne; un bonze
abandonnant son sanctuaire a la poussiere,
"au parfum des bois odorants qui brGlaient;
des paysans recueillent les graines de
nenuphars, passaient en barque; pres des
dernieres fleures, deux longs plis d'eau
naissent du gouvernail et vont se perdre avec
non-chalance dans l'eau grise; Gisors
contemple ce tableau et sa solitude; il
atteint le divin en meme temps que la
L'emotion ressentie devant une oeuvre chinoise
rappelle ici les mouvements qui animent la conscience de Gisors.
D'ailleurs, it est significatif qu'a la fin du ramon, Gisors
prefere se joindre a Kama, peintre et musicien, plut6t que
d' accepter un poste a 1 'Institut Sun-Y at-San a Moscou. Au-dela
des bruits de l'action, au-dela de la douleur causee par la mort
de son fils Kyo, Gisors cherche un moyen de posseder a nouveau
son destin. Il semble qu'il l'ait decouvert lorsqu'il dit a May:
"Depuis que Kyo est mort j 'ai decouvert
la musique. La musique peut parler de la
2 mort" .
Ancien professeur de sociologie, Gisors se consacre maintenant a
l'histoire de l'art occidental qu'il enseigne a Kobe. Il n'a pas
abandonne l 'opium car c 'est par ce moyen qu' il peut encore
prendre conscience de lui-meme dans la serenite. L'opium, comme
----------------------------------------------------------------1. Ibid., P. 84.
2. Ibid. , P. 399.
135
l'oeuvre d'art, comme la musique, produit chez lui cette
evolution mysterieuse qui l' eleve aux spheres ou la douleur
humaine devient une part du chant de la terre.
Parlons maintenant d'un autre personnage de
La Condition Humaine, le peintre et musicien Kama San. Il occupe
une place privilegiee dans le roman: il est celui qui resiste
aux evenements, qui transcende le sentiment de la douleur et de
la mort. Gisors, boulverse par la mort de son fils, se refugie
finalement chez Kama. En somme, Andre Malraux semble suggerer
que Kama, le seul veritable artiste du roman. est peut-etre le
dernier recours des personnages dechires par l'action. Que
represente, alors, l'expression artistique pour Kama, le vieil
intellectuel? C'est Clappique, personnage farfelu du roman, qui
lui pose cette question. Et le maitre repond qu'il peint d'abord
pour sa femme qu'il aime. Il a visite les musees europeens et il
a constate avec surprise que plus les peintres faisaient des
pommes, "et meme des lignes qui ne representent pas des choses",
plus ils parlaient d'eux"1
Kama ajoute que la peinture, chez le
Chinois, c'est !'equivalent de la charite chez l'occidental,
c'est -a-dire moyen de communion avec autrui.
Andre Malraux juxtapose ici les notions respectives de
l'art oriental et de l'art occidental. Clappique vient
d'apprendre qu'il est menace de la mort. Cette interrogation sur
la valeur de l'art oriental touche au coeur du probleme.
Clappique sent le poids de la fatalite et il tente de savoir si
1 'art de Kama peut transcender tout, meme la solitude et la
souffrance, meme la mort. Le vieil artiste, Kama, repond que
1. Ibid., P. 226.
136
"s'il cessait de peindre, il lui semblerait devenir aveugle. Et
plus qu'aveugle seul"1
. La criation artistique est done pour lui
une defense centre la solitude et la mort.
L' approche de la mort permet a Kama de met tre en
toutes choses assez de ferveur et assez de tristesse pour que
toutes les formes qu'il peint deviennent des signes
comprehensibles, pour que tout ce qu 'elles signifient et tout
ce qu'elles cachent se revele. Dans l'univers de Kama, tout est
signe, a commencer par l'ecriture chinoise que sa civilisation a
developpee. Son ecriture plastique est egalement un signe, un
moyen de communication.
"Aller du signe a la chose signifiee, c I est
approfondir le monde, c'est aller vers Dieu",
dit-il2
. Lorsque Gisors lui demande ce qu'il ferait si sa femme,
etait morte, le vieil artiste repond:
"On peut communiquer meme avec la mort ••.
c•est le plus difficile, mais peut-etre
est-ce le sens de la vie"3
.
Evidemment le peintre Kama est le premier artiste de
l'univers romanesque d'Andre Malraux a affirmer que l'art est
!'instrument essentiel de la lutte de l'homme centre la solitude
et centre la mort; que 1 'art est communion avec les autres et
communion avec l'Au-dela. Il repond a la question que le pasteur
Smithson posait a Tchen dans La Condition Humaine:
1. Ibid., P. 226-227.
2. Ibid., P. 226.
3. Ibid., P. 229.
137
1 "Quelle foi polituqu~ dAtruira la mort" ?
La politique ne rAsout pas ce genre de probleme. Elle peut
diminuer la souffrance mais elle ne peut rien centre la mort.
Et c'est ici qu'intervient l'art. Andre Malraux affirme que
"l'art, preuve supreme de la qualite de
l'homme, ne
2 seulement" •
res out rien, il transcende
Mais bient6t c 'est Kassner, le heros du Temps du
J:1epris ( 1935) qui poursuit le dialogue entre 1 'homme et les
moyens d'echapper aux fatalites de sa condition. On lit dans la
preface a ce roman de 1935:
"Aux yeux de Kassner comme de nombre
d'intellectuels communistes, le communisme
restitue a l'individu sa fertilite"3
.
Malraux a souligne le mot "fertilite" mais je pense
qu'il voudrait egalement mettre en relief le mot "individu". Car
ce dernier terme est la cle des rapports entre Kassner et
1 'action revolutionnaire. Cela montre aussi un rapport entre
Andre Malraux et l'entreprise de metamorphose du monde a
laquelle il s'est consacre toute sa vie. Malraux voudrait
indiquer que le fondement essentiel du combat de l'homme centre
le destin, c'est l'individu. Entendons bien ici que l'individu
l. Ibid. I P. 200.
2. "D'une jeunesse europeenne" in Ecrits. Paris, Grasset,
1927, P. 63.cite dans Malraux: Etre et Dire, Plon, 1976,
P.180.
3. Andre Malraux, Le Temps du ]:1epris, Paris, Gallimard, 1935,
P. 12.
138
est traite ici comme recherche des points communs avec le monde
et les hommes; non pas l'individu par opposition a la
fraternite.
Par la fraternite Kassner est reellement arrache au
monde des fatalites: autant qu'a la prison elle l'a delivre de
sa condition d'homme. Et lorsqu'a Prague il participera au
meeting origanise en faveur des communistes prisonniers en
Allemagne, il se trouvera a la source meme de cette fraternite
dent il a vecu. Elle nait de la foule ressemblee auteur de ses
martyrs. Malraux · s' adresse a ceux qui sont venus a Paris,
protester centre l'emprisonnement de Thailmann. La, Malraux
evoquera ces foules fraternelles et "la veillee qui s'etend d'un
bout a l'autre du monde auteur de leur solitude"1
.
Or, selon Adnre Malraux, l'histoire de la sensibilite
artistique en France, depuis cinquante ans, pourrait s'appeler
1 'agonie de la fraternite virile ou union humaine representee
par le communisme. L'ennemi de la fraternite a laquelle il
aspire, c' est un individualisme informule, epars a travers le
XIXe siecle, et ne "bien moins de la volonte de creer 1 'homrne
complet que du fanatisme de la difference"2
.
Nous pouvons dire d'une fa9on generale que cette idee
de la fraternite humaine, exprimee de plusieurs fa9ons, anime
tout le texte du Temps da mepris. Elle est liee a l'opposition
philosophique qu'eprouvait Malraux pour toute forme
d' autoritarisme. Impuissants au milieu des horreurs d 'un etat
fasciste comme devant les injustices de la condition humaine,
----------------------------------------------------------------1. Ibid., P. 164.
2. Ibid., P. 10.
139
les hommes de bonne volonte peuvent neanmoins se tendre la main
-meme maladroitement pour se consoler dans une compassion
fraternelle, comme individus et comme membres d'une
collectivite. De tels efforts ne mettraient peut-etre pas fin a
la politique d'oppression d'un chef fasciste comme Hitler, mais
ceux de l'opposition humaniste ne doivent pas se desesperer. Ils
doivent continuer a elever leurs voix, meme pour les hommes qui
ne peuvent ou qui ne veulent pas entendre, exactement comme l'a
fait Kassner, parlant aux ombres autour de lui apres le meurtre
de son camarade anonyme. Au fond, le livre de Malraux est
ned' une col ere profonde et d 'un besoin press ant de provoquer
partout les hommes a une action fraternelle et collective contre
tout ce que representait Hitler.
C 'est peu a pres son retour de la Russie, vers le
moment ou il se mettait a travailler serieusement a son nouveau
roman, que Malraux a commence parler en termes generaux de ses
idees concernant la nouvelle fraternite humaniste qui sert de
base au Temps du mepris. Comme il l'a dit devant un auditoire
parisien en octobre 1934, il croyait que l'humanisme renaitrait
au fur et a me sure que les hommes s' integreraient dans une
societe sans classe. Dans une telle organisation sociale,
affirma-t-il, on ne mettrait plus l'accent "sur la particularite
de chaque homme, mais sur sa densite". Comme membre de cette
nouvelle collectivite, 1' individu serait pret a defendre" non
pas ce qui le separe des autres nommes, m~is ce qui lui permet
de les rejoindre au dela d'eux-memes. Il est grand temps de
montrer que l'union des hommes est autre chose qu'une image de
140
. ' . 1 prem~ere commun~on" .
Selon Malraux, Kassner et d 1 autres qui pensaient comme
lui etaient persecutes par Hitler precisement parce qu 1 ils
representaient cet ideal naissant d 1 un grand ordre social
nouveau, fraternel et homogene; car les Nazis se rendaient bien
compte que, dans une societe pareille, il nly aurait pas de
place pour des Surhommes, ni pour une Race des Maitres.
Dans la preface du Temps du mepris, Malraux a formule
cette conviction humaniste dans des termes philosophiques, voire
metaphysiques, pour illustrer la portee de son livre. Selon lui:
"L 1 individu S 1 0ppose a la collectivite, rnais
il S 1 en nourrit. Et l 1 important est bien
moins de sa voir a quoi il s I oppose que ce
dont il se nourrit. [ .•. ] Aux yeux de Kassner
comme de nornbre d 1 intellectuels communistes,
le communisrne restitue l I individu sa
fertilite. Romain de l 1 Empire, chretien,
soldat de 1 1 armee du Rhin, ouvrier
sovietique, l 1 homme est lie a la collectivite
qui llentoure.[ ... J Il est difficile dletre
un homme Mais pas plus de le devenir en
approfondissant sa communion quI en cultivant
sa difference, et la premiere nourrit avec
autant de force au moins que la seconde ce
par quoi 1 1 hornme est homme, ce par quoi il se
d ~ ~ . t . 2 epasse, cree, ~nven e ou se con~o~t"
1. Id , "L'attitude de l'artiste", Commune, no. 15 (nov. 1934),
p. 168.
2. Id., Le Temps du ~M~pris, pp. 11-13.
141
Il nous semble evident que Malraux a insere ce
paragraphe dans la preface du Temps du !!)epris pour souligner le
fait que, pour lui, ce roman eta it !'expression, a travers une
oeuvre de fiction, de cette idee fondamentale a laquelle il
tenait si profondement depuis son sejour en Indochine.
Au moment de la discussion du probleme de l'art arrive
Le Temps du Mepris. Avec ce roman Andre Malraux ne desire pas
montrer la valeur d'une certaine position politique - ce serait
la destruction meme de l'oeuvre d'art - mais il veut preciser le
mouvement de sa pensee qui "tente de donner conscience a des
hommes de la grandeur qu' ils . 1 ~gnorent en eux" En realite,
Le Temps du Mepris est eloigne des preocC~j?ations politiques.
Dans la preface du Temps du Mepris Malraux a declare que son but
en ecrivant le livre eta it surtout philosophique ou
metaphysique- et non pas historique ou politique - car il voyait
l'opposition entre le communisme et le fascisme essentiellement
dans de tels termes. Au fond, selon lui, son roman etait un
effort pour recreer "le monde de la tragedie" de 1 'antiquite
classique, avec ces cinq personnages principaux: "l'homme, la
foule, les elements, la femme, le destin"2
.
Le probleme essentiel de ce roman n'est pas de
retracer la biographie passionnee de Kassner. on sait deja que
Kassner est pr isonnier des le debut du roman et le drame se
deroule dans sa cellule. Le heros y est seul avec la fatalit4
qui prend la forme des quatre murs de sa prison. Malraux connait
bien la situation tragique de l'homme reduit a lui-meme. Il sait
1. Ibid. , P. 9.
2. Ibid., P. 8
142
davantage que l'homme est toujours egal a l'homme, face a la
conscience du destin. L'auteur concentre toute son attention sur
un seul point; Kassner en lutte centre la solitude et la
decheance.
Au coeur du combat de Kassner, il y a un mouvement
fatal de sa pensee dans le cercle tragique de 1 'homme traque.
Cette pensee se decompose devant les quatre murs de sa prison.
Kassner reprend 1 'experience de la reconquete de la lucidite,
une experience deja vecue par Claude Vannec, dans La Voie
Royale. La jungle, ici, c'est la menace de la torture, c'est la
"jungle interieure" que tout homme est pour soi. Prisonneir de
son imagination autant que des murs, Kassner s'abime dans la
folie. Il parie alors avec lui-meme, avec le hasard. S'il peut
faire dix fois le tour de sa cellule avant le retour du garde,
alors sa femme est encore vivante et il peut esperer sortir de
prison. Il commence a tourner. Deux. Tr.ois, ... Sept, Huit. Mais
le gardien fait sa ronde avant qu' il n' ait termine ses dix
tours. Alors avec 1 'instinct de preservation du prisonnier il
change les regles du jeu:
"Si j'ai compte jusqu'a cent avant leur
retour, elle est vivante"1
, pense Kassnar.
Persuade que sa femme est morte et qu'il devient fou, il
encourage deliberement ses hallucinations. Un vautour s'approche,
"gonfle depuis des heures de tout 1e sang noir de l'obsurite. Il
avait ete obsede par le cauchemar d'un vautour enferme avec lui
dans une cage, et qui lui arrachait des morceaux de chair a
1. Ibid., P. 49.
143
chaque coup de son bec"1
. Mais tout d'un coup, un garde s'avance
en chantonnant. La musique: La pensee de Kassner semble alors se
bloquer sur cette realite.
On constate ici que pour un instant Kassner a triomphe
d'une puissante fatalite, la prison, la folie, et cela au moyen
de formes artistiques recreees par les seules forces de son
imagination. Si les formes de l'art que Kassner imagine etaient
d'un caractere purement fantaisiste, le cas de Kassner
demeurerait sans valeur. Mais a la suite de Theng-Dal., a la
suite de Claude Vannec, et surtout apres le peintre Kama,
Kassner fait appel a l'art: la musique. Cet appel n'est pas pour
echapper a une fatalite mais pour prendre une possession plus
authentique que lui-meme. Observons ici le deroulement de cette
scene. Menace, ecrase, il n'y avait rien autour de Kassner, rien
qu'un creux geometrique dans la pierre. Dans ce trou, sa propre
chair a supplice. Mais Kassner pouviat y faire penetrer la
musique. Les chants russes, Bach, Beethoven, et toutes les
evocations tragiques de 1 'homme par le moyen des sons, tout
venait defendre Kassner la folie et la decheance.
"La musique, avec lenteur, repoussait la
folie de sa poi trine, de ses bras, de ses
doigts, du 2 cachot" . Les sons imaginaires
retrouvaient les emotions de 1 • amour et de
l'enfance, celles qui mettent tout l'homme
1. Ibid., P. 53.
2. Ibid. , P. 51.
144
1 dans sa gorge" .
Alors, vautour et cachet, toutes les fatalites destinees centre
lui, s'enfon~aient sous une lourde cascade de chant funebre .••
ou la musique perpetuait tout passe en le delivrant du temps, en
melant tout dans son evidence recueille comme se fondent la vie
et la mort dans l'immobilite du ciel etoile2
.
Cette conscience des pouvoirs de la musique sur la
fatalite chez Kassner rappelle les reflexions de Gisors et de
Kama, de La Condition Humaine! Comme chez Gisors, la musique
ramene taus les mouvements de la vie a leur expression la plus
simple et la plus perceptible. Au-dela de la cellule obscure de
la prison, au-dela du temps, Kassner reconnait qu'il existe un
monde victorieux de la douleur, un crepuscule
"balaye d'emotions primitives ou tout ce qui
avait ete sa vie glissait avec 1' invincible
mouvement des mondes dans un recueillement
d' eternite. Ainsi que lorsqu 'il plana it en
reve, ailes etendues, voici que dans un long
mouvement de voile sous le vent il confondait
peu a peu son corps epars avec l'intarissable
fatalite des astres, fascine par 1 'armee de
la nuit en derive vers l'eternite a travers
---------------------------------------------------------------1. Ibid., P. 52. dans La Condition Humaine, s'entendre avec sa
gorge comme on s 'entend avec ses oreilles etait le
symbole de la reconciliation de 1 'homme avec lui-meme. on
note ici la constance de ce theme.
2. Ibid., P. 54-55.
145
le silence"1
.
Malraux decrit les approches de la conscience chez
Kassner et son accord avec l'univers, exactement comme il a
decrit, dans La Condition Humaine !'experience "asiatique" des
pulsations du monde. La musique agit sur Kassenr un peu comme
l'opium sur Gisors. Il faut relire ce passage ou le vieil
intllectuel chinois s'elevait, les yeux fermes, "porte par de
grandes ailes immobilia; Gisors contemplait sa solitude; une
desolation qui rejoignait le divin en meme temps que
s'elargissait jusqu'a i'infini ce sillage de serenite qui
2 recouvrait doucement les profondeurs de la mort" .
La conscience de Kassner est soulevee par des memes
mouvements. D'ailleurs, Gisors associait deja la musique a ses
mouvements de communion avec le monde. Dans les dernieres pages
de La Condition Humaine, Gisors etait encore une fois en une
profonde meditation et il voyait disparaitre la douleur; la mort
meme se resorbait la-haut, comme la musique dans la nuit
silencieuse. Gisors pensait alors a la musique de Kama; et la
douleur humaine lui semblait "monter et se perdre comme le chant
meme de la terre; sur la paix fremissante et cachee en lui comme
son coeur, la douleur possedee refermait lentement ses bras
. h . 3 ~n uma~ns" .
Cependant, il est un point ou les experiences
artistiques de Kassner et Gisors se differencient: Gisors
pouvait vaincre la solitude et la mort a travers l'oeuvre d'art,
---------------~-----------------------------------------------
1. Loc. cit.
2. Id. La Condition Humaine, P. 84.
3. Ibid., P. 402.
146
mais sa demarche s'inscrivait a l'interieur de sa propre vie.
Lorsque le vieil intllectuel, Gisors, affirmait qu'il avait
retrouve la paix, la femme de son fils, May, lui avait
reproche: "Mais pendant que vous vous delivrez de votre vie,
1 d • aut res Kat ow briilent dans les chaudieres, d' aut res Kyo" • Au
niveau de La Condition Humaine, le heros n'a pas encore trouve
son accord avec les autres hommes. Meme l'art n'apporte pas cet
accord. Le reproche de May ne s 'adresse, non-plus, a Kassner
parce que ce dernier, delivre de ses fatailites, songe qu'il y a
autre chose dans la musique que cette ascension de serenite en
serenite. Pour Kassner, la musique - l'Art - devient egalement
le symbole de la protestation de tous les hommes, l'appe1
repris par toutes les voix de ceux qui subissent leur condition
d'homme,
'la vallee du Jugement dernier en revolte,
communion du cri jusqu'a toutes les voix de
cette region souterraine ou la musique prend
entre ses mains la tete de l' homme pour 1a
lever avec lenteur vers la fraternite virile"2
•
La ou Gisors ne pouvait esperer qu'une victoire
individuelle, Kassner accede au plan de la fraternite. A travers
sa victoire, ce sont ses freres revoltes qui lancent leurs cris
de defi. Kassner repond ainsi a la question fondamentale de la
pensee de Malraux qui est ~elle de tout homme : centre le Destin
et la Mort, il n'est de force que la creation artistique.
1. Ibid., P. 400.
2. Id. Le Temps du Mepris. P. 57.
147
CHAPITRE QUATRIEME
L'ESTHtTIQUE D'ANDRE MALRAUX : L'ARTISTE ENGAGE ------------------------------------------------
La Condition Humaine se terminait sur 1' 'espoir'-ou
plut6t sur 1 'espoir tragiquement decouvert par le vieux Gisors
meditant sur la disparition de son fils, sur son 'espoir mort'.
Il y a peu d'ecrivains du XXe siecle qui se scient
aussi totalement engages dans l'histoire que Malraux.
Auparavant, Malraux avait joui l'immense prestige comme ecrivain
et combattant. Il avait aussi exerce une influence considerable
sur les jeunes generations pendant les anees 1930 et 1940. Mais
sa reputation a commence a decliner des la fin de la Seconde
Guerre mondiale. Nombreux etaient les critiques qui se sent
faches centre Malraux parce qu' il etait passe si facilment du
communisme au nationalisme; son attitude vis-a-vis de la guerre
d'Algerie a ete attaquee : les paroles qu'il pronoqait alors en
France et a 1 'etranger pour defendre la politique gaulliste,
decourageaient meme ses admirateurs.
Ainsi se pose le probleme de l'evolution de la pensee
politique de Malraux. Nous nous proposons de montrer ici que
l'engagement d'apres-guerre releve celui des annees 1925-1945 :
celui-ci represente en fin de compte, l'engagement de
l'intellectuel. "Les intellectuels sont une race", dit Malruax.
C' est dans Les Noyers de 1 'Altenburg que le peuple , qui n' a
jamais joue un role dans ses oeuvres precedentes, occupe pour la
premiere fois l'avant-scene. On a souvent entendu dire que les
personnages de Malraux relevent to us d • une elite. C'est
seulement vrai pour les romans anterieurs, sinon aux
Noysrs de 1 'Altenburg, du moins a L'Espoir. La, Malraux, en
148
effet, en s'interrogeant sur la notion d'homme, trouve une
reponse dans !'existence du peuple : homme fondamental qui reste
permanent tout au long de 1 'histoire. L' intellectuel, place
entre le peuple et l'homme d'action, apparait des lors comrne
suspect. La scene du Colloque de L'Altenburg oil se succedent les
discussions abstraites sur la notion d'homme,est dans une
certaine mesure une caricature de l'intellectuel. Herman Muller,
personnage farfelu, s'exclame avec mepris :
"Les intellectuels sent comme les femmes, men cher bon
Les militaires les font rever !"1
L'Espoir est au centre de l'o euvre de Malraux, comrne la
guerre d 'Espagne est au centre de sa vie. Le plus beau roman
politique de notre litterature est aussi celui oil son auteur
s'exprime le plus fortement lui-meme tel qu'il veut etre, celui
oil il nous donne le mieux, en reponse a "la condition humaine",
ses choix meraux decisifs, les "valeurs" qu'il entend conquerir.
"Paru a la fin de 1937 en pleine guerre civile,
l'Espoir suscita aussitot des reactions passionnes, oil le
jugement politique est inseparable du jugement litteraire"2
.
Certes, L'Espoir remet en question les rapports entre Andre
Malraux et 1 'action revolutionnaire, entre 1 'action et 1 'art,
entre le revolutionnaire et 1 'artiste. Au premier plan de ce
roman, on aper~oit quelques revolutionnaires, intellectuels
1. Andre Malraux, Noyers !'Altenburg, Paris,
Gallimard, 1948, p. 102.
2. Rachel Bespaloff; dans un article "L' irruption de la
tendresse•, dans Les critigues de notre temps et Malraux,
Paris, Garnier, 1970, P. 72.
149
surtout, artistes pour la plupart qui se sont engages a defendre
sur la terre d'Espagne un ideal artistique, culturel et humain
contre le fascisme et la dictature. "Engage, mais libre,
etroitement lie a son sujet, sans aucun romanesque, sans autre
intrigue que celle de la guerre, d 'une intelligence toujours
presente, l'Espoir est assurement, dans la pleine acception du
mot, une oeuvre politique, mais demeure toujours par !'invention
des caracteres, la verite et la profondeur des discussions, la
conviction et le lyrisme de l'auteur qui nous impregne peu a peu
de ses theses, un roman, une creation artistique
incontestable"1
.
Dans ce roman, la discussion politique tient
certainement sa place parce que la guerre civile d 'Espagne a
d'abord ete une question politique. Mais beaucoup plus que les
mouvements de troupe, d'avions et de chars, il y a dans L'Espoir
une serie d'evenements et de personnages dont la presence trouve
son explication dans l'oeuvre anterieure d'Andre Malraux, et
dans !'atmosphere generale des quelques annees de lutte qui ont
precede la guerre civile d'Espagne.
Comment comprendre que 1' intellectuel et commandant
Magnin, l'artiste Manuel, le critique d'art Scali, le sculpteur
Lopez, acceptent de se lier i la revolution proletarienne sans
d'abord saisir !'importance des organisations qui, i partir de
1933, rassemblent les artistes et les ecrivains de la gauche et
les invitent i s 'engager totalement dans la lutte centre le
fascisme et pour le remaniement de la societe occidentale ? La
lutte n'est done pas uniquement politique. Elle est culturelle
1. Pol Gaillard, Andre Malraux, Paris, Bordas, 1970, P. 101.
150
et certainement orientee vers un renouveau de l'art occidental.
Andre Malraux est effectivement preoccupe par des problemes de
ce genre depuis 1928 avec les Conquer ants, et d • une certaine
maniere, depuis ses premiers textes sur l'art. Le jeune critique
de 1920-22 appe1ait un renouveau de l' art et une extension du
domaine de la culture au plus grand nombre d'hommes possible.
Avec La Tent at ion l'Occident, il desire relier la
metamorphose de la civilisation occidentale a une nouvelle
notion de 1'oeuvre d'art, a une nouvelle conception du role que
l' artiste devrait exercer dans la transformation du monde. La
vraie portee du roman L'Espoir ne peut done s'evaluer qu'a la
lumiere de certaines considerations sur les annees 1933-36.
En terre europeenne, les annees trente sont marquees
par l'avenement du fascisme. En Allemagne, en Italie, puis en
Espagne, les bottes annonciatrices de carnages se mettent a
marteler un sol qui boira, pendant de longues annees, le sang
des democrates. Le 30 janvier 1933, Berlin tombe aux mains du
Parti national- socialiste. Une longue traque commence alors
pour taus ceux qui refusent de crier "Heil Hitler", pour taus
ceux que leur race ou leur engagement rend indignes de vivre aux
yeux des Nazis. Fausses accusations, proces truques,
emprisonnements arbitraires, tortures, executions... le manege
diabolique se remet a tourner. En France, sans qu'on soup9onne
pour autant l'horreur a laquelle-en une dizaine annees-on saura
parvenir des voix s'elevent pour denoncer le systeme qui se met
en place et prendre la defense des premieres victimes. Andre
Malraux sera d'emblee l'un de ceux dont les protestations et les
actes exprimenront une condamnation sans defaillance. Des
tribunes de meetings aux avions de combat, il utilisera toute la
151
gamme des moyens dont il dispose pour s' insurger contre la
barbarie qui gagne peu a peu les pays voisins de la France.
Hitler ne ch6me pas. Ainsi des la fin du mois de
fevrier, on arrete Georges Dimitrov (bulgaire, secretaire de la
Internationale), puis, quelques jours apres, Ernst
Thaelmann (secretaire general du Parti communiste allemand),
tous deux accuses d'avoir incendie le Reichstag. En France, une
longue marche antifasciste est aussit6t entamee , notamment par
!'Association des ecrivains et artistes revolutionnaires
(A.E.A.R., fondee en 1932) dont Malraux est un militant actif.
D' ail leurs, si 1 'action politique d 'Andre Malraux se precise,
elle le fait toujour!:! dans le cadre d 'un mouvement tres vaste
d 'engagement chez les intellectuels et les artistes de cette
epoque. Il suffit d'observer le role de l'A.E.A.R. et la
participation effective d'Andre 1
Malraux . Le 21 mars 1933,
Malraux prend part a une de ses grandes manifestations contre le
nazisme. Le 12 jui1let 1933 parait le premier numero de la revue
Commune, organe officiel de l'A.E.A.R. qui va devenir un noyau
tres actif ou vont s'exprimer les plus importantes tendances du
mouvement. c' est dans cette atmosphere de protestations et de
revendications qu'en novembre, Malraux preside avec Andre Gide
le premier meeting pour la liberation de Thaelmann. Le 4 janvier
1934, toujours en compagnie de Gide et a la demande du P.C.F.,
il porte a Berlin une petition reclamant la liberation de
D. . 2 1.m1.trov Le 31 janvier le Comite internatioal pour la
-----------------------------------------------------------------1. Cf. David Caute, Le communisme et les intellectuels,
1914-1946, Paris, Gallimard, 1967, P.49.
2. Gaetan Picon, Andre Malraux par lui-memg, P. 96. note 35.
152
liberation de Thaelmann et des antifascistes emprisonnes (dit
comite Thaelmann) est constitue; Gide et Malraux en deviennent
presidents. En mai se tiennent divers meetings.
Dans la lutte qui s'engage et qui, avec le temps,
conduira certains a prendre de plus en plus de risques, Andre
Malraux va se trouver, pendant plusieurs annees, au coude a
coude avec les communistes. Au premier abord, ces nombreux
comites et reunions publiques expriment la volonte des
intellectuels et des artistes de venir en aide aux hommes
depourvus et humilies. Il ne s'agit plus pour eux de replatrer
les murs du vieil edifice occidental mais d'en renouveler
fondamentalement !'ensemble des structures morales et
artistiques. Ils n'imaginent plus l'avenement d'un ordre nouveau
sans un renversement absolu des valeurs existantes. Ainsi des sa
fondation, la revue Commune_s'annonce-t-elle comme une revue de
combat et declare ouvertement que, devant les progres du
fascisme, la seule revolution possible est la revolution
l 't . 1 pro e ar1.enne •
L'atmosphere en Europe s'alourdit des 1933.
Des tensions se creent egalement entre les divers groupes de la
gauche intellectuelle. Il suffit pour s'en convaincre de revoir
les interventions du 1er congres des ecrivains sovietiques qui a
eu lieu a Moscou en aout 1934. Malraux, Jean-Richard Bloch, Paul
Nizan et Wladimir Pozner composaient la delegation fran~aise a
ce congres qui reunissait plus de mille deux cents ecrivains
2 venus de tous le spays du monde
-----------------------------------------------~--------------~-
1. Voir Commune, no 1, 12 juillet 1933, P. 1.
2. Ct. Regards, no 33, 31 aout 1934, PP. 8-9.
153
On devait y discuter l'orientation a donner a l'action
politique des ecrivains. Comment Andre Malraux definit-il sa
position sur l'art et sur son role dans la societe ? Dans son
discours pub lie par la revue Commune. Malraux aff irme d' abord
que la culture c'est toujours apprendre et que pour apprendre il
faut que des hommes aient decouvert et cree des chases avant
nous. Malraux reprend une fois encore l'idee que l'oeuvre d'art
s'inscrit dans un vaste ensemble de conquetes anterieures
viennent enrichir la tradition artistique d'un peuple:
"Nous lisons Tolstoi, dit Andre Malraux mais
il n'avait pas lui, de Tolstoi a lire. Ce
qu'il nous apporte, il fallut qu'il le
decouvrit. Si les ecrivains sont les
ingenieurs des ames, n' oubl iez pas que la
plus haute fonction d'un ingenieur, c'est
d' inventer"1
•
En d' autres termes, tout regime politique qui souhaite
promouvoir les arts doit laisser i ses artistes la liberte de
poursuivre leur but premier et unique qui est d' inventer des
formes. "L'art n'est pas une soumission, c'est une conquete",
ajoute Andre Malraux. Et pour qu' il y ait conquete, il faut
qu'il y ait d'abord liberte de recherche, liberte de creation.
Andre Malraux va droit au but et indique, des aout
1934, que les itellectuels et les artistes entretiennent avec
leur art des rapports tres differents de ceux qu' ils peuvent
avoir avec un parti politique. Il declare aux ecrivains reunis i
1. Andre Malraux, "L' art est une conquete, " dans
0 Commune N 13-14, Septembre -Octobre 1934, P. 69.
154
dans les faits exterieurs, sa contribution est nulle sur le plan
ethique et paychologique parce que, dit-il' "la conf iance que
vous faites a tous, vous ne la faites pas toujours assez aux
- 0 0 1 ecr~va~ns" Au cours de son intervention, Andre Malraux a
egalement rappele que si, a la base, les ouvriers pouvaient
maintanant gouter un certain genre d' oeuvres, il n' etai t pas
aussi certain que dans dix ans les camarades ouvriers qui
auraient suivi de tres pres la chose littetaire aimeraient les
memes oeuvres que ceux de leurs camarades qui n'auraient
developpe que leur culture technique. Il faut done accepter,
meme au sein d'une culture proletarienne, que se creent des
gouts particuliers pouvant appeler la creation d' oeuvres
particulieres ou ressuciter une part du passe artistique. Dans
l'esprit d'Andre Malraux, cette notion veut essentiellement
conserver a l'oeuvre la possibilite de ressurections imprevues,
de metamorphoses originales, fondement meme de sa conception sur
2 la vie de l'oeuvre d'art •
Au cours de son discours a Moscou, Malraux avait cru
bon que Dostoievsky, Tolstoi et Gorki, par leur fa~on de recreer
!'element psychologique dans leurs oeuvres, etaient plus
"actuels" que nombre de romanciers soumis a la stricte obeissance
1. Ibid., P. 68.
2. En un certain sens, Malraux reprend ici la theorie qu' il
mettait dans la bouche de Claude Vannec en
1930 (LaVoie Royale). Les oeuvres d'art vivent d'une vie
historique, dorment jusqu • a ce qu • un artiste, exerc;ant
librement son pouvoir de ressurection, rappelle l'oeuvre a
!'existence ree1le (P. 42).
155
du parti. I 1 s 'agissait, pour Malraux, de conserver une place
dans la nouvelle societe a des auteurs russes que les Europeens
admiraient entre tous. Andre Malraux tentait de relier la
realite nouvelle a une tradition culturelle russe; l'auteur
reaffirmait ainsi sa coneption personnelle de la vie de l'oeuvre
d'art. La nouvelle societe sovietique a entrepris depuis
quelques temps la destruction de toutes les valeurs sur
lesquelles le XIXe siecle se fondait. Il ne s'agit done plus de
reconcilier le present artistique avec son passe mais avec
lui-meme, avec les possibles dont il est manifestement porteur.
L 'artiste sovietique se trouve en face de son monde comme la
"psyhchologue a qui un ordre nouveau de recherches viendrait
d'ouvrir un domaine inconnu"1
. A Moscou, Andre Malraux avait mis
en garde les delegues contre 1'abandon du passe artistique: de
retour a Paris, il n I estime plus necessaire de soulever la
question. Car "l'arrivee d'une collectivite. ou d'une classe
nouvelle dans la vie d'un pays implique immediatement
la possibilite ou la necessite pour un grand artiste de
I 0
' d 2 d' 1 s expr~mer a travers es types" et one a en ana yser et en
comprendre la psychologie particuliere. L'artiste sovietique, du
reste, trouve devant lui deux faits importants: la confiance
dans l'homme, et le heros "positif". Le premier point
apparaissait deja dans le discours de Moscou lorsque Malraux
affirmait que
"Pour 1 'homme,. la confiance faite par les
Soviets est peut-etre la plus grande qu 'il
--------------------------------------------------------------~-
1. Andre Malraux, "L'attitude de l'artiste,'Y dans Commune# no
15, novembere 1934, P. 171.
2. Loc. cit.
156
a it rencontree.C'est force de fa ire
confiance aux gasses qu • ils en ont fait des
pionniers, c'est en prenant la femme du
tsarisme, c 'est-a-dire la femme de 1 'Europe
dont la condition etait la plus basse et la
plus douloureuse qu' ils ont fait la femme
sovietique, c'est-a-dire celle qui aujourd'hui
represente le plus de volonte et le plus de
conscience. C 'est avec les assassins et les
voleurs qu • ils ont fait le canal de la Mer
Blanche. C'est avec les enfants abandonnes,
voleurs aussi presque taus, qu' ils ont fait
1 d ~ ~d . 1 es communes e ree ucat~on.".
En se liberant d'un surcroit d'un elan pathetique, Malraux
ajoute
"J'ai vu arriver sur la Place Rouge une
delegation des anciens enfants abandonnes.
J' ai vu la foule acclamer cette delegation
d' homme s sauves par elle comme
2 acclamait aucune autre" .
elle n'en
Dans un monde europeen oii. les libertes fondamentales
de 1 'honune etaient menacees, ces images incarnaient des
promesses soudainement fecondes.
Quand au second point, le heros posit if, Malraux y
voit un des aspects majeurs de la nouvelle societe. Le heros,
tels que le recree l'artiste sovietique, est doue d'une tres
1. Ibid., P. 171.
2. Ibid., P. 172.
157
grande verite parce que 1 1 on a abel i l 'argent qui, en Europe,
rend le geste heroique suspect. Le heros sovietique redevient ce
que fut toujours le veritable heros: celui qui engage librement
sa vie pour d'autres hommes. Le fait heroique reprend toute sa
force primitive, "celle qu 1 il aurait dans la guerre si le
marchand de canons n'existait pas et si laguerre ne profitait a
11 d , h' 1 personne, ce e e Promet ee".
Le discours de Moscou avait pour sa part indique que
"la liberte qui compte pour 1 1 artiste n 'est pas la liberte de
faire n'importe quoi: c'est la liberte de faire ce qu'il veut
faire"2
. Ainsi Malraux precise davantage le portrait de
l 1 artiste. A la difference de l'art europeen bourgeois ou
1 1 artiste trouve ordinairement la justification de son oeuvre
dans l'opposition qu'il constate entre la justice et les
institutions sociales, entre ses desirs et la realite, 1 1 art
nouveau puise sa justification dans l 1 attitude fraternelle de
l'artiste a l'egard d 1 une civilisation qu 1 il accepte. Si 1 1 on
veut se representer l 1 attitude de l 1 artiste sovietique vis-a-vis
de sa civilisation, suggere Andre Malraux, que 1 'on s 1 imagine
celle des "masses occidentales au moment de la mobilisation,
quand elles acceptaient encore la guerre"~
Quand nous etudions la notion de l 1 art revolutionnaire
dans le roman L 1 Espoir, nous avons l 1 occasion de revenir sur ce
point essentiel des rapports entre l 1 artiste et sa civilisation.
Mais remarquons tout de suite comment cette idee S 1 inscrit dans
1. Ibid., P. 172.
2. Ibid., P. 167.
3. Ibid., P. 170.
158
!'evolution generale de la pensee sur l'art d'Andre Malraux. En
1926, La Tentation de 1 'Occident attribuait 1a mort de 1a
civilisation occidentale au culte demesure de 1' individu. Les
arts ne se nourissaient que des luttes absurdes des
individualites entre e1les. Malraux avait alors invoque une
nouvelle notion de l'art qui eut reconcilie l'homme avec
lui-meme et 1 'homme avec son monde. Son incursion dans 1 'art
oriental repondait justement a ce besoin. Mais voici qu'a
travers le desordre europeen des annees 1930 apparait la
possibilite de recreer un humanisme fonde non plus sur les
particularites de chacun mais sur la densite; non plus sur ce
qui "separe des autres hommes, mais sur ce qui permet de les
.. d 1 reJo~n re".
Malraux con~oit !'artiste comme l'intermediaire ideal,
le createur d'images au lyrisme puissant et unificateur. Andre
Malraux n' ecrira-t-il pas en 1935: "On peut aimer que le sens
du mot art soit de tenter de donner conscience a des hommes de
la grandeur qu'ils ignorent en eux?"2
Certes, Andre Malraux fait
abstraction des dangers que represente pour la creation
artistique une societe totalitaire. Cependant, il remarque que
le fascisme, dans la mesure ou il laisse a 1 'argent et a la
recompense un role preponderant, retrouve dans le domaine
artistique toutes les contradictions de la bourgeoisie, c'est-a-
dire le culte de l'individu. La nouvelle societe evitera-t-elle
que ses artistes ne sombrent dans !'impasse de l'art dirige? Le
realisme socialiste propose par Staline mettait en danger la
----------------------------------------------------------------1. Ibid., P.l73
2. Id., Le Temps du Mepris, Preface, P. 12.
159
liberte de l'artiste en le soumettant a la reproduction en serie
d'images stereotypees. Mais la volonte de realisme, selon Andre
Malraux, vaut en U.R.S.S. parce qu'elle porte essentiellement
sur une realite romantique.
"Guerre civile, communisme de guerre, plan
quinquennal, constructions, gardes de
frontieres, republiques autonomes, tout cela
cree une realite tragique ou pittoresque qui
donne a un realisme tout ce dont il a besoin
- d~ ~ 1 pour etre epasse" •
Les derniers mots "etre depasse" de ce texte sont evidemment la
c1e de toute la pensee de Malraux sur le realisme socialiste.
L'ecrivain peut affirmer que cette methode de creation
artistique peut etre valable et puissante, mais il ne lui
accorde credit que dans la mesure ou elle peut susciter des
oeuvres suffisamment autonomes pour transcender la matiere dent
elles sent issues. Quant a savoir si le realisme socialiste a
donne des creations de haute valeur, cela est un tout autre
probleme. On aurait plutot le sentiment que les annees qui
viennent, 1935-36-37, vent montrer a Malraux que l'art en
U.R.S.S. n'a jamais pu remplir les promesses qu'il attendait de
lui en 1934. Mais si l'U.R.S.S. ne paraissait pas en mesure
d'assurer les libertes de l'art, les intellectuels et les
artistes europeens, de leur cote, Malraux en tete, entendait
mettre tous leurs espoirs d,ns la defense de certaines libertes
de l'esprit et voulaient orienter leur action dans le sens d'un
rapprochement avec les masses labourieuses. A partir de 1935,
1. Id., "L'attitude de L'artiste", P. 173.
160
des mouvements divers se creent et incitent les intellectuels et
les artistes a se joindre au mouvement de liberation des classes
ouvrieres. L'A.E.A.R. dont on parlait plus haut re9oit l'appui
d' un grand nombre d' intellectuels et d' artistes et etend son
activite de diffusion de la culture a tous les niveaux de la
societe fran9aise. Le noyau de ce mouvement est sans doute la
revue Commune, dont Andre Malraux est l' un des collaborateurs.
En effet, depuis juillet 1932, date de sa fondation, cette revue
sert de lieu de rencontre entre les inte1lectuels et !'ensemble
des organisations ouvrieres.
L'art des masses, l'art pour !'ensemble d'une societe, est-il
possible en France? Voila le genre de question qu' il se pose.
Or, depuis quelques temps, une maison de culture existe a Paris,
a la fois issue des divers mouvements intellectuels de la gauche
et a idee par de genereuses contributions des militants
socialistes1
• L'activite de cette Maison de la Culture est tres
variee et d'un assez haut niveau intellectuel si l'on en juge
par les quelques conferences offertes a son public. Par exemple,
le 28 ovemebre 1935. Henri Jeanson donne une conference sur le
cinema; le 5 decembre, Julien Benda parle des intellectuels
devant !'Affaire Dreyfus; le 12 decembre, Andre Malraux
participe a un debat sur la defense du roman fran9ais et la
signification du roman de Louis Guilloux, Le Sang noir, dont
Malraux avait ecrit la preface2 Rene Blech, secretaire de
redaction et charge de la rubrique consacree aux manifestations
cu1turelles des Cercles de l'A.E.A.R., propose alors que les
----------------------------------------------------------------1. David Caute, Le Communisme et les Intellectuels, P. 49.
2. Voir Commune# no. 29, janvier 1936, PP. 655-656.
161
1 centres de pr?vince adoptent un semblable programme . En juin
1936, Ren~ Blech signale le passage d'Adnre Malraux a la Maison
de la Culture de Marseille2
.
La guerre civile d'Espange eclate le 17 juillet 1936.
Les nationalistes vont immediatement beneficier de l'aide armee
allemande et italienne. Les republicains devront pour leur part
attendre octobre 1936 avant de voir venir a la rescousse les
fameuses Brigades internationales, composees de volontaires
issus d'une cinquantaine de pays, et de recevior une aide
sovietique.
Andre Malraux I de son cote I n' he site plus a engager
tous les moyens dans la lutte contre le fascisme. L 'art et
l'engagement politique s'acheminent vers un affrontement
decisif. L' art a toujours ete la preoccupation majeure d 'Andre
Malraux, mais jusqu'ici on a pu noter que l'ecrivain conservait
une certaine distance entre 1 'art et 1 'action politique comme
telle. Que simultanement l'auteur prononce deux discours, l'un
sur la situation en Espange. et l'autre sur l'art, demontre que
dans son esprit, art et vie, art et action, ne sont plus des
notions contradictoires; que la mise en question des structures
sociales et morales de 1 'Espagne conduira necessairement a la
mise en question de son art. Malraux annonce ainsi !'elaboration
de quelques personnages de son roman.L'Espoir, artistes et
intellectuels lies etroitement a une activite autant po1itique
que culturelle. Au mois de novembre 1936, Rene Blech ecrit :
"Des a present nous voudrions susciter en chaque cercle et
1. Ibid. I P. 656.
2. commune, no 34, mai 1936, P. 1296.
162
maison de la culture !'organisation de soirees et reunions
1 specialement consacrees A la culture espangnole." Les artistes
et ecrivains de taus les pays, Hemingway, Spender, Regler,
Saint-Exupery, Malraux, Bernanos, Koestler, Ehrenburg, Kesten,
Sinclair, Huxley,Dos Passos,Argon,Faulkner, taus avaient le
sentiment que le sort de !'occident etait a celui d'Espangne.
Andre Malraux, qui s•est rendu a Madrid des le 21
juillet, a constate que la Republique espangnole etait quasiment
depourvue d'aviation. Il se fixe pour but de lui en constituer
une et se fait intermediare entre le gouvernment republicain et
la France afin d'acheter le plus possible d'avions et d'armes et
de les acheminer en Espangne. Avant qu'Andre Malraux n'entreprit
des demarches precises, le gouvernement d'Espagne avait tente de
negocier avec le gouvernement fran~ais l'achat d'armes et
d'appareils, mais, les negociations ayant echoue, il s•agissait
de faire appel A des interets prives. Hugh Thomas confirme, dans
son ouvrage La Guerre d'Espagne,que Malraux servit d'acheteur au
, bl' . 2 gouvernement repu ~ca~n •
Malraux cree et dirige pour sa part !'escadrille
Espana qui, avec une dizaine d'avions dont certains ne sont pas
loin d'avoir achtetes au marche de puces, va rendre des services
considerables. L'action militaire de vieils avions d'Andre
Malraux n' avai t certes pas pour but d • enrayer 1 • a vance des
forces de France superieurement armees par Hitler et Mussolini,
mais d'en retarder la progression afin de permettre aux forces
1. Commune, no. 39, november 1936, P. 348.
2. Hugh Thomas, LaGuerre d'Espagne, Paris, Laffont, 1961, P.
233.
163
gouvernementales de se ressaisir et aux Brigades Internationales
de s 'organiser. "Les histor iens de la guerre d 'Espagne, les
biographes de Malraux s'accordent a celebrer son geste, a
souligner 1 'efficacite de son cornmandement, de son courage, de
b t . "t' 1 A ' sa com a 1v1 e" • pres l'arrivee des Brigades Internationales,
Andre Malraux s'est retire des combats pour continuer la lutte
avec les moyens qui lui etaient propres: ecrits, conferences,
cinemas, etc. Il etait l'un des organisateurs du deuxieme
congres de 1 'Association Internationale des Ecrivains pour la
Defense de la Culture qui s 'est tenu a Madrid et a Valence a
partir du 4 juillet 1937, pour se terminer a Paris les 16 et 17
. "11 2 JU1 et Le 6 juillet 1937, les ecrivains reunis a Madrid font
parvenir a l'hebdomadaire Vendredi le texte d'une lettre signee
de la main d 'Andre Malraux. A la lecture de ce texte, on peut
remarquer deja que les intellectuels et les artistes engages en
Espagne commencement a ressentir quelques faiblesses dans leurs
rangs:
"De cette terre d'Espagne aujourd'hui ravagee
par la guerre et la barbarie fasciste, les
ecrivains demandent a leurs am is de
France et en particulier aux redacteurs
du jo urn a 1 Vendredi d e redoubler
d'efforts dans la lutte qu'ils ont
enterprise pour faire eclater la verite
et reconnaitre la justice."3
l. Roger Stephane, Andre Malraux, entretiens et J2!:ecisions,
Paris, Gallimard, 1984, P. 78.
2. Commune, no 48, aout 1937, P. 1411.
3. Dans Vendredi, 6 juillet 1937, P. 1.
164
Le combat s'essouffle et c'est apres les combats de l'ete 1937
que la cause semble tout a fait perdue pour la Republique
espagnole. Andre Malraux a deja commence la redaction, a partir
de sa premiere experience guerriere, de L'Espoir qui parait en
decembere 1937. Dans un entretien Andre Malraux dit a Roger
stephane:
"J'aime trois (de mes) livres: La Condition
Humaine, L'Espoir, les Antimemoires. Je crois
que je suis indifferent aux autres. (Un
silence) Le prob1eme de ce qui n 'est pas
indifferent est probablement interessant; il
signifie: qu'est-ce qui mord? Pour L'Espoirto
il y a d'abord que 1a partie de rna vie qui en
est la matiere reste pour moi assez haute et
assez emouvante. Ce qui m'est arrive par la
suite est peut-etre plus considerable
seulement, ' 1 c'est mo1ns engageant"
Ce livre, que Malraux considerait comme 1 'un de ceux
qui lui tenaint le plus au coeur, frappe tout d' abord par son
allure de part en part volcanique. L'Espoir pose les questions
fondamentales qui accompagnent les guerres et les revolutions:
celles des raisons pour lesquelles on s'engage, celles du
travail opere par la lutte meme sur ceux qui se battent
ensemble, a la vie, a la mort.
L 'Espoir est un roman completement different de tous
ceux qui l'ont precede. Le veritable heros n'est plus un
1. Roger stephane, Andre Malraux, entretiens et J2!:ecisiohs,
Paris, Gallimard, 1984, P. 79.
165
personnage, ou un groupe de personnages, c'est la Revolution
telle qu'elle s'incarne dans laguerre civile espagnole. Malraux
semble tenir a nous rappeler constamment que ses personnages
sont moins importants que la guerre meme.
"Le principal personnage de L 'Espoir, c'est
la guerre, la guerre qui commande les destins de
tous les personnages du livre, et meme plus
encore celui de l'Espagne et de toute l'Europe.
Malraux ne cesse d' insister tout au long du
roman: cette guerre n'est pas seulement, pas
meme essentiellement une guerre civile entre
espagnols; c 'est une guerre europeenne ou
s'affrontent le communisme et le fascisme sous
les yeux des democraties apeurees et
impuissantes, c'est une guerre ou se mesurent
deux principes, deux conceptions de la vie.
Et 1 'Histoire a depasse la fiction, donnant
au titre du livre L'Espoir un sens
tragiquement ironique qu'il n'avait pas a sa
publication en 1937"1
•
Dans Antimeoires, Malraux nous confie que la passion
que lui ont "inspire naguere 1 'As ie, les civilisations
disparues, 1 'ethnographie, tenait a une surprise essentielle
devant les formes qu'a pu prendre 2 l'homme •.. " • Malraux a
certainement choisi avec un soin particulier l'expression: "les
1. Jean Carduner, La Creation romanesgue chez Malraux, Paris,
Librairie A.G. Nizet, 1968, P. 44.
2. Andre Malraux, Antimeoires, Paris, Gallimard, 1967, P.
166
290formes qu'a pu prendre l'homme" et il exprime ainsi la
profondeur et 1 'originalite de sa perception des civilisations
disparues. Il sent et per9oit les formes differentes qu'a deja
prises l'homme comme il sent et per9oit les formes differentes
de la statuaire a travers les ages et les continents.
Cet espoir d' une nouvelle "forme" pour l 'homme
correspondait chez Malraux a une necessite car, confiait-il a
Claude Tannery en janvier 1972, "je ne crois pas que le monde
pourra vivre dans la notion de 1 'homme heritee de !'Occident".
Et selon Claude Tannery, "le contexte de la conversation
prouvait que pour Malraux le monde ne pourrait vivre ni dans la
notion de l 'homme proposee par la Chretiente au par ceux qui
esperent lui donner un nouveau souffle, ni dans la notion de
l'homme proposee par la philosophie marxiste qui est, elle
aussi, un heritage de l'Occident, et meme de l'Occident le plus
rationaliste et la plus scientiste"1
Des 1935, Malraux declarait dans un discours:
"L'Occident a invente la civilisation de
quantite centre le monde qui n' avait connu
que celle de la qualite. Et notre tache
maintenant est de donner la qualite aux
2 hommes" •
Quelques temps apres il ecrivait les grands dialogues de
1. Claude Tannery, Malraux, L'agnostigue absolu, Paris,
Gallimard, 1985, P. 155.
2. Commune, decembre 1935, P. 218.
167
L'Espoir sur le conflit entre "~tre" et "faire".1
Dans L'Espoir,
le conflit iclate d'abord entre les intellectuels engag~s dans
l'action et les chefs revolutionnaires pour qui tous les moyens
d'action sent valables. Le premier a avoir senti la gravite de
ce conflit est sans doute le commandant Magnin, chef de
1' aviation internationale, dent les traits rappellent ceux de
l'auteur lui-m~me. Magnin est un intellectuel dans l'ame. 11 a
choisi le parti des vaincus et il s•est lie a leur cause. Il ne
perd jamais de vue le sens de son action et le fait qu'elle ne
soit qu 'un simple moyen. Magnin sait exercer son commandement
militaire sans perdre la notion fraternelle du chef qui est la
sienne. Il se situe au-dela de toutes les ideologies et il s'est
engage dans l'action revolutionnaire pour que "les hommes
sachent pourquoi ils travaillent"~ Le probleme de Magnin est
en difinitive celui que rencontre tout intellectuel ou artiste
lii a une action: il voudrait "~tre" quelqu'un et en m~me temps
"faire"quelque chose. Le colonel Manuel, autre intellectuel de
L'Espoir, qui se double d'un artiste passionn~, fera face
exactement au m~me dilemme. Dans le combat, Magnin s•est senti
chaque jour plus pres des hommes, et il a aid~ un homme comme
Manuel a accepter pleinement la metamorphose qu'annonce la
derniere page de L'Espoir;
1. Etre et faire, c'est le titre choisi par Malraux pour l'une
des grandee parties de L'Espc;r, et ce titre reprend
precisement une phrase de Garcia : "Les communistes veulent
faire quelque chose. Vous et les anarchistes, pour des
raisons differentes, vous voules ~tre quelque chose •••
c 'est le drame de toute revolution comme celle-ci."
2. Andre Malraux, L'Espoir, Paris, Gallimard, 1937, P. 97.
168
Manuel "sentait la vie auteur de lui
froissannante de presages ... Un jour, il y
aurait la paix. Et Manuel deviendrait un
autre homme, inconnu de lui-meme, comme le
combattant d'aujourd'hui avait ete inconnu de
celui qui avait achete une petite bagnole
pour faire du ski dans la Sierra. Manuel
entendait pour la premiere fois ce qui est
plus grave que la voix des hommes, plus
inquietant que leur presence sur terre: la
possibilite infinie de leur destin":- Que
chacun se transforme comme Manuel s'est
transforme: voila l'espoir.
Dans L'Espoir, Manuel connait le drame du chef qui,
dans l'etat actuel de la culture, doit s'ecarter toujours plus
de ses hommes et perdre la fraternite. Il est appele a
l'etat-major qui a decide de lui confier le commandement d'une
brigade nouvellement constituee. Il essaye de refuser: "Mais mon
mon regiment je le connais homme par homme ! qui regiment
pourra ,2 Une autre fois, Manuel raconte a Ximenes,
l'officier de carriere qui lui a appris l'art du commandement,
combien il a ete bouleverse le jour oii il a dG faire executer
plusieurs de ses hommes malgre leurs supplications poignantes.
Manuel conclut le recit de cette scene en disant qu' il ne
regrette rien. il a fait son devoir, mais il sait maintenant que
l'efficacite et 1'humanite sont deux attitudes inconciliables:
1. Ibid., P. 591.
2. Ibid., P. 119.
169
"Il n'est pas un Achelon que j'aie gravi
dans le sene d'une efficacit6 plus
grande, d'un commandement meilleur, qui
ne m'Acarte davantage des hommes. je
suis chaque jour un peu mains humain,"1
Xim6nes, trap habitu6 au commandement pour se poser
encore ce genre de questions, r6pond seulement:
"Je ne peux vous dire que des chases que
vous ne pouvez pas entendre, mon fils.
Vous voulez agir et ne rien perdre de la
fraternit6; je pense que l'homme est
. 1 2 trap pet1t pour ce a."
Car, poursuit Xim6nes, du jour oii un homme accepte un
commandement, et d'une fa~on g6n6rale, du moment oii il s•engage
dans une action quelconque, cet homme n'a plus droit a son arne.
Par ses exp6riences en Indochine, en Chine, en Russie,
en Espagne, en France, Malraux, lui aussi, a pris conscience que
"l'homme est trap petit pour cela", mais au lieu de confier
comme Xim6nes cette petitesse a une Eglise que r6serve
l'anoblissement pour l'au-dela, Malraux garde foi en l'homme et
ne veut pas chercher hors de l'homme la possibilite de le rendre
plus grand. Et en cela, Malraux est sans doute plus pres du
Christ que ne l'est l'Eglise.
Dans une autre scene de 1 • Espoir, le commandant
Garcia et le professeur d'histoire de l'art Scali se demandent
quelle orientation devrait prendre 1' action d 'un artiste. Au
1. Ibid., P. 480.
2. Loc. cit.
170
point de depart, ils posent comme fondamentale la necessite pour
l'artiste de s'engager. Pourparler d'amour aux amoureux, dit
Garcia, il faut avoir ete amoureux, "il ne faut pas avoir fait
1 une enquete sur l'amour" . La force d'un createur n'est done pas
dans sa protestation ni dans son approbation, mais dans sa
volonte d 'expl iquer pourquoi et comment les choses sont. Or,
pour "expliquer" il faut que 1 'homme connaisse lui-meme les
modalites de la transformation du monde a la suite d'une
experience personnelle. Mais voici ou se situe precisement le
probleme. D 'une part, tout mouvement de transformation et de
metamorphoses, s'il veut etre efficace, doit exiger une certaine
unite de pensee et d' action chez ceux que cette transformation
engage. D'autre aprt, les artistes ont toujours cultive le gout
des individualites fortes et des dissidents, ceux-la memes que
la revolution exclut. L'artiste cherche avant tout une totalite
et une liberte personnelles et il attaque la revolution en
mettant en question la politique revolutionnaire par sa propre
notion de liberte. Ainsi pour un homme qui pense, l'engagement
dans la revolution sociale apporte presque necessairement le
sentiment du tragique. Selon le commandant Garcia, la revolution
est chargee de resoudre ses propres problemes, non ceux des
combattants. L'artiste ne doit pas, selon lui, compter sur la
2 revolution pour supprimer sa tagedie personnelle •
On peut remarquer ici que certains des personnages
comme Magnin, Garcia et Manuel ne perviennent pas a realiser un
equilibre parfait entre leurs aspirations personnelles et la
----------------------------------------------------------------1. Ibid., P. 464.
2. Ibid., P. 467.
171
nouvelle societe pour laquelle ils travaillent. Malraux confie a
un autre personnage le soin d'etablir un equilibre heureux entre
les exigences de la pensee et celles de l'action. Il s'agit du
personnage de l'artiste. Tcheng-Dai et Gisors, bien qu'eloiges
de l'action revolutionnaire, participaient a la transformation
de la Chine tout en demeurant fideles aux donnees culturelles de
leur civilisation. Les artistes de L'Espoir, Scali, Alvear,
Manuel poursuivent cet effort de transformation et de fidelite.
Mais pour la premiere fois dans l'univers romanesque de
Malraux, l'artiste n'a pas peur de prendre parfois ses pinceaux
et parfois la mitrail1euse, parfois l'orgue et parfois la
grenade. En somme ce que Malraux lui-meme faisait en 1936. La
participation directe de l' artiste a l' action revolutionnaire
pose les memes problemes que ceux rencontres par Magnin, mais
1' artiste semble les surmonter facilement parce que son art
etablit des liens etroits entre le createur et le monde qui
l'entoure. Magnin ne peut accorder son appui a un mouvement de
violente transformation sociale et humaine; 1' artiste de son
cote, decouvre de nombreux points communs entre sa sensibilite
et celles des hommes en revolte contre la condition
est faite.
qui leur
La situation du colonel Manuel parait etre a mi-chemin
entre Magnin, pour qui les problemes meraux ont encore une
certaine importance, et Lopez, qui voudrait reconstituer a
travers son art un monde devaste par la guerre. c•est peut-etre
dans l'intention de maintenir le personnage de Manuel entre ces
deux personnages que 1'auteur en a fait un musicien, capable de
se recreer interieurement par la musique mais incapable d'agir
sur le monde au moyen de son art. La musique est 1 • art de la
172
conscience individuelle, celui qui suit les mouvements de la
sensibilite, non celui de l'action directe.
Trouble par les problimes de !'engagement politique,
Manuel ne parvient a un equilibre interieur que quand il
s'exprime par l'art, la musique. Au milieu du· choeur d'une
eglise, Manuel aper~oit les grandes orgues. Il commence a y
jouer le premier morceau de musique religieuse qui lui revient a
la memoire, un "Kyrie" de Palestrina. Les sons se deploient dans
la nef vide et il lui semble que ce chant sacre rejoint a
1' homrne les sourds appels de la mort. "Malgre les chaises en
debris et les camions, et la guerre, la voix de l 'autre monde
reprenait possession de l 'eglise•1
Entendons a la fois par
"autre monde" le domaine propre a la religion et aussi le
domaine que vise toute expression artistique, c'est-a-dire
l'Art.
On ne saurait trop insister sur le role que Malraux
conf ie a la musique dans ce roman et tout au cours de ses
oeuvres. N'a-t-il pas ecrit cette phrase:
"La litterature, 1orsqu'il s'agit du bonheur,
est un pauvre moyen en face de la musique•1
L'auteur con~oit done la musique comme l'art de l'apaisement et
de 1 'equilibre retrouve. Le Temps du Mepris, roman de 1935,
avait d'ailleurs utilise la musique dans un meme sens lorsque le
heros Kassner echappait a la folie au moyen des sons cr~es par
son imagination. Selon Andre Malraux cet art est celui d'une
1. Ibid., P. 579.
2. Gaetan Picon, Andre Malraux par lui-me!!!.§, Paris, Seuil,
1968, P. 64.
173
prise de conscience. Cependant la conscience que Manuel prend de
lui-meme a travers la musique est presque entierement orientee
vers le passe. Manuel est trouble, non par le "Kyrie" qu' il
interprete, mais par le souvenir de l'action militaire pendant
la guerre.
"Le Kyrie est admirable, et je le jouais en
pens ant a autre chose. J'en ai fini avec la
musique ••. Au cantonnement, la semaine
derniere, tu as vu qu'il y avait sur le piano
tout un paquet de Chopin, du meilleur. Je
l'ai feuillete, tout csa venai t d 'une autre
vie .•. Je crois qu'une autre vie a commence
pour moi avec le
militien Gartner;
1 combat" , confie-t-il au
Andre Malraux confie le role principal encore une
fois a Manuel et a 1a musique dans la toute derniere scene de
L'Espoir. A la fois musicale et poetique, la conscience que
Manuel prend de la ville en ruine de Brihuega diminue
progressivement le conflit entre son action et l 'art dent sa
jeunesse s'est nourrie. Manuel accede enfin a une certaine paix.
Manuel songe qu'un jour il y aura la paix et qu'il deviendrait
un autre homme, inconnu de lui-meme. Mais cet autre Manuel ne
sera pas l'oppose de celui qu'il connait maintenant. Il en sera
une nouvelle metamorphose. Manuel parvient ici a se reconcilier
avec lui-meme. On reconnait ici la volonte d 'Andre Malraux de
concevoir la vie humaine comme il con~oit celle de l 'oeuvre
\ -----------------------------------------------------------------1. Andre Malraux, L'Espoir~ Paris, Gallimard, 1937, P. 579.
d'art. Selon Malraux, l'oeuvre d'art est une suite de
possibilites de metamorphoses qui ne detruisent pas 1 'oeuvre
mais l'enrichissent. Ainsi il n'y a plus d'opposition entre
Manuel- organiste et Manuel-combattant qu'entre un Christ sur un
autel et un Christ dans un musee. En d'autres mots, l'homme se
recompose chaque fois qu'il engage une part de lui-meme dans une
action, chaque fois qu'il agit, qu'il cree. Voila semble-t-il,
la signification qu'Andre Malraux veut donner a toute expression
artistique.
La discussion de ce probleme artistique se deroule
avec le personnage de Scali. I 1 est professeur d 'histoire de
l'art ( comme Gisors, comme Alvear ), interprete de Masaccio et
de Piero della Francesca, maintenant il est bombardier dans
l'aviation republicaine. L'Italien Scali semble en parfait
accord avec sa nouvelle situation de combattant. Au cours d'une
conversation avec le vieil Alvear, l'histoire de l'art espagnol,
ce dernier pose une question a Scali: "Mais enfin, vous •••
comment pouvez-vous supporter cet univers "1
? Scali repond qu'il
le supplorte bien parce qu'il a compris que les hommes unis a la
fois par l'espoir et par l'action "accedent, comme les hommes
unis par l'amour, a des domaines auxquels ils n'accederaient pas
2 seuls" • En d' autres termes, la recherche de la fraternite
justifie aux yeux de ce critique d'art son engagement pour la
cause espagnole. Par centre, les problemes meraux de Manuel et
de Magnin n'existent plus chez Scali. Les preoccupations de ce
dernier sont plut6t d'ordre esthetique, et il poursuit sa propre
1. Ibid., P. 378.
2. Ibid., P. 379.
175
reflexion sur l'art qu'il avait commencee avant la guerre
d 'Espagne. Par exemple, il procede un jour a l' interrogation
d • un jeune aviateur italien abattu au-dessus de Tolede. Cet
aviateur etait ancien etudiant de Scali a Florence. Scali
decouvre dans ses papiers une reproduction d 'un detail d' une
fresque de Fiero della Francesca. Aussit6t cet ennemi change
d' aspect aux yeux de 1 'ancien professeur d' histoire de l 'art a
Florence: "Sans le fascisme, cet homme eut peut-etre ete (mon)
eleve"1
I songe Scali. La politique separe ces hommes, mais leur
interet commun pour un "detail" d'une fresque de Fiero della
Francesca les unit. Ce papier, cette photographie depasse toutes
les barrieres entre eux. Done, on constate que l'art, valeur de
reconc il iat ion est un element nouveau dans la pen see sur l' art
d'Andre Malraux.
comme tous les heros d'Andre Malraux, Scali a beaucoup
pense a la mort, mais depuis qu'il combat, la mort a perdu toute
realite parce qu'elle se resume a un hasard: la mort gagne ou
perd.
"La mort n'est pas une chose serieuse, dit
Scali, la douleur, oui. L 'art est peu de
chose en face de la douleur, et
malheureusement, aucun tableau ne tient en
2 face de taches de sang"
L'historien de l'art aborde ici le probleme des relations entre
l'art et la vie, entre la sensibilite propre a une oeuvre d'art
et la sensibilite de celui qui l'observe. On revient ici a la
1. Ibid. I P. 166.
2. Ibid., P. 376.
176
question d'un besoin de l'oeuvre d'art. Andre Malraux ecrit:
"L' homme qui deviendra un grand peintre
commence par decouvrir qu'il est plus
sensible i un monde particulier, celui de
l'art, qu'au modne commun i tous. Il eprouve
un besoin tyrannique de peindre, sachant que
ce qu' il va peindre sera sans doute d 'abord
mauvais, et qu'il s'engage dans une aventure.
Il traverse le temps du pastiche,
generalement des derniers maitres, jusqu'i ce
qu'il prenne conscience d'un desaccord entre
ce que "signifie" ce qu'il imite, et la
peinture qu'il pressent. Il distingue
confusement un scheme personnel qui va le
liberer des maitres, sou vent avec l 'aide de
ceux du passe ••• Lorsqu'il a conquis,
successivement ou alternativement, sa
couleur, son dessin et sa matiere; lorsque ce
qui fut un scheme est devenu un style,
apparait une nouvelle signification picturale
du monde, que le peintre, en vieillissant,
modifiera encore et approfondira. Ce
processus n'epuise pas la creation
artistique, mais elle ne lui echappe guere.
or, chacune de ses operations tend a l
metamorphoser des formes .•. " .
1. Andre Malraux, Les Voix du Silence, PP. 342-343.
177
Pour des hommes qui n'ont vecu que dans l'art et que par l'art
(Scali, Alvear ) il n'y a pas d'hesitation pour faire appel aux
pouvoirs de l'oeuvre d'art. La bibliotheque d'Alvear est
"recouverte de livres, a 1 'exception de deux hautes niches des
deux cotes du divan. Dans l'une, des statues,
hispano-mexicaines, baroques et sauvages; dans l'autre un tres
beau Morales"1
. Et lorsque Scali dit a Alvear qu' il est venu
dans l'intention de l'emmener avec lui a Alcala-de-Henares a la
demande de son fils Jaime, Alvear repond: "A mon age, on ne
voyage plus sans bibliotheque"2
. Alvear a done besoin de
l'oeuvre d'art pour vivre.
Le sculpteur Lopez, un autre artiste de L' Espoir, a
aussi besoin de l'oeuvre d'art. Selon lui, la revolution a
suscite en Espagne un immense espoir collectif et les masses
attendent qu'on parle de ce qu'elles soot, de ce qu'elles vont
devenir; qu 'on leur parle de leurs aspirations et de leurs
morts. Lopez voudrait alors qu 'on blanchisse tous les murs et
qu'on les donne aux artisties.
"On ne peut pas faire un art qui parle aux
masses quand on a rien a leur dire; mais nous
luttons ensemble, nous voulons faire une
autre vie ensemble, et nous avons tout a
dire"3
, dit Lopez a Shade, son interlocuteur.
Lopez voit ici ia possibilite d'un style nouveau. Lorsqu'il y a
liberte et les spectateurs, "il n'est pas possible que, de gens
1. Id., L'Espoir. P. 371.
2. Ibid., P. 372.
3. Ibid., p. 57.
178
ont besoin d'entendre, 1
ne laisse pas un style." , dit Lpoez a
Shade. L'essentiel, selon Lopez, c'est qu'on laisse la paix aux
artistes, qu'on leur donne "des aArographes et des pistolets a
couleur et toute la technique moderne et plus tard la
, . 2 ceram~que.
On peut constater a plusieurs reprises que l'Acrivain
ne con9oit pas l'art sans un choix libre des moyens d'expression
et du sujet. D'ou la coherence entre la theorie de Lopez et la
conception de 1 'art d 'AndrA Malraux. Lorsque Lopez parle de
libertA et de besoin, il situe dans 1 'absolu le probleme de
l'art revolutionnaire. Et c'est la que sa theorie s'affablit.
Son interlocuteur Shade lui dit :
"C'est un projet dans la lune, ou quelque chose qui
doit etre organisA par toi, ou par 1 'Association des
artistes revolutionnaires, ou par le ministere."3
Mais Lopez assure Shade en disant: "On va voir ... Tu peux etre
tranquille"4
Cela ne suffit pas a calmer les inquietudes de
l'ecrivain Shade. Dans Les ~ du Silence, Andre Malraux
remarque que "s' il etait admis de fa9on unanimeque la valeur
supreme de l'artiste est de servir la politique, ou d'agir sur
le spectateur comme la publicite le fait, le musee et notre
heritage artistique se transformeraient en moins d' un siecle. "5
Cette modification ne se fait pas dans le sens d'un art
1. Ibid., p. 58.
2. Ibid., p. 58-59.
3. Ibid., P· 60
4. Loc.cit.
5. Andre Malraux, Les Voix du Silence, p.64.
179
meilleur, mais plut6t dans le sens de l'avilissement de toutes
les formes de l'art. lei, ce n'est done pas question d'etablir
des rapports entre une politique et une conception de 1 'art.
Plut6t, ces deux plans peuvent momentanement se rencontrer et
s'enrichir mutuellement.
Toutefois, il faut bien avouer que la liberte
revendiquee par Lopez est un fait assez recent dans l'histoire
de l'art. La notion de liberte totale, en art, n'apparait qu'au
xxe siecle avec l'explosion des mouvements comme le cubisme, le
dadal.sme et le surrealisme. A l'aube d'une nouvelle
civilisation, les artistes et les intellectuels devaient
s'engager, au risque d'etre rejetes comme l'etaient les vieilles
structures agonisantes. Lorsque Lopez parle de la fonction de
l'artiste, c'est precisement cela qu'il veut signifier : etre a
l'affut du changement et de l'acte transformateur; etre le
premier sur la barricade. On a longtemps cru que ce desir de
transformation et de changement correspondait, en art, a un
rejet total de toutes les formes de l'art du passe. L'exemple de
Lopez montre plut6t le contraire. Le refus du passe artistique a
sans doute ete vrai pour une certaine conception de la
revolution· artistique. On a souhaite parfois a une sorte de
"tabula rasa" ideale en eliminant la tradition culturelle. Mais
on peut deja dire que cette notion est absolument a l'oppose de
l'esthetique d'Andre Malraux. Selon lui, le present de l'art est
constitue a la fois par les decouvertes de nouvelles techniques
et par d, infinies metamorphoses emergeant du plus profond de
1 'histoire. Il semble done y avoir une part irreconciliable
entre cette conception de 1 'oeuvre d'art et· celle qui rejette
totalement les experiences artistiques du passe.
180
En fait, Malraux definit l'artiste comme celui qui
prend conscience d'une rupture entre son monde et ce qui devrait
exister; et qui retablit la creation selon l'ordre qu'il a
imagine. Selon Malraux, une fonction import ante de 1' artiste
repose sur la resurrection des oeuvres du passe. L'oeuvre d'art
trouve sa source dans une possibilite infinie de metamorphoses,
et ces formes doivent necessairment passer sous la main
creatrice de l'artiste pour avoir a nouveau une signification.
Or, l'action de Lopez en faveur d'une renaissance de l'art tient
compte de deux elements de la vie de l'oeuvre. D'abord Lopez
voudrait que le nouvel art exprime ce qui se passe maintenant en
Espagne enthousiasme, fraternite, douleur, angoisse, mort,
etc. Mais en meme temps il n'oublie pas que sa principale tache
consiste a proteger les chefs - d'oeuvre de l'heritage espangol,
tableaux, statues, eglises, monuments, etc. Il ne faut pas les
proteger dans le but de les remettre, mais pour les rendre au
peuple qui en a besoin. Le revolutionnaire Puig souhaite ainsi
que tout brule de ce qui represente l'ancien regime, "sauf pour
les oeuvres d'art, faut les garder pour le peuple la cathedrale
ne brule pas."1
Ainsi on constate que les intellectuels de L'Espoir se lancent
dans l'action, mais ils rencontrent des problemes qui viennent
troubler a la fois leur activite presente et leur volonte de
poursuivre le combat. Andre Malraux introduit alors le
personnage de l'artiste, qui reussit a reconcillier ses besoins
d • ordre esthetique et ceux de 1 'action dans laquelle il s 'est
engage.
1. Andre Malraux, L'Espoir, p. 43.
1 A 1
A une question "Pensez - vous 9ue l' artiste engage
devienne un meilleur artiste parce qu'il est engagA"? posAe par
c.L.Sulberger, AndrA Mlaraux rApond : "Aujourd'hui, le probleme
se pose d' une fa~on particuliere parce que l. engagement va a
l'encontre de l'histoire au sien de laquelle nous vivons. Je ne
crois pas que !'engagement ait par lui-meme une valeur, mais que
. . b . 1 certa1ns art1stes en ont eso1n" .
Cette notion d'engagement est l'une des clefs de
Malraux et de toute sa vie. Il Atait, en fait, engagA (dans son
aventure indo-chinoise avant meme d'etre reconnu comme
artiste- crAateur; il a toujours AtA engage, bien que les
causes pour lesquelles il se battait aient a coup sur varie,
passant des revoltes en fermentation de l'Asie a l'Espagne
republicaine, a l. antinazisme et ce qui est presque
inseparable a la Resistance franc;aise, a la France en tant
qu'idee, et pour finir, a l'humanitarisme.
Dans - L • Espoir, Lopez souhaite un art qui so it
l 'expression essentielle de la nouvelle notion de l' homme que
precise les evenements d'Espagne. Mais apres avoir montre la
possibilite d'un art revolutionnaire, le personnage de Lopez
disparait de l'univers romanesque de Malraux. Ce qui demeure,
c'est son interrogation sur le sens de la creation artistique.
Les Noyers de l'Altenburg que Malraux publiera en 1943, va
lancer cette inerrogation de nouveau.
1. Sous la direction de Martine de Courcel, Malraux, Etre et
dire, Paris, Plon, 1976, P. 279.
182