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C H A P I T R E - V LE TEMPS ET LA T E M W
SELON YOURCENAR
A. Les meditations de I'auteur sur le temps
La vie n'est autre que le track du temps. L'hornme, prisonnier ou
libre du temps, vit sa vie en quBte de sa signification. Yourcenar, en
krivant sur les grandes personnalites de diffkentes eoques, a reussi A se
transporter aux divers temps et vivre en symbiose avec les sujets de ces
epoques. Elle est devenue susceptible d'etablir ce qu'est le temps dont la
polyvalence est impressionnante.
1. Le temps constructeur
Pow I'ecrivain, le temps construit la personnalite. Le titre d'un de
ses essais "Le Temps, ce grand sculpteur", emprunte de preference P
Victor Hugo, cisele metaphoriquement cette idee.
C'est sous forme d'une structure pyramidale qu'il envisage
I'existence de I'empereur. Lentement Hadrien monte en grade, arrive au
pouvoir, connait les annks d'equilibre suivies de I'ivresse de ]'Age d'or
qui est la cime de la pyramide, puis la maladie et l'effondrement qui
indiquent la desccnte rapide, les constructions et d'autres travaux
entrepris a ras de terre en bravant les soufiances du mal physique.
Au cours du temps, Hadrien travaille a la construction de soi-m8me
dans la performance du bien public. I1 subit le changement que lui
confkre le temps. C'est par cette transformation de chaque jow que
s'accomplit l'architecture de sa personnalite.
Dans "L'CEuvre au noir" I'autew met en exergue les paroles
supposees que Dieu a adressees a I'homme apres l'avoir a&, dont la
derniere phrase est tres significative:
"Je ne t'ait fai ni deste, ni tarestre, mnd ou hmteI, afin que de 101-&re, l~brenmt, a la faqm d'un bon peintre ou d'un sculpteur habile, tu achkes ta propre forme." (OR, ON, 559)
Zenon vit dans un temps oh l'horloge et les premieres montres
apportent unc nouvelle realisation du temps. ~ t a n t capable de mesurer le
temps, il eprouve une trbs grande joie. La duree est l i b a la connaissance
dont l'acquisition s'accroit de jour en jour.
En tant qu'alchimiste, il a le sentiment de pouvoir maitriser la vie et
le mouvement universel. I1 sent meme sa puissance en ce que durant sa
vie l'hornme regenere le monde:
"Faire dura ce qui passe, avanm ou recula I'heure prescrite, s'empara des secrets de la mrt pour lutta contre dle, se servir de recens naturelles pour aida ou pour dejoua la nature, dorrina le mde et I'hortnne, les refaire, peut&e les c r b ..." (OR, 645)
L'homrne de tous les temps s'averait capable d'envahir l'univers par
la pende, Zknon, pourtant, realise son impuissance d'acqukrir tous les
savoirs et il n'a pas pu, avec son savoir limite, maitriser le temps.
Conscient de la fuite du temps, donc des jours, il cherche refuge dans le
temps alchunique, ll tente de maitriser le mouvement universe1 pour
echapper a la condition du prisonnier du temps, par la l ' a l c h s t e esp&e
maitriser la vie.
Le philosophe, ainsi que I'empereur, en contemplant la nature, sent,
par la pensee, le mouvement infini de la duree. Ses diverses promenades
sont des occasions de miditations:
"Assis sur tm tertre, regardant houla sous le ciel gris les plains renflh @ e4 la par les longues collines sablomeuses, il songeait aux tenps rwolus durant lesquels la mer avait occupl ces grands spaces ou poussait mntmant le b14 Iw laissant dans son retrait la conformitk et la signature des vagues." (OR, ON, 583)
Les personnages du "Coup de grfice" vivent au jour le jour c o m e
Zbnon. Leur vie mouvementee sans tr&e les retient dans le present. Leur
pe r so~a l i t e se f o m e et se solidifie dans leur duree actuelle, c o m e ils
vivent sans qu'ils aient le temps de se recueillir dans le souvenir du passe
ni qu'ils puissent rkver d'un avenir non-existant. L'evolution a une allure
rapide qui correspond au rythme accelere de leur existence.
2. Le temps destructeur
11 y a des mornens oh le r n h e temps architecte parait dkvorateur
aux yeux de I'auteur. Cette perspective est evidemment perque dans ses
muvres.
Tout le long de sa vie, Hadrien a pris des precautions pour preserver
les choses contre les degits de la nature. I1 a fait le necessaire pour qu'on
se souvienne de lui dans I'avenir. C'etait la pierre, matibe dure et
durable contre les intemptries qu'il a choisie pour ceRe mission. 11 a
beaucoup construit et reconstruit:
"I.. ] c'est collabora avec le temps sous son espect de pass4 en saisir ou en d f i e r I'esprit, lui servir de relais vas un plus long avmir; c ' s t re~ouva sous les piares le seas des sourm." (OR 384)
C'est une manitre de s'opposer au temps. Pour assurer sa sunie il
construit des monuments, fait sculpter des statues. Pour immortaliser son
carnpagnon, il fait bPtir la ville Antinoe, baptisk d'apres le nom mime
du favori. Pour obtenir la reconnaissance des gherations presentes et
futures, il construit des ponts, des koles et des bibliotheques. D'un esprit
1eger instantant il va mime jusqu'a egratigner son nom abrege en lettres
grecques, comrne les autres l'ont fait, sur les jarnbes du colosse de
Mernnon. Ce sera "une marque laissee par un homme egme dans cette
succession de sikles." (OR, 445) I1 sait que la "presence" est abolie,
seule la "trace" subsiste. (OR, 449)
A c6te des constructions, les soins accordes aux besoins des lecteurs
a la bibliotheque sont une autre preuve de la vision de I'empereur vers
I'avenir le plus lointain possible, car la bibliothbque sert a preserver les
pensees des ancetres aux generations futures. I1 recommande egalement a
Phlegon d'ecrire les chroniques de Rome, "Olympiades", qui seraient une
suite des "Helleniques", les chroniques de la Grece. (OR, 453) La lecture
des poemes du poete antique Antimaque lui fait comprendre que le
souvenir peut etre immortalise. (OR, 454)
Hadrien s'achame a rendre imrnortel Antinoiis: son beau visage se
retrouve dans les sculptures, dans les monnaies et les medaiies et son
souvenir dans les poemes d'amour. Il a ainsi fait le necessaire pour
proteger son ami contre le temps devorateur. Le corps de I'ephebe est
embaume et momifit. Le culte d'Antinoiis est institue. La ville Antinoe
est fondbe dans le site meme de la mort du jeune homme.
Les troubles mentaux qu'il eprouve a la veille de sa propre mort
traduit son angoisse et la lutte anticipk de la part de la posterite devant
le temps destructeur. Comrne les catastrophes de la nature telles que
I'inondation, le tremblement de terre, I'incendie, il y a d'autres ravages
que le temps peut causer aux travaux hurnains. Hadnen les 6numk.e et se
console en imaginant des contremesures que les hornmes futures
entreprendront:
"Nm llvres ne ptkiront pas tous; on r$arera nos statues brisk.; d'autres coupoles et d'autres frontons naitront de nos frontons et de nos coupoles; quelques h m pmseront, travaillaont d SfflQrOnt conane nous: J'ose comptu sw ces contlnuateurs pla& a inte-valles ~rr@ulrers le long d s sikles, sur cette lntamittmte ~mmortalitd" (OR, 513-514)
Les victirnes de la peste, le massacre du peuple des saints a
Miinster, les guerres de religion ou comptaient beaucoup de morts, sans
parler d'heretiques condarnnb au biicher, sont autant d'exemples qui
parlent du temps destructeur, y compris les aneantissements usuels
comrne la mort de Numi, d'Henri-Maximilien Ligre, celle du prieur des
Cordeliers aprbs une longue maladie fatale.
Tandis que les humanistes de la Renaissance eprouvent une grande
allegresse devant les dtcouvertes de l'boque, ils sont egalement en proie
a une angoisse du temps et Zenon, conscient de la k i te du temps, n'en
fait pas exception.
La courte duree du temps du "Coup de grbe" deploie l'attitude
durcie des protagonistes devant I'homicide. Le combat est tres lie a la
destruction desespkrement impossible d'arrhter.
3. Le temps continuile temps cyclique
Le passe est deja passe. Le ktur est vaguement anticipe. Seul le
present est palpable bien que tres bref Yourcenar reconndt que le
present est ponctuel et que le temps est compose de pdsents successifs:
"Lg h o ~ ~ f m e ~ qui invmthmt le t e q s ont inventi muite I ' b n i t b wmm un contraste, m i s la negation du m p s st aussi vaine que lui. 11 n'y a ni p'assd, ni fw mais seulmmt une s h e de prkmts successifs, un drmin papetuellannt deauit et continue, ou nous avanpm tous."'
La saisie du present avec son intensite condensee dans le petit
moment est trbs explicite chez l'ecrivain: "Ce moment present, qui est
tellement court, est aussi tellement vaste, et riche de coordonnees qui
nous echappent [...I"'
L'empereur Hadrien vit pleinement dans le present; il goiite de tout
son Gee chaque moment de bonheur en la compagnie de son jeune amant
qui fait partie integrante de la beaute sereine du paysage qu'il contemple.
C'est le moment present qui retient son attention quand il ecoute le
plaignant ou I'interlocuteur lors des aubences imperiales. I1 est alors
extremement conscient de chaque instant.
Hadrien est egalement partisan de la conception stoi'cieme du
temps. Pour lui, les reflexions et la maturite sont motivks par le temps
qui est 1' "expression de la sagesse divine, et de l'harmonie universe~le."~
Les moments les plus distingues sont ceux qui favorisent les meditations
spirituclles.
I M. YOLIRCENAR, "Le T q s " , Essa~s ef mlmorres, p. 283. 2 M. YOURCENm Les Yeux, p. 65 3 . M. BOUSSUGES, Marguerite Yourcewr-Sagesse er Mysrrque, op, cit., p. 26.
Dans la vie de Zhon, d e u moments privil6giCs l'absorbent dans le
present, le premier devant le miroir florentin, le dewi the devant la
loupe. C'est que, a I'interieur de sa conscience, il s'offfe a l'examen de
soi dans le moment present.
La premike perception de soi a lieu quand il rassemble les affaires
pour quitter Paris, apres la condamnation de son l ive "Protheones".
Alors, par hasard, il regarde un miroir florentin, compose de vingt petits
miroirs bombes:
"1. . ] Zdnon s'y regarda II y apa$ut utmgt figures lass& et
rapeussk par ltx lois de I'optlque, ~ n g t images d'un
h o r n en bonnet de fourrure, [ . j aux y e a lutsants qui
hat eux-mkx des rniroirs " (OR, 670)
La deuxieme occasion se presente pendant une de ses promenades d'herboriste oh il a eu une sorte de revelation. Grlce a une loupe qu'il a tenue a la main avant de dormir a plat ventre dans un crew: du sable, il voit le reflet grossi de son propre ail.
"11 s ' h t vu voyant, [ ] Comnx l'ml de Dieu dans
cenrullg estanpes, cet cal humrun dalenut un symbole"
(OR 705)
"U n t faut pas hesiter a rompre les amarres et a partir,", dit I'auteur a Bernard Pivot dans le programme televise " ~ ~ o s t r o ~ h e s " . ' Zenon
I . V. kc., hde tn b~ dc p y , n:J
quitte Bruges pour y revenir et mourir. Sophie quitte Kratovice pour y &re rarnenb et e x b u t b . Pour Hadrien, chaque jour est un cycle et le temps est compose de jours successifs. Chaque aurore est une belle expkrience. I1 tho igne une passion sans Bgale a observer I'arrivke de I'aurore dans toute sa Wcheur et sa magie, du haut du mont d'Etna ou du mont Cassius, ou m6me a entendre I'eclatement du bruit qui detonne du colosse de Memnon a I'encontre de I'aube.
Quelques-uns des moments de sa vie semblent avoir wnnu la fin
d'un cycle et I'entrb dans un autre: La gueme de Judee qu'il reconndt
6tre I'un de ses bchecs, lui fait revivre les moments de la veille de son
avenement: "[. . . ] les mauvais jours qui avaient imrnedatement predde
mon regne semblaient rewmmencer." (OR, 472) Les causes et les effets
de chaque cas fomaient un cycle:
"SI seze ans du regne d'un pnnce passlonnmt pawfique aboutlsstumt a la carnpagne de Palestme, les chany de pax du m d e s'av&amt rmhocrs dans I'avmr (OR 473)
Apres avoir donne I'ordre de nommer Palestine en rayant de la carte
la Judee, il se dit: "I1 faut toujours recommencer" (OR, 480), en faisant
allusion aux travaux de remise en etat du pays immediatement apres les
1 . B. PIVOT, Apostrophes Cf Supra p.3
destructions de la guerre. Et plus loin, parlant de la richesse gagnee dans
la guerre qui est dkpenske pour une auhe gume par Trajan, il remarque:
"ce qui venait de la guerre s'en retoumait a la guerre." (OR, 34 1) Ainsi se
complete le cycle.
C o m e dans le Mythe de Sisyphe, les mbmes gestes sont refaits, et
chaque fois avec plus d'ardeur.
4. Le temps-refuge
L'homme condamne a soufEr se voit accorde une oasis: c'est se
refugier dans le temps, de preference, dans le passe. Ses douleurs
guthissent avec le temps. La vie guerit avec la mort. Les peines du passe
perdent leur acuite et paraissent negligeables quand revisitees du present.
De m2me. les &es du present cherchent un reconfort dans le songe d'un
passe heureux. C'est ce qui explique le besoin de retour dans le passe.
Hadrien, ~ r i c et Zenon derivent la joie en revivant les beaux temps de
leur passe. Le passe en tant que passe acquiert un caractere sacre et se
reclame c o m e une possession personnelle, par ce faif il procure une
evasion de la realite actuelle.
Hadrien, apres avoir reconstnit le passe avoue la satisfaction d'y
pouvoir houver quelques moments reconfortants:
"Mon pass4 We, me propose Cg et 18 dm retraitm oh j'khappe au mins 8 une p d e dm mishe prkenta: la plaine de neige au bord du Danube, les jardins de Nicoddie, Claudiopolis [ . . . I , n'importe quelle rue d'Athhes, une oasis oh des nhuphars ondoimt sur la vase, le dkert syrien 8 la lueur des Qoiles au retour du camp d'0sroh." (OR, 501)
Les hbos reconnaissent egalement des lieux-refuge~.Zenon se pldt a
retourner a Bruges, apres avoir surmonte le vague tressaillement d'un
desir de suicide au bord de la mer; Sophie a prem son retour force
Kratovice aupres d ' ~ n c pour obtenir la sentence de mort; la tranquilliti
d'Hadrien lui est assuree a Tibur dans un avenir proche:
"A Tibur, du san d'un mis de mai brCllant, j ' h u t e sur les plage de I'ile d'AchiUe la longue plainte des vague; j'aspire son air pur et froid; [ . . . ] j 'apqois Patrocle.. . Ce lieu que je ne vwrai larnais devient ma secrbte rbidmce, mon s u p r b asile. (OR, 501)
5. Le temps-espace
Le recul dans le temps s'accompagne d'un depaysement
geographique. Les themes sont definis par I'ecart chronologique et
I'eloignement spatial.
Les protagonistes entreprennent de grands periples dans leur prime
jeunesse, le moment oh ils ont de longues annCes de vie encore. Le grand
espace de leur voyage s'effiloche jusqu'a devenir le lieu fixe oh ils sont
immobilises par I'Lge avance ou par les cuconstances.
Ce fait est rendu nbs evident avec Zkon de "L'(Euvre au noir". Le
roman a trois volets en porte les titres revelateurs: "La Vie errante", "La
Vie immobile" et "La Prison". Le jeune pretre designe qui declare se
promener pour arpenter la rondeur du monde comme "des insectes dans
l'kpaisseur d'un psautier" (OR, 563), retourne a sa ville natale apres
trente ans, y mene une vie sedentaire pendant six ans, puis kpouse la mort
dans la prison. Les aires geographiques vont de la plus vaste a la plus
etroite. Cornme le sablier qui laisse couler le sable, le temps dc la vie
s'amincit et I'espace oh il vit se retracte.
Le voyage absorbe la majeure partie des activites. La vie se mesure
par des criteres spatiaux. Les personnages se reconnaissent surtout par le
lieu d'habitation ou de rencontre: "La mort a Miinsterm, "Les Fugger de
Cologne", "La conversation a Innsbruck, "La promenade sur la dune".
11s sont definis par I'espace de preference; aussi peut-on due que
"L'espace gouveme ici le temps". '
1 . Christian MEURILLON, "Zhon de Bruges et I'exp&imce de I'apace", Roman
20-50, 1990, p. 30.
Mais aucun lieu ne semble Btre associe a Zenon, car il a toujours
vecu "en homme qui a partout et n'a nulle part droit de cite." (OR. 684)
"Le temps [pour lui] fuyait et se subdivisait comme les grains du
mercure" et c o m e les dates, les lieux aussi se confondent: "Les lieux
aussi bougeaient: les distances s'abolissaient cornme les jours." (OR,
685) Le temps reste lie a l'espace. L'ecrivain vise clairement a souligner
le jumelage entre les deux.
La fixite du lieu de la fin ne veut pas dire necessairement que le
heros est ceme dans cet espace minimal. Paradoxalement, cette
immobilite absolue libere l'esprit qui s'elance vers un horizon immense
pour envahir par la pensbe toute I'envergure du monde ou mBme de
I'univers. La dualite entre le voygage et la sedentarite fait echo a celle du
corps et de l ' h e qui s'unissent par l e u complementarite.
La vie d'Hadrien est reglee par les attitudes de l ' h e envers le
monde: comme il s'agit d'une recomposition "du dedans" de la route du
temps parcouru durant les six decennies, les titres dessinent les activites
de I ' b e : "Petite b e vagabonde et caine", "Varie multiple et
changeant", "la terre retrouve son kquilibre", " L ' A ~ ~ d'or", "Discipline
auguste" et "La Patience". Tout se ramene au niveau de I ' h e ; les trois
premiers chapitres survolent les moments oh Hadrien fut trks actif, dQ a
sa jeunesse energetique; c'est le corps qui voyageaif couvrant les pays
varib, puis il a retrouve I'equilibre avec sa succession a Trajan. Il atteint
alors la paix interieure. Une nouvelle aventure colore sa vie interieure
qui se manifeste par des bienfaits pour 1e peuple.
Le troisieme est le seul qui echappe a cette prise de position. Mais il
revele syrnboliquement que, etant dome I'envergure de la personnalite
de I'emperew tout ce qui se dit a l'echelle de l ' h e est un reduit de ce
qui s'applique au niveau de la terre. Les agitations disparaissent a
l'arrivee au pouvoir, la sQenite le gagne, ce qu'il voit se reflker dans
I'ordre de la terre.
Les personnages du "Coup de grace'' sont cantomes dans un espace
limite, conformement aux regles d'unites de la tragedie classique.
Kratovice est I'unique site de I'action. Mais l'evasion de Sophie dans
I'espace ouvert est une liberation de cette incarceration morale. D'autre
part, le lecteur a le privilege de ne pas etouffer dans l'espace clos de
I'action, car, ~ r i c , malgre son imrnobilite, evoque les divers temtoires
qu'il a defendus durant la guerre. L'espace reste I'allie du temps, trace le
chemin de la vie par ses images reelles ou virtuelles.
B. Le temps cosmique
Jean Cocteau disait que "Le temps des hommes est de l'eternite
pliee."' Ces paroles servent de leitmotiv dans les aeuvres
yourcenariennes. C'est la perception du lien etroit entre le temps humain
et l'eternite qu'elles visent a mettre en relief. I1 y a des moments oh les
heros deviennent conscients de 1'6ternitC et manifestent leur participation
dans le Tout.
1. Hadrien-contemplations et meditations
Lnitie par son grand-pere Marullinus, Hadrien s'exerce a la
contemplation du ciel. La nuit syrienne lui foumit l'expericence la plus
riche. Apres sa visite a Osroes ou il a connu le refus total, physique et
moral, du sage hindou qui entre volontiers dans le fey I'empereur n'est
que trop pret a accepter I'existence d'une verite au-dela du temps
humain. II sacrifie le sommeil et se consacre toute la nuit a la
contemplation des etoiles. 11 eprouve alors le vrai bonheur, car cette
contemplation etablit le contact avec le divin et assouvit l'aspiration
spirituelle. La beaute du cosmos est une preuve de I'existence des dieux.
Ceux-ci se revelent au monde par la splendeur de leur creation.
D'autre part, cette longue meditation devant le ciel etoile est une des
rares occasions ou I'homrne peut concevoir le temps qui reste suspendu
1. J COCTEAU, ~a Mach~ne rnfernale. Cf. Supra P 41.
momentanement. I1 saisit le temps et le retient par I'intensite de sa
communion avec le firmament. Ce sont les moments divins oh Hadrien
connalt I'extase recommandee par les philosophes de I'AntiquiM: "J'ai
connu plus d'une extase; il en est d'atroces; et d'autres d'une
bouleversante douceur." (OR, 403)
Lors de la contemplation, I'elan interieur de I'homme entraine
"I'eveil de la force spirituelle" qui a son tour incite "l'eveil A une sagesse
superieure".' Hadrien entre dans le monde spirituel et realise une
modification profonde en lui par le dialogue avec le silence du cosmos.
Ces reflexions entament la meditation sur la mort, ouvrant I'entree B ce
monde opaque:
"Une fois dans ma vie, I . . ] j'a offen aux constellations le sacrifice d'une n u t tout entiere [ . . ] Quelques annhs plus lard, la mon dlait devenir I'objet de ma contemplation constante [ . . . I Aprbs tant de reflexloris et d'exp6riences parfois condamnables, j'ignore encore ce qui se passe dembre cene tenture none, mais la nuit syienne represente ma pan consciente d'imrnonalite." (OR, 402-403)
Hadnen a la revelation de la part divine de l'homme dans sa plenitude.
La contemplation du cosmos nocturne resulte en la fusion de l'homme
1 M. BOUSSUGES, op. cit.. p 28
avec I'univers. Cette exprfience est analogue a celle de l'astronome
Ptolemke du p o h e grec traduit par Marguerite Yourcenar, qui parle
d'avoir goGtk, en conternplant la vofite celeste, sa part de I'ambroisie des
dieux, I'ambroisie &ant la nouniture divine et source d'imrnortalite des
dieux de 1 '0 l~mpe ' .
La contemplation des etoiles qui se fait dans le silence passe ti une
deuxieme etape qui est l'union au mysthe et la troistieme &ant I'accbs au
divin.
En plus de la lucidite, cette contemplation est egalement source d'un
grand apaisement dans les moments douloureux. Cette pratique reflete
une attitude s to i c i e~e , en persuadant l'homme a aimer le temps et a se
sournettre au destin. L'observateur celeste realise que la dwee de
meditations intenses, quoique limitee dans le temps, par son amplitude se
place hors du temps. II rompt les ffontieres du temps humain et s'eleve
vers le temps eternel du cosmos.
2. Zenon-reflexions philosophiques
Zenon, en tant qu'alchimiste, a la certitude que la nature est une,
mais qu'elle se manifeste sous des aspects varies, formant ainsi une
infinite de corps.
I.M. YOURCENAR, La Couronne et la Lyre, prbentation critique et traductions d'un choix depo&es grecs, Paris : Gallimd, 1979, pp.381-382.
En tant que philosophe, il contemple la nature et comprend le
mouvement i n h de la duree. Chaque promenade est une inspiration de
la muitation :
"Assis sur un tatre, [. . . ] il songeait aux temps rivolus durant lesquels la wr avait occufi ces gands espaca ou poussnt maintenant le bl4 leur laissant dans son retrait la conformit6 et la signature des vagues Car tout change, et la forme du mmde et les productions de cette nature qui bouge et dont chaque m m t prend des sikles." (OR, 583)
Devant la verite immuable de la fuite du temps, Zenon est angoisse de ne
pouvoir la dominer, il n'est que trap conscient de faire partie de la chaine
hurnaine dont la continuite est le resultat des changements constants et oh
il ne represente qu'un maillon.
'*Ce M o n [ . . . ] sentait passa a travers lu , 1.. . ] le flot de rrnllias d ' he s qul s'haimt dtja tenus sur ce point de la sphbe, ou y vimdramt jusqu'a 1. ] la tin du mnde ; ces fantBms travasumt sans le voir le corps de cet h o r n qui de leur ~ v a n t n'&cut pas encore, ou lorsqu'ils saaient n'eulsterait plus." (OR 685-686)
11 croit que le present est en lui-mime kernel, ainsi chaque moment
c6toie I'universel. Sa veritable illumination est une transcendance de la
realisation du vide atemporel du "present etemel"
"Le tanps, le IleU, la substance p ~ d a i m t cs atvibuts qui sont pour nous leurs fronubes ; la forme n'etait plus que l ' h c e dkliquetk de la substance; la substance s'6gouttait dans un vide qui n'6taitait pas son contraire; le temps el l 'kemi6 n'6taimt qu'une n-h? chose, cormne une eau noire qui code d m une ~mmable nappe d'eau noire." (OR, ON, 686)
Yourcenar croyait faire partie du temps non destructeur mais source de
creation. Le temps, comme un fluide, relie les instants. Sans pas& ni
futur, mais seulement constitue d'une suite de presents succesifs le temps
est "un chemin perpetuellement detruit et continue, oP nous avangons
tous.'"
Zenon, des le debut du roman, declare son ambition de se lancer a la
poursuite de la connaissance de soi. Cette qubte dans I'instant present le
pousse vers le grand chemin. C'est "Hic Zeno" qui est le but de ses
voyages. Les dcux eisodes, du rniroir florentin et de la loupe, sont des
occasions ou il realise avec etonnement cette connaissance de soi.
L'experience des vingt figures de Zenon refletees dans le miroir florentin
le rend conscient de I'homme unique caracterise par la recherche du
savoir, qui, malgre la multiplicite des connaissances tend vers son unite.
L'homme sans perdre son individualite peut accumuler les savoirs
multiples et conserver les personnalites juxtaposbs. Zenon possede un
visage multiple, h t medecin, alchirniste, theologien, artificier et
astrologue. Mais, dans cette multiplicitk, il n'est pas encore capable de
trouver I'unite de soi. 11 quitte Paris en hate en qu6te d'autres aventures
qui peuvent l'eclairer.
Tandis que I'experience de la loupe lui revele la connaissance de
soi, plus approfondie :
"11 n'y avait nen de thbnque a t l r ~ de cate vlsion qui accrut b i z a r r m t sa mnnaissance de soi, et en t q s sa notion des multiples objets qui mmposmt ce soi." (OR, 705)
Cet ail , pourtanf ne lui permet pas de voir I ' b e hurnaine mais au
moins il evoque I'ail interiew ou "le troisieme a i l qui se situe a la limite
de I'unite et de la mu~ti~licite."'
Le ptulosophe Zenon aspire a posseder tous les savoirs. La
contemplation de la mer lui represente le rythme reguher et continu de la
nature dans le temps infini. C'est un moment de co&ontation avec le
flux du temps universel. Amsi que les courbatures physiques se dissipent
dans le bain de mer, la tentation de suicide disparait totalement. I1 decide
I . M. BOUSSUGES, op at., p. 52
de ne pas s'exiler en Angleterre et de retoumer a Bruges. En remettaut
"la carapace humaine" (OR 767) il se resigne a suivre le destin sans
precipiter la mort.
C'est vers cette etape qu'il comprend l'irnpuissance humaine de
trouver la pierre philosophale. Son angoisse devant la fuite du temps ne
I'emp&che pas de poursuivre son chemin mystique. 11 est assez paradoxal
que, vers la fin, il reussit a mi ter le temps par son suicide qu'il opkre
meticuleusement avec la maitrise d'un c h g i e n agile.
3. ~ric-exigences swhumames
~ r i c , le soldat des corps-francs, se fait un devoir de mener la lutte
anti-bolchevique. Sa politique e d de nature defensive.
L'Histoire offre le d h r pow repondre aux besoins d'exotisme du
lecteur fianqais. Mais dans le recit, elle semble releguee au second plan
dans I'intention de deceler chez I'homme ce qu'il a de durable et
d'etemel. Les personnages representent le moment historique et en
mime temps ils retiennent leur individualiti, qualite necessaire pour h e
acceptables dans la narration.
L'auteur y veut decrire un comportement, le roman &ant pour Iui un
"document humain"'. L'amitie depasse et domine I'arnour. MBme la
perte de l'ami ne pourra pas detourner I'individu puisque la mort ne peut
effacer I'amitie. Si Conrad, de son vivant, predominait dans la vie d'hric,
apres sa mort il devient son associe immortel : "On ne possede
eternellement que les amis qu'on a quittes" dit Yourcenar dans son
recueil d'essais "Le Temps, ce grand sculpteurW2.
Les heros font revivre, par le drame de leur situation, la tragedie
classique. Ils se rapprochent de ceux de Racine du XVII' siecle.
L'oppression des conditions de vie, I'absence de choix et I'indisponibilite
de I'alternative pesent sur les individus qui sont obliges de se surmener
dans cette "machine infemale". Leur philosophie s'evolue dans le
mutisme. Leur sagesse se developpe dans le silence. Le non-exprime
contient I'expression tragique de leur malheur. La non-reaction est leur
replique a I'oppression. Jeunes, il sont prisonniers du temps et de
I'espace, ns s'elevent au-dessus des hurnains parce qu'ils portent en eux
cette resignation latente volontaire plus grande que celle d'un sage
hindou se livrant a l'imrnolation ou d'un Japonais faisant "seppuku". Ils
surgissent comme des maitres, ayant decouvert la noblesse, m6me dans
1 . L. RASSON, "Un h m s m e inadauat : A propos du Coup de grAce" h : SIEY, op. cit., p. 56.
2. M.YOIJRCENAR, "Le Tenps ,' , Bsais et memorres, p. 284.
I'echec. Ils ont resist6 a "la facilite siniswe de mourir"l, lui prefkant "la
difficult6 h6roique de vivre "'. La mithridatisation de la fin, ou la victime et le bourreau se
confondent, a pour mission de voiler la comprehension sur qui donne et
qui repoit la mort. Peu importe puisque I'execution de l'un des d e w
style unique pour faire "adieux a la vie", met fin au drame de leur lutte et
immortalise I'amour non-partage
C. La temporalite dans I'aeuvre romanesque yourcenarienne
1. L'evolution de I'homme du temps antique au temps moderne
Comrne les ecrivains des siecles preddents et contemporain,
Yourcenar se rend compte, ainsi que Lamartine dans "Le Lac" et
Apollinaire dans "Le pont Mirabeau", que la realite quo t id l e~e de
I'ecoulement de I'eau est une forme imagee de la fuite du temps.
a) Le symbole de I'eau dans les romans
Yourcenar emploie ffequemment les figures de style et Izs tropes
c o m e comparaisons, metaphores, "correspondances", et surtout les
symboles. Elle fait allusion aux elements naturels tels que la Tene, le
Ciel, le Feu, le Vent et 1'Eau. Cene dernibre, I'une des substances vitales
1. Ibid,,p. 163. *. Ibid.
de la constitution et de la vie de l 'homme est le sujet de
reflexion recurrent dans ses oeuvres. L'eau est presente dans le
corps de I'homme sous forme de sang, de lymphe, de larme, de
salive, d e fluide secrete des glandes et egalement dans le
monde ou il vit, dans I'ocean, la mer, la pluie, la riviere, la
source, le lac, la neige, la rosee, le givre. A part la joie
voluptueuse dlHadrien d'btre caresse par I'eau, on voit chez
Zenon ce besoin d'btre inonde dans I'eau. Ce qui implique le
desjr d'Ctre envahi par cet element primitif de la planete:
"Ma~n tenan t , [ ] 11 l a ~ s s a ~ t I'eau qul est dans
tout e n b a h ~ r la chambre comme la maree du
deluge Le coffre et l 'escabeau flottalent, les
murs crevalent sous la presslon de I'eau I1 c e d a ~ t
a c e flux q u ~ epouse toutes les formes et refuse
de s e l a ~ s s e r comprlmer par elles, 11
expe r imen ta~ t le changement d'etat de la nappe
d 'eau q u ~ se f a ~ t buee et de la p l u ~ e q u ~ se f a ~ t
nelge; i l faisait siens 1'1mmobil1te temporaire du
gel ou le gllssement de la goutte claire obl~quant
~nesplicablement sur la vltre, flulde defi au par1
des calculateurs " (OR. 6 8 8 )
L ' e a u est env i sagee p a r l 'ecr ivain c o m m e I ' e l ement
r e p r e s e n t a t i f d u t e m p s , rel iant l e passe lointain a v e c le p resen t
e t auss i l e f u t u r . E n evoquan t les gens qui ont o c c u p e l e
c h a t e a u d e C h e n o n c e a u x "dans d ' au t res compar t iments du
t e m p s w ' Y o u r c e n a r r e m o n t e dans le t e m p s pour revoir ce t
e l e m e n t a u m o u v e m e n t cont inu :
"Un pas encore plus loin de toute
preoccupation humalne. et V O I C I I'eau de la
rljlere. I'eau plus ancienne et plus neuve que
toutes les formes. et qui depuis des siecles lave
les defroques de l ' h l s t o ~ r e . " ~
1 . M.YOURCENAR "Ah,mon beau chiteau "."Sous benefice d'inventare", Essais el mdmorres, p. 38.
2 Ibld., p.74
L'eau par son tcoulement continu symbolise le passage continu du temps
et aussi que "Ricn ne reste immobile dans le temps[ . . . I C'est l'image
bien connu d'~kac1ite."'
C'est sous une averse de pluie a cinq heures du matin q u ' ~ ~ c se met
B raconter son passe; Sophie entreprend l'escapade loin de lui, en
"pataugeant dans la boue glacke". (OR, 138)
L'evenement capital de "Memoires d'HadrienV est la noyade
d'htinoiis dans le lit du fleuve du Nil. L'eau dtsigne ici le symbole du
passage de la vie a la mort.
Le mouvement des flots syrnbolise aussi le changement des idees au
cours du temps. Zenon s'en rend compte dans le chapitre "L'Abime" :
"Chaque concept s'affaissait finalement dans son propre contraire,
cornme d e w houles qui se heurtent s'annihilent en une seule et m h e
ecume blanche." (OR, 687) Et un peu plus haut il parle des idks dont
l'autorite est recusk par les nouvelles idees des siecles suivants : "Les
notions mouraient c o m e les h o m e s : il avait w au cours d'un derni-
siecle plusieurs gherations d'idees tomber en poussiiire." (OR, 687)
b) Les m6tamorphoses
L'homme grandit avec les annees tout en accumulant ses
connaissances du monde. Plus les connaissances sont riches, plus la
sagesse est grande. L'ecrivain lui-m6me tient lieu de ce fait. De 1938,
I'annee d'ecriture du "Coup de grLe" jusqu'en 1968, I'annee de la
publication de "L'(Euwe au noir", en tenant compte de l'an 195 1, date de
la parution de "Memoires dlHadrien", Yourcenar elle-mBme a subi des
metamorphoses.
C o m e Josyane Savigneau revble dans son lime traitant la
biographie de Marguerite ~ourcenar , ' , "~e Coup de grlce", ce court
roman dans le sillon de la traged~e de Racine, porte une note
autobiographique. Sophie n'est autre que Yourcenar elle-meme, hric
reproduit "l'homme de sa vie" qui est "blond et tres beau, tres B son gofit,
intelligent", en plus "C'est son editeur, celui qui la relit [. . .], I'encourage,
la soutient, lui conseille : Andrt ~ r a i ~ n e a u . " ~ "Blessee pour beaucoup
plus longtemps qu'elle ne I'imaginait elle-meme par son echec amourew
avec Andre ~rai~neau", ' Yourcenar compose ce roman pour riposter au
1. C . P APADOPOULOS, L 'expresston du temps dam I ' ceuvre romanesque et aurohioera~htuue de Marguerite Yourcenar, op, at.. p. 158. - . .
1. Cf Supra p.3. 2. J.SAVIONEAU,op.dt.,p. 107
refus de ce demier oh "Sophle et ~ r i c se poursuivent et se l ient , puis,
pris dans les mkandres des conflits politiques, se perdent."i
De la ferocite et de la violence du "Coup de grbe" Yourcenar passe
a un comporternent plus attenue en decrivant Hadrien resign6 a accepter,
avec une sagesse stoique, la mort d 'htinoiis qui met fin a son aventure
amoureuse. Et plus tard, elle prkte a a n o n une attitude plus reflkhie la
perte de son valet Ale1 atteint de la peste. Sa reaction devant cette
experience est loin d'&e une revoke, il prendra tout simplement la
decision de ne plus pratiquer la medecine. Les differentes attitudes des
protagonistes refletent les differentes phases que I'ecrivain a parcowes
dans sa vie, ayant repu I'illurnination de ses propres experiences.
I1 importe de noter ici que la romanciere croyait fermement que la
maturitt ne vient qu'avec I'ige : "I1 est des livres qu'on ne doit pas oser
avant d'avoir dkpasse quarante ans"' dit-elle propos de "Mdrnoires
d'Hadrienn et de "L'CEuvre au noir". Elle est l'exemple vivant a qui
s'applique admirablement la pensee d'Alfied de Vigny : "une belle vie,
c'est une penste de la jeunesse kalisee dans l'ige m~lr."'
ii) de l'homme d'apres les romans
1 Ibid., p.133. 2 . "Carnets"-MH , p. 521. 3. Cit6 par AndrC Gide, Journal 1889-1939, Paris :Gallimard Bibl de la PIPade.
1960, p.711 ,Cf aussi, Yvon BERNIER En Mdrnoire d 'une souveraine : Marguerite Yourcenar, Bd.du Borhl, 1990, p.64.
Dans la perspective du "temps de I'ecriture" du "Coup de grhe"
aux "M6moires d'Hadrien puis a "L'Guwe au noir", les protagonistes,
marques au debut par la nonchalance, I'ambition et le donjuanisme,
devietment, par suite de leurs experiences, mfirs, clairvoyants,
philosophiques et sages. 11s sont vers la fin plus pratiques et raisonnables,
connaissant leurs limites dans leurs aspirations vers le plus grand pouvoir
ou le plus grand savoir et ils embrassent la mort tout en gardant leur
optimisme.
Dans la perspective du "temps de I'Histoire", le parcours de
I'homme, du 11' siecle romain au XX" siecle en passant par
I 'intermediaire du XVI' siecle, est un itinkaire plein de changements en
teme de progres, rbsultats de son exercice d'esprit. L'evolution de
I'homme provient de ses decouvertes dans le domaine des sciences
medicale, physique, chimique et alchimique. Depuis, les conditions de
vie ont beaucoup ameliore. L'attelage du II\iecle a donne lieu aux
"coches" (013,587) de la Renaissance puis aux voitures et au train du
XX%iecle. Des arbaletes et des arquebuses, les soldats de guene ont
appris a se servir des annes a feu qui ont rendu possibles les
bombardements aeriens durant le siecle des deux guerres mondiales.
L'eclairage est assure par les torches puis par les bougies et ensuite par
les lampes. Le systeme solaire de Copemic est annonce, ce qui inquiete
les savants conservateurs. "La question de I'infinite des mondes" (OR.,
798) intrigue les theologiens. A la Renaissance, le miroir est dkja en
usage, la loupe est inventee ; on porte des lunettes sur le nez (09722)
pour mieux voir et lue ; l'imprimerie est en vogue, a n o n imprime son
"Trait6 du monde physique" chez Dolet a Lyon et ses "Protheories" a la
rue Saint-Jacques a Paris. L'artificier reve de "machines volantes et
plongeantes", des "enregistrements de sons par des mbaniques imitant la
memoue humaiie", il essaie la transfusion du sang. (0R,793) 11 se
passionne d'experimentations pour des invention scientifiques :
"Mes travaux balistiques me valurent en Barbarie I'anitie de sa Hautesse, et aussl ]'occasion d'hdier les propritb du naphte et sa combinaison avec la cham vive, en vue de la construction de fusk qectables par Is navires de sa flolte " (OR. 645)
Ce sont des indications des efforts constants de l'homme et de ses
decouvertes qui ont assure l'evolution au cows des siecles.
Les progres de l'homme dans la fleche du temps, du passe au
present, attestent la linearite du temps. Les personnages c o m e ils
avancent en h e apprennent a s'adapter aux changements du monde.
Hadrien partant de la realite tend vers l'imaginaire, Zenon s'achemine de
l'imaginaire vers la realite.
2. L'homme n'a pas change de 1'Antiquite au temps moderne
Ces progres ont raffme le mode de vie et la persomalit6 de l'homme
modeme. Cependant, celui-ci pone en lui beaucoup de ressemblances
avec I'homme antique. Yourcenar y revient souvent dans ses ecrits par
l'emploi de l'irnage du cercle.
a) Le symbole du cercle dans les romans
Yourcenar par le symbole du cercle insiste sur le theme de la
recurrence des evenements de 1'Histoire. Elle voit dans la forme
spherique de la terre la succession continue des homrnes a differentes
epoques, ces hommes qui, c o m e nous, ont eprouve les m&mes
sentiments et qui ont fait les mimes activites dans le meme style.
Ses personnages font souvent allusion a la forme du cercle. Henri-
Maximilien part a seize ans pour "tiiter a son tour de la rondeur du
rnonde" (OR, 560) Zenon proclame son programme de faire au moins "le
tour de sa prison". (OR, 564) Dans le chapitre intitule "L'AmneW Zenon
plonge son esprit dans un profond songe oh il revoit et envisage les
fantBmes et les quidams qui se sont promenes ou se promeneront sur la
surface de la terre :
"Z4non smtait passer A travers lui, c o n m a travers ss vetwents us& le vent vmu du large, le flot des milliw d'etres qui s ' h i m t d6jB tmus sur ce point de la sphhe, ou y vimdraimt jusqu'a catte catastrophe que nous appelons la tin du monde; m fant6mes traversaimt sans le voir le corps de cet hornme qui de leur vivant n'&ait pas encore, ou lorsqu'ils seraient n'existerait plus. Les q u i d m rmcontrC l'instant plus t6t dans la rue, p e r m d'm coup d'ail, puis rejet& aussit6t d m la masse informe de ce qui est pass4 grossissaimt inmamment cete bande de larves. Le tanps, le lieu, la substance padaimt ces attributs qui sont pour nous leurs frontihes. .." (OR, 685-686)
Hadnen en trapant le code moral de l'homme apres son arrivee au
pouvoi~ dira que
"Toute mishe, toute brutalite Laimt a interdire c o r n autant d'insultes au beau corps de I ' h d t e . Toute iniquitt b i t une fausse note a Ma d m l'harrmnie des w." (OR, 391) (C 's t nous qui soulignons)
11 continue encore cette image de la sphere un peu plus loin dans le
chapitre "Tellus stabilita" :
"J'avars entmdu les dissonances se rhoudre en accord; j'avais pour un instant pris appui -e,
contempld de loin, mais aussi de tout prk, cette procession humaine et divine oh j'avais ma place, ce monde ou la douleu atiste mwre, mais non plus I'erreur." (OR, 400) (C'est nous qui soulignous)
L'empereur a conscience d'un cercle extraterrestre lors de la
contemplation sidkrale dans le desert syrien :
"Lmtement, inductablanent, ce firmammt redevimdra ce qu'11 etait au temps d'Npppparque: il s a a de nouveau ce qu'il est au temps d'Hadrim. Le dbordre s ' intbait a I'ordre; le changerrmt faisait partie d'un plan que I 'asamom & i t capable d'apprlmder d'avance ; I'esprit humain r&Aait ici sa participation l'uuivers par 136tablissanent d'exacu t h b r b corn a &eusis par des cris rituels a des danses. L ' h o m qui conteq.de et les astres contemp16 roulaimt inkvi tablmt vas leur fin, marquke quelque pan au ciel. Mais chaque m m t de m e chute kait un tenps d'arr&, un rephe, un segment d'une courbe aussi solide qu'une chaine d'or. Chaque glissanent nous r m a i t a ce polnt qu, pace que par hasard nous nous y s o m m trouvb, nous paralt un centra" (OR, 401- 402)
D'autre part le cercle est le theme favori de I'alchimie. "La forme
circulaire, chbre aux alchimistes, est une constante du roman, sous
ses formes diverses", dit G. spencer-~oel. ' Le symbole du cercle
est present dans "L' Euvre au noir" : "C'est a la nature spirale de
toute qui2te transcendantale que participe le cheminement de
eno on."* Dans sa quste de trouver ce qui se cache deniQe la surface
tranquille de la mer, les reflexions de Zknon s'arrstent pour
concentrer ses sens a ecouter le bruit de la rotation de la terre :
"Maintenant [.. . ] il retenait son esprit, cornme on retient son souffle,
pour mieux entendre ce bruit de roues toumant si vite qu'on ne
s'apergoit pas qu'elles toument." (OR, 687)
Si Hadrien s'abandonne au sentiment d'immortalite pendant la nuit
syrieme, Zenon reste sceptique devant la terre qui t o m e ,
indifferente au temps humain :
"La Tare toumait ignorante du calmdrier julim ou de I'he chr&~mne, formant son cercle sans co-cement ni fin cornme un anneau lisse I...] La skuit6 de reposer stabl-t s w un coin du sol belgique h i t une srav d a n i t e , le point de I'espace ou il se trouvait contimdrait une heure plus tard la mer et le cont~nmt de I'Asie. Ces
1 . Gensvihe SPENCER-NOEL, Zdnon ou le ThPme de 1 ;4ichlmie dans 'Z ' Euvre au noir" de Marguerite Yourcenar, Paris . A-G.Nizet, 1981, p.83.
2. Ibid., p. 41.
rbons ob il n'irait pas se superposaimt dans I'abime de I'hospice de Saint-Cosme. Zhon l u i - d m se dissipait w m une cendre au vent." (OR, 701-702)
Et cornme on a deja releve dans le troisikne chapitre, I'itinQaire des
protagonistes yourcenariens est circulaire. Leur destination et le point de
depart se confondent. 11s reviennent a zero a la fin du roman, a tel point
que la duree entre le depart et I'arrivb fmale est annulee, ce qui c r b
l'illusion de stabilite ou d'immobilite. Ztnon parti de Bruges rentre a
Bruges apres vingt ans de grands voyages. Sophie h i t Kratovice mais s'y
retourne prisonniere de la guerre pour Stre executee. Hadrien apres une
longue vie aventureuse s'installe au bord du Tibre pour y attendre la
mort.
Le cercle symbolise ici la continuite. I1 est considbe sur trois plans :
d'abord, I'homme par ses pensees parcourt le cercle interieur, puis, c'est
le cercle du "tour de sa prison" qu'il trace le long de sa vie, findement,
c'est la rotation spherique de la Terre dans I'espace. Ainsi arrive-t-on a
realiser I'evocation du mouvement en spirale. Hadrien eff lew cette idee
en faisant allusion a l'empereur Trajan deifie apres sa mort :
" L ' h de l'empaeur montait au ciel emportk par la spirale immobile de la Colonne Trajane. Mon phe adoptif
dwenait dieu: il avait pris place dans la s h e des incarnations guemhes du Man &emel, qui vieonent boulwerser et rhover le monde de sikle en sikla" (OR, 370)
Yourcenar suggere ici la possibilite chez l'htre humain de pouvoir
effectuer differents "tours" dans le cercle 6temel. C'est la croyance de la
religion hindoue tres chere a I'ecrivain : "Cette idee de renaissances
successives des Etres est familiere au lecteur de Yourcenar, celle-ci
accordant une grande valeur a la culture indienne '".
Le cercle represente egalement le temps cyclique ce qui rend
plausible qu'un h o m e particulier peut avoir ses sosies a differmtes
epoques et contribuer ainsi a l'eternite.
b) Les cas de similarite a travers les siecles
Yourcenar souligne l'analogie des h o m e s quels que soient
116poque, la race ou le pays. L'eke humain est un, les differents hommes
sont ses stereotypes, c o m e I'a remarque Zenon : "Unus ego er multi in
me". (OR, 699) Les h o m e s du passe peuvent s'adresser 'a travers le
temps' a ceux du present et du futur (OR, 233), d'autant plus qu'ils ne
1 . C. PAPADOPOULOS, op, cit., p 165
font que repeter sans cesse les memes actes, les mBmes gestes et les
mbmes attitudes.
i) Les conditions de vie
A travers les diffhentes periodes, dans ses ideologies variees, et ses
errances, I'homme "change moins qu'il ne demeure".' A ce propos,
Yourcenar declare ii Mathieu Galey : "Nous somrnes tous pareils et nous
allons vers les mbmes fins."* Elle se trouve donc liee avec
"ces homtnes qui w m m nous croqutmt d s olives, burmt du vin, s 'mglutmt les doigts de mid, l un tmt wntre le vent aigre et la pluie aveuglante et cherchtmt m &e I'ombre d'un platane, et jouirmt, ei penstent, et neillirmt, ei m o ~ r u r m t . ' ~
11 est bien etonnant que deja au IF siecle I'empereur s'inquietait de
I'encombrement de nombreux attelages dans les rues, probleme qui est la
version antique de I'embouteillage des voitures du temps modeme :
"Je fis rdduire le nombre insolent d'attdages qui mcombrent nos me?., luxe de vitesse qui se d h t de lui- rnh= car un pi#on reprmd I'avantage sur cent voitures w l l h I s ung a m ames le long d s d&ours de la Voie Sacree". (OR, 368)
ii) Les conflits et la cruaute
Les conflits humains subsistent encore. Les guenes qui kclatent
1 . M. DELCROlX, "Myths et lustoires", $: SIEY, $5, p. 99. 2 . M.YOURCEN& Les Yeux, p. 21. 3 . "Carnets"-MH, p. 529.
sont motivees c o m e auparavant par le d6sir de s'approprier des
territoires du pays voisin. La cruaute reste toujours proche du
barbarisme. "Les atrocites auxquelles nous avons assiste en plein )iXO
siecle nous ont appris a lire avec moins de scepticisme le recit de crimes
d'empereurs de la Decadence" dira I'auteur en faisant allusion aux
rnanieres viles des gens contemporains.' Entre la maniQe dont I'enfant
CEdipe fut suspendu aux pieds troues et le style dont Mussolini est
elimine, on ne voit pas la difference de tant de siecles :
". . .les chaotiques avmtures de 1"Histoire Auguste' se prolongeant jusqu'a nos jours, jusqu'a Hitla livrant ses dani tes bataills m Sicile [ . . ] ou jusqu'a Mussolini tu6 a1 pleine fuite, puis pendu par le pieds dans un garage de Milan, murant au XXe slkle d'une mon d'anpaeur du 111' sikle.'"
iii) Les cas d'heresie
Dans le domaine de la religion I'homme reste aussi fanatique
qu'auparavant. I1 est encore t o m e n t e par l'intolerance devant I'hQesie,
qu'elle soit supposee ou c o n f m k . Le cas de Zenon se reflete
curieusement au XXe siecle dans l'episode de la condamnation par
Ayatollah Comeni des "Vers Sataniques" de Salman Rushdie :
I. M.YOURCENAR, "La visags de 1' Histoire dans 1"Histoire Auguste' ", "Sous bhff ice d'invmtaire", Essais et mdmorres, p. 7 .
2. Ibid., p. 20.
"La chute de I'hkksie vise bien la chute de notre Occident, et dksigne le souha~t de sa destruction. Un an ti peke aprk la disparition de la dame de Mount Dsert Gian Maria Volmte [I'interpr*e de Zenon dans le film de 'L'(Euvre au noir'] me fait ranarquer que I'appd au meurtre de I'krivain Rushdie est la rMle kpiphanie de la mort de Z h m ..."
dira Andre Delvaux, le realisatew de la version cinematographike de
"L'Euvre au noir".'
iv) Le scandale de sexe
Le scandale de sexe n'a pas eu sa fin avec l'histoire d'ldelette, il est
toujours recurrent a differentes periodes, tel le cas de Monica Lewinski et
Bill Clinton, le President des ~ t a t s - h i s . Cette affaire a secoue le monde
entier en 1999.
Les quelques cas releves soulignent d'une part l'evolution de
I'homrne au cours du temps, d'autre pa$ la conservation de sa nature, il a les mBmes pensees, les mBmes defauts, et les mBmes probl8mes. En un
mot il contient en lui les leux opposes : le changement et la stabilite.
Dans ces conditions comment peut-on faire la synthbse ?
I . And16 DELVAUX, "II faut brrlla Zhon" , Adolphe NYSENHOLC et Paul ARON, Marguer~te Yourcenar, revue de 1'Univ de B m d l s , publie avec le concours du Ministhe de la Communaute f randse de Belgique d de la sociCd bdge d s professeurs de franfis, 198813-4, p. 6.
D. L'homrne dans le temps d'aprbs Yourcenar
I1 y a des moments oh les protagonistes se rendent compte de I'a-
temporel, les evenements de leur vie transcendent le temps, certains sont
refoules dans I'oubli, perdant ainsi leur existence dans le temps. Quand
Zenon rentre a Bruges apres deux decennies d'absence, l'interlude entre
le depart et la rentree s'abolit, il a I'impression qu'il n'a jamais quitte
Bruges. La promenade sur la dune, le bain de mer a Heyst sont des
moments de sa vie ou le temps parait fige, ou le passe et le futur ne
viennent plus troubler la sbenite absolue du present. A la fin du roman,
Zenon virtuellement reussit a axrater le temps en entrant "in aeternum" par le suicide.
Hadrien de sa part a eprouve qu'il fait partie de l'eternite dans la
nuit syrienne : il lui semble que le temps s'est immobilise. En s'inttgrant
dans le cosmos il echappe au temps humain, eprouve une existence a-
temporelle qui est hors de I'emprise du temps. A la fin du roman il attend
la mort "les yeux ouverts" donc en toute conscience. I1 se prepare a ce
passage du temporel a I'a-temprel, sachant bien que ce dernier lui reserve
l'eternitd.
Sophie par sa mort a rendu etemels son amour et sa jeunesse, car la
mort delivre I'Qe et les sentiments de l'assujettissement du temps.
Yourcenar reconndt que l'homme a un cBte divin en lui. "J'avais
lutte de man mieux pour favoriser le sens du divin dans l'homme, sans
pourtant y sacrifier I'humain", dira H h e n dans "Saeculum aureum" en
se comparant a Alcibiade. (OR, 414) Rome etait pour lui la Ville
~temelle, Plotine s'assirnilait a "cette V h u s sage, conseillere divine."
(OR, 4 15) Destine a mourir, I'homme, par sa mort mtme, lance un defi
au temps. Hadrien devant le tombeau d'Antinoiis decrit la mort echappant
au cadre du temps :
"L'enfant de Claudiopolis descendait dans la tombe comme un Pharaon, c o n un Ptol&~-& [ . . . I I1 mtrat dans cette durk sans a r , sans lurrdte, sans saisons el sans f~ auprb de laquelle toute vie semble brkve; il avait attint cette stabilite, pat-&re ce calm L a sikles mcore contmus dans le s i n opaque du temps passeraient par milliers sur cme tombe sans lui rmdre I'exlstence, mais aussi sans ajouter B sa mort, sans empkher qu'il cia &d." (OR, 451)
Pour Yourcenar I'homme contient en lui I'etemitk. Le temps et
l'etemite vont ensemble c o m e la vie et la mort. "Le temps des hornmes
est de l'etemite pliee" a dit Jean Cocteau. L'existence de I'homme decrit
un fragment de l'etemite. Par sa mort l'homme embrasse l'imrnortalite, il
s'integre a l'etemite.
2. L' "atavisme" oriental
Passant du Moyen Age au XXC siecle, voyageant A travers le temps
de I'Histoire, Yourcenar traite le regne de la force dans "Memoires
d7Hadrien", exemplifie celui de I'esprit dans "L'CEuvre au noir" et
souligne la victoire du refus dans "Le Coup de grlce". Ce n'est pas par
sagesse que Sophie se resigne a la mort, mais par la revanche intrepide
qui est bien I'expression du coup de folie. C'est une indication de la
degradation mentale qu'a subie l'homrne dans le temps. Yourcenar,
angoissee devant l'eventualitk d'une troisieme guerre mondiale, cherche
desesptrement un soutien d'espoir en la reincarnation d'un Hadrien ou
d'un Zenon dans I'epoque contemporaine pour sauver le monde de sa
destruction.
Elle ressuscite ces hommes du passe historique ainsi que ses dieuls
de I'arbre genealogique familial pour que les survivants contemporains
s'inspirent de leur exemple pour deduire des legons et pour eviter les
erreurs : "En un sens, toute vie racontee est exemplaire; on ecrit pour
attaquer ou pour defendre un systeme du monde, pour definir une
m6thode qui nous est propre."'
Les hornmes du passe etaient obsedes par le mdme dtsir de se forger
une place parmi ceux de I'avenir. 11s etaient tres conscients de la chute
tventuelle d'une grande periode ou d'un grand regne :
1. "Carnets"- MH, p. 536.
"Plutarque et Marc Awble n'ignoraent pas que les diem et
les civilisations passmt et meurent. Nous ne sortnnes pas les seuls B regarder m face un inexorable avenir."'
D'autTe part le regard porte en arriere fait une reviviscence du passt
c o m e il revient A la memoire dans le present : "Quand on aime la vie,
on aime le passe pace que c'est le prtsent tel qu'il a survecu dans la
memoire hurnaine",' d'autant plus que les h o m e s du passe sont devenus
des heros du present par le fait meme de leur appartenance au passe : "La
est le privilege des personnages de I'histoire : ils sont, parce qu'ils furent.
Tandis que nous ne sommes pas encore: nous comenpons, nous
essayons d'exister", dit Yourcenar dans un de ses premiers essais.'
Sur une note optimiste elle se console que I'homme garde encore
certains de ses traits hurnanitaires malgre les progr6s scientifiques et
techniques. Cette apprkciation camoufle dkja son anticipation du pire :
"Je me fdlcitais que notre pass6 fClt assez long pour nous fournir d'exemples, et pas assez lourd pour nous m kraser; que le dkeloppemnt de nos techmqum i%t amv6 B ce polnt ou il facilitait l'hygihe des villes, la prosp4ite d a peuple, et pas B cet exck ou il risquerait d'encombrer l'hornme d' acquis~tions inutile; que nos arts, arbres un peu lass& par I'abondance de leurs dons, fussmt mencore
- ~~ -
2 . M. YOURC&.~, Les Yew, p. 31. 3. M. YOURCENAR, "L'lmprovisation sw Innsb~ck", "En pderin et m &mger",
Essais el mdmoires, p. 454.
capables de quelques fruits dlcieux. [. . . ] 11 me plaisait anfin que ces mots mhs d'Humanitk, de Lib&, de Bonheur, n'eussmt pas encore kt6 dkvaluis par trop d'applications ridicules." (OR, 372)
Hadrien observe que la tolerance religieuse subsiste encore, permettarit
I'approche laique pour la comprehension des faits :
"Je me rkjouissais que nos religions vagues et vktables, d C a n t b de toute intransigeance ou de tout nte farouche, nous associarsat rnystheusement aux songes les plus antiques de l ' h o m et de la tare mais sans nous interdire une explication laique des faits , une vue rationnelle de la conduite humaine."(Ibid.)
Pourtant le mecontentement de l'ecrivain devant la degradation
grandissante des valeurs humaines est tres evident : "Je vois une
objection a tout effort pour arneliorer la condition hurnaine : c'est que 1es
hommes en sont peut-btre indignes." (hid.)
Se plagant tres haut, Yourcenar analyse le Temps de la Terre depuis
l'ere cosmogonique jusqu'a l'kre eschatologique. Alors elle se rend
compte que I'homme se dbincarne pour se reincarner ailleurs. Elle
s'inspire de la croyance hindoue qui est fondee sur "l'atavisme"' d'aprbs
lequel tout itre qui dispardt est destine a reapparaitre a une autre pkriode,
c'est la loi de la nature. L'evocation de I'itiration des &tres humains
analogiques est tres fkequente dans les ecrits yourcenariens. "Tout itre
qui a vecu l'aventure humaine est moi" dit-elle dans les "Carnets de
notes" de "Mdmoires d'~adrien"', admettant ainsi que l'aventure
humaine fut connue avant elle, Vest avec elle et le sera aprbs elle. La
mZme pensee est reiteree apropos de la deification dlAntinoiis: "Ce dieu
qu'est pour ceux qui I'ont aim6 tout Ztre mort a vingt ans" (OR, 389), et
un peu plus loin, "Ce visage unique, je le retrouvais partout." (Ibid.)
Cette reflexion I'invite graduellement envisager toutes les creatures
sur la Terre, y compris 1' homme, s'unissant pour composer une seule vie
continue. Alors elle voit s'etablir une etrange fraternite entre les
differentes especes : Hadrien parle, par exemple, de "se faire
fratemellement piquer des mimes moustiques." (OR 383) La
consideration de cet ensemble finit par souffler une vie mZme aux pierres
et aux villes:
"Constnure, c'est collaborer avec la tare, c'est m a r e une marque humine sur un paysage qui m sera modifib a j m s , c'est contribuer aussi A ce lent changemat -a vie des villes." (OR, 384) (c' s t nous qui soulipms)
1. Atavism: Biol. Forme d'hQklit6 dans laquelle l'individu hgite de caracttes ancestraux qui ne se manifestaient pas chez ses parents i-ats; r6apparitim d'un caractte primitf aprts un nombre d&ermind de ghkations. CfLe Petit Robert par Paul ROBERT, Dictionnaire alphabdtique et onalogique de la langue fran~aise, rMaction dirigke par k Rey et J. Rey-Debove, Paris : nouv. M. revue, corrigte et mise B jour en 1990, p. 121.
2 . "Carnets"-MH, p. 537.
La pierre elle-meme lui semble 8tre personnifiee au point de possdder un
esprit qui equivaut a celui de I'homme : "Chaque pierre etait I'etrange
concretion d'une volonte, d' une memoire, parfois d'un defi. Chaque
edifice 6tait le plan d'un songe." (OR 386) Dans ces conditions
l'entrecroisement de l'abstrait et du concret devient une occurrence
naturelle. L'auteur se rejouit de "melodies de formes" (OR, 387) en
parlant de la beaute supr8me que les Grecs ont su insuffler dans les
statues. Une curieuse fusion se voit s'etablir entre les blocs de
l'architecture et les "tons musicaux":
"L' architecture est nche de possibilit& plus variks que ne le faa~ent moire les quatre ordres de Vitruve: nos blocs, comme nos tons musicaux, sont susceptibles de r e g o u p m t s d ~ s . " (OR 385)
L' homrne s'identifie ainsi a tout, vivant ou inanime, pourvu d'une forme
ou arnorphe. Cet exercice le conduit a "l'effacement du moi" qui est une
forme d'irnmortalite. La pensbe s'aiguisant de plus en plus, l'ecrivain en
arrive a nier les notions m8mes du temps et de l'espace. Zenon, par
exemple, en sacrifiant la vie, se cree un vide qui sera compense par le
"Plein" de I'autre monde oh il stappr8te a entrer:
"Au fur et m u r e que coule son sang, il se rapproche de I1&louissant Vide, ce vide dtaphysiqw qui est aussi le Plan non manifest6 de la pens& bouddhique" '
1. Patricia de FEYTER "Zhon ou la vision du vide", Roman 20-50, 1990, ~ . 9 3
Durant le passage de I'ceuvre au noir a I'muvre au blanc puis a
I'ceuvre au rouge, Zenon rCussit a kanscender hors du temps et de
l'espace:
"Ce n'est toutefois que dans la phase finale, l'ceuvre au rouge, dans laquelle s 'opte le changement de l'&e impur qu'st I'homm m &re pur, que Zhon mtre de plain pied dans la plhitude. L'Bvocation de sa dernihe vision est d'une 6loqumce aemplaire: un finale tout m wuleurs, - noir, toumant au vat livide, pus au blanc pur suivi de rouge -, rehauss4 par un symbolique soleil Carlate sillgnant sur la mer et dont Les mouvansrtr semblent sigifier l'abolition du t m s et de I ' s~ace , le tout se subsumant dans un 'jour aveuglant qui (a t ) en mh-e temps la nuit.' "' (C'est nous qui soulipons)
Sous I'influence de la pensee orientale la romanciere considke la mort
que 1 'on epouse volontiers comme le synonyme d' "une suprime forme
de vie"' :
"A bim y rMkhir, plus d'un habitue de I'ceuvre yourcenarime doit se dire que I'auteur, dans un es~r i t tout m, fait presque I'doge de la mort volontaire m l'devant au statut de trionphe s u p r k . ' " (C'est nous qui soulignons)
1. Ibid. 2 . Ibid., p.94. 3. Ibid., p.93.
L'homme reconnait le divin en lui. Hadrien, en tant que delegue de Dieu
cherche ri. preserver et perfectionner l'ordre du monde. I1 se voyait
"secondant celui-ci [le divin] dans son effort d'infonner et d'ordonner un
monde, d'en developper et d'en multiplier les circonvolutions, les
ramifications, les detours." (OR, 398) Ce qui revient a dire que l'hornme
contient en lui I'etemite. Le brassage de tous les 6tres vivants en une
seule forme de Itexistence est une maniere de s'harmoniser avec la nature
et de s'integrer avec I'etemite. L'homme assume de la sorte une presence
sans visage et sans nom. L'absence totale de la demarcation entre
I'identite et I'alterite constitue le monde de r6ve yourcenarien.
L'tcrivain, tounnente par le tragique de la condition humaine,
entreprend de decrire de preference les seismes de 1'Histoire du passe.
Les textes peripheriques, les prefaces, les carnets de notes et les notes de
I'auteur, ne sont autres que des rappels du present. Alors se dbclenche la
meditation sur le temps. L'auteur se soucie de la continuite de la
temporalit6 du passe au present. I1 est vrai que Yourcenar a
vehkmentement nit qu'elle soit presente en ses personnages romanesques.
Elle a refutl avec hauteur I'opinion des lecteurs qu'Hadrien etait A son
image : "Grossierete de ceux qui vous disent : 'Hadrien, c'est vous' "'
Mais, plus tad , elle finit par admettre qu'Hadrien possbde certains de ses
traits et que Zenon est son ami intime. En fait, elle a pr& A hric et a Zenon son attitude et ses pensees.
Pensant aux generations qui "se suivent et se ressemblent",
Yourcenar retombe dans le temps de 1'Histoire qui, lui-meme, est
englobe dans le temps cosmique caracterise par l'indiffkrence totale a
"l'horloge des sibcles". L'hornme, ephemkre, est en quete de se donner
une dignite. Ayant recours au mythe, de son temps disloque il parvient a
entrer dans le temps archafque et my-hque. "Le Grand Temps infuse au
temps profane une vitalite nouvelle"'. L'individu obtient alors la dignit6
de la duree qui lui manquait. D'autre part, la reconstruction du passe par
le bon usage de la memoire est une manibre d'accomplir le present et de
le "distendre" a l'avenir, ainsi de se faire contenir dans le Grand Tout, Il
se depouille par la de I'irrialite de sa condition ephhere pour s'enliser
dans la realite de I'existence eternelle. Le graphique du Temps, selon
Yourcenar, est donc une ligne droite composee d'une succession de
boucles boucldes, chaque boucle representant le temps cyclique humain.
1 . Yves-Alain FAVRE,'Temps e? mythe dans I'aeuvre de MargueriteYourcmarBT', Sud, na hors s&ie,''Marguerite Yourcenar", 1990, p. 182.