chapitre premier de rémanence argentique par tobias thorey

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RÉMANENCE ARGENTIQUE Par Tobias THOREY

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Nous sommes en 2092. Je m’appelle Tobias Thorey et j’ai 96 ans. Voici maintenant 30 ans que je n’ai pas bougé de mon chalet construit en haut d’un gratte-ciel, car la vie d’aujourd’hui ne me plaît guère. Je ne crois plus ni aux miracles ni aux rêves. Les effets spéciaux de mon quotidien ont disparu depuis bien longtemps et ma vie ressemble désormais plus à un film de Bergman qu’à un film de Tim Burton. Toutefois, il ne tient qu’à moi d’en choisir la fin. Une fiction autobiographique écrite par Jean-Roland LAMY-AU-ROUSSEAU qui n’a aujourd’hui que la moitié de l’âge de son personnage principal, Tobias Thorey, dont il raconte l’histoire. plus d'infos sur: www.tobias-thorey.com

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Page 1: Chapitre premier de  Rémanence argentique par Tobias Thorey

!!

RÉMANENCE

ARGENTIQUE

! Par Tobias THOREY

Page 2: Chapitre premier de  Rémanence argentique par Tobias Thorey

!

!

!

Tobias THOREY

RÉMANENCE

ARGENTIQUE !

Une fiction autobiographique.

Page 3: Chapitre premier de  Rémanence argentique par Tobias Thorey

Mentions légales

!!© Copyright 2014 Jean-Roland LAMY-AU-ROUSSEAU 

Tous droits réservés.  

www.tobias-thorey.com  

Des reproductions peuvent être autorisées par Luxorr (Luxembourg Organisation For Reproduction Rights)

 www.luxorr.lu

(première édition : Octobre 2014)

ISBN : 978-99959-0-115-8 !

Mentions légales 3 ......................................................................................................................................................................

Chapitre 1 4 ................................................................................................................................................................................

Dépôt légal! 15

Page 4: Chapitre premier de  Rémanence argentique par Tobias Thorey

Chapitre 1

2092. Non ! Ce n’est pas le nombre de points qu’il vient de marquer, ce

n’est pas non plus son numéro de prisonnier ou d’identification. Non ! C’est le temps

présent, et plus précisément, nous sommes le mercredi 21 mai 2092, il est près de 15

heures, c’est un après-midi comme tous les autres après-midi, sans pluie, ni nuage, le

ciel est clair et la lumière est blanche.

Dans une pièce plutôt bien aménagée, un vieil homme éteint sa console de jeu, une

vieille PS8 qu’il avait dénichée chez un antiquaire. Il vient de terminer le cinquième

niveau de Tomb Raider 2 ; il joue pour les émotions que lui procurent les promenades

dans Venise, la ville de son amour shakespearien. À chaque fois, il replonge dans une

nostalgie difficile à contenir, tellement elle lui fait mal, mais ces souvenirs sont

tellement beaux que même s’ils font mal, ça lui fait du bien. Il se lève péniblement et

va jeter un œil monotone par la fenêtre  : dehors tout semble calme. Des véhicules

presque silencieux traversent le ciel.

Ce vieil homme, c’est moi. J’ai fait construire ma maison au sommet d’un gratte-ciel

voici maintenant 43 ans. À l’époque déjà, il n’y avait plus moyen d’acheter un terrain à

bâtir au sol, alors j’ai acheté le toit d’un immeuble pour y construire un chalet comme

ceux que je voyais dans mon enfance jurassienne. Depuis, bien des gens m’ont imité,

ce qui donne à la ville une vue plongeante très particulière, car les maisons ont toutes

un style différent.

Je me sers un verre de vin et sors sur ma terrasse. J’y ai fait un petit potager pour

avoir quelques légumes, choses quasiment introuvables ou alors en OGM. Au milieu,

j’ai une table, vous savez, une table avec le banc intégré comme dans les anciennes

Page 5: Chapitre premier de  Rémanence argentique par Tobias Thorey

fêtes villageoises ou dans les très vieilles écoles primaires du 20e siècle ; juste pour

qu’on ne puisse pas s’en échapper.

Sur cette table, un cahier avec une couverture en cuir. Je pose mon verre et vais

jusqu’à la rambarde. En bas, ça fourmille, mais d’ici on n’entend que le vent. Il fait bon

et le soleil est doux.

Soudain, un véhicule de la Brigade Du Comportement avec deux brigardians à son

bord sort du coin de l’immeuble et vient dans ma direction. Une voix amplifiée d’un

ton sévère sort de la ligne de haut-parleurs qui est fixée sur le toit du véhicule sous le

gyrophare :

- Veuillez lâcher la rambarde ! Le suicide est interdit !

Je recule lentement et vais m’asseoir. Je les regarde osciller ; à l’intérieur, je ne

distingue que deux silhouettes statiques ; il n’y a pas moyen de savoir si ce sont des

hommes ou des robots. En guise de plaque d’immatriculation, il y a leur sigle  :

« BDC ». Moi, ça me fait plus penser à « Bande De Cons » qu’à autre chose. Je les

quitte du regard, prends mon verre et fais tourner lentement le vin. Ah ! le vin, mon

fidèle partenaire et compagnon.

Les BDC font encore trois fois le tour de mon immeuble et puis s’en vont... comme les

marionnettes... Les rôles changent. Et maintenant qu’ils s’éloignent, j’aurais presque

envie de faire mine de retourner à la rambarde juste pour les emmerder, mais je crois

que je n’ai plus ni l’âge ni le plaisir aux enfantillages.

Je prends mon cahier et l’ouvre à son marque-page. Je relis les quelques dernières

lignes que j’ai écrites pour replonger dans mes pensées :

Je vais peut-être mourir dans une heure, ou demain ou dans un an ou dans cinq ; ça n’a plus tellement d’importance à mon âge. Du haut de mes 96 ans, je ne me fais plus tellement d’illusions... Surtout quand je pense à tout ce que je ne peux plus faire...

Je tourne la page et sors un crayon de la poche de ma chemise, et poursuis l’écriture :

... Suicide interdit, ça fait trop de taches sur la route, trop cher à nettoyer, et ça risque de traumatiser ceux qui en sont témoins. Et je risque une amende plus les frais de nettoyage que mes descendants devront payer. Haha ! Je m’en fous, je n’ai plus du tout de famille, je suis le dernier. Je les ai tous vus mourir... Je pose le crayon, regarde le ciel. La lumière blanche m’éblouit ; j’efface une larme ;

sûrement le soleil. Je poursuis :

Page 6: Chapitre premier de  Rémanence argentique par Tobias Thorey

Je suis las d’être enfermé dans ma solitude ; même si je l’ai voulue cette solitude. Depuis bien longtemps, je ne vois plus personne ; je ne peux plus aller dans la rue, tellement je déteste les ascenseurs télescopiques ou même les simples ascenseurs. Ils me rappellent les avions. J’ai à un tel point haï les avions que ça m’a fait passer à côté de bien des choses à vivre. Jusqu’au jour où je me suis décidé à passer le brevet de pilote ; moi aux commandes : il n’y a que comme ça que je peux concevoir ma vie.

Sur la page de gauche, je commence à croquer le vaisseau des BDC en attendant le

retour de quelques souvenirs à consigner ; dessiner m’a toujours détendu. Je reprends

une gorgée avant de poursuivre... Poursuivre mon écriture, mais en fait, je devrais dire

que je poursuis ma mémoire pour qu’elle ne me quitte pas. Mais avec ce que je bois,

ce n’est pas si simple de ne pas la perdre ; je vieillis et exagère au point qu’elle

défaille, mais je fais tout cela pour que mon quotidien demeure, car je ne veux pas

mourir maintenant, j’ai encore deux ou trois petites choses à faire.

Je reprends mon crayon :

Je les ai tous vus mourir... En fait non, je les abandonnais juste avant, parce que je n’avais pas le courage de les voir partir. Ça avait commencé à Venise dans ma belle jeunesse. Je voulais découvrir cette ville en célibataire qui ne voulait pas l’être pour essayer de découvrir si l’essence de l’amour s’y trouvait comme on nous le fait croire dans chaque cliché amoureux. Je cherchais un petit hôtel sympa et comme le monde est petit ou, comme le disait San Antonio, le hasard est grand, la réceptionniste de l’hôtel était une amie chère que je n’avais pas revue depuis près de sept ans. Elle n’avait pas changé : cheveux courts foncés avec une mèche longue qui cache un œil légèrement pour donner du relief à son regard. Nous avions vécu un amour impossible, alors nous étions devenus les meilleurs amis du monde jusqu’au jour où nos vies se sont séparées. Et là, je la vois et j’en tremble. Elle avait décidé de tout fuir et de recommencer là où personne ne la connaissait. Elle avait décidé de reprendre vraiment à zéro, et même plus précisément, ni reprendre ni recommencer, mais tout simplement commencer quelque chose de nouveau. Maintenant, elle vit sa liberté conjugale grâce aux horaires de travail que lui impose son métier, car dans les hôtels, les uns travaillent pendant que les autres dorment ou s’amusent. Donc, avec ses horaires décalés, c’est elle qui décide ; c’est quand elle veut, comme elle veut, où elle veut et avec qui elle veut, mais surtout, seulement si elle veut.

Je suis forcé de sortir brutalement de cette image, parce que le stylet qui me sert de 1

communicateur s’est mis à vibrer inlassablement. Je clique sur le bouton pour

enclencher la communication et un petit écran virtuel apparaît devant moi.

C’est Rig. Un ami de très longue date. Ça fait plus de quarante ans que nous nous

connaissons ; il devait avoir à peu près 30 ans quand je l’ai rencontré par hasard sur le

pas de ma porte. Il me parle sur un ton sérieux, mais pas sévère :

Appareil électronique en forme de stylo qui est multifonctions.1

Page 7: Chapitre premier de  Rémanence argentique par Tobias Thorey

- Salut Tobias ! Tu es en retard, tu devais déjà être là hier.

- Oui, eh bien sois un peu patient.

- Je n’aime pas être patient ! C’est comme ça qu’on nomme les malades.

- J’ai quelques contretemps et je ne pourrai pas être là avant la fin de la soirée. Dis

à Vahan de me retrouver dans une heure à la place des écrans, je lui donnerai le

boîtier. Il te l’apportera et vous pourrez commencer sans moi.

- D’accord, mais je comptais sur toi pour t’occuper des CostaCraves . 2

- Qu’est-ce qu’ils veulent ceux-là maintenant ?

- Ils veulent que nous leur fassions une simulation aujourd’hui.

- Ah, ils choisissent bien leur jour. Tu n’as qu’à les envoyer balader !

- Ce n’est pas si simple. C’est la cinquième fois que je repousse. Je ne suis pas une

tête brûlée comme toi qui se fout de tout sans mesurer les conséquences.

Comprends-les aussi, ils veulent voir ce que nous avons fait de leur argent.

- Ils n’ont qu’à jouer au Monopoly en attendant, ça les détendra et ça ne les

changera pas de ce qu’ils font toute leur vie.

- Qu’est-ce que je disais ? Avec cette mentalité-là, je me demande comment tu as

réussi à les convaincre de subventionner ton projet.

- Je les ai flattés.

- Bon, je vais trouver une astuce, mais essaye de ne pas trop tarder quand même.

- Si seulement nous avions pu nous passer d’eux, notre coup aurait été parfait.

- Il est parfait notre plan comme il est. Ces mecs-là ont bousillé la planète le jour où

ils ont commencé à jouer à la bourse avec les matières de première nécessité.

- Bon, s’ils rappellent, tu n’auras qu’à me les transférer ; je leur dirai ce que je pense

d’eux.

- Allez, allez, reste calme. Je t’attends.

Je vois Rig qui secoue la tête, le sourire aux lèvres avant qu’il ne raccroche et que

l’écran virtuel ne disparaisse.

Nom donné aux personnes qui portent costume et cravate en guise d’uniforme. Ils ont de l’argent qu’ils veulent 2

faire fructifier. C’est leur seul but dans la vie.

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Il m’a un peu coupé dans mon élan. Notre projet n’en est pas à quelques heures près

et je dois finir d’écrire. Même si ça me met en retard, je veux finir de poser mes

souvenirs dans ce cahier.

Je reprends mon crayon encore chaud.

Les retrouvailles ont été magnifiques... Une terrasse vénitienne avec elle, je n’avais guère imaginé ça que dans mes doux rêves. Mais sans malentendu puisque tout devait commencer à zéro pour elle ; moi, j’existais déjà... Je n’avais aucune chance de refaire partie de sa reconstruction. J’ai quand même passé la nuit dans sa chambre, mais en toute amitié. Nous avons discuté jusqu’à deux heures du matin, accompagnés d’un rouge italien, puis elle s’est endormie. Je me suis assis sur le canapé et l’ai regardée dormir. J’ai fini par m’endormir en position assise comme ça m’arrivait souvent. !Il est cinq heures et demie du matin, je me réveille avec une douleur au cou incroyable. Je me lève sans bruit. Je vais à la fenêtre respirer un peu d’air frais. Je reste à la fenêtre quelques minutes à observer la rue silencieuse puis je me retourne et m’assieds sur le bord du radiateur. Je la regarde ; ses mouvements nocturnes l’ont découverte, elle est sur le flanc, légèrement courbée. Je ne l’avais jamais vue nue que dans mes fantasmes. Et bien cette fois-ci, la réalité est bien meilleure. Qu’est-ce qu’elle est belle ! Je l’observe longtemps comme ça ; tant d’années sans la voir et absolument rien n’avait changé en moi. J’ai toujours le même sentiment pour elle, voire, encore plus fort. Elle doit sentir mon regard, car elle se retourne en se réveillant et me regarde à contre-jour. Elle ne distingue rien d’autre que ma silhouette noire, image de l’ombre d’un souvenir. J’irais bien l’embrasser, mais je n’ose pas. Je la regarde dans les yeux, ce qui n’est vraiment pas si facile : - C’est incroyable ce que tu peux être jolie. Le soleil me disait à l’instant qu’il ne voulait plus sortir parce que tu rayonnes

plus que lui. Elle se recouvre délicatement et me sourit : - Merci, tu es gentil ! Son sourire ne fait qu’accentuer ce que je viens de dire. Et ce silence et nos regards donnent une valeur démesurée à ces instants surréalistes. Et malheureusement, ce silence est violemment interrompu par quelqu’un qui frappe à la porte d’entrée. Probablement le petit-déjeuner, ai-je pensé. Elle se lève, se couvre d’un long T-shirt, ce qui la rend encore plus sensuelle. Elle va ouvrir et laisse entrer un beau jeune homme ; visiblement, ce n’est pas le petit-déjeuner, en tout cas pas pour moi, car je n’ai aucune attirance homosexuelle. Évidemment quand il me voit dans le cadre de la fenêtre, il s’arrête net : - Qui c’est lui ? - Un ami de longue date, lui répond-elle. - Et tu couches souvent avec tes amis de longue date ? - Là, ce n’est pas pareil. - Et moi dans tout ça ? - Arrête ! De toute façon, il repart tout à l’heure, ne t’inquiète pas. - Et je dois prendre ça comment ? Sous prétexte que tu as des amis, je risque régulièrement de les voir dans notre lit ?

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- D’abord, c’est mon lit et nous n’avons fait que dormir ensemble, c’est tout.

Avant que cette discussion s’envenime, je prends ma veste. Elle me dit que je ne suis pas obligé de partir. Je lui souris et en guise de réponse, je l’embrasse délicatement sur la joue, en posant une main sur sa hanche et une main sur son épaule ; une trilogie qui donne un sens à ma manière d’aimer. Je tends la main au gars sachant qu’il ne fera pas de même et je passe la porte du vestibule, un dernier regard sur elle ; elle me rend le même. - Alors, à dans quelques années au hasard d’un pays peut-être, lui dis-je les yeux embués. - Peut-être, me répond-elle en fermant les siens.

Après l’avoir quittée, je suis retourné à mon hôtel avec, dans mon cœur, un souvenir de plus qui allait très vite devenir douloureux. Dans cette chambre sans âme, le regard dans le vide, déprimé ou rêveur, tout dépend du point de vue, je me suis allongé sur ce lit dont je n’ose imaginer ce qu’il a subi jusqu’aujourd’hui, car il est un prétexte à tous les délires et fantasmes puisqu’il n’appartient à personne ; dans le pire cas de figure, je m’imagine que je baigne dans une mixture séminale bien fermentée, et donc, avec ce visuel dans ma tête, je préfère me lever. Il faudrait que je me rase, mais je n’en ai aucune envie. Je vais vers l’armoire, descends un grand sac à dos qui se trouve dessus ; mon smartphone sonne… je ne réponds pas, mieux que ça même : je l’éteins. Ça ne peut pas être elle, alors, c’est sans importance. Dans la rue, la chaleur du matin caresse les façades ; c’est un beau début de journée, mais je ne le vois pas ainsi, et c’est même du gaspillage d’avoir autant d’idées noires quand il fait si clair. Je marche lentement en mangeant un croissant. Une heure plus tard, je suis enfin sorti de la ville et pose mon sac à terre et commence à faire du stop. Ce n’est pas tellement que je n’aime pas marcher, bien au contraire, mais il commence à taper fort, le grand maître là-haut, et je déteste mettre des crèmes sur ma peau... Alors je dois me protéger autrement. Je regarde défiler les voitures dont le regard méprisant des conducteurs aiguise encore plus mes nerfs. Ils pensent soit, que je suis un voyou, parce que j’ai les cheveux longs, soit que je n’ai qu’à m’acheter une voiture, comme tout le monde. C’est le même genre de cons que j’ai rencontrés plus tard dans ma vie quand je faisais de la moto. Quand je longeais la file de voitures arrêtées à un feu et que je me mettais tout devant, ça dérangeait le connard qui avait dû attendre. Et puis, finalement, à l’instant où je me dis que si ça continue comme ça, je vais leur lancer des cailloux, il y en a un qui s’arrête. Le conducteur baisse la musique et sa vitre en même temps : - Vous allez où ? demande le conducteur. - Je ne sais pas, et vous ? - Je vais à Bologna ; je vous emmène ? - Ah non... Non merci, mais merci quand même. - Mais pourquoi ? Vous venez de dire que vous ne saviez où vous alliez ! - Oui, mais je sais où je ne vais pas. - Tant pis pour vous, me dit-il en marmonnant dans sa barbe de glabre, tout en refermant sa vitre. Le conducteur redémarre sur les chapeaux de roue. Je crois bien que celui-ci ne s’arrêtera plus pour un auto-stoppeur. Désolé, mais c’est toujours pareil avec les choix : quand nous ne l’avons pas, ce devrait être plus facile, mais en fait c’est désagréable, parce que nous prenons tout comme une obligation. Et quand nous l’avons, le choix, c’est également

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difficile, parce que nous voulons toujours tout ce qui se propose. Et surtout, il nous laisse supposer que nous aurions pu avoir mieux. Alors que le choix finalement, c’est quoi ? Peux-être est-ce l’effort à faire pour avoir la liberté en fait ; et puis, une fois qu’il est fait, il faut juste faire avec, et tant pis si ç’aurait pu être mieux. De toute façon, tout n’est que spéculation. Et les regrets ? Ce n’est guère constructif un regret. Alors, même si aujourd’hui je regrette de ne pas avoir fait ma vie avec elle, je l’aime probablement plus encore maintenant, que si j’avais fait ma vie avec elle à l’époque, car la routine et les habitudes se seraient mises en chœur pour éteindre les braises de nos étreintes. Je continue ma route les yeux dans le vague ; de toute façon, où que j’aille, je ne suis pas pressé d’y aller. Ce qui compte, c’est que j’y aille.

Je prends une gorgée de vin. Et voilà  : ainsi s’achève mon carnet de souvenirs et

réflexions. Je tire un trait sous la dernière phrase et écris :

Fin de beaucoup de débuts. Je l’ouvre à la première page. Je n’ai toujours pas trouvé de titre, mais là, à l’instant,

je crois que si, quand je repense à tout ce que j’ai fait de travers dans ma longue vie.

Alors, de mes plus belles lettres, j’écris :

« La vie à l’envers »

Je pose mon crayon et ferme complètement le cahier. J’ai souvent espéré après mon

départ de Venise que nos vies se recroisent, mais non... Je crois que j’ai raté le coche

ce jour-là, si coche il y avait. Je ne l’ai plus jamais revue et ne sais pas ce qu’elle est

devenue.

Bon ! Trêve de nostalgie, des gens m’attendent. Je me lève et retourne dans la

maison, ferme la porte derrière moi et met le cahier dans mon sac. Aujourd’hui, et

depuis bien longtemps, je suis obligé de sortir de chez moi et de descendre, mais je

vais prendre mon temps et prendre l’escalier.

Je prends mon manteau, mon béret Kangol et mon Keffieh aux couleurs rasta. J’aime

me sentir bien dans mon look, même si ce sont des fringues que je portais à 40 ans et

qui étaient déjà largement démodées à l’époque, je me sens bien dedans. Je n’ai de

toute façon, jamais été dans le vent, parce qu’il ne souffle jamais dans le même sens

et parce que je ne suis pas une girouette.

Je prends quelques affaires et descends tranquillement les escaliers. Ce n’est que du

béton bien propre, rien de plus. Vu que les gens ne font qu’y passer, il n’y a aucune

raison d’y peindre ou d’y faire un design quelconque ; cet argent-là est mieux utilisé

dans la finition des appartements.

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Pour moi qui habite sur le toit du 186e étage, cette descente est quand même longue

et monotone. Et mes jambes me font bien remarquer l’âge de mes artères. Quand

j’arrive au 89e, il y a une jeune femme d’une trentaine d’années sur le pas de la porte ;

elle s’appelle Jaana , c’est écrit sur son badge. Elle est habillée en noir et rouge : un 3

uniforme noir avec des bottes, des gants et une ceinture en rouge. Elle a l’air

impatient et tapote du pied.

- Chéri, dépêche-toi, on va le rater.

Je lui fais un sourire cordial ; j’ai toujours fait ça avec les gens que je rencontre, avec

n’importe qui. Et pour cet instant de sourire échangé, je pense qu’il y avait un peu de

paix autour de moi et peut-être aussi pour l’autre personne... même s’il fallait parfois

insister sur le sourire pour que la personne en face le décoche. Mais combien

d’agressifs j’ai pris à contre-pied avec ça, j’ai du moins l’arrogance de le penser. Et

pendant ce moment, peut-être que quelques problèmes s’évanouissaient. Et donc,

avec son sourire, elle me salue :

- Bonjour Monsieur ! (Eh oui, moi je ne porte pas de badge ; je suis trop vieux et à

priori inoffensif dans notre société actuelle).

- Bonjour, Jaana, je lui réponds sans effacer mon sourire. Elle me rappelle ma fille.

Arma, son mari, finalement arrive en courant ; lui est habillé en rouge et noir  : un

uniforme rouge avec des gants, une ceinture et des bottes en noir. L’inverse donc : le

moyen le plus simple pour distinguer l’homme de la femme. Ah bien oui, les

brigardians ne peuvent pas se mettre à palper pour savoir qui ils doivent dégommer. 4

- Je ne trouve plus la multicommande, dit Arma nerveusement.

Elle lui fait un sourire ironique en levant le bras vers la porte, un boîtier à la main. Elle

appuie sur une touche et la porte se ferme. Un petit bruit électromagnétique et un

bip. Arma prend la poignée pour vérifier que la porte est bien fermée. Chose

parfaitement inutile. Jaana lui tire le bras pour aller plus vite.

Je les regarde. Ils sont heureux ces deux-là. J’ai toujours aimé voir les couples

heureux. De mes meilleurs amis, combien n’osaient pas me le dire, lorsqu’ils se

Prononcé Dja-Anna3

brigardians : membre d’une brigade, qu’elle soit du comportement, de surveillance ou autre.4

Page 12: Chapitre premier de  Rémanence argentique par Tobias Thorey

séparaient, parce qu’ils pensaient me décevoir ! Mais moi, je m’en moquais. Soyons

heureux et beaux tant que nous le pouvons.

Jaana et Arma se dirigent vers l’ascenseur et appuient sur le bouton et moi je

poursuis ma descente pédestre.

Je les entends vaguement parler. Arma se demande pourquoi sa femme parle à un

inconnu :

- C’était qui ce vieil homme ?

- Je crois que c’est le vieux du dernier étage.

- La maison sur la terrasse ?

- Oui, je crois...

- Eh bien, il a bien du courage de se taper les escaliers.

- Le pire, c’est qu’il devra les remonter.

- Oh ! Ne t’inquiète pas, il prendra sûrement l’ascenseur.

L’ascenseur a dû se fermer, car je n’entends plus rien que mes pas qui résonnent. Du

courage pour descendre ! Il m’en faudrait bien plus pour prendre l’ascenseur  : les

vitesses de descente sont tellement exagérées qu’arrivé en bas, j’ai l’impression

d’avoir mes testicules dans la gorge ; ça fout les boules. Alors pas de soucis de

descendre à pied. Par contre, je suis obligé de prendre mes pilules énergisantes,

parce que mes pauvres jambes ne veulent plus suivre. Le problème avec cette

drogue, c’est qu’il me faut toujours une semaine pour m’en remettre après, mais

aujourd’hui, c’est sans importance ; je n’ai aucune idée d’à quoi ressemblera la

semaine prochaine.

Je prends mes pilules ; elles agissent tout de suite. J’arrive au 37e et passe devant le

FITNESS ELECTRICITY PRODUCTION COMPLEXE. Au départ, c’était un centre de

musculation comme un autre. Ces centres ont été transformés comme solutions

alternatives, après la suite d’accidents nucléaires qui ont eu lieu entre 2017 et 2032 et

surtout après celui qu’il y a eu en 2045. Tellement de morts et de morts en sursis que

la sortie du nucléaire était devenue une question de force majeure.

Alors, aujourd’hui, comme il n’y a plus de place pour les éoliennes, et comme il n’y a

plus de vent, parce qu’il n’y a plus d’eau, parce qu’il n’y a plus que du béton, il a été

décidé d’utiliser l’énergie humaine pour en fabriquer. Chaque appareil de fitness est

Page 13: Chapitre premier de  Rémanence argentique par Tobias Thorey

relié à des poulies qui fabriquent de l’électricité et chargent des batteries ; ainsi, on ne

brûle pas notre énergie pour rien, en plus, c’est écologique et ça alimente un quart de

l’immeuble en électricité. Chaque immeuble est équipé ainsi et chacun garde sa ligne.

Le bon vieux principe de l’alternateur.

C’était un assez bon système en soi, mais après, avec l’habitude, nous nous étions mis

à consommer beaucoup plus d’énergie que nous en produisions. Alors, le Ministère

Du Comportement nous a obligés à garder notre ligne, mais pas que pour cette

raison — quand je dis nous, ce sont les gens de 7 à 77 ans. Le MDC, est un ministère

rempli de gens qui avant, râlaient pour un oui, pour un non, manifestaient ici,

manifestaient là et bloquaient tout le monde sauf ceux qui créaient le problème. Tant

qu’ils faisaient ça, ils n’étaient pas gênants pour ceux qui gouvernaient. Mais un jour,

des militants plus cohérents et plus assidus ont pris le taureau par les cornes et ont

bloqué le Grand Ministère juste pendant un conseil. Comme tous les ministres ou

députés ou sénateurs, selon l’assemblée, étaient obligés d’être présents à toutes les

séances, l’action a été efficace et le gouvernement d’alors a dû réagir. Évidemment,

sans utiliser la force, car ç’aurait fait trop de monde à éliminer et impossible à cacher.

Alors, au lieu de dégommer les militants par centaines, on a promis des postes aux

sympathisants, tandis que les meneurs tenaces et inflexibles, eux, sont devenus de la

main d’œuvre involontaire à la Fourmilière.

Au début, la Fourmilière servait à occuper les chômeurs et les délinquants. Et comme

tout gouvernement digne de ce nom, c’était avec le temps, devenu un centre de

recyclage professionnel pour « réfractaires à la pensée dirigée ».

La Fourmilière est une usine de fabrications diverses qui s’étend sur quelques

kilomètres carrés et qui est entièrement encerclée par une enceinte de six mètres de

haut, ce qui donne l’impression qu’il y fait toujours sombre. Les chemins qui la

traversent forment un labyrinthe avec des trompe-l’œil en guise de façade. À cycles

répétés, ces trompe-l’œil changent d’image, et donc les murs ne montrent jamais la

même chose ; il est dès lors, impossible de faire du repérage pour tenter une évasion,

sauf peut-être la nuit où le piège des trompe-l’œil ne fonctionne pas vraiment puisque

tout est gris, mais même là, à moins d’être un descendant d’un enfant caché du Petit

Poucet et d’Ariane, il est inutile d’essayer de s’évader.

Page 14: Chapitre premier de  Rémanence argentique par Tobias Thorey

Donc, les uns dans la Fourmilière, et les autres  : fonctionnaires dans un ministère

fraîchement créé à cet effet  : le Ministère Du Comportement. Un ministère composé

d’ex-rebelles transformés en fonctionnaires. Le confort leur a très vite fait oublier ce

pour quoi ils avaient manifesté et depuis, ils nous reprochent ce qu’ils revendiquaient

avant. D’ailleurs, maintenant, on les appelle : « La Meute de Cons ». Ceux-là mêmes

qui gueulaient au nom des libertés bafouées, parce qu’on leur interdisait de fumer

dans les lieux publics ou au volant, ou parce qu’ils ne pouvaient plus se servir

gratuitement sur le net, ou parce qu’il y avait trop de caméras de surveillance, alors

qu’ils racontaient leur vie entière, soit à la télé, soit dans les réseaux sociaux. Et bien,

ceux-là mêmes, maintenant, nous dictaient comment nous comporter.

De repenser à tous ces changements fait revenir des souvenirs à la porte de mes

réflexions. Et comme disait Charlélie Couture  : «  il ne reste pour la mémoire, que

quelques grains oxydés sur de la paraffine ».

Les photos, je les ai parfois regardées pour méditer sur ma vie, mais elles sont pour

chacune, liées à une douleur. Alors, j’ai cessé depuis longtemps de me torturer. Mais

outre la paraffine ou l’argentique, nos pensées font aussi office de rémanence, mais

guère que quand nous sommes inoccupés, ce qui pour ma part, a toujours été assez

rare. Et puis je préfère le mouvement. Combien d’instants magiques par seconde —

d’ailleurs j’adore comment les Allemands disent le mot « instant » : « Augenblick » —

ce que l’œil voit au moment où il regarde, et bien, tellement d’images par seconde

pour raconter une histoire, voilà ce qui me plaît vraiment, et c’est pour ça que j’ai

toujours vu ma vie comme un film — mais plus comme un film américain, un film

fantastique avec plein d’effets spéciaux, même si avec le recul, je m’aperçois que

j’aurais peut-être pu l’écrire plus simplement, avec juste des cuts et fondus . 5

Alors, ne croyant plus ni aux miracles ni aux rêves, les effets spéciaux ayant disparu,

ma vie ressemblait dès lors à un film de Bergman, alors que j’aurais tellement préféré

qu’il ressemblât à un film de Tim Burton.

Et c’est donc, complètement désabusé que j’ai approché la soixantaine.

Phrase extrêmement longue pour faire un clin d’oeil à la langue allemande dont je me plaît de rappeler une 5

phrase de Frédéric Dard qui disait que : « vu qu’en allemand, on met le verbe à la fin, il ne faut pas couper la parole sinon on ne sait pas ce que la personne voulait dire »

Page 15: Chapitre premier de  Rémanence argentique par Tobias Thorey

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Dépôt légal : Octobre 2014