chapitre 1 - eklablog
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Lady Aileas, l'héroïne de ce roman médiéval, entend gouverner son fief sans
l'aide d'un époux. Un désir qui, s'il n'a pas l'heur de plaire à son père, est
cependant légitime à une époque où les femmes jouissent du même droit à la
propriété que les hommes. Dans la région de Troie, par exemple, sur 104
domaines, 48 sont dirigés par une dame, et 10 par une demoiselle. Même du
vivant de son mari, une femme bénéficie d'une totale indépendance juridique.
Ainsi, au XIIIème siècle, il n'est pas rare de voir des femmes fonder de
nouveaux comtés (comme la comtesse Blanche, en Champagne), vendre des
biens mobiliers ou acheter des commerces sans que figure nulle part le
consentement de son mari. Si le seigneur vient à disparaître, l'épouse reçoit tout
ce qu'ils ont acquis ensemble pendant leur union, plus la moitié des biens du
défunt s'il s'agit d'une famille roturière, le tiers s'il s'agit d'une famille noble.
Dans les affaires, si un commerçant est empêché ou absent lors de la signature
d'un contrat, sa femme peut le remplacer sans qu'il y ait besoin de procuration.
En fait, la femme du Moyen Age est bien plus libre que durant les siècles
suivants, où l'on s'inspirera du droit romain, très hostile à l'autonomie féminine.
Chapitre 1
Angleterre, 1227
Stupéfait, sir Georges de Gramercie tira sur les rênes de son cheval et prêta une
oreille incrédule aux sons qui s'élevaient de l'autre côté de la haie. En vérité, se
dit-il, il avait déjà entendu proférer des jurons dans sa vie, mais rien de
comparable à la bordée de vocables malsonnants qui s'élevaient en cet instant à
quelques mètres de lui. Et le plus inattendu, c'était sans conteste que ce chapelet
de termes grossiers fût proféré par une voix féminine !
Un sourire ironique sur les lèvres, il fit signe à son escorte de s'arrêter. Sir
Richard Jolliet, son régisseur, s'approcha aussitôt de lui, l'étonnement peint sur
le visage. Quant aux gens d'armes revêtus de tenues écarlates et vertes, ils
s'immobilisèrent docilement et attendirent, tandis que leurs montures
s'ébrouaient dans l'air frais de cette belle matinée de printemps.
De part et d'autre de la route, l'herbe encore trempée de rosée étincelait sous les
rayons du soleil et les bourgeons des arbres reflétaient la douce lumière d'avril.
Mais plus loin, dans la vallée, un léger brouillard estompait les lignes du
paysage et cachait momentanément à la vue l'imposante silhouette du château de
Dugall.
Georges s'apprêtait à répondre à son régisseur, lorsque à sa grande surprise, une
tête de jeune fille apparut brusquement au-dessus de la haie. A en juger par les
contours arrondis de son visage, la nouvelle venue ne devait pas avoir dépassé
depuis longtemps l'adolescence, et ses cheveux châtains ébouriffés ajoutaient un
certain piquant à la grâce de sa physionomie. Comme elle était à demi
dissimulée par les taillis, on n'apercevait de ses vêtements que le haut d'une
tunique grossière fermée d'un lacet, dont l'échancrure laissait apercevoir la
naissance de deux seins au galbe prometteur.
Séduit par cette apparition, Georges se rapprocha du fossé et remarqua d'une
voix enjouée :
— Cette bouche est bien trop jolie pour être souillée par de tels jurons !
Pour toute réponse, l'inconnue émit un ricanement, et Georges fronça les
sourcils. En règle générale, il n'aimait pas que l'on se moquât de lui, même
lorsqu'il s'agissait d'une jolie femme! Il prit néanmoins sur lui pour demander :
— A ce que j'ai cru comprendre, la belle, votre monture vous a désarçonnée,
n'est-ce pas?
Et comme la jeune fille ne répondait toujours pas et se contentait de le dévisager
avec impertinence, il ajouta :
— Peut-être êtes-vous tout simplement une voleuse de chevaux?
L'intéressée émit un reniflement de mépris.
— Oh, je sais ! s'écria Georges avec ironie. C'est sans doute que vous aviez un
rendez-vous galant.
Cette fois, l'inconnue ne put laisser passer une telle insinuation sans réagir.
— Comment osez-vous? s'écria-t-elle, en dardant sur son interlocuteur un regard
étincelant de colère.
Indigné que l'on pût s'adresser à son maître sur ce ton, le régisseur approcha à
son tour sa monture de la haie.
— Prenez garde, femme ! s'exclama-t-il. Vous ne savez pas à qui vous vous
adressez !
— S'il vous plaît, Richard! intervint Georges avec tout le flegme dont il était
capable. Il est inutile d'effrayer cette paysanne.
Bien qu'il n'approuvât manifestement pas l'attitude de son compagnon, le
régisseur obéit et fit reculer son cheval.
— Dites-moi, interrogea Georges en se tournant de nouveau vers la jeune fille,
sommes-nous encore loin du château de messire Dugall ?
— A peine plus d'un kilomètre, répliqua l'inconnue en haussant les épaules.
— Faites-vous partie de sa maisonnée?
— En effet, milord.
— Hum... Et votre cheval vous a faussé compagnie? s'enquit Gramercie en
réprimant un nouveau sourire.
— Oui, il s'est échappé après m'avoir jetée à terre, expliqua la jeune fille. Mais
je remettrai bien la main dessus. Je vous souhaite le bonjour, milord, ajouta-t-
elle d'une ton quelque peu cavalier.
Après cette dernière phrase, elle s'attendait sans doute que Georges la laissât
tranquille, mais ce dernier n'apprécia pas la façon par trop désinvolte dont elle le
congédiait.
— Puis-je vous être d'une aide quelconque? questionna-t-il en fronçant les
sourcils.
Cette offre fut accueillie d'un éclat de rire si communicatif que Gramercie ne put
que se dérider à son tour.
— Je suppose que je dois interpréter votre réaction comme un refus ! observa-t-
il.
— C'en est un, milord. En cet instant, Démon est sans doute déjà rentré à
l'écurie.
Georges fut tenté de poursuivre la conversation, mais il sentit que son escorte
s'impatientait et se vit contraint d'abréger.
— Très bien, conclut-il. Puisque vous n'avez pas besoin de mes services, il me
reste à vous souhaiter à mon tour une bonne journée !
Il s'inclina avec courtoisie et fut étonné de constater que la jeune fille le saluait
en retour d'une petite révérence. Avec un involontaire sourire, il fit signe à ses
hommes de se remettre en route. Tandis que la petite troupe obtempérait, il vit
l'inconnue lui lancer un dernier regard avant de disparaître derrière la haie.
— Quelle impertinente! s'écria Richard Jolliet, en reprenant sa place auprès de
Gramercie. Elle aurait eu grand besoin d'être remise à sa place. Elle parlait tout
de même à un gentilhomme, et non à un manant !
Il jeta un coup d'œil à l'oriflamme qui claquait au vent, fièrement porté par l'un
des soldats.
— Et elle prétend faire partie de la maisonnée de sir Thomas ! A mon avis, elle
doit plutôt garder les moutons dans les prés !
Sir Georges considéra avec amusement son fidèle régisseur et répliqua :
— Vous êtes trop sévère, Richard. En fait, il n'est guère étonnant que les
manières de cette fille laissent à désirer. N'oubliez pas que depuis la mort de la
comtesse, il n'y a plus que des hommes au château. On dit que même la gent
domestique y est entièrement masculine !
— C'est pourtant une belle créature, remarqua Jolliet d'un air pensif.
— Autant qu'on puisse en juger, rétorqua Georges avec désinvolture. Sa tenue et
sa coiffure ne l'avantageaient guère, il faut en convenir!
Malgré son flegme apparent, le jeune homme se sentait plus revigoré qu'il ne
voulait se l'avouer par cette rencontre imprévue. En tant que gentilhomme, il
n'était guère habitué à se faire rabrouer par qui que ce fut, et le ton cavalier dont
la jeune fille avait usé à son égard s'était révélé en somme plutôt rafraîchissant !
— Remercions Dieu de ne pas avoir de servantes aussi insolentes à Ravensloft !
reprit sir Richard.
Georges eut un nouveau sourire.
— Faites attention à la manière dont vous parlerez de cette jeune personne au
château, dit-il à son régisseur. Bien qu'elle ait joué son rôle à la perfection, ce
n'est pas une paysanne. Elle se nomme Aileas, et elle est la fille de sir Thomas !
Jolliet ouvrit des yeux stupéfaits à cette affirmation.
— Comment est-ce possible? articula-t-il d'un ton incrédule. Etes-vous sûr de ne
pas vous tromper?
— J'en suis absolument certain, assura Georges. Il est vrai qu'elle a beaucoup
changé depuis la dernière fois que je l'ai vue, mais j'ai tout de suite reconnu ses
yeux.
Comment aurait-il pu un seul instant oublier le regard pétillant de malice
d'Aileas Dugall? se demanda-t-il. Il s'en souvenait comme si c'était hier, en dépit
de toutes les années écoulées depuis qu'il n'avait vu la jeune fille.
— Ainsi, dit Richard, c'est là la demoiselle que votre père souhaitait vous voir
épouser?
— C'est bien elle, en effet !
— Mais quels seraient les avantages de cette union? Sir Dugall n'est pas homme
à lui donner en dot le moindre lopin de terre. Après tout, vous n'êtes pas obligé
de respecter la volonté de votre père, maintenant qu'il est mort !
— Qui sait, répliqua Georges d'un air pensif, c'est peut-être tout simplement que
je souhaite relever un défi !
— Avec une pareille créature, la vie à deux doit être en effet une aventure,
commenta sir Richard d'un ton caustique.
Gramercie ne releva pas la remarque.
— De plus, dit-il, Aileas est loin d'être pour moi une étrangère. Je la connais
depuis l'enfance !
— Pourtant, il n'y a guère eu d'échanges entre le château de Dugall et
Ravensloft, objecta Jolliet.
Il hésita avant de poursuivre :
— En outre, je ne comprends pas pourquoi cette jeune personne éprouve le
besoin de se costumer en paysanne !
Georges haussa ses larges épaules.
— Ce doit être un jeu pour elle, déclara-t-il. Je me demande si elle m'a elle aussi
reconnu.
— Vos bannières sont suffisamment identifiables !
— C'est vrai, admit le jeune homme, qui se demanda à part lui ce que la jeune
fille avait pu penser de lui, si tel était le cas.
Et dire qu'il s'était attendu que leur rencontre se déroulât dans toutes les règles
du plus strict formalisme ! Au lieu de cela, c'était à une véritable bohémienne
qu'il avait eu affaire, avec ses nattes à moitié défaites et sa grossière tunique. A
dire le vrai, il ne connaissait pas une seule autre demoiselle noble capable de
s'aventurer sur les chemins dans cette tenue, et sans escorte qui plus était !
— Pourquoi l'épouseriez-vous? insista Richard. Il y a tant d'autres jeunes filles
de bonne famille parmi lesquelles vous pourriez faire votre choix !
— Mon père estimait qu'une alliance avec sir Thomas et ses fils était une façon
de garantir une paix durable dans la région. Les Dugall sont tous des foudres de
guerre et mieux vaut les avoir dans son camp que contre soi !
— Ils n'iraient tout de même pas jusqu'à attaquer Ravensloft! se récria Jolliet
avec un brin d'inquiétude.
— Bah, on ne sait jamais de quoi ils seront capables, le jour où leur père ne sera
plus là. En outre, cette visite à sir Thomas ne m'engage en rien et ne peut faire
de mal.
— Ni de bien ! grommela sir Richard entre ses dents.
Il sentit peser sur lui le regard de son maître et revint aussitôt au ton du respect
pour demander :
— Pardonnez-moi mon indiscrétion, milord, mais pourquoi céder maintenant au
désir de votre père, alors que...
Il s'arrêta d'un air gêné, et ce fut Georges qui compléta :
— Alors que je me suis insurgé contre son vœu pendant près de dix ans ?
— C'est cela, milord.
— Peut-être pour remplir le dernier souhait d'un mourant, répliqua Gramercie en
toute franchise.
Et comme il n'aimait pas qu'une conversation prît un tour sentimental, il se hâta
d'ajouter :
— D'ailleurs, mon séjour au château de Dugall peut très bien passer pour une
simple politesse de voisinage, et il ne m'engage absolument à rien.
Jolliet émit un toussotement.
— Si je n'étais pas votre régisseur, mais votre ami, dit-il, je vous conseillerais
d'être prudent dans cette affaire.
— Mais vous êtes mon ami, se récria Georges, et je serai on ne peut plus
circonspect, je vous le promets !
— Je suis heureux de l'entendre, conclut Richard.
Tous deux se turent après cet échange, et tandis qu'ils cheminaient en silence,
Georges laissa sa pensée revenir à cette jeune fille que son père lui destinait. Il
ne savait pas grand-chose sur Aileas Dugall, mais il aurait dû s'attendre qu'elle
lui jouât un tour de sa façon ! Ne l'avait-elle pas un jour bombardé de pommes
pourries, pour le seul plaisir de souiller ses vêtements immaculés? Pris
d'impatience, il l'avait poursuivie dans le verger, jusqu'à ce que la jupe de la
fuyarde se prît dans une basse branche. Aileas s'était dégagée en un tournemain,
mais il avait eu le temps d'apercevoir en un éclair deux jambes superbement
galbées, avant que l'étoffe ne retombât sur ce spectacle enchanteur.
Troublé par ce souvenir, Georges passa une main dans sa chevelure blonde
soigneusement coiffée. Si Aileas ne semblait guère se préoccuper de son
apparence, il n'en allait pas de même pour lui, qui avait particulièrement soigné
sa toilette avant d'entreprendre ce voyage. Désireux de paraître à son avantage
devant sir Thomas et sa fille, il avait en effet revêtu une superbe tunique brodée
de fils d'or et une cape bordée d'hermine. Quant à ses soldats, il les avait choisis
parmi les plus robustes et les mieux entraînés, sachant que lord Dugall serait
sensible à ce détail.
Tandis qu'il rêvassait ainsi, son escorte et lui avaient enfin atteint un
embranchement, et il fit signe aux gens d'armes de faire halte.
— Voici la route de Londres, Richard, dit-il à son régisseur. C'est là que nos
chemins se séparent. Tâchez de mener à bien l'affaire qui vous appelle dans la
capitale !
— Oui, milord, acquiesça le régisseur avec un sourire. Et puisque vous êtes
assez bon pour m'accorder ce titre, laissez-moi vous donner un conseil d'« ami ».
En matière de mariage, ne prenez jamais de décision hâtive !
— Dans ce domaine, répliqua Georges, j'ai déjoué jusqu'ici tous les pièges et
vous pouvez me faire confiance !
Jolliet s'inclina, et après avoir lancé un chaleureux : Dieu vous garde,
monseigneur! il s'engagea sur la grand-route avec une escorte de dix hommes.
Quant à Gramercie, il continua son chemin vers le château de Dugall, dont les
contours massifs émergeaient peu à peu du brouillard.
Après sa rencontre avec le chevalier, Aileas dévala la colline en direction du
ruisseau, puis emprunta le sentier herbu qui longeait la rive et menait tout droit
au village. Par cette humide matinée, le raccourci était particulièrement glissant,
mais il permettrait à la jeune fille de regagner le château bien avant l'arrivée du
visiteur.
Tout en écartant les rameaux qui menaçaient de s'accrocher à sa jupe, Aileas
revit le visage du jeune homme, tel qu'elle l'avait découvert en haussant la tête
au-dessus de la haie. A vrai dire, le voyageur n'avait pas semblé vraiment surpris
par son apparition. Amusé, tout au plus, se rappela-t-elle. Bien entendu, elle
l'avait tout de suite reconnu ! Ces cheveux blonds un peu trop longs, ces yeux
très bleus et ce sourire charmeur ne pouvaient appartenir qu'à sir Georges de
Gramercie !
Evidemment, son visage était plus mince et plus anguleux que quelques années
plus tôt, et son corps était devenu nettement plus musculeux. Mais elle l'aurait
identifié entre mille à sa voix, toujours aussi basse et mélodieuse.
De comportement non plus, il ne semblait guère avoir changé. Toujours cette
inaltérable courtoisie, ce souci d'élégance qui avait toujours mis les nerfs de la
jeune fille à rude épreuve, au point qu'elle l'avait un jour bombardé de pommes
pourries, dans l'espoir de souiller sa tunique immaculée ! Georges avait fort mal
réagi, se souvint-elle, et s'était lancé à sa poursuite avec un visage si menaçant
qu'elle avait pris peur. Dieu merci, elle avait réussi à s'enfuir et à se réfugier à
l'écurie avant qu'il pût la rattraper!
Lorsqu'elle l'avait revu par la suite, le jeune homme n'avait fait aucune allusion à
l'incident, exactement comme si rien ne s'était jamais passé. Et depuis, il avait si
bien oublié Aileas Dugall qu'il ne l'avait même pas reconnue lorsqu'elle avait
inopinément croisé sa route !
Parvenue à proximité du village, la jeune fille quitta le sentier et s'engagea sur la
route qui menait au château. Sur la chaussée boueuse, elle avisa des empreintes
de sabots qu'elle eût reconnues entre mille. Avec ou sans sa maîtresse, Démon
avait su reconnaître le chemin de l'écurie. Dieu merci, songea Aileas, sa
mésaventure matinale n'aurait pas de suites fâcheuses. Evidemment, elle n'aurait
pas dû tenter d'apercevoir Georges de Gramercie avant son arrivée au château.
Démon détestait l'humidité et elle aurait dû se douter qu'il n'apprécierait pas
cette équipée !
Lorsqu'elle traversa le village, la marcheuse vit quelques passants lui jeter un
bref regard, avant de se détourner avec indifférence. Les gens du bourg étaient
habitués à voir leur demoiselle se promener seule par tous les temps, et les
tenues peu protocolaires d'Aileas avaient cessé depuis longtemps de les étonner.
Arrivée à quelques mètres des remparts, la jeune fille jeta un regard machinal
vers les créneaux et constata que les sentinelles étaient bien à leur poste. Bien
que le château n'eût pas été attaqué depuis des années, sir Thomas le maintenait
en état permanent de défense. Les fortifications étaient constamment entretenues
et les soldats si bien entraînés qu'ils auraient pu soutenir l'assaut de n'importe
quelle armée.
Lorsque Aileas eut traversé le pont-levis, les gardes de la poterne s'écartèrent
pour la laisser passer.
— Avez-vous vu mon..., commença la jeune fille à l'adresse de l'un d'entre eux.
Mais le soldat ne la laissa pas achever.
— Oui, lady Aileas, s'empressa-t-il de répondre. Démon a regagné sa stalle et le
lad s'occupe de lui.
Satisfaite de cette information, Aileas poussa un soupir de soulagement. Tout
était pour le mieux, songea-t-elle, et il ne lui restait plus qu'à trouver Rufus.
D'une démarche vive, elle contourna la tour nord et déboucha sur l'enclos qui
servait de terrain d'entraînement aux gens d'armes du domaine. Là, plusieurs
hommes s'exerçaient au maniement de la massue, et elle aperçut parmi eux un
géant torse nu, dont la chevelure rousse flamboyait au soleil.
— Sir Rufus ! cria-t-elle.
Avec un large sourire, l'interpellé quitta ses compagnons et s'avança vers elle. Sa
massive poitrine brillait de sueur dans la lumière matinale et il était facile de
deviner qu'il venait de fournir un rude effort.
— Par Dieu, je n'en puis plus ! s'écria-t-il d'une sonore voix de basse. Qu'est-ce
qui vous amène, Aileas ? ajouta-t-il en haussant les sourcils. On dirait que vous
avez le diable à vos frousses !
— Pas exactement, répliqua la jeune fille, mais nous n'allons pas tarder à avoir
des visiteurs.
— Vraiment? dit Rufus.
Il prit la tunique de cuir négligemment posée sur son épaule et se mit en devoir
de se rhabiller.
— Qui est-ce? interrogea-t-il lorsqu'il eut terminé.
— Sir Georges de Gramercie !
Ce nom ne parut pas éveiller en Rufus de souvenir précis, car il se contenta de
hausser les épaules.
— Qu'est-ce qui vous inquiète? Il n'est pas le premier à venir nous voir, observa-
t-il négligemment.
— Mais voyons, Rufus, s'exclama Aileas, c'est l'homme que mon père veut me
faire épouser!
Son interlocuteur éclata de rire et se dirigea à grandes enjambées vers la salle
des gardes, sa compagne sur les talons.
— Je me souviens! déclara-t-il enfin. N'est-ce pas ce freluquet dont vous disiez
qu'il dépense plus d'argent pour ses vêtements que pour ses armes?
— Exactement, répliqua Aileas, qui pénétra derrière Rufus dans une immense
pièce obscure, dont le seul ameublement consistait en une rangée de paillasses,
une table grossière et quelques bancs.
Etendus dans la pénombre, quelques hommes se reposaient après leur tour de
garde, mais ils se redressèrent pour saluer Aileas.
— Bonne nouvelle, les gars, leur dit Rufus d'une voix tonitruante. Nous allons
avoir un paon parmi nous ! Il va falloir fourbir nos armes et nettoyer nos
paillasses.
Aileas ne put retenir un sourire à cette remarque. Lorsque Rufus verrait sir
Georges, songea-t-elle, il comprendrait qu'elle ne pouvait accorder sa main à un
homme pareil ! Bien qu'il fût plutôt musclé, Gramercie était trop mince pour
faire un bon soldat. En outre, il était si indolent qu'il devait négliger ses devoirs
de chevalier et de seigneur !
Elle ne souhaitait pourtant pas évoquer ce sujet devant des tiers, aussi eut-elle tôt
fait de se reprendre.
— N'est-il pas temps de relever la garde? interrogea-t-elle à la cantonade. Je vois
là des armes qui ne sont pas encore fourbies ! ajouta-t-elle. Si mon père y relève
la moindre trace de rouille...
Sans la laisser terminer, les hommes se précipitèrent sur leur équipement et
sortirent l'un après l'autre. Quant à Rufus, il saisit son épée et observa d'un air
pensif :
— Elle est tout ébréchée, mais je préfère la faire aiguiser que d'en racheter une
autre. Ce sera toujours une dépense de moins.
— Vous n'y pensez pas ! se récria Aileas. Elle a déjà été affûtée tant de fois
qu'elle va finir par se rompre.
— Oui, mais je l'ai bien en mains et je n'aimerais pas m'en séparer.
Aileas préféra ne pas s'engager dans une conversation qu'ils avaient déjà eue à
maintes occasions.
— Que vais-je faire, si mon père insiste pour que j'épouse sir Georges?
interrogea-t-elle, revenant ainsi au sujet qui la préoccupait.
Rufus se jeta nonchalamment sur une paillasse.
— Pourquoi votre père voudrait-il vous faire épouser ce godelureau ?
interrogea-t-il.
— Parce que nos terres et les siennes sont voisines !
Rufus croisa les mains derrière sa tête et examina le plafond.
— C'est là en effet une bonne raison, convint-il avec flegme. Vous seriez la
dame d'un immense domaine et seriez respectée dans toute la région. Après tout,
vous pourriez faire un plus mauvais choix !
Exaspérée, Aileas dut prendre sur elle pour ne pas assener une bonne tape à son
compagnon. Quel nigaud, vraiment! songea-t-elle. Ne comprenait-il pas que
c'était lui et lui seul qu'elle voulait pour mari ? Les hommes étaient décidément
bien aveugles !
— Je l'ai aperçu sur la route, déclara-t-elle en s'asseyant près de Rufus. Vous
auriez dû voir sa tunique. Dieu me pardonne, mais je crois bien qu'elle avait le
bord des manches brodé! Il doit pleurer lorsqu'il renverse dessus la moindre
goutte.
Rufus sourit à ces paroles.
— Ce doit être un phénomène, convint-il, et j'ai hâte de le voir !
Aileas hocha la tête pour toute réponse. Plus vite Rufus rencontrerait Gramercie,
mieux ce serait, pensa-t-elle. Il comprendrait une fois pour toutes qu'elle ne
pouvait épouser un tel fantoche... et aurait peut-être enfin l'idée de demander lui-
même sa main !
Chapitre 2
A première vue, rien n'avait changé au château de Dugall depuis que Georges y
avait effectué sa dernière visite, plusieurs années auparavant. Les murailles de
pierre grise étaient toujours aussi impressionnantes et les sentinelles aussi
nombreuses et vigilantes, comme si le château risquait d'être attaqué d'un instant
à l'autre par une horde d'ennemis !
A l'intérieur de l'enceinte, tous étaient en état d'alerte et Georges vit quelques
hommes occupés à ferrailler ou à manier la massue. Même les domestiques se
déplaçaient avec une raideur toute militaire et le nouveau venu nota qu'il n'y
avait pas une seule femme parmi eux. En fait, tout en ces lieux donnait une
curieuse impression d'attente et de tension latente. On aurait dit que l'édifice
s'apprêtait à soutenir un siège, songea Gramercie en haussant les sourcils.
Pourtant, le village qui s'étendait en contrebas lui avait semblé fort calme, et la
contrée, il le savait, était en paix depuis des années.
Surpris par cette atmosphère rien moins qu'accueillante, il mit pied à terre dans
la cour intérieure et confia les rênes de son étalon à un jeune page, qui s'était
avancé à sa rencontre. Puis il examina les alentours d'un regard scrutateur et
s'étonna à part lui de l'ordre qui régnait dans l'enceinte. Cet état de fait était
plutôt rare, dans une demeure privée depuis tant d'années des bons soins d'une
maîtresse de maison.
Il en était là de ses réflexions, lorsque sir Thomas en personne apparut sur le
seuil du château. Bien que son visage fut couturé de cicatrices, traces des
multiples combats et tournois auxquels il avait participé dans sa vie, sir Dugall
avait encore le port altier d'un guerrier, et son regard était aussi perçant que celui
d'un faucon. Il était vêtu d'un surcot qui n'était pas sans rappeler celui qu'il
arborait de nombreuses années plus tôt, lorsqu'il participait aux croisades, et l'on
apercevait par l'échancrure le métal luisant de la cotte de mailles qu'il portait en
dessous.
Devant ce personnage autoritaire et haut en couleurs, Georges avait toujours eu
l'impression d'être un gamin pris en faute, et les quinze années qui venaient de
s'écouler n'avaient pas suffi à lui ôter cette impression !
— Bienvenue, Georges ! s'écria le maître des lieux en donnant l'accolade à son
invité. Je suis très heureux de vous revoir.
— Et moi de même, lord Dugall.
— Mais pourquoi arrivez-vous si tard? reprit sir Thomas en fronçant les
sourcils. Auriez-vous lambiné, par hasard? A moins que vous n'ayez pris la route
du nord, ajouta-t-il avec une nuance de réprobation dans la voix.
Georges se souvint que pour sir Dugall, tous ceux qui ne s'escrimaient pas
comme lui de l'aube au crépuscule étaient tout simplement des paresseux.
Amusé par cette pensée, il suivit ^on hôte dans la grande salle, qu'il examina
d'un regard circulaire. Rien de plus sobre que cette pièce, songea-t-il, avec ses
murs nus, son absence totale d'ornements et ses meubles d'une simplicité
Spartiate! Le cadre, décidément, était en parfaite harmonie avec les goûts
austères du maître des lieux.
Après s'être installé dans un fauteuil à dos droit, dépourvu du moindre coussin,
lord Dugall fît signe à Georges de s'asseoir en face de lui sur un siège identique,
ce que le jeune homme fît aussitôt, non sans réprimer un soupir. Le bois de la
chaise était en effet fort dur, et les sculptures du dossier lui entraient dans le dos
comme des pointes de dagues.
— Comment va lady Aileas? demanda-t-il cependant dans un louable effort de
courtoisie. J'espérais la voir dès mon arrivée.
Sir Thomas émit un vague grognement.
— Elle est allée faire une promenade à cheval, expliqua-t-il enfin. Démon et elle
ne vont sans doute pas tarder à rentrer. Pour ce qui est de sa santé, elle est aussi
robuste que sa monture, Dieu soit loué !
Bien que sir Thomas ne fût pas un homme expansif, il était facile de deviner
qu'il était fier de sa fille, ce qui surprit quelque peu son invité, qui avait encore à
l'esprit les manières plutôt frustes de la jeune fille !
— Ce doit être une cavalière émérite, déclara-t-il avec un léger sourire.
— La meilleure que j'aie jamais connue, rétorqua sir Thomas. C'est moi qui ai
été son maître, c'est tout dire. Elle a même une meilleure assiette que ses frères.
« Pas assez bonne toutefois pour ne pas être désarçonnée ! » songea Gramercie
avec un soupçon d'ironie.
— Elle doit aimer les montures dociles, suggéra-t-il d'une voix suave.
Sir Thomas ouvrait la bouche pour protester, lorsqu'un jeune page apparut au
même moment sur le seuil.
— Du vin ! lui intima son maître d'une voix brève. Et plus vite que cela !
L'adolescent disparut aussitôt pour exécuter l'ordre et lord Dugall se tourna de
nouveau vers son interlocuteur.
— Dociles, disiez-vous ? Allons donc ! se récria-t-il. Son étalon est un vrai
diable et elle le mène à un train d'enfer. Je lui ai déjà dit cent fois qu'elle finirait
par se rompre le cou, mais elle ne m'écoute pas. Elle est plus obstinée qu'une
mule, ajouta-t-il avec une évidente satisfaction.
— Hum... Et elle se déplace avec une escorte, je suppose ? interrogea Georges
avec un zeste de perfidie.
— Une escorte? répéta son compagnon.
Il éclata d'un rire tonitruant.
— Elle aurait tôt fait de la semer, je vous en réponds ! Non, elle préfère
chevaucher seule, comme elle a toujours fait. Du reste, elle ne court aucun
danger tant qu'elle reste sur mes terres.
— Bien sûr, opina Gramercie, qui s'abstint de faire remarquer à son hôte que les
brigands et autres hors-la-loi ne respectaient pas forcément les limites des
domaines et qu'une jeune fille seule comme Aileas pouvait représenter pour eux
une proie tentante.
— Ma fille ressemble en tout point à sa mère, assura fièrement lord Dugall.
Voyez-vous cette cicatrice?
Il souleva ses cheveux pour montrer à son vis-à-vis la marque fine et blanche qui
lui zébrait le front.
— C'est Rosamonde qui m'a infligé cela, reprit-il, la première fois que j'ai tenté
de l'embrasser ! Aileas ferait pire à tout homme qui essaierait de lui manquer de
respect.
— Je vois, déclara Georges d'un air pensif. Satisfait de cette réponse, sir Thomas
se renversa contre le dossier de sa chaise, juste au moment où le page faisait sa
réapparition dans la pièce, les bras chargés d'une carafe et de deux gobelets
d'argent. Avec des gestes timides, le jeune garçon déposa son fardeau sur une
petite table et se mit en devoir de verser du vin dans les timbales. Sa tâche
achevée, il se retira discrètement dans un coin et regarda boire les deux hommes,
prêt à remplir de nouveau leurs verres sur un simple signe.
Après avoir siroté quelques gorgées du breuvage, le maître des lieux changea
abruptement de sujet.
— Je vous présente mes condoléances pour le décès de votre père, dit-il.
— Je vous remercie.
— C'était un homme excellent, insista sir Thomas. Un peu trop coulant, peut-
être, mais parfait pour tout le reste.
— Je le crois aussi, affirma Georges, qui s'efforça de sourire.
— Est-ce que Richard Jolliet est toujours votre régisseur? s'enquit son hôte.
— Oui. Il est responsable de la gestion de mes terres, tandis que son frère
Hubert est le majordome du château. Richard est en ce moment sur la route de
Londres, où il doit rencontrer le collecteur d'impôts.
— Pas d'ennuis, j'espère?
— Oh, non! J'aurai simplement à payer un peu plus de redevances à l'avenir.
Ravensloft rapporte plus que je n'escomptais.
— Je suis heureux de l'apprendre, dit sir Thomas avec satisfaction. L'hiver passé
a été plutôt rude, mais il suffisait de s'y préparer pour ne pas en pâtir.
Georges acquiesça, tout en songeant que sur ce chapitre, il aurait eu fort à faire
pour égaler la prévoyance de sir Thomas. Les celliers de Dugall étaient toujours
remplis de si abondantes provisions que la demeure aurait pu envisager sans
crainte d'affronter sept années consécutives de famine, comme dans la Bible !
— De braves garçons, ces Jolliet, continua sir Thomas. On peut leur faire
confiance les yeux fermés !
— C'est aussi mon avis, assura Georges.
— Avec eux, vous avez dû retrouver les affaires de votre père parfaitement en
ordre. Quel dommage que vous ne soyez pas rentré chez vous un peu plus tôt !
— Je suis revenu aussitôt que j'ai pu, allégua Gramercie.
Quelle excuse pouvait-il invoquer pour justifier son arrivée tardive au chevet de
son père mourant? En vérité, songea-t-il, il n'avait pas la moindre envie
d'aborder ce sujet avec un étranger! — Mon devoir m'a obligé à rester près du
baron de Guerre jusqu'après Noël, expliqua-t-il pourtant.
Il avala quelques gorgées de vin pour masquer son embarras, et ce fut sir
Thomas qui reprit au bout d'un instant, changeant de nouveau de sujet :
— Ainsi, vous voulez épouser Aileas !
Cette affirmation parut au jeune homme par trop péremptoire et il se hâta de
corriger :
— Je suis du moins décidé à me marier.
— Hum... Mais pourquoi jeter votre dévolu sur ma fille ?
— Mon père pensait qu'elle représentait pour moi le meilleur choix possible,
répliqua Georges en haussant un sourcil.
— Elle ne vous apportera aucune terre en dot! déclara nettement sir Thomas.
— Je n'en demande pas !
— En ce cas, tout est pour le mieux. Aileas ne se mariera pas les mains vides,
bien entendu. Je compte lui donner des biens meubles...
— La dot la plus précieuse, interrompit Georges avec courtoisie, c'est sa
personne elle-même !
Sir Thomas ouvrit de grands yeux à cette déclaration.
— N'allez pas proférer devant elle de pareilles absurdités, mon garçon ! s'écria-t-
il. Elle serait capable de vous rire au nez! Ceci dit, ma fille est effectivement un
cadeau. Si jamais vous êtes un jour assiégé, mettez lui une arbalète entre les
mains, et vous verrez de quoi elle est capable !
Georges se retint de répliquer qu'il n'avait aucune intention de faire de son
épouse un soldat, aussi intrépide fut-elle !
— Je suis sûr que c'est une jeune fille remarquable, déclara-t-il simplement.
— C'est le moins qu'on puisse dire d'elle! affirma lord Dugall.
Il se pencha en avant et examina Georges de son regard le plus acéré.
— Je vais être honnête avec vous, mon garçon, commença-t-il, pour la bonne
raison que j'ai toujours aimé votre père. J'espère qu'Aileas vous agréera, mais si
elle refuse catégoriquement de vous épouser, je n'irai pas contre sa volonté.
— De toute façon, répliqua Georges avec dignité, je n'épouserai jamais une
femme qui ne serait pas consentante !
Comme si ces mots avaient eu le pouvoir de la matérialiser, Aileas en personne
pénétra à cet instant dans la salle, les cheveux ébouriffés et toujours revêtue de
l'étrange accoutrement que Georges lui avait déjà vu sur la route : une tunique
d'homme et une jupe trop courte, qui laissait dépasser des braies dont l'étoffe
grossière eût fait honte au plus fruste des archers ! Quant aux chaussures de la
jeune fille, elles étaient généreusement maculées de boue, ce qui n'empêcha pas
leur propriétaire de traverser la pièce dans toute sa largeur pour venir se camper
devant les deux hommes.
Mais ce qui laissa Georges sans voix, ce fut de voir un énorme individu aux
cheveux rouges entrer dans la salle sur les talons de la jeune fille, qui lui adressa
par-dessus l'épaule un sourire complice. Etait-elle éprise de ce personnage, par
hasard? s'interrogea Gramercie en fronçant les sourcils. Le nouveau venu n'avait
pourtant rien de ragoûtant, avec l'odeur nauséabonde qui émanait de son corps
musclé. De toute évidence, ce rustre ne devait même pas savoir ce que signifiait
le mot « savon » ! « Pourquoi me regarde-t-il avec cette insistance? s'interrogea
le jeune homme. Me voilà bien tenté de tirer mon épée pour lui demander
compte de son insolence ! »
Heureusement, il se souvint à temps qu'il était l'invité de sir Dugall, et obligé à
ce titre de se montrer courtois à l'égard de la maisonnée. Après tout, se dit-il, si
Aileas Dugall avait du goût pour ce genre de ruffian, grand bien lui fasse ! Si tel
était le cas, il irait chercher femme ailleurs avec plaisir.
— Ma fille, dit sir Thomas, voici lord Georges de Gramercie. Sir Georges, je
vous présente lady Aileas.
— Soyez le bienvenu, sir Georges, répliqua poliment la jeune fille, qui ne
montra par aucun signe qu'elle avait déjà rencontré l'hôte de son père.
Elle se dispensa cependant de lui faire la révérence, bien que Gorges s'inclinât
devant elle avec son plus charmant sourire.
— Et voici Rufus Hamerton, dit la jeune fille en désignant le colosse roux qui
l'accompagnait. Ou plutôt, corrigea-t-elle « sir » Rufus !
Dans un louable effort d'amabilité, Georges esquissa un sourire à l'intention de
la brute, sous le regard attentif d'Aileas, à qui son air condescendant n'eut pas
l'heur de plaire. Pour qui se prenait cet individu? se demanda-t-elle avec
indignation. S'estimait-il supérieur au reste de la création, par hasard? De plus, à
en juger par le coup d'œil sagace qu'il lui avait jeté à son entrée, il était plus que
certain qu'il l'avait reconnue dès le premier instant de leur rencontre. En ce cas,
pourquoi n'en avait-il dit mot à sir Thomas? Etait-ce par esprit chevaleresque?
C'eût été bien étonnant chez un personnage assez goujat pour suggérer qu'elle
courait à un rendez-vous galant, lorsque Démon l'avait désarçonnée !
— Apportez deux gobelets de plus ! ordonna lord Dugall au jeune page. Quant à
vous, ajouta-t-il en se tournant vers Rufus et Aileas, prenez un siège et joignez-
vous à nous.
Les deux jeunes gens obtempérèrent, et le petit groupe demeura silencieux
jusqu'au retour du page, qui remplit les timbales d'une main légèrement
tremblante.
— Sans doute vous souvenez-vous de sir Georges, commença enfin sir Thomas
en se tournant vers sa fille.
— Bien sûr, mon père ! répliqua la jeune fille. Elle glissa à l'intéressé un regard
oblique et s'étonna à part elle de l'élégance avec laquelle il sirotait son vin, en
tenant le gobelet par son anse.
— Vous avez été longtemps absent, observa Rufus, après avoir lampe son verre
à bruyantes gorgées.
— Oui, répliqua Georges, car je guerroyais aux côtés du baron de Guerre.
Quand j'ai reçu le message qui me rappelait à la maison, je ne me doutais pas
que l'état de mon père était aussi sérieux et j'ai choisi de faire passer mon devoir
de vassal avant mes obligations familiales. Vous conviendrez, sir Thomas, que
j'aurais manqué à mes engagements envers le baron si je l'avais quitté plus tôt.
Vos fils sont eux aussi au service de puissants seigneurs, et je suis sûr que vous
ne les rappelleriez pas, même si vous étiez à l'article de la mort!
Manifestement embarrassé, sir Thomas s'éclaircit la gorge.
— Euh... non, bien sûr, convint-il enfin.
— J'en étais certain! dit Georges avec satisfaction. Et maintenant, ajouta-t-il
avec un sourire, si vous voulez bien me montrer ma chambre, j'aimerais me
rafraîchir avant le repas !
— Comme vous voudrez, marmonna lord Dugall, qui claqua des doigts pour
appeler le page. Conduisez sir Georges dans la chambre de la tour ouest!
ordonna-t-il à l'adolescent.
Le garçon s'inclina et Georges se leva, après avoir reposé son gobelet vide.
— Je vous remercie de votre accueil, sir Thomas, dit-il au maître de maison. Sir
Rufus, lady Aileas, ajouta-t-il en se tournant vers les deux jeunes gens, je vous
retrouverai un peu plus tard.
Aileas regarda s'éloigner le jeune homme, puis elle se tourna vers lord Dugall et
s'écria, incapable de se contenir plus longtemps :
— Comment un homme peut-il faire preuve d'une telle insensibilité à l'égard de
son propre père?
Gêné, sir Thomas préféra ne pas répondre à la question. Lui aussi avait dû être
choqué par la désinvolture de Gramercie, supposa la jeune fille. Mais quoi qu'il
en fût, le maître des lieux eut tôt fait de se reprendre.
— S'il était au service de lord de Guerre, marmonna-t-il, c'est qu'il n'est pas
dépourvu de qualités militaires.
Cette réflexion réduisit Aileas au silence. Elle connaissait assez la réputation du
baron pour savoir qu'il ne s'entourait en effet que de l'élite des chevaliers de la
contrée.
— Bah, c'est impossible ! s'exclama Rufus. Un tel freluquet ne saurait être un
bon guerrier.
Sir Thomas secoua lentement la tête.
— Je suis sûr qu'après mes fils, Georges est le meilleur soldat du pays, assura-t-
il. Ne vous fiez pas à son gabarit, Rufus. Il est mince, mais résistant, et moi qui
l'ai vu à l'œuvre lorsqu'il était adolescent, je sais qu'il est l'homme le plus rapide
que j'aie jamais rencontré !
— Franchement, père, intervint Aileas, il m'est difficile de le croire !
Lord Dugall acheva posément son gobelet avant de rétorquer :
— Vous vous trompez, ma fille. Quoi que vous puissiez penser, Georges n'est
rien moins qu'un freluquet.
Il se tourna vers Hamberton pour ajouter :
— Allons, Rufus, il est temps d'aller donner le mot de passe aux hommes pour
ce soir. Ce sera le mot « alliance ».
Ainsi congédié, le colosse se leva et quitta la salle. Aileas voulut aussitôt lui
emboîter le pas, mais son père l'arrêta d'un geste impérieux.
— Rasseyez-vous, ma fille ! ordonna-t-il.
Lorsque Aileas se fut exécutée, il l'examina un instant d'un air pensif avant
d'interroger :
— Que pensez-vous de Georges de Gramercie? Je veux dire comme éventuel
mari !
La jeune fille esquissa une moue.
— Il ira parfaitement... pour quelqu'un d'autre! lança-t-elle.
— Je veux cependant que vous l'épousiez. Ses terres jouxtent les nôtres et il est
fort estimé par de Guerre, dont l'alliance n'est pas à négliger ! En bref, Georges
n'est pas seulement riche, il possède des amis puissants, dont l'intervention peut
se révéler déterminante en cas de conflit.
Aileas serra les poings.
— Père, commença-t-elle, vous pourriez me demander ce que moi j'en pense !
— Voilà ce que je n'ai aucune intention de faire ! riposta sir Thomas en fronçant
les sourcils, outré par l'irrévérence de sa fille. Ce garçon est un peu mou,
convint-il, mais après quelques semaines parmi nous, il aura tôt fait de renoncer
à ses simagrées et de se montrer tel qu'il est vraiment. En attendant, vous allez
me faire le plaisir de le traiter avec la plus grande courtoisie !
Comprenant qu'elle n'aurait pas le dessus, Aileas baissa la tête.
— Bien, mon père, soupira-t-elle.
— Pour commencer, vous revêtirez ce soir votre plus belle robe et ne parlerez à
sir Georges que sur le ton de la plus scrupuleuse politesse, comme il convient de
s'adresser à un invité de marque. M'entendez-vous ?
— Oui, père, dit Aileas dans un souffle.
Radouci par cette docilité, lord Dugall congédia sa fille d'un geste.
— Allez, maintenant, lui dit-il.
Sans manifester ses sentiments par aucun signe visible, la jeune fille quitta la
pièce et se précipita sur les traces de Rufus, qu'elle rejoignit dans la cour.
— Mon père m'ordonne d'épouser sir Georges! s'écria-t-elle d'une voix indignée.
Il m'a traitée comme une petite fille !
Rufus baissa les yeux vers la rebelle et comprit tout à coup qu'il ne s'agissait
plus là en effet d'enfantillages, mais d'une réalité qui n'allait pas tarder à se
concrétiser. Lorsque sir Thomas donnait un ordre, il ne souffrait pas que celui-ci
fut controversé, même lorsqu'il s'agissait du mariage de sa fille !
Evidemment, se dit-il, cet événement était depuis longtemps prévisible et il
fallait bien qu'il se matérialisât un jour. Il savait depuis des années qu'Aileas se
marierait un jour, mais cette perspective était jusque-là demeurée abstraite et il
n'avait jamais considéré sérieusement la question, pas plus qu'il n'avait regardé
Aileas comme une femme. Pour lui, elle était quelque chose comme un page, ou
à la rigueur un jeune frère. Et voilà qu'il était question de la marier !
A la lumière de cette probabilité, il se rendait compte tout à coup qu'il serait
désolé de perdre l'amitié de miss Dugall. Aileas, épouse de ce paon de
Gramercie ! conclut-il avec commisération. Voilà décidément ce qu'il avait le
plus grand mal à imaginer !
— Et vous, interrogea-t-il, que pensez-vous de lui?
— Je trouve que c'est l'homme le plus élégant de la terre, répliqua Aileas avec
une moue de mépris.
— Votre père prétend que c'est un bon guerrier!
— Je le croirai quand je l'aurai vu à l'œuvre !
— Il a des amis puissants, ajouta Rufus.
— Oui, comme tous les flatteurs ! Il doit savoir ménager l'amour-propre d'autrui.
— Mais il est riche ! s'exclama Hamerton, décidé à se faire l'avocat du diable.
— Il ne le restera pas longtemps s'il continue à dépenser tant d'argent pour sa
garde-robe, rétorqua Aileas avec dédain.
A court d'arguments, Rufus poussa un soupir.
— Croyez-vous que votre père vous obligera vraiment à l'épouser? interrogea-t-
il.
Le regard d'Aileas ne vacilla pas un seul instant à cette question.
— Sans aucun doute, assura-t-elle.
Elle observa une pause, le temps de couler vers Rufus un regard éloquent, puis
ajouta :
— A moins que quelqu'un de mieux que lui ne lui coupe l'herbe sous le pied en
demandant ma main sans plus tarder !
Chapitre 3
Rufus faillit s'étrangler à ces mots, sur lesquels il ne pouvait se méprendre. Nul
doute possible, songea-t-il, Aileas s'attendait qu'il la demandât en mariage ! La
suggestion lui sembla si incongrue qu'un filet de sueur lui coula le long du dos à
cette seule pensée. Depuis dix ans qu'il connaissait la fille de lord Dugall, pas
une seule fois il n'avait envisagé de l'épouser un jour!
Comment aurait-il pu concevoir un tel projet? s'interrogea-t-il. Ce qu'il attendait
d'une compagne, c'était avant tout qu'elle fût douce, tendre et féminine. Il lui
fallait une femme soumise, qui lui servît à manger et à boire pour peu qu'il en
manifestât le désir, et fût toujours suspendue à ses lèvres. En un mot, exactement
le contraire de cette impertinente d'Aileas, qu'il n'imaginait pas une seule
seconde dans ce rôle ! Partager son lit avec elle, songea-t-il, ce serait exactement
comme de dormir avec l'un de ses frères, car elle ne lui inspirait pas davantage
de désir !
Gêné par le regard scrutateur que fixait sur lui la jeune fille, il choisit le seul
salut possible... c'est-à-dire la fuite !
— Je... j'ai beaucoup à faire! marmonna-t-il avant de tourner le dos.
Et laissant Aileas stupéfaite, il s'éclipsa en toute hâte, sans même jeter un regard
derrière lui.
D'un coup d'œil critique, Georges examina la chambre que lui destinait son hôte
et poussa un discret soupir. Avec ses murs nus, son mobilier sommaire et son lit
recouvert d'une simple paillasse, la pièce répondait en tout point aux goûts
Spartiates de son hôte, mais certainement pas aux siens, et ce fut avec une pointe
d'indignation qu'il grommela entre ses dents :
— Dois-je être traité en ascète, sous prétexte que je renonce à ma vie de
célibataire ?
— Je vous demande pardon, milord ? interrogea le page qui l'avait accompagné.
Georges se retourna, surpris. Dans son exaspération, il avait complètement
oublié son jeune guide, qui l'examinait depuis le seuil avec étonnement.
— Sir Thomas ne doit guère aimer le luxe! observa-t-il à voix haute. Dieu merci,
je m'y attendais plus ou moins, et j'ai pris mes précautions !
Et comme le jeune garçon demeurait impassible,
il ajouta :
— Vous pouvez aller, maintenant.
Dès que l'adolescent eut disparu, Georges marcha jusqu'à la fenêtre et jeta un
regard sur le paysage doucement vallonné qui s'étendait au-delà des remparts.
Par temps clair, supposa-t-il, on devait apercevoir au loin la silhouette du
château de Ravensloft. La demeure des Gramercie n'était peut-être pas aussi
impressionnante et massive que le château de Dugall, mais elle était
certainement plus accueillante.
Si Aileas consentait à l'épouser, Ravensloft deviendrait le foyer de la jeune
femme. Comment trouverait-elle sa nouvelle maison? Très différente, sans
aucun doute ! Quant à savoir si miss Dugall apprécierait le changement, c'était
une autre question. Elle semblait avoir un comportement bien à elle et il était
difficile de prévoir ses réactions. Que répondrait-elle, par exemple, s'il lui
suggérait qu'un bon bain et un costume décent amélioreraient grandement son
apparence?
Bien arrangée et convenablement coiffée, lady Aileas ne manquerait pas de
charme, convint-il. Il y avait tant de pétulance dans ses yeux et de vivacité dans
ses manières qu'on pouvait à bon droit la trouver délicieuse. Pour être franc avec
lui-même, il devait même s'avouer que miss Dugall était probablement la
créature la plus fascinante qu'il eût jamais rencontrée de sa vie. Qui lui aurait dit
que cette sauvageonne d'Aileas, qu'il connaissait depuis l'enfance, pourrait un
jour l'émouvoir à ce point ?
Cette pensée lui rappela la scène à laquelle il venait d'assister et il fronça les
sourcils à ce souvenir. Où était la jeune fille en cet instant? se demanda-t-il. Se
trouvait-elle toujours dans la salle avec ce rustaud de Rufus Hamerton?
Le jeune homme se rembrunit davantage à cette idée. Selon toute apparence,
lady Aileas préférait les rustres sans manières aux gentilshommes élégants et
courtois ! se dit-il avec quelque dépit. Il revit le visage rougeaud de sir Rufus et
haussa les épaules. En fait, il connaissait bien ce type d'homme et ne doutait pas
un seul instant de pouvoir le vaincre s'ils devaient tous deux s'affronter en
champ clos. Hamerton devait être du genre à exploiter à fond sa carrure et son
poids plutôt que les ressources de sa cervelle, et il ne devait pas être difficile à
un adversaire plus rapide, et surtout plus vif d'esprit, de lui faire mordre la
poussière. Il en avait tant vu comme lui sur les champs de bataille !
Cette considération ramena à son esprit la pensée de miss Dugall. Pauvre Aileas
! songea-t-il. Elle éprouvait peut-être de tendres sentiments à l'égard de sa brute
à cheveux roux, mais le ruffian ne la payait pas de retour. Pendant leur entrevue
dans la salle, il n'avait eu d'yeux que pour l'invité de lord Dugall, dont il semblait
jauger les capacités de guerrier, et n'avait pas répondu une seule fois aux
œillades complices que lui adressait sa belle! Comment une femme aussi fière
qu'Aileas pouvait-elle supporter une pareille humiliation ? A moins qu'il ne se
fût mépris, conclut Georges, et qu'il n'y eût pas l'ombre d'un sentiment
équivoque entre la jeune châtelaine et le grossier soldat!
Alerté par un léger bruit qui retentit au-dessous de lui, Gramercie se pencha par
la fenêtre et vit sir Rufus sortir de l'ombre et traverser la cour à grandes
enjambées, comme un homme pressé qui a fort à faire. Quelques secondes plus
tard, Aileas émergea du même renfoncement et s'en fut dans la direction
opposée. Que signifiait cela? s'interrogea Georges en fronçant les sourcils. Ces
deux-là venaient-ils d'avoir une entrevue secrète, par hasard? Peut-être s'était-il
trompé en croyant Hamerton insensible au charme d'Aileas!
A cette pensée, Georges serra nerveusement les poings. Et s'il avait eu raison
sans le savoir, en plaisantant Aileas sur son prétendu rendez-vous galant? Sans
qu'il sût pourquoi, cette pensée lui était insupportable, et il se souvint alors des
paroles qu'il avait prononcées devant Richard Jolliet. Sûr de sa force et de ses
capacités de guerrier, il préférait d'ordinaire laisser les défis aux autres. Mais
cette fois, il n'en allait pas de même! songea-t-il. Il allait montrer à ce malotru à
cheveux rouges comment s'y prenait un véritable gentilhomme pour courtiser
une jeune fille du rang de lady Aileas !
Après son entretien avec Rufus, Aileas se réfugia dans le verger, comme chaque
fois qu'elle était désemparée. En longeant les écuries, elle avait vu les gens de sir
Georges occupés à décharger les bagages de leur maître et avait été stupéfiée par
le nombre de malles et de coffres qui s'empilaient dans les chariots. Combien de
vêtements cet homme transportait-il avec lui? s'était-elle demandé avec une
incrédulité teintée de mépris.
Cette scène avait ramené ses pensées vers Rufus. Hamerton, lui, ne se souciait
guère de ce qu'il portait ! En fait, il se préoccupait de fort peu de choses, en
dehors de ses armes et de ses prouesses de combattant. Pourtant, il devait bien se
soucier d'elle un tant soit peu. En dépit de l'étrange réaction qu'il venait d'avoir,
elle savait qu'il éprouvait pour elle un réel attachement, et cette pensée lui était
un réconfort dans son désarroi.
Parvenue dans l'enclos où embaumaient les premières fleurs de pommier, elle se
percha au sommet de l'arbre le plus haut et jeta un regard sur la campagne
environnante. C'était là-bas, songea-t-elle en scrutant l'horizon embrumé, que
s'élevait Ravensloft, le château de lord Gramercie. Si le temps avait été plus
clair, elle aurait pu distinguer la silhouette crénelée de la forteresse, qui était
visible depuis Dugall.
La jeune fille poussa un léger soupir à cette pensée. Si elle épousait sir Georges,
songea-t-elle, elle habiterait à quelques kilomètres à peine de son foyer natal,
alors que la demeure de Rufus était située bien plus au nord, tout près de la
frontière du pays de Galles. L'idée de partir si loin n'avait rien d'agréable, il lui
fallait bien se l'avouer!
Malgré cette considération, ce ne fut pas sans une pointe d'agacement qu'elle
reporta pensivement les yeux sur la tour ouest. Ah, les hommes ! se dit-elle.
Pourquoi étaient-ils tous si incompréhensibles? Pour quelle raison sir Thomas,
par exemple, s'obstinait-il à ne pas comprendre qu'elle ne pouvait épouser un
homme aussi inconsistant que Georges? Gramercie était vraiment trop loin de
son idéal pour qu'elle pût songer un seul instant à lui comme à son futur mari.
Celui qui incarnait parfaitement le chevalier de ses rêves, c'était Rufus !
Certes, Hamerton la bousculait parfois avec la même brusquerie que si elle avait
été un page, et non la fille du maître des lieux. Mais cela valait mieux que d'être
traitée en femme, c'est-à-dire en créature faible, totalement soumise à la
domination des hommes ! Si c'était là précisément ce que Gramercie attendait
d'elle, il était temps qu'il comprît qu'il s'était trompé d'adresse. Rufus, lui, avec
ses goûts de guerrier, devait souhaiter pour compagne une véritable amazone,
une femme qui n'aurait pas froid aux yeux et saurait partager sa vie de soldat et
ses multiples aventures !
Parvenue à ce point de ses réflexions, la jeune fille se mordit la lèvre en se
rappelant l'étrange expression qui était apparue sur le visage de Rufus,
lorsqu'elle avait Suggéré qu'il pourrait demander sa main. Il avait paru
brusquement surpris... et même mécontent! Certes, elle pouvait comprendre le
premier de ces sentiments. N'avait-elle pas été elle-même abasourdie, quand sir
Thomas l'avait mise en demeure d'épouser Gramercie? Mais pourquoi sa
suggestion avait-elle mis Rufus de si méchante humeur? Il n'ignorait tout de
même pas les sentiments qu'elle éprouvait pour lui! A moins qu'il ne s'imaginât
que sir Georges avait ses chances auprès d'elle?
D'un regard pensif, elle examina le verger et reconnut l'endroit exact où se tenait
sir Georges quelques années plus tôt, le jour où elle l'avait bombardé de pommes
pourries. Le beau visage du jeune homme s'était contracté de rage et il s'était
lancé à sa poursuite avec tant de détermination qu'elle avait eu à peine le temps
d'atteindre l'écurie, où elle s'était cachée dans le fenil pour échapper à sa colère.
En ce temps-là, se souvint-elle, il y avait encore en Georges de la promptitude et
de l'esprit de décision! Mais c'était il y avait bien longtemps et la vie depuis
l'avait considérablement amolli. Comment aurait-elle pu éprouver la moindre
attirance pour l'homme qu'il était devenu?
Décidément, conclut-elle, elle ne pouvait pas épouser ce fantoche, c'était tout
bonnement impossible ! Elle ne contrerait pas directement la volonté de son
père, qui ne tolérerait pas de sa part une rébellion ouverte, mais elle agirait plus
subtilement. Elle finirait bien par persuader lord Dugall que Gramercie ne
pouvait en aucun cas lui convenir !
Si seulement Rufus pouvait la seconder dans ses desseins ! songea-t-elle. Ils
avaient partagé tant de moments heureux, à chevaucher dans la campagne ou à
chasser! Depuis des années, elle assistait quotidiennement aux séances
d'entraînement du jeune homme, qui écoutait toujours ses conseils pour
améliorer ses performances. En fait, Rufus et elle étaient quasiment toujours
ensemble, au point que plus personne ne prenait garde à cet état de fait. Les
hommes de la garnison étaient même si habitués à sa présence qu'ils en
oubliaient parfois qu'elle était là et proféraient devant elle plaisanteries salaces et
récits galants, exactement comme s'ils avaient été entre hommes.
Aileas rougit à ce souvenir. Pouvait-elle s'imaginer accomplissant avec Rufus
les gestes évoqués par les hommes de garde? Bien qu'elle ne comprît pas
pourquoi, cette idée la gênait considérablement. Par contre, elle imaginait fort
bien sir Georges, avec sa voluptueuse nonchalance, prodiguer à une femme de
savantes caresses jusqu'à la faire gémir de plaisir !
Honteuse de ses propres pensées, elle secoua résolument la tête. Ce n'était pas
parce que Rufus pouvait se montrer un peu balourd qu'il serait pour autant un
piètre amant ! La seule chose qui importait, c'était le fait qu'ils se sentent bien
ensemble. Combien de fois le jeune homme n'avait-il pas ri et plaisanté avec
elle, lui frappant sur l'épaule avec jovialité, comme si elle avait été son jeune
frère ?
Parvenue à ce point de ses réflexions, Aileas ne put retenir une exclamation de
triomphe. Son frère ! se répéta-t-elle en se frappant la paume de son poing
fermé. Mais bien sûr! Comment n'y avait-elle pas pensé plus tôt? C'était
exactement là que gisait le problème! Jamais Rufus ne l'avait considérée comme
une femme. Il se comportait avec elle comme si elle était son page ou l'un de ses
compagnons, mais l'idée ne lui était sans doute jamais venue à l'esprit qu'elle
était une représentante du sexe opposé, qu'il aurait pu désirer et courtiser !
Ravie d'avoir trouvé la réponse à cette épineuse question, Aileas frappa ses
mains l'une contre l'autre avec tant d'enthousiasme qu'elle faillit choir de son
arbre. Heureusement, elle parvint à se raccrocher à une branche, et après
quelques périlleuses contorsions, réussit à rétablir son équilibre. Mais aussi
brutal qu'il eût été, ce n'était pas cet incident qui faisait battre son cœur à se
rompre. Son émotion était d'un tout autre ordre. Elle avait enfin compris ce qui
se passait dans l'esprit de Rufus et n'avait plus qu'à prendre les décisions qui
s'imposaient pour remédier à ce problème !
D'un regard critique, elle examina ses vêtements disparates avant de tâter sa
natte à moitié défaite, d'où s'échappaient des boucles folles. Tout cela n'avait
rien d'élégant ni de féminin, se dit-elle en fronçant les sourcils. Il fallait que cela
change, et le plus vite possible. Elle devait montrer à Rufus qu'elle était une
vraie femme et saurait être à la hauteur de son rôle si elle devenait son épouse,
ce qui était son souhait le plus cher !
Un doute l'assaillit brusquement à cette perspective. Que savait-elle des femmes
et du rôle qu'elles devaient jouer dans la vie, en dehors de quelques particularités
physiques élémentaires? Bien peu de chose en vérité ! admit-elle. Elle ne savait
ni s'habiller, ni se coiffer, ni marcher avec grâce, comme le faisaient les rares
invitées qui franchissaient parfois le seuil de Dugall. Sur qui prendre exemple
pour modifier sa conduite? Elle n'avait que des hommes autour d'elle!
Mais cette appréhension fut de courte durée et la jeune fille ne tarda pas à
reprendre confiance. Elle possédait deux robes après tout, une vieille qu'elle
gardait depuis des années dans son coffre, et une plus récente que son père lui
avait offerte pour son dernier anniversaire. Evidemment, ce n'était pas une
garde-robe bien fournie, mais c'était suffisant pour le but qu'elle se proposait.
Si elle était sincère avec elle-même, elle devait reconnaître que l'idée de se
marier ne lui déplaisait pas en elle-même. La seule chose qu'elle redoutât, c'était
de se tromper d'homme... Un seul lui convenait et elle connaissait son nom de
toute éternité. C'était Rufus Hamerton!
Après avoir procédé à de minutieuses ablutions et revêtu une tunique écarlate,
Georges reprit le chemin de la grande salle, d'où s'échappait un brouhaha de
voix masculines. Parvenu sur le seuil de la pièce, il s'arrêta un instant pour
examiner les convives.
Comme il était prévisible, il n'y avait pas la moindre dame parmi l'assemblée,
essentiellement composée d'hommes d'armes, qui flânaient et bavardaient en
attendant le repas. Plusieurs d'entre eux discutaient de l'entraînement auquel ils
s'étaient livrés dans la journée, et un petit groupe évoquait les combats à l'épée
qui devaient avoir lieu le lendemain matin.
Si leur réputation ne mentait pas, les soldats de Dugall devaient être de première
force à ce genre d'exercice, songea Gramercie. Sir Thomas était fier de son
habileté à découvrir et à entraîner les meilleurs combattants de toute
l'Angleterre, et bien qu'il ne fût pas le seul seigneur dans ce cas, il était
certainement le plus efficace et obtenait sans aucun doute d'excellents résultats,
convint le jeune homme.
Evidemment, tous ces gens d'armes ne constituaient sans doute pas la meilleure
compagnie pour une demoiselle ! Depuis son enfance, Aileas Dugall avait dû
côtoyer toutes sortes d'hommes, mais être singulièrement sevrée de compagnie
féminine, elle que son père avait toujours refusé d'envoyer au loin ! Sans doute
était-ce là une preuve d'affection que l'on n'eût pas soupçonnée chez un homme
aussi austère, admit Georges, mais il n'en restait pas moins que l'éducation de la
jeune fille devait laisser à désirer. Dans ces conditions, peut-être ferait-il mieux
de renoncer à elle tant qu'il en était temps. Si elle voulait Rufus Hamerton, eh
bien, qu'elle le prît!
Il venait d'en arriver à cette conclusion, lorsqu'un bruissement d'étoffe s'éleva
derrière lui. Surpris, il se retourna d'un mouvement preste et aperçut précisément
Aileas, qui achevait de descendre les degrés menant à la grande salle.
Stupéfait, Georges constata que ce garçon manqué de miss Dugall portait une
robe de velours vert à traîne, dont le corsage trop grand béait quelque peu sur sa
poitrine, découvrant la naissance de deux seins ravissants ! De toute évidence, la
jeune fille avait fait des efforts de toilette, car sans être bien coiffée, elle arborait
une natte un peu moins ébouriffée que de coutume. Mais la tentative s'était
arrêtée là, car en guise de souliers, Aileas portait toujours ses affreux
brodequins, encore maculés de la boue des chemins !
Malgré les défauts de sa tenue, elle affichait un sourire radieux qui faillit
désarmer Georges, jusqu'au moment où il se rendit compte que ce n'était pas à
lui mais à Hamerton que s'adressait ce chaleureux accueil.
Une expression moqueuse sur le visage, il s'approcha d'Aileas et s'inclina devant
elle avec une irréprochable courtoisie.
— Vous êtes délicieuse, milady, déclara-t-il d'un ton mi-figue, mi-raisin. Cette
nuance émeraude vous va à ravir.
Son interlocutrice rougit et Gramercie regretta son ironie.
— J'ai cru voir un ange descendre vers moi ! assura-t-il pour rattraper sa
raillerie.
La jeune fille le toisa d'un regard méprisant.
— Je croyais que les anges étaient vêtus de blanc ! lança-t-elle avec mépris.
— Bien sûr, milady, mais votre beauté n'a rien à envier à la leur !
Cette fois, Aileas le regarda comme s'il avait perdu l'esprit, et Georges dut
couper court en proposant :
— Permettez-moi de vous conduire à table !
Il prit d'autorité la main de sa compagne et la posa sur son bras. Ce que voyant,
Rufus quitta ses camarades et s'avança vers le couple, les sourcils froncés.
— Par tous les diables, Aileas, s'écria-t-il, je ne savais pas que vous possédiez
une robe !
Cette réflexion arracha des ricanements aux gens d'armes, qui suivaient la scène
depuis l'autre bout de la salle.
— Comme vous voyez ! soupira Aileas, qui ajouta avec un clignement d'œil à
l'adresse d'Hamerton : j'ai l'air d'une idiote dans cet accoutrement, n'est-ce pas?
Gramercie se rembrunit devant cet échange, qui témoignait d'une complicité
dont il était ostensiblement exclu.
— Vous êtes au contraire charmante, intervint-il.
Aileas s'apprêtait à lui lancer une acerbe réplique, lorsque sir Thomas fit son
entrée dans la salle, suivi d'un prêtre à la stature imposante, qui semblait aussi
apte à manier des armes que les compagnons de Rufus. Lorsqu'il aperçut sa fille,
le maître des lieux s'arrêta si abruptement que son compagnon faillit lui marcher
sur les talons.
— Aileas ! s'écria lord Dugall.
L'interpellée se tourna vers lui et se composa instantanément un visage.
— Oui, père? répondit-elle avec toute la docilité voulue.
— Qu'attendez-vous pour faire asseoir notre invité ?
— Oh, je... Bien sûr! dit la jeune fille, qui regarda Georges avec un mépris fort
mal dissimulé. Installez-vous à la droite de mon père ! lui intima-t-elle d'une
voix impérieuse.
Malgré son irritation, Georges préféra ignorer l'impolitesse du ton.
— Et vous ? questionna-t-il.
— Il paraît que ma place est à votre côté, répliqua la jeune fille sans la moindre
nuance d'aménité.
Bien décidé à garder son calme, Georges gagna son siège et avança une chaise à
Aileas, qui s'assit avec une spontanéité déconcertante, sans prendre garde à la
vue plongeante qu'elle lui offrait ainsi sur son corsage.
Fasciné par la vue de deux seins ronds et hauts perchés, dont le galbe ne laissait
vraiment rien à désirer, Gramercie déglutit péniblement. Et dire que la soirée ne
faisait que commencer! se dit-il avec appréhension.
Rufus pendant ce temps s'installait à une autre table, ce dont Georges se réjouit à
part lui. Il aurait été bien marri de devoir faire des frais de conversation pour ce
rustre, se dit-il avec soulagement.
A cet instant, le prêtre se mit à réciter une brève action de grâces, et le tumulte
s'apaisa instantanément dans la salle. Mais à peine l'homme de Dieu eut-il
achevé le bénédicité que les bavardages reprirent de plus belle, ponctués de rire
et de furieux éclats de voix, à croire que les convives ne pouvaient s'exprimer
qu'en criant. Comme si ce vacarme ne suffisait pas, on entendait aussi les
grognements et les claquements de mâchoires des dogues qui circulaient entre
les tréteaux, à l'affût des os et des divers reliefs que leur jetaient les dîneurs.
Quant à la nourriture, elle était simple mais abondante, constata Georges. Sir
Thomas n'était pas sans savoir que les hommes se battaient mal lorsqu'ils avaient
l'estomac vide!
Décidé à prendre la situation en mains, le jeune homme se tourna vers sa
voisine.
— Sir Rufus semble subjugué par votre beauté, lui dit-il en choisissant un
morceau de viande dans le plat posé devant lui. Il a paru littéralement stupéfait
en vous voyant apparaître.
Aileas détacha un gros morceau de pain d'une miche et y mordit à belles dents.
— Croyez-vous? interrogea-t-elle, la bouche pleine.
Les deux interlocuteurs examinèrent du coin de l'œil Hamerton, qui semblait
absorbé par le contenu de son assiette.
— Vous êtes amis depuis longtemps, je suppose, reprit Gramercie.
— Depuis que Rufus est arrivé à Dugall, répliqua Aileas. Cela fait déjà dix ans.
Elle s'essuya les lèvres du revers de la main, sous les yeux réprobateurs de
Georges. Pas une seule demoiselle du pays ne devait manquer à ce point de
manières ! se dit-il avec une moue. Comme pour confirmer ce verdict, sa voisine
à cet instant adressa un nouveau clin d'œil à Rufus, qui ne parut même pas s'en
apercevoir.
— Un grand gaillard comme cet Hamerton doit être un bon lutteur, lança-t-il
d'un ton négligent.
— Rufus est bon en tout ! rétorqua Aileas, qui mordit dans une cuisse de poulet.
— Et ce parangon de toutes les vertus sait-il également lire?
Cette question parut stupéfier la jeune fille qui dévisagea son compagnon d'un
regard incrédule, comme s'il venait de proférer une énormité.
— Lire ? répéta-t-elle. A quoi cela lui servirait-il ? Ce n'est pas un prêtre !
— Je n'ai jamais pensé en effet qu'il puisse pratiquer la chasteté, répliqua
Georges d'un ton caustique. C'est le genre d'homme à changer de femme chaque
nuit... pour peu qu'il les paie convenablement, bien entendu !
Aileas lui jeta un coup d'œil mécontent et il s'écria aussitôt :
— Pardonnez-moi, milady. C'est là un sujet que je n'aurais jamais dû aborder
devant une dame !
Il soutint le regard furieux de la jeune fille et lui dédia un sourire si charmeur
qu'Aileas faillit s'étrangler avec le morceau de viande qu'elle était en train
d'avaler. Et Georges aussitôt de lui tapoter le dos avec une manifeste
complaisance !
— Que se passe-t-il? interrogea sir Thomas, qui interrompit sa conversation
avec le père Denziel.
— J'ai avalé de travers! expliqua Aileas, confuse.
Pourquoi ce maudit Gramercie n'ôtait-il pas sa main de son dos, maintenant
qu'elle allait mieux? se demanda-t-elle. Mais elle sentait toujours entre les
omoplates la pression chaude et ferme de sa paume et ce contact était si
troublant qu'elle en rougit jusqu'aux oreilles.
Cette sensation, jointe au parfum qu'elle respirait autour d'elle depuis le début du
repas, était bien faite pour la troubler. D'où provenait donc cette fragrance à la
fois si suave et si épicée? s'interrogea-t-elle en fronçant les narines. Cette odeur
balsamique, qui s'apparentait à celle du vin à la cannelle, lui rappelait les fêtes
de son enfance !
Tranquillisé par la réponse de sa fille, sir Thomas se tourna de nouveau vers le
prêtre et Aileas se contorsionna peu gracieusement jusqu'à ce que son
compagnon retirât sa main.
— Je vais très bien, sir Georges ! s'excusa-t-elle, furieuse contre elle-même.
Pourquoi se sentait-elle si bouleversée par un simple contact? se demanda-t-elle
avec dépit. Sans doute était-ce cette maudite toilette ! Comme elle avait oublié
qu'elle ne possédait pas de dessous qui puissent accompagner cette tenue, elle
était nue sous sa robe et le moindre effleurement lui faisait courir des frissons
sur la peau. N'en déplaise à son père, plus jamais elle ne s'habillerait ainsi. Non,
se promit-elle, pas même pour éveiller l'admiration de sir Georges !
Quant à Rufus, en dépit de ce que prétendait Gramercie, il ne l'avait même pas
regardée depuis qu'elle était à table. Pourtant, il devait bien savoir qu'elle le
préférait à ce paon de sir Georges, qui mangeait à côté d'elle avec des
délicatesses de nonne ! Peut-être se sentait-il inférieur au maître de Ravensloft,
parce qu'il se savait moins riche que lui?
Si tel était le cas, c'était une belle absurdité ! Rufus devait savoir qu'elle
appréciait les hommes en fonction de ce qu'ils étaient vraiment, et non pour leur
opulence ou leur position sociale.
— Je suis heureux de vous voir remise, déclara suavement sir Georges.
Elle lui jeta une furtive œillade et constata qu'il l'observait de ses prunelles
rusées, bien différentes des bons yeux bruns de sir Rufus.
Gênée, elle détourna le regard en hâte et s'intéressa de nouveau à Hamerton, qui
semblait plongé dans une passionnante conversation avec son voisin l'armurier.
Apparemment, les deux hommes débattaient du dilemme qui les avait déjà
occupés ce matin-là, Rufus et elle. Valait-il mieux qu'Hamerton achetât une
nouvelle épée ou fît de nouveau aiguiser l'ancienne?
C'était là une question passionnante pour Aileas, qui aurait bien voulu se joindre
aux deux hommes pour leur exprimer son avis. Si seulement Rufus pouvait lui
faire signe de les rejoindre, songea-t-elle, au tout au moins lui faire l'aumône
d'un regard !
En vérité, elle aurait tout donné pour pouvoir oublier un seul instant l'homme
nonchalamment installé à côté d'elle. Aussi charmeur que fût sir Georges, elle
était bien décidée à ne jamais l'aimer... dût-il lui dédier pendant cent ans ce
sourire à faire damner toutes les saintes du paradis !
Chapitre 4
Le lendemain matin, Aileas rendossa ses vêtements ordinaires et ce fut avec son
agilité coutumière qu'elle gravit l'escalier qui menait à la chambre de Gramercie,
une pile de linge sous le bras.
En fait, c'était avec un objectif précis qu'elle se rendait dans la tour ouest.
Décidément intriguée par la quantité de bagages qu'elle avait vu décharger des
chariots de sir Georges, elle brûlait de savoir ce que contenaient tous ces coffres
et avait décidé de mener son enquête, sous le prétexte de changer les draps du
jeune homme. Si elle devait persuader son père que son invité n'était pas le
gendre idéal, mieux valait qu'elle eût des preuves en mains ! se dit-elle.
Malgré sa célérité, elle ne put retenir un bâillement en atteignant le haut des
marches. Bien qu'elle se fût retirée la veille assez tôt, les bruits de voix qui
montaient de la grande salle l'avaient tenue en éveil une partie de la nuit, si bien
qu'elle avait fini par se relever en catimini et s'était postée dans la galerie pour
savoir ce qui tenait ces messieurs éveillés aussi tard. Quelle n'avait pas été sa
surprise d'apercevoir sir Georges en train de pérorer au milieu d'un groupe de
soldats, qu'il tenait en haleine avec le récit de ses exploits guerriers ! Mais ce qui
l'avait le plus déconcertée, c’avait été sans conteste d'apercevoir Rufus au milieu
des auditeurs, littéralement suspendu aux lèvres de Gramercie.
A vrai dire, sir Georges était un excellent conteur, il fallait le reconnaître à sa
décharge. Il avait une voix expressive et prenante, et sa narration, débitée avec
humour, ne trahissait pas la moindre vanité de sa part. En fait, il aurait pu en
remontrer aux meilleurs ménestrels, tant sa diction était ensorcelante ! Intéressée
malgré elle, Aileas était restée longtemps tapie dans l'ombre à l'écouter et ce
n'était que fort tard qu'elle avait discrètement regagné sa chambre.
Mais ce matin, elle avait recouvré ses esprits et avec eux toute la méfiance que
lui inspirait Gramercie. Celui-ci avait peut-être assisté à nombre de combats et
de tournois, comme en témoignaient ses récits, mais il n'en était pas moins
infatué de sa personne et son goût du luxe ne pouvait décidément s'accorder
avec la sobriété des Dugall !
Forte de cette pensée, Aileas se glissa dans la chambre du jeune homme, dont
elle referma discrètement la porte derrière elle. Puis elle jeta un regard machinal
autour d'elle, certaine de retrouver la chambre telle qu'elle la connaissait, avec
ses murs nus et son ameublement Spartiate. Mais ses yeux s'arrondirent de
surprise devant le spectacle qui s'offrait à sa vue. Grands dieux, s'était-elle
trompée de pièce, par hasard? s'interrogea-t-elle. Mais non, c'était bien là la
haute fenêtre de la tour, avec son siège de pierre! Comment sir Georges s'y était-
il pris pour changer ce lieu austère en un tel séjour de délices ?
Il ne fallut à la jeune fille qu'une rapide inspection pour comprendre les raisons
de cette métamorphose. Non content d'amener une garde-robe bien fournie,
c'était un ameublement complet que Gramercie avait transporté à Dugall avec
lui!
Au lieu de la simple paillasse qui garnissait tous les lits du château, l'invité de sir
Thomas avait fait placer sur sa couche un épais matelas de plumes, que
recouvrait une immense couverture de fourrure où s'amoncelaient des coussins
de soie multicolores. Les dalles du sol étaient recouvertes d'un moelleux tapis, si
merveilleusement beau avec ses guirlandes et ses rosaces qu'on osait à peine
marcher dessus. Des tapisseries masquaient la nudité des murs, tandis qu'un
brasero, disposé à un coin du lit, répandait à la fois une douce chaleur et un
parfum balsamique, sir Georges ayant poussé le sybaritisme jusqu'à y faire
brûler des plantes aromatiques. Près de la fenêtre, on avait dressé une table de
toilette de bois sculpté, non loin d'une baignoire de bois encore humide.
Sans doute était-ce là que sir Georges s'était baigné la veille, supposa Aileas, qui
posa ses draps sur le lit et s'approcha de la toilette, littéralement fascinée. La
multitude de flacons et d'ustensiles qui encombraient la table avait en effet
quelque chose de surprenant pour une jeune fille qui ne possédait qu'un peigne
et une brosse, dont elle se servait du reste rarement !
Poussée par la curiosité, elle déplia un morceau de satin, dont la couleur
cramoisie avait attiré son regard, et en sortit un savon qu'elle porta incontinent à
ses narines. Seigneur, songea-t-elle, mais c'était là exactement le parfum suave
qui l'avait tant intriguée la veille au soir ! Ainsi, c'était de sir Georges qu'émanait
la fragrance qui l'avait tant charmée. Elle frémit à la pensée que ce savon avait
touché la peau nue de Gramercie et le reposa en hâte sur la toilette.
A cet instant, un cliquetis de métal s'éleva de la cour, ponctué de vociférations et
de rires, et la jeune fille se hâta de quitter la chambre. C'était pour les soldats
l'heure de l'entraînement et elle avait coutume d'assister à leurs combats, afin de
pouvoir partager ensuite ses impressions avec son père. Lorsqu'elle lui aurait
raconté ce qu'elle avait vu ce matin, songea-t-elle, sir Thomas ne manquerait pas
de partager son opinion sur l'homme qu'il voulait lui donner pour mari.
Un chevalier qui s'entourait de tant de luxe et de futilités ne pouvait être un bon
guerrier... même s'il sentait merveilleusement bon !
Mais lorsque Aileas arriva dans la cour, elle constata immédiatement que sir
Thomas n'était pas parmi les assistants qui se pressaient autour des
protagonistes. Curieuse de voir qui étaient les deux adversaires qui
s'affrontaient, la jeune fille se poussa au premier rang de la foule... et poussa une
exclamation de surprise. Les combattants n'étaient autres en effet que Rufus et
sir Georges, mais un sir Georges totalement inattendu, vêtu en tout et pour tout
de braies de cuir qui lui moulaient les jambes comme une seconde peau.
Stupéfaite, Aileas examina le jeune homme d'un regard curieux. Qui aurait pu
penser que Gramercie cachât un corps aussi musculeux sous ses vêtements
d'apparat? A la fois svelte et robuste, l'invité de lord Dugall avait indéniablement
une constitution de guerrier, et la largeur de son torse attestait d'une indéniable
force physique. De plus, il ne transpirait pas le moins du monde après l'effort
qu'il venait de fournir, tandis que son adversaire était déjà en nage !
Il était vrai que Rufus ne semblait pas en excellente posture. Lui qui d'habitude
envoyait ses adversaires au sol en quelques minutes à peine semblait
littéralement épuisé, et Aileas ne tarda pas à comprendre pourquoi en observant
le jeu des deux hommes.
Bien que d'un gabarit inférieur à celui de son adversaire, sir Georges était si
rapide qu'il esquivait tous les coups de Rufus. Lorsque celui-ci se fendait pour
lui porter un coup, Gramercie n'était déjà plus à la place où il se tenait une
seconde plus tôt, et la lame d'Hamerton ne rencontrait que le vide. Par contre,
Georges maniait sa propre épée avec une sûreté de gestes déconcertante et il se
battait de plus avec grâce, au point qu'on avait l'impression de le voir danser sur
les pavés.
Déconcertée, Aileas observa un instant les deux hommes. Gramercie était un
bien meilleur guerrier qu'elle n'avait cru, il lui fallait le reconnaître ! Attirée par
la curiosité, la jeune fille s'approcha un peu plus du lieu du combat, et nota qu'en
dépit de son attitude décontractée, sir Georges avait les yeux brillant d'une
farouche détermination. Ainsi, se dit-elle, il importait donc à Gramercie de
l'emporter sur son adversaire ! Mais il ne laissait pas ces sentiments transparaître
dans son attitude, à l'opposé de Rufus, qui poussait des rugissements chaque fois
qu'il encaissait un coup.
Emporté par la fureur, Hamerton finit par se jeter sauvagement sur son vis-à-vis,
qui n'eut que le temps d'exécuter un léger mouvement de poignet. Mais ce geste
avait suffi, et sans avoir eu le loisir de comprendre ce qui s'était passé, Aileas vit
Rufus rouler sur le sol avec une telle violence qu'il ne s'arrêta qu'aux pieds des
spectateurs.
Aussitôt, sir Georges rengaina son épée et tendit la main au vaincu.
— Je ne veux pas de votre aide, grommela Hamerton, qui se remit
laborieusement debout. Dites-moi plutôt où vous avez appris ce coup.
— C'est un ami de mon père qui me l'a enseigné, expliqua obligeamment
Gramercie. Peut-être avez-vous entendu parler de lui? Il s'appelle Urien Fitzroy
et c'est un véritable maître.
Rufus émit un grognement approbateur et s'écarta, ce qui permit à Georges
d'apercevoir Aileas.
— Milady, s'exclama-t-il, je ne m'attendais certes pas à vous voir ici. Je vous
prie de bien vouloir excuser ma tenue, ajouta-t-il d'un air embarrassé.
— Avez-vous vu cette feinte ? interrogea Rufus.
Le colosse aux cheveux roux ne semblait pas gêné, lui, de se montrer torse nu
devant une demoiselle. Et pourquoi l'aurait-il été ? s'interrogea Aileas. Elle
l'avait déjà vu plus de cent fois dans un état voisin du plus simple appareil ! Une
jeune fille qui avait eu six frères était tout de même familiarisée avec la vue d'un
corps masculin !
Hamerton ne tarda d'ailleurs pas à se détourner d'elle pour demander à Georges :
— Montrez-moi comment vous vous y êtes pris, voulez-vous ?
Gramercie, qui avait déjà remis sa tunique, s'avança vers Rufus, son épée à la
main.
— Je vous demande pardon de devoir vous infliger de nouveau ce spectacle,
milady, dit-il avec courtoisie.
— Oh, je... je n'ai pas l'intention de rester, bredouilla Aileas. J'étais seulement
venue pour...
Dieu lui vienne en aide, pria-t-elle, quel mensonge allait-elle pouvoir avancer?
— Je voulais simplement vous proposer un rafraîchissement ! dit-elle enfin.
— Excellente suggestion, s'écria Gramercie, à condition que vous vous joigniez
à nous, lady Aileas !
— Mais il est encore tôt, intervint Rufus, et sir Thomas tient à ce que nous nous
entraînions jusqu'à midi !
Cette remarque fit rougir la jeune fille, car elle était justifiée. Son père se
montrait toujours très strict sur les horaires et n'apprécierait certainement pas la
moindre entorse au règlement.
— Mais un invité n'est pas soumis aux mêmes lois que vous, sir Rufus, assura
Georges en fronçant les sourcils. Et pour vous dire la vérité, ajouta-t-il en
dardant sur Aileas le plus charmeur de ses regards, je suis très assoiffé !
La jeune fille déglutit, plus mal à l'aise que jamais. Seigneur, se dit-elle, dans
quel guêpier s'était-elle mise? Mieux valait battre en retraite tant qu'il en était
encore temps !
— Je... j'ai oublié que je devais dire un mot au fauconnier, allégua-t-elle. Si vous
désirez à boire, sir Georges, vous pouvez demander à un page d'aller vous
chercher du vin.
La rougeur de ses pommettes s'accentua tandis qu'elle prononçait ces mots. Dieu
merci, Rufus détourna l'attention de Gramercie en demandant :
— Je suis prêt, sir Georges. Si vous voulez me montrer ce coup...
— Avec joie, dit le jeune homme, non sans jeter à sa compagne une nouvelle
œillade pétillante de sous-entendus.
Désagréablement troublée, Aileas comprit qu'il était grand temps pour elle de se
retirer.
— Je suis désolé d'être privé de votre compagnie, reprit Georges à son adresse.
Le ton du jeune homme semblait sincère, et Aileas, désarmée, ne put s'empêcher
de proposer :
— Après le repas, nous pourrons faire une promenade à cheval ensemble, si
vous le souhaitez.
A peine eut-elle proféré cette invitation qu'elle se mordit la lèvre de regret. Mais
il était trop tard !
— Ce sera avec joie, répliquait déjà Georges avec son sourire le plus ravageur.
En attendant, ajouta-t-il, je vais enseigner à sir Rufus cette fameuse botte. A plus
tard, milady !
Aileas inclina la tête et se hâta vers le château, mais parvenue au pied de la tour,
elle ne put s'empêcher de ralentir le pas et de jeter un coup d'œil en arrière.
Rufus venait de nouveau de mordre la poussière, constata-t-elle, et se relevait en
proférant force jurons !
— Montrez-moi encore ! demanda-t-il à Georges.
— C'est très simple, je vous assure, assura Gramercie.
Ces paroles à peine prononcées, il se fendit à la vitesse de l'éclair... et Rufus
perdit pour la troisième fois l'équilibre! Aileas s'attendait à l'entendre
grommeler, mais cette fois, il accepta sans rechigner l'aide de son adversaire
pour se relever et éclata même de rire lorsque Georges lui eut murmuré quelques
mots à l'oreille. « Les voilà déjà amis! » songea la jeune fille avec dépit.
Elle tourna les talons et s'en fut à la recherche de son père. Puisqu'elle avait eu la
mauvaise idée de proposer une promenade à Gramercie, songea-t-elle, elle en
profiterait pour le mettre à l'épreuve. Evidemment, elle pouvait décommander la
sortie, mais c'était là un comportement de lâche et elle ne voulait pas céder à une
telle faiblesse. On ne fuyait pas devant l'adversaire, se dit-elle pour se donner du
courage.
Car en dépit de ses prouesses, sir Georges était bel et bien son ennemi. Même
s'il venait d'avoir le dessous dans leur duel, c'était toujours Rufus qu'elle voulait
pour mari, et non Georges de Gramercie !
Georges se sentait d'humeur joviale lorsqu'il se dirigea vers l'écurie deux heures
plus tard. N'avait-il pas prouvé ce matin-là à Aileas qu'il était un bon guerrier?
Désormais, songea-t-il, la fille de sir Thomas saurait que si Rufus avait
l'avantage du poids et de la taille, il avait, lui, celui du savoir et de l'expérience !
Satisfait d'avoir redoré son image aux yeux de la jeune fille, il eut un léger
sourire en se rappelant la pile de draps qu'il avait trouvée sur sa table de toilette.
Quelqu'un était entré dans sa chambre, songea-t-il, et point n'était besoin d'être
grand clerc pour deviner qui ! Aucun des pages de sir Thomas n'aurait osé
toucher aux affaires personnelles d'un invité, et surtout pas déballer une
savonnette ! Seule Aileas, toujours rebelle à toutes les conventions, avait pu
avoir cette audace.
Avait-elle aimé l'odeur du santal, au moins? s'interrogea-t-il. Ce parfum
exotique avait dû la changer des relents nauséabonds qu'exhalaient les hommes
du château !
Il tourna le coin des écuries et la première personne qu'il aperçut devant la porte
du bâtiment fut précisément Aileas, déjà montée sur un énorme étalon noir.
— Est-ce là l'animal qui vous a abandonnée hier derrière la haie ? interrogea-t-il
avec un sourire.
— C'est Démon, dit la jeune fille en hochant la tête.
Georges fut impressionné par l'aisance de la cavalière, que la taille de sa
monture ne semblait pas impressionner le moins du monde.
— Pourquoi n'avez-vous pas partagé notre déjeuner? s'informa-t-il avec
amabilité. Votre présence nous a manqué !
— Je n'avais pas faim, répliqua sèchement Aileas.
— Votre père non plus, apparemment.
— D'après son page, il est allé traquer des braconniers qui ont été signalés sur
nos terres, précisa la jeune fille. Il ne sera pas de retour avant ce soir.
— Hum... Je plains les braconniers, déclara Georges.
Et comme la jeune fille fronçait les sourcils, il se hâta d'ajouter :
— Et maintenant, si vous voulez m'excuser, je vais aller quérir mon cheval.
Il se dirigeait déjà vers l'écurie, lorsqu'un lad sortit à sa rencontre, tenant par la
bride un superbe animal pommelé, de taille légèrement inférieure à celle de
Démon.
— Voici Apollon, précisa-t-il en se mettant en selle. Etes-vous prête?
A sa grande surprise, Aileas éperonna sa monture et s'élança en avant, sans
même lui faire l'aumône d'une réponse ! Abasourdi, le jeune homme la regarda
franchir le pont-levis en trombe, tandis que serviteurs et soldats s'écartaient
précipitamment sur son passage. Haussant les épaules, il lui emboîta aussitôt le
pas, et ce fut à un train d'enfer qu'ils descendirent la grand-rue du village,
semant la panique sur leur passage.
Après avoir coupé à travers des champs fraîchement labourés, Aileas s'engagea
dans un sentier herbu qui longeait l'orée d'un bois et en dépit de la vitesse folle à
laquelle elle galopait, jeta un regard par-dessus son épaule pour voir si Georges
la suivait. Comme le jeune homme n'avait pas lâché prise et la talonnait, elle
décida de pousser l'épreuve un peu plus loin.
L'un dans la foulée de l'autre, les deux cavaliers traversèrent une immense
prairie où paissaient des moutons. Après avoir franchi un fossé, Aileas fit
bifurquer sa monture vers les bois et se rua à fond de train sous le couvert des
arbres, en baissant la tête pour éviter les basses branches.
Georges la suivit sans hésiter, mais ne tarda pas à ralentir l'allure en voyant les
obstacles qui parsemaient la sente. Cette fois, se dit-il, c'en était trop ! Il n'allait
pas risquer la vie d'Apollon et même la sienne pour se mettre au diapason de
cette folle amazone ! Aileas connaissait parfaitement le terrain, ce qui n'était pas
son cas, et il n'allait pas prendre le risque de se rompre le cou pour lui complaire.
Si miss Dugall voulait se conduire en gamine, libre à elle ! conclut-il en tirant
résolument sur ses rênes.
A cet instant, il constata que la jeune fille avait quitté le sentier et s'enfonçait
sous les arbres à une allure plus raisonnable. Parvenue à quelques mètres en
contrebas, elle mit pied à terre et après avoir flatté l'encolure de Démon, se
retourna pour lancer à Georges un regard de défi. Puis elle prit son cheval par la
bride et le conduisit à un cours d'eau, qui coulait sous les feuillages avec une
argentine musique.
Tandis que Démon se désaltérait, Georges descendit à son tour et attacha
Apollon au tronc d'un saule.
— Vous êtes un bon cavalier ! dit tout à coup la voix d'Aileas, qui résonna
derrière lui.
Gramercie se retourna et constata que la jeune fille s'était appuyée contre un
arbre, d'où elle observait attentivement tous ses gestes.
— Vous aussi, répliqua-t-il, mais je doute que les villageois et les paysans
apprécient vos prouesses.
Insensible à la critique, la jeune fille se contenta de hausser les épaules. Puis elle
s'avança vers Georges en écartant les branches et lança tout de go :
— Je ne veux pas vous épouser, lord Gramercie.
Le jeune homme s'efforça de rester calme devant cette abrupte déclaration.
— Vraiment? dit-il en haussant un sourcil.
— Je n'ai aucune raison de le souhaiter, affirma son interlocutrice en se plantant
devant lui.
— Hum... Et puis-je vous demander pourquoi vous rejetez ma demande en
mariage avant même que je ne l'aie formulée?
— Je ne veux pas de vous ! N'est-ce pas une raison plus que suffisante?
Georges fit un effort surhumain pour réprimer la colère qui montait en lui.
— Votre père, lui, désire cette union, argua-t-il tranquillement. De plus, il y a
tout de même des faits qui plaident en ma faveur !
Il se dirigea vers la rive et ramassa quelques cailloux qu'il jeta dans l'eau avant
de continuer :
— Je suis riche, plutôt généreux, et de caractère assez facile. En outre, si je dois
en croire le témoignage d'un certain nombre de dames, je ne manque pas
d'attraits personnels.
— Ajoutez à cela que vous êtes vaniteux et ami de vos aises ! Le portrait sera
plus complet, répliqua Aileas en se rapprochant de lui.
Georges la considéra un instant en silence avant de répondre :
— Vous proférez là de graves accusations, milady. Est-ce parce que j'aime les
beaux vêtements et le confort que vous me jugez imbu de moi-même ?
Si votre père et vous préférez vivre à la Spartiate, c'est votre droit, mais c'est
aussi le mien d'utiliser mon argent comme bon me semble. Sachez en tout cas
que mes dépenses n'excèdent jamais le montant de mes revenus, que je paie
ponctuellement mes impôts à mon suzerain et à mon roi, et surtout que je n'ai
pas l'ombre d'une dette!
Aileas hésita un instant, mais elle répugnait à se laisser convaincre aussi
facilement et ne tarda pas à relever le menton.
— Il n'en reste pas moins que vous gaspillez votre argent, rétorqua-t-elle, ce qui
est pour moi un vil péché.
— Pensez-en ce que vous voudrez, milady, cela vous regarde! s'exclama
Georges avec une pointe d'irritation. Mais dites-moi, ajouta-t-il, qu'attendez-
vous de votre futur mari? Vous voudriez qu'il ait des mains comme des battoirs,
une force de bête brute, les manières d'un ours mal léché... et bien entendu des
cheveux rouges?
Aileas devint cramoisie à cette allusion.
— Je veux un homme véritable, répliqua-t-elle froidement, pas un mannequin
revêtu de beaux habits !
— Je suis un homme véritable, assura Georges avec un brin d'ironie.
— Vous en avez les attributs physiques, mais c'est tout, affirma
dédaigneusement Aileas.
— La plupart des femmes s'en contentent, mademoiselle !
— Eh bien, pas moi! Je veux un mari que je puisse respecter et admirer. Or, je
suis une cavalière plus intrépide que vous et je suis certaine que je tire mieux à
l'arc !
— Peut-être, milady, répliqua suavement Georges, mais vous sentez nettement
moins bon que moi !
Sidérée par l'insolence de son compagnon, la jeune fille ouvrit des yeux outragés
et elle s'apprêtait à répliquer vertement, lorsque Gramercie reprit :
— Laissez-moi refaire à ma manière le portrait que vous venez de brosser. Si j'ai
bien compris, vous voulez un époux doté d'une force herculéenne et versé dans
l'art guerrier, du moins tant que la force physique est seule en jeu ! Un tel
homme risque fort d'être brutal en toutes choses... y compris dans le lit conjugal.
Avec lui, foin de tendresse ni de délicats plaisirs ! Il se comportera comme un
soudard et vous traitera avec autant de délicatesse que si vous étiez son chien ou
son cheval.
La jeune fille ouvrit la bouche, mais Gramercie ne lui laissa pas le temps de
s'exprimer.
— Inutile de vous inquiéter, lui dit-il, je n'irai pas contre votre volonté. J'ai vu
trop souvent ce qui arrivait lorsqu'on mariait une demoiselle contre sa volonté et
je ne tenterai pour rien au monde l'expérience.
Il prit une inspiration avant d'ajouter :
— Si vous ne voulez pas m'épouser, Aileas, il vous suffit d'informer votre père
de votre décision, et nous n'en parlerons plus, je vous le promets. Quant à ce
colosse roux que vous semblez trouver si fascinant, je regrette pour vous qu'il ne
vous rende pas la pareille. S'il éprouvait pour vous le moindre sentiment, il ne
vous aurait pas quittée aussi abruptement !
— Quittée? répéta la jeune fille, dont les yeux s'arrondirent de stupéfaction. Que
voulez-vous dire?
— Rien d'autre que la simple vérité, rétorqua tranquillement Gramercie. Sir
Rufus Hamerton a déserté Dugall tout de suite après le déjeuner. Il a jugé tout à
coup que ses années de service avaient été assez nombreuses et qu'il était temps
pour lui de regagner ses pénates.
Et comme Aileas se taisait, terrassée par cette terrible nouvelle, il s'éloigna en
direction de son cheval, mais ne put résister à la tentation de jeter un dernier
regard à sa compagne avant de se remettre en selle. Le spectacle qu'il découvrit
alors lui poignit le cœur, malgré sa colère. La jeune fille était restée immobile
dans la position même où il l'avait laissée et son visage montrait une expression
si désemparée que Georges sentit fondre instantanément toute sa rancune.
Prenant une brusque résolution, il traversa en trois enjambées l'espace qui le
séparait de miss Dugall et la prit d'autorité dans ses bras.
Mais il n'avait pas mesuré lui-même la portée de son geste, car dès qu'il eut
touché Aileas, une onde de feu coula dans ses veines, éveillant un désir si
sauvage qu'il sut immédiatement qu'il ne pourrait y résister. Pour mettre le
comble à son émoi, la jeune fille semblait elle-même subjuguée par son contact,
car loin de résister lorsqu'il lui prit les lèvres, elle se haussa sur la pointe des
pieds pour nouer les bras autour de sa nuque et ce fut avec une candide mais
ardente franchise qu'elle répondit à son baiser. Grands dieux, se dit-il, que se
passait-il? Jamais il n'aurait supposé que l'austère miss Dugall accueillerait ses
avances avec tant de passion !
Galvanisé par cette réaction, Georges se fît plus hardi, et pendant quelques
instants, le monde entier parut s'effacer autour des deux jeunes gens, dont le
souffle se mêla dans une fervente communion.
Lorsque Gramercie reprit enfin ses esprits et fît un pas en arrière, ce fut pour
constater que sa compagne était aussi pantelante que lui.
— Allez trouver votre père, Aileas, articula-t-il lorsqu'il eut retrouvé sa
respiration, et dites-lui que notre mariage ne se fera pas.
Abasourdie par ces mots autant que par la scène qu'elle venait de vivre, Aileas
déglutit et toucha ses lèvres d'un air égaré. Puis elle alla chercher Démon, qui
s'ébrouait dans le ruisseau, se mit en selle, et regagna la sente au galop.
Quelques secondes plus tard, elle était déjà hors de vue, et l'on n'entendait plus
que le martèlement des sabots de sa monture, dont le bruit ne tarda pas à
décroître dans le lointain.
Resté seul sous le couvert des arbres, Georges poussa un soupir de désespoir.
Seigneur, s'interrogea-t-il, que lui avait-il pris? Jamais il n'avait eu l'intention de
manquer aussi brutalement de respect à la fille de son hôte, mais il n'avait pas
prévu non plus la brûlante marée de désir qui l'avait instantanément envahi au
contact de la jeune fille ! Comment avait-il pu se comporter ainsi, lui qui savait
pourtant de quel terrible prix se payait toute action inconsidérée? C'était
décidément plus qu'il ne pouvait comprendre !
Avec un haussement d'épaules, il jeta un dernier regard à la trouée où avait
disparu Aileas et retourna à pas lents vers son propre cheval. En fin de compte,
il était aussi bien que miss Dugall eût refusé de l'épouser, songea-t-il. Personne
ne lui avait jamais fait perdre ainsi la tête et il n'aimait guère cette sensation,
qu'il jugeait beaucoup trop dangereuse pour sa tranquillité.
Non, conclut-il, ce qu'il lui fallait, c'était une femme plus douce et plus
malléable que miss Dugall, et qui n'aurait pas le pouvoir de le mettre dans tous
ses états d'un seul battement de ses cils. En d'autres termes, une créature
pondérée qui saurait garder son quant-à-soi et ne s'enflammerait pas au premier
toucher !
Fort de cette résolution, Georges se mit en selle et s'élança vers l'orée du bois
comme s'il avait le diable à ses trousses.
Chapitre 5
D'un geste ferme, Aileas s'essuya les yeux et releva la tête. Allons, elle n'allait
pas pleurer, se promit-elle. Ni sir Georges, ni même Rufus, ne valaient la peine
qu'elle versât à cause d'eux une seule larme. Si ce dernier avait été capable de
partir aussi lâchement, sans même lui faire l'aumône d'un adieu, c'était qu'il ne
méritait pas de regrets !
Perchée dans le plus haut pommier du verger, elle appuya la joue contre l'écorce
rugueuse de son refuge et tâcha de mettre de l'ordre dans ses pensées. Pourquoi,
oh pourquoi, Rufus avait-il quitté le château? Etait-ce la seule idée de l'épouser
qui l'avait ainsi mis en fuite?
— Aileas, s'écria tout à coup la voix de sir Thomas, descendez de là !
Surprise, la jeune fille baissa les yeux et aperçut son père debout au pied de
l'arbre, les mains sur les hanches et le visage contracté de colère.
— Qu'y a-t-il, père? s'informa-t-elle.
— Je vous ai dit de descendre! répliqua lord Dugall d'un ton sans réplique.
Comprenant qu'il valait mieux obtempérer, la jeune fille se laissa glisser de son
perchoir et se retrouva bientôt debout devant son père, qui lui jeta un regard
courroucé.
— Qu'avez-vous été raconter à sir Georges? commença le vieux gentilhomme
d'une voix furieuse. Il est en train de faire ses bagages
Ainsi, c'était Gramercie qui l'avait trahie en racontant leur entrevue à lord
Dugall, songea Aileas avec dépit. Elle aurait dû savoir qu'elle ne pouvait lui
faire confiance !
— J'attends vos explications ! gronda sir Thomas. Georges vient de m'affirmer
tranquillement que vous n'étiez pas faits pour vous entendre, et je suppose qu'il
ne dirait pas cela sans raison. Par tous les saints, que s'est-il passé?
— Sir Georges ne vous a rien dit d'autre? interrogea la jeune femme, qui dut
s'avouer que Gramercie avait peut-être été plus discret qu'elle n'escomptait.
— Pas un mot de plus ! Il m'a seulement regardé avec son damné sourire et m'a
affirmé que c'était à vous qu'il fallait demander de plus amples informations.
Aileas toussota, embarrassée. Il ne fallait pas s'étonner que sir Thomas fût en
colère! songea-t-elle. Non seulement les projets qu'il avait formés pour sa fille
étaient à l'eau, mais de plus, sir Georges l'avait passablement irrité en refusant de
lui en dire davantage ! Ce genre de dérobade avait le don de mettre lord Dugall
hors de lui.
— Il doit penser que nous ne nous accorderions pas, déclara-t-elle avec
prudence.
— Vous accorder? répéta son père. Qu'est-ce encore que cette absurdité?
N'importe quel imbécile est capable de se rendre compte que Gramercie et vous
formez un couple assorti!
— Mais si sir Georges a des réticences, ne devons-nous pas les respecter? Ce
n'est plus un gamin et il sait certainement ce qu'il fait!
Lord Dugall fronça les sourcils.
— Lui peut-être, rétorqua-t-il, mais vous êtes une gamine qui ne sait pas ce qui
est bon pour elle !
— Père, je..., commença Aileas.
Mais sir Thomas refusa de l'écouter.
— Gramercie est riche, interrompit-il, il a des amis puissants, et pour autant
qu'un vieux soldat comme moi puisse en juger, il est fort beau garçon. Que
voulez-vous de plus ?
Aileas baissa la tête et traça des signes sur le sol avec le bout de son pied.
Devant cette attitude embarrassée, lord Dugall s'adoucit quelque peu.
— Je sais qu'il est différent des hommes que vous avez rencontrés jusque-là,
reprit-il, mais il en serait de même pour n'importe quel autre chevalier.
Gramercie est beaucoup mieux que tous ceux qui ont déjà demandé votre main.
Aileas leva la tête avec stupéfaction.
— Il y en a donc eu d'autres? questionna-t-elle.
— Deux ou trois, grommela sir Thomas.
— Et est-ce que... est-ce que Rufus était parmi eux? interrogea la jeune fille,
dont le cœur battit d'un espoir insensé.
Son père lui jeta un regard perçant.
— Non, répliqua-t-il. Hamerton ne vous a jamais demandée en mariage.
La déception fut cruelle pour Aileas, qui détourna la tête pour cacher sa
souffrance.
— A propos de Rufus, déclara sir Thomas, il m'a chargé d'un message pour vous
avant de partir. Il m'a dit qu'il était désolé s'il vous avait laissé croire... Enfin,
vous me comprenez!
Et comme sa fille fuyait toujours son regard, il demanda d'un ton sévère :
— Y a-t-il quelque chose dont vous ayez à rougir dans cette histoire?
Aileas comprit immédiatement à quoi son père faisait allusion et un flot de sang
empourpra ses joues.
— Non, assura-t-elle d'une voix ferme. Rufus et moi n'avons jamais été que de
bons camarades.
Sir Thomas se détendit visiblement.
— En ce cas, répliqua-t-il, vous n'avez rien à regretter, d'autant plus que si Rufus
m'avait demandé votre main, je la lui aurais refusée !
— Pourquoi ? interrogea Aileas, qui tombait des nues.
— Hamerton est un bon guerrier, mais ce n'est pas un homme pour vous. Il aime
courir les routes et vous aurait laissée seule le plus clair du temps. En bref, il ne
vous aurait pas rendue heureuse.
Bien qu'elle reconnût la véracité de ces paroles, Aileas ne put s'empêcher
d'objecter :
— Mais sir Georges a beaucoup voyagé, lui aussi !
— Par le passé, oui. Mais il a eu son content d'aventures. Tout ce qu'il souhaite
maintenant, c'est de fonder un foyer et de s'occuper de ses terres. Je comprends
qu'il puisse vous paraître indolent et futile, car c'est d'abord ce que j'ai pensé moi
aussi. Mais la réalité est bien différente. Gramercie est un homme de bien et je
sais qu'il ne vous maltraitera pas.
Le regard de sir Thomas s'adoucit un instant, tandis qu'il ajoutait :
— En outre, ses terres jouxtent les nôtres, ce qui n'est pas un petit avantage. Je
n'ai guère envie de vous voir partir loin de moi !
Ces paroles tendres, si inattendues de la part d'un homme qui n'aimait guère
d'habitude les effusions, touchèrent Aileas plus qu'elle n'aurait su le dire et ses
yeux s'embrumèrent.
— Alors, ma fille, reprit lord Dugall, est-ce oui ou non?
— Ne pouvez-vous me laisser un peu de temps ? Après tout, je connais à peine
sir Georges !
— Ce n'est pas tout à fait exact, puisque vous jouiez ensemble lorsque vous étiez
enfants !
Embarrassée, la jeune fille baissa les yeux. Que répondre à sir Thomas?
s'interrogea-t-elle. Certes, elle éprouvait un fort penchant pour Rufus, mais il ne
lui rendait pas la pareille, sans quoi il ne serait pas parti en lui laissant un pareil
message! Mais d'un autre côté, sir Georges et elle ne s'aimaient pas davantage,
malgré tout ce que semblait promettre leur fougueux baiser !
Dans ces conditions, qu'avait-elle de mieux à faire que d'écouter son père? Avec
ses qualités de chef de guerre, il connaissait assez bien les hommes pour être de
bon conseil.
— Dites à sir Georges..., commença-t-elle.
Elle s'interrompit, encore hésitante.
— Eh bien ? insista sir Thomas.
— Dites-lui de ne pas partir.
— Hum... Je vois que vous êtes revenue à la raison! commenta le vieux
gentilhomme. Mais ne comptez pas sur moi pour lui transmettre ce message. Il
va penser que je lui force la main et refusera de rester dans ces conditions.
— Mais... d'une certaine façon, il n'aura pas tort, n'est-ce pas? Moi aussi, je me
sens forcée de...
— Aileas, interrompit sir Thomas avec impatience, si vous ne voulez vraiment
pas épouser Gramercie, dites-le tout de suite et nous en resterons là. Mais en ce
qui me concerne, je pense que vous aurez du mal à trouver un meilleur mari !
— Dois-je décider aujourd'hui?
— Si vous laissez partir sir Georges, ce sera trop tard. Les Gramercie sont trop
fiers pour revenir en arrière.
— En l'occurrence, riposta la jeune fille, c'est ma fierté à moi qui va être mise à
rude épreuve. Il va me falloir revenir sur mes paroles, alors que j'ai affirmé tout
à l'heure à sir Georges que je ne voulais pas l'épouser!
— Bah, les femmes sont changeantes, dit-on. Pour une fois que vous aurez un
comportement féminin, ma chère petite !
Aileas faillit rétorquer qu'elle n'était pas une girouette, mais comme sir Thomas
paraissait s'attendrir de nouveau, elle préféra garder pour elle cette acerbe
repartie.
— Mieux vaut parfois s'humilier, Aileas, reprit son père, que de payer toute sa
vie les conséquences d'une erreur. En ce qui me concerne, il me tient à cœur de
bien vous marier. Je ne supporterais pas de vous savoir sous la coupe d'un mari
brutal.
La jeune fille acquiesça avec un sourire. Certes, se dit-elle, il était tentant de
laisser repartir sir Georges, mais que deviendrait-elle ensuite ? Elle avait été
troublée d'apprendre que d'autres hommes avaient demandé sa main, mais
Rufus, lui, ne l'avait jamais fait, bien qu'il en ait eu quotidiennement
l'opportunité. Qui, dans ce cas, pourrait-elle épouser ? Un homme qui
ressemblerait trait pour trait au portrait peu flatteur que lui avait tracé Gramercie
et ne saurait pas l'embrasser avec ce mélange de fougue et de délicatesse dont
Georges venait de faire preuve à son endroit? Dans tous les cas, elle était
certaine d'une chose, c'était qu'elle ne voulait pas rester vieille fille !
D'un geste résolu, elle tourna les talons et prit le chemin du château.
— Eh bien, Aileas ? interrogea sir Thomas.
L'interpellée tressaillit. Dans le feu de sa décision, elle avait littéralement oublié
son père !
— Je vais de ce pas lui demander de rester ! jeta-t-elle par-dessus son épaule.
Impatient, Georges regarda les soldats emporter ses dernières malles et jeta un
ultime regard sur la chambre, afin de s'assurer qu'il n'oubliait rien. En se pressant
un peu, songea-t-il, il pourrait atteindre avant la nuit l'auberge des Trois Roses,
située à mi-chemin de Dugall et de Ravensloft, et il aurait regagné dès le
lendemain ses pénates.
En vérité, il ne souhaitait pas rester chez sir Thomas une minute de plus, aussi
marri qu'en fût le maître des lieux. Le vieux gentilhomme était demeuré
stupéfait lorsqu'il lui avait annoncé sa décision. Il avait tenté aussitôt de
dissuader son interlocuteur de partir, mais Georges était demeuré sur ses
positions. Si Aileas ne voulait pas de lui comme prétendant, avait-il déclaré, il
ne prolongerait pas davantage cet inutile séjour.
— Sir Georges ? interrogea à cet instant une voix féminine.
Brusquement tiré de ses réflexions, Gramercie se retourna et ne fut pas peu
surpris de voir Aileas Dugall debout sur le seuil de la pièce.
— Oui? interrogea-t-il sèchement.
Bien qu'il ne l'y eût pas invitée, la jeune fille se glissa dans la chambre, dont elle
examina d'un air navré les tentures et le parquet dénudés.
— Vous... vous partez? interrogea-t-elle.
Et comme Georges ne répondait pas, elle ajouta avec embarras :
— J'espère que rien de ce que je vous ai dit ne vous a offensé.
Le jeune homme eut un rire ironique.
— Offensé? répéta-t-il. Tout au plus suis-je un peu vexé de savoir que la seule
idée de m'épouser vous semble pire qu'une torture !
— Je n'ai pas voulu dire cela, assura Aileas.
— C'est pourtant exactement ce que vous avez fait, répliqua Georges sans
aménité.
Il ajouta en se dirigeant vers la porte :
— Maintenant, si vous voulez m'excuser, je dois surveiller le chargement de mes
bagages.
Mais à sa grande surprise, Aileas se précipita devant lui et lui barra le passage.
— Il faut que vous restiez! affirma-t-elle avec force.
Gramercie se croisa les bras et examina froidement son interlocutrice.
— Je ne suis pas votre laquais, miss Dugall! décréta-t-il.
— S'il vous plaît! dit Aileas d'un ton implorant.
Georges haussa ses sourcils blonds.
— D'où vient ce revirement, milady? s'informa-t-il. Agiriez-vous sur l'ordre de
votre père, par hasard ?
— Mon père n'a rien à voir là-dedans. C'est moi qui vous demande de ne pas
partir, assura la jeune fille.
— Dois-je comprendre que vos yeux se sont désilés et que vous me reconnaissez
enfin quelque mérite ?
— Eh bien, peut-être, concéda Aileas. Pourquoi ne serait-ce pas le cas ?
— Et forte de cette science toute neuve, vous vous êtes précipitée dans ma
chambre pour me supplier de remettre mon départ ! ironisa Georges.
Il observa une pause et une lueur d'acier apparut tout à coup dans son regard
bleu.
— A moins que le départ du cher Rufus ne soit à l'origine de ce changement
subit de votre part? supputa-t-il. Si c'est le cas, autant que vous sachiez tout de
suite que je ne me nourris pas des restes d'un autre !
Stupéfiée par cette insinuation, sa compagne demeura un instant sans voix.
— Sir Hamerton ne veut pas de moi..., balbutia-t-elle enfin, et après la façon
dont il m'a quittée, je ne veux pas davantage de lui !
Georges continua à la scruter comme s'il doutait de sa sincérité.
— Vraiment? insista-t-il.
— Je vous en donne ma parole, assura Aileas avec tant de conviction que
Gramercie fut tenté de la croire.
Elle joignit les mains et l'expression qui se peignit sur son visage émut son
compagnon plus qu'il ne l'aurait voulu.
— S'il vous plaît..., chuchota Aileas.
— Pour quelle raison devrais-je rester?
— Mais... parce que je vous le demande !
Georges marcha vers la fenêtre, les poings serrés.
Pourquoi cette femme si différente de toutes celles qu'il avait connues
produisait-elle sur lui un effet aussi dévastateur? s'interrogea-t-il. Incapable de
répondre à cette question, il reprit plusieurs fois sa respiration et ne se retourna
que lorsqu'il fut en mesure de parler calmement.
— Je ne puis m'attarder à Dugall, lady Aileas. Aussi étrange que cela puisse
vous paraître, j'ai de nombreuses occupations qui m'attendent chez moi.
La jeune fille se tordit les mains.
— Je crains d'avoir été discourtoise avec vous, sir Georges, déclara-t-elle.
Laissez-moi une chance d'arranger cela, je vous en prie. Quant à notre éventuel
mariage... Pourquoi prendre une décision aussi hâtive? Attendons de nous
connaître davantage...
— Et que dois-je faire pour obtenir votre main ? Tuer un dragon comme mon
saint homonyme, ou exécuter les douze travaux d'Hercule? A moins, bien
entendu, que vous ne préfériez me voir périr dans ces dangereuses épreuves,
pour être débarrassée de mon encombrante présence !
Un soupçon de sourire joua un instant sur les lèvres d'Aileas, mais ce fut d'un
ton sérieux qu'elle répondit :
— Je n'ai pas l'intention de vous soumettre à des tâches impossibles !
— Hum... En fait de tâches surhumaines, j'en ai déjà une à mener à bien !
— Laquelle?
— Me faire aimer de vous, belle dame ! répliqua Georges.
Comme il s'avançait vers Aileas à ces mots, la jeune fille afficha un air si
désemparé qu'il lui demanda :
— Qu'y a-t-il, Aileas? Si vraiment l'idée de m'épouser vous répugne à ce point,
je partirai et vous n'entendrez plus jamais parler de moi, je vous le promets !
La jeune fille n'avait pas bronché sous les sarcasmes de Gramercie, mais cette
subite douceur la désarma complètement.
— Je ne comprends pas pourquoi vous voulez de moi, répliqua-t-elle en toute
franchise.
Georges lui prit la main et plongea dans ses yeux un regard empreint de gravité.
— Vous ne voyez pas ? interrogea-t-il.
— Non, car je ne suis pas comme les autres femmes !
Gramercie eut un sourire malicieux qui bouleversa sa compagne, dont le cœur se
mit à battre la chamade. Dieu que cet homme pouvait être séduisant! songea-t-
elle en tâchant de se composer une attitude.
— Vous venez de donner vous-même la réponse, Aileas, assura Georges. Vous
ne ressemblez à personne, c'est un fait!
Et saisissant la jeune fille d'une ferme étreinte, il ajouta à mi-voix :
— C'est précisément pour cela que je vous veux !
Et d'un geste impétueux, il s'empara des lèvres d'Aileas, qui s'alanguit aussitôt
dans ses bras, comme s'il avait eu le pouvoir en la touchant de vaincre toutes ses
forces de résistance ! Cette fois, le baiser qu'échangèrent les deux jeunes gens
fut si profond, si divinement passionné, que lorsque Georges s'écarta enfin, sa
compagne vacilla et émit un léger cri de protestation !
— Voilà l'une des raisons pour lesquelles je souhaite vous épouser, murmura
Gramercie. Pour peu que je m'en donne la peine, je suis capable d'être pour vous
un merveilleux amant !
— Je n'en doute pas, lança railleusement Aileas, qui tâchait de reprendre son
souffle.
— Je vous chérirai comme peu d'hommes savent le faire..., continua Georges.
Il laissa ses lèvres descendre lentement le long du cou de la jeune fille, puis
s'attarder à la naissance de ses seins.
— En outre, reprit-il, je serai un bon père.
— S... sans doute ! balbutia Aileas.
— Y a-t-il vraiment un autre homme dans votre cœur? interrogea Georges en
poussant un peu plus loin ses investigations.
Subjuguée par cette savante approche, Aileas ne put que bafouiller :
— Oui... ou plutôt non!
En dépit des apparences, elle ne mentait pas. Aucun homme n'avait su éveiller
en elle l'affolante montée de sensations qui déferlait dans son corps en cet
instant! s'avoua-t-elle.
Georges lui enserra les seins de ses deux mains incurvées et lui murmura à
l'oreille :
— Je vous forcerai à l'oublier!
— Euh... oui !
— Très vite !
— Je... ce doit être possible, répliqua Aileas, pantelante de désir.
Georges laissa tout à coup retomber ses mains et fit un pas en arrière.
— C'est vous que je veux, Aileas, déclara-t-il fermement.
Malgré son émotion, la jeune fille s'obligea à envisager froidement la question.
Certes, sir Thomas était persuadé que Gramercie ferait un bon mari pour elle, se
rappela-t-elle. Mais ce qui comptait, c'était ce qu'elle pensait, elle, du chevalier
qui lui faisait face en cet instant. Or, aucun homme ne lui avait jamais donné
l'impression d'être aussi passionnément désirée! D'ailleurs, Georges n'était pas le
fantoche qu'elle avait cru et depuis qu'elle l'avait vu combattre, elle ne pouvait
nier qu'il possédât d'indéniables qualités de guerrier.
Tirant de ces deux faits la conclusion qui s'imposait, elle prit une brusque
résolution et déclara :
— Je crois que j'aime autant vous épouser!
— Voilà une réponse qui ne me satisfait qu'à demi, soupira Gramercie.
En fait, il avait espéré que la jeune fille mettrait plus d'ardeur dans son
acquiescement, s'avoua-t-il. Pour sa part, il la désirait avec une force qui
l'étonnait lui-même. Aileas était différente de toutes les femmes qu'il
connaissait, et l'idée que s'il l'épousait, cette farouche créature viendrait à lui de
son plein gré avait quelque chose de si excitant, qu'il sentit un voluptueux
frisson lui parcourir le corps à cette seule idée !
— Je crois vraiment que vous ferez un bon mari, dit à cet instant Aileas.
Et Georges de soupirer derechef ! Indéniablement, il s'était attendu à une
déclaration moins prosaïque.
— Vous n'avez pas d'autre raison de vouloir m'épouser? insista-t-il.
Aileas rougit fortement, ce qui mit un peu de baume au cœur de Georges. Quelle
que fût la réponse de la jeune fille, se dit-il, son trouble était plus éloquent que
des paroles !
— Je ne vous déplais pas, n'est-ce pas? interrogea-t-il suavement.
— Non, avoua Aileas à contrecœur.
— En ce cas, je suis heureux que vous m'acceptiez pour mari, milady !
— En ce cas, je... je vais informer mon père de notre décision !
— Et moi faire décharger mes bagages... mais seulement pour ce soir, répliqua
Gramercie, le temps de signer notre contrat de mariage.
Il s'arrêta un instant et considéra sa promise, dont la bouche pulpeuse
représentait une telle tentation, qu'il dut prendre sérieusement sur lui pour
résister à l'envie de l'embrasser de nouveau. Mais il craignait de tout
compromettre s'il se laissait par trop aller à sa fougue. Aileas avait accepté de
l'épouser et il devait pour l'instant se contenter de cette victoire!
— Je rentrerai à Ravensloft dès demain pour y préparer nos épousailles, reprit-il
enfin.
— Très bien, sir Georges ! répondit Aileas.
Elle ouvrit la porte, et après avoir jeté sur son fiancé un dernier regard, s'élança
comme une biche et disparut dans l'escalier.
Resté seul, Georges s'assit un instant pour se remettre de ses émotions. Puis il
descendit en sifflotant rejoindre ses hommes et leur enjoignit de remonter dans
la tour son matelas de plumes !
Ce soir-là, ce fut avec quelque solennité que sir Thomas annonça les fiançailles
de sa fille aux soldats réunis dans la grande salle du château.
Si le maître des lieux avait été surpris par le revirement d'Aileas, il n'en montra
rien et se garda d'émettre le moindre commentaire. Quant aux hommes de la
garnison, ils apprécièrent surtout la ration supplémentaire de vin qui leur fut
servie à cette occasion, même si certains d'entre eux, dans le secret de leur cœur,
déplorèrent d'être bientôt privés de la charmante compagnie d'Aileas.
Quant à la jeune fille, elle tâchait de se réconforter en se répétant qu'elle avait
pris exactement la décision qu'il fallait, et ce fut avec un sourire un peu contraint
qu'elle reçut les félicitations de ses anciens compagnons. Assis à côté d'elle,
Georges prit sa part des compliments et y répondit avec un calme imperturbable.
Il n'en fut pas de même pour Rufus, lorsqu'il eut communication de cette
nouvelle quelques jours plus tard au château où il séjournait. Bien que la
demeure de son cousin fût des plus confortables, sir Hamerton eut le plus grand
mal ce soir-là à trouver le sommeil et ne s'endormit qu'à l'aube, l'esprit taraudé
des plus désagréables pensées !
Chapitre 6
Dès qu'il aperçut le cortège de son frère, Herbert Jolliet mit sa monture au grand
galop, ce qui était si peu dans ses habitudes que Richard n'en crut pas ses yeux.
Son jumeau était en effet un piètre cavalier, et ce fut avec une moue
désapprobatrice qu'il le vit descendre de cheval à quelques pas de lui, la face
rouge et les cheveux ébouriffés.
— Quelle bonne idée de venir à notre rencontre ! n'en déclara-t-il pas moins
avec un sourire de bienvenue.
— J'ai une nouvelle à vous annoncer, répliqua Herbert, hors d'haleine.
Richard jeta un coup d'œil aux hommes de son escorte, qui avaient docilement
fait halte en même temps que lui.
— Je l'avais deviné à vous voir, dit-il avec embarras.
Peu soucieux d'être entendu de ses compagnons, il ajouta avec un clin d'œil :
— Devançons un peu ces messieurs ! Vous pourrez me conter cela sur la route.
Obéissant au conseil, Herbert se remit en selle, et les deux frères reprirent de
conserve le chemin de Ravensloft, suivis à respectueuse distance du contingent
d'hommes d'armes qui avait accompagné Richard à Londres.
Lorsqu'il fut certain d'être assez loin des oreilles indiscrètes, celui-ci tourna la
tête vers son jumeau et déclara d'un ton grondeur :
— Décidément, Herbert, vous n'aurez jamais le souci de votre dignité! Ces
messieurs n'ont pas besoin de savoir de quoi il retourne.
— Mais tout le monde est déjà au courant... sauf vous. Figurez-vous que sir
Georges va se marier !
Stupéfait, Richard tira involontairement sur ses rênes, et son cheval s'arrêta si
court que le jeune homme faillit se laisser désarçonner.
— Que dites-vous là? interrogea-t-il d'une voix parfaitement incrédule.
— Il épouse dans deux jours lady Aileas Dugall ! répliqua Herbert, dont le
visage était moite de sueur.
Richard éperonna de nouveau son cheval.
— C'est impossible, voyons ! se récria-t-il.
— Ce n'est que trop certain, au contraire, lui rétorqua Hubert. Depuis son retour
de Dugall, sir Georges passe son temps à régler tous les détails de la future
cérémonie.
— Mais son père a tenté pendant quinze ans de le marier, et cela sans le moindre
succès ! se récria Richard. Pourquoi obtempérerait-il, maintenant qu'il est son
propre maître?
— C'est bien difficile à dire, mais le fait est là !
— Hum... J'avais toujours craint que son père ne se remarie, mais du diable si
j'avais pensé que sir Georges se laisserait passer la corde au cou !
— Qu'allons-nous faire? interrogea Herbert. Une maîtresse de maison à
Ravensloft, ce sera...
— Bien du tracas, interrompit son frère, qui craignait malgré tout d'être entendu.
Laissez-moi réfléchir un instant !
Herbert se tut et observa du coin de l'œil son jumeau, qui semblait ruminer de
désagréables pensées.
— Et Elma? interrogea enfin Richard.
— Elle va être la soubrette de la nouvelle maîtresse. C'est sir Georges qui l'a
priée de remplir ce rôle.
— Comment a-t-elle pris la nouvelle?
— A vrai dire, je n'en sais rien! soupira Herbert.
— Vous ne savez pas grand-chose, n'est-ce pas? observa Richard d'un ton
ironique. Quelle histoire, tout de même ! reprit-il après une courte pause. Jamais
je n'aurais cru que sir Georges irait choisir cette petite Dugall. Elle ne ressemble
pas du tout aux femmes qu'il courtise d'ordinaire. A vous dire la vérité, c'est une
véritable barbare, comme son père !
Herbert ouvrit de grands yeux à ce qualificatif.
— Que voulez-vous dire? questionna-t-il.
— Tout simplement que miss Dugall n'a pas la douceur qu'on pourrait s'attendre
à trouver chez une jeune fille de son âge, répondit le régisseur. Elle est dure
comme le fer, et sans doute aussi peu malléable ! Il va nous falloir sérieusement
tâter le terrain. Me comprenez-vous ?
Son frère acquiesça d'un hochement de tête.
— Vous devez en informer Elma, continua Richard. Il nous faut être tous trois
prudents et ne rien faire qui éveille les soupçons, si nous ne voulons pas finir la
corde au cou !
Effrayé par cette dernière remarque, Herbert porta inconsciemment la main à sa
gorge, tandis que Richard, le digne régisseur de Ravensloft et l'homme de
confiance de lord Gramercie, chevauchait pensivement à son côté.
Le front plissé d'une ride, Georges se pencha sur la liste de victuailles qu'il avait
devant lui et tenta pour la dixième fois de comprendre où gisait l'erreur. Mais ce
fut peine perdue, et se renversant de nouveau contre le dossier de son fauteuil, il
jeta un regard excédé autour de lui.
La petite pièce dans laquelle il s'était retiré avait pourtant tout pour réjouir les
yeux, avec ses meubles confortables et ses hautes fenêtres, qui laissaient entrer à
flots le soleil printanier. Mais le maître des lieux n'était pas d'humeur à jouir de
ce confort. Pourquoi aussi avait-il envoyé Herbert Jolliet à la rencontre de son
frère? s'interrogea-t-il avec mauvaise humeur. Plus habitué que son maître à
gérer les comptes de la maison, le fidèle majordome aurait eu vite fait de
comprendre d'où provenait l'erreur!
Les sourcils froncés, Georges récapitula mentalement les données du problème.
Voyons, se dit-il, Herbert avait bien commandé vingt douzaines d'œufs pas plus
tard que la veille, comme en témoignait le document qu'il avait sous les yeux.
Or, Gaston le cuisinier clamait depuis ce matin qu'il n'en avait reçu que dix-huit,
bien que le paysan qui les avait livrés, dûment interrogé, prétendît en avoir
déchargé vingt de son chariot !
Renonçant à comprendre, Georges s'étira pour se délasser le dos, tout en
maugréant :
— Eh bien, nous mangerons moins d'œufs ! Quelle importance après tout?
Soulagé d'en avoir terminé avec ces détails domestiques, le jeune homme se leva
et marcha jusqu'à la fenêtre, d'où il scruta pensivement la route qui menait au
château.
Bien qu'il eût invité lord Dugall et Aileas à avancer d'un jour leur arrivée, il ne
s'attendait guère à les voir apparaître, car sir Thomas avait catégoriquement
refusé sa proposition, sous prétexte qu'il ne voulait pas s'éloigner de Dugall plus
de vingt-quatre heures.
Avec un léger soupir, Georges s'appuya au chambranle et se prit à songer à son
prochain mariage. Pourquoi diable épousait-il Aileas Dugall? s'interrogea-t-il
avec un vague remords. Elle était différente des autres femmes et
indéniablement excitante, mais que savait-il d'elle à part cela, sinon qu'elle
s'habillait à la diable et ne se comportait pas comme une jouvencelle?
Telle qu'elle était, la fille de sir Thomas avait cependant le pouvoir de le
bouleverser plus que personne, admit-il, ce qui n'était certainement pas une
bonne chose en soi ! En fait, s'il avait eu ne serait-ce qu'un grain de sagesse, il
aurait réfléchi plus longtemps avant de prendre la décision de l'épouser. Séduit
par la perspective de mettre la jeune amazone dans son lit, il s'était trop pressé
de s'engager. Et maintenant, il ne pouvait plus faire machine arrière, quand bien
même il l'eût voulu!
— Trop tard ! murmura-t-il pour lui-même.
— Pardon? interrogea une voix féminine, qui fit tressaillir le jeune homme.
Surpris, il se retourna et aperçut une servante debout sur le seuil.
— Ah, Elma! s'écria-t-il. Que se passe-t-il donc?
Il fronça les sourcils en attendant la réponse, dans la crainte de s'entendre
annoncer un autre désastre domestique.
— Oh, rien de mauvais, milord ! assura la jeune fille avec un sourire.
En la voyant si vive et si accorte, Georges se félicita de l'avoir choisie comme
chambrière de sa future épouse. Si une servante avait des chances de trouver
grâce aux yeux de la difficile miss Dugall, c'était certainement Elma! se dit-il.
— C'est sir Richard qui revient de Londres, reprit la jeune fille, accompagné
d'Herbert, qui l'a rencontré à quelques kilomètres d'ici.
Georges jeta un coup d'œil au parchemin resté sur la table et poussa un soupir de
soulagement.
— Ce n'est pas trop tôt, assura-t-il.
Et il ajouta en se tournant vers la jeune fille :
— Faites donner l'ordre de servir du vin dans la salle, voulez-vous? Je vais
accueillir les Jolliet dans la cour.
— Bien, milord, dit Elma en esquissant une révérence.
Elle quitta la pièce en hâte et Georges la suivit de près, impatient de revoir son
régisseur. Maintenant que les deux frères étaient réunis, songea-t-il, il allait
enfin pouvoir se décharger sur eux de ce labeur quotidien et se consacrer à des
tâches plus importantes.
En passant devant la grande salle, il jeta un coup d'œil par la porte ouverte, afin
de s'assurer que les tapisseries avaient bien été remises en place après avoir été
nettoyées et que les meubles resplendissaient de propreté. Satisfait de voir que
tout avait été exécuté conformément à ses ordres, il sortit du château à grandes
enjambées, au moment où Richard Jolliet et son jumeau franchissaient le pont-
levis.
— Bienvenue, Richard! s'écria-t-il gaiement, tandis que le régisseur mettait pied
à terre. J'espère que tout s'est bien passé à Londres?
— Parfaitement, milord ! Nous aurons quelques livres de plus à payer, mais rien
qui grève vraiment votre budget, répliqua l'interpellé.
— Je vous remercie en tout cas de votre entremise, répliqua Georges.
Il jeta un coup d'œil à Herbert, qui descendait à son tour de cheval, et ajouta :
— Je suppose que votre frère vous a déjà annoncé la grande nouvelle !
— Bien sûr, milord ! assura Richard, qui sourit et s'inclina devant Georges.
Toutes mes félicitations! ajouta-t-il d'un ton pénétré.
— Vous ne semblez pas du tout surpris, remarqua Gramercie. Moi qui pensais
vous étonner !
— Oh, mais je l'ai été! affirma Richard. J'ai même failli tomber de ma selle
lorsque Herbert m'a appris que vous alliez convoler.
— Il est resté stupéfait, comme nous tous ici, renchérit son frère.
— Aussi étonnés que vous soyez, vous ne pouvez l'être plus que moi ! s'écria
Georges en entraînant ses compagnons vers le château.
Au moment de franchir le seuil, il examina tour à tour les deux frères et se
demanda de nouveau comment des jumeaux pouvaient être aussi dissemblables,
tant de caractère que d'aspect extérieur. Tandis que Richard était tout affabilité
et excellait aux exercices du corps, Herbert avait toujours l'air de porter le diable
en terre et se montrait maladroit dans tous ses gestes.
Les trois jeunes gens pénétrèrent ensemble dans la grande salle, qui fleurait bon
les herbes aromatiques. Comme il n'était pas encore l'heure du repas, les tables
démontées étaient posées contre le mur avec leurs tréteaux, et c'est sur un
guéridon qu'avaient été disposés trois gobelets emplis de vin.
Georges s'assit sous le dais tendu au bout de la pièce et prit l'une des timbales,
tout en invitant les deux frères à s'installer près de lui.
— Ainsi, commença-t-il avec un clin d'œil malicieux, vous trouvez étonnant
qu'une femme ait voulu de moi ! Voilà qui n'est pas très flatteur pour moi, mon
cher Richard !
— Je suis tout simplement surpris qu'une jeune fille ait fini par trouver grâce à
vos yeux, rétorqua le régisseur. Vos critères de choix étaient fort sévères, si je
me souviens bien, et à vous dire le vrai, je commençais à désespérer de vous
voir rencontrer l'oiseau rare.
— Je l'avais pourtant sous la main!
Richard secoua la tête, comme s'il éprouvait des doutes que les convenances lui
interdisaient d'exprimer.
— C'est une fort jolie fille, en tout cas, concéda-t-il du bout des lèvres.
Georges fronça les sourcils à cette allégation. « Jolie », Aileas? s'interrogea-t-il.
Pour être qualifiée de telle, il aurait fallu qu'elle eût les traits plus réguliers et le
teint moins hâlé par le soleil et le grand air. Certes, elle possédait une beauté
bien à elle, mais qui ne correspondait guère aux canons en vigueur. Il n'en restait
pas moins qu'à sa connaissance, il n'existait pas de regard plus fascinant ni de
manières plus envoûtantes que ceux d'Aileas Dugall !
— C'est vrai, murmura-t-il simplement.
Richard s'éclaircit la gorge.
— Ce qui m'étonne surtout, c'est que vous ayez signé le contrat sans avoir requis
mon assistance.
Georges se troubla à cette remarque et but une gorgée de vin pour cacher son
embarras. Richard avait raison, admit-il à part lui. En tant que régisseur de ses
biens, il aurait dû avoir son mot à dire dans l'arrangement.
— Bah, répliqua-t-il enfin, les clauses étaient si claires que je n'ai pas cru devoir
faire appel à vous. Je savais d'avance que sir Thomas ne donnerait pas de terres à
sa fille. Il a déjà six fils à pourvoir et ne peut se permettre de morceler davantage
son domaine.
— Quoi, il ne lui a même pas fait don d'une partie de ses immenses bois ?
— Pas un are! répondit Georges. La dot d'Aileas est tout entière en biens
meubles.
— De quelle nature? s'enquit le régisseur.
Georges émit un toussotement gêné.
— Les objets habituels, je suppose, répliqua-t-il. Linge, vaisselle précieuse,
étoffes... Enfin, ce genre de choses !
— Ne me dites pas que vous ne vous en êtes pas informé? se récria Richard en
fronçant les sourcils.
— Pourquoi l'aurais-je fait? Tout cela n'a pour moi aucune importance !
Cette fois, Gramercie s'était exprimé en maître et son interlocuteur battit aussitôt
en retraite.
— Vous avez raison, milord, se hâta-t-il d'affirmer. Le seul fait de s'allier à sir
Thomas est une bonne chose en soi. C'est un voisin puissant, qu'il vaut mieux
avoir de son côté en cas de nécessité. Pour ma part, ajouta-t-il, j'ai hâte de revoir
lady Aileas. J'espère que cette fois, elle ne tentera pas de nous tromper en jouant
les paysannes. Son déguisement était plus vrai que nature, il faut bien l'avouer!
Georges laissa cette dernière remarque sans réponse. Que dirait Richard, songea-
t-il, si Aileas portait son accoutrement habituel ? Il espérait que sir Thomas
saurait persuader sa fille de se vêtir décemment avant de prendre la route.
— Donnez-moi donc des nouvelles de la cour, demanda-t-il pour détourner la
conversation. Hubert de Burgh est-il toujours en faveur auprès du roi?
Ainsi sollicité, Richard se lança dans un récit détaillé de son séjour londonien, et
Georges écoutait attentivement son compte rendu, lorsque Elma surgit
brusquement dans la pièce, le souffle court et les joues rouges d'émotion.
— Milord ! s'écria-t-elle.
— Eh bien, qu'y a-t-il? s'enquit Georges en haussant les sourcils.
— Ce sont eux ! répliqua la chambrière, trop émue pour en dire davantage.
— De qui voulez-vous parler?
— De sir Thomas et de son escorte, milord, précisa enfin Elma. Ils sont déjà sur
le pont-levis.
— Par Dieu! s'écria Georges, qui reposa brusquement son gobelet. J'aurais dû
m'en douter! Sir Thomas est coutumier de ce genre de plaisanterie. Il adore
arriver à l'improviste dans un château, pour en tester les défenses !
Et sans perdre une seconde de plus, il se leva précipitamment et se rua dans la
cour pour y accueillir sa future épouse et son cortège.
Si Georges avait espéré que lady Aileas aurait renoncé à son bizarre
accoutrement, il dut déchanter en apercevant la jeune fille. Jamais fiancée n'avait
eu l'air moins féminine que miss Dugall en cet instant! dut-il convenir. Non
contente d'avoir remis ses vêtements disparates, la jeune fille chevauchait son
étalon dans une posture d'homme, au lieu de le monter en amazone, et elle
cheminait de plus flanc à flanc avec son père, au lieu de le suivre à quelque
distance, comme eût fait n'importe quelle demoiselle bien élevée. De plus, elle
portait un arc sur l'épaule et un carquois de flèches dans le dos, comme les
soldats de son escorte.
Derrière le père et la fille se pressaient une trentaine d'hommes d'armes, suivis
par les trois chariots qui devaient transporter la dot d'Aileas.
Parvenu dans la cour du château, sir Thomas ^leva le bras afin d'immobiliser son
cortège. Puis il mit pied à terre et jeta autour de lui un regard critique.
Georges, qui n'en attendait pas moins de la part de son futur beau-père, dut
réprimer un sourire. Que lord Dugall examinât ce que bon lui semblait, se dit-il,
car il n'y avait rien à Ravensloft qui pût lui faire honte. Bâtie du vivant de son
père, la forteresse avait bénéficié des dernières innovations en matière de
construction et ses défenses étaient certainement meilleures que celles de
Dugall. Ses tours étaient rondes au lieu d'être carrées, ce qui laissait moins de
prise aux flèches, aux pierres et autres projectiles. Le rempart extérieur avait
près de deux mètres d'épaisseur, et celui qui ceignait la cour intérieure pouvait
également défier n'importe quelle attaque.
Pourtant, sir Thomas acheva son examen par une imperceptible grimace.
— Mais ces murs ont été lavés, ma parole! s'écria-t-il d'un ton réprobateur.
— En effet, répliqua Georges. Ils ont été lessivés avec de l'eau coupée de jus de
citron.
Et il poursuivit sans tenir compte de la moue de son visiteur :
— Je vous souhaite la bienvenue à Ravensloft, sir Thomas. Et à vous aussi, lady
Aileas, ajouta-t-il en s'inclinant devant sa fiancée.
Sans attendre l'aide de quiconque, la jeune fille se laissa glisser de sa monture.
Puis elle se débarrassa de son arc et de son carquois, qu'elle posa devant sa selle.
— Impressionnante forteresse ! dit-elle en jetant un coup d'œil autour d'elle. Son
aménagement a dû coûter fort cher, je présume.
— On ne peut lésiner en pareille matière, répliqua Gramercie. N'êtes-vous pas
de mon avis, sir Thomas ?
Et comme le vieux gentilhomme demeurait coi, il se tourna de nouveau vers
Aileas.
— Et maintenant, milady, permettez-moi de vous présenter ces messieurs, dit-il
en désignant ses deux régisseurs, qui venaient de le rejoindre. Voici sir Richard
Jolliet, qui s'occupe de la gestion de mes domaines, et son frère Herbert, plus
spécialement chargé des comptes domestiques.
Les deux hommes ponctuèrent ces présentations d'une respectueuse courbette,
tandis qu'Aileas se contentait de hocher la tête.
— J'ai pensé que si nous avancions notre départ d'un jour, Aileas aurait
davantage de temps pour se préparer à la cérémonie, expliqua sir Thomas.
— Quelle que soit la raison de cette décision, vous m'en voyez ravi, assura
poliment Georges.
Il jeta à Aileas un coup d'œil significatif et la jeune fille se troubla sous ce
regard, qui lui rappela les baisers fougueusement échangés avec Gramercie. Un
délicieux frisson la parcourut à ce souvenir, et elle en oublia presque les doutes
qui la torturaient depuis le départ de sir Georges. En décidant de l'épouser,
n'avait-elle pas pris une décision trop hâtive? s'était-elle maintes fois demandé.
Après tout, elle ne savait presque rien de son futur mari... en dehors du fait qu'il
ne ressemblait pas du tout à Rufus Hamerton !
Désireuse de cacher son embarras, la jeune fille jeta un regard autour d'elle afin
de se donner une contenance. En fait, elle ne s'était pas demandé un seul instant
à quoi ressemblait le château qui allait devenir sa demeure et elle avait été
étonnée de découvrir une bâtisse aussi imposante, dont les murailles fraîchement
blanchies brillaient dans le soleil matinal. En vraie fille de soldat, elle avait
également été impressionnée par le nombre de sentinelles qui gardaient les
remparts, et par la foule de serviteurs et de gens d'armes qui vaquaient dans la
cour.
Quant à sir Georges, il paraissait fort différent ici de l'élégant chevalier qui leur
avait rendu visite à Dugall quinze jours plus tôt. Surpris dans ses occupations
quotidiennes, Gramercie arborait en effet une tunique rouge sans aucun
ornement, dont l'échancrure laissait voir une peau agréablement dorée par le
soleil. Mais il y avait une lueur indéniablement désapprobatrice dans le regard
qu'il fixait sur elle, et la jeune fille se sentit d'autant plus mal à l'aise que la
présence des Jolliet augmentait son malaise. Ils avaient beau lui adresser en effet
force sourires, elle avait la nette impression que les deux frères ne se
réjouissaient guère de son arrivée.
Comme s'il avait lu dans ses pensées, sir Richard à cet instant s'avança vers elle.
— J'ai des excuses à vous présenter, milady, commença-t-il. Si vous vous en
souvenez, je ne me suis guère montré courtois avec vous lors de notre première
rencontre. Si j'avais su qui vous étiez, je vous aurais parlé avec plus de respect !
— Je n'en doute pas, répliqua froidement la jeune fille.
— Et si nous allions nous rafraîchir un peu? interrompit sir Georges. A moins,
ajouta-t-il en consultant sir Thomas du regard, que vous ne préfériez d'abord
faire le tour du propriétaire?
Lord Dugall acquiesça aussitôt.
— Je ne demande pas mieux, déclara-t-il, car il y a des années que je ne suis
venu à Ravensloft.
— Très bien, sir Thomas. Peut-être lady Aileas en profitera-t-elle pour aller se
changer pendant ce temps? suggéra-t-il à l'intention de sa fiancée.
Mais la jeune fille ne l'entendait pas de cette oreille.
— Je préfère visiter les remparts avec vous, affirma-t-elle. Ensuite, je prendrai
volontiers un peu de vin, car cette longue chevauchée m'a assoiffée.
— Comme il vous plaira ! soupira Georges.
— Fitzgibbon ! cria Aileas à l'intention de l'un des soldats de son père. Prenez
soin de nos chevaux et veillez à ce qu'ils soient convenablement bouchonnés.
Elle montra Herbert Jolliet du doigt et ajouta :
— Ensuite, cet homme vous montrera où transporter nos bagages.
Fitzgibbon obtempéra sur-le-champ et Aileas se tourna vers Georges, qui
l'observait d'un air franchement désapprobateur.
— Qu'y a-t-il? interrogea-t-elle.
— Etes-vous obligée de hurler ainsi vos ordres? interrogea Gramercie. On a dû
vous entendre dans tout le château !
La jeune fille fronça les sourcils.
— Peut-être, dit-elle, mais ce n'est pas inefficace. Vous avez pu constater que
j'ai été immédiatement obéie !
Comprenant qu'il était inutile d'insister pour l'instant, surtout en présence de sir
Thomas, Georges détourna résolument la conversation.
— J'ai demandé à ma cousine, lady Margot de Pontypoole, de m'aider à préparer
votre arrivée, déclara-t-il. Malheureusement, vous l'avez devancée de quelques
heures.
— Mon père a préféré se mettre en route à la pointe du jour, expliqua Aileas.
Mais qu'à cela ne tienne ! Je suis sûre que tout est parfait dans votre demeure.
— Je crains quant à moi qu'elle ne manque d'une touche féminine, répliqua
Georges.
Aileas partit d'un rire sonore.
— Je ne comprends pas du tout ce que vous voulez dire ! affirma-t-elle.
— Tout simplement qu'il y a parfois des détails auxquels un homme ne prend
pas garde, mais qu'une femme remarque tout de suite !
Il s'était rapproché d'Aileas pour proférer cette réponse, et la jeune fille frémit
doucement. Oh, cette voix chaude et prenante de sir Georges ! se dit-elle.
Comment ne pas perdre tous ses moyens en l'écoutant?
— Je... hum..., balbutia-t-elle. Elle s'éclaircit la voix, bien décidée à ne pas
laisser transparaître son trouble.
— Je ne sais décidément pas de quoi vous parlez ! ajouta-t-elle plus fermement.
— J'espère que lady Margot éclairera votre lanterne !
— Oh, mais je n'ai pas besoin d'aide! assura Aileas, vexée de s'entendre dire que
son éducation laissait à désirer.
Georges leva un sourcil sceptique. Puis il eut un sourire nonchalant qui fit
fondre toute la contrariété d'Aileas.
— Lady de Pontypoole est veuve depuis des années, expliqua le jeune homme,
et comme elle n'a pas d'enfants, sa vie est fort triste et désoccupée. A vous dire
la vérité, cette histoire de préparatifs n'est qu'un prétexte, dont je me suis servi
pour la décider à venir céans. La malheureuse doit se sentir si seule chez elle !
Touchée par le ton de Georges, Aileas sentit définitivement fondre sa mauvaise
humeur. Il était fort bien à lui de se préoccuper ainsi de sa vieille cousine !
songea-t-elle. Mais il n'en restait pas moins que la perspective de devoir
entretenir avec lady Margot une conversation où il ne serait question ni de
chevaux ni de tournois l'ennuyait d'avance à mourir!
La voix de Georges la tira brusquement de ses réflexions.
— Puisque vous semblez assoiffée, lady Aileas, dit-il, je propose que nous
commencions par nous désaltérer. Si vous voulez me faire l'honneur de me
suivre...
Aileas et son père emboîtèrent le pas à leur hôte, qui les conduisit dans la grande
salle. En pénétrant dans cette pièce, la jeune fille demeura bouche bée de
surprise. En vérité, songea-t-elle, elle avait l'impression de se trouver dans le
palais du roi, et non chez un simple particulier !
Non seulement la salle était immense, mais elle était ornée de tapisseries
merveilleusement belles, dont les nuances étaient égayées par les flots de
lumière qui tombaient des hautes fenêtres. Les meubles paraissaient neufs tant
ils étaient encaustiqués de frais, et malgré la saison, un feu crépitant brûlait dans
l'immense cheminée sculptée de guirlandes. De plus, l'air embaumait les herbes
aromatiques, qu'on avait dû jeter dans l'âtre à poignées pour parfumer la pièce.
— Lady Aileas, dit Georges en se tournant courtoisement vers sa fiancée, soyez
la bienvenue dans cette demeure qui va bientôt devenir la vôtre !
Chapitre 7
Après avoir visité les fortifications avec son père, Aileas gagna l'appartement
que lui avait fait préparer Georges, précédée par une accorte servante qui la
dirigea vers l'escalier de la tour.
— Je pensais que les chambres d'hôtes étaient situées dans l'autre bâtiment,
observa la jeune fille en grimpant deux à deux les degrés.
— C'est vrai, répliqua la chambrière, mais sir Georges a pensé qu'il valait mieux
que vous utilisiez dès aujourd'hui sa propre suite, ce qui vous évitera de
déménager vos affaires après le mariage. Il s'est lui même installé dans l'autre
aile, afin de vous laisser l'usage des lieux.
— Oh, bien sûr! dit Aileas, que l'information laissa pensive.
C'était la première fois qu'elle allait occuper la chambre d'un homme, songea-t-
elle, et cette perspective, aussi excitante qu'elle fût, ne laissait pas d'être un peu
effrayante.
En fait, elle avait le plus grand mal depuis quelque temps à mettre de l'ordre
dans ses émotions et la nouveauté des lieux, jointe à la fatigue du voyage,
ajoutait à la confusion de ses sentiments. Malheureusement, elle n'aurait guère
d'occasions de se retrouver seule dans les heures à venir, pour tâcher d'y voir un
peu plus clair en elle-même !
Quant à son futur mari, elle se sentait bien incapable pour l'instant de porter sur
lui un jugement objectif. La présence de Georges la troublait beaucoup trop pour
qu'elle se livrât à une réelle analyse de son caractère. Il suffisait qu'il lui effleurât
la manche pour qu'elle perdît tous ses moyens, et tout ce qu'il lui restait à
espérer, c'était que personne ne remarquât ces intempestifs émois !
— Nous y voilà, milady, annonça la servante en ouvrant une lourde porte de
chêne.
Elle s'effaça pour laisser entrer Aileas, qui béat de stupéfaction devant
l'immense pièce qui s'offrait à sa vue. La chambre de sir Georges était presque
aussi vaste que la grande salle du château, et les tapisseries qui ornaient les murs
ne le cédaient en rien à celles du rez-de-chaussée. Le sol était recouvert d'un
tapis si moelleux, que la jeune fille se demanda si elle oserait marcher dessus.
Quant aux meubles, ils étaient tout bonnement superbes, et ce fut avec un
battement de cœur qu'Aileas jeta un furtif regard au lit, dont les colonnes
sculptées supportaient d'immenses rideaux de brocart, destinés à protéger les
occupants des moindres courants d'air.
Aileas déglutit en examinant les coussins multicolores et l'épaisse courtepointe
de soie qui recouvraient la couche.
— Quelque chose vous déplaît, milady? interrogea la femme de chambre.
Mais la jeune fille demeura muette. Comment expliquer à la servante qu'elle
était partagée entre deux réactions contraires ? se demanda-t-elle. Certes, elle
éprouvait une admiration émerveillée devant l'indéniable beauté de ce lieu, mais
d'un autre côté, elle ne pouvait s'empêcher de penser, comme l'eût fait son père,
qu'un tel étalage de luxe était une honte et que sir Georges jetait son argent par
les fenêtres !
Haussant les épaules, elle se tourna vers la servante, qui attendait toujours sur le
seuil.
— Vous pouvez disposer, lui dit-elle.
La chambrière lui lança un regard étonné.
— Mais, milady, lui dit-elle, je suis votre femme de chambre ! C'est sir Georges
qui en a décidé ainsi.
Aileas toussota pour masquer son embarras. Elle n'avait jamais eu de
domestiques de sa vie et l'idée de devoir accepter de quelqu'un des services
intimes la mettait plus mal à l'aise que de raison !
— Je suis très efficace, milady, vous verrez, assura la chambrière.
— Je n'en doute pas, répliqua Aileas, de plus en plus gênée.
— En outre, il faut bien que j'obéisse aux ordres de milord ! Que pensera-t-il si
je ne remplis pas les fonctions qu'il m'a lui-même assignées?
— Puisqu'il en est ainsi, soupira Aileas, vous pouvez rester. Comment vous
appelez-vous ?
— Elma, milady, répliqua la jeune fille en esquissant une révérence.
Elle s'avança dans la pièce et déclara gaiement :
— J'ai déjà servi comme chambrière dans un autre château, mais la dame est
morte et j'ai dû regagner le foyer de mes parents. Sir Georges a été assez bon
pour me confier un poste de servante à Ravensloft, mais cet emploi ne
correspondait guère à mes compétences, et à vous dire la vérité, je ne me sentais
guère à ma place !
Aileas songea tristement qu'elle aurait pu proférer la même réflexion, mais elle
se garda d'en rien dire.
— Je vois, dit-elle simplement.
— Maintenant, si vous le voulez bien, je vais vous aider à vous habiller, proposa
Elma.
Elle se dirigea vers la malle d'Aileas, qui avait été déposée dans un coin parmi
d'autres coffres.
— Ce sont les affaires de sir Georges, expliqua la chambrière, qui avait surpris
le regard intrigué de sa maîtresse.
— Il en possède tant que cela? interrogea Aileas avec quelque réprobation.
Elma émit un petit rire.
— Sir Georges aime les beaux habits, expliqua-t-elle. Et pourquoi n'en serait-il
pas ainsi, puisque tout lui va merveilleusement bien ?
Elle souleva le couvercle de la malle d'Aileas avant d'interroger :
— Quelle robe voulez-vous mettre, milady?
A son grand dépit, Aileas sentit le rouge lui monter aux pommettes.
— Oh, je... Je suis très bien dans les vêtements que je porte ! assura-t-elle.
Elma l'examina d'un regard critique.
— Votre tunique est tachée, lui dit-elle en pointant le doigt vers les traces de
boue qui étoilaient le vêtement.
— C'est vrai, reconnut Aileas. Eh bien, je porterai en ce cas la verte, ajouta-t-
elle, bien qu'elle détestât cette robe mal coupée, qui l'étranglait à la taille et
dégageait trop sa poitrine. S'il n'avait tenu qu'à elle, elle aurait préféré cent fois
rester dans sa tunique, maculée ou pas !
Obéissant à l'injonction, Elma sortit la toilette désignée et l'examina sur toutes
les coutures.
— Je ne sais qui l'a pliée, milady, dit-elle, mais c'est du travail mal fait. Voyez,
l'étoffe est toute froissée ! De plus cette robe aurait eu grand besoin d'un
nettoyage avant d'être rangée.
— C'est moi qui l'ai emballée, répliqua Aileas d'un ton glacial.
Ce fut au tour d'Elma de rougir jusqu'aux oreilles.
— Pardonnez-moi, milady, murmura-t-elle, je ne voulais vraiment pas...
— Vous voyez bien que je ne peux la porter, interrompit Aileas, ravie d'avoir un
prétexte pour ne pas se changer. Je vais plutôt garder ce que j'ai sur moi.
— Les pantalons aussi?
Aileas baissa les yeux vers les braies masculines qu'elle portait sous sa jupe.
— Euh... Non, bien sûr! s'exclama-t-elle. Je vais les ôter.
— Mais alors... on verra vos jambes, milady! Soit dit sans vous offenser, votre
jupe est vraiment très courte.
Aileas parut hésiter.
— Puisque vous avez l'habitude, répliqua-t-elle enfin, dites-moi ce qui est pire :
porter une robe froissée ou montrer ses jambes ?
— Montrer ses jambes ! rétorqua Elma avec une belle spontanéité. Sa maîtresse,
qui s'attendait visiblement à une autre réponse, se renfrogna.
— Très bien ! dit-elle enfin avec un soupir, je vais donc passer cette maudite
robe !
Elle mettait la dernière main à sa toilette, lorsqu'elle entendit un cri s'élever de la
grande porte du château. Intriguée, la jeune fille se hâta vers la fenêtre et vit un
groupe de cavaliers franchir le pont-levis et pénétrer dans la cour. Pendant
quelques instants, son cœur battit d'un espoir insensé. Etait-ce Rufus qui venait
enfin demander sa main? s'interrogea-t-elle. Mais elle ne vit pas la moindre tête
rousse parmi les nouveaux venus et se morigéna pour sa sottise. Hamerton avait
choisi, se dit-elle, et pour elle comme pour lui, il était désormais trop tard pour
faire marche arrière.
Ce point éclairci, Aileas n'en observa pas moins avec attention les visiteurs, qui
défilaient sous sa fenêtre. En tête du cortège caracolait un palefroi blanc, qui
portait une mince cavalière drapée dans une cape bordée d'hermine. Cinq
hommes d'armes l'escortaient, vêtus de tuniques bleues à lisérés d'argent.
Lorsque l'inconnue eut enfin mis pied à terre et repoussé son capuchon, Aileas
put constater qu'elle était fort jolie, sous le voile doré qui recouvrait ses cheveux
blonds.
— C'est lady Margot, dit Elma derrière elle. Aileas arrondit les yeux à cette
nouvelle. Dire qu'elle s'était imaginé la cousine de Georges sous les traits d'une
vieille femme rabougrie ! C'était bien de Gramercie de l'avoir ainsi induite en
erreur!
— Oh, je... je m'attendais à voir quelqu'un de plus âgé ! répliqua-t-elle en
suivant tous les gestes de la nouvelle venue.
— Elle n'a que deux ans de plus que notre maître, expliqua la servante. La
pauvrette a été mariée toute jeune à un homme que son père lui avait choisi et
qui ne l'a guère rendue heureuse. Il s'est tué quelques années plus tard dans un
accident de cheval, et tout le monde a pensé que c'était une grâce pour sa
femme!
— Est-ce que c'était aussi l'avis de sir Georges?
— Je ne peux pas vous dire, car il était absent à cette époque-là.
— A en juger par la tenue que portent ses hommes, elle ne doit pas être dans le
besoin, observa Aileas.
Elma éclata de rire.
— Dans le besoin ! répéta-t-elle. Voilà une drôle d'idée! Qui diable vous a dit
cela?
Choquée par la familiarité de ton de la chambrière, Aileas ne répondit pas, et son
interlocutrice reprit avec plus de respect :
— Elle possède une confortable fortune, dont elle a hérité à la mort de son mari.
On a un peu clabaudé à ce sujet, et certains ont même prétendu à cause de cela
qu'elle n'était pas innocente du décès de son époux. Mais je n'ai jamais cru ces
insinuations. Mme de Pontypoole est une dame très bonne, et sir Georges l'a
toujours adorée.
Aileas jeta un regard aigu à sa voisine, qui ajouta immédiatement :
— Comme une cousine, bien sûr !
A cet instant, Gramercie en personne sortit du château et se précipita vers la
visiteuse, qui l'accueillit d'un sourire ravi.
— Georges ! s'écria-t-elle d'une voix douce et extrêmement féminine.
Puis elle égrena un rire argentin, qui monta jusqu'à la fenêtre de la tour et frappa
désagréablement les oreilles de miss Dugall.
Le visage réjoui, Georges embrassa la nouvelle venue sur les deux joues.
— Moi qui pensais que vous alliez manquer mon mariage ! s'exclama-t-il avec
enjouement.
— Y pensez-vous, mon cher cousin ?
— En tout cas, déclara Gramercie, vous êtes absolument radieuse, Margot!
L'équitation vous réussit.
— Oh, non, dit sa compagne avec une moue, je déteste aller à cheval. C'est si
inconfortable !
Cette affirmation arracha à Aileas une grimace de mépris. Une femme qui
n'aimait pas monter n'était qu'une sotte, songea-t-elle, et ne méritait pas qu'on lui
dédiât une seule pensée. Le malheur, c'était que Georges ne paraissait pas de son
avis, c'était le moins qu'on puisse dire !
D'un geste galant, il offrit son bras à lady de Pontypoole, qui l'accepta avec
grâce et lui chuchota quelques mots à l'oreille. Blessée par cet étalage de
complicité, Aileas serra les poings, tandis que les deux cousins gagnaient la
porte du château et disparaissaient de sa vue.
La gorge serrée de dépit, miss Dugall se tourna vers Elma.
— Lissez ma robe, lui ordonna-t-elle, et aidez-moi à l'enfiler.
Etonnée, la chambrière lui jeta un rapide regard et ne put réprimer un léger
sourire. Une lueur déterminée brillait dans les yeux d'Aileas et il était évident à
la voir qu'elle se préparait à la bataille !
D'un regard circulaire, Georges examina la salle et vérifia que tout était prêt
pour le repas. Satisfait, il constata que les tables recouvertes de nappes blanches
n'attendaient plus que les convives, et que d'appétissants fumets filtraient déjà
des cuisines, où Gaston avait passé l'après-midi à concocter des plats mirifiques.
Evidemment, songea le jeune homme, sir Thomas n'apprécierait guère cet
étalage de luxe et crierait sans doute au gaspillage, mais qu'importait? Le vieux
gentilhomme n'en avait pas moins fort apprécié les fortifications de Ravensloft,
dont il avait examiné les moindres détails d'un œil expérimenté de guerrier. Le
père d'Aileas s'était ensuite retiré dans sa chambre, tandis que Georges
accomplissait ses devoirs de maître de maison en accueillant les invités qui
franchissaient le seuil de sa demeure.
Dieu merci, songea-t-il, Margot était parmi eux ! Il était sûr qu'au contact de
lady de Pontypoole, Aileas perdrait ses manières de soudard pour se comporter
enfin de façon un peu plus féminine.
D'un œil attentif, il inspecta la table d'honneur, où il devait prendre place entre
sa fiancée et son futur beau-père. En dépit de la présence de Margot, cette
réunion allait manquer de femmes, songea-t-il avec regret. C'était bien
dommage, car les dames donnaient toujours un ton plus courtois à ce genre de
fêtes, qui risquaient fort sans cela de tourner à la pure et simple beuverie de
soldats !
Evidemment, Aileas, elle, se sentirait parfaitement à l'aise en compagnie de tous
ces gens d'armes, mais il n'était pas forcément judicieux d'entretenir chez elle ce
penchant pour les amitiés frustes et exclusivement viriles. Il était temps que la
future maîtresse de Ravensloft apprît un peu à se comporter en femme ! Pas plus
tard que cet après-midi, n'avait-elle pas visité les fortifications en compagnie de
son père? Et pour comble d'inconvenance, elle n'avait cessé de poser des
questions, ce que toute jeune fille bien élevée se fut abstenue de faire à sa place !
Tiré de sa rêverie par un bruit de pas, Georges se retourna et vit Richard Jolliet
traverser la pièce pour se diriger vers lui. Le régisseur examina la tunique unie
de son maître et ne put retenir un sourire.
— Moi qui vous croyais en train de vous habiller, milord! s'écria-t-il. Voilà une
tenue plutôt simple pour un homme qui fête ce soir ses fiançailles !
Georges se dérida à cette remarque.
— Je n'ai pas voulu choquer ma promise par un intempestif étalage de luxe,
expliqua-t-il malicieusement.
A cet instant, les hommes de la garnison pénétrèrent à leur tour dans la pièce et
s'installèrent aux places qui leur étaient réservées.
— Si tel est votre but, observa Richard, je crains qu'il ne soit trop tard, milord!
Votre fiancée doit être déjà subjuguée par votre magnificence.
— Aileas n'est pas le genre de femme à se laisser éblouir facilement, rétorqua
Georges.
— Pourtant, elle semble avoir été favorablement impressionnée par les défenses
de Ravensloft !
— Comment le savez-vous?
— Oh, de source sûre! Herbert a entendu l'un des hommes de sir Thomas le
confier à ses compagnons.
— Eh bien, je suis heureux de le savoir, répondit Gramercie, car elle a posé
force questions, et des plus pertinentes, il faut l'avouer!
Et comme la conversation lui semblait prendre un tour trop sérieux, il ajouta
gaiement :
— Cessez donc d'évoquer ce pénible sujet ! Cela me rappelle qu'il va me falloir
inventer un mensonge plausible.
Richard haussa les sourcils.
— A quel propos? s'enquit-il.
— Sir Thomas serait scandalisé d'apprendre quelle somme exacte m'ont coûté
les travaux de réfection. Comme je ne doute pas qu'il ne s'en informe, je vais
devoir éluder la question, même devant Aileas !
Richard secoua la tête.
— Dans le mariage, dit-il sentencieusement, la première qualité est l'honnêteté!
— Vous semblez bien sûr de vous pour un homme qui n'a jamais convolé!
s'esclaffa Georges.
— Point n'est besoin d'expérience pour comprendre que votre future épouse
n'est pas du genre à s'en laisser conter... pas même par vous !
Georges haussa les épaules.
— Bah, un homme doit savoir un peu mentir, assura-t-il, ne serait-ce que pour la
paix du ménage !
— Reconnaissez-vous aussi ce droit à la femme ?
— Bien sûr que non !
— Voilà qui n'est pas très équitable, commenta Richard.
— De toute façon, la question ne se pose pas avec lady Aileas, assura Georges.
Quelle raison aurait-elle de mentir? Elle n'aura jamais la tentation de me cacher
le prix d'une robe ou d'un colifichet, tant ces choses-là revêtent pour elle peu
d'intérêt !
— Hum... On assure pourtant que le mensonge fait partie de l'éducation des
femmes, à qui l'on enseigne la tromperie dès le berceau, ou peu s'en faut! C'est
pourquoi vous devez louer le ciel de vous avoir donné une épouse honnête. C'est
là un trésor qui ne court pas les rues.
Georges frappa amicalement l'épaule de son régisseur.
— Vous avez raison, lui dit-il. Miss Dugall s'habille bizarrement, il faut en
convenir, mais malgré ce défaut, elle semble être la droiture même !
— Sir Georges! appela à cet instant une voix masculine.
Rompant leur entretien, les deux hommes se retournèrent et virent un serviteur
accourir vers eux, le visage rouge et le souffle court.
— Que se passe-t-il, Damien? interrogea Gramercie.
— Euh... C'est la dot de miss Dugall, monsieur! répondit le nouveau venu avec
embarras. Ce n'est pas exactement ce que vous attendiez !
Georges imagina aussitôt des étoffes de laine grossière au heu de fines toiles, et
de vulgaires chandelles en place de bougies.
— J'aurais dû m'en douter! soupira-t-il. Lord Dugall ne se fait pas la même idée
que nous des biens de ce monde.
— Le tout s'élève-t-il à cinq cents livres? interrogea-t-il.
— Oui, milord, répliqua Damien, mais...
— Eh bien, c'est plus que suffisant, et vous me ferez plaisir de ne plus aborder
ce sujet ! coupa Gramercie d'un ton sans réplique.
A peine eut-il achevé ces mots qu'un silence soudain s'abattit sur la salle, dont
les occupants s'étaient brusquement figés. Seul Richard Jolliet émit un vague
toussotement, si manifestement embarrassé que Georges se retourna pour voir ce
qui se passait.
— Je... je crois que voilà votre fiancée, milord, murmura le régisseur.
Gramercie leva les yeux et aperçut Aileas debout au sommet des degrés qui
menaient à la grande salle. Un seul coup d'œil sur la jeune fille lui suffit pour
comprendre la stupéfaction de ses hommes. Grands dieux, se dit-il, Aileas ne
possédait-elle donc qu'une robe? Bien qu'elle eût les cheveux dénoués, le flot de
ses longues boucles ne parvenait pas à cacher en effet son corsage vert qui
bâillait indécemment sur sa poitrine. Quant à la jupe, elle était zébrée de plis
disgracieux et point n'était besoin de l'examiner de près pour s'apercevoir qu'elle
était d'une propreté douteuse.
Malgré ces désavantages, la jeune femme n'en avait pas moins les yeux
étincelant d'une énergie si sauvage que Georges sentit un frisson lui parcourir le
dos à cette vue. Oui, se dit-il, Aileas Dugall était un être de feu et de passion !
Mais il était bien le seul à éprouver en cet instant de l'admiration pour la
nouvelle venue ! Les soldats de Ravensloft regardaient la jeune fille avec une
évidente réprobation, et comme certains se mettaient même à chuchoter,
Georges dut les réduire au silence d'un coup d'œil impérieux. Il ne voulait pour
rien au monde que sa fiancée soit humiliée sous son toit!
— Milady, s'écria-t-il en s'avançant vers elle, vous êtes délicieuse ce soir !
Aileas inclina la tête, sans paraître se soucier des regards goguenards des autres
hommes. Mais en réalité, elle était parfaitement consciente de leurs réactions et
dut se faire violence pour lever la tête. Dieu merci, songea-t-elle, elle était
habituée depuis l'enfance aux moqueries de ses frères et avait appris à opposer
aux quolibets une impassible dignité !
Malgré tout, les paroles respectueuses de Georges versèrent un baume sur sa
blessure, mais elle ne voulut pas qu'il se méprît sur sa lucidité.
— Ne croyez pas une seconde que je ne sache pas de quoi j'ai l'air! lui chuchota-
t-elle pendant qu'il la conduisait à table. Je suis tout simplement ridicule !
Son fiancé l'examina d'un air étonné, et il ouvrait la bouche pour répondre,
lorsque lady Margot apparut à l'autre bout de la pièce. La jeune femme était
vêtue d'une délicieuse robe de soie ivoire et un voile assorti était posé sur ses
cheveux blonds, que retenait un diadème en filigrane d'argent.
A cette vue, Georges se pencha vers sa compagne et lui dit à mi-voix :
— Venez, je vais vous présenter ma cousine.
— La vieille veuve délaissée? s'enquit Aileas avec toute l'ironie dont elle était
capable.
Georges parut interloqué par cette réflexion, mais il n'eut pas le temps de réagir,
car lady Margot était déjà en face d'eux, son charmant visage illuminé d'un
sourire radieux.
— Lady Aileas, déclara le jeune homme d'un ton cérémonieux, voici ma
cousine, lady Margot de Pontypoole.
Margot plongea dans une gracieuse révérence et Aileas, à qui ce genre
d'exercice n'était pas familier, l'imita cependant de son mieux.
— Je suis ravie de vous connaître, déclara lady de Pontypoole en adressant à
Aileas un sourire chaleureux.
— C'est curieux, sir Georges m'avait laissé entendre que vous étiez plus âgée,
répliqua fort impoliment son interlocutrice.
Cette accusation laissa Georges pantois et une légère rougeur colora ses
pommettes.
— Mais je n'ai jamais..., voulut-il protester.
— Il vous a dit que j'étais une horrible vieille veuve, n'est-ce pas? s'informa
Margot avec enjouement. Il est vrai que j'ai déjà un âge canonique, si je me
compare à vous !
— Je ne vous ai jamais vue aussi en forme, Margot, intervint Georges avec
empressement. Je ne comprends pas pourquoi tous les hommes ne demandent
pas votre main !
— Qui vous dit que ce n'est pas le cas? interrogea la jeune femme avec un
soupçon de coquetterie. Mais comme vous ne m'avez jamais fait vous-même cet
honneur, j'ai préféré les débouter. A côté de vous, ils me semblaient tous
beaucoup trop peu raffinés !
— Allons donc, répliqua Georges sur le même ton, mes manières sont beaucoup
trop frustes pour vous, qui êtes une jeune femme si délicate !
Lady Margot éclata de rire, tandis qu'Aileas haussait les sourcils. Frustes? se
répéta-t-elle. C'était bien le dernier mot qu'elle aurait employé pour qualifier les
façons de Georges !
— Il est vrai qu'en cet instant, vous manquez un peu de courtoisie ! remarqua
Margot d'un ton malicieux. Il y a bien un quart d'heure que vous nous tenez
debout, votre fiancée et moi !
— Pardonnez-moi ! s'exclama Georges.
Et pour réparer son impolitesse, il tendit le bras à lady Margot, qui l'accepta avec
empressement.
Abandonnée au beau milieu de la salle, Aileas en fut réduite à gagner son siège
par ses propres moyens. Elle s'approchait de l'une des tables, lorsque Richard
Jolliet se précipita vers elle.
— Non, milady, lui dit-il, pas là! Vous devez vous asseoir à la place d'honneur.
— Oh ! fit la jeune fille, surprise.
Elle gagna sa chaise le plus rapidement possible, heureuse de constater que les
Jolliet, eux, ne se trouvaient pas à la grande table. Il y avait quelque chose qui
lui déplaisait dans ces deux hommes, bien qu'elle eût été fort en peine de dire
quoi.
Sir Thomas à cet instant pénétra dans la salle, accompagné de ses gens d'armes,
et Georges abandonna lady Margot pour accueillir son futur beau-père. Aileas se
réjouissait déjà de cette circonstance, lorsqu'elle vit Gramercie conduire son père
vers la souriante lady de Pontypoole et la lui présenter séance tenante. Au grand
chagrin de la jeune fille, lord Dugall s'inclina fort poliment devant Margot et lui
adressa même quelques mots d'un air ravi. Quant aux hommes de sa suite, ils
souriaient comme des idiots, les yeux obstinément fixés sur la cousine de
Georges, qu'ils semblaient trouver eux aussi fort à leur goût.
Malheureusement, constata Aileas, Gramercie lui-même affichait exactement la
même expression en regardant Margot !
Chapitre 8
Plus contrariée qu'elle ne l'avait jamais été de sa vie, Aileas observait la façon
dont les convives demeuraient suspendus aux moindres gestes de lady Margot
de Pontypoole. « Suis-je la future mariée, oui ou non ? » se dit-elle avec
mauvaise humeur. En vérité, il eût été difficile de le dire, tant les hommes
présents n'avaient d'yeux que pour la cousine de Georges !
Autour d'Aileas, le banquet battait son plein, et l'on ne voyait partout que
sourires et visages épanouis qui luisaient dans la douce lumière des bougies. Des
fumets délectables s'élevaient des plats, et serviteurs et pages s'affairaient afin de
pourvoir aux besoins des convives, qui réclamaient tantôt davantage de vin,
tantôt un supplément de viande rôtie. La salle résonnait de rires et de
bavardages, et l'on entendait à peine dans ce vacarme la musique des ménestrels,
postés dans la galerie qui surplombait la pièce.
Le front traversé d'une ride, Aileas regretta pour la dixième fois de ne pouvoir se
lever pour rejoindre les soldats de Dugall, qui semblaient fort s'amuser aux
tables voisines. Comme elle aurait préféré s'intégrer à cette joyeuse compagnie,
pensa-t-elle, plutôt que de s'ennuyer à côté de sir Georges, qui ne faisait pas plus
attention à elle que si elle n'eût pas existé! Placée comme elle l'était, elle ne
pouvait même pas échanger quelques mots avec son père sans devoir passer par-
dessus la tête de son fiancé !
Le cœur serré, elle se demanda ce qu'elle éprouverait le lendemain lorsque sir
Thomas serait reparti, la laissant affronter seule sa nouvelle vie ! Il ne fallait pas
compter en effet qu'il s'attardât davantage à Ravensloft. En fait, il n'avait accepté
de venir un jour plus tôt qu'à l'expresse condition de regagner le lendemain ses
pénates, qu'il ne voulait jamais quitter plus de vingt-quatre heures d'affilée !
Accablée par cette pensée, Aileas piqua un morceau de canard de la pointe de
son couteau et le porta à sa bouche. Ce faisant, elle ne manqua pas de tremper
une fois de plus le bord de sa manche dans la graisse, ce qui ne lui arracha qu'un
haussement d'épaules. Pourquoi se serait-elle souciée de son apparence? songea-
t-elle. De toute façon, personne dans cette salle ne lui prêtait la moindre
attention ! Après-demain, lorsqu'elle serait mariée, elle se débarrasserait de ces
stupides oripeaux et reprendrait ses bons vieux vêtements, se promit-elle.
Du moins... si elle se mariait !
Pensive, elle saisit un morceau de pain, tout en observant ce qui se passait autour
d'elle. Dieu merci, constata-t-elle, sir Richard et son frère s'étaient déjà retirés.
Ces deux-là la rendaient nerveuse, avec leurs grands airs, et elle aimait autant
être débarrassée de leur présence. A les voir agir, on aurait vraiment cru qu'ils se
sentaient supérieurs à tout le reste de la terre... y compris elle-même !
Pour être franche, elle ne s'était jamais sentie aussi complexée de sa vie,
reconnut-elle. Au fil des heures, elle s'était rendu compte que non seulement elle
ne s'habillait pas comme lady Margot, mais que de plus elle ne mangeait pas
comme elle ! Lady de Pontypoole se saisissait de la nourriture avec des gestes
menus et délicats, et elle la portait à sa bouche sans paraître y prendre garde,
comme si la conversation qu'elle entretenait avec ses voisins avait pour elle
beaucoup plus d'importance que les mets qu'elle ingurgitait. Elle semblait de
plus parfaitement à son aise, contrairement à la malheureuse héroïne de la fête,
qui se sentait de plus en plus déplacée, même si Georges lui souriait chaque fois
qu'il se tournait vers elle!
Aileas en était là de ses réflexions, lorsqu'un éclat de rire féminin la ramena
brusquement à la réalité.
— Allez-vous vraiment nous quitter, sir Thomas? interrogeait lady Margot. Je
vous assure que les palefreniers de sir Georges prendront parfaitement soin de
vos chevaux !
— Que voulez-vous, répliqua lord Dugall, c'est chez moi une vieille habitude! Je
ne peux dormir tranquille si je ne me suis pas assuré par moi-même que mon
étalon a reçu son picotin et suffisamment d'eau pour se désaltérer.
Il se leva sur ces mots et ajouta avec un sourire à l'adresse de sa voisine :
— Je vous rejoins dans quelques instants.
Puis il s'inclina et traversa la pièce, non sans avoir fait signe à deux de ses
hommes de l'escorter.
Lady Margot, qui avait observé avec quel empressement les soldats obéissaient
au maître de Dugall, observa entre deux rires :
— Voilà un homme autoritaire, n'est-ce pas?
Et comme Aileas lui jetait un regard peu amène, elle ajouta aussitôt :
— Et plein de qualités, à ce que j'ai pu juger !
La fille de sir Thomas ne répondit mot, mais Georges sentit bien qu'elle était
tendue. Qu'avait donc Aileas? s'interrogea-t-il. Elle semblait fort revêche depuis
le début du repas et les rares fois où il avait croisé son regard, elle lui avait paru
si renfrognée qu'il avait eu l'impression d'être fiancé à un sergent major et non à
la femme passionnée et désirable qu'il avait embrassée quelques jours plus tôt !
Etait-ce la présence de lord Dugall qui bridait ainsi sa future épouse? En vérité,
il était difficile de le croire, tant le départ de sir Thomas semblait avoir peu
influé sur l'humeur de sa fille !
A cet instant, lady Margot se tourna vers lui, une expression faussement sérieuse
sur son beau visage.
— Vous savez, Georges, lui dit-elle, que je m'insurge résolument contre ce
mariage !
— Pourquoi donc ? interrogea Gramercie, un peu inquiet.
Il connaissait assez Margot pour savoir qu'elle plaisantait, mais il n'était pas
certain qu'Aileas ne prendrait pas ces paroles au pied de la lettre !
— Par compassion pour mes amies, tout simplement ! répliqua lady de
Pontypoole. Plusieurs d'entre elles ont été bouleversées d'apprendre que vous
alliez convoler. Ce sont tous leurs espoirs de bonheur qui se sont effondrés d'un
coup!
— Donnez-moi des noms, de grâce ! pria Georges d'un ton enjoué.
— Eh bien, pour n'en citer qu'une, la fille du comte de Dunstable.
Gramercie prit un air exagérément perplexe.
— Je n'ai aucune idée de qui il s'agit! Affirma-t-il
Il se tourna vers Aileas, mais celle-ci semblait fort occupée à siroter son vin
français et elle ne lui accorda même pas un regard en retour. C'était au moins
son quatrième hanap ! constata le jeune homme avec inquiétude. A ce rythme-là,
elle risquait fort de ne pas pouvoir se lever à la fin du repas !
— Margot a toujours adoré me taquiner, lui dit-il.
— Il faut croire que vous aimez cela, riposta froidement Aileas.
Elle ressemblait tant à son père en cet instant que Georges dut avaler lui-même
une gorgée de vin pour masquer son malaise. Pourquoi réagissait-elle ainsi aux
plaisanteries de Margot? se demanda-t-il. Cette dernière se montrait pourtant on
ne peut plus amicale à son égard. Mais Aileas en retour la traitait avec tant
d'impolitesse que cela en devenait embarrassant. Il ne voulait pas que sa propre
cousine se sentît mal reçue à Ravensloft !
— Vous ne vous rappelez pas Isabel de Barlough? interrogea Margot, dans un
effort louable pour détendre l'atmosphère. Elle serait très chagrine de savoir que
vous l'avez oubliée!
— Oh, vous voulez parler de la jeune fille qui renifle tout le temps ! s'écria
Georges.
Sa cousine eut un rire perlé.
— Il est vrai qu'elle est souvent enrhumée, admit-elle.
Elle se pencha pour s'adresser directement à Aileas et ajouta :
— J'en connais plus d'une qui a dû arroser de larmes son oreiller en apprenant
que vous leur aviez ravi le cœur de leur bien-aimé! Georges est leur idole, et je
me souviens d'un tournoi où deux dames ont failli s'arracher les cheveux à cause
de lui !
Pour toute réponse, Aileas haussa les épaules et se détourna ostensiblement pour
écouter un chœur de soldats, qui venaient d'entamer un couplet plutôt trivial.
Comprenant qu'il ne servirait à rien d'intervenir, Georges décida d'ignorer ce
comportement puéril et répondit lui-même à Margot :
— Je me souviens parfaitement, mais le nom de ces deux personnes m'échappe !
— Ma mémoire est décidément meilleure que la vôtre ! constata lady de
Pontypoole. Il s'agissait de Jane Pomphrey et de son amie... ou plutôt de celle
qui était alors son amie. Je crois qu'elles ne se sont jamais reparlé depuis !
Georges allait répliquer par une aimable plaisanterie, lorsque Aileas repoussa
brusquement sa chaise et se leva.
— Etes-vous malade ? interrogea-t-il avec sollicitude.
— J'ai besoin d'air! lança la jeune fille.
Et jetant un regard glacial à Margot, elle ajouta avec insolence :
— D'air frais !
Sans ajouter un mot, elle fit quelques pas dans la salle, vacilla une seconde, mais
se redressa avant même que Georges ait eu le temps de quitter son siège pour lui
venir en aide. Puis elle sortit de la pièce avec dignité.
Un murmure de surprise parcourut l'assemblée et Gramercie chuchota à l'oreille
de sa cousine :
— Vous m'excuserez, mais je crois que je ferais mieux de la rejoindre !
— Oh, Georges, s'écria Margot, je suis désolée ! Je ne voulais vraiment pas la
blesser.
— Je sais ! Mais que voulez-vous, c'est la créature la plus susceptible que j'aie
jamais rencontrée !
— Vous devriez la suivre, en effet !
— J'y vais de ce pas, soupira Gramercie. Je ne tiens pas à ce qu'elle tombe au
milieu de la cour.
Il était déjà levé, lorsque Margot le tira par la manche.
— Dites-lui qu'elle n'a aucune raison d'être jalouse de moi ! chuchota-t-elle.
Georges resta sidéré par cette injonction.
— Vous pensez vraiment que..., répliqua-t-il.
Puis il s'arrêta net, frappé par l'évidence de cette explication. Comment avait-il
pu se montrer aussi aveugle? s'interrogea-t-il avec irritation. En réalité, il avait
été trop absorbé par ses devoirs de politesse à l'égard de ses invités, et n'avait
pas prêté assez d'attention à Aileas !
— Fiez-vous à mon intuition ! C'est exactement cela, confirma Margot.
— En ce cas..., murmura Georges.
Il s'inclina devant sa cousine avant d'ajouter :
— Je vais transmettre votre message, belle dame !
— Chhht..., fit Elma à ses compagnons, qui tenaient un conciliabule près de
l'écurie. Quelqu'un vient !
Les trois complices reculèrent dans l'ombre du bâtiment et regardèrent passer sir
Thomas, qui s'éloigna sans les avoir vus.
— Vivement demain! chuchota Herbert. Il me tarde d'être débarrassé de sa
présence.
— Malheureusement, il va nous laisser sa fille ! s'exclama Richard.
— Est-ce bien sûr? lui rétorqua son jumeau. Elle a l'air si maussade depuis son
arrivée! Peut-être désire-t-elle reprendre sa parole. Quant à sir Georges, il a tout
lieu d'être mécontent de la dot qu'elle lui apporte...
— Que se passe-t-il avec cette dot? demanda Richard.
— Eh bien, elle ne contient aucun objet domestique, comme il est d'usage d'en
offrir à de futurs mariés, mais bien des armes en quantité suffisante pour
soutenir un siège! Arcs, arbalètes, épées, lances, et j'en passe...
— Seigneur ! se récria Elma. Quelle sorte de maîtresse allons-nous avoir?
— Il nous reste un dernier espoir, soupira Richard, c'est qu'elle refuse d'épouser
Gramercie. Celui-ci convolera alors avec lady Margot, qui semble beaucoup
plus malléable.
— Lady Aileas ne partira pas, affirma la chambrière. Elle a un faible pour sir
Georges, et peut-être même plus que cela !
— Comment le savez-vous? s'informa Herbert.
Elma haussa les épaules.
— Je le sais, voilà tout! répliqua-t-elle. Je l'ai bien observée tout à l'heure. Elle
est férocement jalouse de lady Margot.
— C'est aussi ce que je pense, renchérit Richard. En ce cas, nous devons tout
faire pour qu'elle ne se sente pas à l'aise à Ravensloft. Mais pour parvenir à nos
fins, il nous faut d'abord gagner sa confiance. C'est votre rôle, Elma!
La jeune fille acquiesça.
— Et si après le mariage elle demande à examiner mes livres de comptes?
s'enquit Herbert. En tant que maîtresse de maison, elle en aura parfaitement le
droit, et je ne pourrai lui refuser !
— Eh bien, qu'elle le fasse! rétorqua Richard. Elle n'y trouvera rien d'anormal,
du moins si vous n'avez pas commis d'imprudences. Et ce n'est pas le cas, n'est-
ce pas, Herbert?
L'interpellé secoua la tête.
— Non, bien sûr! s'exclama-t-il.
— En ce cas, nous n'avons rien à craindre ! Tout ce que nous avons à faire, c'est
de garder la tête froide, afin de sentir d'où souffle le vent. Plus cette union se
révélera orageuse, mieux ce sera pour nous et nos projets !
— Nous sommes tous trois bien d'accord, conclut Elma. Et maintenant, ajouta-t-
elle en se tournant vers le château, il faut que je rentre. Mon petit doigt me dit
que notre nouvelle maîtresse ne va guère s'attarder en bas et qu'elle aura bientôt
besoin de mes services !
— Rappelez-vous, lui enjoignit Richard. Vous devez vous montrer sympathique
et amicale !
Elma émit un rire de gorge qui ressemblait à un roucoulement.
— Cela va de soi ! lança-t-elle.
Et elle s'éloigna en direction de la bâtisse illuminée. Lorsqu'elle eut franchi le
seuil de la demeure, ses deux compagnons se séparèrent à leur tour et
regagnèrent le plus discrètement possible leurs chambres respectives.
Où était donc passée Aileas ? se demanda Georges, qui scruta en vain la cour
enténébrée. Après quelques minutes de recherche, il aperçut enfin la jeune fille
occupée à faire les cent pas dans l'ombre de la chapelle, vaguement éclairée par
la lueur argentée de la lune.
— Aileas, allez-vous bien? interrogea-t-il en s'approchant d'elle.
L'interpellée s'arrêta court et se tourna vers lui de mauvaise grâce.
— Que voulez-vous? questionna-t-elle sèchement.
— Savoir comment vous allez, tout simplement ! répondit Georges. Je pensais
que vous étiez peut-être malade. Vous avez beaucoup bu et...
Son interlocutrice le fusilla du regard.
— Me croyez-vous ivre, par hasard? demanda-t-elle avec indignation.
— Euh... Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire! assura Gramercie.
— Il en faudrait davantage pour m'enivrer ! lança la jeune fille d'une voix
arrogante.
— Je n'en doute pas, répliqua courtoisement son fiancé.
— Maintenant que vous avez fait votre devoir, pourquoi ne retournez-vous pas
auprès de votre délicieuse compagne?
Georges saisit la balle au bond et répliqua doucement :
— Une délicieuse compagne qui se rend parfaitement compte que vous êtes
jalouse d'elle, alors que vous n'avez aucune raison de l'être!
Il se rapprocha d'Aileas et ajouta :
— Je crains que vous ne vous mépreniez sur ma relation avec Margot !
La jeune fille partit d'un rire sarcastique.
— A moins que je ne comprenne trop bien! lança-t-elle avec agressivité.
Georges serra les poings, bien décidé à ne pas sortir de ses gonds.
— Non, déclara-t-il fermement, vous ne comprenez pas !
Aileas secoua lentement la tête.
— Dites-moi, sir Georges, demanda-t-elle, pourquoi n'est-ce pas elle que vous
épousez?
Il y avait dans sa voix un tremblement qui renseigna instantanément Gramercie.
Ainsi, songea-t-il, Margot avait bel et bien raison. Aileas était tout simplement
jalouse de la charmante lady de Pontypoole !
— Si c'était Margot que je souhaitais pour épouse, répliqua le jeune homme, il y
a déjà longtemps que je lui aurais demandé sa main ! Mais c'est vous que je
veux, Aileas !
Son interlocutrice ouvrit de grands yeux à cette déclaration.
— Mais pourquoi? questionna-t-elle d'un ton incrédule.
— Parce que ! dit Georges.
Et sans s'expliquer davantage, il saisit sa compagne dans ses bras et lui dédia un
long regard passionné... avant de s'emparer de ses lèvres !
S'il s'était attendu qu'Aileas le repoussât, il eut tout lieu d'être étonné par la
réaction de sa partenaire. Au lieu d'esquiver son baiser, Aileas l'accueillit avec
une ardeur si contagieuse qu'elle libéra en lui les flots de son propre désir.
Farouchement, il ouvrit les lèvres de la jeune fille et introduisit la langue dans sa
bouche. Aileas répondit aussitôt à cette incursion par une frénésie accrue et
pressa son corps contre celui de Georges, tandis qu'un gémissement s'échappait
de sa gorge.
Galvanisé par cette réaction, Gramercie laissa glisser sa bouche le long du cou
de la tentatrice avant de la laisser s'attarder sur sa poitrine haletante, dont il
dénuda les deux globes nacrés.
— Aileas, chuchota-t-il d'une voix rauque, vous ne saurez jamais à quel point je
vous désire...
Emporté par la passion, il reprit la bouche de la jeune fille, qui à sa grande
surprise, passa les mains sous sa tunique et lui effleura le torse d'une longue,
d'une experte et affolante caresse !
— Grands dieux, Aileas! Quel plaisir vous me donnez! balbutia-t-il.
Et baissant de nouveau la tête, il emprisonna entre ses lèvres la pointe d'un sein
palpitant.
Avec un doux gémissement, Aileas s'appuya contre le mur de la chapelle, et
l'intermède serait certainement allé beaucoup plus loin, si une brutale voix
d'homme n'avait brusquement interrompu ces prémices !
— Par tous les diables, n'avez-vous pas honte de vous comporter ainsi !
Aileas poussa un léger cri et referma son corsage, tandis que Georges se
retournait en hâte pour voir sir Thomas, accompagné de deux soldats, fondre sur
eux à grandes enjambées.
Parvenu à quelques pas du couple, lord Dugall arrêta ses hommes d'un geste.
— Attendez-moi là ! leur ordonna-t-il.
Puis il parcourut les derniers mètres qui le séparaient des deux jeunes gens et
s'écria :
— Aileas ! Pouvez-vous me dire ce que cela signifie ?
La jeune fille se tut, incapable de proférer une parole, et ce fut Georges qui
commença :
— Milord, votre fille n'est pas responsable de...
— Comment osez-vous la traiter ainsi? hurla sir Thomas sans le laisser achever.
La prenez-vous pour une vulgaire prostituée ?
Et sans le moindre avertissement, il abattit sa main gantée sur le visage de
Georges, qui vacilla sous le choc. Instinctivement, le jeune homme porta la main
à la garde de son épée, mais Aileas, effrayée, se jeta entre les deux hommes.
— Père, cria-t-elle, ce n'est pas sa faute!
Ce bref intermède suffit à Georges pour se reprendre, et ce fut d'un ton plus
léger qu'il déclara :
— Pardonnez-moi mon attitude, sir Thomas. Ma seule excuse est l'impatience
d'un fiancé qui a hâte de voir arriver enfin la nuit de ses noces !
Aileas lui jeta un regard stupéfait. Comment pouvait-il se montrer si calme en
cet instant critique? s'interrogea-t-elle. Décidément, le self-control de cet homme
n'avait pas fini de l'étonner!
Mais il en fallait davantage pour désarmer le courroux du vieux gentilhomme,
qui se croisa les bras et regarda froidement Gramercie.
— En fin de compte, je crois que vous n'êtes pas le mari qu'il faut à ma fille !
lança-t-il.
— Faut-il vous rappeler que le contrat de mariage est déjà signé? observa
Georges. Vous m'avez donné votre parole !
— Et vous, vous êtes décidément un impertinent lascar ! gronda sir Thomas.
Son interlocuteur releva fièrement la tête.
— Je suis sir Georges de Gramercie, riposta-t-il, le fiancé de votre fille !
Sir Thomas, la face contractée de colère, se tourna vers sa fille.
— Voulez-vous encore de cet homme? lui demanda-t-il.
Bien consciente du fait que sa réponse allait engager toute sa vie, Aileas regarda
son père en face et articula fermement :
— Oui, je le veux !
— Alors, épousez-le ! jeta lord Dugall d'un ton rageur. Mais s'il vous fait le
moindre mal, revenez immédiatement à la maison. M'entendez-vous, Aileas? Je
ne vous blâmerai pas si c'est le cas.
La jeune fille acquiesça d'un hochement de tête.
— Allez vous coucher maintenant! lui ordonna son père, comme si elle n'eût été
encore qu'une petite fille.
Aileas ne s'attarda pas à discuter et regagna incontinent le château. Lorsqu'elle
eut disparu, sir Thomas se tourna vers Georges.
— Si vous levez jamais la main sur elle ou lui causez la moindre souffrance,
déclara-t-il, vous êtes un homme mort ! Me suis-je fait comprendre ?
— Comment en serait-il autrement ? Je ne suis ni simple d'esprit, ni dur
d'oreille! jeta insolemment Georges.
Et il s'en fut sans ajouter une parole.
— Allez-vous bien, milady? interrogea Elma, stupéfaite de voir sa maîtresse
dans un tel état.
Pâle et tremblante, Aileas n'en claqua pas moins la porte derrière elle avant de se
mettre à arpenter nerveusement la chambre.
— Je vais parfaitement ! répliqua-t-elle pour couper court aux questions de la
chambrière.
Mais Elma ne se laissa pas décourager par cette réponse.
— Vous semblez bouleversée, insista-t-elle.
— Je suis fatiguée, voilà tout !
C'était de toute évidence un mensonge, et Elma tenta de nouveau d'en savoir
davantage.
— Voulez-vous un peu de vin? s'enquit-elle.
— Non, merci, répliqua Aileas, j'en ai eu ce soir mon content.
Elle observa une courte pause avant d'ordonner :
— Je vais vous prier de me laisser maintenant !
— Mais vous allez avoir besoin d'aide! objecta Elma.
— Non, je me dévêtirai seule, coupa sa maîtresse d'un ton impérieux. Bonne
nuit, Elma !
Comprenant qu'il était inutile d'insister, la chambrière gagna la porte à
contrecœur.
Restée seule, Aileas poussa un soupir épuisé et s'effondra sur le lit. Mais son
tourment ne lui permit pas de rester longtemps en repos, et elle ne tarda pas à se
relever pour marcher jusqu'à la fenêtre.
Parvenue là, elle s'accouda à l'appui de pierre et se pencha vers la cour obscure.
Seigneur, songea-t-elle, comment allait-elle se sortir de l'inextricable situation
où elle se trouvait? D'un côté, elle ne .demandait rien tant que d'épouser sir
Georges, de l'autre, elle était assaillie des pires doutes sur le caractère de son
futur mari et aurait préféré s'enfuir à l'autre bout du monde plutôt que de
convoler le lendemain avec lui !
Comment voir clair en elle-même? s'interrogea-t-elle en scrutant le paysage.
Peut-être la meilleure solution était-elle de sauter par la fenêtre et de se rompre
le cou ? Au moins, elle en aurait fini de ses soucis !
Incapable de s'attarder longtemps à une telle pensée, elle laissa son regard errer
au loin sur la campagne obscure qui s'étendait au-delà des remparts. Tout était
silencieux alentour et l'on n'entendait que les bruits de la grande salle, où les
hommes s'attardaient autour des dernières coupes de vin. Lady Margot, comme
l'avait constaté Aileas en passant tout à l'heure devant la porte ouverte, avait déjà
regagné son appartement.
A cet instant, deux voix masculines s'élevèrent des ténèbres de la cour, et Aileas
prêta l'oreille, car elle avait reconnu dans l'une d'elles l'agréable baryton de sir
Georges, auquel son régisseur donnait la réplique. Mais les deux hommes en
avaient apparemment déjà terminé de leur conversation, et Gramercie souhaita
le bonsoir à Jolliet avant de franchir la porte du château.
Ce bref intermède ramena Aileas à son dilemme. Pourquoi sir Georges la
désirait-il? se demanda-t-elle désespérément. Elle ne-pouvait croire que ce fût
tout simplement pour elle-même. N'était-elle pas différente en tout point des
femmes que Gramercie devait d'ordinaire apprécier? Sans doute jetait-il
d'habitude son dévolu sur de belles, d'attrayantes et de spirituelles créatures...
comme lady Margot!
Peut-être l'épousait-il pour se ménager une alliance avec le puissant voisin
qu'était sir Thomas? supposa Aileas en désespoir de cause. Ce n'était pas
impossible, évidemment. Mais dans ce cas, c'était un gain chétif pour
Gramercie, à qui elle n'apportait pas en dot la moindre parcelle de terre. Un
homme comme lui aurait pu si facilement obtenir la main d'une femme plus
riche et mieux élevée que cette sauvageonne d'Aileas Dugall!
Dans ces conditions, pourquoi précisément elle? Si elle connaissait la réponse,
elle se sentirait beaucoup mieux à Ravensloft, songea-t-elle, au lieu d'avoir
l'impression d'y être une étrangère.
Certes, elle se savait différente des jeunes filles de son âge. Les années qu'elle
avait passées dans l'exclusive compagnie de ses frères et des soldats de Dugall
avaient modifié sa façon d'être, et ses manières n'avaient décidément rien qui pût
être qualifié de féminin! Pourtant, sir Georges avait l'art, par son seul toucher, de
faire vibrer en elle une corde délicieusement sensible dont elle ne soupçonnait
pas jusque-là l'existence. Chaque fois qu'il l'avait prise dans ses bras, elle s'était
indéniablement sentie femme, pour son plus grand étonnement !
Ce souvenir en amena un autre dans son esprit, et elle se rappela la façon dont
ses frères et les soldats de Dugall parlaient entre eux de leurs maîtresses, dont ils
comparaient sans vergogne les aptitudes amoureuses.
A cette réminiscence, un sourire triomphant étira les lèvres d'Aileas. Peut-être ne
savait-elle ni s'habiller, ni manger, ni se déplacer avec grâce comme lady de
Pontypoole, admit-elle. Mais elle possédait un autre atout dans son jeu,
précisément parce qu'elle avait passé le plus clair de sa jeunesse avec des
hommes et avait intimement appris à les connaître !
Si elle ne se trompait pas, conclut-elle, Georges de Gramercie lui pardonnerait
bien volontiers toutes ses maladresses, lorsqu'il découvrirait quel puits de
science elle pouvait être, dès lors qu'il s'agissait d'un domaine plus intime !
Chapitre 9
Le soleil brillait dans un ciel sans nuages, lorsque Georges, le lendemain matin,
franchit le seuil de la chapelle. Le jeune homme arborait un sourire ravi, mais au
fond de lui, il était loin d'être aussi sûr de lui qu'il y paraissait.
La cérémonie qui allait avoir lieu, il en était conscient, représentait un pas de
plus sur le chemin dans lequel il s'était engagé à la mort de son père. Il avait
compris alors qu'il était désormais le seigneur de Ravensloft, avec tous les
honneurs, mais aussi toutes les responsabilités attenantes à ce privilège. Dans
cette optique, choisir une épouse, ce n'était pas seulement obéir à la voix de son
cœur. C'était accomplir un acte social dont allait dépendre le bien-être de toute
sa maisonnée !
Cette dernière réflexion n'était rien moins que rassurante, songea le jeune
homme avec un serrement de cœur. Comment savoir s'il avait vraiment fait le
bon choix en élisant Aileas Dugall ? Peut-être aurait-il mieux fait de prendre une
femme plus amène et moins farouchement orgueilleuse, une vraie dame capable
de s'habiller décemment et de Quoi qu'il en fut, il était trop tard pour entretenir
de tels doutes, conclut-il en pénétrant dans le lieu du culte. Une suave odeur
d'encens pénétra aussitôt dans ses narines et il cligna des yeux, légèrement
ébloui par la lumière des bougies qui éclairaient l'autel. Il levait les yeux vers les
vitraux multicolores, où se jouait le radieux soleil matinal, lorsqu'une voix
féminine qui retentit près de l'autel de la Vierge le fit tout à coup tressaillir.
— Fatigué, Georges?
— Margot ! s'exclama Gramercie, qui s'approcha aussitôt de sa cousine.
Vêtue d'une simple mais élégante robe de soie vert jade, lady de Pontypoole était
délicieuse, comme à son habitude, nota son cousin en détaillant le gracieux
visage levé vers lui. Où donc la jeune femme trouvait-elle ces echarpes si
vaporeuses que leur étoffe frémissait au moindre de ses gestes, et même au
rythme de son souffle ? Bien que conquis par tant de charme, Georges n'en
remarqua pas moins que Margot était un peu plus pâle que de coutume. Son
voyage avait dû l'épuiser et mettre ses nerfs à rude épreuve, car elle n'avait
jamais aimé les déplacements.
— Je suis un peu las, avoua-t-il avec un sourire. J'ai dû abuser un peu des
excellents mets qui nous ont été servis hier soir.
Margot lui lança un regard significatif.
— Lui avez-vous parlé? s'informa-t-elle.
Georges se pencha vers sa cousine et prit un ton confidentiel pour répliquer :
— Je lui ai transmis votre message.
— S'est-elle sentie rassurée?
— J'ai fait de mon mieux pour qu'elle le soit.
Lady de Pontypoole hocha la tête, apparemment satisfaite.
— Margot, reprit Georges avec un certain embarras, j'ai une faveur à vous
demander!
La jeune femme eut un léger sourire.
— Oh, fit-elle, de quoi s'agit-il?
— Je voudrais que vous prolongiez un peu votre séjour à Ravensloft, pour aider
Aileas.
Margot haussa les sourcils, intriguée.
— Pourquoi pensez-vous qu'elle ait besoin de mon aide ? demanda-t-elle.
— Vous l'avez vue hier soir, répliqua Georges avec une soudaine loquacité,
comme s'il exprimait enfin des sentiments longtemps refoulés. Elle mange
comme un troupier et ne sait pas s'habiller. De plus, elle n'a aucune notion de
décorum, ni même d'élémentaire politesse. Ce que j'attends de vous, c'est tout
simplement que vous fassiez d'elle une dame, dans le plus noble sens du terme !
— Mais elle en est déjà une, objecta Margot. N'est-elle pas la fille d'un
seigneur?
— Cela ne suffit pas, vous le savez fort bien !
— Ainsi, vous me demandez d'être son professeur?
— Oui, admit Georges. Je n'ai personne d'autre à qui présenter une telle
demande. Ne pouvez-vous faire cela pour moi ? ajouta-t-il en prenant la main de
la jeune femme.
Margot se tourna vers lui et lui lança un regard indéchiffrable.
— Pourquoi ne vous en chargez-vous pas vous-même? s'enquit-elle.
Georges laissa retomber sa main et haussa les épaules.
— Je n'aurais jamais la patience! avoua-t-il.
— Allons donc, vous qui êtes si maître de vous que l'on vous prend toujours
pour arbitre dans toutes les disputes !
— C'est facile lorsque les protagonistes vous sont indifférents ! riposta le jeune
homme.
Margot fit un pas vers lui et il put respirer le léger parfum de roses qui émanait
de sa chevelure.
— Aileas Dugall ne vous est donc pas indifférente ? interrogea-t-elle
doucement.
— Je crois bien que non, reconnut honnêtement Gramercie.
La jeune femme parut soulagée par cette assertion.
— Je suis heureuse de l'entendre, assura-t-elle, puisque vous allez l'épouser!
Et comme elle faisait mine de s'éloigner, il la retint d'un geste de la main.
— Vous ne m'avez pas répondu ! lui rappela-t-il.
— Puisque vous me le demandez, je resterai! répliqua Margot.
Les yeux de Georges brillèrent de gratitude. Avec lady de Pontypoole pour
mentor, Aileas allait certainement devenir la plus raffinée des femmes! songea-t-
il.
— Merci, murmura-t-il.
— Le plaisir est pour moi, mon cousin.
A cet instant, le prêtre pénétra dans la chapelle, vêtu d'un superbe surplis et suivi
d'un enfant de chœur.
— Milord, milady, dit-il en apercevant tour à tour Georges et Margot, vous êtes
en avance !
— Un peu, convint Georges,. Que voulez-vous, je suis un peu impatient, comme
tous les fiancés du monde !
Il se retourna, car les portes du lieu sacré venaient de s'ouvrir, livrant passage
aux frères Jolliet et aux autres invités. La salle ne tarda pas à être pleine et il ne
manqua plus pour commencer la cérémonie que la mariée et son père.
Anxieux, Georges allait s'excuser de ce retard auprès de l'officiant, lorsqu'un
murmure l'avertit que sa fiancée venait enfin d'arriver. Il se retourna
promptement... et demeura coi de surprise devant le spectacle qui s'offrait à sa
vue.
Ainsi, songea-t-il, Aileas avait tout de même une robe décente à se mettre!
Pourquoi avoir caché jusque-là ce brocart doré qui allait parfaitement à son teint,
et dont le décolleté mettait si bien en valeur sa poitrine ? Elle était tout
bonnement ravissante, avec ses longs cheveux défaits que retenait une simple
guirlande de fleurs printanières et Georges en eut le souffle coupé lorsqu'il la vit
s'avancer dans la nef à côté de son père. Par tous les saints, se dit-il, mais elle
ressemblait à une nymphe, tout droit descendue de son olympe pour épouser le
simple mortel qu'il était!
Cette fois, le sourire qui naquit sur les lèvres du jeune homme n'était plus de
commande. En un instant, ses doutes s'étaient évanouis. Il savait désormais qu'il
ne s'était pas trompé en choisissant pour femme la sulfureuse Aileas Dugall !
Ce fut avec une inhabituelle timidité qu' Aileas traversa la chapelle, sous le feu
des regards qui convergeaient vers elle. Pendant quelques secondes, elle fut
tentée de lâcher le bras de son père et de retrousser sa robe pour s'enfuir en
courant. Mais cette défaillance ne dura qu'un instant. Parvenue à quelques
mètres de l'autel, elle rencontra les yeux de Georges, et l'admiration qu'elle y
déchiffra suffit à dissiper toutes ses craintes. Réconfortée par le sourire qu'il lui
adressa, elle s'approcha de lui d'un pas ferme et ce fut sans sourciller qu'elle
entendit le prêtre annoncer :
— Gentes dames et nobles sires, nous sommes réunis ici pour demander à Dieu
de bien vouloir bénir sir Georges de Gramercie et lady Aileas Dugall, qui vont
s'unir en saintes noces...
Jamais la grande salle n'avait résonné d'un pareil vacarme, où se mêlaient les
rires, les bavardages et le son des luths que pinçaient les ménestrels. Dès le
second service, les soldats de la garnison manifestèrent quelques signes
d'ivresse. Mais heureusement, leur euphorie n'alla pas plus loin que quelques
plaisanteries grivoises à l'adresse des servantes qui s'affairaient entre les tables et
qui surent fort bien mettre un frein à ces avances intempestives, sans pour autant
gâcher la joie générale.
Assis près de sa femme à la table d'honneur, Georges se sentait d'humeur
joviale. Non seulement il était fort satisfait d'Aileas, dont l'éclatante beauté eût
comblé le plus difficile des hommes, mais il se réjouissait en outre du départ de
son beau-père, qui fidèle à ses obligations, avait repris le chemin de Dugall à
l'issue de la bénédiction nuptiale.
— Je voudrais pouvoir festoyer ce soir avec tous les chevaliers de ma
connaissance, afin de leur faire partager mon bonheur! s'écria-t-il.
Et il ajouta avec un sourire malicieux à l'adresse d'Aileas :
— Je serais fier en cet instant de pouvoir vous montrer à tous mes amis, milady !
La jeune femme rougit comme l'eût fait à sa place toute nouvelle mariée.
— Comme vos connaissances doivent se chiffrer par centaines, répliqua-t-elle,
ce serait là un festin plutôt ruineux !
— Bah, nous pouvons nous le permettre ! fit nonchalamment Gramercie.
Voulez-vous que je demande à Richard de nous faire un compte rendu de nos
recettes et dépenses?
— Maintenant?
Georges éclata de rire.
— Je serais bien en peine de me concentrer sur des chiffres ! avoua-t-il. Mais
lorsque vous vérifierez les comptes de la maisonnée avec Herbert, vous verrez
que nous avons les moyens de donner chaque année quelques fêtes, sans pour
cela grever notre budget !
— Oh, faudra-t-il vraiment que je m'occupe de cela avec Jolliet?
— Bien sûr, répliqua Georges, cela fait partie de vos prérogatives de maîtresse
de maison ! Mais laissons cela, ajouta-t-il en faisant un signe aux serviteurs qui
s'affairaient autour de lui. Faites un peu de place, leur dit-il. Mon épouse et moi
désirons danser !
— Mais Georges, je..., commença désespérément Aileas.
Comment expliquer à son mari qu'elle n'avait jamais esquissé le moindre pas de
danse de sa vie ? s'interrogea-t-elle. Elle savait faire beaucoup d'autres choses,
chevaucher, tirer à l'arc, manier une épée le cas échéant... mais elle n'avait
jamais appris les subtilités de la sarabande et la seule idée de faire sa première
tentative sous les regards curieux de l'assemblée lui donnait littéralement des
sueurs!
Sans prendre garde à ses protestations, Georges la tira de son siège et l'entraîna
au beau milieu de la pièce.
— Musiciens, dit-il aux ménestrels, jouez-nous le morceau le plus entraînant de
votre répertoire !
Et se tournant vers les convives, il ajouta :
— Je sais que vous allez manquer singulièrement de cavalières, mais je vous
invite tout de même à vous joindre à nous ! Qui veut donner l'exemple? Il ne
sera pas dit que je n'aurai pas dansé le soir de mes noces !
— Georges, je vous en prie ! supplia Aileas.
Mais les ménestrels entamaient déjà les premières notes d'une gaillarde, et le son
des instruments couvrit sa voix. Elle n'avait plus qu'une chose à espérer, songea-
t-elle, c'était que nul ne répondît à la requête de son mari. Mais à peine Georges
eut-il formulé sa demande que Richard Jolliet se leva et s'inclina devant lady
Margot, qui accepta sur-le-champ son invitation. Une douzaine de convives les
imitèrent et Aileas se retrouva bientôt au milieu d'un petit groupe d'invités, qui
se mirent gaiement en place pour la danse.
— Sir Georges, dit-elle faiblement, je ne crois pas que...
Sans l'écouter, Gramercie la prit par la main et l'entraîna dans des évolutions
complexes, comme si elle était une danseuse chevronnée et non la farouche
Aileas Dugall, qui ne s'était jamais trouvée de sa vie dans une situation aussi
embarrassante !
En vérité, elle ne sut jamais comment elle réussit à tenir sur ses pieds pendant la
demi-heure qui suivit. Vacillante au milieu de ses compagnons plus adroits
qu'elle à cet exercice, elle eut sans cesse l'impression d'être propulsée d'un
endroit à l'autre contre sa volonté, et de tournoyer aveuglément comme un toton!
Ce fut miracle si elle ne tomba point, et lorsque la musique s'arrêta enfin, la tête
lui tournait tellement qu'elle dut se cramponner au bras de Georges pour garder
son équilibre.
Haletante, elle leva la tête vers son compagnon, qui l'examinait d'une façon
étrange.
— Vous n'aviez jamais fait cela, n'est-ce pas? interrogea-t-il d'un air mi-figue,
mi-raisin.
— Non, avoua Aileas. C'est ce que j'ai essayé en vain de vous dire !
— Et vous ne connaissez aucune danse?
— Pas la moindre !
Georges eut un sourire indulgent.
— Allons, ce n'est pas grave ! assura-t-il.
Aileas fronça les sourcils. Pourquoi Gramercie lui parlait-il comme si elle était
une enfant? se demanda-t-elle avec irritation. Elle était une femme à part entière,
indépendante et responsable d'elle-même. Tout ce qui lui manquait, c'était de
savoir danser !
— Peut-être souhaitez-vous vous retirer, maintenant? s'enquit Georges.
— Comme vous voudrez, dit la jeune femme dans un souffle.
Obéissant à la suggestion, elle gagna l'escalier avec toute la dignité voulue, du
moins tant qu'elle fut sous le regard des convives. Mais dès qu'elle fut certaine
qu'on ne pouvait plus l'apercevoir de la salle, elle empoigna sa jupe à deux
mains et grimpa deux à deux les degrés de la tour, le cœur battant à se rompre.
Ce qu'elle allait vivre maintenant était l'instant crucial de la vie d'une femme,
elle le savait. En vraie fille de la campagne, elle avait pu observer très tôt les
réalités de la nature et avait appris à les accepter. Par la suite, elle avait pu glaner
bon nombre de renseignements supplémentaires en épiant les conversations de
ses frères et des hommes d'armes de Dugall. Mais c'était une chose que
d'entendre évoquer l'acte le plus intime auquel puissent se livrer un homme et
une femme, et une autre que de mettre ce savoir en pratique !
Ce qu'elle se promettait, c'était de se montrer aussi imaginative, sensuelle et
hardie que les femmes dont elle avait entendu ses frères vanter les mérites. Avec
un homme aussi séduisant que sir Georges, ce ne devait pas être difficile !
conclut-elle.
Dès qu'elle pénétra dans la chambre, Elma se leva d'un bond du tabouret où elle
attendait.
— Oh, milady ! s'exclama la servante. Je pensais que vous resteriez un peu plus
longtemps en bas à vous divertir.
— Malheureusement, je ne sais pas danser, répliqua sèchement Aileas.
Elma lui jeta un étrange regard.
— Voulez-vous que je vous aide à retirer votre robe? proposa-t-elle.
— Oui, intima sa maîtresse, et pliez-la ensuite soigneusement, car je ne sais pas
quand je la remettrai!
Avec un louable effort, elle réussit à ne pas s'impatienter pendant que la
chambrière la délaçait et lui ôtait sa tenue de cérémonie. Elle marcha ensuite
jusqu'à la fenêtre, et bien qu'elle ne fût plus revêtue que de sa seule chemise,
ouvrit la croisée pour avoir de l'air.
— Il fait très chaud dans cette pièce, ne trouvez-vous pas ? observa-t-elle. Je me
demande bien pourquoi on a cru bon d'allumer le brasero en cette saison.
— Sir Georges a dû craindre que vous ne preniez froid, madame, répliqua Elma.
— Dites plutôt que c'est parce qu'il est frileux lui-même. Toutes ces couvertures
sur le lit ! Enfin, nous verrons à nous en débarrasser demain...
— Comme vous voudrez, milady.
— Et que de bougies ! continua Aileas. Y a-t-il vraiment besoin de tant de
lumière ?
Et joignant le geste à la parole, elle marcha jusqu'à la table de nuit et souffla le
chandelier qui éclairait le chevet du lit.
— Voulez-vous que j'arrange vos cheveux pour la nuit? interrogea Elma.
— Non, merci, je peux le faire moi-même. Pourquoi ne rejoignez-vous pas
maintenant les autres serviteurs dans la cuisine ? Sir Georges a dû veiller à ce
qu'un plantureux repas y soit servi et vous devriez en profiter.
Elma hocha la tête et se dirigea vers la porte à contrecœur.
— Bonne nuit, milady, murmura-t-elle.
Lorsque le battant se fut refermé, Aileas regarda le lit, et incapable de résister
plus longtemps à la tentation, sauta à pieds joints sur la moelleuse couche avant
de retomber au beau milieu des couvertures multicolores.
— Quel luxe détestable ! s'écria-t-elle à mi-voix.
— Je ne vois pas en quoi, répliqua tranquillement la voix du maître des lieux.
Cramoisie, Aileas se redressa et aperçut son mari debout dans l'encadrement de
la porte, où il se tenait apparemment depuis quelques secondes, à en juger par
l'expression amusée de son regard.
— Je... je ne vous ai pas entendu entrer ! balbutia la jeune femme en guise
d'excuse.
— Je peux me déplacer aussi silencieusement qu'un chat, pour peu que je m'en
donne la peine ! assura Georges.
Il referma posément le battant derrière lui, et s'avança vers le lit tout en
débouclant sa ceinture.
— J'ai dû me montrer plutôt discourtois avec nos invités, reprit-il. Normalement,
je devrais être encore en bas à jouer mon rôle d'hôte.
Aileas déglutit, la bouche sèche, tandis que son mari, sans la quitter une seconde
des yeux, déposait sa ceinture sur une chaise. Gênée par le regard insistant qu'il
posait sur elle, la jeune femme réalisa alors que sa chemise était indécemment
remontée sur ses jambes. Une pudique jeune fille eût à sa place immédiatement
rabattu l'étoffe, mais elle se sentait incapable d'esquisser le moindre geste, et ce
fut dans un état proche de la paralysie qu'elle suivit les gestes de Georges, qui
ôtait maintenant sa tunique.
— Aimez-vous ma demeure ? interrogea-t-il avec nonchalance.
— Oui, assez, admit Aileas à contrecœur.
— Même cette pièce ? insista Gramercie en jetant négligemment sa tunique sur
le sol.
Indignée de voir un aussi coûteux vêtement traité avec tant de désinvolture, la
jeune femme se leva pour le ramasser, et après l'avoir soigneusement plié, le
déposa sur une commode. Lorsqu'elle se retourna, elle constata que Georges
s'était dépouillé de sa chemise, qui gisait maintenant sur la table de chevet.
Quant à son propriétaire, il se tenait maintenant à demi nu, le torse luisant dans
la douce lueur des bougies, et si divinement beau qu' Aileas en eut le souffle
coupé. L'homme qui la regardait avec au fond des yeux une expression si
sauvage et si primitive, n'était plus le charmant, l'éloquent Georges de
Gramercie, mais un être tout différent, consumé par le désir qu'il éprouvait pour
une femme... pour elle en l'occurrence !
Oui, se dit-elle, cet instant était unique, et merveilleusement envoûtant!
Qu'importait maintenant que Gramercie ait eu d'autres femmes avant ce soir? Ce
qu'elle allait lui faire vivre, il ne l'avait certainement jamais connu, même dans
ses plus fiévreux ébats. Elle allait lui montrer que si elle ne savait pas danser, il
existait bien d'autres choses dans l'art desquelles elle était plus experte ! Forte de
cette résolution, elle se dirigea lentement vers lui, non comme une vierge
intimidée, mais comme une femme pleinement consciente de son désir — un
désir plus fort que tout ce qu'elle avait connu jusque-là dans sa vie !
Comme s'il avait deviné ses intentions, Georges fît quelques pas à sa rencontre
et leur conjonction se fît sous le signe du feu et de la passion ! La jeune femme
se pressa contre Gramercie et l'embrassa avec toute l'ardeur qu'il avait su éveiller
en elle. Cette fois, ce fut elle qui prit l'initiative du baiser, elle qui palpa la peau
de Georges et la caressa du bout de ses doigts langoureux. Pendant quelques
instants, le jeune homme resta immobile, comme subjugué par cette approche.
Puis il poussa un bref gémissement et la plaqua tout entière contre son corps.
Il y avait tant de choses à faire, songea Aileas, tant de façons de lui donner du
plaisir ! Et c'était ce qu'elle souhaitait plus que tout au monde en cet instant.
Elle pencha la tête et Georges gémit de nouveau lorsqu'elle explora sa poitrine
du bout de la langue, centimètre après centimètre, comme si elle voulait
s'habituer à la géographie de son corps. Puis elle lui caressa le dos par petits
mouvements circulaires, qui descendirent progressivement jusqu'à ses hanches,
pour englober d'une chaude étreinte ses cuisses puissantes et musclées.
Lorsque enfin elle s'agenouilla devant lui et s'empara de sa virilité, il ne put
retenir un léger cri.
— Aileas, que... ? commença-t-il.
Puis il s'arrêta, submergé par la montée de son propre désir, et saisit la jeune fille
par les épaules pour l'aider à se relever. D'un geste fébrile, il lui arracha sa
chemise et la fit basculer sur le lit avant de s'étendre sur elle et de desceller ses
lèvres d'un baiser brûlant.
Aileas avait perdu le fil des opérations, mais ce fut de son propre mouvement
qu'elle s'ouvrit à lui, arqua tout son corps vers lui en une arche brûlante de désir.
Lorsqu'il pénétra en elle, elle ressentit un élancement de douleur, mais ce ne fut
qu'un inconfort passager, presque aussi vite oublié qu'apparu. D'un rythme lent
et sûr, Georges se mit à bouger en elle et elle lui enserra les hanches de ses
jambes, l'encourageant de mots murmurés, aussi intenses et fiévreux que son
désir pour lui. Entre eux, la tension monta, s'épanouit en un crescendo de plus en
plus précipité, jusqu'à ce qu'elle éclatât enfin en un double cri qui laissa les deux
partenaires pantelants, réunis enfin sur la plage infinie de l'amour et du plaisir
partagé.
Heureux, les nouveaux amants s'endormirent aux bras l'un de l'autre, étroitement
enlacés dans un désordre de coussins et de couvertures multicolores.
Lorsque Georges s'éveilla le lendemain matin, un intense sentiment de
satisfaction l'envahit tout entier. Bien qu'il eût les paupières closes, il devina que
la pièce était déjà inondée de lumière et qu'il était donc assez tard, mais il ne fit
pas mine de se lever pour autant. Au souvenir de la nuit qu'il venait de vivre, un
sourire heureux naquit sur ses lèvres. Grands dieux, songea-t-il, avec quelle hâte
et quelle fougue il avait approché son épouse! Jamais il n'avait fait l'amour dans
un tel état de ferveur, d'excitation... et de surprise !
En fait, il avait eu l'intention de prendre tout le temps voulu, de faire découvrir
aussi lentement que possible à Aileas les arcanes d'une volupté dont elle ne
devait même pas soupçonner l'existence. Mais il avait perdu tout contrôle sur
lui-même à l'instant précis où il était entré dans la chambre et avait aperçu la
jeune fille couchée sur le lit, avec sa chemise remontée jusqu'en haut de ses
cuisses.
Il s'était efforcé alors de ne pas trahir son trouble, mais n'avait pas réussi très
longtemps à donner le change. Chacun des gestes d'Aileas éveillait en lui un
désir trop puissant, trop passionné, pour qu'il pût en nier plus longtemps la
réalité. Lorsqu'elle s'était avancée hardiment vers lui, il avait été ravi qu'elle prît
l'initiative de leur rapprochement. Et quand elle s'était agenouillée devant lui...
Ici, il s'arrêta, incapable d'aller plus loin, même en pensée, tant cet instant avait
été puissamment intense et excitant. Il ne s'était certes pas attendu que sa novice
d'épouse prît ainsi les opérations en mains, et devant tant d'ingénue hardiesse, il
avait de nouveau perdu tout semblant de maîtrise sur lui-même !
Parvenu à ce point de ses réminiscences, il revit tout à coup devant lui le visage
sévère de son père, et cette image fut comme une douche froide sur ses
souvenirs. Pourquoi John de Gramercie le regardait-il toujours avec tant de
réprobation et de tristesse ?
Anxieux de chasser cette désagréable vision, il étendit le bras pour caresser
Aileas et l'attirer contre lui, afin de reprendre les ébats qui l'avaient tant charmé
cette nuit. Ce qu'il souhaitait maintenant, songea-t-il, c'était prendre tout le
temps voulu, afin que la jeune femme trouvât elle aussi dans leur union le plaisir
qu'elle avait su lui donner la veille. Mais il eut beau chercher à tâtons, sa main
ne rencontra que du vide et il ouvrit les yeux, étonné. Il n'y avait plus personne
sur l'oreiller où avait reposé la tête de la dormeuse ! constata-t-il.
Surpris, il s'assit sur son séant et examina la chambre d'un regard circulaire. Les
vêtements d'Aileas avaient disparu, ainsi que ses brodequins. Il aurait dû se
douter que la fille de sir Thomas ne ferait rien comme les autres femmes et que
même au lendemain de sa nuit de noces, elle ne pourrait s'empêcher de se lever à
l'aube comme elle en avait l'habitude !
Amusé par cette pensée, Georges se leva et s'habilla en sifflotant. Décidément,
songea-t-il, il ne remercierait jamais assez le ciel de l'avoir incité à choisir pour
femme la plus ardente, la plus sensuelle des créatures, en la personne de la
délicieuse nymphe qui se nommait désormais Aileas de Gramercie !
Chapitre 10
Un sourire aux lèvres, Georges descendit en hâte les degrés de la tour et se
précipita dans la grande salle, où il espérait trouver Aileas occupée à donner ses
directives aux serviteurs. Mais il n'y avait pas trace de la jeune femme dans la
pièce, dont les seuls occupants étaient une douzaine de soldats qui s'étaient
endormis sur place après le festin de la veille, trop épuisés pour regagner leurs
quartiers.
Occupés à balayer mollement les dalles, quelques domestiques relevèrent la tête
à l'entrée de Georges, dont l'irruption les réveilla sans doute de leur léthargie, car
ils accélérèrent aussitôt le mouvement. Mais ils ne furent pas capables pour
autant de dire à leur maître où se trouvait son épouse.
— Notre nouvelle dame n'a fait que passer, dirent-ils, et elle est ressortie aussitôt
sans nous dire où elle allait.
Muni de ce seul renseignement, Georges se rendit aux cuisines, que les agapes
de la veille avaient laissées dans un désordre pire que celui de la grande salle.
Les tables étaient encore couvertes de miettes, le sol taché de vin, et nul n'avait
pris soin de ranimer le feu dans l'âtre. Les lieux étaient d'ailleurs presque déserts,
leur seul habitant, qui n'était autre que le cuisinier Gaston, ronflant à même le
sol parmi les détritus, une bouteille vide dans les bras.
Après s'être restauré d'un quignon de pain et d'un morceau de fromage, Georges
quitta la pièce et se dirigea vers la grande porte, bien décidé à retrouver Aileas.
Parvenu dans la cour, il promena un regard inquisiteur autour de lui et eut un
brusque sourire en apercevant la bâtisse qui abritait les écuries. Comment n'y
avait-il pas pensé plus tôt? s'interrogea-t-il. Attachée comme elle l'était à son
cheval, Aileas avait dû rendre visite à son cher Démon !
D'une démarche résolue, il se hâta vers les communs, et en passant près de la
grande porte, jeta un coup d'œil au poste de garde. En dépit du règlement, celui-
ci n'était constitué que d'un seul homme, qui semblait encore passablement aviné
après les festivités de la nuit, au point que son casque était posé de travers sur la
tête.
— Il ne faudra pas abuser de la bière la prochaine fois ! lança Georges d'un ton
faussement jovial.
En réalité, il était plutôt contrarié de voir que Ravensloft était si piètrement
défendu. Dans ces conditions, songea-t-il, n'importe qui aurait pu pénétrer dans
le château sans être arrêté. Dieu merci, sir Thomas avait déjà regagné ses
pénates, sans quoi il n'aurait pas manqué de dénoncer l'incurie de son gendre !
Frappé d'une idée subite, Georges hâta le pas. Si l'entrée était si mal gardée, cet
état de fait valait dans les deux sens et Aileas avait fort bien pu sortir sans que
personne la vît ! « C'est impossible, se reprit aussitôt le jeune homme, elle
n'aurait tout de même pas fait la folie de partir seule ! » En fait, cette pensée ne
laissait pas de l'inquiéter, car les chemins de son domaine avaient beau être assez
sûrs, il n'était jamais prudent pour une femme de chevaucher sans escorte.
Désireux d'en avoir le cœur net, Georges ouvrit la porte de l'écurie et jeta un
regard sur les stalles à demi obscures. Excité par sa présence, l'un des chevaux
poussa un bref hennissement et Gramercie, soulagé, reconnut le piaffement
caractéristique de Démon.
Rassuré sur ce point, il ne laissa pas néanmoins de s'étonner, car malgré l'heure
tardive, les animaux semblaient être les seuls occupants du lieu.
— Tom? appela-t-il en scrutant la pénombre. Après avoir réitéré son appel, il
entendit un éternuement, et le garçon d'écurie qu'il avait hélé ne tarda pas à
apparaître sur l'échelle du fenil, les cheveux ébouriffés et les yeux encore
gonflés de sommeil.
— Milord? répondit-il en sautant à terre avec maladresse.
Mais avant que Georges ait pu répondre, un pied nu de galbe manifestement
féminin apparut dans l'encadrement de la trappe et tâtonna pour trouver le
premier barreau.
— Vous avez engagé un nouveau lad ? interrogea Gramercie en fronçant les
sourcils.
Tom rougit visiblement à cette question.
— Euh, non, milord..., répliqua-t-il d'une voix embarrassée.
— Est-ce Elma? s'enquit son maître.
Parvenue à mi-échelle, l'inconnue tourna la tête vers lui et Georges reconnut
l'une des blanchisseuses du château.
— Je suis Tilda, milord, dit-elle à mi-voix.
Elle battit des paupières, dans l'intention manifeste d'amadouer son
interlocuteur, mais elle avait les cils trop clairsemés pour que ce manège fût
suivi d'effet et Georges demeura de glace.
— Bonjour, Tilda, lui dit-il. Vous n'avez donc pas de linge de table à laver ce
matin? J'aurais cru que vous aviez fort à faire après le festin d'hier!
La jeune femme parut embarrassée.
— En effet, milord, murmura-t-elle.
Conscient de sa gêne, Gramercie abandonna momentanément le sujet pour
s'enquérir de sa femme.
— L'un de vous a-t-il vu lady Aileas ? interrogea-t-il.
Les deux serviteurs secouèrent la tête d'un air navré.
— Quoi qu'il en soit, conclut Georges, je vous conseille de vous mettre au
travail sans plus tarder !
Il tourna les talons sur ces mots, mais lorsqu'il fut dans la cour, il resta un instant
à humer l'air, perplexe. Où diable Aileas avait-elle pu aller? se demanda-t-il. A
cet instant, il entendit une tempête de rires s'élever du quartier des soldats et
prêta l'oreille. Rêvait-il ou avait-il vraiment entendu une voix féminine se mêler
à celle de ses hommes ? Intrigué, il se dirigea vers le bâtiment à grandes
enjambées et ouvrit doucement la porte... avant de rester immobile sur le seuil,
sidéré par le spectacle qui s'offrait à sa vue.
Assise au milieu de la salle sur un tabouret, une jambe nonchalamment croisée
sur sa cuisse, Aileas tenait en haleine une vingtaine d'hommes qui faisaient
cercle autour d'elle, suspendus au moindre de ses mots.
— Et il a dit, ajouta la jeune femme en achevant son récit : « La prochaine fois,
regardez donc un peu où vous tirez ! »
A cette conclusion, les soldats s'esclaffèrent de bon cœur, tandis que Georges
fronçait les sourcils. Au nom de tous les saints, s'interrogea-t-il, que faisait donc
Aileas avec les hommes de la garnison? Etait-ce la place d'une femme
convenable? Il était temps pour elle de réaliser qu'elle n'était plus chez son père !
— Il en est arrivé également une bien bonne au page de sir Ralph, reprit la jeune
femme lorsque les rires se furent apaisés.
Peu désireux d'en entendre davantage, Georges intervint d'une voix ferme.
— Je crois que vous avez suffisamment amusé ces messieurs, déclara-t-il.
Aileas tressaillit et se retourna d'un mouvement preste pour considérer son mari,
dont l'air désapprobateur fut comme une douche froide sur sa joie. Quel mal y
avait-il à s'entretenir un instant avec les soldats ? se demanda-t-elle. Mais
apparemment, Gramercie n'avait pas la même opinion qu'elle sur la question,
non plus d'ailleurs que les hommes d'armes, qui depuis l'intervention de leur
maître, échangeaient entre eux force regards gênés.
Etonnée, elle observa son nouvel époux, dont l'expression sévère la surprit.
Etait-ce le même homme qu'elle avait regardé dormir ce matin-là à la lueur de
l'aube, si attendrissant avec ses cheveux blonds ébouriffés et ses lèvres
entrouvertes ? songea-t-elle. Emue par cette pose abandonnée, elle s'était levée
silencieusement pour ne pas troubler son sommeil, et après avoir enfilé ses vieux
vêtements, s'était glissée hors de la chambre.
— Vous voilà enfin éveillé ! dit-elle en se levant. Je craignais que vous ne
dormiez toute la journée !
Sans répondre à cette remarque, Georges se tourna vers ses hommes.
— Que l'un de vous se rende au poste de garde ! ordonna-t-il d'une voix sèche.
— J'y ai déjà envoyé Derek et Baldwin, intervint Aileas.
— Je n'ai vu là-bas que Derek, rétorqua Georges.
— Son compagnon devait être à l'intérieur du bâtiment. Il m'a semblé urgent de
poster des hommes là-bas, afin que nous puissions être avertis en cas d'attaque.
— Judicieuse pensée ! grommela Gramercie.
— N'est-ce pas? s'écria la jeune femme. Heureusement que j'ai veillé au grain !
— L'ennui, c'est que les questions militaires ne sont pas de votre ressort ! Votre
domaine, ce sont les affaires domestiques, que vous semblez par contre avoir
complètement négligées.
Aileas rougit à cette remarque.
— Voulez-vous dire..., commença-t-elle.
— Herbert peut continuer à gérer l'intendance, interrompit Georges, mais
désormais, c'est de vous qu'il attend ses ordres.
— Pourquoi donc? Votre maisonnée semble si bien organisée que je ne vois pas
à quoi servirait mon intervention !
Gramercie prit fermement sa femme par le bras.
— Il vaut mieux que nous poursuivions cette conversation dehors, assura-t-il
d'un ton sans réplique.
Désireuse d'éviter un scandale, Aileas suivit son mari sans un mot, mais dès
qu'ils se retrouvèrent tous deux dehors, elle ne put se contenir plus longtemps et
se tourna vers lui d'un mouvement rageur.
— Vous m'avez ridiculisée devant tous ces hommes ! lança-t-elle.
— C'est possible, mais de toute façon, vous n'aviez rien à faire en leur
compagnie.
— Mais je ne me suis rendue dans leurs quartiers que pour m'occuper de cette
histoire de gardes. Il était impossible de laisser le poste ainsi dégarni !
— Et vous êtes restée avec eux, au lieu de retourner au château pour y accomplir
votre devoir de maîtresse de maison! riposta Georges d'un ton accusateur.
— Je ne..., commença Aileas.
Mais elle s'arrêta, découragée. Comment expliquer à son mari que la défense du
château devait passer avant de simples questions domestiques? s'interrogea-t-
elle. De toute façon, il ne voulait pas comprendre.
— Je me sentais bien en leur compagnie, avoua-t-elle. Cela me rappelait Dugall.
Cette confidence désarma la mauvaise humeur de Georges, qui esquissa un
sourire.
— J'aurais dû me douter que la fille de sir Thomas s'entendrait mieux avec les
soldats qu'avec les domestiques ! observa-t-il d'une voix adoucie. Mais ne vous
inquiétez pas, milady. Désormais, il incombera à Richard de s'assurer que les
sentinelles sont à leur poste.
— Pourquoi Richard? C'est vous qui devez vous charger de ce contrôle !
protesta la jeune femme.
Georges poussa un léger soupir. — Aileas, dit-il gentiment, je sais que votre père commande son château d'une
main de fer et ne délègue aucune de ses fonctions à une tierce personne, mais je
vous assure qu'il est une exception ! Richard est parfaitement capable d'assurer
cette tâche à ma place.
Cette fois, Aileas se retint de protester. Elle ne voulait pas voir se ranimer dans
les yeux de son mari la lueur désapprobatrice qu'elle y avait vue briller quelques
instants auparavant. Tout plutôt que d'encourir ses foudres de nouveau! se dit-
elle. Et pour sceller leur réconciliation, elle se haussa sur la pointe des pieds et
déposa un baiser sur ses lèvres.
Mais à sa grande déception, Georges fit un pas en arrière et lança d'un ton
scandalisé :
— Voyons, Aileas, ce n'est pas une chose à faire en public ! C'est tout à fait
inconvenant.
Pour toute réponse, la jeune femme se rapprocha de lui et le poussa dans un
recoin obscur ménagé entre deux bâtiments. Puis elle se pressa contre lui dans
une éloquente étreinte.
— Nous sommes dans la cour de notre demeure, chuchota-t-elle, et je ne vois
pas pourquoi tout le monde ne saurait pas que nous sommes heureux d'être
ensemble !
— Aileas ! implora Georges, qui luttait pour garder son sang-froid.
La jeune femme jeta autour d'elle un regard malicieux.
— Mon Dieu, s'exclama-t-elle d'un ton railleur, voilà un garçon de cuisine qui
tire de l'eau au puits, et qui n'a sans doute pas manqué de nous apercevoir. Quel
scandale, vraiment!
Gramercie mâcha un sourd juron. En réalité, s'avoua-t-il, la proximité de sa
femme commençait à lui échauffer les sens, et il était partagé entre le sens des
convenances et l'envie croissante de prendre la tentatrice dans ses bras.
— Aileas, lui dit-il en désespoir de cause, cessez de vous comporter comme un
troupier! Vous êtes désormais l'épouse d'un seigneur.
— Et d'un merveilleux seigneur, enchaîna la jeune femme d'un ton emphatique,
si beau, si expert en caresses ! Pour tout dire, le roi des amants !
Georges sentit le souffle chaud de la jeune femme s'attarder au creux de son cou.
— Hier soir, lorsque vous êtes entré en moi, j'ai cru mourir de plaisir, reprit-elle,
et être emportée tout droit au paradis !
— Aileas, gémit Gramercie, je vous en prie !
Avec un soupir, Aileas obtempéra enfin à ses injonctions et s'éloigna de lui.
Force fut alors à Georges de constater qu'il était plus déçu que soulagé par cette
brusque retraite !
— Une dame ne doit pas parler de ces choses, affirma-t-il en s'efforçant de
retrouver sa dignité, ni racoler son mari comme une prostituée dans une allée
obscure !
La jeune femme ouvrit des yeux horrifiés.
— Que signifie cette remarque? interrogea-t-elle d'une voix tremblante.
— Oh, je ne voulais pas dire cela, assura Georges, au comble de l'embarras.
Pardonnez-moi, je vous en prie !
Il lui prit la main pour donner plus de poids à sa demande et Aileas se détendit
aussitôt.
— Très bien, murmura-t-elle, j'accepte vos excuses. Je comprends d'ailleurs que
les hommes aient leur franc-parler à ce propos. Vous devez proférer bien pis que
cela avec vos amis !
— Certainement pas ! protesta Georges.
Aileas l'enveloppa d'un regard sceptique.
— Allons donc, se récria-t-elle, vous ne me ferez pas croire que vous ne parlez
pas de femmes lorsque vous êtes entre vous !
— Jamais, ou du moins pas de cette façon !
— En ce cas, vous êtes un oiseau rare, monsieur mon époux !
— Aileas, admit Georges, il y a peut-être un lieu et un temps pour ce genre de
conversation, que les hommes ont parfois entre eux, c'est vrai. Mais on n'évoque
jamais ce sujet...
— De femme à homme? compléta son interlocutrice.
— C'est exactement cela.
Aileas fronça les sourcils, mais Dieu merci, ne répliqua rien. Satisfait de l'avoir
emporté sur ce point, Georges recouvra un semblant de calme et ce fut d'un ton
plus amène qu'il ajouta :
— Je me doute bien que les femmes de leur côté discutent souvent de choses
personnelles lorsqu'elles sont ensemble, mais jamais elles n'abordent de telles
matières, j'en suis persuadé.
Aileas eut un brusque sourire et glissa une main caressante sous la tunique de
son mari.
— Très bien, mon époux, susurra-t-elle, je ne vous effleurerai plus jamais en
présence des soldats ou des serviteurs de céans !
— Oh ! fit Georges, plus ému qu'il ne voulait se l'avouer par cette insidieuse
approche.
La jeune femme laissa retomber son bras et ajouta avec gravité :
— Du moment que vous ne cessez pas de faire ce dont vous refusez de parler !
Elle montra l'écurie d'un geste et ajouta :
— Et maintenant, si nous allions faire une promenade à cheval? Je n'en peux
plus d'être enfermée ici et je meurs d'envie en outre d'être un peu seule avec
vous ! Oh, se reprit-elle, je ne devrais pas dire ces choses, n'est-ce pas?
— Aileas ! s'écria Georges, partagé entre l'irritation et la joie que suscitait en lui
la charmante spontanéité de sa femme.
Sans attendre la réponse, la jeune femme traversa la cour à grands pas, et
Gramercie en fut réduit à lui emboîter le pas.
— Une courte promenade, en ce cas ! concéda-t-il. Ensuite, il faudra que vous
vous entreteniez avec Herbert au sujet des affaires de la maisonnée.
Parvenue sur le seuil de l'écurie, son épouse se retourna vers lui et lui tira la
langue avant de disparaître à l'intérieur du bâtiment.
— Pardonnez-moi de vous déranger, milord !
Georges tressaillit au son de cette voix et ouvrit les paupières.
— Que... qu'y a-t-il? interrogea-t-il d'un air encore ensommeillé.
Il se frotta les yeux et aperçut Herbert Jolliet, qui se tenait debout devant son
bureau. Par tous les diables, songea-t-il, il avait dû s'assoupir dans son fauteuil à
son retour de promenade ! Aussi, pourquoi Aileas l’avait-elle entraîné dans un
galop aussi frénétique ? Ils avaient tous deux traversé en trombe les champs qui
jouxtaient le château, et ce n'était qu'en entrant dans les bois que la jeune femme
avait ralenti l'allure, par pitié pour lui, ou plutôt pour leurs montures respectives!
Il était vrai que son épouse à cheval offrait une image merveilleuse ! se rappela-
t-il avec un involontaire sourire. Comme elle lui avait paru séduisante dans sa
pose d'amazone, avec ses yeux brillants et ses joues fouettées par le vent de la
course !
Après avoir repris une allure plus raisonnable, ils avaient échangé quelques
propos, ce qui lui avait permis d'en apprendre un peu plus sur la famille de sa
nouvelle femme. Elle lui avait parlé en particulier de ses frères, dont le plus âgé
avait vingt ans de plus qu'elle, alors que le dernier n'était son aîné que d'un an.
— On le surnomme « La fouine », lui avait-elle appris, parce qu'il a tendance à
se mêler constamment des affaires des autres ! Comme un secret n'est jamais en
sécurité avec lui, j'ai appris à être la plus discrète des créatures !
— Je vois, avait répondu Georges en souriant. Elle était si délicieusement
primesautière qu'il n'avait pu s'empêcher en esprit de la comparer aux autres
femmes de sa connaissance, qui passaient leur temps à minauder et à hocher la
tête. Même avec Margot, il se sentait parfois mal à l'aise, s'était-il avoué. Il lui
semblait que sa cousine s'exprimait trop en fonction de lui et lui disait les choses
qu'il avait envie d'entendre, au lieu d'exprimer le fond réel de sa pensée !
Parvenus dans une clairière, ils avaient mis pied à terre et s'étaient assis à
l'ombre d'un chêne séculaire. Puis... Incapable de se remémorer ces brûlants
souvenirs devant un homme aussi grave qu'Herbert, Georges interrogea son
intendant du regard. Que faisait là Jolliet, se demanda-t-il, alors qu'Aileas aurait
dû être en train de s'entretenir avec lui, ainsi qu'elle l'avait promis à son retour de
promenade ?
— Eh bien? s'enquit le maître de maison en haussant les sourcils.
— Milord, commença Herbert, Gaston vient de me dire que le marchand de vin
de Venise avait annoncé sa visite. Malheureusement, il a dû augmenter encore
ses prix, en raison des intempéries dont a souffert l'Italie l'année dernière.
— Parlez-vous de Guido Valleduce? s'informa Georges.
— Oui, milord.
— En ce cas, payez-lui ce qu'il demande. Son vin est toujours d'excellente
qualité.
Herbert s'inclina.
— Comme il vous plaira, milord, murmura-t-il. J'ai également un autre message
à vous transmettre, continua-t-il après une courte pause. Lady Margot n'assistera
pas au dîner de ce soir et vous prie de l'excuser. Elle est encore mal remise des
fatigues d’hier. Georges acquiesça, étonné qu'Herbert se fût dérangé pour si peu,
alors qu'il aurait pu envoyer un serviteur quelconque à sa place.
— Vous veillerez à ce qu'on lui monte un repas léger, ordonna-t-il. Je crois me
souvenir qu'elle adore le fromage.
— Très bien, milord, opina Herbert.
Il s'éclaircit la gorge et Gramercie comprit qu'il avait un sujet plus grave à
aborder.
— Je... j'avais quelques mots à vous dire concernant les comptes de la maison,
reprit l'intendant.
— En ce cas, c'est à ma femme qu'il faut vous adresser, répliqua Georges. Ces
choses-là désormais la regardent.
Herbert se rembrunit visiblement.
— Justement, milord..., commença-t-il.
— Eh bien, quoi donc? questionna Georges, comme l'intendant hésitait.
— Je ne crois pas que lady Aileas désire s'entretenir avec moi, insinua Jolliet. Je
viens de lui demander un instant d'entretien et... elle a refusé de façon plutôt
cavalière !
Gramercie se força à sourire.
— Peut-être était-elle trop fatiguée pour s'occuper des comptes aujourd'hui,
allégua-t-il sans trop y croire. Je suppose d'ailleurs que vous n'avez guère dû
insister !
Et comme Herbert ne répondait pas, il continua :
— Je comprends votre réticence. Soyez assuré que je ferai comprendre à ma
femme où est son devoir d'épouse. Dès demain, elle étudiera avec vous les
registres de la maison.
Il poussa un bref soupir et ajouta :
— Où se trouve-t-elle en cet instant?
— Dans la salle où sont entreposées les armes, milord. Elle veut s'assurer que les
objets de son... trousseau sont arrivés en bon état.
Georges se leva à ces mots.
— Voilà qui me rappelle que mon beau-père a dû me laisser une fort belle épée
en guise de présent de noces. Je vous remercie, Herbert, ajouta-t-il avant de
franchir le seuil.
Resté seul dans le bureau, l'intendant écouta décroître les pas de son maître, et
un sourire sardónique étira ses lèvres.
— Attendez un peu de voir la dot ! marmonna-t-il dans sa barbe.
Puis il secoua la tête d'un air désapprobateur. Quelle sorte de femme était donc
la nouvelle maîtresse de Ravensloft, s'interrogea-t-il, avec ses attitudes
garçonnières et ses invraisemblables tenues? Qu'elle fût jolie et attrayante était
une évidence, et il ne manquait pas d'hommes pour apprécier ce genre de
créature. Mais était-elle intelligente? Là gisait toute la question !
— J'espère pour vous, belle dame, murmura Herbert, que les promenades à
cheval continueront à avoir plus d'attrait pour vous que les livres de comptes.
Sans quoi, je ne donnerai pas cher de votre avenir!
A l'instant même où Georges ouvrait la porte de l'armurerie, une flèche se ficha
dans le chambranle à quelques centimètres à peine de son œil gauche, et il ne put
réprimer un tressaillement.
A cette réaction, Aileas éclata d'un rire joyeux.
— Auriez-vous projeté de me tuer? interrogea Gramercie en secouant la tête.
Voilà qui augure mal de notre vie conjugale !
Il pénétra dans la pièce encombrée d'armes diverses et découvrit sa femme à
quelques pas de lui, un arc entre les mains.
— Ce n'est pas vous que je visais, assura-t-elle. Si tel avait été le cas, je ne vous
aurais pas manqué !
— Heureux de l'entendre ! Mais que faites-vous ici ? questionna Gramercie en
jetant un regard autour de lui.
Longue et étroite, la salle regorgeait d'épées et de lances empilées contre les
murs et on y voyait même des cibles de paille destinées à l'entraînement des
soldats. Comme l'entrepôt ne possédait pas de fenêtre, il était éclairé par une
rangée de flambeaux, qui répandaient une lumière rougeâtre et fumeuse.
— Est-ce votre habitude d'inspecter ainsi les demeures que vous ne connaissez
pas? reprit Gramercie, comme la jeune femme se taisait.
— Parfois, oui, répliqua tranquillement Aileas, car c'est souvent révélateur !
— Je croyais que vous saviez tout de moi depuis la nuit dernière, plaisanta son
mari.
— Oh, non, milord! rétorqua plaisamment la jeune femme. Pour cette
exploration-là, il me faudra des mois, voire même des années !
— Ce n'est guère l'endroit pour se livrer à de plus amples investigations !
remarqua Georges en se rapprochant de la rieuse.
— A vous dire la vérité, j'étais occupée à essayer cet arc. Il est d'excellente
qualité, comme vous pouvez le constater.
Gramercie passa un doigt sur l'instrument.
— Je n'ai jamais vu mieux, en effet, concéda-t-il.
— Et vous n'en verrez pas-non plus à l'avenir! répliqua fièrement Aileas. Mon
père les a fait fabriquer par ses archers gallois et en a mis une centaine dans mon
trousseau !
Elle désigna une pile de coffres qui s'étageait dans un coin.
— Toute ma dot est là ! ajouta-t-elle avec orgueil. Vous y trouverez arcs et
flèches pour vos soldats, lances, épées, heaumes et cottes de maille !
— Ne me dites pas que votre trousseau de mariée est composé exclusivement
d'armes! s'exclama Georges avec stupéfaction.
— Qu'auriez-vous fait d'assiettes, de linge et de tapisseries? interrogea Aileas
avec mépris. Vous avez déjà bien assez de tout cela! D'ailleurs, mon père
n'aurait jamais accepté de vous donner des choses aussi frivoles.
— Moi qui pensais que votre père m'avait offert une seule épée! Lorsque
Herbert m'a dit que vous étiez dans cette salle, je me suis précipité pour voir son
cadeau. Dieu sait si je m'attendais à tout cela!
Au nom de l'intendant, Aileas se rembrunit.
— Herbert prétend que vous l'avez congédié lorsqu'il a voulu vous parler,
poursuivit Georges en fronçant les sourcils. Est-ce vrai?
La jeune femme hocha la tête. Quel infâme rapporteur que ce Jolliet ! songea-t-
elle. Elle aurait dû se douter qu'il irait tout raconter à Georges ! D'ailleurs, on ne
lui ôterait pas de l'idée que son frère et lui étaient de mauvais hommes, bien
qu'elle eût été fort en peine de dire sur quoi elle fondait cette opinion.
— Il m'a semblé qu'il n'y avait pas urgence, répliqua-t-elle. Après tout, nous ne
sommes mariés que depuis hier! De plus, cet Herbert a l'air tellement momifié !
— Son extérieur ne plaide guère en sa faveur, je vous l'accorde, mais il est très
efficace dans son travail. Je vous conseille d'avoir dès demain une entrevue avec
lui. Après tout, c'est votre devoir de maîtresse de maison.
— Je sais ce que j'ai à faire ! riposta Aileas avec hauteur.
— Qu'attendez-vous pour passer à l'acte, en ce cas ? interrogea Georges.
La jeune femme rougit légèrement. En fait, personne ne lui avait jamais appris à
tenir une maison et elle ignorait tout des subtilités domestiques auxquelles
Georges prétendait l'intéresser. A Dugall, il ne serait jamais venu à l'esprit de
son père de lui enseigner de telles futilités !
— Georges, dit-elle en prenant le bras de son mari, ne parlons pas de cela
aujourd'hui, je vous en prie !
Elle eut un sourire si délicieux que Gramercie se rangea instantanément à son
avis. Elle n'avait que trop raison, admit-il. Pourquoi voulait-il l'installer si vite
dans son nouveau rôle? Mieux valait qu'elle s'habituât d'abord à ses nouvelles
conditions de vie !
— Je m'y intéresserai davantage demain, promit la jeune femme avec un regard
enjôleur.
Pour toute réponse, Georges la prit dans ses bras et déposa un baiser sur ses
lèvres. En agissant ainsi, il n'avait pas d'autre objectif que de se montrer tendre
et attentionné, mais la réaction d'Aileas ne fut pas exactement ce qu'il attendait!
La jeune femme se pressa contre lui et répondit avec tant d'ardeur à son
approche, qu'il perdit la tête à son tour, et cela d'autant plus facilement qu'Aileas
et lui n'étaient plus en public, mais dans une retraite aussi discrète qu'il pouvait
le souhaiter!
Doucement, il poussa son épouse contre le mur et délaça d'une main sa tunique,
tandis qu'il soulevait sa jupe de l'autre. Pleinement réceptive à son ardeur, Aileas
poussa un gémissement rauque et Georges se sentit autorisé à poursuivre son
exploration... qui s'acheva inopinément par une affreuse bordée de jurons !
— Que se passe-t-il ? interrogea la jeune femme en rouvrant les yeux.
— Par tous les diables, s'écria Gramercie, je hais ces stupides chausses que vous
portez !
— Moi aussi, en cet instant! admit Aileas dans un éclat de rire.
— Comment vais-je...
— C'est facile! Pour les ôter, vous n'avez qu'à vous y prendre exactement
comme je l'ai fait hier soir avec vous
L'expression de Georges s'adoucit et les flammes du désir se rallumèrent dans
ses yeux.
— J'ai plutôt envie d'en faire de la charpie! s'exclama-t-il.
Aileas fixa sur lui ses grands yeux brûlant d'une sauvage passion.
— En ce cas, murmura-t-elle, qu'attendez-vous?
Chapitre 11
— Du diable si je m'attendais à trouver le paradis dans cette cave ! s'exclama
Georges. Il est dommage que mon dos ait eu à pâtir de nos ébats !
Cette restriction ne l'empêcha pas d'émettre un soupir comblé. Aileas était
décidément la plus remarquable amante qu'il ait jamais eue, songea-t-il. Elle
semblait savoir d'instinct ce qu'elle devait faire et ne se trompait jamais d'instant.
N'avait-elle pas découvert avec une déconcertante rapidité tous les points les
plus sensibles de son corps?
— Votre dos? protesta la jeune femme. Mais c'est le mien qui est en contact
avec le mur !
— Il n'empêche que je me sens moulu !
— Après tant d'heures de sommeil? dit Aileas avec une nuance de réprobation.
Mais Georges se sentait de trop bonne humeur pour aborder un sujet qui risquait
fort de finir en controverse. Aussi se contenta-t-il de déposer un léger baiser sur
le front de sa femme.
— Allons nous restaurer avant que je ne m'évanouisse de faiblesse ! s'exclama-t-
il.
Aileas ramassa ce qui restait de ses chausses.
— Je crains qu'elles ne soient irrécupérables ! soupira-t-elle en les examinant.
— Comme c'est dommage ! dit Georges avec une parfaite hypocrisie. Jetez-les
donc dans un coin, ajouta-t-il. Elles pourront toujours servir de chiffon à
poussière.
— Quel gaspillage ! se lamenta sa compagne.
— Herbert sera heureux de savoir que vous prônez l'économie. Lui qui prétend
que je dépense trop !
A cette remarque, Aileas jeta un regard significatif à Georges, qui se repentit
d'avoir abordé ce sujet.
— Mais en toute objectivité, se hâta-t-il d'ajouter, je suis assez riche pour ne pas
regarder à un vêtement de plus ou de moins !
Et sans attendre la réponse de sa femme, il la prit par la main et l'entraîna hors
de la pièce.
— Je me demande pourquoi vous employez les services d'un homme aussi
sinistre que cet Herbert Jolliet ! déclara pensivement la jeune femme, tandis
qu'ils traversaient la cour.
— Sans doute parce qu'il me sert de repoussoir! Toute comparaison entre lui et
moi ne peut tourner qu'à mon avantage.
— Vous moquez-vous de moi par hasard ?
— Moi ? dit Georges en se mettant la main sur le cœur. Jamais de la vie,
voyons!
Aileas éclata de rire et pour montrer qu'elle comprenait la plaisanterie, asséna
sur l'avant-bras de son mari un tel coup qu'il en grimaça de douleur. Gêné une
fois de plus, il jeta un regard furtif autour de lui, dans l'espoir qu'aucun serviteur
n'avait remarqué la scène. A son grand soulagement, les lieux étaient déserts et
nul ne se tenait aux fenêtres du château. Pour détourner la conversation, il
désigna de la main l'appartement de Margot, qui donnait précisément sur cette
façade.
— Lady de Pontypoole ne se joindra pas à nous pour le dîner, déclara-t-il. Elle
doit être encore lasse d'avoir trop dansé hier soir!
— Ou trop bu ! lança perfidement Aileas.
— Jamais de la vie! protesta Georges. Margot adore danser, voilà tout, et le fait
souvent au-delà de ses forces. En dépit de ce travers, elle a les manières les plus
parfaites du monde.
Il sentit la main de son épouse se crisper légèrement dans la sienne et ajouta
aussitôt :
— Mais bien sûr, elle est loin d'être aussi fascinante que ma femme !
Aileas se détendit sur-le-champ et ce fut le sourire aux lèvres qu'elle pénétra
avec Georges dans la grande salle, où la plupart des convives étaient déjà réunis.
Au grand soulagement de la jeune femme, qui craignait que Gramercie ne lui
adressât encore des reproches, les tables avaient été nettoyées avant d'être
dressées de nouveau et la pièce reluisait de propreté. Les serviteurs de
Ravensloft étaient sans doute fort bien rodés, conclut-elle, et n'avaient pas
besoin de ses ordres pour mener leur tâche à bien !
— Je crains que nous ne soyons en retard, chuchota-t-elle, tandis que son époux
la conduisait à la table d'honneur.
— Leur dirai-je pourquoi ? plaisanta Georges. Mais son sourire se figea
lorsqu'en tirant une chaise pour sa compagne, il aperçut les jambes nues
d'Aileas, que sa jupe trop courte découvrait généreusement jusqu'à mi-mollet.
Consciente de la réprobation maritale, la jeune femme prit une expression
contrite et se hâta de s'asseoir, tandis que le père Adolphus, assis à quelques
places d'elle, entamait le bénédicité.
Quand l'action de grâces fut terminée, Georges se pencha vers sa femme :
— Décidément, c'est le soir des retardataires! «murmura-t-il. Je suis surpris que
Richard et Herbert ne soient pas encore là. Il faut pourtant que vous voyiez ce
dernier, afin de convenir avec lui de l'heure où vous étudierez les registres en sa
compagnie.
Aileas avala une gorgée de bière pour dissimuler sa contrariété, puis s'essuya les
lèvres du revers de la main.
— Ne pouvez-vous utiliser une serviette ? lui dit Georges.
— Je n'en ai pas vu ! répliqua la jeune femme. Gramercie examina la table et
constata en effet qu'en dehors de la nappe, il n'y avait pas le moindre linge à
proximité.
— En tant que châtelaine, c'est à vous de veiller à ce que les serviettes soient
placées devant les convives à chaque repas, assura-t-il en fronçant les sourcils.
— Tous les jours ? s'enquit Aileas d'un ton incrédule.
— Bien évidemment !
— Mais c'est un affreux gaspillage! Il faudra sans cesse laver le linge de table,
qui ne s'en usera que plus...
Elle s'arrêta net sous le regard réprobateur de son mari et soupira : — Comme
vous voudrez !
— Ce sont là de petites choses, convint Georges, mais qui rendent tout de même
la vie plus plaisante.
— Mon manque d'intérêt pour ces petites choses me rend-il déplaisante à vos
yeux ? interrogea Aileas avec une nuance d'aigreur.
— Ce n'est pas ce que je voulais dire !
Ce semblant d'excuse dérida la fautive, qui dans un geste d'apaisement, caressa
le genou de son mari. Mais celui-ci se rebiffa de nouveau.
— Aileas, voyons ! chuchota-t-il. Nous sommes en compagnie !
Vexée par la réprimande, la jeune femme se hâta de retirer sa main, non sans
pousser un soupir à fendre l'âme. Aucun de ses gestes ne trouverait donc grâce
aux yeux de son mari ? se demanda-t-elle avec agacement. Si elle se fiait aux
conversations qu'elle avait surprises dans le corps de garde de Dugall, les
hommes étaient pourtant fort sensibles à ces petits attouchements ! Georges
était-il donc fait d'une autre pâte que les soldats de sir Thomas ?
— Ah, voici Herbert ! s'exclama Gramercie à cet instant.
Aileas suivit la direction de son regard et vit l'intendant se glisser le long du mur
avec la circonspection d'un serpent, comparaison qui arracha un frisson à la
maîtresse de maison. Georges partageait-il son impression? s'interrogea-t-elle.
Mais un simple coup d'œil à son mari suffit à la persuader du contraire. Le
maître des lieux semblait ravi de voir Herbert. Evidemment, il connaissait son
intendant depuis dix bonnes années, ce qui expliquait sans doute sa mansuétude
à son égard.
— Bonsoir, milord, dit Herbert d'une voix aussi lugubre que l'était son visage.
J'espère que milady et vous passez une bonne soirée.
— Excellente, répliqua Georges.
— Oui, si l'on fait abstraction des serviettes! marmonna Aileas.
Georges lui imposa silence d'un regard.
— Si vous le souhaitez, milord, proposa Herbert, nous pourrions répertorier
demain les pièces de... la dot de milady !
— Puisqu'il s'agit d'armes, mieux vaut laisser ce soin à Richard, répliqua
Gramercie.
— Oh, vous savez donc? interrogea l'intendant, dont la bouche esquissa une
moue méprisante.
Cette nuance n'échappa point à Aileas, qui monta aussitôt sur ses grands
chevaux.
— Le contenu de mon trousseau vous déplairait-il? s'informa-t-elle avec
hauteur.
— Aileas! s'écria Georges, dans l'espoir d'apaiser la tension naissante.
— Ce n'est pas à un intendant de juger de ma dot ! dit la jeune femme, sans se
laisser désarmer le moins du monde.
— Ce n'est pas ce qu'a voulu faire Herbert, j'en suis certain ! assura Gramercie.
— Certainement pas, renchérit Jolliet. Pardonnez-moi, milady, si je vous ai
donné cette impression ! ajouta-t-il en se tournant vers Aileas.
— Je veux bien vous croire, grommela cette dernière, dont le scepticisme parut
flagrant à son mari.
Grands dieux, se dit-il, quelle susceptibilité à fleur de peau ! Evidemment, il
fallait reconnaître qu'Herbert n'était pas d'un abord très agréable, mais ce n'était
pas une raison pour s'enflammer ainsi au moindre de ses propos !
— N'en parlons plus, Herbert, déclara-t-il d'un ton lénifiant. A propos, ajouta-t-
il, pourriez-vous dès demain matin montrer la lingerie à ma femme ?
— Je crains que les plus grosses pièces de linge ne soient actuellement à la
lessive, milord, répliqua Jolliet.
— En ce cas, vous pourrez élaborer ensemble la liste des provisions de la
quinzaine.
— Très bien, milord ! Je suis à la disposition de milady.
— Pendant que vous réglerez cela, j'irai moi-même voir le meunier.
— Quelque chose ne va pas, milord? interrogea Herbert avec empressement.
— Pas du tout, assura Georges. C'est simplement que je voudrais discuter avec
lui de ses tarifs. Si je ne me trompe, il a encore augmenté ses prix la semaine
dernière.
— Oh... oui, bien sûr! marmonna l'intendant. Et comme Georges se remettait à
manger, Herbert s'inclina et quitta la salle sans s'être restauré, bien décidé à se
concerter au plus vite avec son frère.
Assis dans le grand fauteuil de sa chambre, Richard se pencha vers son jumeau,
dont le sévère visage était à demi éclairé par le feu qui se consumait dans l'âtre.
— Ainsi, chuchota-t-il, elle n'a pas voulu vous parler !
— Si, répliqua Herbert d'un ton vexé, pour m'envoyer au diable ! — Hum... Je
vous avais pourtant recommandé d'être aimable avec elle. Comment vous y êtes-
vous pris pour l'offenser?
— Mais je ne l'ai pas offensée! Richard haussa les épaules.
— Allons donc, s'écria-t-il, vous avez bien dû faire quelque chose !
— Rien du tout, je vous assure !
— Alors, c'est votre façon d'être qui lui déplaît !
— Il m'est difficile d'être aussi affable que vous ! persifla Herbert.
— Vous devriez essayer, affirma Richard. Il faut absolument prévenir les
soupçons de cette sauvageonne, à supposer qu'elle puisse en avoir!
Comme Herbert pouvait difficilement nier cette évidence, il demeura silencieux,
ce qui ne l'empêcha pas d'esquisser une moue boudeuse.
— Avez-vous appris quelque chose sur elle? reprit Richard au bout d'un instant.
— Seulement qu'il s'agit d'une femme très particulière, répondit son frère.
— Si l'on en juge par ses vêtements, c'est le moins qu'on puisse dire! s'esclaffa
Richard. Pourtant, elle semble plaire à notre nonchalant milord. Lorsqu'elle est
dans les parages, il n'a d'yeux que pour elle. N'avez-vous pas remarqué?
Herbert acquiesça, incapable de contredire son frère, dont il avait toujours subi
l'ascendant.
— Elle était debout avant l'aube et a passé la matinée dans la salle des gardes,
précisa-t-il cependant.
— Que diable y faisait-elle ? questionna Richard, manifestement stupéfait.
— Oh, elle a parlé avec les soldats ! Ils sont déjà fous d'elle, à ce que j'ai cru
comprendre. Elle s'adresse à eux comme si elle était l'une des leurs et cette
attitude n'a pas manqué de faire leur conquête.
Richard fronça les sourcils.
— Et qu'a dit sir Georges de cette scandaleuse attitude? s'informa-t-il.
— Pour autant que je sache, rien du tout ! affirma Herbert.
— Il est décidément sous le charme ! s'exclama son jumeau. Et Elma? ajouta-t-
il. A-t-elle passé quelques instants avec sa nouvelle maîtresse?
— Malheureusement, elle n'en a pas eu l'occasion. Les maîtres ont fait une
longue promenade à cheval, puis sir Georges s'est retiré dans son bureau, où il
s'est endormi.
— Et elle ?
— Elle est allée tout droit à l'armurerie, où elle a déballé les armes de son
trousseau.
— Est-ce vraiment là toute sa dot? s'enquit Richard en haussant les sourcils.
— Oui, soupira Herbert. Elle n'a pas apporté un sou avec elle.
Son frère frappa du poing le bras de son fauteuil.
— Quel pingre, ce lord Dugall ! s'écria-t-il. Si sa fille lui ressemble, cela promet.
Elle risque d'être plus parcimonieuse que notre Georges !
— Elle a déjà fait ôter les trois-quarts des bougies de leur chambre, et presque
tout le charbon, précisa Herbert.
Richard se tut un instant, absorbé dans ses réflexions.
— Et les comptes ? questionna-t-il enfin. Croyez-vous qu'elle sera capable de
voir clair dans nos chiffres ?
— C'est impossible à dire, répondit l'intendant. J'ai été aussi prudent que j'ai pu,
mais la petite me semble futée !
Richard éclata de rire à cette réflexion.
— Il faut dire que vous avez une grande habitude des femmes ! ironisa-t-il.
Herbert rougit légèrement.
— Oh, je viendrai à bout de lady Aileas ! assura-t-il. Elle ne me fait pas peur.
— Il vaut mieux pour vous, commenta son jumeau. Rien d'autre? ajouta-t-il en
levant un sourcil inquisiteur.
— Sir Georges a l'intention de parler demain à Rafe.
Intéressé par la nouvelle, Richard se pencha en avant dans son fauteuil.
— Le meunier? interrogea-t-il.
Et comme Herbert acquiesçait, il poursuivit d'un ton étonné :
— Sir Georges douterait-il du bien-fondé des augmentations, par hasard ?
— Il ne m'en a rien dit!
— Et vous ne le lui avez pas demandé? éclata Richard.
— Je sais rester à ma place, figurez-vous !
Richard émit un ricanement.
— Dites plutôt que vous êtes un couard ! lança-t-il. Vous laissez tout le travail
aux autres.
— Cette fois, c'est votre faute ! protesta Herbert. Ne disiez-vous pas que sir
Georges avait déjà tellement dépensé pour les fêtes de son mariage qu'il ne
regarderait pas à quelques écus de plus ?
— Voilà qui nous prouve qu'il ne faut pas abuser, rétorqua philosophiquement
Richard. Quoi qu'il en soit, nous n'avons pas lieu de nous inquiéter. Un nouveau
marié n'a guère la tête à ses affaires ! Notre sir Georges est si occupé à lutiner sa
femme, qu'il en oubliera vite les comptes du domaine.
Herbert se contenta d'opiner et les deux hommes se servirent des gobelets de vin,
qu'ils burent au succès de leur machination.
Il était déjà tard lorsque Georges gravit ce soir-là les degrés qui montaient à
l'appartement conjugal. Bien qu'Aileas se fût retirée tout de suite après le
dessert, il s'était lui-même attardé en bas avec ses hommes, bien décidé à
recouvrer un semblant de calme avant de rejoindre son épouse et de lui exposer
ses griefs. L'attitude d'Aileas avec Herbert l'avait en effet sidéré, et il entendait
bien exiger des explications de la jeune femme.
Mais lorsqu'il eut ouvert la porte de la chambre, il eut le plus grand mal à ne pas
perdre de nouveau son sang-froid devant le spectacle qui s'offrait à sa vue !
Sans se soucier le moins du monde des bienséances, Aileas s'était étendue nue
sur la couche conjugale, et la couverture qu'elle avait rabattu sur elle ne montait
pas plus haut que sa taille, dévoilant la poitrine la plus arrogante que Georges
eût jamais vue de sa vie.
Dans un effort louable pour reprendre ses esprits, il referma la porte et s'éclaircit
la gorge avant d'attaquer tout de go :
— Je n'ai pas aimé la façon dont vous vous êtes adressée à Herbert !
La jeune femme fronça légèrement les sourcils.
— J'étais fatiguée, allégua-t-elle, et vous avez convenu vous-même que les
affaires domestiques pouvaient attendre.
Georges poussa un soupir. Si seulement son interlocutrice se couvrait un tant
soit peu ! songea-t-il. Il était décidément trop difficile de morigéner une femme
qui exhibait devant vous sans vergogne la partie la plus épanouie de son
anatomie !
— Ne trouvez-vous pas que vous avez été extrêmement discourtoise avec lui ?
interrogea-t-il cependant.
Aileas fit la moue, ce qui ne fit qu'ajouter à son charme, et Georges fut contraint
de marcher jusqu'à la fenêtre pour cacher son trouble.
— J'attendais mieux de vous, Aileas ! déclara-t-il en scrutant la cour enténébrée.
— Très bien, soupira la jeune femme. S'il en est ainsi, je vous présente mes
excuses.
Comme s'il n'attendait que ces paroles, Gramercie se retourna et vint s'asseoir
sur le bord du lit.
— Je voudrais que vous soyez heureuse ici, affirma-t-il avec conviction.
Mais Aileas ne se laissa pas circonvenir par la gentillesse de ces mots.
— Je ne fais confiance ni à votre régisseur, ni à votre intendant, déclara-t-elle.
Elle rougit légèrement après avoir proféré cette affirmation, mais ce fut d'un ton
déterminé qu'elle ajouta :
— Je ne devrais évidemment pas vous dire cela, mais c'est ce que je pense !
— Vous connaissez à peine les Jolliet, objecta son mari. Herbert a l'air plutôt
rébarbatif, je l'avoue, mais il était déjà le majordome de mon père, qui n'a jamais
eu qu'à se louer de ses services.
— Je sais que je n'ai aucune raison de me montrer méfiante, mais je ne peux
m'empêcher de me sentir mal à l'aise en leur compagnie.
— Je vous assure qu'ils sont irréprochables, insista Georges. Quand vous les
connaîtrez mieux, vous serez d'accord avec moi.
— Je l'espère, répliqua Aileas en toute sincérité.
Après tout, se dit-elle, son époux devait avoir raison. D'ailleurs, sir Thomas était
un excellent juge en matière d'hommes et il ne l'avait pas mise en garde contre
les Jolliet. S'il avait remarqué en eux quoi que ce soit de répréhensible, il n'aurait
pas manqué de lui en faire part, elle en était certaine.
Convaincue par cette pensée, elle sourit à son mari et murmura :
— C'est vous que je voudrais apprendre à mieux connaître, monsieur mon
époux!
— Voilà qui n'est pas difficile ! assura Georges.
Il se déshabilla en un tournemain, et il s'apprêtait à souffler la lumière, lorsqu'il
s'aperçut que le chandelier ne comptait plus que deux bougies sur ses sept
branches !
— Où sont passées les chandelles? interrogea-t-il.
— J'ai dit à Elma de les emporter, répondit Aileas. Quel besoin avons-nous de
tant d'éclairage? C'était décidément trop de gaspillage.
Georges préféra s'abstenir de répondre, de crainte de proférer une remarque
désagréable, et ce fut en silence qu'il s'étendit à côté de sa femme.
— L'essentiel, murmura Aileas en avançant vers lui une main aventureuse, c'est
que j'y voie assez pour trouver le chemin de votre corps !
Mais Georges arrêta sa tentative d'un geste ferme.
— Pas ainsi, Aileas! intima-t-il. Ce soir, c'est moi qui suis au gouvernail !
— Mais je..., voulut protester la jeune femme.
— C'est moi, cette fois, qui vous montrerai le chemin, insista Gramercie.
Aileas se raidit un instant, mais les caresses de Georges vinrent vite à bout de
son dépit et la chaude vague de désir qui déferla sur elle acheva de lui faire
oublier son grief.
Mais un peu plus tard, tandis que Georges reposait à côté d'elle, paisiblement
endormi, elle se rappela les paroles de son mari et une ride de préoccupation se
dessina sur son front. Qu'avait-il voulu dire en réclamant le privilège « d'être au
gouvernail»? s'interrogea-t-elle. A en juger par la manière lente et mesurée dont
il lui avait fait l'amour, après toute une progression d'expertes approches, elle
avait dû lui paraître la veille bien brutale et expéditive ! Avait-elle donc échoué
aussi dans leur intimité ? Non seulement elle ne savait ni danser, ni manger
convenablement, mais il semblait en outre qu'elle ne sût pas faire l'amour
comme il aurait fallu !
Et ce n'était pas tout! songea-t-elle avec désespoir. Que dirait en effet Georges
lorsqu'il s'apercevrait qu'elle ne savait ni lire, ni écrire ? Car c'était là la triste
vérité, et la secrète raison pour laquelle elle avait refusé de s'entretenir avec
Herbert Jolliet !
Ce que penserait son mari, elle pouvait facilement le deviner ! Sans doute était-il
trop courtois pour lui adresser des reproches directs, mais il ne tarderait pas à lui
manifester de l'impatience avant de devenir morose, puis irascible. Peut-être
même finirait-il par la haïr, en se disant qu'il avait pris pour épouse la femme la
plus stupide et la plus dénuée de grâce de toute l'Angleterre!
Oui, il ne tarderait pas à se repentir de l'avoir choisie, conclut Aileas. Qui sait,
peut-être irait-il jusqu'à la renvoyer chez son père?
Si tel était le cas, comment pourrait-elle supporter cette disgrâce? s'interrogea-t-
elle. Jamais, c'était sûr, elle ne pourrait vivre loin de son mari, maintenant qu'elle
savait quel homme bon et charmant il pouvait être, pour peu qu'il laissât parler
son cœur!
Bouleversée par cette pensée, la jeune femme sentit des larmes lui brûler les
paupières, mais elle serra les poings pour s'empêcher d'y céder. Non, décida-t-
elle, elle ne pleurerait pas. C'était une faiblesse qu'elle ne pouvait pas se
permettre!
Comme pour cacher à un invisible spectateur la vue de sa détresse, elle se
couvrit le visage de ses mains. Demain, se promit-elle, elle serait forte de
nouveau, afin que nul ne soupçonnât qu'elle était la honte de son sexe. Oui, elle
cacherait aussi longtemps que possible le fait qu'elle ne sût pas lire. La fille de
lord Dugall avait trop de fierté pour se donner en spectacle !
Mais en attendant, la souffrance qu'elle ressentait était décidément trop intense
pour être contenue plus longtemps et ce fut avec un douloureux soulagement
qu'elle laissa enfin libre cours à ses larmes...
Chapitre 12
— Georges, il est temps de se lever ! Vous n'allez tout de même pas passer toute
la matinée au lit.
A cette injonction, l'interpellé ouvrit un œil et découvrit son épouse penchée au-
dessus de lui, ses beaux cheveux bruns répandus à flots sur les épaules et une
lueur d'impatience dans les yeux. Séduit par cette délicieuse vision, il attira la
jeune femme à lui et lui ouvrit les lèvres d'un insistant baiser. Mais loin de
répondre à cette muette invite, Aileas se dégagea avec raideur et répéta :
— Voyons, Georges, levez-vous !
— Mais le soleil est à peine levé ! protesta Gramercie d'une voix encore
ensommeillée.
En guise de réponse, sa compagne ouvrit les courtines, et la lumière qui inonda
brusquement la couche obligea le récalcitrant à cligner des paupières.
— Il est certainement plus de 9 heures, et la messe doit être déjà finie ! assura la
jeune femme.
— Impossible, je n'ai pas entendu les cloches, objecta son mari.
— Vous dormiez trop profondément, voilà tout !
— Est-il étonnant que je sois las, après la nuit que nous avons vécue ? Je ne suis
pas Hercule, mon amour... ni Eros !
— Non, en effet, rétorqua Aileas d'une voix sèche.
La remarque avait quelque chose de si désagréable que Georges se souleva sur
un coude pour .examiner son interlocutrice. Mais déjà, la jeune femme avait
bondi du lit, et son compagnon la vit enfiler sa vieille tunique, qu'elle ceignit
d'une ceinture de cuir. Grands dieux, se dit-il, elle n'allait tout de même pas
déambuler de nouveau dans le château avec ces affreux vêtements, en tout point
indignes de l'épouse d'un seigneur!
— Revenez donc vous coucher près de moi ! supplia-t-il avec le plus persuasif
de ses sourires.
En réalité, il espérait bien qu'une fois nue, Aileas se laisserait convaincre de ne
pas remettre son horrible accoutrement.
Mais si la jeune femme fut tentée, ce ne fut que l'espace d'un instant et elle eut
tôt fait de retrouver sa détermination.
— Non, répliqua-t-elle. Il est de notre devoir d'assister à la messe!
Contrarié, Georges poussa un soupir à fendre l'âme et se décida de guerre lasse à
émerger du lit. Mais il ne put réprimer un frisson lorsqu'il se retrouva exposé à
l'air frais de la chambre.
— Grands dieux, mais il fait un froid polaire ! s'exclama-t-il. Ne pouvez-vous
faire rallumer ce brasero ?
— Certainement pas, rétorqua Aileas. Vous n'avez qu'à vous habiller
promptement, voilà tout!
Le visage maussade, Georges se dirigea vers sa commode, mais sa femme le
devança et extirpa du meuble une vieille paire de chausses, qu'elle lui tendit avec
aplomb.
— Oh, pas celles-ci ! protesta Gramercie. Elles sont bonnes à jeter.
Surprise, Aileas examina le vêtement sur toutes les coutures.
— Pourquoi donc ? interrogea-t-elle. Je les trouve encore très bien !
— Cette guenille? Je n'ai pas osé la donner, car j'ai pensé que même un
mendiant n'en voudrait pas !
— Mais elles n'ont été reprisées que deux fois ! Georges haussa les épaules et
prit dans la commode une chemise propre.
— Aileas, s'écria-t-il en s'habillant, combien de fois faudra-t-il que je vous
répète que votre époux est un homme riche?
— Peut-être, mais il ne le restera pas longtemps s'il continue à gaspiller ainsi son
avoir, assura Aileas d'un ton doctoral.
— Mais je ne vois pas la nécessité de m'habiller comme un pauvre hère !
— Eh bien, si vous dédaignez ces chausses, c'est moi qui les porterai !
A ces mots, le sang de Georges ne fit qu'un tour et ce fut d'un ton sec qu'il
déclara :
— Je vous l'interdis bien !
Aileas se rembrunit et voulut protester, mais son mari ne lui en laissa pas le
temps.
— Vous ne les mettrez pas, insista-t-il. De toute façon, vous ne devriez pas
porter de chausses du tout, comme vous le savez fort bien.
— Mais je me suis toujours habillée ainsi ! s'écria la jeune femme.
— Tant que vous étiez sous le toit de votre père, c'était à lui de juger si votre
tenue était ou non acceptable. Mais vous êtes désormais chez votre mari, et c'est
de son opinion que vous devez tenir compte !
Aileas se renfrogna visiblement.
— Je n'ai que deux robes, objecta-t-elle, et aucune ne convient pour le tout-aller.
— La verte fera l'affaire, si Elma l'arrange un peu, assura Georges.
— Mais elle fait trop habillé ! objecta Aileas.
— Ce n'est pas exactement ce que je dirais, grommela Georges avec mauvaise
humeur.
— Très bien, répliqua Aileas avec dignité, je vais réfléchir à la question.
Mais elle avait toujours les malencontreuses chausses à la main et son époux
fronça les sourcils à cette vue.
— J'ai largement les moyens de jeter nos vêtements usagés par la fenêtre et de
vous offrir toutes les robes que vous souhaitez ! affirma-t-il.
— Mais je déteste les robes ! objecta Aileas.
Outré par cette résistance, Georges marcha droit sur la rebelle et lui arracha le
vêtement incriminé.
— Je ne vous demande pas si vous les aimez, s'exclama-t-il, j'exige simplement
que vous en portiez !
Et sans que la jeune femme ait eu le temps d'esquisser un geste, il lança les
chausses dehors.
— Mais c'est stupide ! protesta Aileas. Pourquoi avez-vous fait cela?
— Parce que je suis ici chez moi et que j'agis comme bon me semble ! affirma
Georges.
Sa femme se croisa les bras sur la poitrine et le défia du regard.
— Vous parlez comme un enfant gâté! dit-elle avec mépris. J'ai l'impression
d'entendre l'un de mes frères !
— Je ne suis pourtant ni l'un ni l'autre, affirma Gramercie d'un ton irrité. Je suis
votre époux et je n'aime pas que vous vous adressiez à moi sur ce ton. Quant à la
façon dont vous traitiez vos frères, je doute qu'elle ait été particulièrement
féminine !
— Si vous voulez dire par là que je n'étais pas sans cesse en train d'acquiescer à
leurs moindres propos, c'est exact, rétorqua la jeune femme en montant sur ses
grands chevaux. Et ne comptez pas sur moi pour jouer les demeurées avec vous
! Je ne suis pas une cervelle d'oiseau et n'ai aucune intention de me comporter
comme telle.
Elle secoua la tête et ajouta avec désespoir :
— Oh, Georges, est-ce vraiment une femme complaisante que vous désirez, une
créature prête à opiner de la tête à vos moindres répliques... comme lady
Margot?
— Je vous ai déjà dit que ma cousine n'avait aucun attrait pour moi, du moins en
tant que femme, assura Georges, qui luttait pour conserver un semblant de
calme.
Tournant le dos à son épouse, il fourragea dans le tiroir de la commode et en
sortit sa plus belle paire de chausses en daim. En fait, elles étaient beaucoup trop
élégantes pour l'usage quotidien, mais il agissait ainsi par défi, poussé à bout par
la résistance d'Aileas.
— Je vais de ce pas à la chapelle, annonça la jeune femme lorsqu'il eut achevé
de s'habiller.
Georges se retourna brusquement et lui fit face.
— Pas vêtue ainsi ! s'exclama-t-il d'une voix mauvaise.
Aileas se redressa, offusquée par le ton de l'injonction.
— Pensez-vous que vous ayez le pouvoir de m'en empêcher? interrogea-t-elle
avec hauteur.
Et sans attendre la réponse, elle passa raide devant lui pour gagner la porte, le
bousculant intentionnellement au passage. C'en était trop pour Georges, qui leva
la main d'un mouvement menaçant... avant de maîtriser sa colère dans un effort
surhumain. Dieu merci, la jeune femme n'avait pas remarqué son geste, et ce fut
en toute inconscience qu'elle sortit en faisant claquer la porte derrière elle.
Demeuré seul, Georges prit une profonde inspiration et se rua vers sa cuvette, où
il s'aspergea la tête d'eau froide. Seigneur, songea-t-il, dire qu'il avait failli
frapper Aileas! Il fallait absolument qu'il contrôlât ses réactions, sans quoi leur
union se terminerait par un désastre, aussi bien pour elle que pour lui !
Les yeux clos, il revit le corps sans vie du chiot qu'il avait malencontreusement
tué à l'âge de dix ans, et ce souvenir, aussi lancinant que s'il était de la veille, fit
perler à ses tempes quelques gouttes de sueur, tandis qu'un affreux sentiment de
honte envahissait tout son être.
Avec un lourd soupir, il s'essuya le visage et marcha jusqu'à la fenêtre, où il jeta
un regard distrait au ciel bleu pommelé de blancs nuages.
Conscient de l'impétuosité de son caractère et des capacités de violence qui
sommeillaient en lui, il avait pendant des années banni de sa vie toute émotion
forte, afin de protéger son entourage de ses propres réactions. A force d'exercer
sur lui-même une constante surveillance, il avait fini par devenir l'homme
paisible et maître de lui que connaissaient tous ses amis, l'élégant, le jovial et le
charmant sir Georges de Gramercie, dont le principal rôle dans la vie consistait à
apaiser les querelles des autres. En vérité, il avait presque fini par croire au
personnage qu'il avait créé de toutes pièces... jusqu'au jour où Aileas Dugall était
entrée dans sa vie et avait fait resurgir à la surface toutes les émotions qu'il avait
cru étouffer en lui à jamais !
Navré par cette constatation, Georges secoua lentement la tête. Comme il avait
été naïf de croire même un seul instant qu'il pouvait être le maître de ses
sentiments! La violente jalousie qu'il avait éprouvée à rencontre de Rufus
Hamerton aurait pourtant dû lui mettre la puce à l'oreille. Pourquoi n'avait-il pas
pris cet indice en considération et fui à bride abattue, tant qu'il en était temps
encore, le château de sir Thomas et de sa trop séduisante fille ? Mais il avait
préféré jouer avec le feu et en subissait aujourd'hui les conséquences !
A cet instant, il vit Aileas traverser la cour pour se rendre à la chapelle et se
renfrogna derechef. Après tout, songea-t-il, c'était aussi la faute de son épouse !
Pourquoi s'était-elle montrée ce matin si différente de la femme passionnée qu'il
avait aimée pendant la nuit? Il n'avait pourtant rien fait qui pût justifier ce
changement d'attitude !
Mais ce sursaut de rancœur ne dura que le temps d'un soupir. Le principal
coupable de cet état de fait, c'était lui et lui seul, admit-il en toute honnêteté. Il
aurait dû se détourner dès le début d'Aileas Dugall. Avec sa hardiesse, sa
franchise et ses manières insolentes, elle était exactement l'antithèse de la femme
qu'il aurait dû épouser. La vérité, c'était qu'il avait éprouvé à son égard une
irrésistible fascination, et un désir physique comme il n'en avait jamais ressenti
auparavant. Et le pire, c'était que la jeune femme eût semblé dès le début
partager son attirance! Elle faisait l'amour avec une passion et une habileté qu'il
n'avait jamais connue chez aucune autre, et le savoir inné qu'elle semblait avoir
de ces choses le laissait chaque fois pantois...
Parvenu à ce point de ses réflexions, Georges se frappa la paume de son poing
fermé. Grands dieux, songea-t-il, comment ne s'en était-il pas rendu compte plus
tôt ! Avec l'audace de ses attitudes et la précision de ses caresses, Aileas faisait
l'amour comme une courtisane consommée, et non comme la chaste jeune fille
qu'elle aurait dû être !
Où avait-elle appris la science d'aimer?
Bouleversé par cette question, Georges marcha droit vers le lit, dont il arracha
les couvertures. Puis il resta béant devant le spectacle qui s'offrait à lui et qui
confirmait ses pires suppositions. Les draps qui avaient servi pour sa nuit de
noces étaient d'une blancheur immaculée et ne présentaient pas la moindre tache
de sang !
Lorsque Elma ouvrit la porte de la chambre quelques instants plus tard, elle
trouva le maître des lieux debout dans l'embrasure de la fenêtre.
— Oh, milord, s'exclama-t-elle, je vous prie de m'excuser! Je venais pour...
— Faire le ménage, sans doute ! compléta Georges.
La servante opina et fit une respectueuse révérence. Puis elle se dirigea vers la
couche et ouvrit la bouche de surprise en apercevant les draps qui gisaient en
pile sur le sol.
— Vous ramasserez cela, lui intima son maître, et vous récupérerez également la
paire de chausses que vous trouverez dans la cour. Puis vous y adjoindrez tous
les vêtements de lady Aileas, excepté ses deux robes... et vous brûlerez le tout !
Cette fois, Elma faillit s'étrangler de stupéfaction.
— Je... je vous demande pardon, milord? bredouilla-t-elle.
— Vous m'avez bien entendu, assura Georges. Jetez au feu les effets de votre
maîtresse.
Et comme la chambrière ouvrait des yeux énormes, il ajouta avec un sourire
contraint :
— Je crains que nous n'ayons une invasion de puces, et mieux vaut que nous
sacrifiions ces quelques hardes pour éradiquer le fléau.
Et comme la jeune fille semblait quelque peu rassurée par l'explication, Georges
en profita pour la pousser dehors sans autre forme de procès.
Après avoir passé la matinée au moulin, où il avait tâché de régler avec le
meunier l'épineuse question des augmentations injustifiées, Georges pénétra
dans la grande salle au moment même où lady de Pontypoole entrait par une
autre porte.
— Plus charmante que jamais ! dit-il en souriant galamment à sa cousine.
Margot se glissa gracieusement sur sa chaise avant de se tourner vers Georges :
— Lady Aileas ne se joint pas à nous pour le repas? s'informa-t-elle.
Georges fronça les sourcils. En fait il ne savait absolument pas où était sa
femme et cette absence n'était pas sans l'irriter. Aileas s'était-elle encore glissée
dans la salle des gardes? s'interrogea-t-il avec un pincement au cœur. Mais il
chassa résolument cette éventualité de son esprit et affirma :
— Je suppose qu'elle est allée rendre visite à son cheval !
Lady de Pontypoole eut un léger sourire et examina son cousin à la dérobée.
— Vous semblez bien las, observa-t-elle.
— Comme tout nouveau marié, je suppose !
— Mais voilà qui présage bien de votre bonheur conjugal ! répliqua Margot d'un
ton enjoué.
— En doutiez-vous donc ?
Manifestement gênée par la question, Margot grignota un morceau de pain et se
donna le temps de la réflexion avant de répondre :
— Il est vrai qu'Aileas est très différente de l'image que je me faisais de votre
future épouse.
— C'est aussi mon avis, soupira Georges. Elle parle et se comporte comme une
paysanne sans éducation. Quant à ses vêtements, ils ressemblent davantage à
ceux d'un jongleur qu'aux atours d'une dame de qualité !
Margot haussa délicatement les sourcils à cette appréciation.
— Pourquoi l'avez-vous épousée, en ce cas? s'informa-t-elle.
Gramercie se pencha vers sa cousine pour lui chuchoter d'un ton confidentiel :
— Voulez-vous savoir la vérité? Je crois que j'ai été ensorcelé !
Mais la plaisanterie n'eut pas l'heur de plaire à lady de Pontypoole, qui secoua
doucement la tête.
— Allons, Georges de Gramercie, se récria-t-elle, je vous connais depuis trop
longtemps pour que vous jouiez ce jeu avec moi ! Sérieusement, pourquoi avoir
choisi Aileas Dugall ?
— Mon père souhaitait cette union, et sir Thomas également. Je n'avais aucune
raison de leur refuser satisfaction !
Margot poussa un soupir excédé.
— Oh, Georges, vous plaisantez encore ! s'exclama-t-elle d'un ton plaintif.
— Très bien ! rétorqua son cousin. Puisque vous voulez le savoir, j'ai toujours
désiré épouser une femme déconcertante, et sur ce point, Aileas ne finira jamais
de m'étonner!
Blessée, lady de Pontypoole fit mine de se détourner.
— Si vous ne voulez pas me répondre honnêtement, déclara-t-elle, je vais rentrer
chez moi dès demain !
— Mais je suis sincère ! protesta Georges.
Margot chercha le regard de son cousin et y lut sans doute confirmation de ce
qu'il venait d'assurer, car elle répliqua :
— Je veux bien vous croire ! Mais dans ces conditions, Aileas vous rendra-t-elle
heureux?
Cette fois, Georges ne répondit pas et avala une gorgée de bière pour dissimuler
son embarras. Il était inutile d'éveiller en Margot le soupçon que son mariage
battait déjà de l'aile, décida-t-il. Aussi fut-ce d'un ton enjoué qu'il rétorqua enfin:
— Evidemment, Aileas ne sait ni se vêtir ni danser, mais j'espère que vous lui
apprendrez tout cela !
— Mais elle ne s'habille pas si mal que cela !
Gramercie jeta à sa cousine un regard réprobateur.
— Qui est en train de plaisanter, cette fois? questionna-t-il.
— Mais je suis sérieuse, Georges, affirma Margot. Il est vrai que les jupes
d'Aileas sont un peu courtes, mais on peut facilement remédier à cet
inconvénient !
— Mais elle porte des habits d'homme! protesta Georges.
— Parce qu'elle les trouve plus confortables ! assura sa cousine. En fait, elle n'a
jamais dû avoir de couturière à sa disposition et croyez-moi, rien n'est pire que
de devoir supporter le carcan d'une robe mal taillée! Cela gêne considérablement
l'aisance des mouvements.
— Un peu comme une armure trop petite, en somme ! commenta Georges.
Cette appréciation de guerrier arracha à lady de Pontypoole un petit rire
délicieusement musical.
— Aileas renoncera d'elle-même à ses chausses lorsqu'elle aura enfin une garde-
robe digne de ce nom, affirma-t-elle. Me donnez-vous carte blanche pour lui
faire confectionner des tenues convenables ?
— Bien sûr, d'autant plus que c'est devenu très urgent! J'ai fait brûler ce matin
tous ses vêtements.
Margot ouvrit des yeux stupéfaits.
— Georges, se récria-t-elle, vous n'avez tout de même pas fait cela !
— J'y ai été obligé, assura Gramercie, sans quoi elle n'aurait jamais cessé de
porter ces affreuses hardes, indignes de l'épouse d'un seigneur!
— Et comment a-t-elle réagi ?
— A vous dire la vérité, elle ne sait encore rien !
Margot secoua la tête d'un air navré.
— Georges, vous me surprenez! s'exclama-t-elle. C'est là un acte qui ne vous
ressemble pas.
Gramercie haussa les épaules devant cette réprimande.
— Je n'avais pas le choix, répliqua-t-il. Aileas est aussi obstinée qu'une mule et
n'écoute jamais mes suggestions.
— Et bien entendu, vous êtes vous-même d'une docilité d'agneau ! susurra
perfidement Margot.
Georges négligea délibérément cette remarque.
— J'ai été obligé d'agir ainsi, affirma-t-il en haussant les épaules.
— Hum..., fit Margot, qui s'enquit au bout d'un instant : y a-t-il au village une
couturière digne de ce nom?
— Sans doute, car il m'arrive de croiser sur la Grand-Place, les jours de marché,
des villageoises fort bien vêtues.
— Alors, faites-la venir dès aujourd'hui !
Georges inclina la tête.
— Il sera fait comme vous le désirez, belle cousine ! acquiesça-t-il.
Lady de Pontypoole lui jeta un regard oblique avant d'interroger :
— Pourquoi m'avez-vous demandé de rester, Georges ? Est-ce vraiment pour
servir de professeur à votre épouse... ou pour lui montrer quel genre de femme
vous avez dédaigné pour elle ?
— Mais je ne vous ai jamais dédaignée, Margot, répliqua Georges avec
stupéfaction. La question ne s'est jamais posée entre nous, voilà tout!
— Je le sais bien, assura lady de Pontypoole en lui tapotant la main. Mais
Aileas, elle, n'en est pas très sûre, et elle peut fort bien interpréter ainsi ma
présence à Ravensloft !
— Ce n'est pas une excuse, riposta Georges. Elle a eu grand tort de se montrer
impolie avec vous !
— Bah, je ne m'en suis pas offusquée, je vous assure. D'ailleurs, je ne suis pas
sans apprécier la franchise de votre épouse.
— On ne peut l'accuser d'hypocrisie, c'est vrai !
— Et je suppose que c'est en partie ce que vous aimez chez elle, observa Margot
en hochant la tête. En vérité, vous éprouvez pour elle des sentiments beaucoup
plus intenses que vous ne voulez l'admettre !
Georges gratifia sa cousine d'un regard sceptique.
— Avez-vous consulté un astrologue pour lire ainsi en moi? interrogea-t-il d'un
ton moqueur.
— Je vous connais, c'est tout, répliqua Margot avec un serrement de cœur.
Comment expliquer à Georges qu'elle était sûre de ce qu'elle avançait?
s'interrogea-t-elle. Point n'était besoin d'être voyante pour autant ! Il suffisait de
plonger un instant dans le regard bleu du beau Gramercie... où n'importe quelle
femme aimante pouvait déchiffrer ses pensées comme dans un miroir!
— Que diable faites-vous là, Elma? interrogea Herbert Jolliet.
Etonné, il s'approcha de la chambrière, qui activait à l'aide d'un bâton un
immense brasier, allumé dans un coin de la cour.
— Je brûle les vêtements de lady Aileas, répliqua la jeune fille. Ainsi en a
décidé sir Georges !
— Mais pourquoi donc? questionna l'intendant en haussant les sourcils d'un air
stupéfait.
— Il prétend que c'est à cause des puces, mais si vous voulez mon avis, il veut
tout bonnement obliger sa femme à porter des habits plus décents. Du reste, il
m'a demandé d'aller quérir une couturière.
A cet instant, sir Richard apparut au coin des écuries et se dirigea vers le couple
à grandes enjambées.
— Que se passe-t-il ici? demanda-t-il lorsqu'il eut rejoint les deux jeunes gens.
Elma réitéra ses explications et conta par le menu aux deux frères ce qui s'était
passé ce matin-là dans la chambre seigneuriale.
— C'est étrange, commenta Richard. Voilà qui ne ressemble pas à notre sir
Georges! Etait-il en colère lorsqu'il vous a donné ces ordres?
Elma secoua la tête, tout en remuant les étoffes enflammées du bout de son
bâton.
— Il était simplement glacial, assura-t-elle.
— Et elle ?
— Elle était à la chapelle.
— Où Georges a dû ensuite la rejoindre ? supposa Richard.
Herbert se permit d'intervenir.
— Non, corrigea-t-il, car il a passé une partie de la matinée chez Rafe, qui a pris
peur devant l'interrogatoire que lui a fait subir sir Georges. Le meunier craint
que le pot aux roses ne soit découvert et regrette de nous avoir écoutés ! Si vous
voulez mon avis, c'était une erreur de l'enrôler.
— Sans lui, nous n'aurions pu tricher sur le prix des céréales, riposta sèchement
Richard.
Elma repoussa une mèche de son visage et secoua la tête.
— Herbert a raison, déclara-t-elle. Je ne fais pas confiance à Rafe. D est capable
de tout avouer à sir Georges pour sauver sa peau !
Richard blêmit de colère à la seule évocation de cette éventualité.
— En ce cas, déclara-t-il, il faut s'assurer qu'il ne parlera pas !
Son frère lui lança un regard apeuré.
— Que voulez-vous dire? questionna-t-il.
— Vous le savez fort bien ! grommela Richard. Mais son jumeau, cette fois,
s'insurgea ouvertement contre la suggestion.
— Je ne suis pas un meurtrier ! protesta-t-il.
— Préférez-vous courir le risque de voir tous nos plans à l'eau? Pensez à ce que
cet échec vous ferait perdre! D'abord, Lisette vous quitterait séance tenante, c'est
plus que certain. Plus d'argent, plus de maîtresse !
— Mais elle m'aime ! affirma Herbert, qui tâchait manifestement de se
convaincre lui-même.
Elma et Richard échangèrent un sourire de mépris.
— Elle aime vos écus, rétorqua ce dernier d'un ton sévère. Le jour où vous lui
couperez les subsides, elle s'envolera!
La résolution d'Herbert parut faiblir, mais il n'en déclara pas moins d'une voix
pleurarde :
— Je ne veux pas tuer Rafe !
— Mais qui vous parle de cela ? riposta son frère. Pour l'instant, il s'agit
seulement de donner à ce pleutre une leçon. Il est si lâche qu'une bonne raclée
suffira à le ramener à la raison !
Herbert acquiesça, visiblement soulagé.
— Mais qui s'en chargera? interrogea-t-il.
— Je connais des lascars qui ne demanderont pas mieux, moyennant modiques
finances, assura Richard. Vous irez vous entendre avec eux dès ce soir.
— Moi? questionna son jumeau d'une voix étranglée.
— A moins que vous ne préfériez manier vous-même le gourdin ! riposta
Richard, qui coupa court aux protestations de son frère en ajoutant : mais assez
bavardé! N'avez-vous pas vos comptes à faire ?
Obéissant à la suggestion, Herbert enveloppa ses deux compagnons d'un regard
résigné et s'éloigna en direction du château.
— Vous n'auriez pas dû le mettre dans le coup, murmura Elma lorsqu'il eut
disparu. Il va tout gâcher.
— Allons donc ! se récria Richard. Il fera ce que je lui ordonnerai, j'y veillerai.
— Hum... C'est un sentimental, avec tout ce que cela comporte de faiblesse !
— Croyez-vous que je ne l'aie pas à l'œil? interrogea le régisseur avec superbe.
— Cela vaut mieux pour vous ! assura la chambrière avec un mauvais sourire.
Un instant décontenancé, Richard scruta le feu, qui jetait ses dernières flammes.
— Pensez-vous que le mariage de sir Georges batte de l'aile? questionna-t-il
enfin.
— il est trop tôt pour le dire avec certitude !
— En tout cas, Elma, rappelez-vous : il faut diviser pour régner ! Si votre
maîtresse vous fait part de ses soucis, n'hésitez pas à semer le doute dans son
esprit sur la fidélité de son mari !
Elma secoua la tête.
— Lady Aileas n'est pas du genre à se confier à une servante, affirma-t-elle.
— En ce cas, c'est sir Georges que nous allons travailler! Herbert et moi
pouvons l'amener subtilement à douter de la vertu de sa femme. Lorsqu'un mari
est déçu par sa moitié, il n'est pas rare qu'il demande des consolations à son
accorte chambrière !
Elma haussa les épaules avec dédain.
— Vous vous égarez, Richard! lança-t-elle. Si j'ai couché avec vous, c'est parce
que vous m'avez confortablement rémunérée pour cela ! Mais sir Georges, lui,
est un homme honorable. Ce n'est pas le genre à trousser ses servantes, vous le
savez fort bien !
Richard rougit légèrement à ce discours.
— Pourquoi ne voulez-vous pas lui forcer la main? s'enquit-il. Vous êtes femme
à convaincre n'importe quel homme, pour peu que vous vous en donniez la
peine!
— Nous avons tous nos raisons, rétorqua froidement Elma. Allez, maintenant!
ajouta-t-elle en remuant les dernières braises de sa baguette. Selon les
instructions de sir Georges, je vais aller sans plus attendre quérir la couturière au
village, dans l'espoir que ma maîtresse ne lui claquera pas la porte au nez !
Chapitre 13
D'un geste subreptice, Aileas essuya ses paumes moites avec sa jupe, tout en
jetant un regard furtif à Herbert Jolliet, qui se tenait penché à côté d'elle sur un
énorme registre. Quant à Richard, il était demeuré debout à sa droite depuis le
début de l'entrevue et observait la scène d'un air désagréablement
condescendant.
En fait, la jeune femme ne comprenait pas pourquoi le régisseur s'était joint à
son frère, la gestion de la maison n'étant pas de son ressort. Comme si cela ne
suffisait pas d'entendre Herbert lui expliquer le sens de ces interminables
colonnes de chiffres! songea-t-elle en réprimant un soupir. Confrontée à sa
propre ignorance, elle n'avait qu'une hâte, c'était que l'épreuve s'achevât le plus
rapidement possible !
La tête douloureuse, elle scruta la page que lui désignait Herbert et s'efforça de
comprendre ce dont il parlait. Les additions et soustractions ne lui posaient pas
de problème, car elle avait appris à compter depuis son enfance, mais les mots,
par contre, demeuraient pour elle d'indéchiffrables hiéroglyphes !
— Comme vous l'a dit mon frère, déclara Richard en posant son doigt sur un
point précis du parchemin, il va nous falloir faire rentrer davantage de farine. La
quantité portée ici est nettement insuffisante.
— Oh... oui, bien sûr! s'empressa de répondre Aileas, tout en jetant un coup
d'œil impuissant aux signes que lui désignait le régisseur.
Herbert toussota discrètement. & — Je crois que ce sera tout pour aujourd'hui,
milady, déclara-t-il. Nous reprendrons cet examen demain matin, si vous le
voulez bien.
Aileas cette fois poussa un soupir de soulagement avant d'interroger :
— Est-ce que ce sera chaque fois aussi long ?
— Oh, non, milady! affirma l'intendant. Mais comme c'était aujourd'hui notre
première séance, il était utile de procéder à un examen approfondi des chiffres.
— Maintenant que vous savez l'essentiel, intervint Richard, vous n'aurez plus à
considérer que les détails quotidiens.
— Etes-vous fatiguée, milady? interrogea Herbert, en voyant sa maîtresse frotter
ses tempes douloureuses.
— Oh, je... non..., bredouilla Aileas. J'ai simplement eu une journée épuisante.
Elle eut un sourire espiègle et ajouta :
— De plus, vous ne vous attendez certainement pas qu'une nouvelle épousée
comme moi passe des nuits reposantes !
Cette allusion par trop directe aux réalités conjugales fit monter le rouge aux
joues d'Herbert, et Richard lui-même parut un instant embarrassé. Mais il eut tôt
fait de retrouver son flegme et déclara :
— Evidemment, milady!
A cet instant, Elma apparut sur le seuil du bureau et enveloppa les trois jeunes
gens du regard, avant de plonger dans une respectueuse révérence.
— Si vous en avez terminé, milady, dit la chambrière, la couturière vous attend.
— Quelle couturière? s'informa Aileas en fronçant les sourcils.
Les deux hommes et la servante échangèrent un regard entendu, et Elma se hâta
de préciser :
— C'est sir Georges qui lui a demandé de venir, milady, et...
Elle fut interrompue par l'entrée de lady de Pontypoole, qui s'écria gaiement
depuis le seuil :
— Je vous trouve enfin, Aileas ! Voulez-vous que nous montions dans votre
chambre ? Nous y serions plus tranquilles pour prendre vos mesures...
Loin de se laisser amadouer par cet entrain, Aileas ne se rembrunit que
davantage. Ainsi, songea-t-elle, Georges voulait qu'elle fît concurrence à sa
poupée de cousine, dont l'élégance frisait le ridicule, du moins à son avis. Eh
bien, il allait certainement être déçu !
— Je n'ai pas besoin de couturière! lança-t-elle d'un ton sec, tout en se levant de
son siège.
Comprenant qu'elle allait devoir faire preuve de doigté, lady Margot fit un signe
aux deux Jolliet.
— Sir Richard, Herbert, leur dit-elle, voulez-vous avoir l'obligeance de nous
laisser seules ?
Dociles à l'injonction, les deux hommes sortirent de la pièce, aussitôt imités par
Elma. Restée seule avec Aileas, Margot referma soigneusement la porte avant de
commencer :
— Je suis désolée de devoir vous déranger avec ces futilités, mais votre époux a
donné l'ordre de vous faire confectionner toutes les robes dont vous avez besoin.
Irritée par ce préambule, Aileas jeta un regard noir à son interlocutrice, qui
réprima un soupir. Bien qu'elle ne sût pas exactement ce qui s'était passé entre
eux, Margot n'avait pas de mal à deviner que les relations de Georges et de sa
femme n'étaient guère au beau fixe, et se sentait peu encline à en blâmer Aileas.
Bien qu'elle aimât son cousin, elle n'était pas aveugle à ses défauts. Gramercie,
admit-elle, montrait une incapacité notoire à aborder des sujets sérieux, et à dire
la vérité, on n'était jamais sûr de ce qu'il pensait, ce qui devait avoir un effet
particulièrement irritant sur une femme aussi spontanée que sa moitié ! Mais
d'un autre côté, elle n'était pas sans s'étonner qu'il eût précisément choisi pour
compagne une créature aussi indépendante et volontaire qu'Aileas...
— J'ai déjà dit à mon mari que je ne voulais pas de nouvelles robes ! jeta cette
dernière d'un ton sec.
Décidée à ne pas brusquer les choses, Margot prit le temps de rouler les
parchemins abandonnés sur la table avant de répliquer avec douceur :
— Je crains que vous n'ayez pas le choix, ma chère, à moins d'aller toute nue!
Aileas dévisagea sa compagne d'un air étonné.
— Que voulez-vous dire? questionna-t-elle. Lady de Pontypoole prit une
profonde inspiration et déclara d'une traite :
— Tout simplement que Georges vient de faire brûler vos vêtements.
Debout en face d'elle, son interlocutrice posa les deux mains sur la table et la
scruta droit dans les yeux.
— Brûler? répéta-t-elle d'une voix encore incrédule.
Margot ne baissa pas les paupières sous ce regard flamboyant.
— Oui, affirma-t-elle tranquillement.
— Et pourquoi, si ce n'est pas trop vous demander?
Lady de Pontypoole haussa légèrement les épaules.
— Sans doute le savez-vous mieux que moi ! répondit-elle.
Les narines frémissantes, Aileas laissa passer quelques secondes avant de
s'exclamer d'un ton ironique :
— Ainsi, mon seigneur de mari veut transformer son ignorante épouse en
femme élégante, tout cela avec votre aide... et sans même me demander mon
avis. Comme c'est aimable à lui, vraiment!
Margot dut se retenir pour ne pas répliquer vertement à Aileas qu'elle parlait en
enfant gâtée. Ne comprenait-elle pas à quel point Georges s'intéressait à elle?
C'était si évident lorsqu'on envisageait les choses d'un regard un peu objectif!
Mais au même instant, elle rencontra le regard d'Aileas et la détresse qu'elle y
déchiffra eut instantanément raison de son irritation. Apparemment, Georges
n'était pas le seul à souffrir du différend qui l'opposait à sa femme, se dit-elle.
D'ailleurs, ne fallait-il pas être deux pour se disputer? — Préféreriez-vous qu'il
annule votre mariage et vous renvoie chez votre père ? interrogea-t-elle
nettement.
— Il n'oserait pas ! se récria Aileas.
Margot se tut, le cœur battant. Non, se morigéna-t-elle, il ne fallait pas qu'elle se
laissât aller à une telle espérance! C'était mauvais pour tout le monde... à
commencer par elle-même !
— J'étais exactement la même lorsque Georges m'a choisie, commenta
amèrement Aileas. Il savait donc à quoi s'attendre et ne doit s'en prendre qu'à
lui-même s'il est déçu !
Il y avait tant de souffrance dans sa voix que Margot prit une brusque résolution
et s'avança vers elle.
— Aileas, dit-elle avec détermination, je veux du moins clarifier une chose, afin
qu'il n'y ait pas d'ambiguïté entre nous. Georges n'a jamais pensé à moi comme à
une possible amante, mais comme à une sœur. Cela, je peux vous l'affirmer sans
crainte de me tromper !
— Et moi, je n'en suis pas aussi sûre que vous ! riposta sa compagne d'un ton
boudeur.
— Mais vous devez me croire !
— Pour cela, il faudrait que vous soyez laide et désagréable... ce qui est loin
d'être le cas !
Margot prit une profonde inspiration et s'exhorta à la patience. Elle ne devait pas
oublier qu'elle était là pour aider Aileas !
— Si Georges avait voulu de moi, il aurait demandé ma main lorsque j'étais
encore une jouvencelle, allégua-t-elle.
— Peut-être n'était-il pas encore prêt pour le mariage.
— Il y a cinq ans que je suis veuve, Aileas ! Ne trouvez-vous pas qu'il aurait eu
tout le temps d'envisager cette perspective, s'il l'avait souhaité?
— Et s'il vous avait demandée, auriez-vous accepté ?
Margot eut une légère hésitation.
— Non, répondit-elle enfin d'une voix faible.
Mais elle ajouta, incapable de réprimer plus longtemps la douleur qui la poignait
depuis tant d'années :
— Jamais il ne m'a regardée comme il vous regarde ! Il y a tant de passion dans
ses yeux, lorsqu'il les pose sur vous!
— Tant de condescendance, voulez-vous dire ! Pour lui, je ne suis qu'une
rustaude mal éduquée et mal vêtue.
— Mais ne voyez-vous pas qu'il vous aime? questionna désespérément Margot.
Si vraiment vous êtes aveugle à ce point, je vous plains de tout mon cœur!
— Je ne veux pas de votre pitié ! rétorqua Aileas. Devant cette obstination,
Margot décida d'oublier son propre tourment. Elle devait absolument aider
Aileas, se dit-elle. Après tout, c'était elle que Georges avait épousée, et il lui
fallait respecter son choix, aussi douloureux que ce fût pour elle.
— Si vous vous montrez entêtée au point de refuser tout effort pour conquérir un
tel homme, alors vous méritez vraiment ma compassion, que vous la vouliez ou
non ! lança-t-elle.
Offusquée par la réprimande, Aileas se raidit de nouveau.
— Je n'ai pas besoin que l'on me fasse la leçon ! jeta-t-elle en se dirigeant vers la
porte.
Mais Margot l'arrêta en lui agrippant le bras.
— Aileas, s'écria-t-elle, ne soyez pas stupide! Je cherche à vous aider, non à
vous prendre votre place.
Son interlocutrice la dévisagea un instant, comme si elle cherchait dans ses yeux
la confirmation de cette phrase. Ce qu'elle lut dans le regard vert de Margot dut
la rassurer quelque peu, car elle baissa aussitôt les armes.
— Très bien, acquiesça-t-elle enfin. Puisque milord le veut ainsi, j'essaierai de
devenir pour vous une élève docile. Mais sachez qu'il y a des domaines dans
lesquels je ne vous permettrai jamais d'intervenir !
Elle s'installa sur une chaise, le dos bien droit, et interrogea ironiquement :
— Par quoi allons-nous commencer, une fois réglée la question vestimentaire ?
Par des leçons de danse ?
— Georges n'a pas précisé, affirma Margot.
Aileas émit un reniflement de dédain.
— Il n'est pas toujours très précis, en effet! remarqua-t-elle avec acrimonie.
Cette réflexion arracha à Margot un léger soupir. Aider ce couple à vivre dans
une certaine harmonie n'allait certainement pas être une tâche facile, admit-elle
en son for intérieur. Mais elle était prête à tout pour empêcher les deux
protagonistes de se briser mutuellement le cœur.
— Georges n'a pas dû se faire faute de vous gronder, dit-elle avec douceur. Je
sais qu'il peut être parfois très dur.
Etonnée d'entendre ce parangon de cousine émettre une critique à rencontre de
son idole, Aileas considéra sa compagne d'un œil attentif avant de grommeler :
— Hum... Il n'est pas un maître sans reproche, c'est vrai. Prenez la gestion du
domaine, par exemple ! Il s'en remet trop à ses intendants et ne surveille pas
suffisamment ses hommes d'armes. Evidemment, il s'habille bien et ses manières
sont irréprochables, mais tout cela n'est que vétilles !
— Qu'est-ce qui est important pour vous? interrogea lady de Pontypoole en
haussant l'un de ses délicats sourcils.
— Le respect qu'on inspire à ses soldats ! répliqua Aileas sans la moindre
hésitation.
— Georges n'est-il pas respecté de ses hommes, à votre avis ?
Aileas réfléchit un instant.
— Si, admit-elle enfin à contrecœur. Il n'en reste pas moins qu'il se montre fort
borné sur certaines questions !
— Il ne comprend pas, c'est vrai, que vous puissiez vous sentir bien dans vos
vieux vêtements. Il ignore ce que c'est que de danser toute une soirée dans un
corset qui vous étouffe !
— Ou de chevaucher sans chausses! compléta Aileas avec conviction.
Cette précision suscita l'hilarité de Margot, qui pouffa sans retenue.
— Il est vrai que Georges n'a pas grande imagination ! reconnut-elle.
Aileas songea à l'intimité qu'elle avait partagée avec son mari. L'initiative dont il
avait fait preuve dans leurs rapports démentait cette opinion. Mais ce n'était pas
là une réflexion dont elle pouvait faire part à Margot !
— Comme la plupart des hommes, poursuivit cette dernière, il ne se doute
même pas de ce que peut être un point de vue féminin !
— Ces messieurs devraient faire un effort, renchérit Aileas.
— Certes, mais c'est sans doute trop leur demander. Ce qui ne les empêche pas
d'exiger que nous, les femmes, prenions constamment en compte leur opinion !
— Voilà ce que je ne fais jamais !
Margot s'esclaffa de nouveau.
— C'est précisément là que gît le problème !
— Pourquoi me soucierais-je de l'avis de quelqu'un qui ne respecte pas le mien?
protesta Aileas.
Lady de Pontypoole fronça légèrement les sourcils.
— Parce que c'est ainsi que font les autres femmes, affirma-t-elle, et que c'est là
ce que votre mari attend de vous !
Son interlocutrice secoua énergiquement la tête.
— Mais je suis différente de mes consœurs, comme vous avez pu le remarquer!
objecta-t-elle. C'est d'ailleurs pour cette raison que Georges vous a demandé de
me prendre en mains. Il espère que je changerai à votre contact !
— Oh, je ne crois pas que..., voulut protester Margot.
Mais Aileas l'interrompit avec vigueur.
— J'en suis certaine! dit-elle d'un ton péremptoire. Mais vous pouvez assurer à
mon époux que je ne me laisserai pas circonvenir... à moins que je ne décide
moi-même de changer !
Elle se leva sur ces mots, bien décidée à rompre sans plus attendre cet inutile
entretien.
Mais Margot refusa de s'avouer si promptement battue.
— Et... vous n'avez pas encore pris cette décision? s'informa-t-elle.
Aileas enveloppa sa compagne d'un regard critique. Avec sa discrète élégance et
ses manières raffinées, cette femme représentait exactement tout ce qu'elle
n'était pas elle-même, se dit-elle. Pourtant, si elle s'en donnait la peine... La
conquête de Georges de Gramercie ne valait-elle pas quelques sacrifices ? Si elle
voulait qu'il l'aimât comme elle l'aim...
Elle buta sur ce dernier mot, frappée par la pensée qui s'était imposée à elle.
Aimait-elle vraiment son mari? s'interrogea-t-elle. Si tel était le cas, c'était d'un
amour bien différent de celui qu'elle avait cru ressentir pour Rufus. Après tout,
le sentiment qui la portait vers Georges était peut-être exactement celui qu'une
femme devait éprouver pour l'homme qui était destiné à partager toute son
existence : de la passion, certes, mais aussi de la confiance et de l'estime !
N'était-ce pas la moindre des choses, lorsqu'on était appelés à construire un
foyer ensemble ?
Parvenue à cette conclusion, elle envisagea la question du point de vue de
Margot, et ne put s'empêcher de reconnaître que celle-ci n'avait pas tort. Si elle
s'obstinait à ne pas changer, elle perdrait Georges à coup sûr! Pouvait-elle
accepter cette défaite avant même d'avoir combattu?
— Très bien, déclara-t-elle soudain, allons recevoir la couturière !
Elle sortit de la pièce sur cette déclaration, et Margot n'eut plus qu'à lui emboîter
le pas, non sans avoir poussé un léger soupir. Soulagé... ou résigné? En cet
instant précis, la cousine de Georges eût été bien en peine de lire dans son
propre cœur !
D'un geste preste, Richard saisit son frère par le bras et l'entraîna dans la laiterie
déserte.
— Nous avons de la chance! chuchota-t-il d'un ton triomphant.
— Pourquoi donc ? demanda Herbert. Je suis sûr qu'elle n'a même pas saisi la
moitié de nos explications !
— Justement! Avez-vous remarqué qu'il fallait lui désigner du doigt chaque
article avant qu'elle ne paraisse comprendre de quoi il était question?
Herbert fronça les sourcils.
— C'est exact, admit-il. Qu'est-ce que cela signifie ?
— N'avez-vous pas réalisé, imbécile ? Notre nouvelle maîtresse ne sait pas lire,
et il y a fort à parier pour qu'elle soit également incapable d'additionner ou de
soustraire deux chiffres !
— C'est impossible, voyons ! se récria Herbert. Elle est la fille d'un seigneur et a
dû recevoir une éducation conforme à son rang !
— Elle est surtout la fille de sir Thomas, à qui il n'a même pas dû effleurer
l'esprit qu'une femme avait besoin d'apprendre autre chose que de manier des
armes !
— Mais toutes les nobles dames...
— Je vous dis qu'elle est illettrée! interrompit brusquement Richard. Lorsqu'il a
été question de farine, à la fin de notre entretien, j'avais le doigt pointé sur
l'article « vin », et elle n'y a vu que du feu.
— Grands dieux, s'écria Herbert, enfin convaincu, vous avez raison !
— C'est ce que je me tue à vous faire entendre depuis un quart d'heure! Cela
explique pourquoi lady Aileas a retardé autant qu'elle a pu cette séance. C'est la
femme la plus ignorante que nous ayons jamais rencontrée !
— Et croyez-vous que sir Georges en soit conscient ?
— Certainement pas, assura Richard. La jeune personne est trop fière pour lui
avoir confié la vérité.
— Mais en ce cas, tout est pour le mieux ! s'écria Herbert. Elle croira tout ce que
nous lui raconterons.
Son frère se frotta les mains, tant cette perspective le réjouissait.
— Un seigneur paresseux, et une maîtresse de maison incapable de tenir ses
comptes! conclut-il avec jubilation. C'est presque trop beau pour être vrai !
Lorsque Margot pénétra ce soir-là dans la grande salle, Georges se tourna vers
elle avec inquiétude.
— Aileas n'est pas avec vous? interrogea-t-il.
— Elle a la migraine et préfère dîner dans sa chambre, expliqua la jeune femme.
Gramercie fronça les sourcils à cette information et son appréhension ne fit que
croître.
— Comment a-t-elle reçu la couturière? s'informa-t-il. Elle ne l'a pas mise à la
porte, au moins ?
— Pas avant de lui avoir laissé prendre ses mesures ! affirma Margot d'un ton
amusé. Elle a également condescendu à choisir quelques étoffes.
Georges poussa un soupir de soulagement.
— Je craignais qu'elle ne fasse dévaler l'escalier tête la première à la pauvre
créature ! avoua-t-il.
— Il est vrai qu'elle n'était guère de bonne humeur ! répliqua Margot.
La conversation s'interrompit le temps que le père Adolphus récitât le
bénédicité, puis Margot reprit à mi-voix :
— Pour tout vous dire, Aileas était vraiment furieuse contre vous !
— Je m'en doute ! dit Georges en hochant la tête.
En fait, il brûlait d'envie de savoir ce qui s'était dit entre les deux jeunes femmes,
mais sa fierté lui interdisait de presser sa cousine de questions.
— Si vous voulez mon avis, murmura Margot, tout cela est très bon signe, mon
cher Georges !
Gramercie haussa les sourcils.
— Je ne vois pas en quoi ! lança-t-il.
— Mais si, voyons ! Si Aileas était indifférente à votre égard, elle ne réagirait
pas à vos souhaits avec une telle passion.
Elle hésita une seconde et ajouta :
— Répondez-moi franchement, Georges ! Aime-t-elle... faire l'amour avec
vous?
— Margot ! protesta Gramercie d'un ton scandalisé.
— Si vous voulez que je vous aide, rétorqua tranquillement la jeune femme,
vous devez éclairer ma lanterne, afin que je puisse envisager toutes les données
du problème. Aileas est une femme très particulière et je ne veux pas agir à
l'aveuglette, au risque d'empirer les choses entre vous !
— Cela vous donne-t-il le droit de connaître... les détails intimes de notre vie ?
protesta Georges avec un reste de réprobation.
Margot parut blessée par la question.
— Si vous aimez mieux que je ne vous aide pas, dites-le tout de suite! rétorqua-
t-elle sèchement. Cela m'évitera de perdre davantage mon temps !
Georges jeta un regard furtif à sa cousine... et renonça à tout lui dire. C'était tout
bonnement impossible, décida-t-il. Il ne pouvait mettre Margot au courant des
affreux soupçons qu'il avait conçus sur la vertu d'Aileas !
— Pour autant que je puis dire, avoua-t-il prudemment, elle apprécie beaucoup
notre intimité.
— Mais voilà qui est excellent! approuva Margot.
— Sans doute, convint Georges, dont le visage se rembrunit.
Combien d'hommes Aileas avait-elle eus avant lui? s'interrogea-t-il. Plusieurs,
ou ce qui était peut-être encore pis, un seul, avec d'affreux cheveux rouges et
une carrure de charretier?
— Toutefois, poursuivit lady de Pontypoole, vous ne pouvez construire toute
votre vie sur ce qui se passe dans le lit nuptial, aussi important que ce soit. Il y a
aussi la journée !
— D'autant plus qu'Aileas ne s'attarde jamais dans la dite couche, renchérit
Georges. Elle est debout tous les jours avant l'aube !
— Hum... Au fond, votre femme est exactement comme une pouliche rétive.
L'essentiel, c'est que vous la traitiez avec patience !
— Mais c'est ce que je fais déjà ! Margot secoua la tête.
— Pas suffisamment, déclara-t-elle. Vous ne pouvez tout de même espérer
qu'elle change en quelques jours, même si elle est de bonne volonté ! C'est un
travail de longue haleine, mais... avez-vous vraiment envie de l'entreprendre?
— Que voulez-vous dire ? Que je préfère garder une épouse moins bien élevée
que le dernier de mes soldats, et qui tire des flèches mieux qu'elle ne danse?
Lady de Pontypoole hésita.
— Ce que je veux dire, c'est que la sauvagerie d'Aileas n'est pas sans charme et
que vous l'aimerez peut-être moins lorsqu'elle sera devenue plus policée !
Georges examina sa cousine avec stupéfaction.
— Ainsi, murmura-t-il, vous croyez que... je l'aime?
Et comme Margot se contentait de hocher gravement la tête, il reprit après un
instant de réflexion :
— Quoi qu'il en soit, je désire qu'elle change. Il m'est impossible de passer ma
vie avec une femme aussi mal éduquée. Son ignorance et ses mauvaises
manières auraient tôt fait de devenir franchement embarrassantes.
Lady de Pontypoole réprima un soupir. Décidément, songea-t-elle, Georges ne
percevait pas le danger de l'entreprise. Devait-elle lui apprendre qu'il était
mauvais de trop attendre d'un mariage, et que c'était parfois une façon très sûre
de le briser? Elle en avait fait l'amère expérience, elle qui n'avait pu donner à
son époux l'enfant qu'il attendait avec tant de ferveur!
Au fil des ans, l'impatience de lord Pontypoole s'était changée en colère, puis en
franche hostilité à son égard, et il ne s'était guère passé de jour sans qu'il maudît
sa femme pour sa stérilité. Même à l'article de la mort, il avait été incapable de
lui pardonner et avait emporté son ressentiment dans la tombe !
— Très bien, déclara-t-elle enfin, j'essaierai de me montrer pour Aileas un
professeur efficace. Mais de votre côté, vous devez faire preuve d'équanimité et
ne pas vous irriter si la... transformation ne s'effectue pas aussi vite que vous le
souhaitez!
— Je serai le plus patient des maris! promit Georges. Ce ne sera pas si difficile,
après tout.
Pour toute réponse, Margot lui jeta un regard pensif. Le malheureux ne semblait
pas se douter qu'avec une femme comme Aileas, les choses n'iraient
certainement pas toutes seules ! pensa-t-elle avec commisération.
Chapitre 14
Assise à même le sol, le dos appuyé au mur de sa chambre, Aileas réfléchissait.
A Ravensloft, elle n'avait pas de pommier qui pût lui servir de refuge, aussi
était-ce dans l'appartement conjugal qu'elle s'était subrepticement retirée, après
qu'Elma eut terminé le ménage.
En fait, elle avait aussi une autre raison de s'éclipser. C'était l'heure où elle se
retrouvait quotidiennement dans le bureau avec Herbert Jolliet pour vérifier les
comptes du jour, et ce matin-là, elle ne se sentait pas le courage d'affronter cette
corvée.
En réalité, elle ne souhaitait voir absolument personne. A qui d'ailleurs aurait-
elle pu confier ses soucis? Elma semblait toute disposée à l'écouter, mais son
père lui avait assez répété qu'on ne devait jamais évoquer ses affaires
personnelles avec des domestiques pour qu'elle ne dérogeât pas à cette règle,
même à Ravensloft. Quant à lady Margot, elle ne pouvait surmonter sa méfiance
à son égard, encore que la cousine de Georges se montrât exceptionnellement
aimable et patiente envers elle. Non, décidément, mieux valait qu'elle réglât
seule ses problèmes ! se dit-elle.
Cette conclusion lui arracha un léger soupir. Evidemment, admit-elle, elle
n'aurait pas dû pour autant fuir son devoir, qui lui ordonnait de superviser la
gestion du domaine avec Herbert. Mais aussi, que cette tâche était fastidieuse !
Chaque jour, l'intendant lui soumettait la liste des achats effectués la veille,
opération qui la laissait de plus en plus perplexe. Il lui avait semblé plusieurs
fois remarquer que certains articles portés la veille sur le parchemin avaient
disparu entretemps et que les chiffres avaient été légèrement modifiés. Etait-ce
un effet de son imagination? se demandait-elle chaque fois.
Comme elle ne savait pas lire, elle n'avait aucun moyen d'éclaircir ses soupçons
et se faisait scrupule de les exprimer à qui que ce fût. En suspectant l'honnêteté
du serviteur de Georges, n'était-elle pas tout simplement le jouet de ses
préjugés? Elle aurait été si soulagée de pouvoir prendre l'intendant en faute, afin
de ne plus subir sa présence quotidienne !
Quoi qu'il en fut, son aversion pour les Jolliet s'en trouvait renforcée. Bien
qu'Herbert se montrât des plus courtois envers elle, elle sentait qu'il la critiquait
à part lui et la jugeait stupide. Quant à Richard, il la mettait encore plus mal à
l'aise avec ses affectations de bonhomie.
Avec ces deux mentors, son apprentissage de maîtresse de maison n'avançait
guère et elle ne savait jamais exactement ce qu'elle devait faire. Lady Margot
avait beau lui prodiguer les conseils, elle ne se sentait pas plus avancée qu'au
premier jour de son arrivée à Ravensloft. Compter les nappes ou les serviettes de
table lui semblait une occupation si fastidieuse ! Si c'étaient là les devoirs
auxquels il lui fallait s'astreindre désormais, elle préférait ses activités de jeune
fille à ses tâches de femme mariée, auxquelles son éducation l'avait du reste fort
mal préparée !
Les seuls moments où elle se sentait de nouveau un peu elle-même, c'était lors
des sorties à cheval qu'elle effectuait quotidiennement dans la campagne
environnante. Mais même en ces instants privilégiés, elle n'était pas
complètement heureuse.
Tout d'abord, elle ne pouvait faire un pas hors des murs du château sans être
aussitôt entourée d'une escorte armée, dont les membres avaient été choisis par
Georges à cet effet. Ces soldats avaient beau être les meilleurs cavaliers de
Ravensloft, leur perpétuelle présence n'en était pas moins pesante et elle les
aurait volontiers semés, si elle n'avait craint le courroux de son mari. D'autre
part, le confort de ses chausses lui manquait. Ce n'était décidément pas la même
chose que d'enfourcher un cheval comme un homme ou de galoper en amazone!
Quant à ses longues jupes, elles entravaient ses pas, et elle ne souhaitait rien tant
que de s'en débarrasser pour revêtir de nouveau ses vieux habits.
Comme si ces petites gênes ne suffisaient pas, la jeune femme se sentait en outre
fort mal à l'aise lorsqu'elle se retrouvait à chaque repas attablée dans la grande
salle entre Georges et sa cousine. Elle avait alors la désagréable impression que
son mari suivait d'un œil critique ses moindres gestes. N'était-il pas allé jusqu'à
lui reprocher expressément de ne pas manger la bouche close? Cette remarque
lui avait instantanément coupé l'appétit, bien que les mets disposés devant elle
fussent excellents. Comme professeur, lady de Pontypoole avait tout de même
un peu plus de doigté ! avait-elle songé avec irritation.
En fait, Margot se montrait extrêmement gentille avec elle, si gentille qu'Aileas
parfois se sentait tentée de l'aimer. Elle n'avait jamais eu d'amie femme et se
disait qu'après tout, la cousine de Georges aurait pu parfaitement jouer ce rôle...
si seulement elle n'était pas aussi belle et aussi exemplaire ! Mais lady de
Pontypoole avait tant d'attraits, et Georges semblait tellement se plaire en sa
compagnie, qu'il lui était difficile de ne pas soupçonner leur relation d'être moins
innocente qu'ils le prétendaient tous deux.
Etait-ce à dire que Georges la trompait avec lady Margot? s'interrogea-t-elle
avec un serrement de cœur. Horrible pensée ! Si seulement elle pouvait la bannir
de son esprit... Mais cette crainte était trop enracinée en elle pour qu'elle pût
l'écarter aussi facilement, et le regard furtif qu'elle jeta à la couche conjugale ne
fut pas pour la rasséréner. Là comme ailleurs, elle avait perdu toute confiance en
elle depuis le fameux soir où Georges, selon ses propres termes, avait pris lui-
même le gouvernail en mains.
Depuis ce temps, elle ne savait plus si elle faisait bien ou mal en donnant libre
cours à sa passion. Pour complaire à son mari, elle n'aurait pas demandé mieux
que de se comporter en épouse modeste et de lui laisser prendre l'initiative, mais
c'était tout bonnement impossible ! Dès que Georges l'effleurait de la main, le
désir flambait si fort en elle qu'elle devenait incapable de la moindre retenue.
Etait-ce cette ardeur qui déplaisait à son époux ? Ces derniers temps, il semblait
s'éloigner d'elle chaque jour un peu plus et elle n'avait rien appris sur lui, au
point qu'il lui était aussi étranger qu'avant leur mariage !
En dehors des moments où ils faisaient l'amour, pourquoi se montrait-il si
réservé avec elle? s'interrogea-t-elle. Evidemment, il était on ne peut plus
courtois et souriant, mais quelque chose avait changé dans les rapports qu'il
entretenait avec elle. C'était comme s'il construisait entre eux un mur auquel
chaque jour ajoutait inexorablement une pierre de plus.
L'aimerait-il un jour de nouveau avec la sauvage passion dont il avait fait preuve
pendant les heures bénies qui avaient suivi leur mariage? Etant donné le tour
qu'avaient pris leurs relations, cela semblait plutôt improbable !
Bouleversée par cette pensée, Aileas se leva et se mit à arpenter la pièce.
Pourtant, elle avait tout essayé pour lui plaire ! songea-t-elle avec amertume.
N'avait-elle pas accepté de changer ses manières, d'apprendre à se vêtir et à
danser? Elle s'était même astreinte à vérifier les comptes du château avec ces
affreux Jolliet. Et tout cela pour rien ! De toute évidence, elle avait perdu la
bataille. Et maintenant, qu'allait-elle faire? S'avouer vaincue et rentrer tout droit
chez son père ?
Mais sa fierté se rebella à cette seule pensée. Jamais ! décida-t-elle. Sir Thomas
ne lui avait-il pas appris que mieux valait mourir plutôt que de rendre les armes?
Forte de ce principe, elle se battrait jusqu'au bout et triompherait, c'était du
moins ce qu'elle voulait croire !
D'un geste déterminé, elle ouvrit la commode de Georges et en sortit la première
paire de chausses qu'elle trouva sous sa main. Elles étaient un peu grandes pour
elle, mais elle était habituée à porter les vêtements usagés de ses frères. Tout ce
qu'il lui fallait, c'était une ceinture! Après avoir soulevé le couvercle du coffre
qui abritait ses propres vêtements, elle avisa l'une de ses nouvelles robes, dont
elle arracha le lacet de soie bleue. Puis elle se ceignit la taille de ce cordon et prit
une profonde inspiration.
Elle avait peut-être le cœur brisé, se dit-elle, mais l'honneur exigeait qu'elle
cachât sa détresse à son entourage et se comportât comme si elle jouissait d'un
bonheur sans mélange !
Forte de cette résolution, elle sortit de la chambre et se dirigea droit vers
l'armurerie, où elle prit son carquois et ses flèches.
Foin des interrogations et des doutes torturants, songea-t-elle en sortant du
château à grandes enjambées. Pour remonter le moral d'une amazone comme
elle, rien ne valait une partie de chasse !
L'église du village avait déjà sonné matines, lorsque Georges cette nuit-là
pénétra enfin dans la chambre conjugale. Après un remarquable dîner, constitué
essentiellement du gibier qu'Aileas avait abattu cet après-midi-là, Georges s'était
longuement attardé dans la salle, occupé à disputer une interminable partie
d'échecs avec Richard Jolliet. Quant à Aileas, elle s'était retirée tôt après être
restée silencieuse pendant tout le repas, ce qui était devenu son attitude
habituelle ces derniers temps. Rien de ce que disait son mari ne semblait devoir
la dérider, et bien que les manières de la jeune femme se fussent grandement
améliorées sous la férule de Margot, Georges en était arrivé à regretter sa
spontanéité d'antan.
En dépit de ce que prétendait lady de Pontypoole, il n'était pas sûr que les
réactions passionnées d'Aileas, qui réagissait avec ardeur à ses caresses dès
qu'ils se retrouvaient couchés ensemble, constituent forcément un bon signe. En
réalité, il aurait même juré que sa femme avait de l'aversion pour lui et ne l'avait
épousé que parce que le véritable objet de son amour, Rufus Hamerton, n'avait
pas condescendu à demander sa main ! Il semblait en effet certain que ce ruffian
avait été son amant et qu'elle n'était pas arrivée vierge dans le lit de son époux,
ce que semblait confirmer chaque jour son attitude !
En toute objectivité, n'avait-elle pas un comportement plutôt étrange avec les
hommes de Ravensloft ? songea Gramercie. Même Richard Jolliet s'était permis
d'insinuer que la châtelaine passait un peu trop de temps avec les soldats de la
garnison ! Si même le régisseur en était là, songea Georges, Dieu savait quels
commérages devaient courir dans la région sur la maîtresse de Ravensloft, qui
passait le plus clair de son temps à chevaucher dans la campagne, en compagnie
d'hommes qui n'étaient ni ses frères ni son mari !
Malheureusement, l'attitude qu'elle observait en public à son égard n'avait rien
pour décourager la rumeur. Chaque fois qu'elle se trouvait avec lui, Aileas
l'ignorait résolument, ce qui devait laisser penser que les relations du seigneur et
de sa nouvelle épouse n'étaient guère au beau fixe !
Dieu merci, se dit-il, il en allait tout autrement la nuit ! Dès qu'il se trouvait seul
avec Aileas dans leur chambre, rien ne comptait plus que le désir qu'ils
éprouvaient l'un pour l'autre. Un seul baiser et tout disparaissait, hors la passion!
Après s'être immobilisé un instant sur le seuil, à épier le souffle régulier de la
dormeuse, Georges s'avança dans la chambre, que baignait la lueur argentée du
clair de lune. Le brasero, ce soir-là, n'avait pas été allumé, et aucune bougie ne
se consumait dans les chandeliers. De toute évidence, Aileas n'avait pas veillé
pour l'attendre. Etait-il soulagé ou déçu par cette constatation? Voilà ce qu'il
aurait été bien en peine de dire !
A pas silencieux, il s'approcha du lit et considéra un instant la jeune femme.
Vêtue de sa seule chemise, Aileas était couchée sur le dos, les traits détendus par
le sommeil. Comme elle avait l'air paisible, songea Gramercie, avec sa bouche
pulpeuse légèrement entrouverte, et ses cheveux couleur de châtaigne répandus
à flots sur l'oreiller!
Incapable de résister plus longtemps à l'appel muet qui le poussait vers la
tentatrice, Georges se dévêtit en un tournemain et s'étendit à côté d'elle. Puis il
lui prit la main, dont il embrassa délicatement la paume. Sensible à cette caresse,
la jeune femme poussa un bref soupir et se tourna vers lui.
— Georges? chuchota-t-elle.
— Oui, mon amour, murmura son mari en l'encerclant de ses bras.
Aussitôt, Aileas se serra contre lui dans un élan si spontané qu'il en perdit
instantanément ses dernières réserves. Une fois de plus, il oublia toutes ses
résolutions et se laissa emporter par l'irrésistible passion qui le poussait vers
cette femme. Pendant quelques instants, ce ne fut plus entre eux que
flamboiement de désir, extase des sens, gémissements d'ivresse.
Lorsque la tempête se fut enfin apaisée, Georges retomba sur l'oreiller à côté de
sa compagne, le souffle encore court et le torse moite de sueur.
Haletante elle-même, Aileas se souleva sur un coude pour le regarder et fronça
légèrement les sourcils.
— Où étiez-vous? interrogea-t-elle.
— Au paradis! soupira Georges sans l'ombre d'une hésitation.
— Ce n'est pas ce que je veux dire ! Où avez-vous donc passé la soirée?
— En bas, dans la grande salle.
— Avec qui ? insista Aileas.
Gramercie sentit la suspicion qui s'exprimait dans sa voix et se rembrunit
aussitôt.
— Avec Richard Jolliet, si vous tenez à le savoir, répliqua-t-il sèchement.
— Et... personne d'autre?
Georges plissa le front. Décidément, se dit-il, il n'aimait pas cet interrogatoire! Il
n'avait rien commis de répréhensible depuis son mariage et ne voyait pas
pourquoi Aileas se permettait de le soupçonner ainsi.
— Ce n'est pas à vous de me questionner, assura-t-il en se redressant. Je fais ce
que je veux, avec qui je veux ! Ne suis-je pas le maître ici ?
— Si, et je suis votre épouse ! rétorqua la jeune femme.
— Je ne le sais que trop! remarqua Gramercie d'un ton sec.
Blessée par cette réplique, Aileas se maudit silencieusement. Quelle idiote elle
avait été d'accueillir les caresses de cet homme avec tant de fougue ! Ne
méritait-il pas au contraire la plus grande froideur, après avoir regagné si tard le
lit conjugal ?
— Où étiez-vous, monsieur mon mari? insista-t-elle.
Cette fois, Georges fut incapable de dissimuler la colère qui bouillonnait en lui
depuis un instant. D'un geste prompt, il se leva et se mit en devoir d'enfiler ses
chausses.
— Tout s'est passé exactement comme je vous l'ai dit, expliqua-t-il pourtant
d'une voix brève. Je suis resté dans la salle avec Richard, et lorsque notre partie
s'est achevée, je me suis assis près du feu, où je suis resté une bonne heure à
réfléchir. A vrai dire, j'ai pensé qu'un peu de solitude vous serait salutaire, et que
vous envisageriez ensuite vos propres erreurs d'un regard plus objectif.
— Mes erreurs? répéta Aileas d'un ton outré. De quoi parlez-vous exactement?
Est-ce que je passe comme vous des heures à ne rien faire? C'est plutôt sur votre
conduite que vous devriez vous interroger !
Georges saisit sa tunique et l'endossa.
— Contrairement à ce que vous pouvez croire, je ne gaspille pas mon temps !
assura-t-il d'un air irrité.
— Oh, pardonnez-moi ! dit railleusement la jeune femme. Il est vrai que jouer
aux échecs est une tâche on ne peut plus importante. Et envoyer votre régisseur
questionner le meunier qui a été sauvagement battu par une bande de vauriens,
c'est certainement remplir vos obligations de seigneur !
— Il s'agissait d'une vengeance de mari trompé, rien de plus, argua Gramercie
en achevant de s'habiller.
— Mais vous n'êtes pas allé vous en assurer vous-même !
— Je me suis bien déplacé lorsqu'il s'est agi de discuter les tarifs de cet homme !
— C'est bien d'ailleurs la seule fois où je vous ai vu agir par vous-même !
ironisa Aileas.
— Je fais beaucoup plus de choses que vous ne croyez, mais je n'en parle pas,
voilà tout! Tout le monde n'est pas comme votre père.
— Mon père sait ce que sont les devoirs d'un seigneur et il les remplit
scrupuleusement, rétorqua Aileas d'un ton solennel.
Poussé à bout par cette remarque, Georges se retourna vers sa femme et répliqua
furieusement :
— Excepté lorsqu'il s'agit de sa propre fille ! Dites-moi, ma femme, ajouta-t-il
d'un ton goguenard, suis-je un meilleur amant que Rufus Hamerton?
L'accusation prit Aileas de court et la stupéfia tellement qu'elle ouvrit deux ou
trois fois la bouche avant de pouvoir articuler :
— Comment pourrais-je le savoir? Je n'ai jamais fait l'amour avec lui !
— Alors, avec qui ? interrogea Georges, le visage convulsé de colère. Qui vous
a si bien appris les subtilités de l'amour physique et a été l'heureux bénéficiaire
de votre virginité?
— Mais c'est vous ! affirma Aileas avec force.
Georges serra les poings à cette déclaration.
— Aileas, déclara-t-il d'une voix dangereusement sourde, je peux supporter
beaucoup de vous, mais pas un mensonge !
— Mais je ne mens pas ! s'exclama la jeune femme, sincèrement abasourdie. Je
n'ai jamais fait l'amour qu'avec vous !
Pendant un instant, Georges crut qu'il allait se laisser emporter par la fureur et
frapper son interlocutrice... ou pis encore ! Mais il fit un incommensurable effort
sur lui-même et réussit à recouvrer un semblant de calme. Quant à Aileas, c'était
elle maintenant que la colère emportait.
— Quel droit avez-vous de m'insulter ainsi? s'écria-t-elle en sautant du lit à son
tour. Sur quoi fondez-vous votre accusation?
— J'ai examiné nos draps au lendemain de nos noces. Ils n'étaient pas tachés de
sang !
— Mais je l'étais, moi, affirma la jeune femme, et je me suis lavée avant de
descendre.
— Très facile, vraiment!
Cette fois, Aileas se sentit frémir de la tête aux pieds, bouleversée par une
irrésistible montée de rage.
— Comment osez-vous me faire un tel reproche, lança-t-elle, vous qui avez
demandé à votre chère cousine de séjourner sous notre toit !
Georges fronça les sourcils.
— J'éprouve pour Margot un amour fraternel, assura-t-il, pas davantage ! Je
vous ai gardé ma foi et c'est vous qui l'avez trahie en me cachant votre passé !
Bouleversée de colère, la jeune femme marcha droit sur son mari et tenta de le
souffleter, mais Georges arrêta son geste au vol et lui enserra le poignet d'une
étreinte d'acier. Puis il la relâcha brusquement et sortit de la pièce, dont il fit
claquer la porte derrière lui. Eperdue, Aileas voulut se précipiter derrière lui,
mais le peu qu'elle possédait de sens des convenances l'arrêta net avant qu'elle
eût franchi le seuil. Que dirait-on si on la voyait ainsi courir dans les couloirs en
chemise, pieds nus, et qui plus était au cœur de la nuit? se demanda-t-elle. Sans
doute se moquerait-on d'elle en chuchotant qu'elle n'avait même pas été capable
de garder son mari pendant un malheureux mois !
Le cœur serré, elle secoua la tête dans un geste incrédule. Comment Georges
pouvait-il ainsi l'accuser de l'avoir trahi? Elle était vierge lorsqu'elle l'avait
épousé, il devait tout de même bien le savoir! Si elle n'était pas tout à fait novice
dans l'art d'aimer, c'était parce qu'elle avait su écouter et tirer des leçons de ce
qu'elle entendait ! Mais Georges ignorait ce détail et s'imaginait sans doute...
Accablée, elle n'acheva pas et s'appuya contre la porte close avant de fermer les
paupières. Elle aurait dû se douter que les choses se passeraient ainsi, songea-t-
elle. Ignorant de son passé, Georges s'était imaginé que son savoir provenait de
la pratique! Etait-ce pour cela qu'il était devenu si distant avec elle? Oh, il fallait
vraiment qu'elle lui explique! Qu'importait le qu'en-dira-t-on? Ce qu'elle avait à
sauver était bien plus important que de vulgaires commérages !
Forte de cette pensée, elle rouvrit la porte et sortit dans le corridor obscur. Ce
qu'elle devait faire, décida-t-elle, c'était retrouver Georges et lui dire toute la
vérité. Alors, il cesserait sans aucun doute de poser sur elle ces regards froids
qui lui glaçaient le cœur, et avec l'aide de Dieu, ils pourraient peut-être tout
recommencer ! Parvenu dans la cour, Georges s'assit à l'ombre du puits, afin de
ne pas être vu des sentinelles qui . patrouillaient sur le chemin de ronde.
Les yeux clos, il revit le visage tendu d'Aileas, tel qu'il était quelques instants
plus tôt lorsque la jeune femme lui avait clamé son innocence, et il souhaita
passionnément la croire. Mais sa raison ne se contentait pas de simples
affirmations jetées dans les sursauts de la colère. Ce qu'il voulait songea-t-il,
c'étaient des preuves! Après tout, il n'était pas le premier homme à s'être laissé
berner par une femme. Le cas était fréquent et il lui fallait autre chose que de
fallacieuses déclarations pour retrouver sa confiance en Aileas.
Dire qu'un instant plus tôt, il était si hors de lui qu'il aurait pu la tuer! Oui, s'il
avait eu une arme à sa portée, il n'était pas certain qu'il n'aurait pas cédé une fois
de plus à la tentation de la violence. De quelle étoffe était-il donc fait pour se
laisser ainsi surmonter par la brutalité de ses instincts ?
Sur le fond de nuit de ses paupières, il revit le malheureux chiot qu'il avait
autrefois occis dans un accès de colère. Il était alors âgé de dix ans et le petit
animal appartenait à la meute de son père.
Emerveillé par son intelligence, Georges l'avait pris en mains et s'était ingénié à
lui apprendre des tours compliqués, tout heureux à l'idée que son père
apprécierait certainement ses efforts et ne manquerait pas de le féliciter pour ce
dressage.
Pendant des heures, il s'était essayé à cette tâche, mais le chien était beaucoup
trop jeune et s'était bientôt lassé de devoir retrouver dans les fourrés la vessie de
porc gonflée d'air que son jeune maître y avait cachée. Déçu, Georges avait
insisté, et le chiot, énervé, avait fini par lui mordre légèrement le mollet. Etait-ce
cela qui avait déclenché sa crise de fureur? Tout ce dont se souvenait Georges,
c'était d'avoir saisi un bâton et frappé l'animal — trop fort, hélas. Alors, horrifié
de ce qu'il avait fait, il avait soulevé le chiot dans ses bras et s'était mis à
sangloter de toutes ses forces. Mais le pire, c’avait été le regard incrédule que lui
avait jeté son père en découvrant la scène quelques secondes plus tard. Jamais,
dût-il vivre encore cent ans, il ne pourrait oublier l'expression qu'il avait
déchiffrée alors sur le visage d'habitude si affectueux de Bertrand de Gramercie!
Oh, bien sûr, se rappela-t-il, son père l'avait aussitôt étreint de son bras et lui
avait demandé calmement de lui expliquer ce qui s'était passé. Devant une telle
gentillesse, Georges n'avait pas même essayé de mentir et c'était en sanglotant
qu'il avait narré l'épisode et tenté d'expliquer l'inexplicable.
Pendant ce récit, son père l'avait écouté avec la plus scrupuleuse attention.
— Voyez-vous, mon fils, lui avait-il dit ensuite, vos regrets, aussi sincères qu'ils
soient, ne peuvent ramener à la vie ce pauvre chien. C'est pourquoi un homme
doit toujours apprendre à contrôler ses mouvements de colère !
Après cette conclusion, il avait doucement ramené Georges à la maison, mais en
dépit de ses paroles tendres, il y avait toujours dans ces yeux cette expression
étrange dont le souvenir devait poursuivre son fils toute sa vie. Aussi jeune qu'il
fut, Gramercie à ce moment-là savait déjà ce qu'il lui avait suffi de quelques
minutes pour perdre à jamais : le respect de son père.
Depuis ce temps, il avait appris à refouler sa colère au plus profond de lui-
même, et avait même banni de sa vie tout sentiment un peu vif qui aurait pu
menacer de nouveau l'équilibre qu'il avait si péniblement acquis. A défaut de
réelle impassibilité, il avait parfaitement réussi à acquérir un calme de surface...
jusqu'à ce qu'il rencontrât Aileas Dugall, et tombât passionnément amoureux
d'elle!
La fille de sir Thomas avait ce terrible pouvoir de réveiller en lui toutes les
passions qu'il croyait à jamais ensevelies dans le secret de son cœur. Avec ses
manières directes et sa naïve impétuosité, elle bousculait les barrières qu'il avait
érigées depuis tant d'années entre le monde et lui. Et le voilà qui se retrouvait
confronté à des émotions qu'il n'avait pas éprouvées depuis son enfance ! Aurait-
il toujours le pouvoir de les contrôler? Voilà ce dont il n'était pas certain !
Qu'allait-il devenir, s'il redevenait l'esclave et non le maître de ses pulsions ?
N'en arriverait-il pas, dans un paroxysme de colère, à perdre vraiment tout
contrôle sur lui-même? Mieux valait s'éloigner tant qu'il était temps, avant d'être
acculé au pire !
Mais d'un autre côté, cette solution n'enchantait guère Gramercie. Quitter Aileas,
se dit-il, n'était-ce pas se comporter comme un soldat peureux qui fuit le champ
de bataille avant même que le combat ait commencé ?
Pourtant, il n'avait pas le choix. S'il voulait éviter un drame, il devait absolument
s'éloigner de Ravensloft et de son épouse, jusqu'à ce qu'il redevînt un tant soit
peu maître de lui-même et trouvât la force de gouverner ses propres sentiments.
Après tout, il possédait des domaines éloignés qu'il aurait dû visiter depuis des
mois, et il était grand temps de réparer cette négligence !
Fort de cette résolution, Georges se leva... et crut avoir une vision ! A la lueur du
clair de lune, il venait en effet de voir la silhouette d'Aileas, en chemise et nus
pieds, se glisser furtivement dans la salle des gardes !
Chapitre 15
Le lendemain matin, Aileas fut saisie d'une irrésistible quinte de toux à la sortie
de la messe. A défaut de trouver Georges la nuit dernière, elle avait contracté un
rhume en courant le château pieds nus à sa recherche !
Pour prix de son imprudence, elle avait maintenant les yeux rouges et enflés, la
gorge douloureuse, et éternuait par rafales. En résumé, elle se sentait aussi mal
en point physiquement que moralement !
Tout ce qu'elle souhaitait, c'était de se recoucher afin de pouvoir goûter un peu
de repos. Si elle était descendue malgré sa lassitude, c'était pour pouvoir
s'expliquer avec Georges. Il fallait absolument qu'elle le convainquît de sa
sincérité, songea-t-elle. Comment pouvait-il la soupçonner d'être encore éprise
de Rufus ? Ses sentiments pour le reître de son père avaient bien changé depuis
son mariage. En fait, elle se sentait rougir de honte au souvenir des avances
qu'elle lui avait faites. Comment avait-elle pu s'abaisser au point de presque le
supplier de demander sa main? s'interrogeait-elle avec incrédulité. Certes, elle
pensait encore à Rufus avec une réelle affection, mais exactement comme à un
vieil ami. Jamais elle n'avait éprouvé pour lui le désir passionné que lui inspirait
maintenant son époux !
Ce qu'elle aurait voulu, c'était revivre avec Georges les moments merveilleux
qu'ils avaient partagés pendant leur nuit de noces et le lendemain, lorsqu'ils
avaient chevauché ensemble dans les bois et échangé des confidences comme
des compagnons de longue date, unis par des années de complicité. Ce jour-là,
elle avait fait part à son mari de tous ses petits secrets, et lui avait conté des
choses si intimes qu'elle n'en avait jamais auparavant parlé à personne.
Oh, songea-t-elle, pourquoi ces instants étaient-ils déjà révolus? Elle devait
absolument trouver un moyen de persuader Georges de sa bonne foi !
Elle était attablée depuis quelques instants dans la grande salle, lorsqu'elle
entendit quelqu'un franchir le seuil. Pleine d'espoir, Aileas leva la tête, mais ce
n'était que Margot, qui s'avança vers elle avec sa grâce habituelle.
Dieu que cette femme était élégante et maîtresse de ses moindres gestes ! songea
Aileas en jetant un regard envieux à la robe amarante et à l'écharpe vaporeuse de
lady de Pontypoole. Jamais ses propres vêtements, aussi bien coupés qu'ils
fussent, ne lui siéraient aussi bien ! Ceux de Margot semblaient ne faire qu'un
avec le corps de leur propriétaire, tandis qu'elle avait beau faire, les siens
continuaient d'être pour elle une constante gêne. Quand apprendrait-elle, par
exemple, à porter voile et falbalas avec la même nonchalante désinvolture que la
cousine de Georges ?
— Mon Dieu, mais vous n'allez pas bien! s'exclama Margot en posant sa main
fraîche sur le front d'Aileas. Vous devriez être au lit !
Comme pour confirmer ces paroles, la maîtresse de maison éternua et résista à la
tentation de se moucher dans son écharpe de soie.
— J'irai me reposer après le repas, promit-elle. Je... je dois d'abord parler à
Georges.
— Oh, mais cela peut sans doute attendre ! protesta Margot, qui semblait
sincèrement s'inquiéter de sa santé.
Mais Aileas secoua la tête d'un air résolu, juste au moment où Gramercie
pénétrait à son tour dans la salle, suivi du père Adolphus et de Richard. Le
châtelain se dirigea vers la table sans un regard pour sa femme et ce fut
seulement lorsqu'il fut assis qu'il se tourna enfin vers elle et remarqua d'un ton
formel :
— Vous semblez mal en point, milady.
Aileas attendit pour répondre que le prêtre eut achevé le bénédicité.
— Je dois vous parler ! chuchota-t-elle alors.
Georges lui jeta un regard froid.
— Cela peut attendre mon retour, déclara-t-il. J'ai décidé de visiter tous mes
domaines.
Et comme Margot semblait aussi surprise qu'Aileas, il ajouta avec ironie :
— Je me suis montré jusqu'ici plus tôt négligent dans l'accomplissement de mes
devoirs de seigneur. Je ne voudrais pas que l'on puisse m'accuser de ne pas
remplir mes obligations !
Richard fronça les sourcils en entendant ces propos.
— Négligent? répéta-t-il d'une voix étonnée.
Oui, confirma Georges. N'est-ce pas votre avis?
— Certainement pas, milord ! assura Jolliet avec force.
Gramercie jeta à sa femme un regard mi-figue, mi-raisin, qui ne fut pas perdu
pour Margot. Lady de Pontypoole devina aisément qu'il y avait dû avoir un
différent dans le couple à ce propos, et qu'Aileas avait sans doute reproché à son
mari sa nonchalance. Devait-elle prévenir charitablement la jeune femme que les
hommes n'aimaient pas à être critiqués dans leurs actions... surtout pas Georges
de Gramercie?
— Mais bien entendu, poursuivit Richard, une petite visite ne nuira en rien à la
gestion de vos terres! Il est parfois bon de se rendre compte des choses par soi-
même.
— En ce cas, nous partirons tout de suite après le déjeuner, décida Georges.
— Très bien, milord, acquiesça Richard. Je vais donner des ordres à cet effet.
Il se leva, laissant son repas inachevé, et quitta la salle après avoir jeté un furtif
regard sur Aileas.
Après son départ, un long silence s'installa entre les convives. Georges mangeait
sans mot dire et son épouse semblait absorbée dans la contemplation de son
assiette.
— Combien de temps serez-vous absent? demanda enfin Margot de son air le
plus innocent.
— A vrai dire, je n'en sais rien, rétorqua Gramercie.
Et comme il faisait mine de se lever, Aileas le retint par la manche.
— Je voudrais vous parler avant votre départ, dit-elle.
— C'est impossible, assura Georges, car je n'ai plus une minute à moi. Mes
obligations, comme vous le savez, passent avant tout le reste.
— Georges, chuchota Margot, heurtée par l'ironie de cette réplique, elle est
malade, voyons !
— Si tel est le cas, vous ferez une bien meilleure infirmière que moi ! rétorqua
Gramercie, à voix assez haute pour être entendu de sa femme. Mais si vous
voulez mon avis, elle souffre seulement d'un chaud et froid, qu'elle a contracté
en fréquentant cette nuit la salle des gardes !
Outrée par l'implicite accusation que contenaient ces mots, Aileas se leva, mais
elle avait à peine fait deux pas qu'elle vacilla et serait certainement tombée sur le
sol si Margot ne s'était précipitée à son aide. Georges lui-même avait esquissé un
mouvement pour lui porter secours, mais lorsqu'il vit que sa cousine s'en
chargeait, il se hâta de se rasseoir.
— Voulez-vous raccompagner ma femme dans sa chambre ? demanda-t-il à lady
de Pontypoole.
Il avait parlé d'un ton si glacial que Margot le considéra un instant, interloquée.
Etait-ce bien l'affable Georges de Gramercie qui s'exprimait ainsi ? se demanda-
t-elle avec stupéfaction.
— Allez chercher l'apothicaire, ajouta le maître de maison à l'adresse d'Elma,
qui s'empressait auprès de la malade.
Margot ouvrit la bouche pour réprimander son cousin, mais préféra y renoncer.
Le plus urgent était de coucher Aileas, songea-t-elle. Il serait toujours temps
ensuite de jouer les conciliatrices entre Georges et sa femme. Ils n'étaient tout de
même pas mariés depuis assez longtemps pour avoir accumulé des griefs
vraiment insurmontables ! Sans doute ne serait-il pas impossible de colmater la
brèche qui s'était creusée entre eux.
Mais d'un autre côté... N'était-ce pas nourrir une attente insensée que d'espérer
que ce mariage puisse être encore purement et simplement annulé ?
Stupéfait, Herbert regarda son frère jeter quelques effets dans une malle de cuir
et poussa un soupir. Les deux jumeaux se trouvaient dans la chambre de
Richard, la seule pièce de son appartement qui fût aussi luxueusement meublée,
sans doute parce que Georges de Gramercie n'y entrait jamais et ne pouvait donc
à cette vue se poser des questions sur le train de vie de son régisseur. Herbert
lui-même n'avait pas ce souci, car il habitait un logis fort modeste. Mais ce que
nul ne savait, à part ses proches, c'était qu'il entretenait en ville une maîtresse,
qu'il comblait de cadeaux et à qui il avait même acheté une superbe maison !
— Vous qui disiez qu'il était trop indolent pour visiter jamais ses domaines !
remarqua-t-il en secouant la tête. Que se passera-t-il, s'il demande à voir le détail
des comptes ?
— Je ne pouvais pas prévoir un tel revirement! grogna Richard avec une
évidente mauvaise humeur. Jamais il ne s'en était préoccupé jusqu'à ce jour!
Il s'assit sur la malle avant d'ajouter :
— C'est sa faute à elle, j'en mettrais ma main à couper !
Herbert se mordilla nerveusement les ongles.
— Pensez-vous qu'il nous soupçonne de..., commença-t-il.
— Bien sûr que non ! interrompit Richard.
— Peut-être a-t-elle décelé quelque chose d'anormal dans les listes de vivres !
— Comment le pourrait-elle, puisqu'elle ne sait pas lire?
— Alors, pourquoi dites-vous que c'est sa faute? interrogea naïvement Herbert.
— Parce que cette harpie le fait tourner comme un toton, idiot! rétorqua Richard
d'une voix irritée.
Il se leva brusquement et fit quelques pas dans la pièce avant d'ajouter :
— Pourquoi, si ce n'était pas le cas, aurait-il pris la décision de partir ainsi à
l'improviste? C'est cette femme qui le rend fou !
— Vous disiez pourtant que nous n'avions rien à craindre d'elle, argua Herbert.
— D'elle directement, non, mais je ne peux évidemment penser à tout !
Comment pouvais-je deviner qu'elle se montrerait impossible au point que son
paresseux de mari préférerait s'occuper de ses affaires, plutôt que de rester en sa
compagnie ? Dieu merci, elle semble bien malade. Si seulement elle pouvait
passer de vie à trépas !
— Richard! protesta Herbert avec un regard scandalisé. J'espère au contraire
qu'elle n'a rien de vraiment sérieux.
— Rien de vraiment sérieux ! répéta le régisseur en parodiant railleusement son
frère.
Furieux, il saisit une paire de bottes et la lança rageusement contre le mur.
— Vous parlez comme si vous étiez vous-même amoureux d'elle! reprit-il.
— C'est faux, protesta Herbert, mais je ne vois pas en quoi sa mort arrangerait
nos affaires. Si cela arrivait, lord Georges se remarierait certainement, et sa
nouvelle épouse saurait lire, elle !
Richard se croisa les bras et considéra son frère avec une évidente ironie.
— Ne me dites pas que vous réfléchissez par vous-même, maintenant!
s'exclama-t-il.
Et comme Herbert se contentait de ramasser les bottes sans mot dire, il reprit
d'un ton cassant :
— C'est vous qui serez responsable ici en mon absence. Je vous prierai toutefois
de ne rien entreprendre sans m'en avertir.
— J'ai toujours été prudent, assura son frère.
— Eh bien, continuez à l'être... sans quoi les vauriens qui ont ramené le meunier
à la raison pourraient bien vous rendre aussi une petite visite !
Herbert sentit son sang se glacer à ces mots. Allons, c'était impossible, se dit-il.
Son jumeau n'était tout de même pas en train de le menacer !
— Tenez la dame à l'œil, continua Richard, et ne prenez aucune décision
importante avant mon retour.
Herbert acquiesça d'un mouvement de tête.
— Très bien ! conclut Richard. Et maintenant, je ferais bien de retourner dans la
salle.
Il prit sa malle et quitta la pièce, suivi quelques secondes plus tard par Herbert,
qui sortit par la grande porte du château et se dirigea vers le pont-levis.
L'intendant marchait d'un pas lent, absorbé par ses pensées.
Comme tout semblait facile au début, se dit-il, et surtout, si dénué de risques! Il
ne s'agissait alors que de soustraire ici quelques pièces, de falsifier là une petite
addition... Le gain était d'ailleurs minime, suffisant tout au plus pour acheter des
douceurs et du vin, ou de quoi offrir de menus cadeaux à une femme. Comment
aurait-il pu prévoir que Richard se prendrait au jeu au point d'en désirer toujours
davantage? Pourtant, il aurait dû se douter que les choses tourneraient ainsi à la
longue. Sir Bertrand et sir Georges étaient si confiants... et son propre frère si
avide !
Après quelques instants de marche, Herbert se retrouva au cœur du village, sur
la grande place bruissant de conversations et de rires. C'était jour de marché, et
la plupart des habitants du lieu s'étaient donné rendez-vous sous les grands
platanes aux feuilles nouvellement écloses.
Pensif, Herbert s'arrêta un instant devant le banc de l'orfèvre. Offrirait-il un petit
bijou à Lisette? s'interrogea-t-il. La jeune femme aimait tant les colifichets ! A
moins qu'il ne lui achetât plutôt quelques aunes de tissu chatoyant.
Indéniablement, il était plus riche qu'un simple intendant n'aurait dû l'être, même
en incluant les revenus du manoir familial, et cette constatation n'avait rien de
désagréable en soi. N'était-ce pas grâce à cette manne qu'il avait pu s'attacher
Lisette ? C'était d'ailleurs pour cette raison qu'il était entré dans les vues de
Richard, dès que son frère lui avait proposé son plan. Il était alors si amoureux
de sa brunette de Paris ! Mais il avait eu la naïveté de penser que sa passion
satisfaite, il oublierait la jeune femme et pourrait redevenir un honnête homme.
Malheureusement, les choses ne s'étaient pas du tout passées ainsi. Plus le temps
passait, plus il s'attachait à sa sylphide française, au point de commettre pour
elle les pires exactions. La jeune femme aimait le luxe, et pour satisfaire ce
besoin, il s'était rendu coupable des plus noires actions. Comment aurait-il pu se
sortir de cet engrenage? se demanda-t-il. La seule pensée de perdre Lisette lui
était si insupportable qu'il ne pouvait même pas 1'-envisager une seconde !
Il en était là de ses réflexions, lorsqu'il entendit une voix féminine crier son nom.
Surpris, il se retourna, et vit Elma s'avancer vers lui entre l'échoppe du
maréchal-ferrant et l'étal du poissonnier.
— Que faites-vous ici? lui demanda-t-il lorsqu'elle l'eut rejoint. Je croyais que
vous étiez en train de veiller sur lady Aileas! Richard m'a dit qu'elle était
malade.
— Je reviens de chez l'apothicaire et j'en profite pour flâner un peu, expliqua la
jeune femme.
— Vous devriez retourner tout de suite au château ! Notre maîtresse peut avoir
besoin de vous.
— Oh, elle n'est pas sérieusement malade, assura Elma avec dédain. Elle souffre
d'un gros rhume, voilà tout ! Mais dites-moi, ajouta-t-elle en baissant la voix,
que pense votre frère du subit intérêt de lord Georges pour ses domaines les plus
lointains ?
— Cela ne le réjouit guère, comme vous pouvez vous en douter.
— Mais nous n'avons rien à craindre, n'est-ce pas?
— Richard assure que non...
Elma fronça les sourcils.
— On dirait que vous n'êtes guère convaincu! remarqua-t-elle. Herbert haussa
les épaules.
— Je commence à croire que nous devrions prendre le large avant que le pot aux
roses ne soit découvert, répliqua-t-il. Les choses étaient faciles quand il s'agissait
de berner le père de Georges, qui a toujours été le plus confiant des hommes. Il
faut dire aussi qu'à cette époque, nous ne détournions que quelques écus par-ci,
par-là. Mais nous sommes devenus trop gourmands et le résultat, c'est que nous
sommes en dangers d'être découverts !
Elma considéra son interlocuteur avec suspicion.
— Ne me dites pas que vous songez à nous abandonner ! se récria-t-elle.
— Non, bien sûr, assura l'intendant d'un ton peu convaincu.
— Je vous crois, répliqua Elma avec un malicieux sourire. Vous n'auriez jamais
le cœur de laisser Lisette derrière vous !
— Je ne la quitterai jamais !
— Ni elle, bien sûr, dit perfidement Elma, à moins que vous ne soyez en
prison... ou pire!
— Qu'insinuez-vous? Lisette m'aime, et c'est un mensonge que de prétendre le
contraire !
Une lueur mauvaise brilla dans les yeux d'Elma.
— Nous sommes tous des menteurs, affirma-t-elle, et... des voleurs !
— Elle m'aime de tout son cœur, répéta désespérément Herbert, comme s'il
essayait de se convaincre lui-même de la véracité de cette affirmation.
— Croyez ce que vous voulez ! rétorqua la chambrière en s'éloignant, mais
n'oubliez pas une chose, c'est que nous sommes embarqués sur la même galère,
et que ni Richard ni moi ne vous permettrons de nous fausser compagnie !
Conformément aux dires d'Elma, Aileas n'était pas sérieusement malade, bien
que l'apothicaire, sur l'ordre de Gramercie, eût été immédiatement dépêché au
château pour la soigner. L'homme de l'art, un certain Paracus, lui avait enjoint de
garder le lit et lui avait prescrit une potion qui était censée la remettre
rapidement sur pied.
Après le départ du docteur, la jeune femme avait avalé une seule gorgée de la
préparation... avant de grimacer de dégoût et de jeter le contenu de la fiole par la
fenêtre. Puis elle avait rempli la bouteille d'eau claire et c'était ce nouveau
breuvage qu'elle avait ensuite quotidiennement ingéré, sous l'œil attentif de lady
Margot !
Malgré cette petite supercherie, la jeune femme se rétablissait rapidement, bien
qu'elle se sentît un peu plus fatiguée que de coutume. Ravensloft était devenu si
ennuyeux depuis le départ de Georges! Elle n'avait même pas eu l'opportunité de
parler à son mari avant qu'il ne quittât le château, et ne cessait de soupirer après
son retour, dont elle ne connaissait même pas la date.
Si seulement on l'avait laissée un peu tranquille en attendant ! se disait-elle. Elle
n'était pas habituée à voir tant de gens s'affairer autour d'elle lorsqu'elle était mal
en point. Au château de Dugall, on laissait les malades tranquilles. Sir Thomas
affirmait que le calme et la solitude étaient dans de tels cas le meilleur remède,
et il appliquait cette règle même à ses propres enfants !
Le seul point positif de cette situation, c'était que Margot eût offert de la
remplacer dans ses tâches de châtelaine. Sans doute la cousine de Georges
s'acquittait-elle de ce travail avec bien plus d'efficacité que la titulaire du rôle !
Malgré la satisfaction qu'elle éprouvait à être délivrée de ses corvées
quotidiennes, Aileas ne se supportait plus au lit, et cette impatience atteignit son
point culminant lorsque, le cinquième jour, Elma l'informa que lady Margot
gardait elle-même la chambre, en raison de son indisposition mensuelle.
Profitant de cette circonstance, Aileas fit aussitôt le projet de se lever. Enfin, se
dit-elle, elle allait pouvoir fuir cette chambre où le moindre objet lui parlait de
Georges et lui rendait son absence plus poignante! Même la vérification des
comptes lui semblait une occupation des plus douces à côté de ce supplice !
Ce fut en tout cas le prétexte dont elle usa pour convaincre la chambrière qu'elle
ne pouvait rester plus longtemps alitée. Habillée en un tournemain, elle apparut
quelques instants plus tard sur le seuil du bureau, où Herbert Jolliet était occupé
à établir la liste de provisions du jour.
— Milady! s'exclama l'intendant, qui se leva d'un bond à sa vue. Ne devriez-
vous pas être en train de vous reposer? Paracus...
— Je sais ce qu'il a dit, interrompit Aileas, mais je ne puis supporter de rester
davantage au lit. Je vais devenir folle si cela continue !
— Asseyez-vous, je vous en prie ! proposa Herbert en tirant une chaise près de
lui. J'étais justement en train de considérer le prix de ces anguilles que nous
avons achetées l'autre jour. Elles sont décidément trop chères pour que nous en
prenions toutes les semaines.
Aileas serra autour d'elle sa large jupe de brocart cerise et s'installa à côté du
jeune homme, qui poussa vers elle un parchemin.
— Hum, en effet, murmura-t-elle en fixant le document sans réellement le voir.
— Vraiment, milady, je pense que vous devriez retourner vous coucher !
suggéra Herbert.
— Mais je me suis reposée assez longtemps ! protesta Aileas.
Pour prouver le bien-fondé de cette affirmation, elle se plongea aussitôt dans
l'étude du document et pointa le doigt sur un chiffre, dont l'énormité la stupéfia.
— A quoi correspond cette somme? interrogea-t-elle en fronçant les sourcils.
— C'est le règlement des nouvelles nappes que nous avons achetées, affirma
Herbert, qui rougit légèrement sous le regard insistant de sa maîtresse. Nous n'en
avions que cent cinquante et il en fallait deux cents. Nous avons donc acheté la
différence.
— Quand ont-elles été livrées ?
— Avant votre mariage, milady, répliqua l'intendant. Nous en avions besoin
pour les banquets.
Aileas ne put réprimer un tressaillement. En réalité, elle se rappelait fort bien
combien il y avait de nappes dans la lingerie, car elle les avait comptées sur les
conseils de Margot, quelques jours avant de tomber malade. Elle en avait
dénombré cent soixante-quinze, pas une de plus ! Vingt-cinq d'entre elles
avaient donc disparu en l'espace d'un mois. Ou elles avaient été volées par un
serviteur, ce qui semblait bien improbable puisque la réserve était toujours
fermée à clé, ou Herbert avait triché... ce qui expliquait l'embarras dont il faisait
preuve en cet instant !
— C'est une bien grosse dépense, observa-t-elle.
— C'est vrai, milady, mais l'étoffe est d'excellente qualité et durera certainement
longtemps.
Aileas se retint d'émettre la moindre remarque. Non seulement elle n'était pas
absolument sûre qu'Herbert fût malhonnête, mais même si c'était le cas, mieux
valait ne pas lui mettre la puce à l'oreille en l'absence de Georges.
A cet instant, une pensée lui traversa l'esprit. Margot aussi avait la clé de la
réserve ! songea-t-elle. Mais elle se refusa à en tirer la moindre conclusion. Elle
était jalouse de la cousine de Georges, certes, mais au fil des jours, elle avait
appris à lui faire confiance et savait que lady de Pontypoole en était digne. Ne
l'avait-elle pas soignée pendant près d'une semaine avec un exemplaire
dévouement? Non, décidément, Margot était au-dessus de tout soupçon !
Mais il n'en allait pas de même pour les Jolliet, du moins si elle en jugeait à l'air
coupable de l'intendant. Il n'était pas impossible qu'il volât sir Georges, comme
il avait peut-être volé son père avant lui ! Quoi qu'il en fut, il lui fallait trouver
des preuves pour étayer cette hypothèse, ce qu'elle obtiendrait sans mal, étant
donné qu'elle éprouvait de moins en moins de mal à déchiffrer les parchemins !
— Si le linge est de qualité, j'aimerais voir d'autres articles, déclara-t-elle d'un
air innocent. Le marchand habite-t-il dans les environs ?
— Oh, non, répliqua Herbert en toute hâte. Il vient de Londres. Il passait par le
village avec un ballot d'étoffes, et nous en avons profité.
Il sourit, mais une lueur de panique brillait toujours dans ses yeux.
— Dommage ! dit Aileas. La prochaine fois que sir Georges ira à Londres, il
pourra demander au drapier de nous rendre une nouvelle visite. Qu'en dites-
vous?
— Bien sûr, milady, répondit l'intendant.
— En avons-nous fini pour aujourd'hui? s'enquit la jeune femme.
A cet instant, elle entendit une rumeur s'élever du pont-levis et son cœur bondit
d'un espoir insensé.
— Es-ce... est-ce sir Georges qui revient? interrogea-t-elle, les jambes trop
tremblantes pour s'en assurer elle-même.
Herbert se leva et s'approcha de la croisée.
— Non, milady, dit-il après avoir regardé dans la cour. C'est un visiteur,
apparemment, bien que nous n'attendions personne.
Les voix qui montaient d'en bas devinrent plus distinctes et Aileas, incrédule,
discerna un timbre qu'elle eût reconnu entre mille.
— Rufus ! s'écria-t-elle en bondissant de sa chaise.
Elle courut à la fenêtre, dont elle écarta Herbert Jolliet sans le moindre
ménagement.
— C'est bien lui ! s'écria-t-elle après avoir jeté un coup d'œil en bas.
Et sans perdre une seconde de plus, elle sortit de la pièce en trombe comme si
elle avait le diable à ses trousses !
Resté seul, Herbert se rapprocha de l'embrasure et examina le groupe de
cavaliers qui venait de franchir le pont-levis. Leur chef était un homme aux
larges épaules et à la chevelure d'un roux ardent, qu'il supposa être l'un des
frères d'Aileas. Cette visite, en tout cas, tombait bien à propos ! Elle allait peut-
être faire oublier à lady de Gramercie cette malencontreuse histoire de nappes !
Le cœur battant la chamade, il se retourna et essuya la sueur qui coulait sur son
front. Pourquoi, de tous les articles de la liste, lady Aileas avait-elle précisément
pointé celui-là? Etait-ce parce qu'elle connaissait le nombre réel de nappes qui
demeuraient rangées dans la réserve? La semaine précédente, elle avait passé au
moins deux heures avec lady Margot dans la lingerie, et il n'était pas impossible
qu'elles y aient dénombré le linge de table.
Mais après tout, se dit-il, qu'importait? Des nappes étaient faciles à voler et il
pouvait accuser de ce larcin n'importe quel serviteur. Cette éventualité faisait
d'ailleurs partie des plans de Richard, qui prétendait que l'essentiel dans des cas
semblables était de savoir détourner les soupçons sur une autre personne !
Malgré cette pensée rassurante, Herbert se sentait les jambes toujours
flageolantes, et il dut s'asseoir sur la chaise que venait de quitter Aileas.
Pourquoi se mettre martel en tête? se dit-il pour se rassurer. En fin de compte, la
maîtresse de maison n'avait pas émis à son encontre la moindre accusation
concrète. Et si c'était tout simplement son imagination qui lui jouait des tours ?
Malgré tout, il serait plus sage d'envoyer un message à Richard, afin de le prier
de revenir au plus vite. Oui, c'était là ce qu'il avait de mieux à faire! Son jumeau
saurait mieux que lui le tirer de ce mauvais pas, si mauvais pas il y avait
vraiment, ce qui n'était pas encore prouvé !
Quelque peu rassuré par cette résolution, il se leva sur-le-champ, bien décidé à
mettre ce projet à exécution sans perdre une minute de plus.
Au même instant, Aileas dévalait les marches qui menaient à la cour et
accueillait joyeusement son ami Rufus Hamerton.
Chapitre 16
— Soyez le bienvenu, Rufus ! s'exclama la maîtresse de maison, un sourire
radieux sur les lèvres.
Le nouveau venu se retourna prestement au son de cette voix familière.
— Aileas ! s'écria-t-il en s'avançant vers elle.
Il s'attendait qu'elle lui donnât comme autrefois une bourrade dans la poitrine et
se mettait déjà en garde... lorsqu'il eut la stupéfaction de voir son interlocutrice
s'incliner devant lui en une gracieuse révérence. Les yeux de Rufus s'agrandirent
de stupéfaction au spectacle de la délicieuse jeune femme qu'il avait devant lui,
avec sa robe de brocart doré dont le corsage très ajusté mettait en valeur une
poitrine étonnamment épanouie.
Etait-ce vraiment Aileas Dugall qu'il avait sous les yeux? s'interrogea-t-il avec
incrédulité. Jamais il ne l'avait vue en tout cas revêtue d'une tenue aussi seyante
et il avait l'impression de la découvrir vraiment pour la première fois de sa vie.
Au château de Dugall, le visage de la jeune fille était généralement à demi
recouvert par sa chevelure indisciplinée. Etait-ce pour cette raison qu'il n'avait
jamais remarqué à quel point sa bouche était pulpeuse... et indiciblement
tentante pour n'importe quel homme en dessous de soixante-dix ans? Le
changement était tel qu'il semblait le résultat d'une opération magique. Quelle
fée avait donc touché la fille de sir Thomas de sa baguette, pour la transformer
en une aussi délicieuse créature ?
Incapable de répondre à cette question, il esquissa un salut courtois, tandis que
la jeune femme se haussait sur la pointe des pieds pour lui donner un baiser de
bienvenue en lui effleurant la joue de ses lèvres. Même son odeur avait changé !
constata Rufus. Sa peau fine et délicate exhalait maintenant un délicieux parfum
de jasmin et de roses !
— Je suis ravie de vous revoir, sir Rufus, assura la jeune femme.
Maintenant qu'il était tout près d'elle, Hamerton était mieux à même d'examiner
son visage, dont les traits, bien que parfaitement charmants, lui semblèrent
anormalement fatigués. Aileas avait des cernes sous les yeux et le sourire
pathétique qui faisait trembler ses lèvres lui ressemblait si peu qu'il sentit son
cœur se serrer à cette vue. Par tous les saints, qu'est-ce que Georges de
Gramercie lui avait donc fait pour la transformer ainsi ? se demanda-t-il avec
colère. Pour sûr, elle avait fort bel air dans ses luxueux vêtements, mais où était
la jeune fille intrépide et débordante de vie qu'il avait côtoyée pendant tant
d'années?
Gêné, il s'éclaircit la gorge et s'aperçut à cet instant qu'une bonne vingtaine de
serviteurs s'étaient rassemblés dans la cour pour assister à la scène.
— Lady Aileas, déclara-t-il d'un ton formel, je vous demande pardon de
m'imposer chez vous sans y avoir été invité. En fait, je dois me rendre chez mon
père, et comme Ravensloft est sur ma route, je me suis permis d'y faire halte afin
de vous rendre visite, car je ne sais quand j'aurai l'occasion de repasser par ici.
J'espère que sir Georges ne se formalisera pas de cette intrusion ?
— Il n'est pas à la maison pour l'instant, répliqua Aileas, car il fait la tournée de
ses domaines. Mais je suis certaine qu'il sera ravi. Si vous voulez vous donner la
peine d'entrer...
Elle eut un petit geste de la main pour inviter Rufus à la suivre, et se dirigea vers
la porte.
— C'est un merveilleux château, dit Hamerton en lui emboîtant le pas.
— Oui, n'est-ce pas? répondit Aileas sans conviction.
Parvenue à l'entrée de la grande salle, elle s'écarta pour laisser entrer Rufus, qui
demeura un instant immobile sur le seuil. Seigneur, songea-t-il, quelle immense
pièce ! L'ameublement était superbe et les tapisseries relevaient de l'œuvre d'art,
mais le tout était trop démesuré à son gré. Une salle commune, après tout, n'était
pas une cathédrale ! Il était plutôt surpris qu' Aileas tolérât sous son toit une telle
magnificence et qu'elle n'y eût pas mis bon ordre. Sir Thomas, lui, n'aurait pas
manqué de le faire !
Il s'aperçut à cet instant qu'Aileas l'attendait et se dirigea vers la table que lui
désignait la maîtresse de maison. Là, une servante leur versa à tous deux du vin
français dans des coupes d'argent ciselées. Rufus, assoiffé, avala le breuvage en
quelques gorgées, tandis qu'Aileas sirotait délicatement le sien.
— Votre père est en bonne santé, dit Hamerton en s'essuyant la bouche du revers
de la main. Et vous-même? ajouta-t-il abruptement.
— J'ai été un peu malade, répliqua Aileas, mais je vais beaucoup mieux.
Le ton contraint dont elle venait de formuler cette réponse mit Rufus fort mal à
l'aise. Est-ce qu'Aileas et lui n'étaient pas de vieux amis? se dit-il. En ce cas,
pourquoi s'adressait-elle à lui comme à un étranger?
— Et sir Georges n'est pas revenu en apprenant que vous n'alliez pas bien?
demanda-t-il en fronçant les sourcils.
— Oh, il n'était pas vraiment au courant! assura Aileas en rougissant.
Hamerton lui jeta un regard oblique. Cette histoire de maladie ne lui disait rien
qui vaille. La fille de sir Dugall avait toujours été d'une robuste santé et elle
n'était pas du genre à se dorloter pour un malaise sans importance !
— Si j'ai bien compris, reprit la jeune femme, vous avez vu récemment mon
père?
— Je viens de chez lui, expliqua Rufus. Je me suis arrêté à Dugall juste avant de
passer ici. Figurez-vous que La Fouine va être adoubé !
Aileas sourit, tant le surnom de son plus jeune frère résonnait familièrement à
son oreille.
— J'en suis très heureuse pour lui, affirma-t-elle. Il attendait cet instant depuis si
longtemps !
Pendant quelques secondes, son regard pétilla de la gaieté d'antan et elle eût
volontiers tapé sur l'épaule de son interlocuteur.
En fait, sa première réaction à la vue de Rufus avait été une joie sans mélange et
un peu de cette exaltation qu'elle avait autrefois confondue avec l'amour. Mais
cette excitation toute de surface avait vite disparu pour faire place à un
sentiment de satisfaction beaucoup plus calme. En retrouvant Rufus, elle avait
l'impression d'être de nouveau en présence d'un très vieil ami, mais pas
davantage ! Le problème, c'était qu'il la considérât lui-même avec tant
d'admiration et même de timidité. Elle s'était bien attendue qu'il eût l'air surpris
de la voir aussi décemment vêtue, mais tout de même pas à ce point !
Parvenue à ce stade de ses réflexions, elle songea qu'il était certainement tout
aussi bien que Georges ne fût pas à la maison. La venue de Rufus et la joie
qu'elle avait manifestée en l'accueillant l'auraient certainement heurté et il en
aurait été conforté dans ses soupçons ! Ne l'avait-il pas crûment accusée d'avoir
partagé la couche du reître de son père?
— Votre époux doit avoir des affaires bien importantes à régler, pour vous avoir
quittée si vite après votre mariage, reprit Rufus sans regarder sa compagne.
— Il en a jugé ainsi en tout cas, répliqua Aileas. A cet instant, un éclat de
tonnerre ponctua la conversation, et les deux jeunes gens jetèrent un regard vers
la fenêtre, où s'écrasaient déjà les premières gouttes de pluie.
A cette vue, Rufus se leva aussitôt.
— Je vais vérifier si mes hommes ont bien rentré mes chevaux et mes bagages,
déclara-t-il.
— Comme vous voudrez, répliqua Aileas. Un serviteur vous montrera ensuite
votre appartement.
Et comme Hamerton se contentait de hocher la tête d'un air contraint, elle ajouta
dans un élan de sincérité :
— C'est bon de vous avoir ici, Rufus !
Sans répondre, le jeune homme s'éloigna à grands pas, heureux d'avoir un
prétexte pour rompre cet entretien avec une Aileas qui n'avait plus rien de
commun avec la jeune fille vive et primesautière qu'il avait connue.
Une créature charmante... que sir Georges de Gramercie était visiblement en
train de détruire peu à peu !
Depuis le premier étage du manoir, Georges regardait la pluie détremper le
potager du plus petit de ses domaines. L'orage avait interrompu ce jour-là sa
partie de chasse et depuis qu'il était rentré, il n'avait rien d'autre à faire qu'à
penser à Aileas... et à la décision qu'il avait prise concernant leur avenir. Après
maintes réflexions, il en était arrivé à la conclusion que ce mariage avait été une
folle erreur, puisqu'il n'était basé sur rien d'autre que le désir.
En fait, il aurait pu facilement passer l'éponge sur les mauvaises manières de son
épouse et son manque d'éducation, d'autant plus qu'elle avait fait de
spectaculaires progrès sous la férule de Margot. Avec un effort, il aurait même
pu s'habituer à son caractère impétueux et à sa nature suspicieuse. Mais ce qu'il
ne pouvait décidément supporter, c'était qu'elle eût partagé son lit avec un autre
homme, si ce n'était pas avec plusieurs ! Elle l'avait circonvenu avec de fausses
allégations et n'était pas une femme honorable !
De plus, elle avait l'art regrettable de lui faire perdre tout contrôle sur lui-même,
et il ne voulait pas s'oublier un jour jusqu'à la frapper, voire même pis. Mieux
valait rompre cette union plutôt que d'en arriver à de pareilles extrémités !
Dès son retour à Ravensloft, il ferait part à Aileas de sa décision et entamerait la
procédure d'annulation. Ce ne serait pas si difficile, car ce type de démarche
n'était pas rare, et il comptait d'autre part nombre d'amis parmi les membres les
plus éminents de l'Eglise, qui ne demanderaient pas mieux que de l'obliger. Du
reste, il ne parlerait pas de ses soupçons concernant la vertu d'Aileas. Il lui
devait bien cette discrétion en échange des jours de bonheur qu'elle lui avait
donnés !
Lorsque le mariage serait dissous, il convolerait peut-être de nouveau, du moins
s'il se sentait prêt à prendre ce risque une seconde fois. Evidemment, sa
séparation d'avec Aileas ferait jaser, mais les gens penseraient sans doute que le
caractère de la jeune femme ne lui convenait pas et qu'il avait fait une erreur en
l'épousant.
En fait, il y avait déjà deux jours qu'il avait pris cette décision, mais l'indéniable
amour qu'il éprouvait pour sa femme l'avait amené à différer son retour à
Ravensloft.
Il en était là de sa rêverie, lorsqu'il vit un cavalier apparaître sur le chemin qui
menait au château. La sentinelle qui gardait l'entrée actionna la herse et l'homme
pénétra dans la cour, où il mit pied à terre avant de se hâter vers la porte. Un
messager ! songea aussitôt Georges, en reconnaissant l'un de ses hommes. Est-ce
qu'Aileas allait plus mal? Se demanda-t-il avec inquiétude. Depuis qu'il était
parti, il avait envoyé chaque jour prendre des nouvelles de la malade, et savait
qu'elle allait beaucoup mieux. Mais après tout, le dernier bulletin datait de la
veille, et une aggravation avait pu survenir pendant les dernières heures !
A cet instant, on frappa à la porte et Richard Jolliet, qui s'était installé près de
l'âtre pour examiner les comptes du domaine, se leva pour aller ouvrir. Mais son
maître le devança et ce fut lui qui fit entrer le messager, dont les vêtements
dégoulinaient de pluie.
— J'ai un message pour sir Richard, dit l'homme en repoussant ses cheveux
mouillés de son visage.
Georges reconnut alors Derek, le jeune soldat qui s'était enivré le jour de ses
noces avec Aileas. L'émissaire tendit un parchemin au régisseur.
— De la part de votre frère, monsieur, précisa-t-il
— Comment va ma femme, aujourd'hui? interrogea Gramercie en scrutant le
nouveau venu.
— Mieux, milord ! assura Derek. Elle s'est même levée, car je l'ai vue accueillir
un visiteur.
Bien que Georges brûlât de poser des questions, il remit cet interrogatoire à plus
tard pour s'occuper du confort du messager.
— Finissez d'entrer et ôtez votre cape ! lui dit-il.
Derek s'exécuta aussitôt.
— Ce n'est pas un jour pour voyager ! dit-il en s'ébrouant gaiement.
Sans répondre, Georges héla une servante qui passait à proximité.
— Apportez de la bière pour ce jeune homme, lui intima-t-il.
Puis il alla s'asseoir près de la cheminée et fit signe à Derek de le rejoindre.
Tandis que le soldat obtempérait, Gramercie jeta un coup d'œil à Richard, qui
déchiffrait sa missive, les sourcils froncés.
— Pas de mauvaises nouvelles, j'espère? s'informa-t-il.
— Rien d'urgent en tout cas, assura le régisseur. Je vais pourtant devoir rentrer
demain à Ravensloft. A moins que vous n'ayez encore besoin de moi ici? ajouta-
t-il d'un ton interrogateur.
— Non pas, vous pouvez partir, assura Georges. Revenant à Derek, il reprit d'un
ton aussi anodin que possible :
— Ainsi, nous avons un visiteur à Ravensloft! Savez-vous de qui il s'agit?
— Baldwin prétend qu'il s'appelle sir Rufus Hamerton, répliqua le jeune homme.
A ces mots, Georges lui jeta un regard si fulgurant que le malheureux eut la
désagréable impression d'avoir commis un impair.
— Je vous demande pardon, milord, balbutia-t-il.
Sans répondre, Gramercie se tourna vers son régisseur.
— Je rentre demain avec vous, Richard ! annonça-t-il sans préambule. Nous
partirons à la première lueur de l'aube !
Derek regarda son maître, étonné. Que signifiait cette brusque décision ? se
demanda-t-il. Les nobles, décidément, avaient de bien étranges façons !
— Lady Margot, puis-je vous présenter sir Rufus Hamerton ? interrogea Aileas
dans toutes les formes de l'art, au moment où Rufus les rejoignait toutes deux à
table. Rufus, lady Margot de Pontypoole est la cousine de Georges ! ajouta-t-elle
en se tournant vers le jeune homme.
Ce dernier jeta un regard à Margot... et sentit sa bouche s'assécher du même
coup. Dieu que cette femme était belle, se dit-il, avec son teint de porcelaine, ses
lèvres délicates et le regard brillant de ses grands yeux couleur d'émeraude !
C'était probablement la créature la plus délicieusement féminine qu'il eût jamais
rencontrée, et il dut déglutir deux fois avant de pouvoir articuler :
— Enchanté de vous rencontrer, milady !
— Je vous en prie, sir Rufus, prenez place, dit Aileas en lui montrant un siège.
— Je suis si heureuse de faire la connaissance d'un ami de lady Aileas ! dit
Margot d'une voix flûtée.
Rufus se sentit si réchauffé par son sourire qu'il en demeura coi de plaisir. Ce
repas, du reste, s'avéra pour lui un délicieux intermède. A sa gauche était assise
lady Margot, dont l'enchanteresse présence n'était pas sans agir fortement sur lui.
A sa droite se tenait Aileas, qui se montra plutôt taciturne, au grand soulagement
de son voisin. Ses rapports avec la jeune femme étaient devenus si contraints,
qu'il préférait presque éviter de lui parler, bien qu'elle fût au centre de toutes ses
préoccupations !
Lorsque le dîner fut achevé, lady Margot se leva avec sa grâce habituelle.
— Je vous prie de m'excuser, dit-elle avec un regret apparemment sincère, mais
je dois m'entretenir quelques instants avec le père Adolphus. J'ai l'intention de
lui faire dire une messe pour le repos de mon défunt mari. Peut-être ignorez-
vous que c'est bientôt le jour anniversaire de sa mort? ajouta-t-elle plus
spécialement à l'adresse de la maîtresse de maison.
Ainsi, cette sylphide était veuve! se dit Rufus. L'information était des plus
intéressantes.
Lady de Gramercie acquiesça d'un sourire entendu et regarda Margot s'éloigner
de sa démarche ondoyante.
— Elle est belle, n'est-ce pas? murmura-t-elle à l'adresse de son voisin.
Mais celui-ci négligea cette remarque.
— Quelque chose ne va pas, n'est-ce pas, Aileas? dit-il en fronçant les sourcils.
La jeune femme ne répondit pas et Rufus nota qu'elle ne quittait pas des yeux
lady de Pontypoole, qui s'entretenait maintenant avec le père Adolphus. Un
soupçon lui traversa l'esprit, et il ajouta à voix basse en désignant Margot du
regard :
— N'a-t-elle donc pas de chez-elle?
— Si, bien sûr. Elle possède un immense domaine.
— Alors, que fait-elle ici ? La cérémonie de votre mariage a eu lieu il y a près
d'un mois et elle a eu largement le temps de faire votre connaissance !
— Je..., bafouilla Aileas d'un air embarrassé.
— Allez-vous me dire enfin ce qui se passe? insista Hamerton.
La jeune femme jeta un coup d'œil furtif à Herbert, qui semblait prêter une
oreille attentive à leurs propos.
— Chut, Rufus ! murmura-t-elle. Nous ne pouvons parler de cela ici, tout le
monde nous écoute. Rejoignez-moi demain dans le bureau, juste après le
déjeuner. Nous y serons seuls et je vous expliquerai de quoi il retourne.
C'était tout ce que souhaitait Rufus, qui acquiesça d'un signe de tête et quitta la
salle sur cette promesse.
Depuis plus d'un quart d'heure, Aileas arpentait le bureau en jetant de temps à
autre un regard excédé vers la porte. Que faisait donc Rufus? se demandait-elle.
Avait-il renoncé à venir? Elle avait pourtant besoin de lui confier les soupçons
qu'elle avait conçus à l'égard des Jolliet. En l'absence de son mari, seul
Hamerton saurait lui prêter une oreille amicale et lui prodiguer d'utiles conseils.
Elle commençait à perdre patience, lorsqu'un coup discret retentit enfin à la
porte. La jeune femme poussa un soupir de soulagement et se hâta d'ouvrir.
— Entrez vite, chuchota-t-elle en découvrant sir Rufus sur le seuil.
Le géant obtempéra et lorsque le battant eut été dûment refermé, il se tourna
vers Aileas... et l'enlaça sans autre forme de procès !
— Ma chérie ! soupira-t-il en cherchant ses lèvres.
Stupéfiée par cette initiative, Aileas se dégagea brusquement et se réfugia
derrière la table.
— Rufus, s'il vous plaît! s'écria-t-elle. Les choses sont différentes maintenant !
— Je sais, répliqua Hamerton, et je m'en veux terriblement d'avoir laissé passer
ma chance. Aileas, pourrez-vous jamais me pardonner? ajouta-t-il en
s'agenouillant et en tendant les mains vers elle dans un geste de supplication.
— Rufus, je vous en prie ! Vous ne comprenez pas...
— Bien sûr que si, assura le jeune homme en se relevant. J'ai agi comme un
imbécile et je vous ai perdue... du moins cette fois-là! Mais les choses ne sont
peut-être pas aussi irréparables que vous semblez le croire.
Il marcha vers la table d'un air déterminé et ajouta :
— Partez avec moi ! Il vous faut fuir ce château où vous n'êtes pas heureuse.
— Non ! s'écria Aileas.
Rufus s'arrêta net, les yeux noyés d'une indicible tristesse.
— Voyons, argua-t-il, vous ne pouvez rester ici ! Si vous ne voulez pas venir
avec moi, laissez-moi du moins vous reconduire chez votre père !
Sa compagne l'interrompit d'un geste ferme.
— Je suis sûre que cette proposition vient du meilleur de vous-même, Rufus, lui
dit-elle, mais je ne saurais l'accepter. Je... je tiens beaucoup à mon mari ! Les
différends qui nous séparent ne sont que des malentendus.
— Mais regardez donc ce qu'il a fait de vous! s'insurgea Rufus. Vous n'êtes plus
que l'ombre de vous-même !
— J'ai été malade, vous le savez bien!
— Et pourquoi cette femme veille-t-elle sur vous ? Oh, Aileas, venez avec moi,
je vous en prie !
La jeune femme prit une profonde inspiration et se décida à jouer cartes sur
table.
— Je ne m'enfuirai pas avec vous, déclara-t-elle, parce que j'aime mon mari !
— Vous aimez un homme qui vous trompe sous votre toit avec sa propre
cousine! s'indigna Rufus. Allons, Aileas, ressaisissez-vous ! Georges de Gra-
mercie vous aurait-il aussi rendue naïve... et aveugle ?
— Je ne suis ni l'une ni l'autre, affirma posément sa compagne, et ce que vous
avancez est parfaitement faux !
— Pourquoi, en ce cas, garde-t-il cette femme ici ?
— Il veut qu'elle m'apprenne à devenir une vraie dame. N'avez-vous pas décelé
d'amélioration dans mes manières?
Rufus haussa les épaules et Aileas, comprenant qu'il ne sortirait rien de cette
entrevue, se dirigea vers la porte. Mais Hamerton l'arrêta en la saisissant par les
épaules. Puis il lui dit en la scrutant droit dans les yeux :
— Vous vous comportez de façon plus féminine, c'est vrai, mais il est inutile de
me conter des histoires, car je vous connais trop bien. La vérité, c'est que vous
n'êtes pas heureuse ici !
A cet instant, la porte du bureau s'ouvrit à toute volée, et à la grande stupéfaction
des deux jeunes gens, le maître des lieux en personne pénétra en trombe dans la
pièce.
— Georges ! s'écria Aileas d'une voix tremblante.
Elle esquissa une révérence devant son époux, qui ne l'honora même pas d'un
regard.
— Bienvenue à Ravensloft, dit-il à Rufus d'un ton glacial.
Profondément déçue par la froideur de son mari à son endroit, Aileas fit un pas
en arrière. Dire qu'elle avait tant espéré de ces retrouvailles ! songea-t-elle. En
vérité, elle s'était presque attendue à voir reparaître le Georges de Gramercie
qu'elle avait connu le soir de ses noces : si enjoué, si charmant... et surtout, si
follement épris d'elle !
Mais l'homme qui se tenait maintenant devant elle lui était plus étranger que
jamais !
— Je suis heureuse de vous savoir de retour, déclara-t-elle cependant.
— Vraiment ? dit Georges avec ironie. En ce qui me concerne, je me réjouis
d'être là, d'autant plus que je semble être revenu au moment opportun !
Il se détourna de sa femme pour demander à Hamerton :
— Qu'est-ce qui vous amène à Ravensloft, sir Rufus ?
— Je me rends au château de mon père, qui se trouve dans le nord du pays, et
votre demeure était sur ma route, expliqua Rufus.
Le ton de cet échange était relativement posé, mais il y avait entre les deux
hommes une tension aisément perceptible, qu'Aileas ne manqua pas de sentir.
— J'ai pensé que je pouvais en profiter pour vous rendre visite, continua
Hamerton, mais si ma présence ne vous est pas agréable...
— Mais si, elle l'est! interrompit Georges. N'est-ce pas, Aileas? ajouta-t-il à
l'adresse de sa femme.
D'un geste ostensiblement courtois, il désigna une chaise à son hôte et
s'exclama:
— Mais asseyez-vous donc, sir Rufus ! A moins, continua-t-il perfidement, que
vous ne désiriez repartir aujourd'hui même! Il fait un temps idéal pour voyager,
je viens de le constater moi-même.
Sans mot dire, Rufus s'installa sur un siège en face de Georges, et Aileas, après
une hésitation, s'assit à côté de son mari. Elle brûlait de lui dire à quel point il lui
avait manqué, et aussi de lui expliquer la présence de Rufus en tête à tête avec
elle dans le bureau. Mais elle se sentait décidément trop émue pour articuler une
parole de plus en cet instant!
Quant à Georges, il lançait à sa femme de furtifs regards, stupéfié par
l'incroyable désir qu'elle éveillait en lui. A se retrouver si près d'elle, il ne
pouvait s'empêcher de se rappeler les instants les plus ardents de leur intimité, et
si Rufus n'avait pas été là, il l'aurait prise séance tenante dans ses bras.
Mais Hamerton n'était que trop présent, songea-t-il, avec son mètre quatre-vingt-
dix, ses robustes épaules et ses affreux cheveux rouges !
— Eh bien, Aileas, commença-t-il d'un ton railleur, qu'aviez-vous de si secret à
dire à notre visiteur, que vous vous soyez enfermée avec lui dans mon bureau?
Sans doute ne vouliez-vous pas de témoins à votre rendez-vous !
— En effet, convint tranquillement Aileas. Je tenais à voir Rufus seule à seul car
je voulais lui confier mes soupçons concernant les Jolliet. Ces deux individus
vous trompent, j'en suis maintenant à peu près sûre !
— Vraiment? Eh bien, voilà une opinion que j'aurais le plus grand mal à
partager! J'ai contrôlé ces derniers jours la gestion de mes différents domaines et
je n'y ai rien trouvé d'anormal. De plus, si vous avez vraiment des doutes, je ne
vois pas pourquoi vous les confieriez à sir Rufus au lieu de m'en faire part. Je
suis tout de même le principal intéressé dans cette affaire !
— Je voulais d'abord être sûre de ce que j'avançais, argua Aileas.
— En ce cas, je suis le mieux placé pour éclairer votre lanterne.
— Mais vous ne me croyez pas ! objecta Aileas.
— Evidemment, sir Rufus vous aurait écoutée d'une oreille plus complaisante !
Pour ma part, je ne puis m'empêcher de mettre votre parole en balance avec celle
des Jolliet. Ce sont tout de même des hommes qui servent ma famille avec
dévouement depuis plus de dix ans !
— En ce qui me concerne, grommela Rufus, je crois toujours Aileas, et vous
devriez en faire autant !
— De plus, vous n'étiez pas là, Georges, rappela doucement la jeune femme.
— Avez-vous des preuves de ce que vous avancez? interrogea Gramercie. Un
tribunal exigera un peu plus que de simples suppositions !
— J'ai plus que cela, assura Aileas.
— Et où donc? s'enquit Georges en haussant les sourcils.
La jeune femme montra du doigt les parchemins qui gisaient sur la table.
— Ici ! affirma-t-elle. Je suis sûre qu'un certain nombre d'articles portés sur ces
listes ont été subtilisés... à moins qu'ils n'aient jamais existé que sur le papier!
Les prix et les quantités semblent avoir été faussés, et la différence a dû être
empochée par ces mêmes régisseurs à qui vous accordez toute votre confiance !
Georges saisit l'un des rouleaux et le parcourut rapidement des yeux. Mais il n'y
décela rien d'anormal à première vue.
— Montrez-moi où vous pensez que quelque chose ne va pas ! intima-t-il.
— J'en suis incapable, reconnut Aileas.
— Et pourquoi donc ?
— Parce que je ne sais pas lire ! s'exclama la jeune femme, poussée à bout par le
scepticisme de son mari.
Georges eut du mal à en croire ses oreilles.
— Comment est-ce possible ? interrogea-t-il avec stupéfaction.
— Mon père n'a jamais jugé bon de m'apprendre, lui expliqua son interlocutrice
en rougissant.
La réponse sonnait juste et Georges comprit instantanément qu'Aileas disait vrai.
Mais pourquoi avait-elle attendu si longtemps pour lui avouer la vérité? se
demanda-t-il. Redoutait-elle donc qu'il se moquât d'elle, ou pis encore, qu'il la
répudiât pour son ignorance?
— Quoi qu'il en soit, reprit Aileas, il y a du coulage dans cette maison, j'en suis
certaine!
— Pourquoi questionnez-vous votre femme comme si c'était elle la coupable?
intervint brusquement Rufus, dont la colère montait depuis un instant. Elle vous
dit qui elle suspecte, et vous devriez la croire sur parole !
Cette remarque acerbe n'eut pas l'heur de plaire à Georges, dont le visage
s'empourpra de fureur.
— Devrais-je également la croire sur parole, lorsqu'elle m'affirme qu'elle est
arrivée vierge dans mon lit... alors que je possède la preuve du contraire ?
Rufus le regarda, stupéfait, et Aileas se releva d'un bond.
— Vous auriez dû au moins me laisser une chance de m'expliquer! s'exclama-t-
elle.
Georges haussa les épaules.
— C'est inutile, assura-t-il, car je devine vos arguments. Il faut en tout cas que
vous ne manquiez pas d'assurance pour faire venir votre amant sous mon propre
toit !
— Rufus n'est pas mon amant, affirma Aileas avec tant de force, que les
certitudes de Georges en furent ébranlées pour la première fois.
Incapable d'en supporter davantage, l'intéressé sauta sur ses pieds et se campa
devant Georges d'un air menaçant.
— Comment osez-vous accuser Aileas, répugnant individu? s'écria-t-il. C'est la
femme la plus loyale d'Angleterre et si vous croyez...
— Tout ce que je sais faire, je l'ai appris en écoutant à leur insu les confidences
de mes frères et des soldats de Dugall, interrompit la jeune femme.
Georges lui jeta un regard inquisiteur et sentit qu'elle disait vrai. Il pouvait si
bien l'imaginer, se glissant dans l'obscurité du corps de garde pour y écouter
sans mot dire les conversations des gens d'armes!
— Comment votre père a-t-il pu permettre cela? interrogea-t-il avec un reste
d'incrédulité.
— Il n'en savait rien, assura Aileas. Je n'ai jamais révélé à personne mes
indiscrétions.
— Aileas ! intervint Rufus. Vous n'avez pas à vous justifier ! Si cet homme vous
croit capable de l'avoir trompé sur votre honneur, c'est qu'il ne vous mérite pas !
— Vous non plus, vous ne comprenez pas, rétorqua la jeune femme en secouant
la tête.
— Je comprends au moins une chose, riposta Hamerton, c'est qu'il a fait venir sa
cousine ici pour vous surveiller, comme si vous étiez une femme sans vergogne!
— Elle est seulement là pour m'enseigner l'art des bonnes manières, rectifia
Aileas.
Rufus ne réagit pas directement à cette précision, mais se tourna vers Georges.
— Prenez-vous votre femme pour une demeurée ? lui demanda-t-il avec colère.
Ou bien vous êtes-vous servi de ce prétexte pour avoir votre maîtresse à
domicile?
— Lady Margot n'est pas ma maîtresse ! se récria Georges. Jamais je ne l'ai
considérée autrement que comme une sœur.
A cet instant, une exclamation horrifiée s'éleva sur le seuil, et les trois jeunes
gens aperçurent lady de Pontypoole dans l'embrasure de la porte.
— Margot ! s'écria Gramercie.
Il voulut se précipiter vers elle, mais elle l'arrêta d'un geste impérieux.
— Georges dit vrai, déclara-t-elle d'un ton déterminé. Jamais il ne m'a regardée
avec les yeux d'un amoureux. C'est moi qui l'ai toujours aim...
Sa voix se brisa sur ces derniers mots et une expression d'indicible souffrance
apparut dans son regard. Probablement incapable d'en écouter davantage, elle
tourna les talons et s'enfuit.
Saisi par cette révélation, Georges demeura un instant sans voix. Comme il avait
été aveugle, songea-t-il, aussi bien envers sa femme qu'envers Margot !
Comment avait-il pu se montrer égoïste au point de ne même pas voir ce qui lui
crevait pourtant les yeux?
Il en était là de son repentir, lorsqu'il vit Rufus saisir la main d'Aileas et
entraîner la jeune femme vers la porte.
— Lâchez ma femme ! rugit-il.
A cette injonction, Rufus eut une brève hésitation, ce qui permit à sa compagne
de se dégager. D'un geste preste, elle se tourna vers Georges et fut stupéfiée par
le spectacle qui s'offrait à sa vue. Les traits convulsés et le visage livide de
fureur, son mari se ressemblait si peu à lui-même qu'elle le reconnut à peine.
Jamais elle n'avait vu le placide Georges de Gramercie dans un pareil état !
Mais elle n'eut pas le temps de s'attarder longtemps à ses réflexions. Au même
instant, Hamerton bondit sur Georges et profitant de l'effet de surprise, le
renversa et l'envoya rouler sur le sol.
— Rufus! s'exclama Aileas d'un ton de reproche. Arrêtez, je vous en prie !
Mais le jeune homme ignora cette prière et frappa de son poing le visage de
Georges, qui mordit une nouvelle fois la poussière.
— Vous ne la méritez pas ! répéta Rufus. D'ailleurs, elle ne vous aime pas !
C'est moi qu'elle aim...
Il n'eut pas le loisir de terminer sa phrase, car Georges s'était relevé d'un bond et
se ruait vers lui. L'expression de Gramercie en cette seconde était si terrible
qu'Aileas comprit instantanément que ce combat risquait de se terminer par une
mort d'homme.
Parant au plus pressé, elle s'interposa entre les deux protagonistes et brisa net
l'élan de Gramercie. Mais celui-ci écarta la gêneuse d'un geste si brutal qu'elle
s'effondra sur le tapis, non sans s'être violemment cogné la tête à l'angle du
bureau.
La pièce se mit à tourner autour d'Aileas, qui poussa un faible gémissement
avant de perdre conscience.
Chapitre 17
— Mon Dieu, qu'ai-je fait? s'écria Georges avec incrédulité.
Il s'agenouilla près de sa femme et la tourna doucement vers lui. Mais que ne
devint-il pas en constatant que le front de la malheureuse était maculé de sang !
— Aileas ! murmura-t-il en écartant le voile de la blessée, répondez-moi, je vous
en prie !
— Laissez-la tranquille! dit Rufus d'un ton rogue. Vous lui avez déjà fait assez
de mal.
Georges leva un instant les yeux vers son interlocuteur et secoua la tête.
— C'est ma femme, dit-il fermement, et c'est à moi de m'occuper d'elle, quoi que
j'aie pu faire!
Il eut conscience à cet instant d'une nouvelle présence dans la pièce et
interrogea:
— Est-ce vous, Margot?
— Non, milord, répondit la voix d'Elma. Avez-vous besoin de mes services?
— Oui, répliqua Gramercie. Allez chercher Paracus, l'apothicaire.
Il saisit sa femme dans ses bras et se releva lentement avec son fardeau.
— Vite ! enjoignit-il à la chambrière.
Celle-ci disparut sur-le-champ et Georges se dirigea vers la porte, les yeux fixés
sur le visage blafard d'Aileas. Oh seigneur, songea-t-il, si elle devait mourir par
sa faute, jamais il ne se le pardonnerait, non, jamais, dût-il vivre encore pendant
cent ans !
Debout au beau milieu de sa chambre, Richard considéra son frère, les sourcils
froncés de colère.
— Que s'est-il passé pour que vous me fassiez ainsi revenir? interrogea-t-il d'un
ton peu amène.
Herbert, qui avait toujours craint le courroux de son jumeau, déglutit
péniblement.
— C'est lady Aileas, dit-il enfin. Je crois qu'elle a des soupçons.
Les yeux de Richard s'arrondirent à cette nouvelle et son cœur se mit à battre
plus vite, tandis qu'une peur insidieuse s'emparait de lui. La chance était-elle en
train de tourner, par hasard ? se demanda-t-il. Déjà pendant leur voyage, sir
Georges s'était montré plutôt étrange, examinant les comptes de ses différents
domaines avec une attention que son régisseur n'était guère habitué à lui voir
manifester pour quoi que ce fût. Et maintenant, voilà que sa femme se mettait
elle aussi de la partie !
— Que voulez-vous dire exactement? questionna-t-il.
Herbert avala de nouveau sa salive.
— Je... je ne sais pas encore, balbutia-t-il, mais lady Aileas a posé des questions
au sujet des nappes. Peut-être les a-t-elle comptées. En ce cas, elle se sera
aperçue que nous ne possédons pas toutes les pièces que nous prétendons avoir
payées !
— N'avez-vous pas changé le chiffre sur le parchemin ?
— Je... j'ai oublié, avoua l'intendant d'un ton contrit. Comment aurais-je pu
penser qu'elle remarquerait la différence, puisqu'elle ne sait pas lire?
Richard haussa les épaules avec un évident mépris.
— Et a-t-elle formulé une accusation précise contre vous? s'informa-t-il.
— Contre moi? répéta Herbert d'une voix étranglée. Non, bien sûr...
Il lança un regard à son frère et ce qu'il lut sur son visage ne dut guère le
rassurer, car il ajouta précipitamment :
— Je ne puis être tenu pour seul responsable de nos exactions, n'est-ce pas?
— Je n'ai pas dit cela, concéda Richard, bien que l'idée de détourner les
soupçons sur quelqu'un d'autre que lui ne fût pas pour lui déplaire, ce quelqu'un
fût-il son propre frère. Mais nous pourrions imputer cela à un serviteur, ajouta-t-
il. Vous n'avez pas laissé lady Aileas consulter les mémoires des fournisseurs, au
moins?
— Non, elle ne les a jamais eus en mains.
— En êtes-vous certain? insista le régisseur.
— Je les ai constamment en ma possession, assura Herbert.
— Hum... Le meunier se serait-il montré indiscret?
— J'en doute. Les hommes que vous avez postés sur son passage ont été très...
convaincants, et je crois qu'il ne se laissera plus aller à la moindre faiblesse !
Richard regarda pensivement son frère. S'il y avait un point faible dans son plan,
songea-t-il, ce n'était pas ce pauvre Raffe, mais bel et bien Herbert, avec sa
pusillanimité et ses absurdes scrupules ! Il aurait mieux fait de le laisser en
dehors de tout cela. Mais il était trop tard pour nourrir une pareille pensée !
— Résumons la situation, déclara-t-il. Vous pensez que lady Aileas se doute de
quelque chose, mais vous ne savez pas exactement quoi. De son côté, elle ne
possède certainement pas de preuves, sans quoi elle en aurait déjà parlé à son
mari.
— C'est probable, admit Herbert.
Son jumeau poussa un soupir de soulagement.
— Vous vous êtes affolé pour rien, conclut-il avec force, comme s'il voulait se
rassurer lui-même autant que son frère. Si sir Georges avait la moindre certitude
concernant nos détournements, nous serions déjà sous les verrous.
Il ajouta en voyant la peur affleurer dans le regard de son jumeau :
— Ecoutez-moi, frère ! Tant que sir Georges et sa femme sont à couteaux tirés,
nous n'avons rien à craindre. Même si elle nous accuse, il ne la croira pas ! Ce
qui ne doit pas nous empêcher d'être plus prudents que jamais...
Il allait formuler de nouveaux conseils, lorsque Elma pénétra en trombe dans la
pièce.
— Venez vite, vous deux! s'écria-t-elle. Sir Georges... Je crois qu'il l'a tuée!
ajouta-t-elle dans un balbutiement.
— De qui parlez-vous ? interrogea Richard.
— Mais de lady Aileas ! s'exclama la jeune fille.
— Est-elle vraiment morte? s'informa le régisseur avec espoir.
— Je n'en sais rien! répliqua Elma, exaspérée. Quoi qu'il en soit, vous feriez
mieux d'aller voir. Tout le château est en ébullition, et je reviens moi-même de
chez l'apothicaire.
Herbert se hâta vers la porte, mais son frère le rappela :
— Pas si vite ! lui dit-il. Après tout, s'il l'a vraiment tuée, ce n'est pas une
mauvaise chose pour nous.
Il jeta à Elma un regard significatif et ajouta :
— Herbert prétend qu'elle lui a posé des questions indiscrètes à propos des
nappes.
La chambrière grommela un juron entre ses dents.
— Je savais que nous aurions dû nous en tenir aux denrées périssables ! observa-
t-elle. En tout cas, votre frère a raison, ajouta-t-elle. J'étais derrière la porte du
bureau lorsque a éclaté la dispute de sir Georges et de sa femme et j'ai entendu
une partie de leurs propos. Ils parlaient justement de vous et lady Aileas n'en
disait pas de bien. Il semble effectivement qu'elle ait eu vent de quelque chose !
Richard poussa une exclamation de dépit.
— Qu'allons-nous faire, maintenant? demanda Herbert en tordant nerveusement
un coin de sa tunique.
— Nous tenir tranquilles tant que nous ne sommes sûrs de rien, rétorqua son
frère.
— Et si nous faisions appel aux hommes qui ont persuadé le meunier ? suggéra
son jumeau.
— Vous voulez qu'ils fassent de même avec le drapier ?
Herbert acquiesça avec force.
— C'est le seul qui puisse fournir des preuves contre nous ! affirma-t-il.
— S'il ne veut pas se montrer coopératif, il va nous falloir trouver un bouc
émissaire, déclara Elma.
Un instant de silence plana dans la pièce et l'intendant se rendit compte tout à
coup que Richard et la jeune fille le fixaient d'un regard étrange.
— Vous ne pensez tout de même pas à moi pour jouer ce rôle ! se récria-t-il
d'une voix tremblante. J'ai toujours fait ce que vous me disiez, pas davantage !
— Il semble que vous ne compreniez pas la gravité de la situation, déclara
Richard en marchant lentement vers son frère. Vous avez suscité les soupçons
des maîtres par votre maladresse. Même si nous réduisons le drapier au silence,
il restera des traces de cette affaire. Sir Georges était facile à duper du temps où
il nous faisait totalement confiance.
Il plaqua son jumeau contre le mur et ce fut tout près de son visage qu'il lança
d'un ton accusateur.
— Mais c'est terminé, et cela à cause de vous !
— Richard... je... je..., balbutia Herbert :
— Voilà ce que j'aurais dû faire il y a déjà des années ! s'exclama le régisseur.
Et tirant sa dague de sa ceinture, il la plongea dans la poitrine d'Herbert, qui
poussa un faible cri et s'effondra sur le sol.
— Ne vous inquiétez pas, lui dit son frère, comme le corps du malheureux
s'agitait dans un dernier soubresaut, je veillerai sur Lisette à votre place !
Elma fixa sur le meurtrier un regard incrédule.
— Pourquoi avez-vous fait cela? s'exclama-t-elle. Ce n'était pas indispensable !
Est-ce parce que vous voulez Lisette pour vous ?
— Je me moque de cette grue comme d'une guigne ! assura Richard avec
mépris.
Il essuya sa dague sur la tunique de son frère et ajouta :
— Il était de moins en moins fiable et il aurait fini par nous trahir. Dieu sait ce
qu'il a déjà dû dire à lady Aileas ! De toute façon, il fallait que quelqu'un porte le
chapeau à notre place. Si le pot aux roses est découvert, nous aurons maintenant
la possibilité de rejeter toute la responsabilité sur Herbert. Sir Georges sera déjà
assez consterné d'apprendre qu'il a honoré pendant des années un voleur de sa
confiance, et il ne pensera pas un seul instant qu'il ait pu y en avoir trois !
Il prit un visage lugubre pour s'exclamer :
— « Hélas, sir Georges, comment pouvais-je me douter que mon propre frère
était une affreuse crapulé? » Voilà ce que je dirai au maître de céans s'il
m'interroge !
Il eut un rire sardónique et reprit :
— Allons, aidez-moi à tirer le corps. Nous allons le cacher sous ce lit.
Elma s'approcha à contrecœur et saisit les jambes du mort, tandis que Richard le
prenait par les épaules. A eux deux, ils eurent tôt fait de dissimuler le cadavre
sous la couche.
— Je m'en débarrasserai cette nuit, dit Richard lorsqu'ils eurent terminé.
Elma acquiesça, très pâle.
— Et maintenant, dit-elle, nous ferions mieux d'aller voir ce qui se passe en
haut!
Le visage crispé d'angoisse, Georges déposa précautionneusement Aileas sur le
lit et pressa la main froide de la blessée contre sa joue. Quelle brute il était!
songea-t-il avec désespoir. Pourquoi était-il revenu à Ravensloft, si c'était pour
céder dès son arrivée à ses pires instincts de violence?
— Aileas, chuchota-t-il, pardonnez-moi ! J'ai été fou de vouloir vous obliger à
changer. Je vous promets que vous pourrez désormais vous comporter comme
bon vous semble, mais ne me quittez pas, je vous en supplie !
Les paupières de la jeune femme frémirent légèrement, et quelques secondes
plus tard, elle ouvrit les yeux, au grand soulagement de son mari.
— Georges? dit-elle en portant la main à son front. Que... que m'est-il arrivé? Je
me souviens que vous étiez en train de vous battre, Rufus et vous, et...
— Je vous ai fait tomber, compléta Gramercie. Il saisit le poignet de la jeune
femme et l'embrassa délicatement.
— J'ai cru que je vous avais tuée, avoua-t-il, et j'étais dans tous mes états.
Aileas eut un faible sourire.
— Mon père vous aurait dit que mon crâne est trop épais pour céder ainsi au
moindre coup ! plaisanta-t-elle.
Georges secoua la tête.
— Je dois malgré tout vous demander pardon, murmura-t-il. Je ne mettrai plus
jamais en doute votre parole, et je suis tout prêt à croire que vous n'avez jamais
eu d'amant et que les Jolliet sont vraiment des vauriens. Mais je vous en prie, ne
me haïssez pas pour ce que j'ai fait!
— Comment le pourrais-je ? interrogea Aileas. Je vous aime trop pour cela.
— Voulez-vous répéter cette phrase?
Aileas s'exécuta, en détachant bien les syllabes.
— Si je n'avais pas éprouvé pour vous des sentiments aussi passionnés, ajouta-t-
elle, croyez-vous que j'aurais consenti tant d'efforts pour changer?
— J'ai eu tort de les exiger de vous, dit Georges avec conviction.
Il fut interrompu par la voix de Paracus et se tourna vers l'apothicaire, qui venait
de pénétrer dans la chambre. Georges aussitôt s'éloigna du lit pour lui permettre
d'examiner la blessée.
Avec des gestes à la fois précis et légers, l'homme de l'art tâta le front d'Aileas,
ce qui arracha un léger gémissement à la jeune femme.
— Elle va bien, n'est-ce pas? interrogea anxieusement Gramercie.
— Je n'ai pas encore..., commença Paracus.
Mais sa patiente l'interrompit vivement.
— Bien sûr que si ! s'écria-t-elle.
Mais lorsqu'elle voulut s'asseoir, elle porta la main à sa tête et se laissa retomber
sur l'oreiller.
— J'ai un peu le vertige, voilà tout! dit-elle en esquissant un sourire pour
rassurer son mari.
Paracus fit la moue.
— Il faut lui poser une compresse bien froide sur le front, déclara-t-il. Puis vous
la laisserez se reposer, mais en prenant soin de la réveiller toutes les heures. Si à
un moment vous n'y parveniez pas, faites-moi appeler aussitôt.
— Très bien, acquiesça Georges avec zèle.
— Maintenant, elle doit dormir un peu. Ne la laissez pas un instant seule, pour le
cas où...
Il laissa sa phrase en suspens, mais Gramercie en comprit le sens et une ride
d'inquiétude apparut sur son front.
— Je resterai avec elle, promit-il.
— Je vais vous laisser une lotion destinée à laver sa blessure, dit l'apothicaire.
— Mais je peux faire tout cela moi-même ! protesta Aileas. Si mon père était là,
il dirait que vous me traitez comme un bébé.
— Du reste, vous allez avoir vous-même besoin de repos, milord, observa
Paracus en jetant un regard à la joue tuméfiée de Georges.
— Je me sens parfaitement en forme, rétorqua celui-ci, et je tiens à veiller moi-
même ma femme.
Il reconduisit l'apothicaire jusqu'au seuil et après avoir ouvert la porte, il aperçut
Hamerton qui faisait anxieusement les cent pas dans le couloir.
— Je vous demande de m'excuser, sir Rufus, lui dit-il après l'avoir appelé d'un
geste. Je me suis conduit comme un...
— Comme un homme amoureux fou de sa femme ! compléta Rufus, qui ajouta
d'une voix légèrement tremblante : et Dieu sait qu'elle vous le rend !
Le cœur de Georges se réjouit à ces mots.
— Pardonnez-moi de vous avoir calomnié, sir Rufus, déclara-t-il.
Son interlocuteur haussa les épaules.
— C'est auprès de votre femme que vous devriez vous excuser, assura-t-il. Et
maintenant, si vous le voulez bien, je vais reprendre la route.
— Rufus ! appela Aileas depuis son lit. Je vous remercie d'avoir pris ma
défense.
Hamerton parut embarrassé par cette intervention.
— Je ne retire rien de ce que je vous ai dit, Aileas, marmonna-t-il. J'aurais dû
vous épouser lorsque j'en avais l'opportunité. Maintenant, je vois bien qu'il est
trop tard !
Il s'en fut sur ces mots et Georges vint s'agenouiller près du lit.
— Il a raison, murmura-t-il en prenant la main de sa femme. Acceptez-vous de
me pardonner, Aileas ? J'aurais dû vous faire confiance depuis le début!
La jeune femme eut un sourire radieux.
— Me croyez-vous à présent? s'enquit-elle.
— Oui, répliqua Georges sans la moindre hésitation. Et puisque nous en sommes
aux éclaircissements, je dois vous expliquer les raisons de ma conduite...
Il s'interrompit un instant et avoua à voix basse :
— J'avais si peur!
— De qui donc ? interrogea Aileas en ouvrant de grands yeux. De moi? De mon
père?
— De moi-même ! assura Georges.
Il conta brièvement à sa femme l'épisode du chiot et ajouta :
— Je me méfiais tellement de mes propres réactions que je craignais sans cesse
de vous frapper ou de vous blesser. Vous rappelez-vous ce jour où je vous ai
poursuivie dans le verger de Dugall, parce que vous m'aviez jeté des pommes?
Aileas caressa la joue de son époux d'un geste apaisant.
— Oui, répondit-elle, et je me souviens aussi que j'ai eu peur de vous. Vous
aviez l'air si terriblement en colère ! Mais vous avez vite recouvré votre sang-
froid et j'ai pris votre placidité pour de la faiblesse... alors que c'était de la force
de caractère !
— Oh, non, corrigea Georges, ma constante propension à l'emportement est bel
et bien une faiblesse et vous avez eu raison d'employer ce mot! Tout à l'heure,
j'aurais pu tuer Rufus si vous ne m'aviez pas arrêté!
— Allons donc, s'insurgea Aileas, vous avez le plus extraordinaire sang-froid
que j'aie jamais vu à un homme! Et puisque vous faites allusion à la scène du
bureau, je vous rappelle que ce n'est pas vous qui avez frappé le premier, mais
bien Rufus !
— C'est vrai, convint Gramercie, comme s'il réalisait ce fait pour la première
fois.
— Ce qui nous a causé le plus de mal en fin de compte, c'est votre silence !
Vous auriez dû me confier vos appréhensions dès le début. Cela nous aurait
évité bien des malentendus !
Georges ne put qu'appuyer son front contre la courtepointe, accablé par la
véracité de ces mots.
— J'ai été si égoïste ! s'exclama-t-il. Absorbé par mon propre problème, je n'ai
rien compris à vos sentiments, non plus qu'à ceux de ma cousine.
Il leva la tête avant d'ajouter :
— Mais le passé est bien mort, Aileas ! Je vous promets d'avoir désormais une
totale foi en vous.
— Et Margot ? questionna la jeune femme.
— Pour être franc, je ne sais vraiment que lui dire ! soupira Georges.
— Peut-être vaut-il mieux ne rien lui dire du tout ! suggéra Aileas. Ce serait trop
humiliant pour elle. Mais trêve de bavardages ! ajouta-t-elle. Vous êtes blessé,
vous aussi ! Avez-vous très mal à la joue?
Gramercie se releva et s'assit sur le bord du lit.
— Un peu, avoua-t-il, mais ce n'est rien comparé à la terrible douleur que j'ai
ressentie lorsque j'ai cru que j'allais vous perdre !
Aileas tendit les bras et enlaça le cou de son compagnon.
— Vous m'avez manqué, monsieur mon mari ! s'exclama-t-elle d'une voix
vibrante d'émotion.
Et comme elle l'attirait doucement contre elle, Georges eut un dernier sursaut
d'énergie pour protester :
— Voyons, ma chérie, Paracus a dit que vous deviez vous reposer !
— C'est ce que nous allons faire... dans un instant ! promit Aileas avec un
malicieux sourire. Pour l'instant, je voudrais vous expliquer très concrètement
pourquoi nous sommes faits l'un pour l'autre !
Dissimulée par la pénombre qui régnait dans le jardin, Elma enfonça la main
dans un trou de la muraille et en sortit trois sacs aux flancs bien rebondis. C'était
là le trésor de Richard Jolliet, et elle n'avait eu qu'à épier le régisseur pour savoir
où il dissimulait le fruit de ses rapines. Evidemment, il n'eût pas couru le risque
de garder cet argent dans sa chambre, où n'importe qui aurait pu le découvrir et
l'accuser de vol !
Satisfaite de sa découverte, elle soupesa sa trouvaille et un sourire étira ses
lèvres. Allons, se dit-elle, elle avait bien mérité ce supplément, qui allait
s'ajouter à la somme rondelette qu'elle avait réunie de son côté. N'était-ce pas
une compensation bien méritée pour les violences que lui avait fait subir
Richard?
. Frissonnant à ce souvenir, elle se rappela le soir où le régisseur l'avait poussée
de force dans le cellier, dont il avait refermé sur eux la porte à double tour. Elle
avait eu beau crier et se débattre, il l'avait obligée à exécuter ses volontés, et
c'était avec une froide colère qu'elle s'était relevée quelques instants plus tard,
bien décidée à tirer au moins un avantage de cette triste situation. Le regard
fiché bien droit dans celui de Richard, elle lui avait dit tout ce qu'elle avait
deviné de ses exactions et avait exigé de faire partie du plan pour prix de son
silence !
Bien qu'aucune somme ne pût jamais compenser la perte de sa virginité, elle
s'était tout de même enrichie, plutôt par esprit de revanche que par cupidité
réelle. Et maintenant, le moment de la vengeance avait enfin sonné !
Elle jeta un regard sur les sacs éclairés par le clair de lune et sentit son cœur se
gonfler de joie à cette vue. Il y avait là bien plus qu'il ne lui fallait pour quitter à
jamais Ravensloft et aller refaire sa vie dans un lieu où on ne la connaîtrait pas.
Elle prétendrait être la veuve d'un riche marchand et comme elle était jeune et
jolie, on lui ferait immédiatement confiance. Qui sait? se dit-elle. Avec une dot
pareille, elle pouvait même prétendre à épouser un riche bourgeois, ou mieux
encore, un chevalier!
Pourquoi la servante ne deviendrait-elle pas une dame à son tour ? Si lady Aileas
avait pu changer de manières en quelques jours, elle se sentait tout à fait capable
d'en faire autant!
Réjouie par cette pensée, elle jeta un dernier regard vers la massive silhouette de
Ravensloft, qui se profilait sur le ciel étoile. Décidément, elle avait bien choisi le
moment pour s'enfuir! pensa-t-elle. Avec l'arrivée inopinée de Gramercie et la
blessure de lady Aileas, sans compter le départ impromptu de lady Margot et de
sir Rufus, le château était sens dessus dessous et nul ne remarquerait sa
disparition avant plusieurs heures.
Forte de cette conviction, elle souleva péniblement les sacs et se dirigea vers
l'endroit où l'attendait sous les arbres un âne déjà sellé. Ce n'était pas une bête
très rapide, évidemment, mais ce larcin se remarquerait moins que si elle avait
volé un cheval !
Tout en disposant les sacs dans les fontes, elle jeta un coup d'œil vers
l'appartement de Richard et vit une lumière trembler à sa fenêtre. Sans doute
était-il revenu s'occuper du corps d'Herbert, supposa-t-elle. Avec un léger
frisson, elle enfourcha l'âne et lui donna un petit coup sur la croupe pour qu'il se
mît en marche.
Puis elle s'enfonça avec sa monture dans l'ombre épaisse des bois.
— Oooouh..., dit Georges en pétrissant des deux poings les coussins
multicolores qui jonchaient le lit dans le plus grand désordre.
La lumière dorée de l'aurore illuminait ses traits, ainsi que le corps nu d'Aileas, à
demi couchée sur sa poitrine.
— Restez donc tranquille! lui intima la jeune femme. Je dois maintenant baigner
votre œil, qui me semble plutôt tuméfié! Nous aurions dû faire cela hier soir,
quand vous m'avez bandé le front.
— Suis-je donc si défiguré? marmonna Gramercie.
— Je ne dirai pas cela, mais vous avez tout de même quelques contusions. Faut-
il vous rappeler que vous avez mordu la poussière ?
— C'est ce que je vais faire de nouveau si vous me frottez aussi fort! assura
Georges d'une voix lugubre.
— Tout ce que vous avez à faire, c'est de rester bien calme encore quelques
secondes !
— Comment le pourrais-je, quand vous êtes quasiment assise sur moi, au risque
de rompre mes côtes déjà douloureuses ?
Au grand regret de son mari, Aileas prit la déclaration au sérieux et s'écarta.
— Je me demande si Paracus approuverait votre conception du repos ! observa-
t-il malicieusement.
— Où est le mal? demanda ingénument Aileas. J'ai à peine bougé et c'est vous
qui avez fourni tout l'effort ! En tout cas, cela a eu raison de mon mal de tête!
— Qui sait? Peut-être devrais-je oublier mes devoirs de noble chevalier pour me
faire apothicaire ! s'exclama Georges avec amusement.
Après avoir déposé cuvette et compresses sur la table de chevet, Aileas
s'allongea près de son mari dans une pose toute féline. — D'une certaine façon,
vous l'êtes déjà ! assura-t-elle.
— Il n'en reste pas moins qu'il vaut mieux ne pas donner à Paracus les détails de
la cure !
Aileas éclata de rire et se blottit contre son époux.
— Je crois d'ailleurs que je vais revenir aujourd'hui à sa conception du repos,
déclara-t-elle. Je veux bien rester toute la journée au lit... à condition que ce soit
en votre compagnie !
Georges sourit à son tour et se souleva sur un coude pour examiner sa femme.
— Dites-moi, belle dame, lui dit-il enfin, que s'est-il passé d'autre ici en mon
absence ? Je ne parle pas du changement de manières de mon épouse, qui
reviendra bien vite à sa spontanéité d'antan, j'ose l'espérer!
— Après tous les efforts auxquels je me suis astreinte ? protesta Aileas.
Certainement pas !
Elle fronça les sourcils et ajouta :
— Voulez-vous examiner les comptes? Toute partialité mise à part, je crois
vraiment que vos régisseurs sont malhonnêtes !
— Je m'y mettrai dès demain, promit Georges. Aileas poussa un soupir.
— Je regrette vraiment de ne pas savoir lire ! avoua-t-elle.
— Il n'est pas trop tard pour apprendre ! assura son mari.
La jeune femme se souleva sur un coude et le considéra un instant en silence.
— Je ne pense pas que j'aurai le temps, déclara-t-elle enfin.
Georges parut fort étonné par cette assertion.
— Croyez-vous que vos devoirs de châtelaine soient si prenants? questionna-t-il.
A moins que vous n'ayez l'intention de passer vos journées à la chasse, afin
d'approvisionner le château en gibier!
Aileas secoua la tête et ses joues s'empourprèrent.
— Ce n'est pas cela, dit-elle, mais je vais être tout de même très occupée !
— A quoi donc ? insista son époux.
— Eh bien... avec notre bébé !
Georges ouvrit des yeux ébahis.
— Que... que dites-vous? balbutia-t-il.
Cette fois, Aileas devint franchement cramoisie.
— Je pense que j'attends un enfant, expliqua-t-elle. Je n'en suis pas encore
vraiment sûre, mais je... j'ai beaucoup de retard ce mois-ci !
Gramercie rejeta la tête en arrière et éclata d'un rire tonitruant. Puis il enlaça sa
femme avec passion.
— Mais c'est merveilleux, ma chérie ! s'écria-t-il. Je suis l'homme le plus
heureux de toute l'Angleterre !
Aileas lui jeta un regard anxieux.
— Mais croyez-vous...? commença-t-elle.
Georges recouvra aussitôt tout son sérieux.
— Je ne doute pas d'être le père de cet enfant, interrompit-il, si c'est là ce qui
vous trouble !
La jeune femme secoua lentement la tête.
— Oh, non, dit-elle, je ne pensais pas à cela. Mais croyez-vous que je ferai une
bonne mère ?
Georges l'attira à lui et l'enlaça tendrement.
— J'en suis certain, assura-t-il. Vous serez une maman merveilleuse... surtout s'il
s'agit d'un garçon ! Je ne connais aucune autre femme de ma connaissance qui
soit capable d'enseigner à son fils toutes les subtilités du tir à l'arc !
— Mais je ne sais rien sur les bébés! objecta Aileas. Je n'en ai jamais tenu un
seul dans mes bras.
Gramercie l'écarta doucement de lui et déclara d'un ton sérieux :
— Aileas, je ne doute pas un seul instant de vos capacités en la matière. J'ai
toute confiance en vous, ma chérie !
Puis il redevint un instant le flegmatique Georges de Gramercie pour déclarer
avec un sourire malicieux :
— Evidemment, vous ne serez pas une mère du modèle le plus courant, mais ce
sera tout de même magnifique !
Soulagée, Aileas allait répondre à son tour par une boutade, lorsqu'on frappa à la
porte.
— Ce doit être Elma, chuchota-t-elle.
Elle voulut sortir du lit, mais Georges la retint d'une main ferme.
— Vous êtes supposée vous reposer ! lui rappela-t-il en se levant lui-même. Je
vais dire à Elma de vous monter un substantiel petit déjeuner.
— Vous feriez mieux de vous couvrir avant de lui ouvrir ! conseilla Aileas.
Se rappelant qu'il était nu, Georges enfila en hâte sa chemise et ses chausses.
Mais lorsqu'il eut déverrouillé la porte, il eut la surprise de découvrir sur le seuil,
à la place d'Elma, une fille de cuisine manifestement fort intimidée de se
retrouver à l'étage, dans l'intimité de ses maîtres.
— Euh... Bonjour, milord, balbutia-t-elle. On m'a envoyée vous réveiller.
— Où est Elma? interrogea Georges sans cacher son étonnement. — Elle... elle
a disparu, milord. On ne sait pas non plus où se trouve Herbert Jolliet. Personne
ne l'a vu depuis hier soir.
Ebahi, Georges considéra un instant la messagère.
— Ont-ils dit quelque chose hier pour justifier cette absence? demanda-t-il.
— Non, milord, je ne crois pas. Mais nous étions tous sur les dents, avec la
blessure de madame, et le départ de sir Rufus et de lady Margot...
— Quoi, s'écria Georges, lady de Pontypoole est partie aussi?
— Oui, milord, et c'est pourquoi nous n'avons rien remarqué d'anormal, car nous
étions tous très occupés à préparer les affaires des voyageurs.
— Décidément, il semble que mon hospitalité laisse à désirer ! soupira Georges
en se tournant vers sa femme.
— Rufus nous avait prévenus de son départ, répliqua Aileas. Quant à Margot,
elle était certainement trop bouleversée pour rester.
— Et sir Richard? dit Georges à l'adresse de la servante. N'a-t-il aucune idée de
l'endroit où se trouve son frère?
— Non, milord, répliqua la jeune fille. D'ailleurs, il vous attend en bas. C'est lui
qui m'a demandé de venir vous chercher.
— Très bien, acquiesça son maître, je descends.
La fille fit une révérence et disparut. Après avoir refermé la porte, Georges
acheva de s'habiller en hâte, et il était en train d'enfiler ses bottes, lorsqu'il vit sa
femme rejeter les draps et se lever d'un bond.
— Aileas ! s'écria-t-il. Vous savez bien que vous devez rester étendue.
— Mais, Georges...
— Paracus l'a dit ! Et de toute façon, il n'y a rien que vous puissiez faire.
— Je veux savoir au moins ce qui se passe ! allégua la jeune femme en
endossant sa chemise.
Gramercie allait tout bonnement lui intimer de retourner au lit, lorsqu'il se
souvint de ses récentes promesses. N'avait-il pas juré de laisser à sa femme toute
liberté de se comporter comme bon lui semblait? se rappela-t-il.
— Très bien, faites comme vous voudrez ! déclara-t-il. Promettez-moi
seulement de ne pas outrepasser vos forces.
— N'ayez crainte, monsieur mon mari ! s'écria gaiement la jeune femme.
Et elle se précipita hors de la pièce sur les talons de Georges.
Chapitre 18
Lorsque le maître des lieux fit irruption dans la grande salle quelques secondes
plus tard, Richard Jolliet se tenait devant l'estrade, l'air ostensiblement inquiet.
Si cette expression était de pure commande, il n'en allait pas de même de la rage
concentrée qui faisait trembler les mains du personnage en dépit de lui-même,
bien qu'il s'efforçât de la dissimuler!
Comment cette catin d'Elma avait-elle osé lui voler son trésor? s'interrogeait-il
avec colère. Cette petite peste passerait un mauvais quart d'heure lorsqu'il
remettrait la main sur elle, il se le promettait bien ! Et pour commencer, il lui
ferait porter la responsabilité du meurtre de son frère. Puis il l'accuserait de vol
et la ferait pendre haut et court. Quelle joie lorsqu'il la verrait se balancer au
bout d'une corde ! conclut-il avec un méchant rictus. Il serait ce jour-là le plus
heureux des hommes !
— Ainsi, Herbert aurait disparu? commença Georges en examinant son
régisseur d'un regard perplexe.
— Oui, milord, confirma Richard avec un apparent respect.
En réalité, il n'éprouvait que mépris pour l'homme qui lui faisait face. Georges
de Gramercie était décidément un imbécile, songea-t-il, et sa femme ne valait
pas mieux ! A quoi songeait cette pécore de descendre ainsi en trombe l'escalier,
son carquois sur l'épaule comme une Diane chasseresse ! S'imaginait-elle
assister à une battue, par hasard? .Décidément, il regrettait vraiment qu'elle ne se
fut pas cassé le cou la veille !
— je regrette de devoir le dire, milord, reprit-il d'un ton affligé, mais il semble
qu'Elma et lui n'aient pas dû avoir la conscience tranquille!
— Et quel méfait auraient-ils commis, d'après vous? s'enquit Georges. Un vol?
— Pour le moins, monseigneur. Je suis navré d'avoir à vous l'apprendre, mais je
crains qu'Herbert n'ait trahi votre confiance, et abusé des responsabilités que
vous lui aviez confiées !
Il baissa la tête en simulant la honte comme il convenait, puis ajouta d'un air
contrit :
— Herbert ne s'est pas seulement déshonoré, il a jeté l'opprobre sur toute sa
famille, à commencer par moi-même !
Il jeta d'abord une œillade à sir Georges, qui l'examinait gravement, puis à lady
Aileas. Celle-ci fronça les sourcils lorsqu'il rencontra son regard, et l'expression
qu'il lut dans ses yeux glaça Richard jusqu'à la moelle des os. Cette sorcière se
doutait-elle de quelque chose? s'interrogea-t-il avec un involontaire frisson.
Malgré cette crainte, il n'en continua pas moins après avoir dégluti :
— De plus, milord, j'ai découvert qu'on m'avait dévalisé cette nuit. D'après mes
premières constatations, c'est tout le fruit de mes économies qui a disparu.
Un frère peu scrupuleux, une servante en fuite, il est difficile de ne pas
rapprocher ces faits !
Au lieu de commenter cette information, lady Aileas toisa le jeune homme et
demanda lentement :
— Qu'est-il arrivé au meunier, Richard? Pouvez-vous nous le dire?
Pris de court par cette question inattendue, Jolliet ne put que balbutier :
— II... il a été assailli par des ruffians, milady, comme nous le savions déjà !
— Vous n'en savez pas davantage? insista la jeune femme.
— Absolument pas, affirma Richard, qui avait recouvré dans l'intervalle quelque
aplomb.
Lady Aileas tournait autour de la vérité, songea-t-il, mais elle ne la connaissait
pas encore, sans quoi elle l'aurait déjà ouvertement accusé! Dans ces conditions,
point n'était besoin de se laisser désarçonner.
— C'est sir Georges qui a procédé à l'enquête, rappela-t-il.
— Oui, intervint Gramercie, mais à la lumière de ces... développements, je
commence à me demander si je n'ai pas été trop hâtif.
Il fronça les sourcils avant d'ajouter :
— Pourquoi pensez-vous qu'Herbert se soit enfui avec Elma ? Il est peut-être
tout simplement allé voir Lisette !
— Lisette? répéta Richard en simulant la surprise.
— Qui est cette personne? s'enquit Aileas.
— S'il faut en croire la rumeur, c'est la maîtresse d'Herbert, expliqua Georges,
qui poursuivit à l'adresse de Richard : croyez-vous qu'il contait aussi fleurette à
Elma?
— Je ne sais pas, milord, répliqua Jolliet.
Il réfléchit rapidement et ajouta :
— C'est fort possible! Herbert semblait la trouver aussi à son goût.
Après tout, songea-t-il, mieux valait aiguiller ces deux nigauds sur une fausse
piste. Ce serait du reste une explication plausible, si l'on découvrait par hasard le
corps d'Herbert, bien qu'il l'eût caché assez loin dans les bois. Il pourrait toujours
dire alors qu'Elma avait tué son amant dans un accès de jalousie !
— Il faut les retrouver, déclara sèchement Georges, et le plus tôt sera le mieux.
Je vais envoyer quatre ou cinq hommes chez Lisette, pendant qu'une dizaine
d'autres exploreront les routes avec moi. Bien entendu, vous ferez partie de ce
second détachement, Richard! Quant à vous, Aileas..., commença-t-il en se
tournant vers sa femme.
Il ravala à temps les mots qu'il s'apprêtait à prononcer et dit avec un sourire de
connivence :
— Vous m'accompagnez, cela va de soi!
Puis il se dirigea résolument vers la porte, Aileas sur les talons, et Richard Jolliet
n'eut plus qu'à leur emboîter le pas à contrecœur.
En entendant les sabots des chevaux marteler la route dans un bruit de tonnerre,
Elma se laissa glisser promptement à terre et porta la main à sa gorge.
— Seigneur Dieu, murmura-t-elle, combien sont-ils donc? C'est bien de Richard
d'envoyer tout un détachement à ma poursuite ! Oh, pourquoi n'ai-je pas volé
plutôt un cheval? Je serais hors d'atteinte à présent !
Effrayée, elle saisit les rênes de l'âne et tira la bête rétive sous le couvert des
arbres, afin qu'on ne l'aperçût pas de la route. Elle avait déjà procédé ainsi cette
nuit en entendant au loin un cavalier, mais cette fois, elle ferait bien de
s'enfoncer davantage dans le sous-bois, décida-t-elle. Le soleil était en effet déjà
haut, et les yeux perçants des gens d'armes pouvaient fort bien déceler sa
présence entre les feuillages.
Le cœur battant, elle s'avança en glissant sur le sol boueux, sans prendre garde
aux épines qui éraflaient ses bras. Tout valait mieux que d'être prise ! se dit-elle
avec angoisse.
Bien qu'elle eût profité cette nuit-là de sa halte pour bien dissimuler l'argent, elle
n'en était pas moins passible d'une accusation de vol et préférait ne pas prendre
de risque. Certes, Richard avait des crimes bien pires que le sien à se reprocher,
mais elle n'ignorait pas que le moindre larcin était puni de pendaison, et ne tenait
pas à se balancer au bout d'une corde!
D'un regard circulaire, elle examina les alentours, et constata avec un juron que
la route était encore visible entre les arbres. Pourtant, l'âne avait apparemment
décidé qu'il avait assez marché, et la jeune fille eut beau le pousser de toutes ses
forces, il refusa obstinément de faire un pas de plus.
Palpitante, Elma prêta l'oreille. Les cavaliers s'étaient dangereusement
rapprochés, et à en juger par le cliquetis de leurs gourmettes, ils devaient être au
moins une dizaine. Jamais sir Georges n'aurait mobilisé autant d'hommes pour
retrouver une servante fugueuse, songea-t-elle avec effroi. Pour qu'il eût envoyé
tant de monde à sa recherche, il fallait qu'il fût déjà au courant du vol !
Prenant une brusque résolution, elle vida les fontes de l'âne et abandonna
l'animal sur place. Elle connaissait à quelques centaines de mètres une petite
grotte, où elle pourrait se dissimuler, calcula-t-elle. C'était une minuscule
excavation, mais elle avait l'avantage d'être située de l'autre côté d'un ruisseau
qui dérouterait les chiens, pour peu qu'on en lançât à sa poursuite.
Forte de cette décision, Elma se mit à courir vers le cours d'eau, gênée par les
sacs qui lui battaient les jambes à chaque pas. Mais elle n'avait pas fait dix pas
qu'elle trébuchait sur une racine et s'affalait de tout son long, la face contre le
sol. Sans lâcher son précieux fardeau, elle poussa un gémissement et s'apprêtait
à se redresser à la force des poignets... lorsque son regard rencontra
brusquement les yeux sans vie d'Herbert Jolliet, étendu à quelques centimètres
d'elle sur la mousse humide.
Saisie d'horreur à cette vue, Elma poussa une exclamation perçante, puis se
couvrit la bouche du revers de la main... Trop tard ! Surpris par son cri, un
groupe de corbeaux venait de s'envoler vers le ciel en croassant de frayeur.
Alerté par l'étrange glapissement qui venait de s'élever de la forêt, Georges tira
sur les rênes de son cheval et leva promptement les yeux. Une nuée de corbeaux
s'élevait au-dessus des arbres, désignant à son regard exercé un endroit précis
des sous-bois, à une centaine de mètres en contrebas de la route.
— Allons, vite! ordonna-t-il en tendant la main vers l'endroit fatidique. Je crois
que nous sommes sur la piste !
Obéissant aussitôt à l'injonction, son escorte quitta la route à sa suite et se rua
sur les traces de la fuyarde.
Suante et essoufflée, Elma continuait sa marche pénible en direction du ruisseau.
Depuis tant de mois qu'elle n'était venue dans ces bois, elle éprouvait quelque
difficulté à se repérer, mais comme elle n'avait pas le choix, elle continuait
obstinément à se frayer un passage à travers les halliers, tout en maugréant entre
ses dents. Evidemment, elle aurait pu jeter les deux sacoches pour courir plus
vite, mais ce fardeau, aussi gênant qu'il fut, contenait tous ses espoirs pour
l'avenir, et elle n'allait certes pas l'abandonner!
« Bien entendu, il n'est pas question de renoncer à cet argent, mais pourquoi ne
pas le cacher? songea-t-elle en sentant ses forces la trahir peu à peu. Il sera
toujours bien temps ensuite, lorsque j'aurai semé les hommes de Gramercie, de
venir récupérer le trésor ! »
Joignant le geste à la parole, elle déposa les deux sacs entre les racines d'un
grand chêne, puis de ses mains tremblantes, les recouvrit en toute hâte d'humus
et de feuilles.
Allons, cela irait tout de même, se dit-elle en se redressant. D'un regard
circulaire, elle examina les alentours, et ne voyant ni n'entendant plus ses
poursuivants, elle osa espérer pendant quelques secondes qu'ils avaient
abandonné. D'un geste prompt, elle empoigna ses jupes à deux mains et fonça à
travers les taillis, en écartant résolument les branches des épaules.
Mais elle avait eu tort de penser qu'elle était seule et découvrit son erreur en
pénétrant dans une petite clairière. Avec un sursaut de terreur, la jeune fille vit
une dizaine de gens d'armes à pied lui barrer le passage et se déployer dans un
mouvement semi-circulaire, prêts à lui couper toute retraite sur les côtés.
Eperdue, Elma tourna les talons... pour se retrouver face à Georges de
Gramercie qui s'avançait tranquillement vers elle à travers bois, suivi de près par
Richard Jolliet. Au contraire de leur escorte, les deux hommes étaient encore
montés sur leurs étalons respectifs.
Devant l'urgence de la situation, la fuyarde prit une profonde inspiration et tâcha
désespérément de rassembler ses idées.
— Bonjour, Elma! dit Gramercie avec le plus parfait naturel.
L'interpellée déglutit péniblement. Sa seule chance, songea-t-elle, c'était de jouer
le rôle de la servante fugueuse et repentante, mais surtout de ne rien avouer de
plus !
— Pardonnez-moi, sir Georges ! commença-t-elle d'une voix suppliante. Je sais
que je n'aurais jamais dû vous fausser ainsi compagnie, mais...
— Espèce de voleuse ! interrompit Richard Jolliet d'une voix cinglante.
Elma leva les yeux vers le régisseur et serra les poings.
— De quoi m'accusez-vous» infâme menteur? maugréa-t-elle.
Jolliet eut à peine une seconde d'hésitation avant de se tourner vers Georges et
de s'exclamer :
— Elle m'a dérobé de l'argent, milord, et je suis à peu près certain qu'elle vous a
également volé du linge. Sans compter tout ce que j'ignore...
Georges mit pied à terre et observa d'un ton glacial :
— Dommage que nous ne puissions demander à Herbert d'éclairer notre
lanterne, n'est-ce pas, Elma?
— Milord, balbutia la soubrette, je... je me suis enfuie, c'est vrai, mais c'est
parce que je ne pouvais réellement plus faire autrement. Sir Richard abusait de
moi...
— Que me dites-vous là? s'écria Georges.
— Oui, il... il m'a fait plusieurs fois violence pour que je me donne à lui !
— Elle ment, milord! rugit l'intéressé.
A cet instant, Baldwin fit diversion en s'avançant vers le petit groupe, deux
sacoches souillées d'humus à la main. Après avoir ouvert l'une d'elles, il la
retourna, et des vêtements de femme tombèrent pêle-mêle sur le sol.
— C'est tout, milord, dit l'homme d'armes en secouant le sac.
Il se livra à la même opération sur la seconde mallette, et parut dépité de
découvrir son contenu, tout aussi anodin que le premier.
— C'est curieux, marmonna-t-il pour lui-même, ces sacs semblent encore
lourds!
Mais Georges s'était déjà tourné vers Elma, qui avait retenu son souffle pendant
toute la durée de l'opération.
— Savez-vous où se trouve Herbert? lui demanda-t-il.
— Non, milord, répliqua la servante, mais son frère pourra sans doute mieux
vous renseigner que moi !
— Est-ce vrai, Richard? s'informa calmement Gramercie.
Puis au moment où l'assistance s'y attendait le moins, il brandit prestement son
épée et en transperça l'un des sacs prétendument vides, qui laissa échapper par
l'entaille une pluie de pièces d'or et d'argent.
— Vous voyez, milord! s'exclama Jolliet d'une voix triomphante. C'est là ce
qu'elle m'a volé!
Comprenant qu'elle n'avait plus rien à perdre, Elma se résigna à brûler ses
vaisseaux.
— Ce n'est pas son argent! s'écria-t-elle avec force. Sir Richard vous vole depuis
des années, milord ! Si ce n'était pas le cas, comment pourrait-il avoir une telle
somme à lui ?
— Réflexion judicieuse, commenta Gramercie en se tournant vers son régisseur.
Bien qu'il parût fort calme, Georges en réalité devait lutter contre l'assaut d'une
croissante colère, qu'il avait le plus grand mal à réprimer. Quel imbécile il avait
été ! songea-t-il à part lui. Pourquoi n'avait-il pas écouté Aileas, qui ne s'était
jamais laissé impressionner par les frères Jolliet ? Même si elle n'avait pas
d'argument pour appuyer ses dires, il aurait dû au moins lui prêter une oreille
plus attentive !
— La somme paraît conséquente, en effet, ajouta-t-il en coulant un regard vers
le contenu des sacoches.
A cette réflexion, Richard parut plus déconcerté que son maître ne l'avait jamais
vu.
— Je... je... Une partie de cet argent est à vous, admit-il. Je me contentais de le
garder en dépôt.
— Pour quoi faire? interrogea froidement Gramercie. Pour régler une
augmentation d'impôts imprévisible... ou procéder à un nouvel achat de nappes ?
Le régisseur ouvrit la bouche, stupéfié par ce sarcasme. Mais Georges ne lui
laissa pas le temps de répliquer et s'approcha de lui, l'épée à la main.
— Dites-moi, Richard, où est votre frère? interrogea-t-il. S'est-il enfui avec la
part du butin que vous nous avez volé, à mon père et à moi ?
D'un geste soudain, il empoigna son interlocuteur par un pan de sa tunique et le
tira à bas de sa monture. Puis il le saisit par le col de son vêtement et le secoua
sans ménagement.
— Combien? questionna-t-il entre ses dents serrées. Combien avez-vous
détourné pendant toutes ces années?
— Mi... milord ! balbutia Richard.
— Et dire que mon père et moi vous faisions une totale confiance! s'exclama
Gramercie avec amertume.
— Et ce n'est pas tout, milord, s'écria à cet instant Elma. Il a tué Herbert, j'ai
assisté au meurtre !
Sans lâcher Jolliet, Georges interrogea Elma d'un rapide coup d'œil.
— Herbert est mort? répéta-t-il. Décidément, Richard, ajouta-t-il en s'adressant
de nouveau au régisseur, vous êtes un personnage diabolique !
— Je suis innocent, milord, glapit le jeune homme, Dieu m'en est témoin !
— En fait de témoin, rétorqua Georges, je me contenterai des livres de comptes
du domaine, et je peux vous certifier que cette fois, je les examinerai dans le
moindre détail !
— Oh, milord, je n'ai rien commis de répréhensible ! affirma Jolliet avec
l'énergie du désespoir.
— Non ? Eh bien, je vais faire venir le drapier et je le questionnerai
soigneusement. Quant au meunier, il retrouvera peut-être suffisamment la
mémoire pour se souvenir des hommes qui l'ont attaqué. Il ne restera plus alors
qu'à mettre la main sur ces sbires et...
— Georges ! cria à cet instant la voix d'Aileas, qui s'était enfoncée depuis un
instant au plus épais des halliers. J'ai trouvé Herbert, ou plus exactement son
corps !
A cette nouvelle, Gramercie donna au régisseur une poussée si violente que le
misérable alla rouler sur le sol boueux.
— Ainsi, vous avez vraiment tué votre propre frère? s'exclama le comte d'un ton
horrifié.
— Non! cria Richard, qui pointa vers Elma un doigt accusateur. C'est elle qui lui
a réglé son compte. S'il vous plaît, milord, vous devez me croire, ajouta-t-il
d'une voix suppliante. Je suis innocent !
Son interlocuteur haussa les épaules, et bien qu'il vînt de lire dans les yeux de
Richard la confirmation de sa culpabilité, se tourna une seconde vers Elma pour
demander :
— Avez-vous tué Herbert, comme il le prétend ?
Mais ce moment d'inattention coûta fort cher à Gramercie. Avant même qu'Elma
ait pu ouvrir la bouche pour lui répondre, Richard avait profité de cet instant
pour bondir sur ses pieds. D'un coup de pied, le régisseur félon fit sauter l'épée
de Georges et s'empara de son bras droit, qu'il lui tordit sauvagement derrière le
dos. Puis après avoir tiré sa propre dague, il en posa la pointe sur le cou de son
maître et cria :
— Que personne ne bouge, ou je lui tranche la gorge!
Tenant son cheval par la bride, Aileas se frayait un chemin à travers bois pour
rejoindre ses compagnons, lorsqu'un bruit d'échauffourée l'arrêta net. D'un geste
prompt, elle saisit son arc et se coucha sur le sol, puis rampa silencieusement
vers le petit groupe. Parvenue à quelques mètres de la clairière, elle vit Richard
Jolliet reculer vers son étalon en se servant de son seigneur comme bouclier, et
le sang de la jeune femme ne fit qu'un tour lorsqu'elle eut constaté que Georges
avait déjà une goutte de sang au cou, à l'endroit où le régisseur appuyait la
pointe de sa dague.
— Reculez tous! cria Jolliet, en se rapprochant de sa monture.
Silencieusement, Aileas tira une flèche de son carquois et réprima le
tremblement de ses mains pour l'assujettir dans l'encoche.
— Ne bougez surtout pas, Georges ! implora-t-elle dans un chuchotement.
Pourvu que le légendaire sang-froid de Gramercie ne l'abandonnât pas en cet
instant crucial, songea-t-elle en son for intérieur. Un seul mouvement
intempestif, et c’en était fait de lui!
Consciente du danger, Aileas visa soigneusement sa cible et laissa partir le
projectile, qui déchira l'air avec un sifflement aigu.
A la seconde même où la flèche traversa son épaule, Richard Jolliet poussa un
hurlement et laissa tomber sa dague, que ses doigts engourdis ne parvenaient
plus à retenir. Profitant de cet instant, Georges se retourna prestement et envoya
son poing dans la mâchoire de son agresseur, qui roula aux pieds des soldats.
Sans ménagement, ces derniers le saisirent par le collet et le forcèrent à se
relever, malgré ses protestations rien moins que courtoises. En fait, les jurons
émis par le régisseur étaient si malséants que Georges ordonna avec mépris :
— Ramenez ce mécréant à Ravensloft !
Les hommes obtempérèrent aussitôt et ligotèrent Richard avant de le mettre en
selle. Satisfaite de ce dénouement, Aileas allait sortir de sa cachette, lorsqu'elle
vit une mince silhouette vêtue d'un cotillon rayé s'élancer sans crier gare vers les
bois. Profitant de la diversion créée par l'incident, Elma était tout bonnement en
train de s'enfuir !
Tirer une nouvelle flèche du carquois, viser aussi bas que possible afin de ne pas
blesser grièvement la fuyarde, et laisser voler le projectile vers son but, ce ne fut
pour Aileas que l'affaire d'un instant. Deux secondes plus tard, la servante
s'effondrait avec un petit cri, avant même que les gens d'armes ne se soient
aperçus de sa fuite. Aussitôt, Baldwin et Derek quittèrent le groupe pour courir
vers elle, tandis qu'Aileas rejoignait les autres.
— Oh, Georges, s'écria la jeune femme en serrant éperdument son mari contre
elle, j'ai bien cru que cet horrible individu allait vous tuer !
— C'est effectivement ce qu'il s'apprêtait à faire, admit Gramercie avec un léger
sourire. Et si vous voulez mon avis, cette journée commence d'une façon un peu
trop... agitée à mon goût !
— Je suis bien d'accord avec vous, renchérit Aileas dans un soupir.
— Milord ! appela à cet instant Derek, qui s'était agenouillé près d'Elma.
Georges se dirigea aussitôt vers l'homme d'armes, suivi de près par son épouse.
— Elma était en train de s'enfuir, et j'ai dû tirer pour l'arrêter, expliqua cette
dernière, lorsqu'ils furent à proximité du groupe.
— Vous n'avez que trop réussi, observa Derek. Elle est morte.
A cette nouvelle, Aileas poussa une exclamation d'horreur et se pencha sur la
servante, dont le corps inerte gisait face contre terre, une flèche fichée entre les
omoplates.
— Je... je ne voulais pas la tuer ! balbutia la jeune femme, épouvantée par ce
qu'elle avait fait.
Bien qu'elle fût experte au maniement des armes, c'était la première fois qu'elle
usait de cette science pour infliger la mort à un être humain, et le résultat était
plus affreux que tout ce qu'elle aurait pu imaginer, s'avoua-t-elle avec un frisson.
Incapable de supporter plus longtemps ce spectacle, elle enfouit son visage dans
ses mains.
— Je... ne voulais pas..., répéta-t-elle dans un sanglot.
Elle sentit les bras solides de Georges se refermer étroitement autour d'elle,
tandis que la voix de Gramercie lui murmurait à l'oreille avec une infinie
compassion :
— Je sais, ma chérie, je sais...
Lorsque Aileas, quelques semaines plus tard, pénétra par un beau matin dans le
bureau de Georges, ce fut pour trouver son mari fort occupé à consulter de vieux
parchemins, dont les piles impressionnantes encombraient la table de travail où
il était accoudé.
— Il semble bien, ma chérie, que j'aie été pendant des années le roi des dupes !
observa Gramercie en levant vers sa femme des yeux navrés. Richard et Herbert
Jolliet nous ont copieusement volés, mon père et moi, et il est probable que nous
ne saurons jamais exactement à combien s'élèvent leurs détournements.
Aileas contourna le bureau et posa les mains sur les épaules du maître de
maison.
— Bah, s'écria-t-elle, ne vous inquiétez pas ! Nous sommes assez riches pour
supporter cette perte. Le plus grave dans cette affaire, c'est le dommage moral
que vous a infligé un homme en qui vous aviez toute confiance.
Georges soupira à ces mots.
Convaincu de vol et de meurtre, son ancien régisseur avait été pendu haut et
court deux semaines plus tôt, et comme les juges lui avaient refusé le droit d'être
enseveli en terre chrétienne, son corps reposait maintenant dans les bois, à côté
de celui de son frère. Quant à Elma, elle avait été enterrée dans la fosse des
pauvres, à l'extérieur des murs du village.
— Est-ce bien la frugale fille de sir Thomas qui s'exprime ainsi? répliqua
Gramercie en tâchant de reprendre un ton enjoué. Vous m'avez habitué à plus de
parcimonie !
— Regrettez-vous que je ne sois pas plus dépensière ?
— Parfois, admit Georges, d'autant plus que nous sommes loin d'être ruinés,
Dieu merci. Mais il est tout de même terrible de réaliser à quel point j'ai pu être
niais ! En somme, j'en suis presque à devoir remercier les Jolliet de ne pas
m'avoir tout pris !
Aileas déposa sur sa tête un léger baiser.
— Vous avez été trop confiant, voilà tout, assura-t-elle. Les ménestrels affirment
que l'amour est aveugle. Il faut croire que l'amitié parfois l'est aussi ! Il n'y a
guère qu'en moi que vous ayez vu tout de suite de multiples défauts, et je
commençais à craindre que vous ne m'aimiez jamais. A ce sujet, je me demande
d'ailleurs si je me suis vraiment améliorée... ou si vous êtes tombé pour de bon
amoureux de moi, ce qui vous aveugle sur mes insuffisances !
Georges tendit le bras et attira sa femme sur ses genoux avant de répondre :
— Pour être franc, Aileas, je crois qu'il y a un peu des deux ! Pour tout ce qui est
sans importance, vous avez fait de considérables progrès. En ce qui concerne les
choses essentielles, il n'y a jamais rien eu à reprendre en vous, car vous avez
toujours été parfaite. Malgré cela, je vous aime tant que vous pouvez me mener
par le bout du nez pour peu que vous le jugiez bon, aveu qui coûte toujours à un
mari !
Aileas eut un rire amusé. .
— A vous dire la vérité, je crois que je suis devenue moi aussi aveugle à vos
défauts !
— Peut-être est-ce tout simplement que je n'en ai pas ! lança Georges avec une
outrecuidance affectée.
— Ce n'est pas ce que pensait Margot !
A ce nom, Gramercie poussa un léger soupir.
— Ma pauvre cousine ! soupira-t-il. J'aurais vraiment préféré qu'elle ne nous
quitte pas dans de telles circonstances.
Il désigna d'un geste un parchemin posé sur la table et poursuivit :
— Je lui avais adressé depuis une nouvelle invitation, mais elle vient de
m'envoyer un mot pour la décliner. Il semble qu'elle soit décidée à se remarier,
dès que le roi aura fait choix pour elle d'un nouveau mari.
— Le roi ? répéta Aileas avec surprise.
— Margot est riche, expliqua Georges, et elle est la fille d'un puissant seigneur.
De telles veuves intéressent fort le souverain... et surtout ses courtisans !
— J'espère qu'elle sera heureuse ! s'écria Aileas avec conviction.
— Moi aussi, car elle le mérite !
— Mais à sa place, je n'aimerais pas que le roi choisisse mon futur époux. De
plus...
Elle s'interrompit, et Georges haussa les sourcils.
— Oui? interrogea-t-il.
— Eh bien, j'avais espéré que Rufus...
— Rufus et Margot?
Aileas acquiesça et se mit à jouer avec une mèche de son mari.
— Il la trouvait merveilleusement belle, expliqua-t-elle, et c'est un homme
parfaitement respectable. Bien qu'il ne soit pas riche, il est issu lui aussi d'une
noble famille. Evidemment, il est un peu fruste dans ses manières, mais...
Elle éclata de rire et ajouta d'un ton mutin :
— Je suis sûre que Margot saurait l'améliorer!
Georges parut réfléchir à la suggestion.
— Je crois que je vais envoyer au roi un message, afin de lui proposer cet
arrangement, déclara-t-il enfin.
— Et vous écoutera-t-il ? s'enquit Aileas en ouvrant de grands yeux.
Une lueur de gaieté pétilla dans les prunelles de Georges.
— Cela vous surprend-il d'apprendre que vous avez épousé un homme influent?
questionna-t-il. J'ai toujours eu un certain ascendant sur notre souverain, qui me
fait l'honneur de me trouver « très amusant », selon ses propres termes !
— Voilà que je vous ai de nouveau sous-estimé ! s'exclama Aileas en riant de
bon cœur. Mais il est parfaitement vrai que vous êtes amusant, et charmant et
merveilleux, et... très, très désirable !
Elle l'embrassa de nouveau, et pour répondre à cette avance, Georges déposa lui-
même un baiser sur les lèvres délectables de son épouse.
— Aileas, déclara-t-il ensuite, je suis supposé faire mes comptes ! La jeune
femme secoua la tête sans la moindre contrition.
— A vivre dans votre maisonnée, je crains de m'être beaucoup débauchée,
déclara-t-elle, car j'insiste pour que vous oubliiez quelques instants vos
parchemins !
— A une condition, stipula Georges, c'est que vous me promettiez d'apprendre à
lire, afin de m'alléger à l'avenir d'une partie au moins de cette lourde tâche !
— Avec joie, acquiesça Aileas. Jouer les élèves n'a rien de désagréable, j'ai eu
l'occasion de m'en rendre compte !
Georges n'attendit pas la fin de sa phrase pour resserrer les bras autour d'elle
d'un geste possessif.
— En ce cas, mon amour, chuchota-t-il d'une voix rauque, pourquoi ne nous
débaucherions-nous pas ensemble?