centenaire de la naissance de victor grignard 1871 1971

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CPE LYON MMXII

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Biographie du Prix Nobel de Chimie Victor Grignard éditée par CPE Lyon. Juin 2012. Auteur : Roger Grignard

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CPE LYON MMXII

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VICTOR GRIGNARD1871 - 1935

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CENTENAIRE

DE LA NAISSANCE DE

VICTOR GRIGNARD1871 - 1971

A la mémoire de mon père Roger Grignard

CPE LYON MMXII

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Le diplôme Nobel

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« La « Réaction de Grignard » circule dans la Chimie organique tout entière comme le sang dans l’organisme. Elle l’a vivifiée. Et tous les chimistes organiciens grignardent à qui mieux mieux. »

G. Urbain

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VICTOR GRIGNARD

1871 - 1935

Grignard est un enfant de Cherbourg. Il y naquit le 6 mai 1871. Sa maison natale était bien modeste et il vit le jour dans une chambre où il y avait à peine place pour un berceau entre le mur et le lit, au débouché de l’escalier étroit qui menait à l’unique étage (Planche I). Cette maison était située non loin du centre actuel de Cherbourg, vers le milieu de la rue des Carrières qui est devenue depuis la « rue Victor-Grignard, Prix Nobel, 1871-1935 ». Contrai-rement à celle du grand peintre normand Jean-François Millet, qui, tout près, à Gréville-Hague, n’a pas résisté aux assauts du vent de mer chargé d’embruns, la maison natale de Victor Grignard est actuellement en fort bon état de conservation. L’on y était encore accueilli, il n’y a guère, par deux vieilles dames, étrangères à la famille, contemporaines du jeune Grignard et qui montraient avec émotion l’emplacement exact de son berceau. Le 8 mai 1971, cent ans et deux jours après la naissance de François, Auguste, Victor Grignard — ainsi figure-t-il sur les registres de l’état civil —, une plaque commémorative a été apposée sur

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cette maison qui porte maintenant le numéro 51. Le propriétaire actuel, M. Vautier, qui exerce la profession de relieur d’art, fait tou-jours visiter les lieux avec la même aménité ; on n’y retrouvera plus, hélas, la disposition intérieure d’antan. Enfant de Cherbourg, oui, mais aussi issu de vieille souche nor-mande. À quelques lieues à la ronde, « à une portée de fusil » vous diraient les gens du terroir, à Octeville — faubourg de Cherbourg —, à Hardinvast, Sideville, Virandeville, vous retrouverez, le plus souvent dans la « faisance valoir », c’est-à-dire propriétaires de belles et bonnes terres du Cotentin, les Hébert, Durel, Marais, Philippe, pour ne citer que les branches de l’époque de Victor Grignard, tous cousins du côté de sa mère, Marie Hébert, née à Sideville et morte très jeune. Bien plus, Victor Grignard épousa en 1910 Augustine Boulant, cherbourgeoise comme lui, dont la famille est fixée un peu plus au sud du Cotentin, dans les régions de Valognes, Sainte-Mère-Église, Blosville, Coigny, Pont l’Abbé-Picauville, principalement parmi les branches Paindestre, Poisson, Pontis ; il faut pousser jusqu’au Havre pour y rencontrer des Boulant et des Pichon. Si l’on continue à descendre à l’extrême sud du Cotentin, on trouve d’abord à Avranches le berceau du père de Victor Grignard, puis un peu plus loin, à Courtils, face au Mont Saint-Michel, celui de son grand-père et de nombreux Grignard qui y vécurent il y a cent ou cent cinquante ans. Et si, maintenant, traversant le Cotentin de part en part, nous revenons vers sa pointe Nord-Est, nous pourrons nous recueillir sur la tombe du père et de la mère de Victor Grignard, enterrés tous deux à Saint-Vaast-la-Hougue que tant de souvenirs ratta-chent à la famille Grignard. Saint-Vaast, petite ville de pêcheurs

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en hiver, de touristes parisiens… et même lyonnais en été, réputée pour la douceur de son climat : la façade de l’un des hôtels n’y est-elle pas tapissée de fuchsias de plusieurs mètres de hauteur. Saint-Vaast, où la famille de Victor Grignard fut surprise en vacances par la déclaration de guerre en 1914 et resta jusqu’au départ pour Lyon en 1919, Saint-Vaast, où Madame Paindestre devenue Madame Grignard a laissé un souvenir de bonté, de gen-tillesse, de bonne humeur pétillante d’esprit, que ceux qui l’ont connue se plaisent à rappeler avec émotion, Saint-Vaast, où Victor Grignard eût aimé revenir plus souvent en vacances si l’éloigne-ment de Lyon et le déplacement en chemin de fer n’eussent trans-formé le voyage en une véritable expédition. Oserai-je ajouter que de l’union de Victor Grignard et d’Augustine Boulant naquit en 1911 à Nancy un fils dont le cœur se partage entre la Lorraine qu’il quitta à l’âge de trois ans, le Lyonnais où il habite et la Normandie où l’appellent tout à la fois la voix du sang et le désir inassouvi de humer à pleins poumons le « bon crachin normand » de son enfance. C’est donc bien à juste titre que Cherbourg, à la tête de toute la presqu’île du Cotentin, dispute à Lyon une part de la gloire de son illustre fils.

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THÉOPHILE GRIGNARD

Modeste était la maison natale de Victor Grignard, modeste était son maître. Théophile Grignard, père de Victor, avait à la naissance de son fils trente-neuf ans (Planche II). Il était né à Avranches le 20 juin 1832, fils de Victor Charles Grignard et de Jeanne Aimable Henriette Kavanack, domiciliés à Cherbourg. Quant à ce Victor Charles, il était né le trois nivose de l’an huit 1 en la commune de Courtils, porte du Mont-Saint-Michel (Annexes, pl. XIX). Les Grignard étaient nombreux à l’époque dans cette région de France, et, aussi loin que l’on puisse remonter dans leur généalogie, on les retrouve travaillant au service de la Marine. Victor Charles était en 1850 chef de section aux Gabiers de port, à Cherbourg. Théophile était à Brest en 1854, à l’âge de vingt-deux ans. Il y suivait depuis deux années les cours de l’École de Maistrance, mais

1. C’est-à-dire dans la nuit de Noël 1799... heureux présage pour le siècle à venir.

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allait être obligé, sous peine de congédiement, de les abandonner au profit d’un cours de voilerie. Son fils serait plus tard l’heureuse victime d’une aventure analogue à l’École de Cluny. Ce nouveau cours devait se terminer le 1er janvier 1857. Le jeune Théophile ne se doutait pas qu’avant cette date il serait embarqué sur la canonnière « La Dragonne » pour y prendre part pendant six ans à la fameuse « Expédition de Chine ». Théophile manifestait déjà l’ardeur au travail et la soif de savoir qui allaient être deux des qualités dominantes de son fils Victor. « Malgré l’avantage que nous donne cette école, écrit-il à ses parents, notre éducation en souffrira, car le cours de voilerie ne demande pas autant de connaissances mathématiques que celui de maistrance. Je suis décidé à suivre ce dernier en classe du soir. Il m’en coûtera cinq francs par mois, mais j’espère que ce ne sera pas de l’argent perdu ». Ces cinq francs supplémentaires, il n’est pas question de les demander à son père. Il les trouvera en quittant une pension à 35 francs pour une autre à 30 francs où le repas du matin est supprimé. La vie n’était pas facile à Brest pour de jeunes apprentis voiliers : « On parle dans tous les journaux de la diminution des grains. À Brest le pain n’a encore diminué que de cinq sous et le blé a été vendu au marché d’hier plus cher que les jours précédents. Il est impossible de vivre ici et nos gages sont insuffi-sants pour faire honneur à nos affaires, quoiqu’en nous conduisant avec le plus d’économie possible. Nous ne buvons pas un demi-litre de vin pendant quelquefois un mois tout entier et souvent le dimanche nous passons la journée sans sortir du tout, crainte de faire de la dépense ». La vie était même dangereuse : « ... les jours de paie, les ouvriers du port qui habitent la campagne se conduisent

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mutuellement chez eux, crainte d’être dévalisés sur la route par des malheureux qui, poussés par la faim, ne reculent parfois pas devant un crime ». Est-ce le manque d’argent, la difficulté des transports, l’insé-curité des routes ? Toujours est-il qu’un voyage à Cherbourg pour y voir ses parents semble chose impensable 1. En décembre 1854, il leur adresse ses vœux : ... « J’ai beaucoup de chagrin de ne pouvoir cette année vous embrasser et vous témoigner de vive voix toute ma reconnaissance. J’espère l’année prochaine être plus heureux et aller moi-même vous porter de mes nouvelles et vous témoigner l’amour filial le plus sincère et le plus respectueux ». De voyage entre temps, point question. Cependant les études se poursuivent, mais Théophile regrette amèrement son École de Maistrance. Il porte un jugement sévère sur Maître Consolin qui dirige l’École de Voilerie et qui, malgré sa réputation de premier voilier de France, « ne jouit que d’une intelligence bien médiocre et d’une éducation encore plus mé-diocre ». « Mais il ne faut désespérer de rien. Le certificat de Maître Consolin peut jouir d’autant de considération que l’autre et comme nous serons les premiers en France à en être nantis, il est probable qu’on aura quelques égards pour nous ». Si dure qu’ait été la vie à Brest, ce n’était là qu’une bonne préparation à l’épreuve suivante. Comme en témoigne un « Extrait du Registre Matricule des Équipages de Ligne », Théophile Grignard fut mobilisé le 25 novembre 1856 sur la canonnière « La Dragonne », sans avoir eu le temps d’aller à Cherbourg embrasser ses parents. Il devait

1. La ligne de chemin de fer Paris-Brest ne fut inaugurée qu’en 1865.

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bourlinguer six années durant sur les mers de Chine et prendre part aux bombardements de Canton et de Tourane, à la prise de Saïgon, du Pei-Ho et de Mitho (Annexes, pl. XX et XXI). Durant toute cette période, Théophile écrit régulièrement à ses parents, se plaignant parfois d’être resté un an sans nouvelles. Chacune de ces lettres, miraculeusement conservées, se termine par un acte de respect et de fidélité, pratiquement toujours le même : « Je finis en vous embrassant mille fois, pour la vie, votre tout dévoué fils, Grignard Théophile ». Si nous avons insisté sur les débuts dans la vie de Théophile Grignard, c’est que nous n’avons malheureusement pas autant de détails sur la jeunesse de Victor Grignard. On peut penser à juste titre qu’un père qui a eu des débuts aussi rudes, mais sans jamais prononcer un mot d’aigreur et sans jamais se départir d’un infini respect pour sa famille, on peut penser qu’un tel père a inculqué plus tard à son fils les mêmes principes. Théophile Grignard termina sa carrière comme chef d’atelier à l’Arsenal de Cherbourg. Son fils ne manqua pas, dans le touchant discours qu’il pro-nonça en 1934 lorsqu’il reçut la cravate de Commandeur de la Légion d’Honneur, de rendre hommage à ce père, « homme simple, de grand bon sens et d’esprit pratique, qui eut, comme il est naturel, la plus grande influence sur ma tournure d’esprit ». Victor Grignard oublia d’ajouter — en vertu sans doute de cette modestie qui fut une des dominantes de son caractère — que les qualités de son père avaient été remarquées et reconnues de la population cherbourgeoise qui l’avait choisi comme conseiller municipal.

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JEUNESSE DE VICTOR GRIGNARD

Nous ne savons que peu de choses sur les premières années de Victor Grignard à Cherbourg. Né rue des Carrières, il habita ensuite au numéro 22 de la rue de la Polle. Il perdit sa mère très jeune (Planche III). Son père se remaria et cette belle-mère devint pour lui une seconde mère qui vécut plus tard à son foyer jusqu’à un âge très avancé. Il fréquenta d’abord l’école communale, puis le Collège de Cherbourg qui devint Lycée au cours de ses études. Le 24 mars 1937, le Maire de la Ville de Cherbourg adressa à Madame Victor Grignard, 4, rue Volney, à Lyon, la lettre suivante :

« Madame, j’ai l’honneur de vous informer que, par décret de Monsieur le Président de la République en date du 11 février, le Lycée de Cherbourg portera désormais le nom de Lycée Victor Grignard. « Je suis très heureux de vous faire part de cette décision qui perpétue la mémoire du grand savant cherbourgeois et donne satis-faction au vœu émis, sur mon initiative, par le Conseil Municipal de Cherbourg, le 8 mai dernier.

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Veuillez agréer, Madame,… » (Planche IV)

À cette occasion, les élèves du Lycée créèrent un petit journal, d’une excellente tenue, qu’ils intitulèrent « La Gazette ». Bien entendu, l’éditorial du premier numéro fut consacré à Victor Grignard, et un élève de Mathématiques Élémentaires qui signa « M.N. » retraça à grands traits pour ses camarades la vie de leur illustre parrain : … « Après avoir fréquenté l’école primaire, Victor Grignard fit de solides études secondaires au Collège de sa ville natale, transformé depuis l’année 1886 en Lycée national, et aujourd’hui notre « bahut ». Sur sa vie de potache, qui pourtant nous intéresserait fort, nous avons assez peu de renseignements. Nous savons seulement qu’il se distinguait déjà parmi ses cama-rades pour son ardeur au travail. Élève brillant et très doué pour les mathématiques, le jeune Victor décrocha chaque année, de 1883 à 1887, le prix d’excellence, accompagné de piles de livres. Nous ne savons guère que cela de sa vie de lycéen, mais nous pouvons très bien nous le représenter comme un élève studieux, modeste et très bon camarade : les amitiés solides qu’il se créa par la suite et les témoignages innombrables d’affection que reçut sa famille au moment de son décès en sont de sûrs garants… ». Ce journal parvint à ma mère accompagné d’une lettre du Proviseur, qui le représentait en ces termes : … « Comme vous le verrez, les élèves ont tenu à ce que ce premier numéro s’ouvre par un hommage au souvenir de leur grand ancien, dont le nom préside maintenant à leurs études ». « Vous excuserez leur inexpérience, les erreurs qu’ils ont pu involontairement commettre, pour ne voir, dans l’article qu’ils consa-crent à votre cher disparu, que l’expression du profond respect qu’ils lui portent... ».

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Pl. I. Philippe et Pierre Grignard devant la maison natale de leur grand-père (1964)

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Pl. II. Théophile Grignard

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En quelques mots, l’auteur de l’article avait certainement su dégager l’essentiel du caractère du jeune Grignard. Ce portrait est confirmé par le témoignage de M. Levallois, ancien professeur de lettres de Victor Grignard. Il le suivit à partir de 1884 et lui écrivit en 1901 pour le féliciter d’avoir obtenu « le grade si difficile à conquérir de docteur ès sciences... Laissez-moi vous dire que vos succès ne m’étonnent pas. Je me rappelle tou-jours avec grand plaisir votre travail, le sérieux que vous apportiez à remplir vos devoirs d’écolier, votre excellente conduite et votre bon cœur. Je suis heureux de voir, laissez-moi vous le dire une fois encore, que vous n’avez pas tout à fait non plus oublié votre ancien maître... ».

C’est ce que rappelait aussi en 1910 son ancien maître de mathématiques, M. Pouthier : « C’est un des bonheurs de ma profession que de voir mes anciens élèves penser à moi et me tenir au courant de leurs succès dans la vie. De ce côté, vous m’avez procuré une grande joie ». Et plus tard, après le Prix Nobel : « Il y a dans une carrière de professeur des heures qui vous paient de toutes les peines. Je viens de vivre une de ces heures... j’ai été très touché de voir que vous ne m’avez pas oublié » (Annexes, pl. XXII).

Quant aux succès scolaires du jeune Grignard il n’est que de feuilleter ses palmarès (Annexes, pl. XXIII). Dès la première année scolaire 1882 - 1883, il est 12 fois nom-mé, avec 7 premiers prix, 2 seconds prix et seulement 3 accessits en histoire et géographie, histoire naturelle et instruction religieuse.Les années suivantes, les succès sont du même ordre, avec parfois une petite faiblesse, toute relative, que dénotent les accessits en an-glais et en dessin. Ce qui ne l’empêche pas de se réhabiliter en ces

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matières en remportant en 1887 les premiers prix d’anglais, d’alle-mand, de dessin d’imitation et de travaux graphiques, année où il est reçu bachelier de l’enseignement spécial, le seul de Cherbourg : il doit se contenter d’une mention assez bien, ce qui prouve la diffi-culté de l’examen. Ces succès, Grignard les devait, bien sûr, à son intelligence et à son ardeur au travail, mais aussi à ses maîtres et à son entou-rage, au premier rang duquel il faut placer son père. Nous avons vu l’hommage qu’il lui a rendu en 1934, hommage auquel il associa « le Docteur Mesnil, qui pressa mon père de me faire continuer mes études, et mon bien cher professeur de mathématiques au Lycée de Cherbourg, Etienne Pouthier, qui, insistant dans le même sens, m’initia bénévolement aux premières leçons d’algèbre supérieure et de géométrie analytique 1. Il fut, avec mon professeur de physique, Paul Petit, que j’eus le grand plaisir de retrouver plus tard comme collègue à la Faculté des Sciences de Nancy, le bon artisan de mon succès à mon premier concours d’entrée à l’École Normale Spéciale de Cluny, en 1889 ». Qu’allait devenir le jeune Grignard après avoir réussi au bac-calauréat ? Nous allons le savoir dans un instant.

1. D’après ma mère le jeune Victor s’intéressait déjà en classe de sixième aux devoirs de ses grands camarades de première et n’était pas le dernier à trouver les solutions.

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CLUNY

« Il est peu de lieux, sur notre belle terre de France, qui rappellent autant et d’aussi glorieux souvenirs que Cluny. Grâce à sa célèbre abbaye, l’humble cité fut, pendant toute la longue durée du Moyen-Âge, le foyer des sciences, des lettres et des arts. « C’est dans cet antique asile, si riche de souvenirs, que M. Duruy, alors Ministre de l’Instruction Publique, fonda en 1866 l’École Normale destinée à former les professeurs de l’ensei- gnement secondaire spécial créé par la loi du 21 juin de l’année pré-cédente ».

Telle est la brève présentation que donnait, de Cluny et de son École, M. Ferdinand Roux, dans son « Histoire des six pre-mières années de l’École Normale Spéciale de Cluny ». Il en fut le premier Directeur et le resta pendant six ans. Il démissionna alors parce que l’on voulut enlever à son École le privilège dont jouissaient les autres grandes Écoles françaises de dépendre directement du Ministère, pour la placer sous l’autorité du Recteur de l’Académie de Lyon et de l’Inspecteur d’Académie résidant à Mâcon.

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Il n’est pas question de redire ici toute l’histoire de l’Abbaye de Cluny, sous les cloîtres de laquelle s’écoula une partie de la jeu-nesse de Victor Grignard. Rappelons seulement que la première pierre de la grande basilique fut consacrée solennellement par le pape Urbain II le 29 mars 1089, en présence du roi de France, Philippe 1er, du roi de Castille, Alonzo VI, et du roi d’Angleterre, Henri 1er, au cours d’une cérémonie qui, au témoignage d’un chroniqueur du temps, dépassa tout ce que l’esprit humain peut concevoir de majesté et de splendeur. Sa construction dura plus de cinquante ans et ses proportions, égales à celles de Saint-Pierre de Rome, correspon-dent à 185 mètres de longueur, 45 mètres de largeur et 43 mètres de hauteur (Annexes, pl. XXIV). Un nom est et restera attaché à la fondation de cette École Normale Spéciale de Cluny, qui, malgré les services rendus, ne vécut qu’un quart de siècle, c’est celui de Victor Duruy. Essayons de brosser un rapide tableau de l’enseignement en France, tel qu’il se présentait depuis environ deux siècles.

« A l’époque où il n’y avait, chez nos pères, qu’une forme de la richesse, la propriété foncière, et que la France entière, ou du moins tout ce qui était compté, tenait dans Versailles, il était naturel qu’on ne connût qu’un système d’éducation : celui par lequel fut formé cette société polie, élégante, raffinée, qui donna le ton à toutes les cours de l’Europe ».

Ainsi s’exprimait Victor Duruy dans sa circulaire aux recteurs sur l’enseignement spécial. Le principe de cette éducation était l’étude prolongée des écrivains dits classiques, et cette étude n’était suivie que par une

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classe d’hommes qui lui demandaient seulement les connaissances nécessaires à certaines professions ou le seul charme des plaisirs intellectuels. Ce principe était jugé insuffisant et incomplet à l’époque de Duruy, époque où la grande industrie venait de prendre naissance et où la nation, condamnée à lutter partout et en tout avec des peuples rivaux, ne pouvait vaincre qu’à la condition d’être la plus active, la plus ingénieuse, la plus éclairée. Déjà, près de deux cents ans auparavant, Fleury — quoique cardinal — pensait qu’il y avait des connaissances beaucoup plus utiles pour les jeunes gens que le latin et l’histoire romaine.

« On a négligé », disait un siècle plus tard La Chalotais, procureur général au Parlement de Bretagne et adversaire déclaré des Jésuites, « on a négligé ce qui concerne les affaires les plus com-munes et les plus ordinaires, ce qui fait l’entretien de la vie, le fonde-ment de la société civile. La plupart des jeunes gens ne connaissent ni le monde qu’ils habitent, ni la terre qui les nourrit, ni les hommes qui fournissent à leurs besoins, ni les animaux qui les servent, ni les ouvriers et les artisans qu’ils emploient. Ils n’ont même là-dessus aucun principe de connaissance, ou ne profitent point de leur curio-sité naturelle pour l’augmenter ; ils ne savent admirer ni les mer-veilles de la nature, ni les prodiges des arts ».

La Révolution, bien sûr, tenta de remédier à ces lacunes, mais toutes les créations proposées n’existèrent que sur le papier. Sous la Monarchie de juillet, Victor Cousin, dont Grignard devait plus tard, en 1914 - 1918, franchir plusieurs fois par jour la rue pour se rendre à son laboratoire militaire de la Sorbonne, déclara nettement que l’enseignement classique était insuffisant.

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Tout se borna cependant à inscrire les mots « enseignement profes-sionnel » dans la loi sur l’instruction primaire. Il faut reconnaître qu’il était difficile de faire plus, faute de corps professoral : celui-ci manquait complètement et eût été presque impossible à créer. La Révolution de février se pencha à son tour sur l’ensei-gnement « spécial » ou professionnel. Deux projets d’organisation virent le jour, l’un pour l’enseignement agricole, l’autre pour l’ensei-gnement industriel. Mais il n’y eut de sauvegardé que la question de principe ; en fait on ne devait aboutir à rien de pratique. Telle était cependant la force des choses que, sous des noms différents, l’enseignement professionnel s’était introduit dans 64 lycées sur 74. « C’est une marée montante à laquelle il faut ouvrir un large lit » écrivaient au Ministre de l’Instruction Publique les inspecteurs généraux qui constataient la présence du sixième des élèves dans cette branche de l’enseignement. Quand Victor Duruy prit en mains le Ministère en 1863, il s’attaqua à ce problème, et le 21 juin 1865, sur sa proposition, la loi relative à l’enseignement secondaire spécial fut votée à l’unanimité. Mais, tout en la votant, les Chambres n’ajoutèrent aucun crédit nouveau pour la mise en application de cette loi, qui risquait donc, elle aussi, de rester lettre morte. Pourquoi, jusqu’à présent, cet enseignement secondaire spécial n’avait-il pu être bâti convenablement ? Parce qu’on avait tou-jours commencé par la fin ; on avait fait des programmes destinés à inaugurer des méthodes nouvelles sans songer que la question capitale dans cette fondation n’était ni dans les méthodes ni dans les programmes, mais avant tout dans le personnel enseignant. Pour préparer et régler ces vocations, pour former les maîtres dont

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on avait besoin, il fallait fonder une école où tout fût établi en vue du but que l’on poursuivait. Pour fonder cette école, il fallait au moins un local et... des élèves. À cet effet, Victor Duruy stimula l’amour-propre des villes en offrant de céder l’école à celle qui concéderait le local le plus convenable. Plusieurs villes se mirent sur les rangs et Cluny fut l’élue. Diverses considérations jouèrent en sa faveur, entre autres celle-ci : Cluny avait pour le Ministre cet immense, cet inappréciable avantage de ne rien coûter. C’est ainsi que parut le 28 mars 1866 le décret portant création de l’« École Normale Secondaire Spéciale de Cluny ». Elle ouvrait le 1er novembre suivant, grâce au dynamisme de Victor Duruy et pour le plus grand étonnement de tous : le 4 septembre il semblait encore plus prudent de remettre l’ouverture à un an plus tard. Il fallait aussi, avons-nous dit, des élèves. Le Ministre eut l’idée de s’adresser aux conseils généraux. Ceux-ci adoptèrent volontiers une mesure qui consistait à affecter à l’École de Cluny une ou deux des bourses destinées à l’École Normale primaire du département, bourses qui n’étaient pas tou-jours complètement utilisées. L’élève était donc entretenu à Cluny par le département et il n’y avait, pour ainsi dire, qu’un simple virement de fonds à opérer. D’autres bourses furent aussi créées par des villes ou par de généreux donateurs. Les élèves vinrent en masse. Le jour de l’ouverture on en attendait 60, il en vint 71 et l’afflux continua les jours suivants. On dut louer des lits dans la ville et en demander une cinquantaine au Lycée de Bourg « par dépêche » et « sur l’autorisation de M. le Ministre ». En 1869, il y eut une promotion de 177 élèves, mais nous

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ignorons si ce chiffre, qui se tint par la suite aux environs de 100, constitue le record. Du règlement de l’École nous ne soumettrons à vos médita-tions que deux points auxquels nous nous garderons d’ajouter le moindre commentaire :

Études : ... « Les progrès des élèves dépendent surtout de la discipline et de la tranquillité des salles d’étude. Les visites qu’y feront les professeurs et les répétiteurs contribueront puissamment à assurer cette tranquillité, moins encore par l’action matérielle de leur présence, qui ne sera que passagère, que par l’effet moral et salutaire des encouragements au travail qui résulteront de leurs exhortations et de leurs conseils ».

Examens généraux : ... « Comme puissant moyen d’émulation, il serait utile qu’à des intervalles périodiques, et quatre fois au moins durant l’année scolaire, les numéros de mérite assignés jusqu’alors pour tous les travaux jugés fussent portés à la connaissance des familles et affichés dans les salles d’étude ».

Quant aux sanctions de fin d’études, elles étaient repré-sentées par l’obtention d’un « brevet », mais surtout — pour les sujets brillants — par la réussite à l’agrégation. Les programmes de l’École, et son niveau, permettaient en effet aux élèves sor-tants de se présenter à l’une ou l’autre des agrégations des sciences physiques, de mathématiques, de sciences économiques, voire de langues vivantes. Dans ce domaine de l’agrégation les résultats paraissent absolument remarquables : — en 1869, sur 21 candidats admissibles, 13 sortent de l’École de Cluny ; sur 14 reçus, 9 clunysiens ;

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— en 1870, pas de concours à cause de la guerre ; — en 1871, 15 admissibles de l’École sur un total de 20 et 7 reçus sur 10 ; — en 1872, 20 sur 30 admissibles et 6 sur 12 reçus ; etc...

Hélas ! En 1869, les vicissitudes de la politique évincèrent Duruy de son poste de Ministre. Ce fut une grande perte pour l’École qui était l’enfant chérie de Duruy. Son successeur se montra plus disposé à conserver l’ouvrage qu’à le développer. Aussi, en dépit — ou peut-être à cause — de ses succès écla-tants, l’École ne survécut pas à la lutte entre classiques et modernes : elle fut fermée brutalement en 1891, lors de la réforme des études secondaires, et c’est ainsi que Grignard fut envoyé à Lyon avec ceux de ses camarades qui abandonnaient l’enseignement moderne pour poursuivre des études classiques.

« Rien ne saurait mieux marquer, disait Grignard, la valeur du recrutement de l’École de Cluny, et aussi la valeur de son ensei- gnement, qu’un peu de statistique. Sur les vingt élèves des deux dernières promotions scientifiques, et malgré les difficultés qui résul-taient de leur changement d’orientation, quatre arrivèrent en deux ans à l’agrégation classique, sept au doctorat ès sciences d’État ; quatre sont actuellement (1934) professeurs titulaires de l’Ensei- gnement supérieur, un vient d’être mis à la retraite comme ingénieur en chef des Ponts et Chaussées. La dernière promotion littéraire a donné, de son côté, un professeur au Collège de France ». Grignard se serait bien gardé de faire allusion à un Prix Nobel.

Parmi les condisciples de Grignard, devenus plus tard ses amis, il serait injuste de ne pas évoquer les noms de Bourion, professeur

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à la Faculté des Sciences de Nancy, Louis Meunier, professeur à la Faculté des Sciences de Lyon, l’ami et le confident de toujours, Wiernsberger, dont le nom difficile à prononcer l’avait fait curieu-sement surnommer « 25 » par ses camarades, devenu plus tard directeur de l’École de la Martinière à Lyon, et Rousset, chef de travaux de Chimie à la Faculté de Lyon, qui devait être le bon ange de Victor Grignard. Telle était l’École Normale Spéciale de Cluny, à la fière devise « Honneur passe richesse ». Grignard eut la double chance d’y entrer, puis d’en sortir sans avoir pu y terminer ses études. Chance d’y rentrer ? Sans aucun doute. D’abord parce que Grignard y acquit certainement une excellente formation, mais sur-tout parce que cette entrée conditionna la sortie et l’orientation imprévue vers la chimie. Chance d’en sortir prématurément ? Nous allons bientôt y revenir. Voyons l’entrée. Pourquoi cette orientation vers Cluny ? La Ville de Paris avait coutume de réserver quelques bourses pour des élèves de province particulièrement méritants. Le Provi-seur du Lycée de Cherbourg avait obtenu la promesse qu’une telle bourse serait accordée au jeune Grignard pour lui permettre de préparer le concours d’entrée à l’École Normale Supérieure. Par malheur la chose se passait en 1889, l’année de l’Expo-sition Universelle. Celle-ci avait coûté très cher, la Ville de Paris supprima les bourses. Ce fut une grosse désillusion pour le jeune Victor, pour son père et pour l’entourage de ses professeurs. Grignard devait aban-donner l’espoir d’être un jour « Normalien », puis, sans doute,

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étant donné ses goûts, agrégé de mathématiques et professeur de lycée. On conseilla à Grignard de préparer le concours d’entrée de l’École Normale de Cluny. II le fit... et réussit. Sa seconde chance fut que Cluny fermât ses portes. Sinon, poussé par le brillant mathématicien qu’était Roubaudi, il aurait passé son agrégation et tout aurait continué comme dans la première perspective, à cette différence près qu’il n’eut pas été « Normalien ». Grâce à la fermeture inopinée de l’École, sa carrière allait se dessiner autrement.

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PREMIERS CONTACTS AVEC LA CHIMIE

Grignard, qui n’avait séjourné à Cluny que deux années, avait encore droit à une année d’études. En conséquence il fut affecté en qualité de boursier à la Faculté des Sciences de Lyon et mis en subsistance au Lycée Ampère de cette ville au titre de répétiteur stagiaire (hors cadre) à dater du 1er novembre 1891. Outre les camarades que nous avons déjà cités, il y avait encore avec lui Vaillant, futur professeur de physique à la Faculté de Grenoble, et Pluchery. Grignard commença par préparer la licence ès sciences mathé-matiques. Malgré ses admirables qualités intellectuelles, il échoua. Il accomplit alors son service militaire. Peu tenté par le galon, il le termina en 1893 comme soldat de deuxième classe. Le grade de caporal lui fut sans doute conféré ultérieurement au titre de la réserve. Revenu à Lyon, après une année de régiment, il prépara à nouveau son examen de mathématiques et réussit. Rousset, de son côté, était devenu chef de travaux de Chimie Générale. Il allait être responsable de l’orientation de Grignard vers la Chimie.

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Grignard, licencié ès sciences mathématiques, devait en effet songer maintenant à gagner sa vie. Sa bourse n’était point renou-velable et la chimie ne le tentait guère, comme il le rappelait lui-même : « Nous étions, en effet, en 1894, et pas encore sortis de la période où l’influence de Berthelot, s’exerçant despotiquement sur l’enseignement secondaire, empêchait la théorie atomique de remplacer celle des « équivalents ». À Cluny, où déjà l’enseigne-ment était supérieur, on traitait la Chimie minérale en équivalents et la Chimie organique en atomes. J’en avais gardé une impression d’incohérence et de mnémonisme qui m’effrayait ».

Et pourtant... un poste de préparateur-adjoint était libre dans le service de Chimie générale de la Faculté des Sciences... il per-mettrait à Grignard de vivre. Rousset sut le convaincre de l’accepter, réussissant à le per-suader que la chimie au laboratoire était autrement attrayante que celle que l’on enseignait — avec tant d’hésitations — dans les livres de l’époque (Planche V). Grignard prit donc possession de ce poste au 1er décembre 1894 et reçut « en cette qualité un traitement annuel de douze cents francs ». À la rentrée suivante un poste nouveau fut créé, Grignard devint préparateur et vit son traitement monter à quinze cents francs. Le malheureux Rousset devait mourir trois ans plus tard, le 11 novembre 1898. Un mois avant sa mort il écrivait à son ami : « Mon cher Grignard, je me hâte de rentrer, car pour l’instant je suis perplexe. On m’a dit hier que mon rétrécissement pourrait bien être un cancer : tu penses si avec cette idée-là toujours présente je suis heureux. J’espère que tu seras à la gare, car tu me suppléeras

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pour retirer mes bagages, et puis je te demanderai de m’accom- pagner à l’hôpital où je voudrais me faire examiner par Bouvaret. Son diagnostic vaudra bien celui des autres et il m’indiquera ce que je dois faire pour guérir s’il y a moyen. Je suis d’ailleurs tout résolu à me laisser faire ce que l’on voudra... Je te charge de beau-coup de besogne, mais je sais combien tu m’es dévoué, et dans les circonstances actuelles j’ai besoin d’aides et de conseillers pour me remonter le moral... Il m’est égal de mourir, mais je ne voudrais pas d’une mort lente comme celle due à un cancer. Il m’est pénible de me reporter en arrière et de voir qu’après avoir fourni un travail acharné je suis fauché au moment où l’avenir semblait me sourire... Adieu mon cher Grignard, reçois les meilleures poignées de main de ton ami dévoué ». Le 3 novembre il écrivait encore : « ... D’après les on-dit j’aurais bien ma figure naturelle. Je constate néanmoins que je ne suis pas gras. Enfin crois que pour l’instant je ne suis pas heureux et que bien souvent je fais appel à la mort ». Celle-ci devait venir au rendez-vous huit jours plus tard. Lorsqu’il reçut la Cravate de Commandeur de la Légion d’Honneur, Grignard relata lui-même ses débuts chez Bouveault, puis chez Barbier (Planche VIII) :

« Je trouvai en chimie générale deux maîtres pleins d’ardeur et d’enthousiasme auxquels je dois le meilleur de ma formation scientifique : L. Bouveault, d’abord, qui débutait comme maître de conférences et près de qui, exclusivement, je passai une année entière ; son aménité exquise, son indulgente bienveillance me per-mirent d’acquérir sans trop de heurts la pratique du laboratoire et de n’apparaître pas comme trop novice lorsque je devins prépa-rateur de Ph. Barbier. Celui-ci, élève de Berthelot, était un esprit très indépendant, qui n’avait pas craint, malgré l’autorité du Maître,

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d’adopter d’enthousiasme la théorie atomique. De caractère un peu rude, il intimidait les débutants ; il n’accordait sa confiance que peu à peu et la retirait facilement, mais lorsqu’elle était une fois acquise, c’était un excellent cœur qui savait apprécier le travail et avec qui les relations devenaient faciles, en dépit de sautes d’humeur assez fréquentes. Sa science chimique était très vaste, il remuait constam-ment des idées nouvelles. Il lui eût fallu une dizaine de préparateurs pour les examiner toutes, et s’il les abandonnait parfois un peu vite, sans les avoir retournées en tous sens, je serais mal venu à lui en adresser le reproche puisque s’il ne m’avait pas, après quelques essais peu encourageants, complètement abandonné l’étude de l’emploi du magnésium en Chimie organique, je n’aurais pas eu l’occasion de faire la découverte que vous savez. C’est avec une profonde émotion que j’évoque le souvenir des quatorze années vécues près de lui et de la sincère amitié qui nous a liés. »

M. Miquey, ingénieur de l’École de Chimie Industrielle de Lyon, fut préparateur de Barbier en même temps que Grignard. Il est sans doute à l’heure actuelle l’un des seuls témoins encore vivants de cette lointaine époque. D’après lui, « Barbier avait la méthode de travail suivante : il abordait une question avec une idée préconçue dans l’intention précise d’arriver à un corps déterminé qu’il visait spécialement. Si les réactions s’orientaient différemment, si le produit désiré n’était pas obtenu, Barbier ne s’inquiétait pas de l’intérêt que pouvaient présenter les corps formés : tout allait au canal ». Miquey précise la discipline du laboratoire, qui était fort stricte : « J’étais soldat au moment de la découverte des organo-magnésiens ; à mon retour de régiment mes fonctions de préparateur des travaux pratiques, augmentées bientôt de celles de préparateur des cours,

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Pl. III. Victor Grignard à un an sur les genoux de sa mère

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Pl. IV. Cour d'honneur du lycée Victor-Grignard à Cherbourg

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me rendaient impossible toute aide à Grignard, aide d’ailleurs que Barbier n’aurait jamais autorisée ». Il donne encore quelques détails sur sa vie de tous les jours, mêlé à quelques collègues : « Je prenais mon repas de midi avec un certain nombre de chefs de travaux et préparateurs de la Faculté des Sciences. Le restaurant était quai Perrache, donc sur la rive droite du Rhône, entre le cours de Verdun et le pont du chemin de fer. Il y avait là entre autres : Chifflot, chef de travaux ce botanique, Beauverie, Faucheron, Combe (zoologie), Grignard et moi. Repas très gais, suivis d’une tasse de café avec partie de billard à la Brasserie Georges, où nous jouissions de la grande faveur de pouvoir jouer gratuitement. Je faisais la partie avec Grignard que je reverrai toujours ajustant inlassablement ses coups avec beaucoup moins de bonheur qu’il n’en eut avec les organo-magnésiens ». Entre temps Grignard avait passé sa licence ès sciences phy-siques. Le 30 novembre 1898 il fut nommé chef des travaux de Chimie générale en remplacement de Rousset ; son traitement annuel se montait à deux mille cent francs. C’était le pactole. Un an et demi plus tard, le lundi 14 mai 1900, Moissan présen-tera à l’Académie des Sciences la fameuse Note de Grignard : « Sur quelques nouvelles combinaisons organométalliques du magnésium et leur application à des synthèses d’alcools et d’hydrocarbures ». Cette Note, qui était le prélude de travaux d’importance historique, était signée de Grignard seul ; Barbier lui en laissait la totale pater-nité (Annexes, pl. XXV et XXVI). C’est là le point capital que soulignait le professeur Colonge dans la conférence faite le 26 mai 1950 devant la Société Chimique de France, à l’occasion de la célébration à Paris du Cinquantenaire

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de la découverte de Grignard : « Le fait que le nom de Barbier n’ait pas figuré même sur la première Note aux Comptes rendus de l’Académie des Sciences, celle du 14 mai 1900, montre bien que celui-ci s’était désintéressé, dès le début, des recherches de son élève ; je crois qu’il n’est pas inutile de mettre l’accent sur ce détail pour dissiper tout malentendu tendant à faire partager, même très faiblement, la paternité de la découverte » (Bull Soc. Chim. 1950, M, 910-918). Il va de soi que Grignard n’avait qu’un but : poursuivre l’étude de sa réaction, en vue de la préparation de sa thèse ; il l’avait du reste précisé à la fin de sa Note. Il lui eût fallu tout son temps pour mener rapidement ses recherches. Mais ses occupations de chef de travaux, telles que les concevait Barbier, ne lui laissaient que peu de liberté, et celui-ci n’eût toléré ni fléchissement, ni recours à une aide quelconque, celle de Miquey par exemple. Aussi voyait-on Grignard travailler la nuit et le dimanche. D’autant que la Note aux Comptes rendus attira immédiate-ment l’attention de tous les chimistes organiciens, français ou étran-gers ; l’extrême simplicité de la nouvelle méthode permettait de la mettre à l’épreuve avec l’appareillage élémentaire de tout labora-toire. Son champ d’application s’avéra rapidement comme devant être particulièrement vaste. Les publications ne tardèrent pas à affluer. Dans la seule séance de l’Académie du 1er avril 1901, quatre Notes furent pré-sentées — dont une de Grignard — qui avaient pour point de départ les combinaisons organomagnésiennes mixtes. Celle du futur grand chimiste Charles Moureu commençait en ces termes : « M. Grignard a mis dernièrement entre les mains des chimistes toute une série de réactifs extrêmement précieux... ».

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Mais tous les auteurs n’avaient pas la même délicatesse. Cer-tains même n’auraient pas craint de s’approprier la découverte et Grignard se débattait avec eux depuis deux mois déjà. Le professeur Colonge, dans sa conférence précitée, a fait le bilan de ces démêlés. Nous n’y reviendrons pas, si ce n’est pour dire que Victor Grignard dut pendant quelques mois se battre à la fois sur le plan moral et sur le plan matériel. Sur le plan moral il reçut par bonheur l’appui des deux grandes sommités chimiques de l’époque : Moissan, qui devait recevoir prix Nobel quelques années plus tard, et Berthelot. Voici la réponse que firent ces deux savants à un appel au secours lancé par mon père :

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Pl. V. Faculté des Sciences de Lyon (1895)Un garçon de laboratoire, Rousset et Grignard

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Pl.VI. Madame Victor Grignard à quatre-vingts ans 1951

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La seule ligne de conduite que ces deux savants pouvaient conseiller à Grignard était de poursuivre ses recherches le plus rapi-dement possible. Ce que fit mon père : grâce à un travail acharné, nuits et dimanches compris, il soutenait sa thèse le 18 juillet de la même année, devant la Faculté des Sciences de Lyon, le jury comprenant les professeurs Barbier, Gouy et Vignon 1 (Annexes, pl. XXVII). Cette thèse, préparée dans le temps record de deux ans, ne comptait ni plus ni moins de pages — une bonne centaine — que

1. Moissan avait proposé à Grignard de venir soutenir sa thèse à Paris. Mais Grignard, fidèle à son berceau spirituel, fit à Lyon l’hommage de son premier essai.

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n’importe quelle autre thèse classique, mais s’en distinguait par l’importance des résultats acquis et surtout par les conséquences qui allaient en découler. L’avenir ne tarderait pas à le prouver. Sa thèse soutenue, Grignard allait pouvoir abandonner aux chimistes une partie de l’immense domaine qui restait à défricher. La priorité de sa découverte ne pouvait plus guère être remise en cause, mais la lutte resterait pour lui aussi acharnée s’il voulait demeurer le pionnier des organomagnésiens. Une véritable « course contre la montre » allait en effet commencer. Une bibliographie dressée en 1905 par un chimiste américain, C.E. Waters 1 et intitulée déjà « The Grignard Reaction » relève 197 références publiées depuis la première Note de Grignard jusqu’au 21 février 1905, ce qui représente le chiffre record d’une nouvelle publication sur les organomagnésiens tous les neuf jours. Pour être plus précis nous ajouterons que, sur ces 197 publications, 21 étaient de Grignard, ce qui ramène à une tous les dix jours le nombre de publications concurrentes. On a peine à comprendre comment Grignard arriva à ne pas se laisser distancer au sein d’une telle compétition. L’explication tient en quelques mots : prescience des positions-clefs, travail acharné. Comme l’a rappelé Georges Urbain, tous les chimistes orga- niciens « grignardent » à qui mieux mieux. Si bien qu’en 1914 le nombre de publications relatives aux magnésiens s’élevait à environ 900, et en 1926 à 1 800. Colonge l’estimait à 4 000 en 1950. Nul ne se hasarderait maintenant à une estimation précise : le chiffre de 10 000 est certainement dépassé.

1. Am. Chem. Journ. 1905, 33, 304-326.

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Une large part de ces travaux récents — et non des moins importants — revient à un savant français, le Professeur Henri Normant. Par sa science et par sa modestie il est considéré dans le monde savant comme « le » continuateur de Victor Grignard. Nul chimiste ne l’ignore. Il est bon que le profane en soit lui aussi informé, dût la modestie du Professeur Normant en souffrir. De nombreux ouvrages ont été consacrés au « réactif de Grignard ». L’un des derniers, « Grignard Reactions of non-metallic substances », gros ouvrage de 1 384 pages, publié en 1954 par deux chimistes de l’Université de Chicago, Kharash et Reinmuth, offre au lecteur la source incroyable de 5 606 références, confirmant ainsi l’évaluation de Colonge. La seule action des magnésiens sur les aldéhydes et les cétones comporte 1 734 références. Il existe naturellement plusieurs ouvrages en langue allemande, mais les mises au point les plus récentes ont été faites en Russie. L’ouvrage en langue russe de Ioffe et Nesmeyanov, qui date de 1963, a trouvé sa consécration dans une traduction anglaise, mise à jour par les auteurs et parue en 1967. « Nous n’avons donné, disent ceux-ci dans leur préface, que les exemples les plus caractéristiques illustrant chaque type de réaction, ce qui nous a amenés à abréger la liste des références pour obtenir un livre d’une longueur raison-nable ». Le nombre des références jugées essentielles se trouve ainsi ramené à 3 613 ! En France, ont été publiés deux ouvrages de base, malheureu-sement anciens : « Le magnésium en chimie organique », de Charles Courtot, ancien élève de Grignard, qui date de 1926, et, du même auteur, l’article d’un peu plus de 400 pages consacré aux composés organomagnésiens dans le Tome V du Traité de Grignard, article qui était prêt, mais non encore imprimé à la mort de mon père.

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LES “GRIGNARD ABSTRACTS”

La documentation est l’un des soucis majeurs du chimiste de recherche et du professeur. Chacun la conçoit et la réalise selon son tempérament. Le soin apporté par mon père à rassembler et à rédiger la sienne mérite que l’on s’y arrête : on y trouve une preuve de plus de l’organisation et de la méthode qui étaient siennes. Quelle n’a pas été ma surprise en effet de retrouver dans la masse de documents laissés par lui une quinzaine de forts registres, d’environ deux cents pages chacun, calligraphiés de sa propre main et qui s’échelonnent de 1897 à 1923. Leur analogie avec les Chemical Abstracts est telle que je n’ai pu résister à l’envie de les baptiser « Grignard Abstracts ». Mon père résumait sur ces registres toutes les publications qui lui paraissaient dignes d’intérêt. Tout comme dans les Chemical Abstracts, on y trouve parfois seulement le titre et le nom de l’au-teur, et le plus souvent un résumé qui peut aller de quelques lignes à une page ou davantage. On y rencontre en outre — ce que ne peuvent se permettre les Chemical Abstracts — des remarques per-sonnelles ou la mention d’idées de recherches nouvelles.

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Chacun de ces registres se termine par une table des matières détaillée, rigoureusement tenue à jour. Les renvois à d’autres pages ou d’autres registres sont également fréquents. Peu à peu cette tâche s’avéra ne plus être à la mesure d’un homme seul et à partir de 1923 mon père dut se résoudre à collec-tionner sa documentation sur des fiches plus succinctes. Ce qui est absolument remarquable, c’est que mon père s’in-téressait indistinctement à tous les domaines de la chimie et de la physique. Sur plus de six cents références dénombrées dans une table prise au hasard — celle de 1907 —, cent seulement ont trait aux organomagnésiens. Sur les cinq cents qui restent, beaucoup se rap-portent, on s’en doute, à la chimie organique, mais nombreuses sont celles qui portent sur des sujets aussi variés que la synthèse des pierres précieuses, la préparation de l’hélium pur, celle de l’acide borique en Toscane, le développement de la théorie de la valence, l’état actuel de la radioactivité, l’application de la règle des phases aux colloïdes, les recherches de Moissan sur l’ammoniac, de Léon Guillet sur les alliages, de Lebeau sur le fluor, etc., etc... (Annexes, pl. XXVIII et XXIX). Ces analyses demandaient, on s’en doute, un temps considé-rable, mais combien profitable : si mon père dominait la chimie tout entière, c’est en partie à ce travail de bénédictin qu’il le devait. Jeune étudiant en chimie, je l’accompagnais aux séances de la Société Chimique de France, à Lyon. J’avais toujours été très étonné de le voir intervenir par des remarques ou des suggestions dans des domaines qui étaient parfaitement étrangers au sien. Les « Grignard Abstracts » étaient pour beaucoup dans cette remar-quable érudition.

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Pl. VII. Télégramme Nobel

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Pl. VIII. Le professeur Barbier

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CARRIÈRE UNIVERSITAIRE

Nous n’ébaucherons qu’à grands traits la carrière universi-taire de Victor Grignard. Les échelons en furent longs et difficiles à gravir. Pourtant les mérites proprement scientifiques de Grignard avaient été tôt reconnus. Dès octobre 1901, le professeur Haller, titulaire de la chaire de Chimie organique de la Sorbonne, lui annonce que l’Académie lui décerne une partie du prix de Cahours (1 500 frs). « J’espère, lui dit-il, que cette distinction sera pour vous un encouragement et aussi une consolation pour les légers déboires que vous avez eus dans le courant de l’année ». En septembre 1902, la bonne nouvelle se répète : « ... la commission du prix Cahours vous a de nou-veau alloué un encouragement de 1 000 frs pour les recherches que vous poursuivez avec tant de succès et de persévérance ». Haller lui demande en même temps s’il accepterait de venir faire dans son service, à Paris, une conférence sur « l’ensemble des recherches faites par vous et d’autres savants français et étrangers concernant l’action des iodures de magnésium alcoyles sur les molécules orga-niques ? Si oui, nous serions très heureux de vous entendre ». Les succès s’amoncellent : avant la fin de l’année, grâce à l’attribution

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de la médaille Berthelot, Grignard est pour la troisième fois lauréat de l’Institut. Mais Grignard n’est toujours que chef de travaux à Lyon, délégué, il est vrai, dans les fonctions de maître de conférences de Chimie générale au traitement de quatre mille francs par an. Ces délégations sont temporaires et renouvelables de six mois en six mois. En 1904, une proposition inattendue lui fait miroiter la fortune — ou presque. Un ancien camarade d’études, Gonnessiat, lui écrit de l’Observatoire de Quito, capitale de l’Équateur : « ... il s’agit de la création à Quito d’une École Supérieure de Sciences, avec un personnel en majeure partie français. Je pense depuis longtemps à vous comme professeur de chimie. Accepteriez-vous l’emploi ? Le Gouvernement équatorien offre l’équivalent de 9 000 francs par an, et paie les frais de voyage. Le pays est très sain, la vie pour un célibataire n’est pas chère du tout. Tout en vivant largement vous pourriez économiser facilement plus de la moitié de votre traite-ment ». Pour Grignard la tentation était réelle. Il n’y succomba point. Les marques d’estime continuaient à affluer. Giard, de l’Ins-titut, lui annonce en 1905 qu’il est à la recherche d’un « savant actif, jeune et zélé » pour présider la section de Chimie au Congrès de l’Association Française pour l’Avancement des Sciences à Cherbourg et lui offre cette présidence. Il ne connaît pas person-nellement Grignard, mais lui écrit sur la recommandation d’Haller qui « entre autres choses élogieuses sur votre compte, m’a déclaré que votre thèse était une œuvre d’une grande originalité, que votre situation n’était pas en rapport avec votre mérite et qu’il serait très heureux, malgré votre jeune âge, de vous voir mis en évi-dence en occupant à Cherbourg le poste qu’il a lui-même occupé à

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Boulogne-sur-Mer il y a quatre ans. En outre Caullery qui fut votre collègue à Lyon m’a appris que vous étiez originaire de la Manche et cette circonstance me paraît de nature à lever vos dernières hési-tations ». Grignard ne pouvait faire autrement qu’accepter, mais, avec sa modestie innée, il émet quelques réserves dans sa réponse : « ... Je dois cependant vous dire qu’en cette question de Congrès je ne suis pas seulement un novice, mais encore un profane, car, jusqu’à présent, par suite de circonstances indépendantes de ma volonté, je n’ai pas eu l’occasion de prendre part une seule fois à l’une de ces grandes assises de la science. Aussi je me demande, non sans inquié-tude, si je possède la compétence et l’autorité nécessaires pour occuper honorablement une fonction pour laquelle ni mon âge, ni ma no-toriété scientifique ne paraissaient devoir me désigner de sitôt » (Planche XXX). La même année, pour monter en grade et passer maître de conférences de Chimie « appliquée », Grignard est obligé de quitter Lyon pour Besançon. Il y trouva, certes, une atmosphère agréable, mais des moyens de travail plus réduits. Il n’y resta qu’un an et se retrouva à la rentrée de 1906 maître de conférences de Chimie « générale », à Lyon, dans le service de son Maître Barbier. Le traitement annuel restait fixé à 4 500 francs. C’est cette année-là que l’Académie des Sciences lui décerna la plus haute récompense dont elle disposait, le prix Jecker. Grâce à l’influence de Moissan et de Berthelot, Grignard reçut ce prix dans sa totalité, alors que Haller était partisan de ne lui en donner que la moitié. Mais celui-ci s’en explique très franchement, pour éviter tout malentendu, dans une lettre du 27 mai 1906 adressée à Grignard. L’année précédente Haller avait proposé à la Commission le choix entre, d’une part, Sabatier et Senderens, d’autre part Biaise

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et Grignard. La Commission avait opté pour les deux premiers, Haller n’avait proposé qu’une moitié de prix pour Grignard, quitte à le lui redonner plus tard en totalité, par déférence pour son Maître Barbier, qui lui aussi n’avait encore eu qu’un demi-prix, « bien qu’il eût mérité depuis longtemps la totalité. L’année dernière on semblait se rendre à ces raisons, de sorte que j’ai renouvelé cette année ces propositions d’autorité. MM. Moissan et Berthelot ont jugé qu’il n’y avait pas lieu de tenir compte des objections d’ordre sentimental que je faisais et ont proposé qu’on vous accordât le Prix en entier, proposition que la majorité de la Commission a rati-fiée. Cette lettre n’a d’autre but que de vous mettre exactement au courant des incidents relatés, car je serais désolé si vous voyiez de l’hostilité dans ma manière de faire. Personne n’apprécie, en effet, plus que moi vos belles recherches, leur fécondité et la vaillante persévérance avec laquelle vous les avez poursuivies ; personne ne déplore plus que moi la situation secondaire dans laquelle on vous laisse et les lamentables pérégrinations qu’on vous impose »... « J’ose espérer, répond Grignard, que cette fortune rapide ne por-tera ombrage ni à M. Barbier qui m’a toujours témoigné le plus vif intérêt, ni à d’autres, mais j’estime avec vous que vos propositions étaient la sagesse même... ».

Le Prix ne fut définitivement décerné qu’un peu plus tard et c’est Moissan, cette fois, qui écrivit à Grignard le 26 juillet : « Cher Monsieur, je suis heureux de vous annoncer que vous avez le Prix Jecker en entier pour l’année 1906. Quand vous passerez par Paris, je vous donnerai quelques détails à ce sujet... ». Moissan ne pres-sentait sans doute pas qu’il allait être quelques mois plus tard le premier chimiste français lauréat du Prix Nobel et que le candidat qu’il avait contribué à faire couronner le serait aussi un jour.

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Revenons aux « lamentables pérégrinations » qu’évoquait Haller. Elles n’étaient pas terminées. Lauréat du Prix le plus important de l’Académie des Sciences, Grignard n’était toujours que maître de conférences. Il devait le rester encore deux ans.

Grignard, nous l’avons déjà souligné, était un homme parfai-tement soigneux et méthodique. Aussi n’est-il pas étonnant d’avoir retrouvé, dans les dossiers qu’il a laissés après sa mort, de très nom-breuses lettres, presque toutes manuscrites, portant en caractères très apparents, de la main de Grignard, le nom de l’expéditeur, ce qui évite d’avoir à résoudre les ardus problèmes d’identification que pose une signature illisible. Parfois, en-dessous de ce nom d’auteur, se trouve la date de la réponse — quand la lettre en demandait une —, parfois en outre le brouillon peu ou pas raturé de la réponse. Aussi pourrait-on reconstituer en détail la tranche de vie qui nous occupe actuellement. Retenons seulement les étapes principales. En 1908, une possibilité d’avancement se présente à Toulouse. Sabatier ne cache pas à Grignard qu’il y a déjà cinq candidats et qu’il appuie la candidature de son collaborateur Mailhe, « mais je ne doute pas, dit-il, que si vous demandez le poste, il vous sera accordé, étant donné l’importance exceptionnelle de vos titres, et j’estime que votre nomination à notre Faculté serait pour elle un honneur et un élément de prospérité ». Qui fut nommé par le Ministre ? Giran, un minéraliste venu de Montpellier, qui avait fait quelques mesures de cryoscopie et d’hydratation de l’acide phos-phorique. « La chose ne s’explique, écrit un peu plus tard Sabatier à Grignard, que par cette circonstance que M. Giran est de Nîmes et le Ministre de l’Instruction Publique aussi... ».

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On fait patienter Grignard en lui donnant sur place, en 1908, le titre de Professeur adjoint. Mais son avenir est barré à Lyon. Le 4 mars 1909, Haller lui conseille de poser sa candidature à une chaire vacante à Rennes : « ... parmi tous les postulants qui se présenteront, vous avez certainement le bagage scientifique le plus original et le plus fourni ». Le 22 avril, Haller annonce à Grignard que, malgré son intervention, la Faculté des Sciences de Rennes présente en première ligne M. Bouzat, en seconde ligne M. Perriès. « Je me charge d’éclairer les principaux membres de la Section et de leur dire combien il serait préjudiciable pour la Chimie française de donner en quelque sorte une prime à l’agrégation de l’ensei-gnement secondaire, au détriment des titres et des travaux scienti-fiques, quand il s’agit de Chaires dans l’enseignement supérieur ». Dix jours plus tard Haller avouait à Grignard : « Nos efforts n’ont pas abouti... malgré une pétition signée en votre faveur par MM. Troost, Gautier, Le Chatelier, Jungfleisch et moi. Comme s’il était absolument nécessaire d’être agrégé pour être en mesure de pré-parer des candidats à l’agrégation de l’enseignement secondaire... Je suis navré de voir qu’on écarte systématiquement les chercheurs, les esprits originaux de tous les postes élevés pour les donner à des hommes dont les travaux scientifiques sont pour ainsi dire nuls et dont l’unique titre est d’être ancien Élève de l’École Normale Supérieure ». C’est alors que survint le 6 septembre 1909 la mort préma- turée de Bouveault, à 45 ans, qui libérait une maîtrise de confé-rences à Paris. Grignard pouvait prétendre à sa succession, mais Haller, titulaire de la chaire professorale, désirait avoir auprès de lui Biaise, avec qui il avait travaillé à Nancy et qui était toujours dans cette ville. Bourion, le fidèle camarade de Cluny, et Urbain,

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tous deux à la Sorbonne, où ce dernier occupait la chaire de Chimie minérale, donnèrent à Grignard des consignes de prudence. Le 31 octobre, Haller, annonçant à Grignard la nomination de Biaise, lui conseilla de se présenter à sa succession à Nancy, où il serait certainement agréé. Entre temps Grignard avait déjà reçu une pre-mière marque d’estime de la Suède : la Société Royale des Sciences d’Upsal l’avait élu le 24 septembre « membre ordinaire ». C’est dans ces conditions qu’en novembre 1909 Grignard quitta Lyon pour Nancy où il était nommé Chargé de Cours de Chimie organique aux appointements de cinq mille francs par an. Il y retrouvera, entre autres, un jeune collaborateur de talent, Charles Courtot, qui lui offrira plus tard son ouvrage « Le Magné-sium en Chimie organique » avec l’affectueuse dédicace suivante : « À mon Maître vénéré, hommage reconnaissant. Le monument — remémorez-vous la parole de Claude Frollo —, qu’avec une gau-cherie de sculpteur malhabile je me suis permis d’élever à votre œuvre, a pour base l’admiration que vos recherches provoquèrent dans mon jeune esprit d’apprenti chimiste, alors que j’étais étudiant de première année à l’Université de Besançon. Cette admiration n’a fait que s’accroître au contact des qualités du savant auprès duquel un hasard heureux m’a conduit pour m’initier à la méthode expéri- mentale et à la rigoureuse discipline chimique ». Laissons à Courtot, devenu plus tard professeur à la Faculté des Sciences de Nancy, le soin de décrire l’arrivée de Grignard dans cette ville : « L’année suivante, le 1er novembre 1910, au seuil de la qua-rantaine, Grignard est professeur titulaire à Nancy, possède un des laboratoires les mieux outillés de province, où les Haller, les Bouveault, les Biaise ont réalisé de remarquables travaux.

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« La transplantation n’affaiblit ni sa bonne volonté, ni ses moyens de travail. « Il trouve la chaude atmosphère de l’Institut Chimique, créée par Haller et maintenue par Guntz, Guyot, Minguin, Muller, Petit, Wahl. « Sur la terrasse de la Pépinière, les cent cinquante élèves de l’Institut Chimique parlent chimie au sortir des amphithéâtres et des laboratoires. Les échos du magnifique jardin public de la ville de Nancy font retentir les mots : copulation, condensation, grignardi-sation. Ailleurs les vêtements restent imprégnés de fortes et caracté-ristiques odeurs, on suit les adeptes d’Hermès à la trace. « Dans un tel milieu, comment ne pas produire : les crédits sont dispensés sans compter, les collaborateurs sont à la dévotion du Maître. Aussi quels beaux travaux virent le jour ». (Annexes, pl. XXXI). Virent aussi le jour en 1910 deux événements : l’un, majeur, marqua mon père pour la vie, l’autre, mineur, ne fut qu’un épisode dans sa carrière scientifique. L’événement majeur, ce fut le mariage de Victor Grignard le 22 août 1910. Dès leur adolescence, Victor Grignard qui fréquentait le Collège de Cherbourg, Augustine-Marie Boulant qui était élève au couvent de la Bucaille, avaient noué des relations de camaraderie, relations qui peu à peu laissèrent place à un sentiment plus profond. La jeunesse de l’époque proposait, les parents disposaient. Aussi le jeune Grignard, lorsqu’il vint formuler une demande en mariage, fut-il éconduit par la famille Boulant, d’un rang social plus élevé. L’amour dut s’incliner. C’est ainsi que la jeune Augustine devint Madame Paindestre et que d’une union parfaitement heureuse naquit en 1899 un fils, Robert Paindestre, qui devait plus tard devenir médecin.

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Le Destin veillait. Un jour tragique on trouva le mari d’Augustine mort sur une route de Normandie, des suites d’un accident de bicyclette. Victor Grignard était resté célibataire. Son amour pour Augustine était intact : le 22 août 1910, ils convolèrent en justes noces dans la petite ville de Saint-Vaast-la-Hougue, près de Cherbourg. L’année suivante naquit un fils, et les deux demi-frères que séparaient douze années d’âge furent élevés comme deux frères avec une égale tendresse. Remarquablement intelligente, pétillante d’humour et de malice, mais d’un tempérament bouillant, Augustine Boulant n’en fut pas moins la compagne idéale qui savait attirer, recevoir et retenir les amis. Ce ne sont pas vingt-cinq ans de mariage, mais cinquante ans d’amour — elle aimait à le dire — qu’elle avait vécus jusqu’en 1935. Née la même année que son mari, elle devait s’éteindre, en pleine santé physique et intellectuelle, à plus de quatre-vingts ans, le 11 novembre 1951 (Planche VI). L’événement mineur, en comparaison du précédent, est la Note de Barbier du 28 janvier 1910, publiée au Bulletin de la Société Chimique de France (1910,7,206-207). Il est important cependant, car il laisse deviner les futures réactions de Barbier lors de l’attri-bution du Prix Nobel à Victor Grignard. Cette Note émeut davantage les amis lyonnais de Grignard — Leser, Meunier, Marey (ils le prouvent par leur correspondance) — que Grignard lui-même. Celui-ci se contente d’adresser au Bulletin de la Société Chimique une Note de mise au point (Bull. 1910,7,453). Il explique avec la netteté et l’impartialité que l’on pouvait attendre de lui qu’il existe deux méthodes pratiques d’application du magné-sium aux synthèses organiques : celle de Barbier et la sienne. « C’est pour celle-ci seulement que je puis accepter l’honneur que m’ont fait les chimistes en y attachant mon nom ».

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Malheureusement pour Barbier, celle de Grignard était de loin la plus féconde. Haller accusa à Grignard réception de sa Note dans les termes suivants : « ... Elle est correcte, mesurée et tout à fait légitime, à la suite de la Note que vient de faire paraître M. Barbier ». À quelque temps de là, le 31 juillet 1910, Barbier, calmé, adresse à Grignard une lettre charmante : « Je suis heureux de voir que vous êtes arrivé au terme du voyage, c’est-à-dire que vous êtes enfin nommé professeur titulaire et je vous en fais mes plus sincères com-pliments. Je vous félicite également de votre mariage... La Note que j’ai fait paraître sur les combinaisons organomagnésiennes n’était pas du tout (vous avez dû le voir) dirigée contre vous, elle était simplement faite dans le but de rectifier une erreur qui prenait des dimensions exagérées. Les personnalités malveillantes, mais peu perspicaces, qui escomptaient un conflit entre nous, en seront, comme vous le dites, pour leurs frais. Il est clair que je ne peux pas contraindre ces gens-là à se souvenir de la part que j’ai prise à l’institution de cette méthode, et d’ailleurs je m’en soucie peu. J’ai fait ce qui était nécessaire, l’incident est clos... ». En 1911, Leser confirmait à Grignard : « ... Vous pouvez être assuré que le Maître n’a contre vous aucun sujet d’irritation d’ordre quelconque et que de plus il ne parle jamais de vous que dans les termes les plus affectueux. Il n’est rien resté de la petite affaire que vous connaissez et je crois bien que rien ne pourra altérer les sentiments que M. Barbier professe à votre égard. À cet égard-là, n’ayez aucune inquiétude ni aucun doute ».

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LE NOBEL ET LA LÉGION D’HONNEUR

Le 13 novembre 1912 éclatait l’annonce du Prix Nobel. Grignard escomptait peut-être cette récompense pour plus tard, mais certainement pas dans l’immédiat : sa lettre de remer- ciement à Meunier reproduite ci-après, en est la preuve. Chose curieuse, il ne fut pas en France le premier prévenu. Les journalistes avaient eu vent de la nouvelle et l’avaient imprimée dans les éditions du matin. Les collègues de Grignard l’apprirent en ouvrant leurs journaux et se précipitèrent à son laboratoire pour le féliciter. Quelle ne fut pas, on peut l’imaginer, sa surprise. Le télégramme officiel n’arriva que dans l’après-midi. On en trouvera ci-joint le fac-similé (Planche VII). Les télégrammes de félicitations affluèrent. Le jour même Grignard répondit à celui de Meunier (Planche IX). Grignard, dans cette lettre, exprime ses craintes que Barbier ne se considère comme frustré. Telle fut effectivement la première réaction de celui-ci lorsque Leser lui apprit la nouvelle annoncée par le « Progrès » de Lyon. L’amertume de Barbier était compréhensible, mais avec le recul du temps et à la lumière de tous les manuscrits de l’époque,

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il est permis de dire, en toute justice, que Barbier avait été l’artisan de sa propre frustration. Mon père a rappelé, en effet, que Barbier lui avait, « après quelques essais peu encourageants, complète-ment abandonné l’étude de l’emploi du magnésium en chimie orga-nique ». Si, au lieu d’agir ainsi, Barbier s’était davantage intéressé aux travaux de son élève, s’il avait signé avec lui la première Note aux Comptes rendus, s’il avait par la suite entrepris des recherches en commun avec son ex-élève, sans doute aurait-on associé le nom de Barbier à celui de Grignard. Le professeur Locquin, qui fut pendant plus de dix ans le collaborateur de Barbier, a fait de son Maître un portrait qui éclaire parfaitement son comportement vis-à-vis de Grignard. Le lecteur trouvera en annexe le texte en question (Planche XXXII). À vrai dire — et ceci est tout à son honneur — Barbier n’en voulait nullement à Grignard. Toute la suite le prouve amplement. Ce n’est pas Meunier qui répond à la lettre de Grignard. Il demande à Leser, qui côtoie Barbier de plus près, de le faire à sa place. Quelques jours plus tard Leser écrit à Grignard : ... « Peu à peu, il (M. Barbier) a pris les choses par le bon côté... et m’a chargé de vous dire que en aucune façon il ne pensait que vous étiez pour quoi que ce soit dans son élimination, qu’il était très heureux qu’on vous ait attribué une part du prix, et qu’enfin, lui n’ayant rien, il ne regrettait qu’une chose, c’est qu’on ne vous l’ait pas donné tout entier ». Bien sûr, ce jugement de Barbier était le bon. Mon père le confirme dans une lettre à Meunier du 25 novembre : « ... Je ne suis absolument pour rien dans les décisions qui ont été prises. Je n’ai pas remué un doigt pour appuyer une candidature posée en dehors de moi et que j’ignorais complètement. Les suffrages ont

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Pl. IX. Lettre à Louis Meunier

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Pl. X. Victor Grignard dans son laboratoire de Nancy 1912

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dû d’ailleurs me venir de l’étranger plutôt que de France et je sais par exemple, car ils me l’ont dit, que trois collègues de Nancy qui étaient électeurs n’ont pas voté pour moi parce qu’ils pensaient que j’avais encore le temps d’attendre, et ont essayé de faire triompher une candidature plus ancienne... » 1. Enfin, le 8 janvier 1913, Barbier lui même adresse à Grignard une lettre charmante (Planche XXXIIa) :

« Mon cher Grignard

Je vous remercie des bons souhaits que vous m’adressez ainsi qu’à ma famille. De mon côté je vous envoie mes vœux de joie et de bonheur pour vous et les vôtres. Je sais que vous êtes incapable de faire un acte ou de dire des paroles qui pourraient m’être pénibles ou préjudiciables, il est donc inutile de revenir sur ce sujet. Je ne vous cacherai pas que ce qui s’est produit a été pour moi une grosse déception, mais les faits étant acquis j’ai regretté qu’on ne vous ait pas donné le prix entier ; le travail en valait la peine, et sa portée est toute autre que celle de ma méthode d’hydrogénation, d’application somme toute restreinte. Il est impossible que le comité Nobel ait ignoré la part que j’ai prise à la méthode de synthèse par les org. mag. et s’il a agi de la sorte c’est que j’ai été vicitme de cer-taines manœuvres malhonnêtes dont je connais l’auteur. Je vous écrirai relativement à vos recherches sur les ac. camph. carboniques, et vous serre cordialement la main. »

Philippe Barbier

1. Soulignons que ces votes ne constituent qu’une indication pour le Comité Nobel qui reste juge souverain.

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Le 3 mars suivant, Barbier devait trouver une consolation dans sa nomination de Membre correspondant de l’Institut de France. Dès l’annonce de la bonne nouvelle, télégrammes et lettres de félicitations affluèrent, provenant les uns de personnages officiels, les autres — qui touchaient beaucoup mon père — de ses camarades d’autrefois de Cherbourg et de Cluny, de ses professeurs du Lycée et de l’École Normale, et aussi de ses anciens collègues de la Facul-té de Lyon, parmi lesquels Vignon, Offret, Couturier, Albert Morel, Thovert furent les tout premiers à se manifester (Planches XXXIII, XXXIV, XXXV). Aux témoignages privés s’ajoutèrent deux marques d’estime qui durent faire particulièrement plaisir à mon père, émanant de sa ville natale : la Société Nationale des Sciences Naturelles et Mathé- matiques de Cherbourg le nommait Membre correspondant, et la Société Normande Littéraire Alfred Rossel, Membre d’Honneur. Il n’est pas jusqu’à la petite ville de Saint-Vaast-la-Hougue qui ne lui envoyât une adresse, « fière de penser que l’éminent savant est devenu Saint-Vaastais par son mariage » (Planches XXXVI, XXXVII). Cependant le départ pour Stockholm approchait. Aussi-tôt après l’annonce du Prix Nobel, le Recteur de l’Université de Nancy, Adam, avait constaté que l’élu des Suédois ne portait encore aucun ruban rouge à sa boutonnière. Sabatier, de dix-sept ans plus âgé que Victor Grignard, était déjà Officier de la Légion d’Honneur. Il était indécent que Grignard ne fût pas au moins Chevalier. Le temps pressait. Adam s’adressa directement au Président du Conseil, Raymond Poincaré, qui l’assura de toute sa diligence. Tout le monde s’en mêla. Haller, qui a été distancé de peu par Adam, rend visite aux Directeurs de l’Enseignement Supérieur,

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Bayet, Poincaré et Gasquet ; il écrit en même temps au ministre Lorrain Lebrun ; le Ministre de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts, Guist’hau, promet au Président du Conseil d’examiner cette candidature « avec le plus vif désir de lui être agréable », tant et si bien qu’un décret du Président de la République nomme Grignard Chevalier de l’Ordre National de la Légion d’Honneur. Ce décret porte la date du 5 décembre et Grignard n’en sera officiellement avisé qu’à Stockholm : il avait en effet quitté Paris le 6 à 13 h 45 en compagnie de Sabatier. « C’est un voyage fort long, lui avait écrit ce dernier, sur lequel j’aurai quelques renseignements précis par un savant anthropologue toulousain qui l’a fait l’an dernier, M. Cartailhac ». Il fallait coucher le soir même à Habourg, puis le lendemain à Copenhague, pour arriver le surlendemain dimanche 8 décembre, à 8 h 49, à Stockholm. La séance solennelle de remise des Prix avait lieu le mardi 10, jour anniversaire de la mort de Nobel, à cinq heures du soir. Mon père l’a décrite à ses camarades de Cluny dans une longue lettre qui a été publiée dans l’Annuaire 1912 de l’Association Amicale des Anciens Élèves. Ces cérémonies sont maintenant bien connues de tous grâce au miracle de la télévision ; nous ne nous y attarde-rons pas davantage. Signalons seulement que Grignard bénéficia d’un accueil particulièrement enthousiaste de la part des étudiants suédois : il n’avait que quarante-et-un ans et était, avec Rutherford, le plus jeune Prix Nobel du monde (Planche X). À son retour à Nancy mon père prend connaissance, à côté de félicitations tardives pour le Prix Nobel et de félicitations nou-velles pour sa promotion dans l’Ordre de la Légion d’Honneur, de deux coupures de journaux : une mise au point adressée par Barbier au « Salut Public » de Lyon, et un article de Clément

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Vautel (Annexes, pl. XXXVIII et XXXIX). À son ami Meunier il fait allusion à la « protestation quelque peu exagérée » de Barbier. « Qu’importe, dit-il, l’affaire a été jugée en dehors de lui et de moi... Quant au ruban rouge qui m’est venu peu après, je t’avoue sans détours que je l’ai reçu avec le plus grand plaisir. Si détaché que l’on soit des vanités humaines, cela vous fait tout de même quelque chose ». Grignard parle ensuite de l’article de Clément Vautel paru dans un grand quotidien parisien : « L’article de Vautel, dit-il, a piqué au vif les autorités compétentes. Le Ministre de l’Instruction Publique, puis M. Bayet, que j’ai vus ces jours derniers, y ont fait allusion, presque comme si j’y étais pour quelque chose. Heureuse-ment encore qu’ils n’ont pas paru m’en garder rancune ».

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CORRESPONDANT DE L’INSTITUT

Le 19 juin 1913, Haller prévient Grignard que l’on songe à lui à l’Institut. Une place de Correspondant est devenue libre par suite du décès de L. Henry. Des engagements antérieurs pris avec Le Chatelier obligent l’Académie à présenter Charpy en première ligne ; Grignard sera mis en seconde ligne et passera la fois sui-vante. Moureu lui confirme la nouvelle : « Ce sera de toute justice, et il y a même quelque anomalie à voir un lauréat du Prix Nobel rester ainsi, si peu de temps que ce soit, sur une liste de candidats » (Annexes, pl. XL). Effectivement, le 16 novembre suivant, Haller annonce à Grignard qu’il a été proposé « à l’unanimité » — circonstance rare — pour succéder à Sabatier qui deviendra Membre non résident : « Inutile de vous, dire toute la satisfaction que j’en ai éprouvée ». Grignard est élu Membre correspondant lors de la séance du 1er décembre 1913 (Annexes, pl. XLI). En 1913 également, Grignard reçut la médaille Lavoisier de la Société Chimique de France. À l’occasion d’un Congrès de l’Association Française pour l’Avancement des Sciences, à Tunis, il fut nommé Commandeur du Nicham Iftikar, en même temps que son ami le Professeur Desgrez

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qui lui en fait part de façon amusante (lettre du 27 juin 1913) en lui disant qu’il n’a pas encore reçu la facture et qu’il espère bien ne pas la recevoir.

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LA GUERRE DE 1914 - 1918

L’année suivante, la même Association tenait son Congrès au Havre et le même « très sympathique Desgrez » 1, qui présidait, y accueillait Victor Grignard à la fin du mois de juillet. Ce dernier se proposait d’y faire une communication avec son élève Courtot. « Il irait ensuite, nous dit celui-ci, à Saint-Vaast-la-Hougue, prendre en famille son repos annuel ». Les séances de travail se succédaient. On avait aussi assisté à une séance du « tunnel sous la Manche », question de brûlante actualité ; en effet les manchettes des journaux portaient en lettres capitales : « À l’ultimatum autrichien la Serbie répond non ! ». L’atmosphère de vint fiévreuse. Le 2 août Grignard fut mobilisé. « L’autorité mili- taire l’avait connu en 1893 caporal, elle le retrouve donc tel en 1914. Professeur de Faculté des Sciences, Chevalier de la Légion d’Honneur, Prix Nobel de Chimie, Grignard devint garde-côtes dans la région de Cherbourg » (Planche XI). « Cette utilisation des compétences, devait écrire plus tard Locquin, ne choquait alors aucunement, elle répondait à notre conception démocratique. Les étrangers, y compris les Allemands,

1. Ainsi le dépeignait Courtot dans sa notice nécrologique sur Victor Grignard.

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en restèrent stupéfaits. Heureusement, cette erreur ne fut pas de longue durée ; dès le milieu de l’année 1915, Grignard fut attaché à la Direction du Matériel chimique de Guerre... ». Que l’on nous permette de ne pas être de l’avis du Professeur Locquin : un an de perdu, ç’eût été beaucoup trop. La réalité est légèrement différente, sans être pour autant par-ticulièrement réconfortante. L’autorité militaire continua en effet pendant près d’un an à ne connaître que le caporal Victor Grignard, affecté au 77e Régiment Territorial à la garde des voies de la région de Cherbourg. En fait, il y eut, à cette situation paradoxale, quelques adoucissements béné-fiques à l’intérêt du pays. Mais il faut reconnaître que ces mesures heureuses provinrent soit de décisions mineures prises à l’échelon local — affectation au Laboratoire de la Marine à Cherbourg —, soit du sort général de sa classe de recrutement — renvoi provi-soire de territoriaux —. La décision du Ministère de la Guerre de mieux utiliser les compétences de Grignard demanda quand même près d’un an. « L’autorité militaire se laissa volontiers convaincre, écrivait Urbain dans sa Préface au Précis de Chimie Organique de Grignard, que la compétence de Grignard pouvait être mieux em-ployée aux fins de la défense nationale ». Convaincre, peut-être ? Passer aux décisions, ce fut autre chose : mon père ne reçut l’ordre de rejoindre son collègue Urbain, qui dirigeait le laboratoire des services techniques de l’artillerie, que le 10 juillet 1915. Sur cette période du début de la « Grande Guerre », le témoi-gnage le plus sûr est évidemment celui de Victor Grignard. Un échange de lettres avec le Ministre de la Marine nous apprend quelle nouvelle situation mon père avait acceptée peu avant la déclaration de guerre.

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Pl. XI. Caporal garde-voie (1914-1915)

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Pl. XII. Cahier-journal tenu par V. Grignard au laboratoire de la MarineCherbourg 1915

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À la suite de diverses catastrophes survenues dans l’utilisa-tion ou le stockage des poudres de guerre, notamment de celles destinées à notre flotte de combat, le Ministère de la Marine avait reconnu la nécessité de créer un « Laboratoire des Poudres de la Marine » et de mettre à la tête de cet établissement un chimiste de valeur indiscutable. Grignard avait été pressenti, puis avait reçu une proposition officielle en date du 3 juin 1914. Le 8 juin, il répon-dait par une acceptation de principe, mais y apportait certaines réserves : « ... Je tiens en effet à connaître l’étendue de mes devoirs et de mes droits aussi bien que de ceux du personnel qui sera sous mes ordres ». Il se préoccupe des possibilités d’avancement de ce dernier et manifeste ses craintes sur les conditions d’utilisation des crédits qui seront mis à sa disposition : « ... autant que j’aie pu m’en rendre compte lors de ma visite à Sevran, une demande de modifications dans le laboratoire, ou d’achats d’appareils, mettra plusieurs mois à parcourir les bureaux : ce serait vouer le laboratoire au gaspillage par des commandes prématurées ou à l’impuissance par perte de temps... » ... « Je reste toujours à votre disposition, M. le Ministre, pour venir à Paris, si vous m’y invitez, au com-mencement de chaque semaine, afin, d’examiner et de discuter les différents points du projet sur lesquels il est nécessaire que je sois complètement fixé avant de donner mon acceptation définitive ». Dans une lettre à Meunier du 23 janvier 1915, écrite de l’Institut Chimique de Nancy, mon père confirme qu’il avait finalement accepté ce poste. Puis il explique à son vieil ami comment la mobili-sation a suspendu sine die sa nomination et pourquoi, après un bref séjour à Cherbourg « comme simple pousse-caillou », il se trouve provisoirement en disponibilité à Nancy : il y a repris contact avec la Chimie, en attendant le rappel probable de sa classe dans le Cotentin :

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La situation de Grignard ne laisse pas de préoccuper ses collègues. Barbier la commente ainsi dans une lettre à mon père : « Mon Grignard, ... je savais que vous deviez prendre le poste de Directeur du Laboratoire des Poudres de la Marine. Je me suis demandé pourquoi ce poste ne vous a pas été donné de suite, mais le désordre est à l’ordre du jour dans l’armée et, où il fallait ces chimistes, on prenait des terrassiers, et inversement ; grâce à ce système on cherche maintenant des chimistes et il n’y en a plus ». En décembre 1914, Haller se réjouit auprès de Grignard de le savoir retourné provisoirement à Nancy, mais exprime ses craintes pour l’avenir : « ... Je souhaite que vous ne soyez pas rappelé sous les drapeaux, car nous trouverions certainement mieux pour vous qu’une surveillance de voie ferrée, bien que les postes dans les laboratoires soient tous occupés ». Cette éventualité d’un rappel tourmente Haller. Le 2 janvier 1915, il écrit de nouveau à Grignard : « ... En ce qui concerne l’éventualité d’être rappelé par l’autorité militaire, vous voudrez bien, aussitôt qu’il en sera question, m’écrire un mot pour que je tâche de trouver le moyen de vous attacher à un laboratoire quelconque ». Paradoxe à peine croyable, c’est la renommée et la valeur de Victor Grignard qui risquent de le renvoyer à la garde des voies ferrées de Cherbourg ; Haller le précise le 14 février : « Je cherche depuis longtemps à vous introduire dans un établissement et seule votre situation scientifique, ainsi que celle que vous deviez occuper à la Marine au moment de la déclaration de Guerre, ont constitué un empêchement à votre entrée dans le Service des Poudres ». Ce rappel ne devait pas tarder à se produire. Grignard « matricule 17 011, classe 1891 » est invité à « rejoindre le dépôt du

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25e Régiment d’Infanterie à Cherbourg, le 6 mars 1915 avant onze heures ». « Les pères de six enfants vivants sont autorisés à rester provisoirement dans leurs foyers »... le cas d’un Prix Nobel garde-voie n’est évidemment pas prévu (Annexes, pl. XLII). Voici donc Grignard reparti à Cherbourg où il est affecté de nouveau au laboratoire de Chimie de la Marine. Nous allons voir le travail qu’on lui demande. Grâce à l’obligeance de M. L. de Saint-Rat il a été possible d’entrer en possession du cahier de laboratoire tenu de la main même de Grignard pendant cette seconde « période de Cherbourg ». On y trouve, avec tout le détail des pesées et même des essais malheureux, le contrôle d’huiles de graissage — avec mesure des fluidités Barbey et Engler —, plusieurs analyses de Vert anglais, l’examen d’essences de térébenthine (distillation, densité, pouvoir rotatoire, acidité, courbes de refroidissement), de rondelles de caoutchouc, d’ocre jaune, de cuirs divers, de chocolat, de vinaigre ; des déterminations de chaleurs spécifiques, etc..., le tout par des méthodes standardisées qui laissaient peu ou pas de place au génie inventif... en somme un bon travail d’aide-chimiste entraîné et consciencieux (Planche XII). Grignard pouvait rendre d’autres services. Il fallut encore quatre mois pour que, à la suite des démarches pressantes de Haller, Moureu et Urbain, Grignard fût enfin affecté à la Direction du Matériel chimique de Guerre, à Paris, à dater du 10 juillet 1915. Nous possédons de cette « période de la Sorbonne » une nar-ration faite peu après la mort de Grignard par un de ses collabora-teurs d’alors, Cyrille Toussaint, Ingénieur I.C.N. Celui-ci, réformé temporaire après blessures de guerre, était arrivé à la Sorbonne en mai 1916, détaché auprès de Grignard.

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Ce récit n’a jamais été publié. Nous pensons que le moment est venu de le faire. Toussaint garda un contact constant et parti- culièrement amical avec mon père jusqu’en 1935. On peut être assuré que sa relation est non seulement le reflet très exact de la vérité, mais aussi qu’elle dépeint avec fidélité les sentiments de res-pectueuse affection qu’éprouvaient les collaborateurs de Victor Grignard vis-à-vis de leur maître. Nous n’avons retouché sur son texte que les quelques virgules qui pouvaient manquer à une frappe non destinée à l’impression, mais nous compléterons tout de suite les premières lignes de son récit : en 1915, Grignard était sans doute officiellement « caporal garde-voie », mais un livret militaire complet aurait pu porter la mention « faisant fonction d’aide-chimiste ». Ne lui enlevons pas le mérite de cette promotion qui ne figure sur aucune pièce officielle ! Le lecteur aura probablement remarqué que nous nous sommes abstenu jusqu’ici de faire figurer aucun terme chimique, si ce n’est peut-être, et rarement, celui de composé organomagnésien mixte, voulant marquer ainsi notre volonté de nous adresser à tout lecteur soucieux de se cultiver ou de se souvenir, fût-il totalement étran-ger aux sciences physiques. Dérogeant à cette règle, nous avons conservé dans le récit de Toussaint quelques paragraphes relatant les activités « chimiques », pas ou peu connues, de Grignard pen-dant la guerre 1914-1918, activités qui intéresseront sans nul doute le lecteur initié. Rassurons les autres, cette dérogation sera de courte durée.

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Voici donc le texte de Cyrille Toussaint : « Sur une intervention personnelle de M. le Professeur Moureu auprès du Ministre de la Guerre, le Prix Nobel Grignard, qui remplissait consciencieu- sement ses fonctions de caporal garde-voie, fut rappelé dans son laboratoire. « Après un court séjour à Nancy, M. Grignard gagnait Paris et M. le professeur Urbain, pressenti, offrait généreusement l’hospitalité au collègue de province dans son laboratoire de la Sorbonne, 1, rue Victor Cousin, lui cédant son bureau personnel, une partie des locaux du rez-de-chaussée et ceux du pre-mier étage, et gardant pour lui et ses collaborateurs le deuxième étage (Planche XIII). M. Grignard put aussi utiliser une partie des locaux du professeur Victor Auger que celui-ci lui céda gracieusement. « M. Grignard recevait comme mission principale de s’occuper du contrôle ultime des produits asphyxiants expédiés par les ennemis, de déterminer la nature des constituants, et, par l’étude des impuretés, de rechercher le procédé de fabri-cation employé. Mais, plus généralement, il devait appliquer ses fortes connais-sances à donner une solution rapide à toutes les questions qui lui seraient posées par le Service Central des Études et Expériences Chimiques de Guerre. « Dès son arrivée, Urbain, pour lui permettre de commencer son travail, lui donnait deux de ses collaborateurs, son frère Édouard, à l’activité débordante, et Jacques Bardet, le grand spécialiste de l’analyse spectrale, qui réintégrait le laboratoire, à peine remis de brûlures reçues au cours de recherches pour la guerre quelques mois auparavant. « M. Grignard demandait immédiatement que lui fût adjoint un de ses derniers collaborateurs, Georges Rivat, organicien émérite et très versé dans les questions industrielles. Arrivaient peu après Jean Gérard, plus tard fondateur et administrateur de la Société de Chimie Industrielle, Cyrille Toussaint, grand blessé de guerre, qui avait commencé sa thèse de doctorat avec M. Grignard, Didier Simon, blessé de guerre et ancien préparateur de M. le professeur Petit, Maurice Enginger, blessé et réformé de guerre, Pierre Crouzier, grand blessé de guerre, qui ne fit que passer, puis Pol Domange et le lieutenant Gaze en 1918 (Annexes, pl. XLIII). « En 1917, à l’arrivée de l’armée américaine, M. Scatchard, actuellement professeur aux U.S.A., était affecté à ce même laboratoire. « Fin 1916, M. Édouard Urbain, repris par son frère, quittait le labora-toire. En 1917, Didier Simon, sur sa demande, repartait pour la forêt d’Houlthust, et en 1917 Maurice Enginger repassait chez M. Georges Urbain. En sorte que, pendant ces trois années de séjour à la Sorbonne, M. Grignard n’eut comme

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collaborateurs réels que cinq chimistes attitrés, MM. Bardet, Rivat, Toussaint, Gérard et Scatchard, ce qui était bien peu pour tout le travail qu’il y avait et pour « terminer » tous les sujets donnés. Pour qui connaît le souci de l’exactitude et le soin méticuleux apporté par le Maître dans l’exposé d’un résultat, le mot « terminer » prend une signification toute particulière. « Il lisait intégralement les rapports, annotait, biffait, refaisait tous les calculs, soulignait les points douteux et demandait de nouveaux essais pour confirmer les résultats annoncés : travail énorme pour les collaborateurs, mais récompensé par la satisfaction d’avoir atteint le but visé par le Maître. « M. Grignard arrivait régulièrement à huit heures, sauf les jours de Commission. Il passait près de chacun de ses collaborateurs, s’inquiétant du travail fait la veille, discutant les résultats et donnant de nouvelles directives. « Il ressortait du laboratoire à 13 heures, descendait le boulevard St- Michel de son pas régulier et rapide et se rendait à son petit restaurant, toujours le même, rue Racine (le « Bouillon Duval », maintenant disparu). Il allait s’asseoir presque toujours à la même table et prenait son frugal repas dont la durée dépassait rarement vingt minutes. « Il regagnait sa chambre à l’Hôtel des Balcons, rue Casimir Delavigne, puis, repassant parfois par le Luxembourg, rentrait à son laboratoire vers qua-torze heures, pour le quitter à nouveau vers vingt heures. « Cette existence discrète, qui peut paraître monotone et banale à beau-coup d’agités de l’après-guerre, le Maître l’a menée plus de trois ans. « Une seule distraction au laboratoire était permise : la lecture du com-muniqué de quinze heures1, les commentaires en résultant et le déplacement des petits drapeaux sur la carte épinglée au mur d’un couloir. « L’humeur de M. Grignard était toujours égale ; doux et bon pour tous, il était cependant intransigeant sur les fautes professionnelles. Comme toute sa per-sonne, son parler était discret ; à le voir si peu communicatif parce que timide, on eût pu le juger ou distant ou froid, mais son cœur était d’or. Une peine, un gros souci, une souffrance chez autrui lui mouillaient les yeux. Une injustice criarde lui faisait monter le sang au visage et sa voix s’élevait alors nette, tranchante, violente même. Il ne cherchait à violer ni une porte, ni un cercle, ni un esprit, ni un cœur. Il ne faisait étalage ni de ses titres, ni de sa science. Ceux qui l’ont approché l’ont aimé parce qu’il était le savant modeste et bon.

1. Bardet avait pris l’habitude d’arriver à 15 heures, porteur de l’Intransigeant.

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« De par sa destination première le laboratoire était chargé d’analyser tous les produits toxiques, surtout de déterminer la nature des impuretés, d’en faire la discrimination et de remonter à partir de cette connaissance au mode même de fabrication. C’est ainsi, par exemple, qu’il fut possible d’affirmer, quelques jours après l’envoi à Ypres du produit dénommé ultérieurement ypérite, que celui-ci avait comme point de départ la monochlorhydrine du glycol et était préparé selon la méthode décrite par Victor Mayer en 1884 et non par celle donnée par Guthrie en 1860, qui utilisait l’éthylène et le chlorure de soufre. « Furent analysés : — les mélanges de bromures de benzyle et xylyle, les mélanges de cétones bromées, le phosgène, les chloroformiates de méthyle mono -, di - et trichlorés, la chloropicrine, la diphénylarsine chlorée, mélangée à la mono-dichlorée, la phényl- carbylamine dichlorée, l’ypérite, l’éthylarsine dichlorée et dibromée, l’oxyde de méthyle dichloré, le bromure de cyanogène (du front italien), le cyanure de phé-nylarsine, le N-éthyl carbazole ; — des cartouches destinées à l’assainissement des abris, contenant des mélanges de pyridine, lutidine et picoline, et de la diméthylaniline ; — les produits prélevés dans les réservoirs des appareils lance-flammes allemands ; — différents explosifs : hexanitrodiphénylamine, mélanges de nitrate d’am-monium et nitro-naphtalène, etc... « En dehors de ces travaux courants d’analyse organique, M. Grignard fit étudier : — la préparation du phosgène à partir du tétrachlorure de carbone ; — la préparation du tétrachlorure d’étain à partir de l’étain des boîtes de sardines et des résidus de fabrication de phosgène ; — la préparation des chlorosulfonates de méthyle et d’éthyle ; — la chloruration du chloroformiate de méthyle ; (études très poussées qui permirent, en plus de la réalisation industrielle de la fabrication du dérivé trichloré, la préparation de tous les carbonates de méthyle chlorés) ; — la chloruration du sulfure de méthyle. « Ici se place un petit point d’histoire : quand, quatre jours après le prélè-vement à Ypres du produit dit « ypérite », on eut au laboratoire Grignard acquis la certitude que l’on avait affaire au sulfure d’éthyle dichloré, dont les constantes étaient identiques à celles d’un échantillon préparé par M. Moureu deux ans auparavant, on rechercha immédiatement les moyens pratiques de l’obtenir. La

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réaction à partir de la chlorhydrine avait déjà été étudiée au laboratoire de Moureu. Restait la réaction de Guthrie. « Sur le champ on se mit à préparer de l’éthylène grâce aux aimables et précises indications de M. l’Abbé Senderens et à fabriquer du chlorure de soufre. « A ce moment, M. Grignard venait de partir pour l’Amérique avec la Mission Tardieu. Une réunion eut lieu au laboratoire de M. Moureu en vue de répartir le travail de recherches, groupant M. Moureu, M, Job et M. Rivat, collaborateur de Grignard, lequel était venu dans l’intention d’affirmer son désir de poursuivre l’étude de la réaction de Guthrie. « Au cours de cette réunion, M. Moureu se réserva de poursuivre son étude déjà commencée en 1915 à partir de la chlorhydrine, M. Job décida d’étudier la réaction de Guthrie, et le collaborateur de M. Grignard, évincé, n’eut d’autre ressource que de proposer l’étude des dérivés chlorés du sulfure de méthyle. « Ceci, pour répondre à certaines remarques que l’on pourrait faire au sujet de la non-réalisation totale par M. Grignard du but qu’on lui avait fixé. « Nul doute que si M. Grignard avait été présent, l’étude de la réaction de Guthrie lui serait restée, ainsi que tous les autres avantages découlant de cette mise au point. « M. Grignard fit également étudier la préparation du bromure de cyano-gène, la bromuration de l’acétone à partir du chlore et du bromure de sodium, la préparation du sulfate de méthyle dichloré. Nous passons sous silence un certain nombre de produits qui se sont révélés peu intéressants soit comme asphyxiants, soit comme sternutatoires. Il fit entreprendre une série de recherches sur la nitration : préparation du tétranitrométhane, des nitrophénols à partir du ben-zène, de l’acide nitrique et du mercure, de la trinitrophénylnitramine, du trinitro-benzène symétrique et étudier — à la demande de M. Muraour, du Laboratoire des Poudres — la préparation de perchlorates de bases organiques. « Il fit reprendre la déméthylation du xylène au moyen du chlorure d’alumi-nium, qu’il avait déjà fait étudier à Nancy ; puis la décomposition des hydrocar-bures du pétrole par le chlorure d’aluminium en vue de la préparation d’essence pour l’aviation, dont l’idée et les grandes lignes se trouvent énoncées dans une note de Friedel, parue en 1882 (Bull. Soc. Chim, t. 37, p. 149). C’est au cours de ce travail que fut préconisée la préparation du chlorure d’aluminium au sein même du pétrole à dégrader, à partir d’aluminium et d’acide chlorhydrique, procédé qui fut breveté par un allemand il y a quatre ans seulement1.

1. Rappelons que ce récit a été écrit début 1936.

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« L’étude des huiles obtenues comme sous-produits fut également pour-suivie. Les mazouts de départ pouvant faire défaut, on appliqua la réaction de Friedel aux huiles de schistes et à l’essence de térébenthine, avec un succès un peu moindre pour celle-ci. « Au cours des recherches sur l’ypérite et à son retour d’Amérique, M. Grignard fit étudier les moyens de détecter ces produits, en particulier par transformation en dérivés iodés, réaction très sensible et qui fut parfaitement mise au point par Georges Rivat. « C’est à M. Grignard que revient également l’idée de préparer le chlorure d’éthylarsine dichloré, qu’il proposa au capitaine Zanetti, agent de liaison de l’armée américaine. « Tous ces travaux firent l’objet d’un nombre imposant de rapports, dont quelques-uns furent publiés après la guerre. « En 1917, M. Grignard partit en Amérique avec la Mission Tardieu. Peu avant son départ, il fallut trancher un point délicat : l’avant-veille de son embar- quement, il reçut vers douze heures quinze un coup de téléphone du chef de Mission lui demandant quel était son grade. Quant il eut répondu « Caporal »... « Mais, s’écria le chef de Mission, vous ne pouvez partir comme caporal en Amérique, que vont dire les américains et tous vos collègues des différentes uni-versités qui sont au moins colonel... Je vais vous faire nommer immédiatement sous-lieutenant, mais vous porterez quatre galons sur vos manches — galons que vous rendrez évidemment à votre retour », « Et le lendemain, le caporal Grignard, nommé sous-lieutenant, par-tait avec ses quatre galons. Mais quand il nous revint, il était redevenu sous- lieutenant1. « De cette mission et de son séjour en Amérique, il avait conservé un souvenir ému qu’il essayait de nous faire partager dans la mesure du possible, nous parlant des accueils charmants, des réceptions enthousiastes, des visites documentées qu’on lui fit faire dans les principales usines. Il aimait en particulier à nous parler de sa visite à Baekeland et à nous montrer le superbe stylo que celui-ci lui avait offert. « Il rapportait une documentation formidable dont il nous fit généreuse-ment bénéficier. Il avait eu soin, ayant appris l’existence de l’usine de traitement des hydrocarbures de pétrole par le chlorure d’aluminium, d’aller rendre visite au réalisateur Mac Affee, lequel lui avait expliqué le fonctionnement de son usine

1. En fait mon père n’endossa jamais la tenue militaire.

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dans tous ses détails et lui avait remis les documents les plus complets concer-nant cette fabrication. « Les relations avec les autres laboratoires parisiens étaient parfaites ; nous ne parlons pas évidemment de celles qui existaient entre le laboratoire Georges Urbain et le nôtre, qui étaient plus que cordiales, et dont le souvenir laissé par le Maître Georges Urbain, à l’esprit hardi et si lumineux, et tous ses collaborateurs, Édouard Urbain, Bancelin, Job, Karl, Bourion, Vavon, Roby, Morel, Boulanger, Skeill-Cornec est encore vivace vingt ans après. Il faut y ajouter le nom d’un col-laborateur malheureux, M. Demenitroux, chimiste complet, très cultivé et poète exquis. Il venait de chez Weiler où l’on fabriquait la « vincennite » (acide cyan-hydrique) de Georges Urbain. Il est resté plusieurs mois avec Édouard Urbain, puis a travaillé avec Grignard à la fabrication du phosgène. Il est mort après la guerre en étudiant l’extraction du thorium, dont les propriétés toxiques étaient mal connues. « La liaison avec le laboratoire de M. le professeur Mayer du Collège de France était ininterrompue et il ne se passait pas de jours sans que l’un de chez nous n’aille chercher les résultats des produits envoyés ou que ces résultats ne soient rapportés par Plantefol ou Magne, ou, quand le sujet en valait la peine ou exigeait des explications plus amples, par M. Mayer lui-même. « Le laboratoire de M. le professeur Moureu qui possédait tout le matériel d’analyse organique élémentaire, inexistant au laboratoire de chimie minérale de M. Urbain, était mis à contribution très régulièrement, ce qui établissait automatiquement la liaison. Nous eûmes ainsi à utiliser les connaissances de MM. Mignonac, Pougnet et Robin. Ces visites à l’École de Pharmacie étaient très appréciées. La traversée du Luxembourg était toujours agréable, la récep-tion au laboratoire Moureu chaleureuse et la bibliothèque de l’École était si bien fournie ! Et puis on y rencontrait souvent cette bibliothèque ambulante qu’était le professeur Auger, auquel il suffisait de poser une question : « Maître — tel sujet ? » pour qu’il fût répondu : « Voyez tel numéro du Zentralblatt ou des Berichte ou du Bulletin de telle année, vous y trouverez ce que vous désirez ». « Les relations avec les laboratoires de MM. Kling et Job1 parce que plus éloignés, étaient moins suivies, mais M. Grignard rencontrait ces Messieurs plu-sieurs fois par semaine, s’entretenait des questions en cours et nous mettait au courant des points nous concernant.

1. Les principaux collaborateurs de M. Job, à l’École des Arts et Métiers, étaient MM. Guinot et Goissedet. M. Kling dirigeait le Laboratoire Municipal (principal collaborateur : M. Florentin).

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« En 1918, quand l’Armistice fut signé, M. Grignard tint à faire terminer toutes les analyses des produits qui étaient arrivés ce jour-là. Puis il acheva les études en cours et les collaborateurs se dispersèrent. « Bardet reprit l’étude des spectres. Toussaint partit pour la Rhénanie contrôler les usines allemandes des Farbwerke et de la Badische Anilin. Rivat regagna Lyon où la gloire et la fortune l’attendaient dans son usine de teinture. Gérard s’adonna tout entier à réaliser son idée, mûrement étudiée, de lancer un organe de Chimie Industrielle et de bâtir sa Maison de la Chimie ; on connaît les heureux résultats qui ont couronné ses efforts tenaces. Domange, plus simple-ment, venait de prendre femme et songeait au foyer à bâtir, et Scatchard repartait pour l’Amérique. « M. Grignard eût aimé avant son départ faire récompenser ses collabo-rateurs de trois ans qui avaient tant donné et dont la santé était si délabrée par l’étude de tous les produits toxiques qui étaient passés dans leurs mains. Il n’eut pas cette satisfaction et son regret en était vif et sincère1. « La dispersion s’est faite, réelle, mais nul doute que ses collaborateurs ne se souviennent et ne tiennent à rendre hommage au Maître et à lui dire toute leur reconnaissance ».

Complétons ce récit de Toussaint en précisant que le petit appareil de détection de l’ypérite, extrêmement simple, conçu par Grignard et Rivat, devait rendre les plus grands services sur les champs de bataille « en permettant au premier venu de rechercher l’ypérite pulvérisée, soit à la surface du sol, soit sur des fourrages, vivres, vêtements ou tous autres objets sur lesquels elle n’apparais-sait pas directement ». Signalons aussi, dans un tout autre domaine, que Grignard découvrit un moyen d’obscurcir les périscopes des sous-marins en plongée, ce qui lui valut une lettre de félicitations du Ministère de la Marine.

1. Rivat fut cependant nommé sous-lieutenant en 1918.

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Pl. XIII. Georges Urbain

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Pl. XIV. Louis Meunier

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LA MISSION AUX ÉTATS-UNIS

Sans doute l’idée de ce procédé lui vint-elle lors de ses deux traversées de l’Atlantique en 1917 et 1918, la seconde en particulier. Il me souvient en effet avoir entendu mon père raconter que lors de son voyage de retour son navire avait été « accompagné » pendant quelque temps par un sous-marin de nationalité inconnue, dont seul le périscope émergeait, au grand émoi des passagers et de l’équipage. Ultérieurement, la nationalité de certains passagers fournit une explication plausible au non-torpillage du paquebot. Le voyage aller s’était déroulé plus calmement. Mon père en fait le récit suivant dans une lettre adressée au Haut-Commissaire de la République Française aux États-Unis : « Partis de Bordeaux, M. et Mme Engel 1 et moi-même, le lundi 4 juin vers 3 heures et demie, nous sommes arrivés à New-York le ven-dredi 15, à 17 heures, après un voyage sans incidents d’aucune sorte. Je crois cependant devoir vous signaler que dans le « Sun » du 16 juin est paru un article non signé intitulé : « Passengers worry, Captain doesn’t », dans lequel le capitaine du « Chicago » est assez vivement pris à partie et accusé de nonchalance pour assurer la sécurité des passagers

1. M. Engel était l’interprète de Victor Grignard. La Mission comprenait également, entre autres, MM. Fabry, Abraham, de Guiche, Dupouey, le capitaine Capart, etc...

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dans la zone dangereuse. Ces critiques paraissent avoir été inspirées par un passager américain, le capitaine H. W., dont le navire a été torpillé il y a peu de temps ; elles ne paraissent pas fondées, les embarcations sont restées suspendues en dehors du navire jusqu’au mercredi et chaque pas-sager connaissait le numéro de l’embarcation qu’il devait occuper en cas d’accident ; pendant ces trois premiers jours, le Commandant n’a pas paru à table et n’a pas quitté son poste de commandement. Il en a d’ailleurs été de même quelques jours plus tard lorsque nous avons traversé une zone de brume au sud-ouest du banc de Terre-Neuve. Le seul fait sur lequel il me semble donc utile d’attirer votre attention, c’est que l’article précité souligne que les vedettes armées n’ont convoyé le paquebot que sur une distance de cent milles, et encore ce chiffre est-il probablement trop fort. Peut-être serait-il possible d’étendre la zone de convoyage pour éviter l’effet déprimant de pareilles critiques sur certains passagers ». Il ne nous est pas possible de suivre ici Victor Grignard dans toutes ses pérégrinations sur cette terre d’Amérique. Il devait l’arpenter pendant sept mois et demi, du 15 juin 1917 au 1er février 1918, en chimiste certes, mais aussi et surtout en « Français », en grand Français préoc-cupé non pas seulement de la guerre actuelle, mais des conséquences lointaines de celle-ci pour son pays, pour l’Europe et pour l’humanité tout entière (Annexes, pl. XLIV). Nous ne citerons que quelques exemples de cette activité multiple. C’est le Français en premier, le chimiste accessoirement, que l’on voit transparaître dans l’allocution qu’il prononça à New-York à l’occa-sion, écrit-il, d’un dîner organisé par le Chemist’s Club en l’honneur de la Mission scientifique française 1 :

1. D’après une lettre d’Albert Grignard - personnage que nous présenterons plus loin - ce dîner a été donné en l’honneur de Victor Grignard à qui l’on a remis le Diplôme de Membre du « Chemist’s Club ».

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Devant les membres du Mellon Institute, le 8 décembre 1917, Grignard traite des industries de guerre et des rapports entre la Science et l’Industrie. Il est loin de se douter que ce dernier sujet deviendra bientôt l’une de ses préoccupations journalières lorsqu’il prendra la direction de l’École de Chimie Industrielle de Lyon. Après les préambules d’usage, il s’exprime ainsi :

« ... Je tiens cependant à souligner moi-même toute la recon-naissance que j’éprouve envers vos grands industriels, envers vos établissements scientifiques, pour la complaisance que nous avons rencontrée auprès d’eux, pour l’amabilité avec laquelle ils ont faci-lité nos visites et nous ont donné des documents. « Je veux vous dire aussi toute l’admiration que je ressens pour le merveilleux essor de votre puissante industrie. Vous avez su tirer un magnifique parti de vos immenses richesses naturelles grâce à votre volonté, à votre initiative, à votre foi dans l’avenir. « Ces dons précieux, la race américaine les doit précisément aux conditions mêmes dans lesquelles elle s’est transformée : sélec-tion d’hommes audacieux, constituant une élite par leurs aptitudes, sinon par leur bagage scientifique, qui il y a deux siècles n’était

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l’apanage que de quelques privilégiés, les premiers colons se trou-vèrent aux prises sur une terre à peu près vierge avec les multiples problèmes que la vie sociale a imposés à l’humanité. « Ils s’en tirèrent à leur honneur et s’ils ne trouvèrent pas tou-jours les solutions les plus scientifiques, celles qu’ils apportèrent furent marquées par leur audace et leur caractère pratique. Et il arriva même parfois que certaines de ces solutions obtenues unique-ment par la voie expérimentale se montrèrent supérieures à celles des ingénieurs européens, ce fut le cas par exemple pour les turbines. « Mais la vie devient de plus en plus difficile, même pour les nations les plus prospères comme la vôtre et le problème se complique singulièrement lorsqu’il ne s’agit plus d’alimenter simple-ment un marché national largement ouvert, mais d’entrer en lutte commerciale au-dedans et au-dehors avec des industries étrangères fortement organisées. Il devient nécessaire alors de réduire les prix de revient au minimum en cherchant les procédés les plus rapides et les plus économiques, en ne laissant rien perdre de ce qui présente quelque valeur. Bien plus la terrible guerre qui nous a été imposée et dans laquelle nous combattons côte à côte pour le triomphe de la justice et de la liberté, cette terrible guerre a montré qu’il existe pour chaque pays un certain nombre d’industries vitales dont il ne peut se désintéresser sans s’exposer à tomber un jour à la merci de ses ennemis. « Dès lors le problème change de nature et les meilleures volontés n’y suffisent plus. « Il faut un enseignement scientifique et technique dans lequel vos universités réussissent merveilleusement. Mais cela ne suffit pas encore ; il faut que l’industriel ne se laisse pas griser par ses succès antérieurs et comprenne la nécessité de commencer ou plutôt de

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continuer la lutte sans attendre que sa prospérité soit menacée par des concurrents mieux avertis. Et ce n’est pas tout encore ; lorsque l’industriel a compris son véritable intérêt, il n’a pas toujours la possi-bilité de monter des laboratoires convenables, de les doter de l’outil- lage nécessaire et surtout d’un personnel spécialement entraîné. « C’est alors qu’entrent en jeu des établissements comme le Mellon Institute, véritable création de génie qui a résolu d’une façon vraiment américaine un problème déjà vieux, mais sans solu- tion satisfaisante en Europe, la collaboration directe entre la science et l’industrie. En le visitant avant-hier j’ai pu me rendre compte de sa puissante organisation et comprendre quels services incalcu- lables il pouvait rendre. « Entre le désintéressement par trop naïf de la plupart des chercheurs français et la formule allemande, féconde sans doute, mais grossièrement matérialiste, qui a fait des écoles scientifiques allemandes des laboratoires industriels pour la plus grande gloire et surtout le plus grand profit des Herr Doktor Professor, il y avait place pour une solution élégante sauvegardant les droits de l’indus- triel, mais sauvegardant aussi la dignité de l’Université. Cette solu- tion vous l’avez trouvée et les succès rencontrés par le Mellon Institute depuis sa fondation prouvent que la voie dans laquelle vous vous êtes engagés est la bonne. « Sans doute, il faudra lutter pendant assez longtemps encore contre les habitudes acquises, disons le mot, contre la routine, mais en outre il faudra que l’industriel arrive à se pénétrer de cette vérité : dans la période de début, les perfectionnements à trouver sont nombreux, les recherches aboutissent rapidement, mais peu à peu le cadre se rétrécira, les découvertes exigeront des travailleurs de plus en plus spécialisés, plus de temps et plus d’argent. Et il ne

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faudra pas que l’industriel se désintéresse pour cela de la recherche : plus elle sera ardue, plus elle aura sa raison d’être, au milieu de la grande lutte économique qui, après la guerre, dressera à nouveau une partie du monde contre l’autre. « La France, qui ne s’est jamais tenue en arrière sur le terrain scientifique, ne peut manquer d’organiser à son tour cette colla-boration trop négligée chez elle de la science et de l’industrie. Il ne semble pas qu’elle puisse s’inspirer d’un meilleur modèle que le Mellon Institute. Encore faudra-t-il que nos industriels acceptent les sacrifices nécessaires pour la fondation de laboratoires et pour les Bourses de recherches à créer. Mais nous pouvons, je l’espère, avoir toute confiance, la guerre actuelle a dessillé bien des yeux et démontré, une fois de plus, la vérité de ce proverbe : Celui qui n’avance pas recule. « Je salue donc de grand cœur votre magnifique Institut que je considère comme un merveilleux instrument du progrès scientifique et industriel ».

ALBERT GRIGNARD

Victor Grignard ne devait pas seulement entrer en rapport aux États-Unis avec des savants, des militaires, des techniciens, des industriels, des économistes, il devait aussi y faire la plus inattendue des rencontres, celle d’une nouvelle branche de la famille Grignard. Certes un maillon de la chaîne reste peut-être un peu ténu : mais les liens noués ont résisté au temps, ils se sont même renforcés et multipliés de génération en génération.

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L’arrivée aux États-Unis d’un Prix Nobel français du nom de Grignard ne pouvait rester longtemps ignorée d’un homonyme, Albert Marie Étienne Grignard, français d’origine, né à Limoges en 1846, et émigré aux États-Unis. Il était le fils d’Antoine Gabriel Émile Grignard, géomètre de première classe, ancien directeur général d’une Compagnie de Chemins de Fer français. Par l’intermédiaire de R. F. Bacon, direc-teur du Mellon Institute, Albert Grignard ne tardait pas à prendre rendez-vous avec Victor Grignard et lui rendait visite à Philadelphie. Mon père, qui était la ponctualité même, note immédiatement ses impressions :

« M. A. Grignard m’a rendu visite à l’hôtel le 18 août. « Homme très sympathique, dans sa 72e année, mais encore plein de vigueur. Venu aux États-Unis en 1874 sans savoir un mot d’anglais. Au moment de la guerre de 1870, il était avec son père, entrepreneur de la fourniture de macadam de la ville de Paris. Matériel considérable. Son père mourut un mois avant la guerre ; lui-même partit comme officier d’artillerie. La guerre le ruina. Aux États-Unis il ne connut d’abord que des déboires, puis alla au Canada où il devint directeur du Service du Cadastre. Après avoir contribué à établir le cadastre comme ingénieur, on lui demanda de dresser les cartes et c’est ainsi qu’il s’intéressa à la lithographie. Son service était devenu une sinécure qui s’accordait mal avec son besoin d’activité. Il vint aux États-Unis, à New-York, où il se lança dans la lithographie. S’y était fait un nom et avait gagné beaucoup d’argent, mais n’ayant pas le sens des affaires, il l’a vite perdu. La guerre actuelle l’a ruiné. « Il s’était marié au Canada avec une Bohémienne encore

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vivante 1 (70 ans), Marie Milada Mazac-Czerny, dont il a eu deux garçons et sept filles. Actuellement, son fils aîné marié (1 bébé) est mourant (33 ans) ; l’autre a une belle situation. Trois filles mariées, une fiancée dont le fiancé est appelé par le draft, deux autres qui pourraient se fiancer sans la guerre, une fillette de 14 ans. Le père a quitté New-York et s’est installé à Philadelphie où il remonte au point de vue artistique une maison de lithographie existante ».

Mon père eut l’occasion au cours de son séjour de faire la connaissance de toute la famille. Une très vive sympathie naquit de ces contacts et, bien qu’un lien de parenté certain n’ait pu être établi, une abondante correspondance ne tarda pas à être échangée entre « cousins » après le retour de mon père en France. Ce cousinage s’est perpétué à travers les générations successives et nous avons pu, encore tout récemment, apprécier la charmante hospitalité d’un réseau de « cousins » qui s’étend de New-York à San-Francisco et jusqu’aux îles Hawaï et au Guatemala. Le représentant de la famille dans ce dernier pays, Pedro de Yurrita, qui fut Ambassadeur du Guatemala auprès du Vatican, a dressé un arbre généalogique de la famille Grignard-Mazac qui remonte à Jean Racine 2. Il ne manque pas d’événements familiaux à raconter dans une aussi nombreuse famille et Albert ne s’en privait pas, mais il com-mentait également d’une lettre à l’autre les nouvelles reçues de mon père — dont je ne possède pas le texte —, si bien que de cette correspondance à sens unique on retire quantité de renseignements

1. Nous respectons l’humour involontaire de ces brèves notes de voyage.

2. Pedro de Yurrita avait épousé en 1923 la dernière fille d’Albert, Lola, Il était alors parti au Guatemala, en principe pour trois ans, y diriger une plantation de café. Il y réside encore actuellement.

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intéressants sur les préoccupations professionnelles et familiales de Victor Grignard dans cette période d’après-guerre. Ce qui inquiète le plus Albert Grignard, c’est la politique sui-vie par les États-Unis : on voit percer à travers l’américain qu’il est devenu son cœur de français. Wilson, Poincaré, l’occupation de la Ruhr, l’attitude de l’Angle- terre sont tour à tour longuement évoqués au fil de ses lettres. « Ah ! mon cher ami, je me suis laissé entraîner en pensant à mon cher pays que je voudrais bien revoir. Le 14 courant je vais déployer mon drapeau français et jouer sur le pianola la Marseillaise, Sambre-et-Meuse, le Père la Victoire, les deux Grenadiers... Je suis Américain maintenant, mais toujours Français de cœur et il n’y a qu’un pays au monde, la France, la plus artistique, la plus noble et la plus géné- reuse de toutes les nations. « Adieu cher cousin, excusez ce long bavardage, mais c’est plus fort que moi. En commençant ma lettre j’oubliais mon français, mais il me revient petit à petit, et c’est un plaisir de correspondre avec vous... ». Les échanges de lettres avec Victor Grignard devaient se pro-longer jusqu’en 1931, date à laquelle Albert Grignard s’éteignit à Penna, à l’âge de 85 ans.

BUILDING FOR PEACE

Sur chaque lettre d’Albert Grignard mon père notait soigneu-sement, à son habitude, la date à laquelle il avait répondu. Sa réponse demandait parfois un mois, parfois trois ou davantage. Ce

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n’était pas négligence. C’était, à mon avis, une preuve du sérieux qu’il apportait à ses réponses. Si nous ignorons le contenu des lettres de mon père à son cousin Albert, nous sommes heureusement informés de ses concep-tions sur les suites de la Guerre par une autre correspondance. En effet, Victor Grignard était entré en rapport avec un professeur américain, William Albert Noyes qui, passionné pour le problème des relations internationales après 1914-1918, s’était fait l’un des champions de la réconciliation franco-allemande. Estimant que les scientifiques pouvaient contribuer grande-ment à une meilleure compréhension entre la France et l’Allemagne, il prit contact avec un certain nombre d’entre eux, notamment en Allemagne avec Wieland, qui sera lauréat du Prix Nobel en 1927, et en France avec Grignard et le chimiste Charles Marie. Il s’ensuivit une correspondance dont Noyes publia certaines pièces dans « Building for Peace » (Annexes, pl. LV et XLVI). Ce serait une redite de les faire connaître à nouveau ici. Nous préférons donner quelques extraits de lettres inédites et tout aussi instructives. Par exemple, le commentaire de Grignard au premier article de Noyes, « America First » 1 apporte son témoi-gnage irréfutable sur la conception française de la « Guerre des gaz » en 1914 et dévoile son point de vue sur « le Beilstein » :

1. Publié dans la revue Industrial and Engineering Chemistry, 1922, 14, 1170 et 1923, 15, 427.

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Les exposés tendancieux auxquels Grignard fait allusion ont-ils influencé Noyes ? Le début de la lettre suivante, dont la date exacte est mal connue (faute de frappe), amène à le penser :

« Cher Professeur Noyes, « Vous constatez avec regret combien nos points de vue dif-fèrent d’une manière fondamentale sur la voie à suivre pour assurer la paix. Je suis pourtant obligé de vous dire qu’après votre lettre du 5 décembre le fossé s’est encore creusé beaucoup plus profondé-ment. Si vous publiez cette lettre comme vous m’en manifestez l’in-tention, je crois pouvoir vous prédire que vous vous aliénerez les Français les plus désireux de trouver les bases d’une paix de justice, et non d’une paix de force, comme vous le dites. « En ce qui me concerne, je ne puis laisser supposer à vos lecteurs que j’ai connu une pareille lettre sans protester de toutes mes forces et je vous demande de la faire suivre de cette réponse-ci. « Les arguments que vous présentez pour excuser les condi-tions de paix annoncées par Bernstorff en 1914 me paraîtraient déjà suspects si Bernstorff lui-même les employait maintenant pour essayer de se justifier. Comment voulez-vous que je les accepte d’un homme qui n’est pas Allemand et s’affirme impartial ? ». Reproduire ici l’argumentation de Grignard nous entraînerait trop loin. Retenons seulement sa conclusion : « J’en ai fini, cher Monsieur Noyes, et je m’excuse de vous avoir exprimé si crûment ma pensée. Je ne crois pas d’ailleurs qu’il soit bien utile à présent de continuer ces échanges de vues, car nous tournons toujours dans les mêmes cercles, dont les centres parais-sent plutôt s’éloigner sans même que leurs rayons s’agrandissent.

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Pl. XV. Victor Grignard et l'un de ses petits-fils(Mouthe 1935)

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Pl. VI. Premier jour du Timbre et Exposition du Centenaire Victor Grignard (Atrium de l'Hôtel de Ville, Lyon, 8 mai 1971)

Maquette de la fabrication d'un « magnésien » dans un réacteur de 20 000 litres (Roussel-Uclaf)

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« Mon âme de Français a soif de justice, mais je ne crois pas mon Pays assez misérable pour accepter jamais de jouer le rôle de l’Âne dans « Les Animaux malades de la Peste ». « Veuillez agréer, Cher Monsieur Noyes, l’expression de mes sentiments les meilleurs ».

Par bonheur les échanges se poursuivent néanmoins ; Noyes revint sur certaines positions, ce qui permettait à Grignard de le remercier le 4 janvier 1924 d’une lettre qui lui apportait quelques apaisements. Wieland de son côté affirmait l’abandon par l’Alle-magne de ses rêves d’hégémonie universelle et mon père, dans une phrase où pointait un scepticisme prémonitoire, se déclarait prêt à lui faire confiance. « Building for Peace » se termine donc par une lettre semi- optimiste de Noyes :

« Dear Professor Grignard, « I thank you for your very kind letter of January 4, I am delighted to find that in questions of general principles we are in such complete agreement. It is only when it comes to the practical application of these principles in mat-ters which concern the French national life that we seem to differ, especially in questions of Franco-German relations, which are of such vital importance for the future... ».

Vient enfin pour couronner le tout une brève adresse de Noyes à Poincaré, alors Président du Conseil, et une proposition chiffrée pour le règlement des « réparations ».

Le Recteur André Lirondelle avait évoqué, « en ouvrant douloureusement ce mémorial de l’admiration » dédié à Victor Grignard après sa mort, « la flamme qui traversait ces yeux, la rougeur

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qui empourprait ces joues, la voix qui s’affirmait chaleureuse et vibrante lorsqu’il défendait une cause qui s’affirmait juste ». Ces réactions étaient à n’en pas douter celles qui animaient mon père lorsqu’il défendait, verbalement ou par écrit, la cause de la France.

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1918 -1935

1918 : Fin de la «Grande Guerre». 1935 : Décès de Victor Grignard. Dix-sept années restaient à mon père pour accomplir une mul-titude de tâches.

Il lui en incomba de tous côtés. Une seconde plaquette, de l’importance de celle-ci, ne suffi-rait pas à les analyser. Il faut nous limiter et nous contenter de les esquisser. La Guerre terminée, mon père reprit son poste à Nancy. À deux reprises il refusa l’offre d’une chaire au Collège de France, estimant que le calme relatif de la vie provinciale se prêtait mieux à ses recherches que l’inévitable agitation de la vie pari-sienne. L’occasion se présenta de succéder à Lyon à son Maître Barbier. Il retrouverait dans cette ville, avec des moyens de travail importants, ses souvenirs de jeunesse et ses chers camarades d’autre- fois Louis Meunier, Clément Vaney, Wiernsberger. Il accepta et regagna sa ville de prédilection en 1919. Deux ans après il prenait

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la charge de la Direction de l’École de Chimie Industrielle, où il se vit secondé par son ami Meunier (Planche XIV). En 1929, il ne put résister à la pression unanime de ses collè-gues et dut accepter une nouvelle et lourde charge, celle de Doyen de la Faculté des Sciences. Il l’assumait encore sur son lit de mort — et ce n’est pas là figure de rhétorique. Il ne recherchait pas les honneurs. Il attendit longtemps celui d’être élu Membre de l’Institut (1926) et plus encore celui de se voir conférer la Cravate de Commandeur de la Légion d’Honneur (1933). Il faut bien laisser la priorité aux personnes pressées ! Il avait par contre été nommé Membre d’Honneur de la Société de Chimie Industrielle de France dès 1921, puis de la Société Chimique de France en 1923. En 1934, il dut céder aux instances renouvelées de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Lyon et assu-mer la présidence de cette Société. L’étranger avait suivi rapidement l’exemple donné par la Suède en 1912 et par les États-Unis en 1917 et 1918 (Membre d’Honneur de l’American Chemical Society, du Mellon Institute et du Chemist’s Club). Dès 1920, la Chemical Society of London et la Société Chimique de Belgique l’accueillent comme Membre d’Honneur, puis c’est le tour de la Technologisch Gezelschap de Delft (1923), de la Société Roumaine des Sciences (1924), de l’Académie Roumaine et de la Société de Chimie de Roumanie (1925), de la Société Chimique de Pologne (1929), de la Faculté Internationale des Sciences de Londres (1932). En 1929, l’Académie Polonaise des Sciences et des Lettres de Cracovie et l’Académie Royale de Belgique le cooptent comme Membre correspondant ou associé. En 1930, c’est le tour de l’Académie Royale des Sciences de l’Institut de Bologne. Il devient Docteur « Honoris Causa » de

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l’Université de Louvain en 1927 et de l’Université libre de Bruxelles en 1930. Si les distinctions purement honorifiques françaises furent longues à venir, celles qui s’assortissaient d’obligations l’arrachant à ses recherches ne lui manquèrent pas. Il s’en plaignait, déplorait amèrement la pauvreté de la production scientifique française née de l’incompréhension des Gouvernements et de l’absence de cré-dits de fonctionnement (cf. lettre à Albert Ranc du 15 mars 1935, Annexes, pl. XLVII), mais se faisait un devoir de ne pas s’y soustraire. Et c’est ainsi qu’il put un jour adresser à un homme de lettres ignorant, qui se demandait quelles pouvaient bien être les occupa-tions d’un professeur de Faculté qui jouissait en principe de trois ou quatre mois de vacances par an, la lettre dont on trouvera ci-joint le fac-similé et qui fait état d’un horaire hebdomadaire de travail de 76 heures (Annexes, pl. XLVIII). Le dimanche matin permettait souvent de compléter le travail de la semaine, et le dimanche après-midi était consacré à la promenade. De 1920 à 1924 mon père avait loué à Saint-Rambert-l’Île-Barbe, faute de pouvoir se loger à Lyon, une villa dans une belle propriété, « La Brunette », appartenant à la famille du grand chirur-gien lyonnais Gayet. Le ruisseau qui la traversait passe maintenant sous terre, les deux étangs et les cascades ont été comblés, les arbres centenaires arrachés, la villa détruite. La maison de maître, provisoirement conservée, contemple avec tristesse le triomphe d’immeubles bon marché qui n’ont même pas eu droit à l’incompa-rable cadre de verdure. De là nous partions pour de longues promenades à pied dans les Monts du Lyonnais. Monts que nous abordions en prenant le

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train à l’Île-Barbe pour Collonges-au-Mont-d’Or, Saint-Romain, Couzon ou Neuville-sur-Saône, car mon père n’eut une modeste « C4 » que plus tard, lorsque son fils fut en âge de tenir un volant dont lui-même ne s’accommodait guère. Mon père quittait l’Île-Barbe par un des premiers trains du matin et ne rentrait que le soir. La vie n’était pas gaie pour ma mère et les journées d’hiver étaient longues dans la solitude de « la Brunette » où les propriétaires — d’un commerce charmant — ne venaient que l’été. En 1924 mon père acquit à Lyon, 4 rue Volney, une villa d’apparence modeste, mais au jardin planté de beaux arbres et qui jouissait d’un panorama s’étendant du Mont Pilat au Mont Cindre. Las ! Quelques années plus tard le mur du fond du jardin devenait mitoyen avec la « Nouvelle Faculté de Médecine » et il ne restait pratiquement rien du panorama. La Faculté devait en outre s’appro- prier le jardin et ceux des voisins pour en faire un jardin botanique. Mon père, prudent, acheta un terrain un peu plus loin, sur la hau-teur, — 26 rue Victor-de-Laprade — et y fit construire avec amour une villa dont j’ai retrouvé les plans minutieusement annotés et corrigés de sa main. Elle n’était pas tout à fait terminée lorsqu’il mourut... Ma mère continua à habiter rue Volney. La maison vient d’être rachetée par l’Université. Si elle est épargnée par les plans d’exten-sion de la Faculté de Médecine, elle sera peut-être transformée en un musée Victor-Grignard et de la Chimie lyonnaise. C’est ainsi que s’écoula dans le calme et la simplicité la vie de famille de Victor Grignard. S’il ne pouvait y consacrer que peu de temps, il y trouvait néanmoins l’une de ses satisfactions essen-tielles. « Tu es heureusement de ceux, disait-il à son cher Meunier,

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qui savent, par leur propre expérience, combien harmonie du foyer apporte d’équilibre et de stimulant au cerveau d’un intellectuel ». Il n’eut pas le bonheur de connaître ses petits-enfants Grignard, mais il fut l’heureux grand-père de ses petits-enfants Paindestre : une émouvante photographie faite à Mouthe, dans le Doubs, où son beau-fils était médecin, montre toute la bonté souriante dont rayonnait son visage contemplant les ébats de son petit-fils Michel (Planche XV). Cette photographie est sans doute l’une des dernières qui ait été prise de lui. Elle date de l’été 1935. Mon père passait depuis quelques années son mois de vacances à Mouthe. Il y retrouvait son confrère de l’Institut, le zoologiste Louis Bouvier, dont mon frère avait épousé l’une des filles et qui nous tenait sous le charme de sa conversation et de sa vaste érudition. Natif de Saint-Laurent- du-Jura, M. Bouvier considérait cette région comme le paradis. L’opinion de mon frère était plus nuancée lorsqu’il évoquait — entre autres — certain accouchement dans une ferme isolée de La Chapelle-des-Bois, qu’il n’avait pu atteindre qu’en traîneau, en pleine nuit, par la bise et un froid de — 30° et en se frayant le che-min à travers la neige à la pelle et à la pioche — expédition dont il avait bien cru ne jamais revenir. Ce mois d’août 1935 mon père le consacra — sans acrimonie — au remaniement complet d’un article d’une centaine de pages qui devait paraître sous une signature très connue dans le Tome II de son Traité de Chimie Organique. Il ne devait jamais voir cette publication. Il nous faut présenter en deux mots, pour le lecteur non chimiste, ce monumental Traité en 23 Tomes qui a peut-être contri-bué, a-t-on écrit, à abréger les jours de Victor Grignard (Annexes,

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pl. XLIX). L’éditeur Masson avait pressenti mon père en 1930 pour qu’il prît la direction d’un grand Traité de Chimie Organique. Grignard ne songea pas à se récuser : les charges déjà lourdes qu’il assumait allaient se transformer en fardeau mortel. II conçut le « squelette fondamental » — cher aux chimistes — de son Traité et réunit, avec Paul Baud, Secrétaire général du Traité à qui il faut rendre hommage, la centaine de collaborateurs qui lui étaient nécessaires. Les premiers manuscrits virent le jour. « Victor Grignard, écrivirent plus tard ses successeurs à la direction du Traité, les professeurs Dupont et Locquin, s’astreignit à lire en entier tous les articles qu’il recevait, retouchant les uns, complétant les autres. Quand il avait des observations à présenter ou des critiques à formuler, il le faisait avec un tel souci de l’exactitude et de la vérité qu’aucune personne ne pouvait s’empêcher de reconnaître qu’il avait raison, et l’on aimait sa franchise, même quand elle semblait un peu rude ». Grignard eut la satisfaction de voir paraître les Tomes I et III. Il avait signé les « bons à tirer » des Tomes II et IV. Le travail était fort avancé jusqu’au Tome VIII. Mais le plan général était dressé, les directives données. Ses successeurs — il en fallut deux ; comme ils le dirent eux-mêmes « nous succédons à Victor Grignard, nous ne le remplaçons pas » — surent les faire respecter, et « le Traité » constitue un monument unique au monde : rien de comparable ni même d’approchant n’existe en aucune langue. La substance de ce Traité, on la retrouve dans le cours que mon père professait à Lyon et que tant de générations d’élèves de la Faculté et de l’École de Chimie suivirent dans un recueille-ment religieux (Annexes, pl. L et LI). À peine un timide et léger frottement de pieds osait-il parfois rappeler qu’une heure de cours devenait longue au bout de soixante-quinze minutes. Quatre cours

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Pl. XVII. Timbre Victor Grignard

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Pl. XVIII. La conférence de Moscou (16-21 août 1971) était placée sous le signe de Victor Grignard

La séance inaugurale était présidée par le Professeur NesmeyanovA sa droite, au premier rang, le Professeur Henri Normant

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par semaine laissaient peu de place aux inévitables déplacements à Paris — n’ai-je pas vu mon père faire l’aller et retour de la capitale dans la journée, soit environ quinze à seize heures de train, pour déposer un bulletin de vote dans l’urne de l’Institut — et il fallait ensuite rattraper le temps perdu. Après la mort de mon père, j’ai pu, assisté de mon ami Jean Colonge, rassembler ses notes de cours en un ouvrage, le « Précis de Chimie Organique de Victor Grignard », dont les 746 pages de la première édition représentent la somme de connaissances que chacun de nous assimilait en un an sans trop de difficultés, tant était lumineuse son exposition (Annexes, pl. LII).

Et « l’homme » dira-t-on ? Vous ne nous avez pas parlé de « l’homme ». Qu’ai-je fait d’autre depuis le début de ce récit ? Simplicité, droiture, modestie, abnégation, sens du devoir, altruisme, désintéressement, bonté, que sais-je encore... ? Travailleur infatigable, bien sûr. Ne sont-ce pas là les qualités que tous s’accor-dent à lui attribuer et qui ressortent de tout ce qui vient d’être dit. La Société Chimique de France a tenu à honneur de commé- morer dignement le centième anniversaire de la naissance de Victor Grignard. C’est pourquoi son Assemblée Générale s’est déroulée à Lyon l’an dernier, du 11 au 14 mai, sous la présidence du profes-seur Normant, Membre de l’Institut. Ses assises ont revêtu pendant quatre jours un éclat inhabituel (Planche XVI). L’Université, la Région, la Communauté Urbaine, la Ville de Lyon, la Ville de Cherbourg, l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Lyon, l’École Supérieure de Chimie Industrielle de Lyon et son

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Association d’Anciens Élèves, les Corps constitués français et étrangers, ses anciens élèves de thèse ou qui avaient travaillé auprès de lui à titre civil ou militaire, tant d’amis enfin, connus ou incon-nus, se sont associés à ces manifestations. Un timbre à l’effigie de Victor Grignard a été émis par l’administration des Postes et Télé-communications, et mis en vente à Lyon et à Cherbourg cent ans et deux jours après la naissance de Grignard (Planche XVII). Le Centenaire Grignard a été commémoré à l’étranger et notamment en Belgique, en Espagne, aux États-Unis. Enfin la Cinquième Conférence Internationale de la Chimie des Organométalliques s’est tenue à Moscou du 16 au 21 août 1971. Un portrait géant de Victor Grignard, dû à la main habile d’un artiste russe anonyme, dominait le Salon d’Honneur de l’Université de Moscou et rappelait au millier de congressistes venus de tous les pays du monde tout ce que la chimie des organométalliques doit au professeur Grignard (Planche XVIII). Le Congrès était présidé par le professeur Nesmeyanov, ancien Président de l’Académie des Sciences de Moscou et lauréat du Prix Lénine, et c’est à un Fran-çais, le professeur Normant, qu’échut l’honneur de prononcer en sa langue maternelle le discours inaugural de la séance plénière d’ouverture du Congrès, dans lequel il rendit hommage à Victor Grignard avant d’exposer son œuvre de continuateur. À l’occasion de ces diverses manifestations, plusieurs anciens collaborateurs ou élèves de mon père ont bien voulu m’adresser leurs témoignages. Il n’est pas possible de les reproduire ici — que leurs auteurs veuillent bien m’en excuser —, ils n’en seront pas moins conservés précieusement. Mais il est un témoignage émouvant entre tous et qui a pour moi le plus de valeur. Mon père, non pratiquant, s’était lié d’amitié

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avec un être exceptionnel, l’Abbé Laurent Rémillieux, curé de Notre-Dame Saint-Alban, notre paroisse. Le même paradoxe qui avait conduit Grignard à rester officiel-lement garde-voie pendant près d’un an devait le mener à sa perte. C’est en raison de sa personnalité de premier plan que les médecins traitants tergiversèrent pendant près de deux mois sans oser prendre les décisions qu’essayait en vain de déclencher mon frère, le doc-teur Paindestre, et sans vouloir reconnaître la réalité de l’ulcère à l’estomac que celui-ci avait été seul à diagnostiquer. Quand enfin on demanda au chirurgien Louis Tixier d’intervenir, il était trop tard. Mon père devait mourir deux jours après, à la clinique Saint-Charles, le 13 décembre 1935. Ses obsèques, célébrées dans une simplicité presque monastique en cette paroisse Saint-Alban où l’argent était banni, où le riche était enterré comme le pauvre, le faible comme le puissant, eurent un profond retentissement auprès de l’assistance et même au-delà. Quelques heures avant l’opération, l’Abbé Rémillieux recueillit les dernières paroles de mon père. Voici son témoignage, écrit à l’intention du « Memento » demandé par ma mère : « Il fut une « âme »... « L’âme rayonnait par l’inlassable et constante bonté. Combien parmi ceux à qui il fut humblement dévoué ignorèrent la valeur du savant ! « Avec les simples il excellait si bien à rester simple qu’on oubliait la sim-plicité dont il était revêtu. « Vivre, penser, parler « en frère » avec tous ceux que les circonstances mêlaient à sa vie paraissait être un mouvement naturel de son cœur et de son esprit. Aussi fut-il aimé comme rarement un homme peut l’être. Ses funérailles, où les plus humbles coudoyaient les plus illustres, en furent un témoignage émouvant. « L’affection des « petits » ou des ignorants a pour un grand savant un inestimable prix : elle proclame sa haute valeur humaine. Le Professeur

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Grignard fut un grand savant ; mais il n’accepta jamais d’être seulement cela. « Son âme débordait de tendresse pour les siens. « À travers eux, elle s’élevait jusqu’au « divin »... Il disait un jour amica-lement au prêtre qui était le curé de sa paroisse : « En vous entendant à l’église, aux funérailles de notre vénérée défunte, traduire en notre langue le « Credo quod resurrecturus sum... », « Je crois que mon Rédempteur est vivant et que j’irai à mon Sauveur... », des perspectives nouvelles s’ouvraient devant moi... ». « Le Professeur Grignard, entouré d’affection par les siens et par d’in-nombrables amis, en accomplissant chaque jour, simplement, son devoir, suivit sans arrêt une route montante. Parvenu au sommet, tant il pratiqua l’humilité, il ne s’aperçut peut-être pas qu’en cheminant sur cette route il avait accompli avec splendeur une tâche morale, intellectuelle et spirituelle. « Avant de rendre sa belle âme à Dieu, Victor Grignard me dit cette parole : « Je suis prêt ». Il l’avait été pour accomplir tous ses devoirs humains. Il l’était pour entrer dans la Vraie Vie ». « Requiescat in Pace ».

Croyants ou incroyants, méditons ces paroles. Faisons nôtre la belle devise :

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ANNEXES

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Pl. XIX. Certificat de bonne vie et mœurs de Victor Charles Grignard (1816)

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Pl. XX. Livret de marin de Théophile GrignardExpédition de Chine

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Planche XXI

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Pl. XXII. Lettre de E. Pouthier, professeur de mathématiques de Victor Grignard

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Pl. XXIII. Palmarès de V. Grignardau Lycée de Cherbourg (1889)

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Pl. XXIV. Abbaye de Cluny au début du XIIe siècleSeuls deux clochers et quelques salles ont subsisté

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Pl. XXV. Page du cahier-journal de V. Grignard où celui-ci relate pour la première fois la préparation d'un magnésien

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Pl. XXVI. Première note de V. Grignard aux Comptes rendus de l'Académie des Sciences (14 mai 1900)

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Pl. XXVII. Thèse de V. Grignard (couverture)

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Pl. XXVIII. Une page des « Grignard Abstracts »

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Pl. XXIX. Extrait d'une table des matières des « Grignard Abstracts »On remarquera que les préoccupations de Victor Grignard

débordent de beaucoup le cadre des magnésiens

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Pl. XXX. Congrès de l'A.F.A.S. Cherbourg, 1905Bouveault au volant d'une « Morrice » ; derrière lui : Beilstein ;

à droite : V. Grignard

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Pl. XXXI. Professeurs et quelques membres du personnel de la Faculté des Sciences de Nancy et de l'I.C.N. (1912)

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Pl. XXXII. Portrait de Philippe Barbier

Extrait deGENESE ET EVOLUTION DE LA DECOUVERTE

DES COMPOSES ORGANO-MAGNESIENS MIXTES

par

RENÉ LOCQUINCorrespondant de l'Institut

Professeur Honoraire à la Faculté des Sciences de Lyon

Journée Victor GRIGNARD13 mai 1950

.............................................................................................. Mais, qui était donc Philippe Barbier ?.................................................................................................. En m'appuyant sur mes souvenirs personnels, qui s'étalent sur plus de dix années et qui ont corroborés par ceux de diverses personnes ici présentes, parmi lesquelles figurent notamment mes collègues Louis Meunier, Vaney, A. Morel et Dœuvre, ainsi que M. Miquey, qui fut précisément un des préparateurs de Barbier en 1899 (date mémorable comme nous le verrons tout à l'heure), j'essaierai de vous dépeindre le caractère et la tournure d 'esprit de cet homme qui a laissé une trace si profonde de sa carrière universitaire à Lyon. Cela facilitera beaucoup la compréhension des choses. François-Antoine-Philippe Barbier est né le 2 mars 1848 à Luzy, chef-lieu de canton de la Nièvre, où son père, originaire de la Côte d Or, était instituteur communal. .................................................................................................. C'était un homme robuste et alerte, aux yeux gris-bleu et vifs, au regard pénétrant. Habituellement hautain et distant , il savait se montrer sous le jour d'un agréable et même éblouissant causeur quand il daignait s'entretenir avec quelqu'un.

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Conformément aux habitudes d'alors, ses cours étaient empreints d'une réelle solennité. La grande table qui le séparait de son auditoire était encombrée d'appareils et de produits chimiques destinés à illustrer son exposé par diverses expériences plus ou moins spectaculaires, et il tenait à ce que celles-ci aient été très soigneusement préparées par la personne chargée de cette besogne, rôle qui fut longtemps rempli par V. Grignard . Barbier faisait son exposé sur un ton littéralement magistral qui atteignait parfois à la grandiloquence. Tous les élèves qui ont assisté à ses cours sont una-nimes à reconnaître que, lorsqu'il était dans la force de l'âge et qu'il abordait un sujet sur lequel il s'était personnellement livré à des recherches expérimentales, il savait communiquer son enthousiasme à ses auditeurs, à tel point que ceux-ci cessaient parfois de prendre des notes pour mieux écouter. Formé à la rude école de Berthelot, qu'il avait secondé durant plus de sept années, il se montrait exigeant vis-à-vis de ses préparateurs qu'il astreignait à lui consacrer tout le temps dont ils disposaient en dehors de leur service proprement dit. Ils apprenaient ainsi beaucoup à son contact et par son exemple ; mais, lui, les considérait comme des exécutants et non pas comme des collaborateurs au sens précis du mot. Encore imbu des conceptions qui remontent à l'époque moyenâgeuse des Corporations et dont l'Université conserve encore quelques vestiges, il n'entendait pas que le travail du Maître pût être confondu avec celui des Apprentis. En dehors de ses heures de cours ou d'examens, il travaillait constamment dans son laboratoire car la recherche scientifique était pour lui une joie inces-samment renouvelée et il s'y consacrait avec toute sa fougue, surtout lorsqu'il s'occupait de la constitution des essences naturelles parfumées, travaux auxquels il doit d'ailleurs la plus grande partie de la notoriété qu' il acquit dans les milieux chimiques. Sa méthode de travail était ordinairement la suivante : il abordait une question avec une idée plus ou moins préconçue et avec l'intention bien arrêtée d'atteindre un certain but sur lequel il consacrait toute son attention. Si les réactions s'orientaient autrement qu'il ne les avait prévues et s'il n'ob-tenait pas les résultats qu'il désirait, il ne se préoccupait pas des phénomènes qui s'étaient manifestés. Avec son caractère entier il suivait son idée et envoyait à l'évier tous les produits qui ne l'intéressaient pas directement. Au demeurant, sous des dehors rugueux, Barbier cachait de généreux et nobles sentiments. Si son franc-parler, ses manières un peu bourrues, sa légen-daire sévérité aux examens lui attirèrent quelques inimitiés, par contre, sa vivacité

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d'esprit, sa largeur de vues, sa valeur scientifique lui acquirent de solides amitiés parfois teintées d'un peu d'admiration à son égard et il reste un des représentants les plus distingués de la Chimie organique française. Après cette parenthèse un peu longue, revenons aux composés organomé-talliques. Locquin décrit alors la synthèse du diméthylhepténol réalisée avec succès par Barbier en substituant, dans la méthode classique de Saytzeff, le magnésium au zinc. Barbier se proposait d'exposer ultérieurement d'autres résultats obtenus grâce à cette substitution. Locquin poursuit : « Mais, préoccupé par les recherches qu'il poursuivait sur les produits dérivés des essences parfumées, et ayant obtenu le résultat qu'il désirait, Barbier se désintéressa de la réaction qu'il avait obtenue et il ne publia jamais rien sur les synthèses auxquelles il avait fait allusion. On n'avait donc entre les mains que l'embryon d'une technique et non pas une technique éprouvée par de multiples expériences. C'est à ce moment précis que Victor Grignard entre en scène. Après avoir été l'élève de Barbier à l'amphithéâtre de la Faculté des Sciences, il était devenu son préparateur, puis délégué dans les fonctions de chef de travaux pratiques. Barbier avait ainsi été à même d'apprécier les qualités de son disciple ; lorsqu'il jugea que celui-ci était suffisamment formé pour entreprendre des recherches personnelles, il l'engagea initialement à prendre comme sujet de thèse l'étude des énines, c'est-à-dire des composés à la fois éthyléniques et acétyléniques. Tout en continuant à prêter son aide à Barbier, V. Grignard s'engagea opi-niâtrement dans cette voie. Mais le sujet ne rendait pas. Après beaucoup d'efforts, V. Grignard n'avait pu en tirer que la matière de deux petits mémoires qui parurent en 1899 dans le Bulletin de la Société Chimique. Il fit part de ses insuccès et de ses inquiétudes à son Maître qui venait précisément de réussir à préparer le diméthylhepténol par substitution du magnésium au zinc dans la méthode de Saytzeff. Pour tirer son disciple d'embarras, Barbier lui conseilla aussitôt de ne pas s'acharner sur les énines et — je cite ici la phrase par laquelle V. Grignard1 a rendu compte de cet entretien — « ... de rechercher dans quelle mesure cette réaction pouvait être

1. Thèse de Victor Grignard, introduction, p. 4

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généralisée, d'étudier en un mot quels avantages pouvait présenter la substitution du magnésium au zinc ». Dans l'esprit de Barbier, des expériences effectuées dans la voie qu'il avait ouverte devaient certainement conduire à divers corps nouveaux dont la prépara-tion et la description formeraient, en fin de compte, une thèse honorable. V. Grignard se mit immédiatement à l'œuvre. II travaillait alors dans le grand laboratoire dépendant du service de chimie générale et situé au premier étage de l'Institut de Chimie, à l'angle des rues Pasteur et « de la Lône », devenue depuis rue Jaboulay. A l'époque, ce laboratoire — à l'entrée duquel vient d'être apposée une inscription commémorative — était sensiblement carré ; V. Grignard en occupait la partie Ouest, face à la colline de Fourvière, tandis qu'un autre élève de Barbier, G. Léser, qui étudiait les ß-dicétones ,occupait la partie Est. Ce n'est que depuis la création de la chaire de chimie-physique que cette grande salle a été partagée en deux par une cloison Nord-Sud. Grignard n'avait pas beaucoup de temps à consacrer à ses recherches per-sonnelles. Il devait, en effet, non seulement assurer les travaux pratiques des élèves de licence et du certificat d'études P.C.N., mais aussi continuer à seconder Barbier comme il l'avait toujours fait, sans quoi ce dernier ne lui aurait probablement pas facilité la besogne. V. Grignard ne pouvait donc mettre à profit que les rares heures que lui laissaient ces obligations et il les prenait, en partie, sur celles que normalement il aurait pu consacrer au repos. C'est d'ailleurs pourquoi il lui arrivait fréquemment de rester fort tard au laboratoire où il venait en outre les dimanches et les jours de fête. Par contre, s'il ne disposait pas de beaucoup de temps à consacrer à ses propres expériences, il n'était plus un novice. Aussi fut-il bien vite amené à abandonner la technique qui consiste à mé-langer le métal, l'iodure alcoolique et la substance organique à transformer » . Nous allégerons ici le texte de Locquin de son exposé plus spécialement chimique sur la méthode imaginée par Grignard... .................................................................................................. La bonne route était trouvée... Bientôt, en effet, il fut en mesure d 'adresser à l'Académie des Sciences sa célèbre Note qui fut présentée par H. Moissan à la séance du 14 mai 1900 et qui est précisément celle dont nous célébrons aujourd'hui le cinquantième anniversaire. ..................................................................................................

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V . Grignard avait certainement tenu son Maître constamment au courant des expériences et des résultats qui devaient faire l'objet de la Note à laquelle je viens de faire allusion. Barbier, qui avait l'œil à tout dans ses laboratoires, n'aurait pas toléré une autre attitude et Grignard était trop loyal pour agir autrement. Avant que cette Note n'ait été publiée et en raison des conseils, des encou-ragements et des moyens de travail qu'il avait donnés à Grignard, Barbier aurait pu se considérer comme ayant effectivement pris part aux recherches de son dis-ciple, autrement dit comme ayant littéralement collaboré avec lui. Personne alors — pas même V. Grignard — n'aurait trouvé extraordinaire que, dans la première Note préliminaire tout au moins, les deux noms de Barbier et de Grignard aient été associés. Mais ce n'était pas là le genre de Barbier. Fier et distant, ce savant estimait que lorsqu'un Maître avait inspiré le motif d'un chef-d'œuvre à un Apprenti, il n'avait plus à mettre personnellement la main à la réalisation de ce chef-d'œuvre : c'était à l'Apprenti et à l'Apprenti seul de montrer de quoi il était capable par ses propres moyens. Par surcroît, cet Apprenti ne s'était-il pas engagé de son plein gré dans une voie autre que celle qui lui avait été indiquée ? N'avait- il pas littéralement créé une méthode entièrement différente de celle qu'avait imaginée son Maître ? N'avait-il pas mis en évidence les composés organo-magnésiens mixtes, dont l'existence avait déjà été pressentie comme théoriquement possible, mais que per-sonne n'avait encore isolés ? Conséquemment, pas plus qu'il n'avait associé son nom à celui de Grignard dans la publication des résultats obtenus par ce dernier sur les « énines » et hydro-carbures similaires, Barbier ne pensa pas un instant à publier en collaboration avec son élève les résultats que celui-ci avait acquis sur les composés organo-magnésiens mixtes. C'était reconnaître de la façon la plus éclatante et la plus formelle que la découverte de ces derniers appartenait complètement à V. Grignard ». ..................................................................................................

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Pl. XXXIIa. Lettre de Philippe Barbier

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Pl. XXXIII. Lettre d'Albin Haller

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Pl. XXXIV. Lettre de Georges Urbain

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Pl. XXXV. Lettre de Paul Sabatier

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Pl. XXXVI. Lettre de L. Corbière

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Pl. XXXVII. Adresse du Conseil municipal de Saint-Vaast-la-Hougue

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Pl. XXXVIII. Coupures de journauxCelle du « Salut Public » est annotée de la main de Victor Grignard ;

elle lui a été transmise par un ami

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Pl. XXXIX. Lettre de Louis Meunier

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Pl. XL. Lettre de Charles Moureu

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Pl. XLI. Lettre de Haller

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Pl. XLII. Second rappel sous les drapeaux (1915)

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Pl. XLIII. Laboratoire de guerre à la SorbonneVictor Grignard et Jean Gérard

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Pl. XLIV. En visite chez Edison U.S.A (1917)

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Pl. XLV. Building for Peace (couverture)

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Pl. XLVI. Building for Peace (table)

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Pl. XLVII. Lettre à Albert Ranc

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de plus en plus faible dans l'ensemble de la production mondiale ; sa valeur relative baisse également, on peut s'en rendre compte par la statistique des Prix Nobel. Pourquoi ? Parce que nous sommes en présence, de la part du Gouverne-ment, de la plus complète incompréhension de ce que doit être la vie d'un savant, de ce que doivent être ses moyens de travail. Quand je mets en cause le Gouvernement, ce n'est pas au Ministère de l'Education nationale que je m'en prends. Nous avons à la Direction de l'Enseignement Supérieur un homme de laboratoire à l'esprit largement compréhensif et plein de sollicitude pour tous les travailleurs1

C'est du côté des Finances que viennent les difficultés. Naturellement les Décrets-Lois ont été appliqués à l'Enseigne-ment Supérieur de la même façon que partout ailleurs. Et l'homme de la rue dira : c'est très bien. Il est plus facile aux Bureaux qui nous gouvernent d'abattre 10 % ou 20 % sur tous les comptes que de réfléchir à ce qui est possible et à ce qui ne l'est pas. Ce n'est pas que les Professeurs se plaignent des amputations qu'ont subies leurs traitements. Ils n'y verraient même qu'une juste péréquation si le Gouvernement avait su faire baisser le prix de la vie dans la même proportion. Ce contre quoi ils protestent à juste titre, c'est qu'on ait traité leurs Services comme des équipes de cantonniers, avec une parfaite incompréhension de la situation et sans aucun souci des répercus-sions. Ces bureaucrates impénitents ignorant, pour la plupart, ce qu'est le travail cérébral ne peuvent se douter qu'il faut au savant une ambiance spéciale pour produire. Qu'il doit être non seulement

1. Il s'agissait du Directeur Cavalier.

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débarrassé des soucis de la vie privée, mais encore de ceux du laboratoire, qu'il lui faut beaucoup de temps disponible pour dépouiller l'énorme littérature scientifique actuelle et pour réfléchir aux problèmes qu'elle pose. Qu'il ne devrait pas être obligé de perdre le meilleur de son temps à préparer des produits intermédiaires, à monter des appa-reils de fortune parce que ses trop maigres ressources en personnel et en crédits ne lui permettent pas de se procurer immédiatement ce dont il a besoin pour étudier une idée nouvelle. Et encore faut-il joindre à cela l'effet moral qui en résulte : le sentiment si déprimant du handicap immérité et la perspective décourageante de se voir, après un gros travail préliminaire, subi-tement distancé par un concurrent parti plus tard avec un excellent outillage à pied d'œuvre. A quoi bon se lancer dans une recherche de longue haleine lorsqu'on a la conviction de ne pouvoir conserver son avance! Voilà je crois la cause essentielle de l'arrêt du progrès scien-tifique chez nous. Le savant n'est plus assez à son laboratoire et le plus souvent c'est parce qu'il n'y trouve pas les moyens de travailler fructueusement. Qu'on ne vienne pas nous servir cet argument anachronique que le véritable laboratoire du savant c'est son cerveau. Ceci était bon, il y a un siècle ou presque, lorsque le terrain était à peu près vierge, lorsqu'après avoir écarté le sable du pied on n'avait plus qu'à se baisser pour ramasser de grosses pépites. A présent la découverte ne se fait plus qu'au prix d'une grande précision et celle-ci ne peut être atteinte qu'avec des appareils fort coûteux. C'est donc comme toujours une question de crédits qui se pose. Est-elle ou était-elle insoluble ?

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C'est ici que se manifeste dans toute sa désolante ampleur la profonde incompréhension de nos gouvernants. On a accordé dans nombre d'Universités des crédits considérables pour construire des bâtiments et, comme il était absolument interdit d'employer ces crédits à un autre usage, on a construit jusqu'au dernier sou des édi-fices, en général de dimensions très supérieures aux besoins présents et futurs. Si bien que l'on se demande un peu partout : qu'allons-nous pouvoir faire de tout cela? Tranquillisez-vous, c'est bien simple, on n'en fera rien, parce que l'Etat n'accorde rien, absolument rien pour en tirer parti. Ni professeurs, ni personnel subalterne, ni garçons, ni matériel d'aucune sorte. Il faut vivre avec les crédits dont on dispose actuellement, en réduction d'environ 20 % sur ceux d'il y a quelques années et faire face à des frais de chauffage et d'éclairage, qui ont doublé ou triplé. Et bientôt, il y faudra ajouter l'entretien. Si bien que l'on se trouve en présence de ce douloureux dilemme : ou se chauffer et ne rien faire, faute de crédits, ou conserver les crédits de laboratoires, mais fermer ceux-ci pendant cinq mois sur huit, faute de chauffage. On me ripostera, je le sais bien, que la situation n'est pas aussi noire, car des crédits extraordinaires sont venus jusqu'à présent faire face à nos déficits. C'est exact, mais les perspectives n'en restent pas moins très sombres, puisque, d'une manière générale, nous n'avons ni le personnel ni le matériel suffisants. Si l'on persiste dans cette déplorable politique vis-à-vis de l'Enseignement Supérieur, c'est la Science française qui sombre peu à peu, c'est un nouveau Moyen-Age qui se prépare, précipité par l'imprévoyance des Gouvernements et par la barbarie des peuples. Voilà, cher Monsieur Ranc, ce que je puis vous dire sur ce

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sujet, mais je n'ai nullement l'intention de vous le voir monter en épingle avec photographie, etc. Je crois que votre enquête aura beaucoup plus de poids si vous présentez en un article original une synthèse de toutes les opinions qui vous auront été manifestées. Et si l'on vous répond partout sans réticence, je n'ai aucun doute que vous rencontrerez unanimement les mêmes doléances. Espérons qu'à la Chambre il se trouvera un homme ayant l'autorité suffisante pour renouveler le geste de Barrès et faire com-prendre à nos gouvernants que l'intelligence française est en danger. Avec l'expression de mes sentiments dévoués et les plus dis-tingués.

V. Grigard

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Pl. XLVIII. Lettre à H. Corbière

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Non, certainement. On se trouve accaparé par quantité de choses, à côté, et l'on ne s'appartient plus. Aussi n'attendez pas de moi que je puisse vous donner un tableau de vie qui réponde à ce que vous supposez. Ce qui était vrai avant la Guerre ne l'est plus à présent. Sachez donc que, partagé entre la Direction de l'Ecole de Chimie Industrielle, pour laquelle j'ai été sollicité de revenir à Lyon en 1919, le Décanat qu'un vote unanime de mes collègues m'a contraint d'accepter, la Direction de la rédaction d'un grand Traité de Chimie organique, édité par la Maison Masson, et qui va bientôt commencer à paraître, de multiples Commissions, à Lyon et à Paris, et enfin 4 cours par semaine pendant toute l'année, je me trouve malgré 10 à 12 heures d'activité journalière, repas non compris, dans l'impossibilité absolue de me consacrer personnel-lement à la recherche. Tout au plus puis-je converser un peu avec mes élèves et guider leurs travaux. C'est une désillusion n'est-ce pas ? Vous en trouverez beau-coup comme cela en France, hélas, si les confessions sont sincères. Cela tient à l'organisation du travail scientifique dans notre pays. Comme dans le budget des Facultés il n 'y a rien de prévu pour la recherche, on aurait bien tort, n'est-ce pas, de prendre souci de quelque chose d'inexistant. Aussi notre temps est-il occupé comme celui d'un manœuvre, sauf que les journées sont plus longues ; et personne ne comprendrait qu'il pût en être autrement. Je sais bien qu'à Paris nous avons le Collège de France et le Museum dont les professeurs sont débarrassés de renseignement et des examens, les professeurs de la Sorbonne qui n'ont que des cours semestriels, mais en province on n'a pas besoin de penser, encore moins d'étudier ou d'expérimenter soi-même. Joignez à cela la difficulté de recruter des collaborateurs qui aiment la recherche

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vraiment pour elle-même. Ceci est la conséquence de la vague d'arrivisme forcené qui déferle depuis la Guerre. Considérez enfin la faiblesse des crédits (affectés en principe à l'Enseignement) dont nous pouvons disposer pour nos travaux personnels, comparativement avec les laboratoires étrangers et vous comprendrez pourquoi le rendement scientifique français est relativement si faible. Y a-t-il un remède à cela ? Sans doute, puisqu'au dehors les choses vont autrement. Mais peut-on l'appliquer en France ? Veuillez agréer, Monsieur, mes salutations les plus distinguées.

V. Grignard

P.S. — Peut-être trouverez-vous que ma réponse ne corres-pond guère au titre que vous avez placé en tête. C'est, hélas, que votre question arrive vingt ans trop tard .

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Pl. XLIX. Titre du « Traité de Chimie organique »

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Pl. L. A l'Amphithéâtre, rue Pasteur, à Lyon Entre deux coups de chiffon, la tétravalence du carbone n'est pas toujours respectée !

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Pl. LI. Premières pages du cours de Victor Grignard

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Pl. LII. Titre du « Précis de Chimie organique »

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Pl. LIII. Fiche graphologique recopiée de la main de Victor GrignardDépeint remarquablement son caractère. Auteur inconnu

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Pl. LIV. Brouillon d'une lettre à l'« Union Rationaliste »

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Pl. LV. Usine américaine pour la fabrication en continu des « Réactifs de Grignard »

Ceux-ci sont utilisés pour les synthèses les plus diverses : produits pharmaceutiques ou pour l'alimentation du bétail, parfums, silicones, anti-détonants pour carburants, catalyseurs de polymérisation et, d'une façon générale, pour l'élaboration des molécules les plus complexes.

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Pl. LVII. Médaille du CentenaireLouis Bertola, Premier Grand Prix de Rome

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Depuis les travaux immortels de J.-B. Dumas, de Wurtz, de Berthelot, aucune œuvre n'a révélé une puissance comparable. Du laboratoire, les réactions de Grignard ont passé dans les usines. Elles y ont reçu une hospi-talité si large et si généralisée qu'on ne peut douter qu'elles aient été fort rémunératrices. Je ne me suis pas aperçu qu'elles aient enrichi leur inventeur, ce qui donne une haute idée du désintéressement du Maître, désintéressement qu'il importait de souligner.

Georges Urbain

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POSTFACE

L’idée de rééditer l’ouvrage de Roger Grignard — dédié à son père Victor Grignard et commémorant en 1971 le centenaire de la naissance de ce grand savant — est venu naturellement dans l’enthousiasme de l’organisation des journées commémoratives du centenaire de l’attribution du prix Nobel, les 21 et 22 juin 2012 à CPE Lyon, l’école supérieure de Chimie Physique Électronique de Lyon. Pourquoi cette réédition ? Si les résultats principaux de l’œuvre scientifique de Victor Grignard sont enseignés à tout étudiant en sciences chimiques dans le monde entier, la personnalité exemplaire de l’Homme est beau-coup moins connue. Au-delà d’une simple réédition, la numérisation de cet ouvrage en permettra l’accès au plus grand nombre grâce aux technologies de l’information et de la communication disponibles aujourd’hui. L’idée claire et simple fut suivie d’une décision rapide. La famille Grignard donna son accord pour cette réédition soutenant l’idée d’un large accès à l’ouvrage de leur père. CPE Lyon, héritière de la prestigieuse École de Chimie Industrielle de

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Lyon - ECIL puis ESCIL – dirigée par Victor Grignard de 1921 à 1935, porta ce projet sur le plan éditorial et financier. Rééditer un ouvrage n’est jamais facile. Sur le fond, aucun changement ne semblait souhaitable afin de préserver le travail de l’Auteur aujourd’hui disparu. Sur la forme les questions furent nom-breuses : fallait-il organiser les textes différemment, reconstruire une typographie aujourd’hui disparue, transcrire certains courriers manuscrits, garder la pagination, retrouver le support papier d’ori-gine… ? Le choix éditorial fut de conserver, dans la mesure du possible, les éléments de forme acceptés par l’Auteur lui-même lors de l’édition d’origine. Ce choix a pour conséquence quelques chan-gements mineurs qui, nous l’espérons, ne trahiront ni le texte de l’Auteur, ni le contexte historique de la première édition.

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Achevé d’imprimer en juin 2012par l’imprimerie des Deux-Ponts

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