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FatouDiome

Cellesquiattendent

Roman

Flammarion

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FatouDiome

Cellesquiattendent

FlammarionLittérature

©Flammarion,2010Dépôtlégal:août2010

ISBNnumérique:978-2-0812-5227-1N°d'éditionnumérique:N.01ELJN000183.N001

Lelivreaétéimprimésouslesréférences:ISBN:978-2-0812-4563-1N°d'édition:L.01ELJN000342.N001

81053mots

OuvragecomposéetconvertiparMeta-systems(59100Roubaix)

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Présentationdel'éditeur:Arame et Bougna,mères de Lamine et Issa, clandestins partis pour l’Europe, ne comptaient plus leursprintemps ;chacuneétait la sentinellevouéeetdévouéeà la sauvegardedessiens, lepilierqui tenait lademeuresurlesgaleriescreuséesparl’absence.CoumbaetDaba,jeunesépousesdesdeuxémigrés,humaientleurspremièresroses:assoifféesd’amour,d’aveniretdemodernité,elless’étaientlancées,sansréserve,surunepistedubonheurdevenuepeuàpeuleurchemindecroix.Lavien’attendpaslesabsents:lesamoursvarient,lessecretsdefamilleaffleurent,lespetitesetgrandestrahisons alimentent la chronique sociale et déterminent la nature des retrouvailles. Le visage qu’onretrouven’estpasforcémentceluiqu’onattendait…

©StudioFlammarion

FatouDiomeestnéeauSénégal.EllearriveenFranceen1994etvitdepuisàStrasbourg.Elle est l’auteur d’un recueil de nouvellesLaPréférence nationale(2001)ainsiquedetroisromans,LeVentredel’Atlantique(2003),Kétala(2006)etInassouvies,nosvies(2008).

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DUMÊMEAUTEUR

Mauve,avecTitouanLamazou,Flammarion,2010LeVieilHommesurlabarque,nouvelles,coll.Livresd'heures,Naïve,2010Inassouvies,nosvies,Flammarion,2008Kétala,Flammarion,2006;J'ailu,2007LeVentredel'Atlantique,AnneCarrière,2003;LeLivredepoche,2005Portsdefolie,nouvelle,danslarevueBrèvesn°66,2002LesLoupsdel'Atlantique,nouvelle,danslerecueilcollectifNouvellesVoixd'Afrique,éd.Hœ¨becke,2002LaPréférencenationaleetautresnouvelles,Présenceafricaine,2001

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Cellesquiattendent

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Àmagrand-mèreUnjour,tum'asdit:

«N'oubliepasdeleverlesyeuxPendantl'attente,

Nosyeuxsecroisent,Surlemêmesoleil,Surlamêmelune.»

Depuis,jetesenstoujoursprèsdemoi.Alors,n'oubliepas,

Tonsourireestleplusbeaucapdemanavigation.

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Prologue

Arame,Bougna,Coumba,Daba,mèresetépousesdeclandestins,portaientjusqu'aufonddespupillesdesrêvesgelés,desfleursd'espoirflétriesetl'angoissepermanented'undeuilhypothétique;maisquandlerossignolchante,nulnesedoute du poids de son cœur. Longtemps, leur dignité rendit leur fardeauinvisible.Touslessuppliciésnehurlentpas.

Silence!Enpaysguelwaar,onsaitsetaireavecl'obstinationd'unchasseurà l'affût, et si la mutité n'est pas gage de courage, elle en donne au moinsl'apparence. L'orgueil est parfois une tenue d'apparat, l'on ne fera jamais lestraînesassezlongues,tantleségratignuresàcouvrirsontnombreuses.Dentelle!Qu'onnousjettedeladentellelàoùlapeaunecomptequedestrous,l'illusionsera parfaite. Il y a tant de couchers de soleil qu'on apprécie,moinspour leurbeautéqueparcequ'ilsnoussauventdel'acuitéduregardinquisiteur.Rideaux!Que les rideaux soient opaques n'est jamais un fait du hasard. Les furoncless'accommodentmieuxdel'ombre.

Mères et épouses d'aventuriers,Arame etBougna ne cachaient rien, ellescouvaienttout,commeleflamantrosesonœuf.Certes,leschimèrespersistaientà danser derrière leurs paupières, mais une mine maussade trahissait parmoments la sourde frayeur qui les habitait.Comment auraient-elles pu décrirecela, sans sombrer dans l'abîme du désespoir ? À qui confier cela quand denombreusesdemoisellesprennentlademandeenmariaged'unémigrantpourunebénédiction et que la plupart desmères désirent ardemment voir leurs propresfilspartirversl'Europe?

Silence!Onneparlepasquandonsèmedessongesetlorsqu'onrécoltedel'or,onlecrierarementsurlestoits.Silence!Certainespeinesvalentdel'or,dit-on,lorsqueleurcauseestjugéenoble.Or,dansceterritoireduSine-Saloum,tout

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est noblesse, mille légendes ne sauraient partir du vide. Le sable est encorechaud,làoùBourSineCoumbaNdoffèneDioufinstallaitsonillustretrône.LesableduSénégalestencorerougedusangdesprincesguelwaarsquiselaissaientexécuterensilence,opposantainsi leurdernièrefiertéàceuxde leursennemisqui avaient l'exceptionnelle chance de ne pas périr sous leur glaive. Silence !DansleSine-Saloum,lesprincessavaientsefaireobéird'unregardoud'ungestediscret et on pardonnaitmille caprices aux princesses : elles pouvaient, selonleur humeur, ennoblir une servante exemplaire, décapiter un sujet pour unerévérence tardive, embastiller un prince étranger par amour et engager leroyaume dans de ruineuses noces, mais aucune d'elles n'avait droit auxjérémiades.Carsilaparolefaisaitloi,sonabusétaitl'apanagedesfaibles.Alors,aujourd'hui,mêmesilaRépublique,loquace,s'époumoneàtortetàtravers,leshéritières deCoumbaNdoffèneDiouf se souviennent toujours de lameilleuredesarmures:lesilence!

Quand dire ne sert plus à rien, le silence est une ouate offerte à l'esprit.Pause!OnpeutprierensilenceetleDiablenerépéterajamaiscequ'iln'apasentendu.Perdreunenfant,touteslesfemmespeuventsel'imaginer,mêmecellesquin'ontjamaisenfanté.Maiscommentdépeindrelapeined'unemèrequiattendsonenfant,sansjamaisêtrecertainedelerevoir?Lesveuves,onlesplaint,onlescajole,onlesentouredecompassion.Maiscomments'avouerveuveéplorée,quand on n'a enterré personne ? Les mères et épouses de clandestins ne seconfiaient pas, pas facilement, pas à n'importe qui. Elles étaient silencieuses,commedessourcestaries;ilfallaitcreuser,longtempscreuser,ouattendrequ'unmotifimprobablefendeleurcarapaceetfassejaillirlaparole.Alors,échappéesd'elles-mêmes,ellesparlaient,ruminaient,discouraientetnes'arrêtaientplus,carleurinquiétudeétaitinfinieetplusimpétueusequ'unecrued'hivernage.Arame,Bougna,Coumba,Daba, desmères et des épousesde clandestins, comme tantd'autres;toutesdifférentes,maistoutesprisesdanslemêmefiletdel'existence,àsedébattredetoutesleursforces.Chacuneétaitlasentinellevouéeetdévouéeàlasauvegardedessiens,lepilierquitenaitlademeuresurlesgaleriescreuséespar l'absence. Outre leur rôle d'épouse et de mère, elles devaient souventcomblerlesdéfaillancesdupèredefamille,remplacerlefilsprodigueetincarnertoute l'espérance des leurs. De toute façon, c'est toujours à lamaman que lesenfants réclament à manger. Féminisme ou pas, nourrir reste une astreinteimposéeauxfemmes.Ainsi,danscertainsendroitsduglobe,làoùleshommesont renoncé à la chasse et gagnent à peine leur vie, la gamelle des petits estsouventrempliedesacrificesmaternels.

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ArameetBougna,deuxmèresquinecomptaientplus leursprintemps,nedémentaient pas cette logique. Chevillées à l'âtre, leurs démarches différaient,maischacuneentendaitassumerpleinementsonrôle.Etlàoùbeaucoupauraientperçuunvéritable servage, ellesnevoyaientqu'unemission :maintenir laviequ'elles avaient donnée. Coumba et Daba, quant à elles, humaient leurspremières roses : jeunes et belles, elles rêvaient d'undestin autre que celui deleurs aînées du village. Assoiffées d'amour, d'avenir et de modernité, elless'étaientlancées,sansréserve,surunepistedubonheurdevenuepeuàpeuleurchemindecroix.

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I

Arame et Bougna étaient de lamême classe d'âge, elles se connaissaientdepuistoujours,commepresquetoutlemondesurlapetiteîle.Maisc'estaprèsleur mariage qu'elles devinrent amies, lorsqu'elles se retrouvèrent voisines dequartier. Ce n'était pas dit et ce n'était écrit nulle part non plus, mais ellessemblaient respecter un code leur interdisant tout isolement.Peut-être avaient-ellesflairéqu'unvis-à-visavecsapropreombrepouvaits'avéreraussiredoutablequ'untête-à-têteavecunloup-garou.

Ellesseretrouvaientpourallerauxchampsouauxpuits.C'étaitégalementensemble qu'elles poussaient leur barque sur les flots, serpentaient le long desbras de mer et allaient couper ce bois de palétuvier qu'elles jugeaient demeilleure qualité pour la cuisine. Un foulard autour de la taille, ellespataugeaientdanslaboue,sefaufilaiententrelesbranches,lescoupsdecoupe-couperythmaientleursouffle, jusqu'àcequelesfagotsremplissentlabarqueàras bord. Alors, elles bravaient les courants de la marée haute et ramaientjusqu'auvillage,heureusesdurésultatdeleurrudejournée.Dececorpsàcorpsavec la nature, elles ne revenaient jamais sans plaie, car la nature ne donnejamais sans prendre quelque chose en échange : lesmorceauxde bois enfouisdanslavaseleurlacéraientlespieds,lesbrancheslézardaientleursbras.Maiscebois, c'était leur gaz, leur pétrole, leur seul combustible. Il leur fallait doncrenouvelercettepéniblebesogneet tantpis si, chaque fois, leurchairmeurtrieprenaitdessemainesàs'enremettre.Commeleursmèresetleursgrands-mèresavantelles,ellesalimentaientlaflammedelavieetoffraientàl'îlelespectaclequ'elleavaittoujoursconnu:uncombat,oùiln'yavaitriend'autreàgagnerquele simple fait de rester debout. Il fallait lutter, elles luttaient, vaillamment.Portéesparladouceurdel'amouretlapersévérancequ'exigeledevoir,Arameet

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Bougnatravaillaientsansrelâcheetveillaientsurleurgrandefamillecommesiderienn'était.

Rien ne les distinguait pendant les cérémonies villageoises. Elles sefaisaient aussi belles qu'elles le pouvaient et participaient aux réjouissancescollectives,caraucuned'ellesnesouhaitaitêtrelafaussenotedelasymphoniesociale.Ellesavaientdesraisonspournepaschanter,pouresquiverladanseetmême économiser leurs sourires. Mais elles chantaient, dansaient et riaientexagérément, comme rient ceux qui se retiennent de pleurer. Leur blues,immense, elles le taisaient, commeoncacheunméchant furoncle,parpudeur.Maisendépitdeleurdiscrétion,lesfuitesétaientinévitables;or,suruneîle,quisouffle dans une oreille ventile toutes les autres. Lorsque les deux amiesquittaientuneassemblée,onn'entendaitpasquelefroissementdeleursboubousamidonnés : leur histoire alimentait toutes les discussions et passionnait lesadeptesdelachroniquesociale.

Dans ce fief de la polygamie,Arame jouissait d'un rare statut : elle étaitépouse unique.Malgré un tel privilège, aucune femme de l'île au courant desarcanesdesabiographieneluienviaitsonsort.

Aramen'avaiteuquedeuxfils,maisellen'enétaitpasmoinsécraséeparlepoidsde lafamille :sonaîné,quiétaitpêcheur,avaitpéri trentenairedansunetempête,luilaissantunenombreusedescendancesurlesbras.Encorejeunes,lesdeux veuves du pêcheur, après la période rituelle de réclusion, étaient partiesrefaire leur vie ailleurs, abandonnant leur progéniture à leur belle-mère. Lesgardiensdelatraditionavaienttouttentépourappliquerlelévirat,maisLamine,frèrepuînédudéfunt,refusades'yplier.Etmêmesielleredoutaitladispersiondesesbrus,lapauvreArameaimaittropsonsecondfilspourluiimposerpareilsacrifice.NonseulementLamineétaitplusjeunequesesbelles-sœurs,maissonbrefpassageàl'écolefrançaiseluiavaitouvertlesyeuxsurunautremodedeviequileséduisaitdavantage.Lapolygamie,iln'envoulaitpas;chaufferlacouched'uneépousequ'onn'apaschoisieluisemblaitencoreplusinsupportable.Etsamèrenelecomprenaitquetrop,ellequi,àquarante-neufans,maudissaitencoreses propres parents, en mitonnant des soupes au potiron pour Koromâk, legrabatairequi lui servait d'époux.PlusArame se souvenait, plus elle soutenaitson fils. Elle avait à peine atteint sa dix-huitième année, lorsque, sans laconsulter, on accorda samain àKoromâk,unmonsieurdumêmeâgeque sonpère.Depuis, supporter cemariage fut son héroïsmedu quotidien.MaintenantqueKoromâk,vieuxetmalade,étaitdevenusonfardeau,elledécouvraitunautresupplice : l'obligation de prendre soin d'un être qu'elle avait toujours détesté.

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Nonseulementelle s'yastreignait,maiselle feignaitmême lacompassion,parrespectpourlesdeuxfilsqu'elleluiavaitdonnés.Direqu'aucund'euxn'étaitpluslà pour l'apaiser ! Cette pensée, qu'elle refoulait autant qu'elle le pouvait,remontait et s'imposait à elle, à l'improviste.Alors, lesyeuxen flottaison, elles'isolaitunmomentetinvoquait,parréflexe,undieuauquelellenecroyaitplus.Les soucis étaient nombreux àmalmener son cœur,mais l'angeGabriel n'étaitjamaisvenuproposerunagneaupourlasauver.Aussi,dèsqu'elleretrouvaitunpeu de calme, elle minimisait sa douleur et, avec la résolution d'un généraljaponais, faisait faceauxdifficultésdu jour.Vivre,ellen'enpouvaitplus,maisl'impossibilité d'abandonner ceux qui vivaient grâce à elle la tenait en alertepermanente et requérait toutes ses forces. La survie des autres, c'était sonsacerdoce.

Lasurvie,justement.Partoutelledemandeuneffort,maisilestdescontréesoùl'oncôtoietellementlamortquelasurvieelle-mêmesembleunpieddenezfait à la vie. Ici, le nécessaire vital s'acquiert au prix d'une âpre lutte quicomportetouslesroundsdelaconditionhumaine.Surcecoindelaplanète,oùles maigres productions journalières sont destinées à une consommationimmédiate,lasérénitédulendemainn'estjamaisgarantie.Lepêcheurcomptesursa future prise et l'agriculteur attend tout de ses semailles. Les seulsinvestissements disponibles pour tous sont le courage et les litres de sueur.Chacun sait ce qui lui manque et se doute bien que son sort est loin d'êtreexceptionnel.Alors,aulieuderâlerdevantplussouffreteuxquesoi,onmordlemouchoir,ongardelafoietontrimedumatinausoir.Pourbeaucoup,vivreserésumeàessayerdevivre.

Les mères et épouses de clandestins traversaient les aubes comme ondescenddansl'arène.Dansunerégionoùl'espoirdesfamillesdépendencoredesbras disponibles, celles dont les fils étaient partis faire fortune ne pouvaientcompter que sur elles-mêmes. Beaucoup de gaillards, restés au village,rechignaientàleurprêtermain-forte:ilsn'allaientquandmêmepasboucherlestrous laissésparceuxqu'ilsenviaient !Lesmèresetépousesdeclandestins setuaient à la tâche, gagnaient des miettes et trouvaient d'innombrables astucespoursustenterleurmarmaille.Leurvœulepluscherétaitdenejamaisdérangerpersonneavecunequelconquedemandemais,parfois, l'estomacde leurspetitsexigeait plusque le couraged'unemère.Épouvantéespar le fondvidede leurmarmite, elles sortaient, puis revenaient les bras chargés de victuailles et lesépaules basses, écrasées d'affront. Bien que cette réalité leur fût commune,chacuneessayaitdecacherauxautressespériodesdevachesmaigres.Onpeut

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souffrirdelagale,maisdelààsegratterl'aineenpublic,ilyaunemargeànepasfranchir.Aramedéployaitsaproprestratégie,mais,parfois, lesplisdesonvisagelatrahissaient,caronylisait : jourdecarence, jourdedésarroi, jourdecrédit,jourdehonte.

Ce jour-là, pour la énième fois au cours du même mois, Arame allaitrallongerlalistedesesdetteschezleboutiquierduquartier.Laclochedel'écoleprimaire avait déjà sonné la fin de la récréation. Les enfants avaient réintégréleurclasseetlaprochaineclochelesjetteraitdanslesruellesduvillageavecunefurieuse envie de s'empiffrer car, pour eux, midi ne signifie rien d'autre quemanger.Lesenfantsneperçoiventguèreladuréeduprocessusquimetlesrepasàportéedeleurgourmandise.L'enfance,c'est leprivilègedesenourrirsanssedemanderd'oùçavient.Ondoitmanger,ilfautqu'ilyaitàmanger,c'esttout.Etlesmèresportentlepoidsdecetimpératif.«Plustard,mesenfantsveillerontsurmes vieux jours », spéculent-elles, alors que la précarité de leur existence lescondamnepresquetoutesàunemortprécoce.Maisça,ellesn'ypensentpas,neveulentpasypenser,sinonellesn'auraientpluslaforcedeporterleurcroix.

Beaucoup de cuisines fumaient, lorsque Arame saisit sa calebasse et sefaufilaentrelescocotiers,sanslesvoir:sesjambeslaportaientmécaniquementvers son but. Au bout de quelques minutes, elle ralentit le pas. Sous l'ombregénéreused'unfromager,deshommes,assissurdesnattesdevantuneboutique,jouaientauxcartesaveclecommerçant.Unpeuàl'écart,unefemmerafistolaitundrap;uneautrecoiffaitsafille,maistoutesdeuxgardaientunœilvigilantsurlaruchedestout-petitsquis'agitaientàcôté.Aprèsavoirchaleureusementsaluétout le monde, Arame franchit le seuil de l'épicerie, dans l'espoir d'êtrepromptementrejointepar leboutiquier.Ellevoulait l'entretenirdiscrètementdel'objet de sa visite. Mais le gars était coutumier du manège : d'ordinaire, lesacheteursnesegênaientpaspourénoncerpubliquementleurssouhaits,seulslesdébiteurs le devançaient et s'introduisaient dans son local avec cette mine deconspirateur.Commeiltardaitàvenir,Aramesefitviolence,revintsursespasetdéclinasesdoléancesd'unevoixtimide,maisaudiblepartous.

—Abdou,jevoudraisjustedeuxkilosderiz,lespetitsvontbientôtrentrerde l'écoleet jen'ai rien laisséà lamaison. Je te réglerai çabientôt, s'il plaît àDieu.

Lecommerçantétaitunhommetrèspieux,maisavecdesclientestellesquecettefemme,ilenarrivaitparfoisàdouterdelapuissancedivine.«S'ilplaîtàDieu,s'ilplaîtàDieu…»IlfautcroirequeriendecequiconcernaitcettebonnefemmeneplaisaitàDieu,cardepuistoutcetempsqu'ellel'invoquait,ellen'avait

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jamaispuréglerlatotalitédesonardoise.Àpeineavait-ellecommencéàpayer,qu'ellereprenaitencoreplusquecequ'elledevait.Endépitduchapeletenrouléautourdesonpoignet,Abdoun'étaitpasd'humeurcharitablecejour-là;maislenom deDieumêlé à la demande et toutes ces oreilles qui avaient entendu lasollicitation malmenèrent sa conscience. Il se souleva avec la lourdeur d'unéléphant, traîna lespieds,passadevantArame, sans lever lesyeux sur elle, sepostaderrièresoncomptoiretpesalerizavecuneimplacableprécision:deuxkilos,sansungraindetrop.Ilavaitdeuxsortesderiz;und'excellentequalité,long,parfumé,etunautre,brisé,moinscher,maispleindepetitespierresnoiresqu'il fallait trier ou risquer l'ulcère.Abdou n'avait pas hésité entre les deux etArame n'avait pas eu l'outrecuidance de choisir, elle savait quelle catégoriecorrespondait à sa situation. Au moment où Abdou vidait le plateau de sabalancedanslacalebasse,Arameajoutad'unevoixmielleuse:

–EtunsavondeMarseille,pourlaverlelinge,mespetits-enfantsn'ontplusrienàsemettre.S'ilplaîtà…

—Oui,oui, je sais,s'il plaîtàDieu !Maisquandest-cequeçava enfinplaire à Dieu ? Tu devrais d'abord payer tout ce que tu me dois avant dereprendreautrechose.Sipersonnenepaie,oùvoulez-vousquejetrouvel'argentpourrenouvelerlestockdecetteboutique?

—Abdou,Dieuestgrand,lavien'estpasfacile…—Certes,ellen'estpasfacile,maiselleestdifficilepourtoutlemondeici.

Tiens,voicilesavon,maislaprochainefois,reviensavecmonargent.—Merci,merci, s'ilplaîtàDieu, tun'attendraspas longtemps.Je t'assure

quejeviendraiteréglerdèsquepossible.Merci.«Dèsquepossible!»Celanerassurapointlecommerçant.Ilsavaitbien

que,dans cevillage, cette expression annonceundélai indéterminé ; etmêmelorsque, las d'attendre, il réclamait enfin sondû, les paiements étaient souventimpossibles.Lessommesqu'onluiversaitétaientsidérisoiresqu'ellesl'irritaientplusqu'ellesneleconsolaient.Tousvenaientlesupplier,unjouroul'autre,maisparfoisc'étaitluiquiavaitl'impressiond'êtreunmendiant,àforcedeleurcouriraprès.

Arame, cramponnée à sa calebasse, était repassée devant les joueurs decartes, le sourire timideet les jambes fébriles.À son«au revoir»nasal, tousavaientrépondu.L'échodecechœurd'hommesfutpourtantd'unefaiblessetellequ'onypercevaitunprofondmalaise.L'affrontestuneflammecontagieuse,parempathienousbrûlonsdeladouleurd'autrui.Maisl'empathien'étaitpasseuleàcasserleurvoix.Uneidentificationsournoiseavaitpliéleurnuqueetréduit les

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octavesdeleurfierté,carbeaucoupd'entreeuxs'étaientdéjàtrouvésdanslerôled'Arameet,àmoinsd'unmiracle,ilsrisquaientfortdes'yrevoirunjour.Cetteprobabilitéinfligeaitàleurorgueiluneblessurequilesétouffait.Sefairehumbleau passage de la dame, c'était certes lui témoigner du respect, mais celaexprimait davantage encore une muette solidarité de condition. Après lesalliancesséculaires, lapauvreté représentait le liensouterrain, lepont invisiblesur lequel lasollicitudecouraitd'uneâmeà l'autre.«Jenepeuxrienpour toi,mais je connais tapeine et je lapartage», semblaient dire les regards tournésversArame.Puislesilences'abattitderrièreelle,commeundrapqu'onvoudraitjetersurleslaideursdelaviemaisquinecouvrerien,unmauvaispansementquirâpelapeauetmetlesplaiesàvif.Lesmotsabsentslaissenttoujoursdestrousdanslapeau.Encoreunefois,Arameétaitrentréeavecsesblessures.

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II

— On se refait une partie ? lança, jovial, un jeune homme qui battaitdistraitement les cartes, quand Abdou reparut sous le fromager devant saboutique.

Sans lui accorder la moindre attention, le commerçant se réinstallalentementsursanatte,avecunsoupirquifitcomprendreàtousquelejeuétaitterminé.Quelquesregardss'échangèrent.Wagane, leplusvieuxde l'assistance,se mit à se lisser la barbe ; lui au moins avait cette bouée de sauvetage. Onn'entendait plus que le bruissement du vent dans le feuillage des arbres etquelques caquètements de poules. Apnée ! Il faut beaucoup de souffle poursupportertouscesinstantsquiasphyxient.Laconvenance,parfoisunechapedeplomb. On étouffe, on gigote, on rengaine sa volonté dans la retenue, pourrespecter certaines lois inscrites nulle part. Logique de prééminence sous lefromager, une règle semblait évidente : quand lemaître de céans se tait, tousdeviennentmuets!Ilfallaitqu'Abdouréagisse,qu'ildisen'importequoi,mêmeunseulmot,maisilfallaitqu'illedise,pourfairefondrelesilencequiavaitfigétoutlemondedansunmouledecire.Auboutd'unmoment,ilseraclalagorgeetremerciabruyammentsonseigneur:

—Allah…!—Akbar ! achevaWagane, qui lissait toujours sa barbe, ravi de libérer

enfinsespoumons.Dieuestgrand,Abdou,ajouta-t-il,etluiseulterendratouslesbienfaitsquetunousprocures.Cevillageteseraéternellementreconnaissant.

Le vieux monsieur parlait comme on cajole. Plus que quiconque, ilredoutait l'ire du boutiquier auquel il devait tant, puisque chacune de ses troisépousesvenaitrégulièrement,lespochesvides,seravitaillerensonnom.Surtoutsadeuxièmeépouse,Bougna,quiavaitmillegriefscontre luiet remplaçait les

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claquesqu'ellerêvaitdeluimettrepardescrédits.«Tuvasencoreenbaver,monsalaud ! » pensait-elle chaque fois ; mais Abdou, qui ne savait rien de cettevengeance sournoise, tenait toutes les requêtes de la dame pour urgentes et laservaitparégardpoursonmari.Pourtant,avecletemps,Abdouavaitacquisunetristeconviction:s'ilvoulaitsauversonaffaire,iln'avaitpaslechoix,ildevaitsemettreàdoscertainsdesesamis.Aussi,lesraresfoisoùilseretrouvaitseulderrièresoncomptoir,ils'entraînaitàjeterdesnégationsacerbesàlafigured'unvisiteur imaginaire, avec le sérieux d'un comédien répétant une tragédiegrecque:

—Non!Laboutiquenefaitpasdecrédit!Onachèteouondégage!C'estsimple,non?

C'était simple en apparence : cesmots, il les pensait, s'en gargarisait, lesgoûtait, les formulait, les reformulait avec l'application de qui prépare uneplaidoirie, mais lorsqu'il se trouvait en situation de les sortir, tout devenait sicomplexequ'ilneluirestaitplusqu'àservirsesclientsdésargentéssansdesserrerlesdents.Aprèsquoi,ilrestaitàméditersursonsort.

Cette boutique, Abdou y tenait comme un vieux soldat à sa médailleobsolète.Ilavaitétéunvaillantjeunehomme,reconnupartouspoursaforcedelabeur.Filsdepêcheur,lameravaitétésaseuleécole,selonlavolontéd'unpèrequineconnaissaitetnerespectaitaucunautremodedevie.Nourridecéréalesetdepoissonsfrais,Abdouavaitunphysiqued'athlèteetlecouragequifitdeluiledigneremplaçantdesonpèreàlatêtedelaflottillefamiliale.Iln'avaitquedeuxpirogues et quelques matelots, presque tous de son âge, mais cela lui avaitgarantiuneviesanstropdesoucispendantdenombreusesannées.Àl'époque,lamerétaitpoissonneuse,lapêcheartisanaleflorissanteetceuxquiaffrontaientlesvagues, s'ils n'étaient pas riches, ignoraient tout de la vraie pauvreté. On ditqu'auxpauvresilrestelescadeauxdelanature.Orl'Atlantiqueétaitsigénéreuxque les insulaires se sentaient bénis des dieux. Les pêcheurs n'étaient pasaffairistes. Certes, ils se faisaient un peu d'argent en ravitaillant ceux ducontinent mais, même lorsque la prise était maigre, ils gardaient le bonheurpaisibledeceuxquisaventleurfamillebiennourrie.C'étaitlaviedecampagne,uneviedeborddemer,uneviedelabeur,uneviemodestedepetitesgens,maisunevieheureuse,puisquelesmèresbordaientleurspetitsrassasiés,sansavoiràs'inquiéterdulendemain.

Cettesérénités'était troublée,puisavaitfiniparvolerenéclats,quandleschalutiersoccidentauxsemirentàpillerlesressourceshalieutiqueslocales.Lessardinesquelesenfantsgrillaientenchantantseretrouvèrentdansdesboîtesde

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conservesvenduesdans lessupermarchésdespaysriches.Abdou, lecapitaine,avaitpressentileproblème:sesprisesseréduisaient,sesfinancess'effondraient.Surtoutelacôtesénégalaise,lespêcheursrentraientavecdespiroguesdemoinsenmoins remplies.Lesdaurades et les espadons, qu'attendaient leurs épouses,étaient ratissés par les bateaux européens pour des papilles plus nanties. EtpendantquelespopulationsduNordsegavaient,ladisettes'installaitauSud.Sicertains de ses pairs persévéraient, Abdou, lui, avait compris que lemal iraitcroissant.Réduit,laplupartdutemps,àbrûlersonessenceenvain,às'endetterpourremplirdesjerricanesdeplusenplusnombreux,ildécida,contrel'avisdecertainsdesesmatelots,demettreuntermeaupariquotidien.Ilvendittoutsonmatériel, régla ses dettes et, avec le reste de son pécule, installa sa petiteépicerie. Il n'était pas naïf et n'escomptait nullement faire fortune.Quadragénaire,polygame,mariéàdeuxépousesetpèred'unedizained'enfants,ildésiraitsimplementassurerlepaindessiens.Sonrêven'allaitpasplusloinquesesobligations:uneépicerieluipermettraitd'avoirdesvivresàdispositionetlesventes, sans être mirobolantes, rapporteraient de quoi améliorer l'ordinaire etfairefaceauximprévus.Enélaborantsonprojet,ilimaginaitbienquesonmielattirerait forcément desmouches,mais il ne sedoutait pasque la détressedesautress'abattraitsiviolemmentsursonpetitcommerce.N'ayantpasfaitd'étudescomptables, il gérait son négoce au flair et se débrouillait avec les loiscoutumières:desaccordstacitesavaientfaitdelui lecréancierdetous,carenvertu de la tradition locale et de la généalogie à ramificationsmultiples, tousattendaient de lui une attitude solidaire. Mais, si cette solidarité lui conféraitl'enviablestatutd'unhommeincontournableetunanimementrespecté,elleétaitdevenue,aveclaconjoncture,ledangerquimenaçaitlapérennitédesongagne-pain.Lesmillemercisqu'on lui servaità longueurde journéene remplissaientpassoncamionderizetsongrossisteexigeaitunversementavanttoutenouvellelivraison. « Si je coule, vous coulez ! » lui criait le Dakarois, chez qui ils'approvisionnait. Lorsque sa marchandise s'amenuisait et que ses tiroirsrestaientdésespérémentvides,Abdousesouvenaitdecettephraseetnepouvaits'empêcher de la placer, les rares fois où il osait chapitrer certains mauvaispayeurs.

—Non,non!Pasdecréditaujourd'hui!Avecquoivais-jerenouvelermonstock,hein?Bientôt,jenepourraiplusramenerungrainderizdanscevillage!Jevouslejure,sijecoule,vouscoulezaussi!

S'illuiarrivaitdepassercesjours-là,Arameremarquaittrèsviteleregardcourroucé du commerçant et savait à quoi s'en tenir. Elle abrégeait les

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salutations, achetait unebroutille et s'éclipsait en attendant que le vent tourne.Sur cette île de pêcheurs aguerris, on composait avec l'humeur du boutiquiercommeonnégocielescourantsmarins.

La partie de cartes n'avait pas repris. Néanmoins, sous le fromager, lemalaise s'était finalement dissipé, emporté par quelques discussionsinsignifiantes,dontnulnesesouviendrait,maisquiavaientl'immenseavantagede décrisper les mâchoires. Abdou et sa cour devisaient, quand une nuée desauterelles affamées, envolée de l'école primaire, se répandit dans les rues duvillage.Ilétaitmidi.

Midi. Seul moment, peut-être, où les mères de l'île, face à la répartitioncornélienne de leur modeste déjeuner, souffrent du nombre insensé de leursaccouchements. Si peu de riz, pour tant d'enfants ! Si Jésus ne revient pasmultiplier le pain, son église sera pleine,mais demorts. Le linceul estmoinscherqu'unsacderiz.GageonsqueMahomet,desoncôté,agrandirasonparadispouraccueillirtoutcepetitmonde,puisqueicionconsolelesmèreséploréesenleurassurantquetoutenfantmortdevientunangeetmonteimmédiatementauparadisoùilsefaitl'intercesseurdesesparentslemomentvenu.Quioseraitendouter, sous peine d'être sacrifié au Diable ? Quand la foi pose son doigtpéremptoire sur le curseur de la pensée, les bonnes âmes disent simplementAmen. AlorsAmen ! On s'imbibait des prêches fleuves de l'imam.Amen ! Ilsermonnait,promettait,ordonnait.Amen!IlfallaitaugmentaitlepeupledeDieu,mortouvif.Amen!Onenterraitsouvent,onbaptisaittoutletemps.Amen!Ons'arrachait les cheveux pour la dépense quotidienne. Amen ! Les nombreusesgénuflexionsjournalièresneremplissaienttoujourspaslessacsdecéréales,maisonpriaitencore.Amen!Selonl'imam,chacundevaitacceptersonsort.Amen!Mais des époux, traumatisés par leurs bourses vides, fuyaient parfois leurdomicile aux aurores. Amen ! Et les épouses, écœurées et impuissantes,pensaient : «Àmort, le lâcheur ! »Mais ça, l'imamne devait pas l'entendre,sinon il leur décernerait un passeport pour la septième fournaise de l'enfer.Car les femmes, discourait-il, pouvaient obéir ou pas à leurs parents, mais sielles voulaient sauver leur âme, elles devaient vénérer leur mari en toutescirconstances.Quandlesépouxdésertaient,leslaissantaffronterseuleslesaffresdelamarmaille,elleslesmaudissaientensilence.Amen!

Ilétaitmidi.Certainsdesvisiteursd'Abdousedécidèrentàrentrerchezeux.Maisd'autresavaientrangéleurgênesouslanatteetattendaienttranquillementlerepasdeleurhôte.Onentenditunbruitd'ustensilesdecuisinedanslamaison.

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Une écumoire raclait énergiquement une marmite, car une miette serait uneperte.Quelquesminutesaprès,l'épousequiassuraitsontourdecuisineapportaungrandbolfumantsouslefromager.Ellefutsuiviepardeuxdesesfilles;l'uneposa une petite bassine d'eau et une serviette, l'autre distribua des cuillères àceux qui en voulaient. Une fois encore, Abdou invita ses acolytes. Il étaitsatisfaitdelaquantitédelanourriture,mais,ensonforintérieur,ilsedemandaitsisesfemmesetsesenfants,quimangeaientprèsdelacuisine,enavaientautant.Il était déjà arrivé que l'une ou l'autre de ses épouses, agacée par le nombrecroissantdesespique-assiette,manifestâtsonexaspération:

—Tudevraisfermerlaboutiqueàmidi.Jesuistoujoursobligéederéduirenotre déjeuner et celui des enfants pour augmenter le vôtre. Ces gens vontaffamerlespetits.D'ailleurs,pourquoinerentrent-ilspasdéjeunerchezeux?

Pourtant,ellesavaitbienqu'ilyauratoujoursdesmoucheronspourvoyagersur le dos du lion ! Depuis qu'il avait ouvert sa boutique, Abdou déjeunaitrarementseulavecsafamille.Endehorsduvendredi,jourdelagrandeprière,iln'arrivait jamaisà fermeràmidi.Sesvisiteurs l'enempêchaient,enmultipliantexprès lespartiesdecartes.Cela l'irritaitquelquepeu,maisà la findechaquerepas,quandcesécornifleursoubliaientdeleremercier,luin'oubliaitjamaisderendre grâce à son Seigneur.Car, au fond, il lui était reconnaissant de ne pasapparteniràlacatégoriedeceuxquilorgnaientchezlesautresets'asseyaientsurleur dignité pour un repas gratuit. Même s'il lui était pénible de subir enpermanence ce partage imposé, il se consolait, convaincu que l'inconfort dedétenir l'objet convoité est somme toutemoinspénibleque la frustrationde ledésirer.Pèredefamilleresponsable,ilétaitévidemmentsensibleauxremarquesdesesépouses.Maisiladoptaitchaquefoisuneattitudedepatriarchepondéréetfaisait appel au bon sens de son interlocutrice. Placide, il l'interrogeait à sontour:

— Une oasis se demande-t-elle pourquoi les dromadaires rôdent autourd'elle?RemercionsleSeigneur.

Et cela suffisait pour contenir la colère de la mère louve, qui s'en allaitaussitôtconcocterunrepasd'appointpoursespetits.Detoutefaçon,qu'ellerâlâtouqu'ellechantât,ellesavaitbienque,danssonterroir,sonéchinedevaitporterplus que son propre destin. Ses gémissements formels s'apparentaient à descapricesamoureux,detendresmiaulementsdestinésàattirersurelle,pendantuncourt instant, l'attention de son polygame d'époux. En dépit de son airimperturbable, Abdou ne restait pas de marbre. Sa femme décodait son petitsourireencoinetsonregardquisous-entendait:«Mafemmen'estpaségoïste,

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c'estunemèreaimantequiveutprotégermesenfants» ;etcelavalait,pour ladame,leplusbeaudescompliments.

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III

Aramen'espérait,quantàelle,aucuncompliment,ens'en retournantchezelleavecsacalebassederizetsonsavonroulédansunvieuxjournal.Ellesavaitqu'elletrouveraitsongrabataireentraindegeindredanssachambre,carilétaitdéjàtardetsondéjeunern'étaitpasservi.

Cet homme, bien qu'il eût perdu tous ses moyens, ne cédait rien de sesprivilèges.Bienaucontraire,toutcequiamputaitsescapacitéssemblaitempirerson caractère à proportion.Despote finissant, aucune insanité ne lui paraissaitimprononçable et faire avaler ses injustices aux autres était devenu sa seulemanière de jauger son autorité. Lesté d'un passé peu reluisant et n'ayant plusaucunavenir,Koromâkagissaitcommes'ilvoulaitdonnerauxautreslamortquilui bouchait l'horizon. Sa pensée ne dépassait plus les limites de ses besoinsprimaires. Invectiver, ordonner, exiger, c'était sa façon d'extérioriser le cuisantmanqued'unamourqu'iln'osaitplusdemanderàpersonne.Danssademeure,oùle devoir avait asséché toute source de tendresse, il ressentait un cruel besoind'affectionet riendecequ'on faisaitpour luineparvenaità l'apaiser.Etparcequ'il ne pouvait pleurer ou se rouler par terre, commeun enfantmécontent, ilavait fait de l'ingratitude le signe ultime de son désespoir. Koromâk ne sesouciaitnullementdel'originedesanourriturequotidienne,maisunrepastardifdéclenchaitchezluilahargned'unchiendeguerre.Etsilesvoisinslevoyaientdemoinsenmoins,tousétaienthabituésautimbredesavoixassassine.

Avec le temps, Arame avait appris à préserver ses nerfs en faisantl'opossum. Le silence, c'était le bouclier qu'elle opposait aux flèchesempoisonnéesdesonassaillant.D'ailleurs,uncertaincynisme tenait sonesprithors de l'eau : elle souriait parfois, en se disant que le pauvre bougre pouvaitgesticuleretvitupérer,dumomentqu'il restaitentravéparsonarthrose,qui lui

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interdisait toutdéplacementsansassistance,toutallaitbienpourelle.Quelquesannées plus tôt, chacune de ses colères la laissait couverte d'ecchymoses.Maintenant, elle n'avait plus besoindeprendre ses jambes à son cououde secouvrir levisagepourseprotéger.Petitboutde femmecharpentéedevolonté,elleétait lemenhir inébranlablecontre lequelvenait sebriser lahaineduvieilhomme.Lesjoursoùelleétaitd'humeurmoqueuse,quandlesinsultesfusaient,elle leur opposait unemélodie que sa voix de rossignol portait à la cime descocotiers. Cette feinte désinvolture anéantissait l'irascible qui, au comble del'impuissance, s'emmurait dans la bouderie pour un jour ou deux, après avoirpromislapirelogedel'enferàl'impudente.Perversitéindividuelleouparadoxedel'âmehumaine?PlusKoromâkdépendaitdesonépouse,plusill'exécrait.

L'entourage louait lapatienced'Arame,ellen'enavaitque faire.Elleétaitlà,parcequ'ellenepouvaitagirautrement.Ellenecherchaitplusàluttercontresonmauvaisdestin.Tenir,nejamaiss'écrouler,c'étaitsonuniquesouhait.Ellenedemandaitplusrienauciel,mêmepaslamortdesontortionnaire.Rêverd'unetelledélivrancel'écrasaitdeculpabilité,quandelleavaitdéjàassezdepoidssurles épaules. Supporter, son expérience l'avait persuadée que sa colonnevertébrale ne devait servir qu'à cela. Comment aurait-elle pu imaginer autrechose?Supporter,sanssupputerd'issue,elleneconnaissaitquecela.Alors,ellecourait, titubait, trébuchait, tombait,serelevaitetpoursuivaitsonchemin,sansjamaissedébarrasserdesonfardeau.Ilyatantd'Herculehorsdel'arène.Tousces gens qui savent qu'ils ne seront jamais honorés pour les prouesses qu'ilsaccomplissentauquotidienetquineréclamentrien,Arameétaitdeceux-là.

Lorsqu'elle poussa son portail, la ruche de ses petits-enfants bourdonnaitprèsdelacuisine.Ilssechamaillaient,sedisputaientleursraresjouets,àdéfautd'attraperlagamellepleinequidansaitsurlesmirages.Ilsdevinaient,del'autrecôté du mur, les voisins en train de déjeuner. Un appétissant fumet leurchatouillait les narines et c'était trop pour leurs sens en éveil. La faim qui lesgrignotait de l'intérieur avait eu raison de leur patience. Pour une poupée dechiffon,onbaffaitlasœur;pourunballondégonflé,oncognaitlefrère;pourunregard de travers, les coups partaient. On s'écharpait, on s'éreintait, on secramponnaitl'unàl'autre,parcequ'onnesavaitparquelboutprendreuneviequin'offraitque la faim.Etboum!Si lavieavaitunegueule,elle serait salementcabossée.Etboum!Lescoupssetrompentsisouventdedestinataire.Etboum!Boum!

—Hey,çasuffit!lançaArame,mettantainsiuntermeaupugilat.

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Dès qu'elle fut à leur hauteur, chacun posa sur elle des yeux inquiets oùflottaientdespointsd'interrogation.

— Oui, je sais, dit-elle, le déjeuner est en retard. Mais comme vous levoyez, je rentre des courses. S'il plaît à Dieu, vous allez manger avant deretourneràl'école,jeferaivite,sivousmelaissezcuisinerenpaix.

Le poisson et les légumes, qu'elle avait nettoyés avant de se rendre à laboutique, égouttaient dans un petit panier en osier posé sur une étagère defortune.Elleavaitmisuncouverclesur lepanier,maisleballetdemouchesladégoûtatellementqu'ellereplongealetoutdansunseaud'eau.

Lespetitssetenaientmaintenanttranquilles,ilssavaientqu'elletiendraitsapromesse:commed'habitude,sarecetteseraitsimple,ungrandfeuaccéléreraitla cuisson et ils engloutiraient leur repas en soufflant sur chaque bouchée.Parfois,c'estenroutequ'ilsentendaientlaclochequilesrappelaitàleurdevoir.Ilsengageaientalorsunsprintettraversaientlacourdel'écoleenseretenantderendre leurdéjeuner.Ces jours-là, la nourriture, encore chaude, leur pesait surl'estomac et les phrases décidées de l'instituteur, qui martelait une langue àcomplicationsmultiples,s'abattaientsurleurstempestellesdesclaques.Ilsneledisaientpas,n'avaientpasencorelesmotspourcela,maisundéjeunertardifleurprovoquaitunabominablestress:nauséeetvertigeaumenudupremiercoursdel'après-midi. Leurs résultats scolaires suivaient la courbe de leur quiétude, endentsdescie.Ilsn'étaientpasbêtes,maislafréquentetensionquilestraversaitde la tête aux pieds laissait peu de place aux leçons de l'instituteur. Sous lemanguierdevant lacuisine, ilsnesesouvenaientquede leur faim,évaluant letemps qui les séparait de leur gamelle en fonction des différentes tâchesqu'effectuait leur grand-mère. Arame, tout à son urgence, fendait son bois depalétuviers, quand elle entendit le claquement du portail, aussitôt suivi d'unevoixtonitruante.

—BonjourArame !Dieumerci, tu es là ! Comment vas-tu ? Commentvontlesenfants?

AramereconnutimmédiatementlavoixdeBougna,savoisineetamie;ellel'aimait bien,mais elle aurait préféré ne pas la voir ce jour-là. Elle avait déjàassezdesouciscommeça!Or,avecce«Dieumerci,tueslà»,ellesedoutaitbienqueBougnavenaitluidemanderunservice.

—Lesenfantsvontbien,merci.Ettoi?—Moi, çava.Alhamdoulilahi !Mais si tupouvaismedépanner, ça irait

beaucoupmieux.Coumbaadéjàcherchéplusieursbassinesd'eauaupuits,elledoitme laver le linge aujourd'hui.Malheureusement, je n'ai plus de savon et,

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Dieum'esttémoin,jen'aipasunsouenpoche.Jemesuisditquesitupouvaisme faire crédit d'un savon ou de son prix, je pourrais te rembourser dès quej'auraivendumesfruitsdemer.

—Ma chère Bougna, je suis désolée, mais je crois que nous avons ététonduesparlemêmecoiffeur:jen'aipasuncentimeetlesavonquetuvoislà,jeviensdeleprendreàcréditchezAbdou.

— Ah, quelle pitié ! se plaignit Bougna. Eh bien, tondues par le mêmecoiffeur,nousvoilàchezlemêmeperruquier!J'iraidoncvoirAbdou.Monmarin'auraqu'àpayer,aprèstoutonvalaversonlingeaussi.Tusais,macoépouse,notretroisième,cettejeuneradine,ellenousaserviundéjeunerinfect,bienquejel'aievueplumeruncoq.Cettepimbêcheditqu'ellevapréparerunragoûtpourledînerdeWagane.J'imaginequecet injusteluiadonnédequoifinancertoutça.Tupeuxmecroire,jenevaispasmegênerpourluifairecracherleprixd'unsavon.

Aramesouritetluijetaunregardentendu,s'abstenantdetoutcommentaire.Elleétaittropoccupéepours'intéresseraubavardageetàlaviematrimonialedeBougna, un feuilleton dont elle connaissait tous les rebondissements.Convaincue que le moindre mot de sa part encouragerait les confidences etprolongerait la discussion, elle s'activa dans tous les sens pour signifier à savisiteusel'urgencequiétaitlasienne.

—Bon,ma chèreArame, jem'envais,Coumbadoitm'attendre, prétextaBougnapours'éclipser;unefaçondebalayersagêneetdefuirlesilencedesonamie.

—Aurevoir,Bougna.Désolée,jeneteraccompagnepas,mondéjeuneresttellement en retard et les petits doivent repartir à l'école. Transmets messalutationsà toute la famille.Si lapetiteCoumbaabesoindecharbonpour lerepassage,ellepeutpasserdemain,j'enaiunpeudecôté.

MêmesiBougnal'agaçaitsouvent,Aramen'avaitjamaislecouragedeluifermer sa porte. Dans leur environnement, des relations fiables et durablesreprésentaient le plus rentable des investissements. Il y avait toujours desmomentsassezdifficilespourvouspousseràfrapperàlaported'autruietmieuxvalait que ce soit une porte amicale. Parfois, en proie aux humeurs, oncongédiait,maisoncongédiaittoujoursavecménagement.Lasusceptibilité,onlasurveillait,onprenaitmilleprécautionsafindenepasl'égratigner.Vexerunevoisine,àquionadéjàrendutantdeservices,c'étaitsabordersonplacement.Letact résidait dans la façon de faire comprendre à l'autre qu'elle n'était pas

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spécialementbienvenueàl'instantprécis,maisqu'onl'accueilleraittoujoursavecjoiedansuneautreoccasion.

Après le départ de Bougna, un calme triste envahit la maison. Sespréparatifs terminés, Arame ne s'agitait plus, elle s'était enfin assise sur sonvieux banc et suait à grosses gouttes. Une cuillère en bois à la main, ellenourrissait généreusement son feu et surveillait la cuisson de son repas. Samarmitemijotait, encerclée par de grandes flammes.De temps en temps, ellejetaitunœilsousl'arbredevantlacuisine:certainsenfantss'étaientendormissurlagrandenatteet lesautresbâillaient, stoïques.Les jouetsqu'ilssedisputaienttantôtnelesintéressaientplus.Unsoleilsansclémencefanaitleurslèvresetlesfaisaitclignerdesyeux.Delasalive,ilsn'enavaientpresqueplus.Mêmeallerseserviràboireétaitau-dessusdeleursforces.Lecanariétaitnichédansuncoindelachambredeleurgrand-mèreetaucund'euxnetenaitàrentrerdanslalignedemiredumonstre,tapidanslelit,quin'attendaitqu'uneciblepourdéversersabile.Selon lacoutumeduvillage, il estpermisauxpetits-enfantsdeplaisanteravec leurs grands-parents, de les raillermême, pour leurmanifester un tendreattachement.MaisKoromâknel'entendaitpasdecetteoreille.D'humeuramère,toute plaisanterie lui semblait déplacée et ses vertes remontrances avaient finipar refroidir les plus taquins de ses petits-enfants. Ce grand-père-là, ils lesubissaientplusqu'ilsnel'aimaient,leredoutaientplusqu'ilsnelerespectaientetsesoumettaientàluiplusqu'ilsneluiobéissaient.Ilétaitlà,pesantdetoutsonsérieux,commeunbarildepoudrequ'unrienpouvaitenflammer.Etlesenfantsl'évitaient,avecuneluciditéd'adulte.Devantlui,ilsperdaientleuraircandide,lapeurlesaffublaitd'unmasqued'austéritéquilesétouffait.Cen'étaitqueloindeluiqu'ilsrespiraientetretrouvaientleurssouriresinnocents.Etlorsqu'ilsollicitaitl'und'entreeuxpourunpetitservice,lemalheureuxs'exécutaitenvitesse,pours'éloignerdeluiauplusvite.

—Ledéjeunerestprêt!Dès qu'Arame avait lancé cette phrase, le petit monde sous le manguier

s'agita.Mêmelesdormeursselevèrent,sansqu'oneûtbesoind'insisterpourlesréveiller.

—Dépêchez-vous,j'arrive,ditArameenpassantdevanteux.Ellegravitlesmarchesduperronetdisparutderrièreunrideau,chargéedu

déjeunerdesonmari.Koromâkmangeaittoujoursseul,danslesalonoudanssachambre.

QuandArameressortit,auboutdequelquesminutes,avecunecruched'eaufraîchetiréeducanari,lesenfantsavaientdéjàréunilenécessaire:unebassine

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d'eau pour se laver lesmains, quelques petits bancs vite installés autour d'unenatte.Arameentradanslacuisineetrevintavecunbolderizaupoisson,qu'elleplaçaaumilieudelanatte.Avantmêmequ'elleneleureûtsouhaitébonappétit,certainsenétaientàleurdeuxièmebouchée.

—Hey,doucement!Cen'estpaslapeinedevousempiffrerainsi.Le repas se poursuivit plus calmement, mais la détermination de chacun

restait sans faille. On empoignait une feuille de chou, à peine pliée, onl'enfournait.Onarrachaitlamoitiéd'unedarnedepoisson,lesautresenauraient-ilsautant?cen'étaitlesoucidepersonne,saufdelagrand-mèrequi,remarquantlemanège,intimait:

—Moins, allez, tu enprendsbeaucoup trop, et les autres alors ? Ils n'enveulentpas,eux?

Alorsl'indélicat,unpeuhonteux,affectaitderéduiresaportionetcontinuaitsanssedémonter.S'ilnesehâtaitpas,ilrisquaitderaterlereste.Carlesautresn'écoutaientqueleurventre.Encoreunebouchée,unepelletéederizqu'onrouleenbouleethop,lavoilàquigonflelesjouespuisdisparaît.Gloup!Lachaleurdurepasalliéeàleuraviditélespoussaitàavalerpresquesansmâcher.Lagrand-mèreavaitbeau les sermonner, rienn'y faisait.Cetteattituded'affamésétait siancréeeneuxqu'elleétaitdevenue leurcomportementnaturel.Detoutefaçon,millehypothèseslesséparaientd'uneéventuelletablemondaineoùonattendraitd'euxdebellesmanières.Gougnafierspareillement, ils gagnaient en sérénité àbâfrerentreeux.

—Hey,doucement!Cen'estpaslapeinedevousétoufferainsi,ilyenaassezpourtoutlemonde.

Cettephrase, lagrand-mères'enétourdissaitpournepasadmettrequesespetits-enfants en redemandaient encore. Le grand bol était déjà vide et lesenfantsrognaient,léchaientgoulûmentlescarcassesdepoisson.

—Hey, vous entendez l'appel dumuezzin ?Allez, dépêchez-vous, sinonvousserezenretardàl'école.

Àpeinerincésetessuyés,ilsdétalèrent.Avecunpeudechance,ilsseraientàl'heure.

Lorsquelacohortepassadevantelle,Aramesoupira,soulagée:encoreundéjeunerarrachéàlafortune.Lanuéedemouchesquivirevoltaitsurlesrésidusde repas ne lui permit pas de s'abandonner à ses pensées. Elle se leva,débarrassa, balaya sous l'arbre et s'en alla laver sa vaisselle devant la cuisine.Lorsquetoutfutpropreetbienrangé,elleserenditdanssachambre,rapportauncoussin et s'allongea surunenatte.Même si levent soufflait tiède, l'ombrede

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l'arbre lui semblaitpluspropiceau repos.Àcetteheurede la journée, la tauleonduléetransformaitleschambresenfournaises.Etlachaleurn'étaitpasseuleàpousser Arame dehors, la présence de Koromâk dans la pièce lui paraissantencoreplussuffocantequelacanicule.Jeunemariée,elleaimaitàseretirerdanssa chambre, après avoir accompli ses tâchesménagères ; c'était samanière designifiersonrejetàsonépoux.Maisdepuisquecederniers'étaitmisàgarderlelit,l'arbreétaitdevenusonrefugepréféré.

C'était là qu'elle retrouvait l'autre Arame, celle qu'elle cachait à tout lemonde,lamélancoliquetapieenellequ'elletraînaitcommeunsacdesable,sansjamaispouvoirladéposer.Quandlescrisdesenfantss'étaientéloignés,pendantcesquelquesheuresoù,assomméparlesoleil,levillageaccroupisurlesdunessombrait dans une sieste réparatrice, elle prenait le temps de méditer. Sesjournées,savie,toutcequiluiserraitlagorges'emparaitdesonesprit.Etparcequ'elleavaitsouventmalauventre,elleselevait,sepréparaitunetassedebissappour faciliter la digestion. Pourtant, elle savait que ce qui la faisait souffrirn'avait rien à voir avec des problèmes gastriques. Tant de manques, tant dedouleurs foraient sans arrêt leurs galeries en elle ! Les carences à combattreétaientmultiples,mêmesiellepensaitenpremierlieuàlagamelledespetits.Lanourrituredecetessaimqu'onluiavaitlaissétournaitàl'obsession.

«Assezpourtoutlemonde»,songea-t-elle,puisellesouritdedépit.Assezpour tout lemonde,elleen rêvaitpour ses septpetits-enfants,maisc'était loind'être le cas. Ses deux kilos de riz, elle comptait dessus pour deux jours, pasdavantage. Elle n'en avait utilisé que lamoitié pour préparer le déjeuner et ledîner, le même plat divisé en deux. Le soir venant, elle ferait un beau feu,réuniraitlespetitsetferaitchaufferlemagmalaissédanslamarmite.Elleavaitses astuces pour assurer deux repas à toute lamaisonnée avecun seul kilo deriz : ellemettait autant de légumes et de poisson qu'elle le pouvait, les faisaitcuiredansungrosbouillonpuis,ellelessortait.Danscejus,elleplongeaitsonriz et le laisser gonfler jusqu'à remplir lamarmite. Et si le résultat n'était pastoujoursdumeilleuraspect,cettepâteépaisse,savammentépicée,avaitlemérited'êtrepeucoûteuseet rassasiait rapidement.«Leventrenedévoile jamais soncontenu»,disait-elle,enservantsamixture.Et les rares foisoù l'undespetitsosaitdiresondégoûtpourunplat,ellel'attrapait,leregardaitdroitdanslesyeuxetluiparlaitcommeàunadulteindélicat:

—Attentionhein!Situnesaispasquitues,prends-toipourquituveux,maisrestehumble:onnedédaignepaslesonquandonn'apasdemil!

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Àcesparoles, lesautresgaminssetassaient ;maisdèsquelagrand-mèretournaitledos,ilsricanaient,semoquantdeceluiquiavaitétéréprimandé:

—Duson!Ilvamangerduson!Ha,lemouton!Hahaha!Évidemment, ils ne savaient pas encore qu'il existe mille manières de

manger du son, quand on n'est pas né dans des draps de soie. Plus tard, ilscomprendraient les différentes condamnations que la pauvreté faisait peser surleurs épaules. Lorsqu'ils auraient conscience de supporter ce que les nantistrouvent inadmissible, lesparolesde leurgrand-mèredévoileraient toutes leursnuances.Pourl'instant,ilsenriaientetcesriresn'étaientquelemincevoiledel'enfancequilespréservaitencoredelacruautédel'existence.

Ces orphelins qui riaient, Arame les observait avec tendresse. Mais leurinnocenceladévastait,ellequinesouriaitplusqueparpolitesse,depuisledécèsde son fils aîné. Le drame était entré dans sa demeure et n'en était jamaisressorti.Maisdanscevillageoùlespetitsgrandissentprèsdesfemmes,profitantsi peu de la présence paternelle, les petits-enfants d'Aramen'avaient pas eu letempsdevraiment s'attacherà leurpère ; aussi s'étaient-ilsvitehabituésà sonabsence.Sonmarinepartageantjamaissesémotions,Arameavaitl'impressiond'êtreseuleàpleurersonfils.«Tun'espasseule,tun'espasseule»,luiavaientrépétélesgensvenusauxobsèques.«Menteries»,avait-ellepensé,letempsluiavaitdonnéraison.D'autresdeuilsavaienteulieuetonavaitfiniparoublierlesien. L'émotion immédiate fut remplacée par une fade compassion sansincidencesursonsort.Allongéesoussonarbre,ellemesuraitàquelpointelleétait seule, absolument seule, surtout depuis queLamine, son cadet, était partipourl'Europe.Lemort,mêmesisoncœurdemèrerefusaitdesel'avouer,elleyavait renoncé ; mais Lamine, parti pour l'Europe en clandestin, comment sedélivrer de son absence ? Il n'avait appelé que de rares fois, puis, plus rien.Commentallait-il?Oùétait-ilprécisément?Quefaisait-il?Toutespaceau-delàdeDakardépassaitl'entendementd'Arame.LeSénégal,avecsesdixrégions,luisemblait impossible à parcourir en une vie.Alors, l'Europe, cela sonnait à sesoreillescomme lenomd'uneplanète récemment rentréedanssonunivers.Sonfilsparti si loin, elle imaginait bienque son retourprendrait un certain temps,maistoutdemême,septansdéjàqu'elleattendait,celacommençaitàl'inquiétersérieusement.

Elle se rendit dans sa chambre et revint avec une carte postale, la seuleenvoyéeparLamine.Ellenesavaitpaslire,maisellesemitàobservertouslesdétails de la photo. «C'est beau, là-bas », pensa-t-elle. Soudain, un frisson laparcourut:«Ets'ildécidaitd'yrester,là-bas?»Uneidéeinsoutenable,maisqui

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ne la quitta plus. Mieux que quiconque, elle savait pourquoi on ne pouvaitexclure un tel choix.Lemot immigration renfermedes réalitésmultiples dontcertaines sont si souterraines qu'elles échappent à l'acuité des analystes duphénomène.Mêmesilesraisonséconomiquessontévidentes,ellessontloindejustifiertouslesdéparts.Ordesraisonsdequittersaterrenatale,lefilsd'Aramen'en manquait pas. Consciente du fait, la mère, effrayée, priait en silence :« Seigneur, veille surmon petit ; qu'il gagne de l'argent et qu'ilme revienne,j'espère qu'il n'en sera pas autrement. » Elle ferma les yeux, pour mieuxs'abandonneràsaprière.Lafatigueaidant,ellefinitpars'endormir.

L'après-midiétaitbienavancée, lemanguier répandaitgénéreusement sonombre et le vent soufflait, plus frais. Devant la cuisine, quelques poulesgloussaient,grattaientetpicoraientdesgrainesvisiblesd'ellesseules.Parfois,lebêlementd'unmoutonmontaitd'uneruelle,avantdes'évanouirpourretentirplusloin.Mêmesileschèvressemanifestaientavecleurindiscrétionhabituelle,lescanardsétaientdeloinlesplusagaçants;onlesdevinaitsedandinantàlaqueueleuleu,d'unemaisonàl'autre,avecunelenteurquirendaitleurcaquètementplusentêtant.Cetteambianceavaitbeauêtrefamilière,onentendait,detempsàautre,une voix exaspérée maudire la propriétaire négligente d'une si envahissantebasse-cour.Cettebandesonoredelaviedecampagnenedérangeaitpaslasiested'Arame. Comme elle se levait aux aurores et enchaînait les tâches, lorsquel'épuisementendiguaitlecoursdesespensées,seulunvraitintamarreparvenaitàperturbersonsommeil.

Ilétaitpresqueseizeheureslorsqu'ellesursauta,réveilléepardeséclatsdevoix. Assise sur sa natte, elle se frotta les yeux et tendit l'oreille. Des voixs'élevaientdeplusenplushaut, c'étaitbienunedispute.Ellequitta sanatte etjeta unœil dans la rue, où beaucoup de voisines convergeaient vers lamêmemaison,attiréesparlabagarre.Pourlaénièmefois,Bougnaetsajeunecoépouseoffraient aux villageois le spectacle attendu. Arame ajusta son pagne et, sansprendre le tempsdechaussersessandales,se renditencourantchezsonamie.Soncœurbattait lachamade :commetout lemonde,ellepensaitque lesdeuxcoépousesfiniraientunjourpars'entre-tuer.Àchacunedeleurbagarre,lesgensaccouraient,craignantlepire.Qu'allait-elleencoretrouver?Unœilpoché?Uneoreilledéchiquetée?Unbrascassé?Elleretroussalégèrementsonpagneethâtalepas.

LorsqueAramepénétradans lamaisondeBougna,grouillantedemonde,lesdeuxcoépousesnesecognaientplus,maislesinsultesfusaient,baroquesetvirulentes.Lacourétaitdiviséeendeuxparties:chacunedespugilistes,retenue

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d'un côté et entourée par les siens, déversait sa prose fielleuse autant qu'ellesuait.Deshommessetenaientaumilieuet,l'airdediscuterentreeux,gardaientunœilvigilant, prêts à s'interposer à toutmomentpour éviterunaffrontementdes deux camps. Ils savaient d'expérience que ce cordon de sécurité étaitnécessaire,carcettesociété,homogèneenapparence,estenréalitéunpatchworkdetributsetdeclansoùtoutdifférendcréeunrisqued'embrasementgénéralisé.À chaque dispute, on accourait, on séparait les belligérants, on feignait laneutralité, on tentait même une conciliation pour affirmer sa propensiondiplomatique,maischacun restaitprêt à laver l'affront siquelqu'unosait ternirl'honneurdesafamille.Unebatailleentrecoépousesesttoujoursunedéclarationdeguerreentredeuxlignées.

Arame se trouvait dans une position très délicate : amie deBougna, elleétaitapparentéeàsajeunecoépouse.Sileschosesvenaientàdégénérerouellesoutenait son amie et se faisait maudire par sa famille ou elle soutenait sacousineet sonamieyverrait lapiredes trahisons.Lacousine,Arameavait sipeud'accointancesavecellequ'ellenesesentaitguèreprêteàsebattrepourladéfendre. Quant à Bougna, elles étaient de la même classe d'âge, seconnaissaient depuis leur jeunesse et avaient déjà noué amitié, lorsque lemariagefitd'ellesdesvoisinesdequartier.Endépitdelaprégnancedesvieillesloisclaniques,Arames'entenaitàl'évidencedesessentiments:àsesyeux,lesliensquil'attachaientàsonamiecomptaientplusquelesquelquesgênesqu'ellepartageait avec cette cousine lointaine avec laquelle elle n'échangeait que desamabilités. Fidèle en amitié, elle n'était pas encline pour autant à épouser laquerelle de Bougna, car elle savait combien celle-ci pouvait être retorse etprovocante envers ses coépouses. Elle-même payait très cher leur amitié, carBougnaavaitinfluencésondestinplusqu'ellenel'auraitsouhaité,cedontellesemordaitlesdoigtsàprésent.Danscettepositioninconfortable,Arameerrad'ungroupeà l'autre,murmuraquelquesphrasesapaisantesàchacuneet,commelecalme semblait revenu, préféra rentrer chez elle. En sortant, elle inspiraprofondément et soupira d'aise, soulagée de quitter les autres femmes quijacassaientencore.Ellecroisad'autrescommèresqui luidemandèrent,àbrûle-pourpoint,laraisondelarixe.Elleditqu'ellen'ensavaittroprien,bredouilladessalutationsetpoursuivitsonchemin.

Ellen'avaitmêmepas cherchéà comprendre lemotif circonstancielde labagarre, puisqu'il n'était un mystère pour personne que Bougna était de cesfemmesquifontdelapolygamieunconflitpermanent.Depuissonmariage, laconcurrence et la rivalité l'occupaient du matin au soir. Au début, on disait

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qu'ellefiniraitpars'adapter,maistelnefutpaslecas.Lespremièresannées, illuiarrivaitderelâcherunpeulapression.Maisselonceuxquifréquentaientsonménage,cesmomentsd'accalmienesurvenaientqu'àlafaveurdutempéramentde la première épouse. Non que celle-ci se laissât faire, mais une forcepsychologique à toute épreuve lui permettait d'ignorer les piques de Bougna.D'une autre génération, la première épouse, moulée dans les certitudestraditionnelles, considérait la polygamie comme une situation inévitable :lorsquesonmari,Wagane,luiavaitannoncél'arrivéedeladeuxième,elleavaitreçu la nouvelle comme on admet le passage des saisons. Elle n'était pasindifférente,loindelà,maisellesavaitqu'aucunedesescolèresnechangeraitlacouleurduciel.Ellevoulaitsimplementresterdigne,tenir,nepasperdrelafacedevantlanouvellevenue.Nenourrissantplusaucuneillusionamoureuse,ellenefitplusrienpourentretenirlaflammedesonépouxetreportatoutesonaffectionsursesenfants.Poursauverlesapparences,elles'accrochaitàsesautomatismesconjugaux.QuandBougna,jeunemariée,luidisputaitl'attentiond'unhommequinel'intéressaitplus,ellenesedonnaitmêmepaslapeinedelui tenir tête.Ellepouvaitencaisser lesoutrancespendantdesmoisavantdese révolteretmêmeses colères attiraient rarement la foule, tant elles étaient froides et brèves.Soucieuse de sa paix intérieure et du bien-être de ses enfants, elle évitait lesquerelles, laissant à l'autre l'illusiond'unevictoire.Sonnaturel silencieux étaitune coque sur laquelle venaient ricocher inutilement les flèches de Bougna.Lorsquecettedernièreétaitfatiguéedelancerdesattaquesinfructueuses,ellesedisaitqu'ellen'avaitdécidémentpasdevraierivale;celalarassuraitetmettaitunetrêveàsesprovocations.Pendantcespériodes-là,souverainesursontrônedejeuneépouse,Bougnasavouraitl'attentiondesonmari,quilatraitaitcommes'il n'avait jamais aimépersonne avant elle.Waganenégligeait ouvertement sapremièreépouse,Bougnaprofitaitsansaucunscrupuledesonrégimedefaveur,prenant chaque injustice de son hommepour une preuve d'amour.À l'époque,elle ignoraitquesontourviendrait.Aduléeetfolled'amour, ilne luifallutpasplus de dix ans pour aligner six enfants devant celui qu'elle voulait pour elletoute seule.Des enfants qui grandissaientmaintenant à ses côtés, sans aucuneperspectived'avenir.

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IV

Dès sa nuit de noces,Bougna s'étaitmis en tête de battre le record de lapremière épouse, qui avait déjà huit enfants, dont cinq garçons. Les garçonsétaientl'objetdesaplusférocejalousie:aprèssonaîné,Issa,elleavaitenchaînéquatrefillesavantd'avoirundeuxièmefils.Danssonmilieu,unetelleinfortunevous déroute l'amour d'un homme. Le mari s'était, au fur et à mesure,désintéresséd'ellepourretournerverslavaleursûre:lapremière,dontlescinqfils,déjàgrands,allaientluigarantirlepaindesesvieuxjours.Ilestvraiqu'avecsesmaternitésrapprochées,Bougnaavaitpeuàpeuperdulelustredesajeunesseet ressemblait maintenant, en tout point, à la première épouse. Toutes deuxavaientdesrides,leventreflasque,lesseinstombantsetdescourbesincertainesqui se perdaient dans les plis négligés de cotonnades jaunies au labeur. Etpuisque,departetd'autre, iln'yavaitplusdedorureà fairevaloir, ildevenaitloisibledemettrelagrandeurd'âmesurlabalanceamoureuseduménage.Quandle flacon est brisé, seuls les effluves du parfumdemeurent.Maintenant que ladeuxièmeépouseavaitperdulesappasdesajeunesse,lemaricomprittrèsvitequesapremièreétaitd'unebienmeilleureessence.Sontempéramentplacideenfaisait naturellement un refuge idéal pour un homme vieillissant, fatigué desaffresdel'amour.

Disgrâce, sentiment d'abandon, rancune tenace, ce qui rongeait Bougnainstillait en elle l'envie d'une revanche éclatante. Sa blessure d'orgueil, elle laportaitcommeunedernièregrossesseetrêvaitd'unedélivranceroyale.Unjour,sejurait-elle,ellelaveraitl'affront.Cejour-là,assisesursavictoire,elletoiseraitson mari et sa coépouse. « Une Guelwaar ne meurt pas l'échine courbée ! »clamait-elle, lorsqu'ellecroisait l'unoul'autredeceuxqu'elleappelaitsesdeuxennemis. Divorcer, elle n'y songeait pas. Où irait-elle avec son abondante

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progéniture?Aunomde l'honneur familial,un frèreouuncousinconsentiraitpeut-être à l'accueillir, mais elle savait combien une telle situation était peuflatteusepourunefemmedesonâge.Cependant,lapeurduscandalen'étaitpasseule à la retenir. Bougna ne se sentait pas prête à louvoyer entre des belles-sœursqui,inévitablement,seserviraientd'elledansleurspropresrivalités.Untelrôlevouscondamneà l'hypocrisie ;or, siellepartait s'incrusterchez lessiens,nonseulementellen'yéchapperaitpas,maisceseraitleseulmoyendeménagertoutes les susceptibilités pour gagner la paix. Et puis, au-delà de toutes cesconsidérations,ellen'entendaitpascéderunpoucedelaplacequiétaitlasienne.Tropfièrepourprendrelafuite,elleseconvainquitqu'elledevaitresteretlutterpiedàpiedjusqu'aujouroùellerécolteraitleslauriersdesoncombat.

Tel lefleuveSénégal, lavieduvillagecoulait ininterrompue,encharriantses événements ordinaires. On célébrait les mariages dans l'excès, ons'empiffrait,ondansaitàs'enbriserleschevilles,onmanifestaitexagérémentsajoieàchaquecérémonie,commepourforceruneréconciliationaveclavie.Onbaptisait, on enterrait. Les marées rythmaient les journées. On mouillait,remontait lespirogues.L'écoleseremplissait,sevidait, les inscritsétaientplusnombreux à chaque rentrée, mais tous ne revenaient pas forcément l'annéesuivante. On priait, on espérait, il fallait se convaincre que demain seraitmeilleurafindenepasse laissermourir.Lasdegeindre,onrêvaitet lesrêvesgrandissaientplusvitequelesenfants.Lessaisonssesuccédaient,s'emboîtaientcomme des phalanges sur la main du destin. On jardinait, on labourait. Onbêchait, on sarclait.On semait lesgraines avec fatalisme.On récoltait, peuoupas. On pleurait de tristesse ou de joie, parce que le cœur a sa propre loi.L'insignifiantpourlesunsétaitgrandiosepourlesautres.Etrienn'étaitmièvre,parceque toutcorrespondaitàunesensibilité.Mêmedépouilléde tout,chacungardesapaletted'émotionsetvarielescouleursdesonciel!

Si elle participait à la vie de la communauté, Bougna portait en elle uneindicible solitude. La riposte qu'elle ourdissait la rendait imperméable à touteréjouissanceetleventserefusaitàtournerensafaveur.Aucontraire,lesjoyeuxévénementsqui se succédaientducôtéde sacoépouseattisaient saconvoitise.L'un des fils de la première, qui venait de terminer ses études en ville, avaitobtenu un petit poste dans l'administration. Il était bien loin des fastes desministères, sans doute ne le goûterait-il jamais, mais dans une familled'analphabètes, une telle consécration est toujours accueillie avec tambours ettrompettes. Respectueux de la tradition, le jeune homme avait envoyé sonpremiersalaireàsesparents.Toutàleurbonheur,cesderniersachetèrentdela

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colaetquelqueskilosdesucre,qu'ilsdistribuèrentàlaparentèlepourannonceretcélébrer labonnenouvelle.«Priezpournotrefils»,disaient-ils, faussementmodestes,ensortantdesmaisonsoùlesheureuxbénéficiairesdesoffrandeslesfélicitaientavecenthousiasme.CespectacleécœuraBougnaauplushautpoint.Elle passa des nuits entières sans trouver le sommeil. Concernant le nombred'enfants,elleavaitpresquerattrapésacoépouse.Sagrandefrustrationsesituaitauniveaudelaréussite:aucundesesrejetonsnesemblaitenmesurederivaliseravecsesdemi-frères.

Nés pendant la période faste de Wagane, les enfants de la coépouse deBougna avaient bénéficié de meilleures conditions d'éducation. Lorsqu'il étaitencore en pleine activité, le marin pêcheur, embauché par une compagnieespagnole, avait installé la première épouse et ses enfants dans la banlieuedakaroise.Lesplusgrandsétaientdéjàaulycéequandlacompagnieespagnoledéserta le port de Dakar. Les patrons, prétextant de lourdes réparations àeffectuer impérativement, avaient rapatrié leurs chalutiers, faisant accroire auxemployés sénégalais qu'ils reviendraient bientôt les embarquer. Trois annéess'écoulèrent, sans bateau ni indemnité. Ayant presque épuisé ses économies,Wagane,n'espérantpasd'autreemploiàcinqansdelaretraite,préférafuirlaviechèredelacapitale.Lamortdansl'âme,ils'enretournavivreauvillageaveclessiens.

Enpartant, lecoupleavait laissésesquatreaînéspoursuivre leurscolaritéen ville. Pour des raisons financières, ils furent répartis par paire, chacunehébergéechezunoncle.Waganelui-mêmeavaitsouventaccueillidenombreuxétudiantsetdemandeursd'emploivenusdel'île.C'étaitàsontour,pensa-t-il,deprofiterdecesystèmeoùchaquebarquequimouillepeineàflotter,assaillieparlaparentèle.Cefutdonctrèsnaturellementqu'ilsetournaversceuxauxquelsilavait déjà rendu service et qui, de ce fait, ne pouvaient que répondrefavorablementàsademande,malgrélafaiblessedeleursressourcesetl'exiguïtédeleurdomicile.Lamèrepleuraenquittantsesgarçons, lepèreconsidéraquesortirdesjupesdeleurmamanferaitd'euxdeshommes.Commelesautres,leursenfantsapprendraientàsefairetoutpetits,às'incruster,enattendantdegrandir,detravailleretd'êtreassaillisàleurtour.Sansêtreaussiaffectéquesonépouse,Waganen'étaitpascontentdelasituation,maissesmoyensneluipermettaientpas d'agir autrement. Depuis qu'il vivait à Dakar, sa maison ne désemplissaitpas ; cette situation avait, des années durant, absorbé une bonne part de sesrevenus.Alors,lorsquesonépouseavouasagênededevoirlaissersesenfantsàla chargedes autres, il trouva l'argument imparablepour ladéculpabiliser : ils

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avaient assezdonné, ils pouvaientdoncdemander sans complexe.Si personnen'oseprendrelaresponsabilitédel'autonomie,ilfautbienquetouspartagentlefardeau de cette dépendance perpétuelle si habilementmaquillée en solidarité.Sûr d'être dans son bon droit,Wagane avait laissé ses enfants à la charge desautres,commeonexigeleremboursementd'unedette.

Auvillage,on lesaccueillitavec leségardsdusàceuxde leur rang :desenfants du pays qui avaient prospéré en ville sans oublier leurs racines. Simadamerestaitdiscrète,malheureusededevoirseréhabituerauxtâchesarduesdelacampagne,Waganesemblait,quantàlui,ravideplastronnerentourédesescamaradesd'antan.Certes,iln'avaitplusdesalaireetsesmaigreséconomiesnetiendraientpasplusieurssaisonsmais,libérédel'angoissedeslourdesdépensescitadines, il savourait l'attention qu'on lui portait. Arrivé au village, encoreauréolé de sa supposée réussite, il fut courtisé par des parents et alliés qui luisignifièrenttrèsrapidementlemanqued'enverguredesamonogamie.Commecechoix n'avait jamais été que provisoire dans sa tête, il ne se fit pas prier. Enquelquesmois,ilavaitdénichélaperlecenséeembellirsesvieuxjours,Bougna.Toutlevillagesalualabonnefortunedelademoiselle.Waganeavaitunebarbehirsute,unventredemoinsenmoinsdiscretetdesfessesquiavaienttendanceàprendre leur indépendance, mais personne ne se demandait si ce physiqueconvenaitàlajeuneépouse.DanslemarasmeduSud,quelparentrefuserait lamaindesafilleàunmarinembauchéparunecompagnieeuropéenne?Lemarinsegardabiend'ébruitersonchômage:«Ilattendaitleretourdesonchalutier»,laissait-ildire.Disposantencoredesonbasdelaine,Waganecélébralesnocesengrandepompe,décidéàimpressionnerlesvillageoisunedernièrefois,avantlapériodeprévisibledevachesmaigres.

Lesbaptêmessesuccédèrent,mais ils furentdemoinsenmoinsfastueux.Aprèsdesannéesàterre,lemarinavaitfiniparannoncersaretraite.EtBougnacompritlepiègequis'étaitrefermésurelle:jamaisellenegoûteraitàlabelleviequi l'avait tant fait rêver, jamais elle n'aurait le plaisir d'aller passer quelquesannéesàDakaravecsonmari,àl'instardelapremièreépouse.Laville,ellen'yavaitétéquepourservirdebonnedansunefamillequinelalaissaitmêmepassortir ; elle aurait tellement aimé y passer ses premières années de mariage.Amère,Bougna s'étranglait de jalousie, lorsque sa coépouse évoquait avec sesenfantsdessouvenirsdeleurviecitadine.Dessouvenirsdontellenesedoutaitpas àquel point ils étaient reconstruits etmagnifiésdans le seul desseinde lafaireenrager.

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Certes,lacoépousen'étaitpasvindicative,maiselleavaitl'artdetitillerdefaçonsournoise.SarivalitéétaitplusvicieusequecelledeBougnaquicrachaitouvertementsonacrimonie.Elleattaquaitdebiaisoufaisaitsemblantdeparlerauxautrespourdévoilerdeschosesdontelleétaitcertainequ'ellesagaceraientsarivale. Ainsi, du jour où elle apprit que son fils avait un emploi dansl'administration,elleenfitlesujetfavoridetoutessesconversations.Lorsqu'unvisiteur lui demandait des nouvelles de ses enfants, elle annonçait d'un tonfaussementnaturel:

— Dieu merci, les grands sont à Dakar où ils poursuivent leurs études.D'ailleurs, l'aîné vient d'obtenir un poste dans le gouvernement. Nous enremercionsleSeigneur.

Dans le gouvernement ! Il est vrai que la dame était analphabète et nesaisissait pas forcément la nuance entre travailler dans l'administration ettravailler au gouvernement. Mais, à l'évidence, même pour des oreilles nonaverties, la sonorité bourdonnante de ce dernier mot en imposait davantage.Bougnaavaitbeaufuirdetelsconciliabules,ellenepouvaitsesoustraireàtoutesles occasions dont profitait la première épouse pour étaler sa fierté de mèrecomblée. Par exemple, quand ses enfants les plus jeunes et ceux de Bougnatraînaientpouralleràl'école,elleprenaitsavoixlaplusclairepouraffecterdelesmotiver:

— Les enfants, dépêchez-vous, ne vous mettez pas en retard ! Si vousvoulezréussircommevotregrandfrère,vousdevezêtreponctuelsetapprendresérieusement.Voyezlerizquenousmangeonstousmaintenant,c'estbiengrâceà lui. La réussite d'un fils, c'est à cela qu'on reconnaît une bonne mère.Remerciezdoncvotregrandfrèrequinousnourrit touset tâchezdefaireaussibienquelui!

Ces remarques irritaient Bougna, qui percevait qu'elles n'étaient pasuniquement destinées aux enfants. Par cette pirouette, la première épouse setaillaituneplacedereinemère,réduisantsacoépouseànéant,puisqu'elleetsesenfantsn'apportaientrienaufoyer.Cetterivalitédesmèresenvenimaitaussilesrelationsentrelesenfants.Ceuxdelapremièresedélectaientdesproposdeleurmère,tandisqueceuxdeBougnasouffraientdelavexationadresséeàlaleur.

Cette position de remorque, Bougna ne désirait que son promptchangement.

Lessoucisavaientcreusésesjoues,rabotéseshanchesetbaissélesoctavesdesonrire.Sesnuitsétaientsouventblanches,soncieldésespérémentnoiretlerouge de sa colère ne brûlait que ses yeux. Pensait-elle encore aux douces

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veilléesamoureusesdesaviedejeunemariée?Riennepermettaitdelecroire.Laseuleextasequ'elleattendait,ceseraitlejouroùellerenverseraitlepouvoirde la première épouse.Malheureusement, à vingt ans, Issa, son fils aîné, quiavaitquittél'écoleavantlebrevet,n'avaitpastrouvéd'emploiplusrentablequela pêche artisanale. Comme beaucoup de jeunes dans son cas, il passait sesjournéesàabîmersesrêvesenmer.Àpartlepoissonqu'ilrapportaitàlamaison,ilnegagnaitpresquerien.Pourtant,Bougnanepouvaitcompterquesurluipouraméliorer son sort.Ellene savait pas encore comment,mais elle était certaineque son fils réussirait et lui permettrait de recouvrer toute sa dignité face à lapremièreépouse.Enattendant,celle-cifaisaitlepaon,lemoindrepaquetenvoyéparsonfilsétaitexhibédevant tous.Et lorsquec'étaitun tissu,elles'enfaisaitunerobe,endisantàquivoulaitl'entendrequesonfils,siattentionné,tenaitàceque sa mère ne soit pas habillée comme d'autres avec des loques. Bougnaravalait sa salive, regardait ailleurs, en attendant que le cirque passe. Elle, lasanguine, la grande gueule du quartier, gérait maintenant ses nerfs, feignantl'indifférenceaurisqued'imploser.

Alorsqu'ellecroyaitsonsuppliceterminé,ellereçutlecoupdegrâce.Lesfils de la coépouse étaient venus de la ville passer quelques semaines devacances sur l'île, avant departir pour de lointains voyagesqui déjà laissaientprésagerunbelavenir.Ledeuxièmeavaitbrillammentréussionnesavaitquelconcours et obtenu une bourse pour leCanada. Le troisième avait eu son bacavecmentionetuneboursepourallerfairesesétudesenFrance.Cesnouvellesse répandirent dans tout le village enquelques jours.De toutesparts, les gensconvergeaient vers ceux qui s'étaient ainsi hissés au rang de figures dumicrocosmeinsulaire.

Durantleséjourdesgarçons,Bougnasesentità l'étroit,supportantmalledéchaînement de joie, les éclats de vanité de sa coépouse et guèremieux lesfélicitationsdithyrambiquesquiluiétaientadressées.Pourlesrepas,ellefaisaitde sonmieux, lorsque c'était son tour de cuisiner : simplequestiond'honneur.Ellefutsoulagéedelesvoirplierbagage.Ilsn'allaientpasrevenirdesitôt,c'étaittrèsbienainsi.

Les fils de la première épouse,Bougna ne les portait pas dans son cœur.Pendant longtemps, une distance froide lui avait permis de sauver lesapparences.Celaauraitpudurerencoreainsi,maismaintenantqueleurréussitesignait la suprématie de leur mère, elle les haïssait sincèrement. Pourtant, aufondd'elle-même, elle les remerciait.Leur histoire et leurs conversations aveccertainsdeleurscopains,qu'elleattrapaitauvol,luiavaientouvertlesyeuxsur

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unesolutionqu'ellen'avaitjamaisenvisagée.Grâceàeux,elletenaitenfinl'idéequiallaitchangerledestindesonproprefilsetluioffrir,parlamêmeoccasion,la revanche tant attendue.Sûredeposséder les clefsde savengeance,Bougnasortit de l'expectative, déterminée à construire l'échelle censée mener à sesambitions:l'Europe!SonfilsaussiiraitenEurope,toutcommelesautres!

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V

Pause.Letempscoulait,sansbut,aussiindifférentqu'unruisseausauvage.C'était l'heure ralentie, l'heureplate,unesuccessionmonotonedeminutessanssaveur. Aucune langue ne se souvenait plus du goût de son déjeuner. Lesinconditionnelsdelasiestepoursuivaientleursrêvesdiurnes.Seulleventagitaitlesfilstendusdutisserand,assoupiprèsdesonmétier,àl'ombredescocotiers.Encherchantbien,onauraitputrouverunvieuxpêcheurrafistolantsonfiletàl'arrièred'une cour.Peut-êtremêmequ'une épouse amoureuse était en traindemixer,danslesecretdesachambre,lesessencesquiattireraientsonhommeaulit,dès lecrépuscule.Etsi le forgeronavaiteu lamauvaise idéedefrapperuncoupdemarteau, il aurait fendudes tempes surprises.Endehorsduchantdesoiseaux et du rugissement des vagues, les bruits habituels s'étaientmomentanémentinterrompus.Lesenfants,quin'étaientpasàl'école,attendaientdes heures plus clémentes pour déferler dans les ruelles du village.Même leschèvres sans piquets semblaient retenues quelque part. Dans cette torpeur del'après-midi, l'île reprenait son souffle comme une vieille dame fatiguée detraîner sa mémoire. Pourtant, à cette heure silencieuse, en apparence privéed'activité,toutn'étaitpassuspendu.

D'une foulée synchronisée, deux silhouettes avançaient, tranquillement,sous les cocotiers. Les sandales laissaient des marques difformes sur le sableblanc et soyeux, qui gobait le pied à chaque pas. Murmures, éclats de riresretenus, messes basses de bonnes femmes : Arame et Bougna, dans leurdélicieusecomplicité.Uncoupd'œil,àgauchepuisàdroite,sait-onjamais?Uneoreillepourrait pousserpar erreur suruncocotier.Etpuis, il y avait uneautrebonne raison d'être prudent : selon les croyances du village, cemoment de lajournéeestconsidérécommel'heuredesdjinns.Unemauvaiserencontrepouvait

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rendremalade ou faire perdre la raison à tout jamais. Encore un coup d'œil àgaucheetàdroite.Personnenesuivaitetriendebizarrenelaissaitsupposerlaproximitéd'undjinn.Unéchangederegardsetdesouriresachevad'installerlasérénité. « Je te dis ceci, parce que je sais que tu ne le répéteras pas… Je tedonneunpeudemoi,parcequetuaslagénérositédemedonnertantdetoi…»Ces pensées non formulées étaient les préalables évidents de leur dialogue.Protégées par le cocon de leur amitié, elles savouraient leurs confidencesdébridées, comme les gamins se délectent de gros mots à l'écart des adultes.Encore quelques pas et le souffle marin s'engouffra dans leurs habitsmulticolores. Mues par un analogue réflexe de pudeur, elles se penchèrent,presque simultanément,pour retenir lespansde leurspagnesqui risquaientdes'envoler.Sil'irrévérencieusebiselesavaitdénudées,ellesn'auraientchoquélavue de personne, le bord de mer était désert. La marée était encore haute.Bougna avait convaincuArame de venir avec elle chercher des fruits demer.Ellequid'ordinairepréféraitlapêchedeproximitéavaitchoisicettefoislaplagela plus reculée, cachée derrière les derniers champs du village. Lorsqu'ellesfurentsurplace,Aramerouspéta:

—Jetel'avaisbiendit,lamaréen'estpasencoreassezbasse.—Oui,oui,jesais.Pardonne-moi,machèreArame,maisjedoisteparler

dequelquechosedetrèsimportant,j'aivouluquenoussoyonsenavanceetloindesoreillesindiscrètes.

—Riendegrave,j'espère?—Non,non,rassure-toi.Riendegrave,maisc'esttrèsimportant.—Bon,allons,vite!Lacuriositéestuneépinesouslepied.Nemefaispas

languir.Bougnal'attrapaparlamancheetl'entraînasousunbaobabquimontaitla

garde depuis des siècles. Accrochées à ses branches, plusieurs générations del'îleavaientguettéleursassaillantsvenusparlamer.Ondisaitmêmequel'arbreétaithantéàcertainesheurescar,pendantlongtemps,onavaitenterréàsespiedslesmortsétrangers.Aveclesannées,lesbâtimentsavaientpoussé,réduitlaforêtqui séparait les habitations du baobab et des peurs qu'il abritait. S'il inspiraittoujours le respect, le vieil arbre était devenu une aire de repos pour lesmarcheursfatiguésetlescultivateursharassésparlelabeur.Maisilétaitrarequequelqu'uns'yreposâtseul.

—Asseyons-nous,àl'ombrenousauronsl'espritplusclairpourréfléchiràlaquestion.Cesoleilestunevraiepunition.

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—Ah,Bougna!Maisdis-moi,tupeuxparlerenmarchant,toutdemême.Lapunition,c'esttafaçondemetenirainsienhaleine.

Bougnaricana,luimitaffectueusementlamainsurl'épauleetaccompagnasonmouvement vers le sol. Lorsqu'elles furent très confortablement installéesl'uneàcôtédel'autre,Bougnasedégageapourfairefaceàsonamie.Depuisquesonidéeluiétaitvenue,ellelaprécisait,lareformulaitmentalementetrêvaitdecemoment.Lesmotsavaientmûrienellecommedeschrysalidesprêtesàlivrerleurtrésor.Lesyeuxdanslesyeuxdesonamie,Bougnalibéralespapillonsquibattaientdéjàdesailesdanssabouche.

—Bon,machèreArame,tuasentendu,commetoutlemondeauvillage,que les enfants de ma coépouse vont à l'étranger, l'un au Canada, l'autre enFrance.

—Ah,çaoui!Mêmelesmortsdusièclederniersontaucourant,levillageneparlequedeça.

—Et tu verraisma coépouse !On dirait qu'elle a gagné une parcelle auparadis.Seslèvresnecouvrentplussesdentsjaunes.

—Oui,bon, je saisque tupourraiségrener lesdéfautsque tu lui trouvesuneluneentière,maiscen'estpascequetuvoulaismedire,hein?

—Non,concédaBougna,maissituhabitaisavecelle,tuverraistoi-même:sicettefemmeétaitunebâtisseàrénover,ilfaudraittoutdémolir.

— Eh, comme tu y vas ! N'oublie pas que tu parles de ma cousine,puisqu'onesttousparentsicid'unemanièreoud'uneautre.

Les deux femmes s'esclaffèrent. Loin de contenir Bougna, ce rappel deparenté effectué par Arame sur un ton complaisant soulignait l'exceptionnelleconnivencedesdeuxamies.

—Tachèrecousineestplusquepénibleencemoment.Elleremplitnotredemeure à elle toute seule ; depuisqu'elle a appris que ses enfantsvontpartirpourl'étranger,sonsourirepermanentnousbarrel'horizon.Lapauvreestgonfléed'orgueiletdéballesesréflexionssansfrein,dèsqu'unvisiteurpointelenez.Jeneluisoupçonnaispasunetelleloquacité.Ellesevoitdéjàsursontrônedorédereinemère!Jesuissûrequ'ellem'imagineenservanteaplatiedevantelle.Maislà,ellepeuttoujoursrêver!

—Allez,Bougna,soulagemesnerfs!Dois-jetepayerafinquetumedisesenfincepourquoitum'asconvoquéeici?

—Tun'aspasdeviné?—Maisnon!s'impatientaArame,mêmesic'est l'heuredesdjinns, ilsne

m'ont, hélas, rien soufflé.D'ailleurs, je crois que le seul djinn présent sous ce

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baobab,c'estbientoi!— C'est vrai ? Alors, ma chère Arame, comme un djinn, j'ai vu notre

avenir!Leséclatsderiresemêlèrentàlarumeurdesvaguesetserépandirentau-

dessusdesbuissons,quis'étendaientàpertedevue,derrièrelebaobab.Unventtièdevenudulargebalayait tout,soulevait lesableetsemblaitvouloirrefoulerlesmotsdanslabouchedeBougna,quisedécidaenfinàrentrerdanslevifdusujet:

—Je…ah!Brrr!Jevoulaisteparlerdenosfils.—Nosfils?—Oui,nosfils,IssaetLamine;euxaussipourraientpartirenEurope.—PartirenEurope?—Oui,partirenEurope,réussircommelesautresetaméliorernotresort.—Maiscommentpourraient-ilspartir ? fitAramedubitative.Lesenfants

detacoépouse,eux,partentgrâceauxboursesqu'ilsontobtenues.Mêmepourleurspapiers,ilparaîtqu'ilsontreçudequoiréglertouslesfrais.Nosfils,eux…

—Euxaussipeuventyaller,l'interrompitBougna.Ilspeuventpartir,sansdiplômes,sansboursesetmêmesanspapiers.

—Es-tusûredecequetudis?—Parfaitementcertaine.J'aientendulesenfantsdemacoépouse:certains

de leurscopains sontdéjàenEurope, sansboursesnipapiers.Etd'autresvontpartir bientôt. Tu as entendu parler des pirogues qui vont en Espagne, quandmême?

—Lespirogues,euh…Arameécarquillaitlesyeux,songeuse.Elleavait,certes,entenduparlédes

pirogues de clandestins,mais distraitement. Elle, qui avait déjà perdu son filsaîné enmer, n'avait jamais voulu envisager son second affrontant un tel péril.Lamine, le seul fils qui lui restait, avait raté plusieurs fois son bac et traînaitmaintenantàDakar,àlarecherched'unimprobableemploi.Touslesespoirsdela famille reposaient sur lui,maisArame n'exigeait rien de lui. Comme toutemère, elle souhaitait voir son fils réussir,mais pas au point de l'encourager àmettre sa vie en danger. Lorsque Lamine revenait sur l'île, lors des fêtesannuelles,ilapportaitparfoissonmodestesoutien.Malheureusement,ilarrivaitsouventqu'Aramefûtobligéedeluienrestituerunepartie,quandilétaitàcourtd'argentdepocheoupourpayersonbilletderetour.Lorsquelepère,mécontent,tançaitlefilsindigne,Aramesemontraitcompréhensiveetprenaitladéfensedesonbébédevingt-deuxans:

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—L'aveugleneprêtepassesyeux!Oùveux-tuqu'iltrouvel'argentquetuattendsdelui,alorsqu'ilestauchômage?Jesaisquemonfilsn'apasmauvaiscœur,ilnousaideraquandilauradutravail.Jeluifaisconfiance.

Offusquédevoirsafemmesedésolidariserainsidelui,Koromâksefaisaitsentencieuxpourlesengloberdanslamêmeinjure:

—Lecabripasseoùpasse lachèvre ! Jesaisoùsituer les trousdansmapalissade:laprogénitured'uneépouseindocilen'apportequedéception.

À ces paroles, Arame et Lamine se retranchaient dans un silence blessé.Sansseconsulter,ilspriaientpourlaprompteréalisationd'unmêmevœu:qu'unjourunebrillanteréussitedujeunehommedémentelesignoblesproposdesonpère.Arameétaitcertainequel'améliorationdesesconditionsdevieetlapaixdesonménagedépendaientdel'avenirdesonfils.Aussi,malgrélapeurqueluiinspiraient les pirogues de l'émigration clandestine, elle fut attentive etencourageamêmeBougnaàallerauboutdesonidée.

— Oui, les pirogues, me disais-tu, mais comment s'organise tout ça ?interrogea-t-elle.

Bougna, qui commençait à trouver le silence pesant, se sentit soulagée ;cette timide question posée par son amie sonnait commeun début d'adhésion.Enthousiaste,elleluiexposa,avecmoultdétails,lesrouagesduprojet.

—Jemesuisdéjàbienrenseignéeetjevaistoutt'expliquer…Depuisquelapêcheétaitdevenuemoinsrentable,denombreusespirogues

restaient à quai, si bien que leurs propriétaires se désolaient de les voir s'userinutilementetsongeaientàlesvendreavantdedevoirs'enservircommeboisdechauffe.Quelques astucieux avaient flairé la bonne aubaine : ils rachetaient etrevendaientlesplusgrandespiroguesauxpasseursqui,àleurtour,monnayaientla traversée aux aventuriers téméraires, prêts à embarquer sur n'importe quelesquif pour rejoindre l'Espagne.En quelques années, le système s'étaitmis enplace,mais, pendant longtemps, seuls les initiés savaient comment pénétrer lecircuit.Au début, les départs étaient rares. Par la suite, l'envie suscitée par laréussitedespremiersàavoirprislerisquemultiplialescandidaturesetl'appétitdes passeurs. De plus en plus, on voyait des villageois retaper d'immensespirogues. De temps en temps, quelqu'un allait amarrer l'une d'elles entre lesmangroves, au bout d'un bras de mer, derrière le village. Le soir, des jeuneshommess'yrendaient,enfile indienne,chargésdediversesmarchandises : riz,lait, sucre,bâches,bidonsd'essenceetd'eau,paquetsdebiscuits, etc.Lesplusjeunesmontaient la garde en permanence sur le grenier flottant. Ces jours-là,quandlacaleétaitpleinedevictuailles,onremarquaitdesvisagesinconnusau

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village.Venus d'autres coins du pays, des candidats à l'émigration, alertés parleurcontact, commençaient sur l'île lepremier tronçonde leur longueerrance.Hébergés chez le capitaineoudes connaissances, ils n'attendaient qu'un signalpour embarquer vers leurs rêves. En dehors des passeurs et du capitaine,personnenesavait ladateexactedudépart.Onseréveillaitunbeaumatin, lesétrangersavaientdisparuetdesenfantsdel'îlemanquaientàl'appel.Lesecret,c'était le premier lienqui unissait cesmercenaires de l'espoir, dont certains neprévenaient même pas leur propre famille. Petit à petit, la gourmandise despasseursrenditlesecretplusdifficileàpréserver:l'augmentationduprixdelatraverséeobligeaitceuxquin'avaientpaslesmoyensàsolliciterleurfamilleet,quandlafamillenedisposaitpasdesressourcesnécessaires,àfaireappelàleursrelations. De ce fait, chaque départ s'ébruitait et en suscitait d'autres. Lesémigrantsétaientdevenuslesmeilleursreprésentantsdecommercedespasseurs.D'ailleurs, lorsque ces derniers manquaient de clients pour remplir uneembarcation,ilsappliquaientunetechniquecommercialetoujourscouronnéedesuccès : tout émigrant qui ramenait un nouveau client se voyait offrir uneréduction sur sa propre traversée. Ainsi, d'eux-mêmes, et parfois avant touteproposition, les garçons se faisaient un devoir de recruter des compagnons devoyagedansleurentourage.Ilssecooptaiententrecamarades,entrecousinsouentrevoisins.Ilsdiscutaientavecleurspotes,rêvaientàhautevoix,sedélectantpar avance de l'agréable vie qu'ils mèneraient à leur retour. Ensemble, ilsdétaillaientleurspréparatifs,minimisaientlespérilsdelatraverséepourgarderle cœur accroché et oublier qu'ils risquaient de mourir avant de voir la côteespagnole.Danscetteeuphorie,excessiveparcequefeinte, ilsnesesouciaientplusdesoreillesindiscrètesetdévoilaient,parinadvertance,touslesmécanismesdusystème.

C'est ainsi que Bougna avait appris le chemin dérobé par lequel son filspouvait, lui aussi, tenter d'atteindre l'Europe.Commebeaucoupd'îliennes, elleavait souvent entendu dire que des jeunes étaient partis. Maintenant, elleconnaissait la combine, savait à qui s'adresser et combien il fallait payer. Leproblème,c'étaitl'argent.

—C'estvraimenttropcher,constataArame,etpuiscettemer…—Oui, c'est cher,mais l'avenir n'a pas deprix, la coupaBougna, qui ne

voulaitpasluilaisserletempsdedouter.Sivraimentnousvoulonsaidernosfils,nousyarriverons.

— Mais où veux-tu que je trouve une telle somme ? Et puis, affronterl'océanpourunsilongvoyage!Tucomprends…

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—Oui, je comprends, tu as déjà perdu un fils enmer et il ne t'en restequ'un.Jecomprendstacrainte,maisquelavenirvois-tupournosenfantsici?Etpournous?Quedeviendrons-nous,sinosgarçonsnes'ensortentpas?

Aramen'eutpasletempsderépondre.Bougna,sachantquesonamien'étaittoujours pas prête à la suivre dans son plan, abattit ses meilleures cartes :lapauvretécontrelaquelleellesebattaittouslesjours,lesorphelinsdesonfilsaîné à nourrir, son mari grabataire qui ne lui était plus d'aucun secours. Etcomme si ces arguments ne suffisaient pas, Bougna se lança dans un sombrepronosticpourvaincrelesdernièresrésistancesd'Arame.

— Et puis, n'oublie pas que ton mari est vieux et malade. Dieu mepardonne,maissi tu teretrouvesveuve,ànotreâgedéjàavancé, tunepourrasmêmepasrêverd'unremariagesalutaire.C'estévident,Arame,sanssoutien,tune tiendras pas longtemps le coup, or seul ton fils est susceptible de t'épaulerfranchement.

—Maisoùtrouvertoutcetargent?Bougnaétalasonplusgrandsourire,épuisée,maisheureused'avoirobtenu

leralliementimplicitedesonamie.Ellenevoulaitpassel'avouer,maisdepuisqueluiétaitvenucethallucinantprojet,ellese laissaitgagnerparunecertainefébrilité.Sonambitionneparvenaitpasàrefrénerlapeuretlaculpabilitéquilatenaillaientparmoments.Maintenant,ellesesentaitunpeurassérénée:lefaitdevoir Arame abonder dans son sens ne réduisait certes pas la dangerosité del'entreprise,mais la réconciliait avec elle-même. Parce qu'une autremère étaitprête,commeelle,àenvoyersonfilsauxgalères,Bougnaselibéradel'imagedemèrecruellequilatourmentait.Cetobstaclepsychologiquesurmonté,plusriennepouvaitl'arrêter.Elleneserefusaitaucunepistepourtrouverunesolutionauproblèmefinancier.

—L'argent?Avecunpeudeperspicacitéetbeaucoupdepersévérance,machèreArame,nousyarriverons.D'abord,vendonsnosmoutons,noschèvresetnospoules.Ensuite,j'iraiàDakarvendrenosbijouxetnoshabitsdevaleur.

— Et qu'allons-nous porter pendant les cérémonies ? Est-ce prudent deliquiderainsilepeuquenousavons?

—Qu'avons-nous de plus précieux que nos fils ?Des habits, des bijoux,nous en aurons d'autres et de plus grand prix, quand nos fils s'en reviendrontd'Europe. En dehors du temps, rien n'est perdu à jamais. Pour l'instant, nousdevonsmettrelepaquetpourgarantirl'avenirdenosfils,lenôtreendépend.

Aramesesentitgênéed'avoirémisdesobjections,honteusedeparaîtresiterreàterreetmatérialisteauxyeuxdesonamie.Désireusedeseracheter,elle

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semontraplusimpliquée.—Etsilaventedenosbiensnesuffitpas?—Lesfruitsdemerséchéssevendenttrèsbienenville,nousenpêcherons

davantage.D'ailleurs,ilyadesgensquiviennentlesacheterauvillageetquisedésolent de n'en pas trouver assez. Et si tous nos efforts ne suffisaient pas, ilnous resterait à solliciter nos familles respectives pour compléter la sommerequise.UnefoisenEurope,lespetitsnousenverrontdequoiréglerlesdettes.

—Ehbien!pourlesfruitsdemer,jecroisqu'ilesttempsd'yaller,sinousnevoulonspasrentrerbredouillesaujourd'hui.

Lesdeuxamies,absorbéespar leurdiscussion,avaient tardéà s'en rendrecompte,mais lamarée étaitmaintenant bien basse. Il n'y avait pas foulemaisquelques femmes, pliées en deux, grattaient la vase découverte qui s'étalait àperte de vue.Arame etBougna se levèrent, retroussèrent leurs pagnes,mirentleurs sandales dans leur panier et pataugèrent dans la gadoue. Si les rarestouristesaffectionnaientlesplagesdesableblanc,ellesnes'intéressaientqu'àcelimon fertilequi regorgeait de surprises etnourrissait lesvillageoisdepuisdestempsimmémoriaux.Tousleursrêvestendaientverscemêmeocéanquiavaitsisouventportéledeuilàsesriverains.Commelaproiemordàl'appâtduchasseurembusqué, les deux amies se mirent à récolter les coquillages que la vaguesemaitsurleurpassage.

Parcequ'ilsnepeuventlafuir,lesinsulairess'accommodentdelameravecle fatalismedeceuxquin'escomptentaucunegrâce ; cequ'onappellecouragen'étantsouventquelaforceextrêmedudésespoir.Àlafindeleurpêche,lorsqueArame et Bougna, arrivées dans leur quartier, échangèrent un dernier regardavantdesequitter,lachoseétaitentendue:leursfils,IssaetLamine,iraientenEspagne,ensemble,parlamer.

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VI

Leurpactescellé,ArameetBougnanevivaientplusquepour leurprojet.Auvillage,laviedéployaitsonthéâtrepanoramique,uneconcomitancedejoiesetdedrames.

Cependant, lorsque les deux femmes se retrouvaient et murmuraient enaparté, ce n'était que pour échafauder des plans susceptibles d'améliorer leursmodestes finances. D'habitude, c'était Bougna qui venait voir Arame pourrelancerledébat.L'argentetlesmoyensdes'enprocurern'avaientpaséliminédesa bouche sesmédisances sur sa coépouse,mais ils étaient devenus ses sujetsfavoris. Les rares fois où les deux amies ne parlaient pas trésorerie, elles sedésolaientdevoir leur fils ruiner leur jeunesseauvillageet cela lesconfortaitdans leur résolution.En tant quemères, elles nepouvaient pas nepas agir, sedisaient-elles,etchaquejourconfirmaitcepointdevue.

Depuisquelquesmois,Lamine,lefilsd'Arame,étaitrevenudelacapitaleetpassaitl'essentieldesontempsàerrer,désœuvré.Auvillage,ilavaittentédesemettreàlapêcheartisanalesanstropdesuccès.Ilyallaitdemanièresporadique.En vérité, il était tout simplement incapable de se faire à un tel métier. Lesnombreuses années qu'il avait passées à l'école l'avaient détourné de ce genred'activité.Pendantquesescamarades,élevésàlacampagne,tissaientdesfiletset s'exerçaient à acquérir le pied marin, lui récitait des poèmes, rédigeait desdissertationsetrêvaitd'undestindecolblanc.Malheureusement,aprèsplusieurséchecs au bac, il fut exclu de l'école publique. Ses parents n'ayant pas lesmoyens de lui payer l'école privée ou une autre formation, il avait passé desannées à la capitale à courir les petits boulots sans lendemain. Fatigué ettraumatisé par cette expérience, Lamine était revenu au bercail, commereviennent ceux qui ne savent plus quelle direction donner à leur vie. Si la

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proximité de son père mettait son moral en berne, vivre à Dakar, les pochesvides,luisemblaitencoreplusinsoutenable.Là-bas,ilavaitacquislaconvictionqu'ilnetrouveraitjamaisunemploidignedecenom.Cen'estpaslecouragequiluifaisaitdéfaut,ilseraitdescendudansunefosseauxlionssionluiavaittenduquelquebilletpour lefaire.C'est la foiqu'ilavaitperdue,eten l'HommeetenDieu.AuportdeDakar,ilavaitététémoindecequelaquêted'unsalairefaitdeshommes.

Encompagnied'uncamaradeduvillage,Lamineétaitalléproposersesbrasmusclés au port deDakar. Docker, ils ne s'y voyaient pas durablement,mais,parfois,pourunbilletàpalperdansleurpoche,pourunrepaschaudouunticketde transport, ils l'acceptaient.Alors,galériensdes tempsmodernes, ilsvidaientlescalesd'immensesbateaux,ignorantlecontenudessacsetdescartonsqu'ilsportaient.Ilsrentraientdansleurminusculechambreenbanlieue,fourbusmaisheureux d'être plus nantis que la veille. Et parce que leurs maigres sous lesconsolaient, ils oubliaient les courbatures et retournaient au port, le cœurvaillant.Arameavaitreçu,quelquesfois,unsacderiz.Lamineluttaitetpensaitaux siens, son copain agissait pareillement. Ils avaient poussé dans le mêmeterreau et partageaient lesmêmes valeurs.Leur réduit en banlieue, la cale desbateaux, leurs matins sans petit-déjeuner, c'était autant d'arpents du chemininitiatiquequ'ilsparcouraientensemble.Lavacheenragéequ'ilspartageaient,ilsl'assaisonnaientdeleursrêvesetsesoutenaientmutuellement.Leregarddel'unétaitlemiroirréfléchissantoùl'autreajustaitsonimaged'homme.Cetteamitié-là, Lamine en avait fait sa béquille. Puis vint ce jour, ce maudit jour : ilsdéchargeaient des sacs pesants quand, soudain, son copain s'écroula, bave auxlèvres, lesyeux révulsés.On l'aspergead'eau, lui fit unmassagecardiaque, envain.Lorsque lespompiers arrivèrent, ilsnepurentqueconstater ledécès.Del'ammoniaque ; à vingt-cinq ans, il était mort asphyxié par de l'ammoniaque.Ceux qui les avaient engagés pour décharger cette dangereuse cargaisonn'avaient prévu ni gants nimasques : les précautions coûtaient trop cher, pluscher que leur vie de gueux. Accident ? Oui, on avait osé dire que c'était unaccident ! Il n'y eut pas de poursuites, aucune indemnité ne fut versée auxparents du sacrifié. Ils ne savaient même pas qu'ils étaient en droit de porterplainte. Démolis, mais résignés, ils avaient enterré leur fils, se soumettant enbonsmusulmansàlavolontédeDieu.Lavolontédivine,unecaledebateauoùl'onpeutmettren'importequoi!Lamineprotestavivement,cefutpeineperdue.Personnenedérangealesommeildesresponsablesdudésastre.Depuis,Lamineruminait sa révolte : ce n'est un secret pour personne, la loi est rarement

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appliquée pour les analphabètes. L'ignorance est le premier obstacle à ladémocratie.Citoyenslibresetégaux,soit,encorefaut-ilconnaîtresesdroitspouravoirlavelléitédelesdéfendre.Injustice!Colère!Impuissant,Lamineétaitenproie à l'amertume lorsqu'il raccompagna le corps de son copain au village. Ilavait tant pleuré que ses yeux gonflés remplissaient ses lunettes. Après lesobsèques,ilavaitditàsamère:

—Jen'yretourneraipas,àfaire le tâcheronauport,onvatouscrever là-bas.Ilfauttrouverautrechose,j'ignorequoi,maisautrechose.

Arame l'avait écouté sans broncher, le couvant tendrement des yeux.Laminen'étaitpasdugenreàseplaindre;pourqu'ilenarriveàs'exprimerainsi,ilfallaitvraimentqu'ilsoitàbout.Elleseditquec'étaitlemomentdeluirévélerleprojetqu'ellemûrissaitpourluidepuissilongtemps.Mais,commeelleavaitpeurdeflancher,ellepritd'abordconseildeBougna.Lesdeuxamiesaffûtèrentleursargumentsensemble,avantdeconvoquerIssaetLamineenréunion.Ellescroyaient les surprendre,mais ce sont elles qui furent agréablement surprises,car, de leur côté, les garçons caressaient secrètement le même rêve. Ilsaccueillirentlapropositiondesdeuxfemmescommeunelibération,carchacund'eux redoutait le fait d'avoir à annoncer un voyage aussi risqué à sa mère.Soulagésetheureuxdesesavoirainsisoutenus,leurfuturdépartpourl'Europedevint leur seul horizon. La pêche, ils n'y allaient plus avec le sentiment deperdre leur temps, mais avec la joie de contribuer à réunir, petit à petit, lacagnottequipaieraitleurtraversée.

Desmoispassèrent,plusieurspiroguesétaientpartiespourl'Espagne,sanseux. Lesmaigres gains de la pêche ne permettaient pas d'envisager un départrapide. La plupart du temps, leurs prises garantissaient seulement le repasfamilial, tant et si bien que les économies fondaient plus vite qu'elles nes'accumulaient.LesimprévusobligèrentArameetBougnaàdépenserunepartiede leur pécule.Braves, elles ne s'épargnaient aucune peine,mais elles avaientfini par admettre qu'il leur faudrait beaucoup de temps avant de rassembler lasomme requise pour le départ des garçons. En attendant, mères et fils sedistrayaient de leur impatience en s'intéressant aux différents événements quirythmaientlavieduvillage.

L'Atlantiquecaressaittoujourslesflancsdel'île,maisnecalmaitpastouteslesangoisses.Silesoiseauxchantaientlematin,leshibouxhululaientlesoir.Lesoleil baignait tous les visages, mais n'éclairait pas tous les chemins. Et sil'ombre est reposante, la permanence des ténèbres finit par effrayer. Les jourss'enchaînaient,stagnaientoufuyaientàtouteallure.Leshumainss'évertuaientà

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ajuster leur pas. On reprenait son souffle, on s'accrochait. Parfois, le moralployait comme une canne à pêche. Sur l'île, le quotidien n'était pas avare denuancesetlabouledel'existencetournaitàsaguise.Mektoub!disaientlessageset les fous.Etceuxquinedisaient rienn'enpensaientpasmoins.L'Atlantiquepeut toujours rugir, il ne rugira jamais assez fort pour étouffer l'éloquencedessoupirs.Or,cesontlessoupirsquidisentlemieuxlepoidsdelavie.

Pendantquelesunsreportaient leursrêves, lesautresréalisaient les leurs.Les états d'âme n'y changeaient rien, Bougna était la mieux placée pour leconstater. Le fils aîné de sa coépouse, celui qui avait obtenu un travail dansl'administration, était venu célébrer son mariage au village. Une meute decollègues,desfonctionnairessubalternes,étaitvenueripailleraveclui.Lesfraissomptuairesn'avaientpaseffrayélejeunehomme.Euphorique,ilavaitdébarquéavecsonimmenseescorteetlepeuqu'ilavait,certainquelesoutiendessiensneluiferaitpasdéfaut.Parentsetalliéssemobilisèrentpourluifairehonneur.Endépitdel'opinionpeuflatteusequ'ilsavaientdesgensdelaville, lesinsulairestenaientàleuroffrirunaccueilmémorable:lescitadinsdevaients'enretournerchez eux en emportant une excellente image de l'île. Pendant ce week-endprolongé, un bœuf perdit sa tête, les poulaillers se vidèrent ; les femmescuisinaientdumatinausoirpour régaler la fouledesconvives.MêmeBougnaapportasacontribution;lecœurn'yétaitpas,maisparsouciduqu'endira-t-on,elle y alla de ses deniers et de sa sueur. Elle avait offert les fleurs d'hibiscus,achetéleskilosdesucreetlesépicesnécessairesàlafabricationdesbassinesdejus de bissap servies tout au long de la cérémonie. Dans les cuisines, elleprodigua généreusement ses conseils, aida au service et veilla à ce que sondévouement fût dûment constaté. Il ne fallait pas laisser dire que la deuxièmeépouse avait saboté la fête de son beau-fils. Pourtant, au fond d'elle, ellesouhaitaitvoir toutéchouer,car la réussitedecettecérémoniedemariageétaitunedragéequ'onluitenaithaute:unjour,sonfilsdevraitenfaireautantetellen'étaitpassûred'êtreenmesuredefairejeuégal.

Lesnocesfinies,lefonctionnairerepartitenville,laissantsajeuneépousedanslaconcessionfamiliale.Commelevoulaitlatradition,lamariéeétaitrestéeauvillage, sous le toit de sesbeaux-parents, où elledevait décharger sabelle-mère des tâches ménagères qui lui incombaient. Bougna subit ce nouveauchangement, lamortdans l'âme.Désormais,elleetcette jeunefemme,àpeineplusâgéequesonfils,cuisineraientàtourderôle,pendantquesacoépousesetournerait les pouces. Depuis toujours, la première dame tenait les clefs dugrenier.Commelevoulaitsonrang,c'étaitellequimesuraitlescéréales,quece

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fûtounonsontourdecuisiner.Pourladépensequotidienne,pendantlongtemps,ce fut lemari qui donnait lamême somme à chacune de ses épouses, ce quiéquilibrait un peu les rapports entre les deux femmes. Maintenant que lapremière avait unebru et un fils qui faisait vivre la famille, elle jouissait d'unbien meilleur statut : outre les clefs du grenier, elle tenait les cordons de labourse,puisquec'étaitsonfilsquienvoyaitl'argent.Bougnatrouvahumiliantdedevoirluidemanderdessouspourlescourses,lesjoursoùelleavaitsontourdecuisine.Elleseplaignitauprèsdesonmari,maisWagane lui réponditqu'iln'ypouvaitrien.Danslapolygamie,lesenfantsprennentengénérallepartideleurmère.Enfaisantpasserl'aidequ'ilapportaitàlafamilleparsamère,lefilsaînévoulaitasseoirlasuprématiedecelle-ci.Parlamêmeoccasion,ils'assuraitqueson père ne pourrait pas léser samère en utilisant l'argent à sa guise. Sait-onjamais?Soussonairdesage,détournédutumultedelavie,levieuxauraitpuseservirdelamannepourgagnerlapaixdelasecondeou,éventuellement,prendreune troisième épouse. Personne n'avait jamais formulé ces soupçons, mais lemonsieurn'étaitpasdupe.Contentdeneplusavoiràs'inquiéterpourlesvivres,ilsegardaderevendiquerunepréséancequiauraitpu lebrouilleraveccebonfils, pourvoyant avec régularité aux besoins de la famille. Bougna se plia demauvaise grâce à la nouvelle donne, mais quelques mois lui suffirent pourtrouver lasituation intolérable.Unsoir, follederage,elleconvoquaIssaet luiparlaencestermes:

—Tuasvucequisepassedanscettemaison,çanepeutplusdurer!Jenevais pas continuer à entrechoquer des ustensiles de cuisine avec cette gamine,pendantquemacoépousem'observed'unairsupérieur.Tuesenâgedeprendreuneépouse,certainsdetescopainssesontdéjàmariés,assurantainsilereposdeleur mère. J'ai vu la fille que tu fréquentes, Coumba, c'est même une niècelointaine, d'après notre arbre généalogique ; elle est bien élevée et ferait uneparfaiteépouse.

—Maisenfin,maman!Tusaisbienquecen'estpaspossible.—Tupréfèresdoncmelaisserridiculiserdanscettemaison,àalternerdes

toursdecuisineavecunefilledetonâge!—Maisnon,maman.Jecomprendsquetoutçan'estpasagréablepourtoi,

maisavecquoiveux-tuquejefinanceunmariageencemoment?—Net'inquiètepaspourça.Nousn'auronsqu'àfairelemariagereligieuxà

la mosquée, ça ne coûte pas grand-chose, il suffit de quelques noix de cola.Ensuite,tafemmepourravenirhabiteravecnous.Àtonretourd'Europe,onfera

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lagrandecérémonie.Commetulesais,beaucoupdejeunesfontainsiavantdepartir.Alors,pourquoipastoi?

Issa n'essaya pas plus de tenir tête à sa mère. Lui aussi vivait mal lanouvellesituation.Ilnesecroyaitpascapabledelachangersivite,maisilsavaitcombienladéterminationdesamèreseraittenace.Lafillequ'ilfréquentait,ilseplaisaità lavoirmaisnes'étaitencorejamaisdemandés'ilvoulaitenfairesonépouse.Étantdonnéqu'ilcomptaitsurl'aidefinancièredesamèrepourréalisersonrêve,ilpréféracéderàsoncapriceplutôtquededéclenchersoncourroux.

Un jour,unpeuavant le crépuscule, Issa invita sonamieCoumbaà faireunebaladeauborddemer.Alorsqu'ilsmarchaient,luiramassaitdescoquillageset faisaitdes ricochetssur l'eau.Àchacundeses jets,unenapped'or rougesefroissaitdanslesyeuxdela jeunefille.Labrisesoufflait,généreuse.Lafindejournéefondaitsouslespieds,doucecommeunepromessed'amour.Alorsquelesoleillançaitundernierclind'œilsurlaplage,lejeunehommecessasonjeuetsefigea,sonregarddérivaitsurlesvagues.Intriguéeparsonsilence,Coumbaserapprocha et lui saisit la main. Il se retourna promptement, l'attrapa par lesépaules et, les yeux dans les yeux, il lui débita sa tirade. Il lui dit qu'il allaitbientôtpartirpourl'Europe,qu'iltenaitabsolumentàl'épouseravantsondépart,carilnevoulaitpasprendrelerisquedelaperdre.Ladot,lescadeaux,lesbijouxet lagrandecérémonie, il s'enacquitteraitdèssespremièresvacancesaupays.Lademoiselletressaillit,elleétaitencoretropjeunepoursedouterquesurcetteîle, on succombe au regard et aux mots doux d'un homme mais on épousesouventlavolontéd'unemère.Ellerepritsonsouffle,s'accrochaàsonbrasetsemorditleslèvrespourimposeruneretenueàsonsourire.Issasavourasoneffet.Il n'avait pas bien préparé son discours, mais lemotEurope fut sonmeilleurtalisman. La fiancée, subjuguée, acquiesça de tout son cœur. Amoureuse etpleined'espoir,Coumbanesentitpaslesmainscalleusesdupêcheurfauchéluigratter les joues en essuyant ses larmes de joie. Elle se voyait déjà, princesserayonnante,unsoirdecouronnement,paréedesesplusbeauxatours,accueillantson amoureux, de retour d'Europe et riche à millions. Comme elle, les siensacceptèrent et facilitèrent toutes les démarches. Ils n'allaient quandmême pasrefuseràleuradorablefillecemerveilleuxavenirquisedessinaitàl'horizon.

Endeuxsemaines,Issaavaitdemandé,obtenulamaindesapetiteamieetcélébré son mariage religieux. Coumba était venue le rejoindre au domicilefamilial et Bougna jubilait. Maintenant, elle aussi savourait son bonheur debelle-mère:sabruetcelledesacoépousealternaientlestoursdecuisine,ellesesentaitmoinsécraséeparlapremièreépouse.Maislarivalitépersistaitquantàla

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réussite des enfants. Deux fils de la coépouse étaient déjà en Occident.Déchargéedestâchesménagères,Bougnaentendaitconsacrersontempslibreettoute sonénergieà trouver,auplusvite,dequoipayer la traverséede son filsversl'Espagne.Issasemblaitappréciersanouvellevie,ilnefallaitpaslelaissers'enliser.Celafaisaittroismoisqu'ilétaitmariéettroismoisqu'ilnepipaitmotduvoyage.AumomentoùBougnasedécidaàluirappelersonprojet,unefêtereligieusevintprolongerlesroucouladesdesjeunesmariés;unepauseimposéeàlaquelleBougnaelle-mêmenepouvaitsesoustraire.Pourtant,mêmedanscetteeuphorie généralisée, son esprit ne cessa aucunement de concevoir les plansqu'elleexécuterait,sitôtsesparuresfacticesdéposées.

Jourderéjouissances,enthousiasmecollectif,lecœurduvillagebattaitunemélodiefestiveettouteautrepréoccupationsemblaitreportéeàplustard.C'étaitla fête de l'Aïd-el-kébir : le soleil brillait, les yeux pétillaient ; le moutonmijotait,lesoiseauxchantaientdanslefeuillagedescocotiers;lagaietéétaitdemiseetmêmeceuxquinel'éprouvaientpaslafeignaientdeboncœur.Etleriren'étaitrirequeparcequ'ilperforaitlestympans.Hahaha!Arghrrr!Onretienttantdechosesaufonddelagorge.Danslescoursnoiresdemonde,onriait,onétouffait lesgémissements.Onnemangeaitpas,ons'empiffrait,onsevengeaitdescarencespasséesenespérantconjurercellesàvenir.Abondanced'unjour,onseconsolaitdesvachesmaigres,às'enromprelapanse.C'étaitlafête!Onfêtait,onauraittoutloisirdevomirplustard.Hahaha!Arghrrr!

Lesjoursprécédents,unefrénésiesanspareilles'étaitemparéedesfemmes.Réuniesparquartier,ellesrivalisaientdepropreté,ratissant,balayant touteslesruelles.Dansunechaleurcaniculaire,elless'activaienttoutenchantantpoursegalvaniser. Toutes débordaient d'entrain, car aucune ne souhaitait passer pourrenâcleuse.Parmoments,elless'arrêtaient,formaientunelargerondeautourd'unimmense feu où elles brûlaient les détritus. La fuméemontait dans le ciel duvillage,âcreetnauséabonde,commepourmieuxfairedésirerlesvolutessuavesd'encensquisedégageraientdesmaisonslejourdelagrandeprière.Libéréedecettecorvéecollective,chacuneavait ensuiteastiqué, récuré,épousseté toutcequi pouvait l'être dans sa propre demeure. Après toutes ces besognes, aussifatigantesquesalissantes, lesdameset lesjeunesfilless'étaientenfinoccupéesde leur élégance. Lavée, peignée, coupée, défrisée, teintée ou tressée, aucunecheveluren'échappaaugrandsoinobligatoire.Encettepériodedel'année,mêmelessouillonsnotoirescèdentàlacoquetterie.«Nechoisispastonépouseunjourdefête,ditl'adage,tupourraisnepaslareconnaîtreaprès!»Pourtant,prisdansl'ambiance, nombreux sont les jeunes du village qui se laissent hypnotiser par

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une belle pendant ces fêtes traditionnelles, seules grandes périodes deretrouvailles des ressortissants de l'île. Les insulaires sont mobiles, souventcontraintsd'allergagner leurpainhorsde leur terroir ; ilsvoyagent, s'adaptentauxlieuxetauxcultures,maissemarientrarementloindechezeux.Lesretoursau village sont pour beaucoup l'occasion de trouver sa dulcinée. Pendant lesinterminables prêches de l'imam, les Amen retentissaient, sans détourner lespaonsdeleurobjectif.

Lematindelafête,lesfemmess'étaientlevéesauxaurorespourconvergerauxpuits.Del'eaupourlaverlesmoutons.Del'eaupourladouchedetousavantlaprière.De l'eaupour lacuisine.De l'eaupour lescanaris,qui seraientvidésdanslajournéeparlenombreincalculabledevisiteurs.Del'eaupourladouche,nécessaireaprèslajournéedelabeur,avantd'enfilerlatoilettedesgrandsjours.Toutes ces eaux venaient des puits et traversaient le village sur la tête desfemmes. Les jours de fête étaient aussi des jours d'Hercule, des jours detorticolis,des joursdegrandepeine, surtoutpourcellesquin'avaientpersonnepourleurprêtermain-forte.

Prévoyante,Arameavaitremplisescanarisetsesjerricaneslaveilleausoir.Le chemin du puits lui avait paru beaucoup plus long qu'à l'accoutumée.Nostalgique,elleregrettaitlachaleureusecompagniedeBougna,qui,elle,neserendaitplusauxpuitsdepuisl'arrivéedesabru.Arameauraitpudemanderauxplus âgés de ses petits-enfants de l'accompagner, avec des récipients à leurmesure ;mêmeun litremultiplié par leur nombre et ramené plusieurs fois luiauraitallégélatâche,maiselleavaitpréféréeffectuerseulesesnombreuxallerset retours. Ses deux ex-belles-filles n'avaient même pas daigné prendre leursenfants pour les fêtes, mais Arame se doutait bien qu'elles auraient été lespremières à lui reprocher d'avoir mis les pauvres orphelins au labeur. Cesgamins,nulnes'ensouciaitvraiment,àpartelle,maisilnemanquaitpasdejugeau village pour condamner lemoindre faux pas de cette dévouée grand-mère.Alors,Arameanticipaitlescritiques,traitaitlespetitsavecmoultprécautionsaurisqued'enfairedeslianessauvages,poussantaugrédeleurnature,sanstuteurréelpourlesredresser.Manger,dormir,alleràl'école,c'étaientlesseuleschosesqu'elle exigeait d'eux et les rares fois où elle haussait le ton, c'était pour fairecesserleursbagarres.Sielleenavaiteulesmoyens,ellelesauraitgâtéscommedeshéritiersdeprince,maislaréalitébornaitsesintentions.Pourtant,auprixdequelquessacrifices,elleavaitréussiàleuroffriràtousdesvêtementsneufs,deschaussuresenplastiqueetunvrairepasdefête.Ellen'avaitpastuédemouton,maisenaccumulantlesboutsdeviandeoffertsparlesvoisins,commeleveutla

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tradition de l'Aïd-el-kébir, elle avait pumitonner des ragoûts et des couscousgarnispendant les trois joursde fête.Une foisdeplus,Arameavait renoncéàs'offrirunetenuedefête,pourhabilleretrégalersamaisonnée.Dutissuqu'elleseréservait,elleavaitfaitfaireunbeaucaftanpourLamine,pourluipermettrederedresserlatêteparmisescamaradesaveclesquelsils'étaitrenduàlaprière.«Mercimaman,merci grand-mère », ces quelquesmots, précédés de souriresdémesurés,étaient lesplusbeauxcadeauxqu'Aramepouvaitespérer le jourdel'Aïd-el-kébir.Elle lesavaiteuset remerciait leSeigneur sanspenserà toutcequ'iltenaithorsdesaportée.C'étaitlafêteetceuxquinesavaientpaslegoûtdubonheurluiattribuaientunesaveurderagoût.L'appétit,c'étaitlasanté;lasanté,c'étaitl'espoir;etl'espoirtransformelemalheurdesfidèlesenfélicitéputative.Alors,lebonheur?Inch'Allah!Ettoutvabien,jusqu'auprochainréveil,quand,dessoûlédelafête,onreposepiedàterreetconsidère,avecstupeur,lesanglesobstinément aigus d'une vie qu'on avait crue, un instant, plus arrondie qu'ellen'est en réalité. Il y a tant d'épines à raboter. Mais quand et comment ?Inch'Allah!

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VII

La fêteétait finie,Bougnaavaitdéjàoublié lesprêchesde l'imamdirigéscontre l'avidité, la jalousie et la convoitise. Elle rêvait sa vie, entrevoyait unhorizonetn'entendaitpaspoussersabarqueàcoupsd'Inch'Allah.Audiable laméditation,bonjourl'action!Siellesrythmentletempsetœuvrentàlacohésionsociale, les fêtes rituelles sont mal vécues lorsqu'elles endiguent les projetspersonnels.Pendanttoutelapériodedefête,Bougnan'avaitfaitqu'attendre.Parégardpour lessiens,elleavaitsimulé la joie,affiché tous lessignesextérieursqu'exigeaitlemoment,unvraisupplice,pourquitrépignaitd'impatience.Ausoirdutroisièmejourdel'Aïd-el-kébir,elles'étaitinvitéechezAramequivenaitdemettresespetits-enfantsau litetprenaitun théavecson filsdans lacour.Leslonguessalutationsterminées,ArameinvitaBougnaàs'asseoiràsescôtés,sursanatte, et luiproposaun thé.Pendantqu'ellechauffaitde l'eau sur lesdernièresbraises, Arame entendait Lamine répondre timidement à Bougna qui, déjà,l'interrogeait.

—Alors,mongarçon,onseprépareauvoyage?—Oui,oui,onypense…—Lamine,maintenant,ilnefautplusseulementypenser,ilfautvraiment

sebouger,d'ailleurs…— Mais enfin Bougna ! intervint Arame, qui revenait avec une tasse

fumante. C'est quand même un jour de fête, nous aurons tout le temps pourreparlerdetoutça.

—Justement,machèreArame,c'estlesoirdudernierjourdefêteetnousavonsdéjàassezperdude temps. Il fautagirmaintenant, toutmettreenœuvrepourpermettreànosgarçonsdepartir.

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— Je t'en prie, Bougna, pas ce soir, je suis très fatiguée. Et puis, tu ascertainemententenduraconter l'histoiredecesgarçonspartis,sansplusdonnersignedeviedepuis.Etsinosgaminsnerevenaientpas?Jemesensdéjàassezseule comme ça, laisser partir le seul fils qui me reste, vraiment, je me poseencoredesquestions.

— Arame, je te comprends, tu es fatiguée. La fête démultiplie tous lesfardeaux et tu as dû tout assumer, toute seule.De plus, avec unmarimalade,cette période ne peut qu'être attristante. Mais tu ne dois pas renoncer, cettesituationdoittemotiver.Sinousmenonsnotreprojetàsonterme,toustessoucisneserontbientôtplusquedetristessouvenirs.

Lamine prétexta un rendez-vous avec un copain pour quitter les deuxfemmes.Avantl'arrivéedeBougna,iltentaitderedresservainementlemoraldesamèreetnetenaitpasàréécouterlemêmedisquedeblues.

— Que deviendrais-je sans mon fils ? se plaignit Arame, qui regardaitLamines'éloigner.Certes,iln'apasd'emploi,maisdepuissonretourdeDakar,saprésencemeréconforte.

— Arame, tu ne peux pas changer d'avis maintenant ; Lamine t'a bienassuréqu'il voulait partir et c'est pourvotrebien à tous, tu le sais, ça.Allons,envisageons les choses autrement. Tu as peut-être remarqué que beaucoup deparentsdansnotrecasmarientleursfilsavantleurdépart?Et,commetulesais,mon fils vient de se marier. Pourquoi Lamine n'en ferait-il pas autant ? Nonseulement ta bru te tiendrait compagnie, mais elle te serait également d'unegrandeaidepourlestravauxdomestiques.Deplus,unmariageresponsabiliseraittonfilsettegarantiraitsonretour.Unecalebassedemiln'empêchepaslebélierdesortirdesonenclos,maisellepeut luidonnerenvied'yrevenir.Unhommemariéneseperdpasàl'aventure,disaientlesanciens,gageonsquecelarestevraidenosjours.Entoutcas,j'aichoisidefairecepari.

—Maisavecquoiveux-tuqu'ilsemarie?Iln'adéjàpasdequoisepayeruncaftan!

—MaisArame, réveille-toi enfin ! Il fera simplement comme Issa : unepoignéedenoixdecolapourlemariagereligieuxettabruviendralégitimementvivreavectoi.Lesfestivitésaurontlieuàsonretour,toutlemondefaitainsi.

Arameopinaduchef et esquissaunbref sourire.Sonamieavait toujoursl'artde lasurprendreavecsescombines.Bougna,sûred'avoirencoreremportéunepartied'échecs,s'enhardit:

—Maintenant,auboulot!EtsiLaminen'apasdéjàlaperlerareaucreuxde lamain, aide-le à trouver la sagepucellequi saura l'attendre auprèsde toi.

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Bon,machèreArame, il se fait tard, jevaismecoucher,mais je reviendrai tevoir, car je n'aimêmepaspu t'expliquer le vraimotif demavisite de ce soir.Allez,madouce,fais-moiconfiance,nousprouveronsànosfilsqueleursmèressontbravesetcapablesdeconcouriràleurréussite.

— Bonne nuit, Bougna. À bientôt ! lança Arame, d'une voix presquejoviale.

Detoutemanière,ellesavaitquesonamielapoursuivraitsanscessedesonassiduité.SiBougnan'étaitpascoifféecommeuncocotier,ellel'auraitvolontierscomparéeaugrandrequinblanc,carellenelâchaitprisequ'unefoislemorceauarraché. Tenace, pensa Arame, ce n'était pas seulement un adjectif, mais unrécipientquicontenaittoutdecettefemme.

Aprèsunbref rangement,Aramesecoucha, songeuse.Lesommeilne futpas immédiatement au rendez-vous. Pendant que Koromâk, recroquevillé ettournéverslemur,saturaitlachambredesonlégerronflementmaladif,elleseréfugia dans ses pensées. L'obstination de Bougna lui rappelait ces légendesqu'elle avait entendu raconter à propos des anciennes guelwaars : des femmesqui plaçaient l'honneur et le bonheur de leurs fils au-dessus de tout. Desprincessesaussivaillantesque leurshommes,quine rechignaientpas, lorsqu'ilvenaitàmanquerdumondedanslesrangs,àsouleverleglaiveaucôtédeleursfrèresouépoux.Chacune,motivéeparl'enviedevoirsonfilsaccéderautrônequ'elleavaitsiâprementdéfendu,faisaitdecetteambitionsavéritableraisondevivre.D'aprèslalégende,lareineDiâhèreTèwNoMâd,quiavaitunecoépouseet un beau-fils plus âgé que le sien, avait eu recours aux oracles. Bien quepremièreépouse,elleavaitd'abordeudesfilles,desortequelasecondeépousefut la première à donner un fils au roi.Depuis, désireuse de savoir lequel desdeuxfilssuccéderaitàsonpère,lareineDiâhèreinterrogeaitlesmeilleursdevinsduroyaume.Maisl'oracleluisignifiaque,detoutemanière,letrônedesonmarinepasseraitpasàlagénérationsuivante,qu'uneterribleguerrel'anéantirait,quele roi le savait mais n'avait pas accepté de suivre les recommandations pourcontrecarrer le sort. Bouleversée,Diâhère questionna l'oracle avec insistance :quelétait leprixàpayerpouréviterpareildésastre?L'oracleluiconfiaquelesort pouvait encore être inversé, grâce àun sacrificehumain.Déterminée, elleavoua être prête à lancer des lansquenets aux trousses de qui l'oracle luiindiquerait.Maiscelui-ciénonçaque,sileroitenaitàgardersontrône,lesangd'une de ses épouses devait servir de libations au bois sacré. La reine s'enretourna,mélancolique,mais déterminée.Arrivée chez elle, elle convoqua sonmariainsiquelesconseillersdelacouretleurfitpartdesadécision:elleétait

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prêteàsesacrifierpoursauverletrônedesonépouxàlaseuleconditionquesonfils soit désignéhéritier du trône.D'abord surpris de constaterque son épouseétaitaucourantduterriblesecret,leroi,effaré,réagitcommeunsimplehomme:foud'amourpourDiâhère,ilhurlasonépouvante,juraqu'ilpréféraitrenonceràtoutcequ'ilpossédaitpour lagarder,elle,sonpremier,sonplusbelamour.Lareinefut touchéeparcettedéclarationmaisincriminalafaiblessedeceluidontelle avait toujours admiré le courage et la fermeté. Et se fit acerbe pour leconvaincre.

—Unroi,luidit-elle,n'estplusunrois'ilcèdeauxmodestessentimentsquigouvernentleshumbles.Pourresterroi,monami,etlaisseruntrôneànotrefils,je te demande d'oser ce que personne d'autre qu'un roi n'oserait. Tranche magorge et pérennise ton empire ! Je t'en prie, écoute-moi et notre fils sera roi,commesonpèreetsongrand-pèreavantlui.

Mais, pour une fois, son monarque de mari resta sourd à sa requête. Ilpouvaitdécimerunearméeétrangère,faireregretteràsesadversaireslejourdeleurnaissance;d'ailleurs,ilnesetrouvaitpersonnepourdémentirsaréputationd'indomptableguerrierettouteslescontréesvoisinesredoutaientsonire,maisildéposait les armes, lorsqu'il se trouvait face à son épouse adorée.Non,mêmepours'épargnerlespiresfoudresdivines,iln'égratigneraitpascecorpsqu'ilavaittant aimé.S'il avait plusieurs foisbravé lepéril, sauvé sabannièredu jougdeféroces ennemis, ce n'était que pour le bonheur de semer des étoiles dans lesyeuxdesacomplicede toujours.Alors,un trône,pourquoi faire, siellen'étaitpluslàpourappréciersesexploitsetlegratifierdesonamour?Leshonneursontsipeude saveur,quand ils sont reçus loindeceuxqui comptentpournous. IlaimaitDiâhèreet,mêmepolygame,iln'avaitaiméqu'elleetlavoulaitàsescôtéspourlerestantdesesjours.Ill'aimaitsansmesure,parcequ'elleétaitcelleprêteà tout pour lui, mais cette fois, le don qu'elle souhaitait consentir lui étaitinsupportable.Etdanssondésespoir,ilcriaàsesconseillers:

—Dispersez-vous !On ne disserte pas de l'inconcevable !Doublé d'unepunition,uncadeaun'estplusuncadeau!Jepréfèremesoumettreàunroiteletplutôtquedeperdremafemme!Sanselle,montrôneneseraitplusrienqu'unvulgairebancenbois!Magloire,c'estelle!Vousm'entendez?Sanselle,monrègnene serait plusqu'undeuil infini.Laissons le sort s'accomplir,ma femmevautplusqu'untrône!

Événementsansprécédent: leroipleurait.Lesilencedesonépousenelerassuraitpas,carilsavaitcombienDiâhèrepouvaitsemontrerentière.C'estainsiqu'il l'avait toujours aimée,mais c'est aussi cequ'il craignait secrètement chez

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elle.Laréunionfutplusquebrève.Aucundesconseillersnerisqualemoindreargument. Pourtant, ils voulaient tous conserver le trône ; ambitieux, aguerrisaux tragédies, sacrifier l'une des épouses du roi ne leur semblait pasinadmissible, mais contrarier le souverain faisait tomber des têtes ; aussi seretirèrent-ilsàreculons,sansbroncher.Diâhèrenefutpasdupedeleursilence.Elle connaissait bien ses alliés parmi les conseillers, que la polygamie du roiavaitdivisésendeuxcampsadverses.Elleétaitcertained'unechose:ceuxquiavaient tout à gagner à voir son fils sur le trône veilleraient à ce que la detteimplicitequ'elleentendaitsuspendreaucouduroisoithonorée.Danscerègnedu code d'honneur, une chose dite devant témoin était chose faite.Indubitablement,samortferaitdesonfilsl'héritierdutrône.

À l'aube, un souffle frais dispersa le chant du coq dans les ruelles duvillage.Uncielindigopâlissaitsouslapousséedusoleil.Djéliba,lemaîtregriotdelacour,grattasakora,lamusiqueserépandit,limpideetjoyeuse,célébrant,déjà,labellejournéequis'annonçait.Leroi,quiavaitpeudormi,ayantpassélanuitàmurmurerdesmotsdouxàl'oreilledesonaimée,seleva,pritunedoucheet, commeà sonhabitude, enfourcha sonplusbeauchevalpour sapromenadematinale.Cefutunhommedétenduetsouriantquis'enalla,accompagnédesesgardes favoris. Après sa frayeur de la veille, il semblait apaisé. Son épouse,même si elle n'avait donné aucune réponse positive à sa supplique, s'étaitmontréesensibleàsesproposets'étaitofferteàluiaveclagénérositéd'unejeunemariée. Il n'avait jamais douté de leur amour, mais une telle nuit valaitconfirmationd'unlienindéfectible.Pourlui,autantdetendresseetdecompliciténepouvaitsignifierqu'unaccord:resterl'unavecl'autre.

En revenant de sa promenade, il espérait retrouver sa favorite et partageravec elle un délicieux petit-déjeuner, aux sons de la kora.Mais un conseillervenu à sa rencontre s'agitait plus que la normale.Le roi se dit qu'il se passaitquelquechoseàlacour:unémissaireinattendu?desalliésmécontents?àcoupsûr,uneaudienceurgente. Ilposaquelquesquestionsauconseillerqui,n'ayantpas lecouragede lui révéler la terriblenouvelle, secontentade l'accompagnerjusqu'àlasalledutrône.Làsetrouvaitl'indicible:surletrôneenboisd'ébènegisait la reine Diâhère ; l'amoureuse transie qui avait embelli l'aube de sesbaiserss'était tranchélagorge,dèsquesonépouxeuttournéledos.Enpeudetemps,l'informationfitletourduroyaume,traversalesfrontièresetserépanditdans tout le Sahel. Les parents, les alliés et les curieux accoururent de toutesparts.Etpendantqueleroiperdaitlatête,lepremierconseillerexpliquadevantlacouretlesémissairesétrangerslesmotifsayantdictélegestedel'inégalable

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reine.Dansladouleuretl'émotion,ilrévélalesdernièresvolontésdecellequetousjugèrent,unanimement,héroïque.Ondélibéraet,sansnulleréticence,lefilsdeladéfunteDiâhèrefutpromuhéritierdutrône.Depuis,lesgriotschantentetcolportentlalégendedecettefièrereinequioffritsatêtepoursauverletrônedesonépouxadoré.

— Mon Dieu, quel terrible destin ! soupira Arame, qui se retournalourdementdanssonlit.

—Queldestin?rugitKoromâk,lézardtapiàsescôtés.Le vieil homme malade s'était réveillé sans comprendre que son épouse

concluaitainsiunelonguerêverie.Ilcroyaitqu'Arameseplaignaitencoredesaproprevie,cequilemithorsdelui.

—Queldestin?—Destindereine,reinetragique.— Oui, tu peux toujours ironiser, méchante femme ! C'est moi qui suis

malade,maisc'esttoiquipassestesnuitsàgémir.Quetavieestunetragédieàcausedemoi,jel'aiassezentendu.Maisrassure-toi,tun'asriend'unereine.Toutjusteune traînée,avec tonbâtard,mêmepas fichudedevenirunhommeetdegagnersavie.J'aitoujourssuquelagloirenemeviendraitpasdelui.Direquejedoisvoussupporterjusqu'àmonderniersouffle!

—Détrompe-toi, le fardeau, c'estpournous ! lui assénaArame,avantdesoufflerpouréteindrelalampetempête.

Lachambreplongéedanslenoir,Arame,lesyeuxembués,s'écartadesonmariautantquepossible.D'ungestebrusque,elleremontasacouverturejusqu'aucou.Frôlercethommeladégoûtaitplusquetout.Seullemanquedemoyenslacontraignaitencoreàpartagersonlit.S'évaderdanssespenséesnesuffisaitpasàla soustraire à cette présence incommodante, car les rêveries sont comme lesparapluies,arrivetoujourslemomentoùilfautaffronterlacouleurduciel.Celafaisait longtempsque leursnuitsconjugalesétaientmuetteset les rares foisoùelless'animaient,cen'étaitquepourdesquerelles.Blottiedanssoncoin,Aramepensaitàsonfils.Lesenfants,sajoiedemère,sadouleurd'épouse.Danssavie,tout s'était tissé autour des enfants. Son couple n'avait vu le jour que dans ledessein d'assurer une descendance à son époux. Pourtant, les enfants étaientdevenus un sujet de discorde dans leur foyer. Toutes leurs disputescommençaientouseterminaientparlà.Arameaimaitlefilsquiluirestaitdetoutson être, d'autant qu'elle était convaincue que son père ne l'avait jamais portédans son cœur.Cet homme, qui ronflaitmaintenant à ses côtés, n'avait jamaisaiméaucundesesdeuxfils,luiquiavaittantdésiréêtrepère.

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Dansl'obscurité,lesyeuxd'Aramecouraientsurlesintersticesdelafenêtreoù la pleine lune, moqueuse, glissait des brindilles lumineuses. La nuit avaitestompé tous les bruits diurnes. Au loin, les vagues jetaient bruyamment leurhumeur contre les flancs de l'île. Tout ce qui était audible semblait l'être demanièresouterraine,maisentendantbienl'oreille,onpercevaitdistinctementlehululement du hibou.Cet horrible chant traversait la nuit et glaçait les sangs.Aramefrémit:avecleshistoiresdesorcelleriequihantentlevillage,elleavaithâte d'entendre Lamine pousser le portail de l'entrée.Mais où était-il, à cetteheure où la nuit, lourde de mystère, enfonçait les corps endormis dans leurscouchesetserraitviolemmentlecœurdesinsomniaques?Onrelate,ondiscourt,on commente avec tant d'emphase la pénibilité de l'accouchement, qui n'estjamaisqu'unedouleuréphémère.Maisnulnesongeàprévenirlesfuturesmèresde leur carrière de veilleuses de nuit, qui démarre avec les premières tétéesnocturnesetduretoutelavie.Enfanter,c'estajouterunefibredevigileànotreinstinctnatureldesurvie.Dans lachambre ténébreuse,Arameguettait le légervacarmequiannonceraitl'arrivéedeLamine.Maisoùdiableétait-ilpassé?

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VIII

Dehors,cen'étaitpasseulementlablancheurdusablequirendait irréellesles dunesde l'île ; unegénéreuse lune tendait undrapbeige à perte devue etoffrait au promeneur nocturne un étrangepaysage.Regarder le village, à cetteheure-là,sousunesidouce lumière,c'étaitdécouvrirunebeautéque lesilencerendaitencoreplusémouvante.Unesilhouetteavançait,seule,nonchalante.Unœilfamilierpouvaitaisémentidentifierl'alluredeLamine.Arrivéausommetdelaplushautedune,ilfituntoursurlui-même,examinaattentivementtoutcequil'environnait, quelquespuits etdesmaisonsauxvolets clos. Il sebaissa,passaunemainsurlesabletièdeets'assitentailleur.Sedoutait-ildel'inquiétudedesamèrequi,danslapartiebasseduvillage,guettaitsonretour?Rienn'étaitmoinssûr, toutdanssonattitudeindiquaituneveilléequidevaitseprolonger.Desonobservatoire, Lamine surplombait le vieux village où se trouvait la demeurefamiliale.Ilfixauneruelle,sefrottalesyeuxetscrutaencorelemêmeendroit.

Là-bas,dansunevenellequiserpentait,nonloindechezlui,ondistinguaitplusieurs silhouettes qui s'éloignaient.C'était sa bande d'amis, avec lesquels ilavait passé la soirée, qui rentraient chez eux, à l'autre bout du village, aprèsl'avoir raccompagné. Un cortège de garçons et de filles qui se retrouvaientsouvent,aprèsledîner,pourprendrelethé,écouterdelamusiqueoujouerauxcartes, autant de prétextes destinés à favoriser ces flirts qu'ils cachaient auxparents. Ils constituaient un des groupes de jeunes les plus en vue de l'île. Ilsavaientuneauraquilesdistinguaitetfaisaitd'euxpresquedespersonnalitésducoin.Celatenaitsansdouteàleurmanièred'êtredégourdisetplusremuantsquelamoyenne.Certainsseconnaissaientdepuislatendreenfanceetnesequittaientplus. D'autres s'étaient agglutinés au groupe, attirés par des yeux de biche,l'invitationd'uncopainoulacomplicitéd'uncousin.Envérité,ilétaitplusfacile

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pourlesfillesdes'adjoindreaugroupe,puisqu'illeursuffisaitpourcelad'arriverau bras d'un de ses membres, quand la jalousie des garçons dressait moultbarrièresauxéventuelsrivaux.SiLamines'étaitimmiscéparmieux,c'étaitgrâceàl'introductiond'unanciencamaradedeclasse,Ansou.

À l'époque, ils partageaient lemême tablebanc, commettaient lesmêmesfautesàladictéeetlorgnaientlamêmefille,Daba,unebeautéqui,àl'évidence,déclencheraitmille convoitises plus tard.Mais, plus timide,Lamine s'était faitsouffler la demoiselle par son copain. La cour de récréation est le théâtre despremièrestragédies:l'âmepure,ons'agite,ongesticule,onfaitl'intéressant,onpartagemêmesongoûter, comme lesadultesoffrentdes fleurs,mais,hélas, lecopainqui, lui,ne fait riende tout celadevient,parun insondablemystère, lepoint de mire de celle dont on désirait tant être aimé. Tristesse de la récré,soudainlegoûterprendlegoûtd'unepremièredéfaitequicolleàlalangue.Quediredel'amertumeravalée?Renoncementreposantouprémissedesfrustrationsà venir ?Dépité, on rumine à part soi : pourquoi ne vient-elle pas jouer avecmoi?Ellevamêmedonneràl'autrelapartdegoûterquejeviensdeluicéder!Quelleingrate!Maisquefaire,contrelescourantsducœur?Lamineavaitfiniparserésigner,commeonregardelamaréehauteenvahirunbrasdemer.Ilyeutcertes de la tristesse,mais pas assez de haine pour justifier une bagarre entrecopains.C'était encore l'âge sain, l'âge innocent où la philosophie dumoindremal privilégiait le plaisir de jouer ensemble, qui suffisait à aplanir tous lesdifférends.Aimerunefilleetnepasretenirsonattention,àl'âgeoùl'onn'apasencoreapprisàs'embrasser,estunedéconvenuedontonseremetnaturellement,surtout lorsqu'on a la possibilité de continuer à côtoyer la belle. On se jettequelquesregardspleinsdereproches,onseboudeparfois,puisonsemanqueeton se retrouve pour jouer à cache-cache.LorsqueLamine, d'humeur chagrine,restaitdanssoncoin,unepetitevoixmielleusevenaitlesoustraireàsaléthargie:«Mais tu peux venir jouer avec nous », lui disait la petiteDaba, qui ignoraitencore toutde la trahisonmais en expérimentait déjà la culpabilité.EtAnsou,qui n'osait jamais contrarier la petite princesse, renchérissait : « Oui, tu peuxjouer avec nous, tu es toujoursmon ami. » C'est ainsi que Lamine et Ansouétaientrestésamis,pauvresluciolesvoltigeantautourdelamêmeflamme.

Lesannéess'étaientécoulées,emportantleurpremierduvet,dessinantleurspectorauxetlespaysagesaffriolantsducorpsdeDaba.S'ilss'accordaientencorequelquespromenadescollectives,ilsnecouraientplus,nus,souslapluie,depuisquelapudeurdelajeunefilleavaitfaitdusoutien-gorgeunenécessité.Certes,les garçons gardaient quelques points communs, mais ils ne jouaient plus à

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cache-cache. Le sérieux les avait surpris, comme cette voix virile que chacunavait dumal à reconnaître chez l'autre. Ils avaient perdu leurs joues d'ados enmême temps que cette douce naïveté qui leur permettait, jadis, d'arrondir lesangles. Pendant que leurs mâchoires devenaient carrées, leur caractères'affermissait,transformantleursrêvesdegaminsendésirsimpérieux.Ilsétaientmaintenant à l'âge où l'on ne s'amuse plus à aimer, à l'âge où l'on veille tard,parcequetorturéparuncœurtyranniquecriantfamineloindel'êtreaimé.

Assis,seul,sur ladunedesable,Laminerepensaitàsesamis; ilsavaientdisparuauloin,maisilregardaittoujoursdanslamêmedirectionet,soudain,leslarmes luivinrentauxyeux. Il inspiraprofondément, sepassaunemain sur levisage,maiscelan'interrompitguère les ruisseauxqui inondaient ses joues.Sileséléphantss'éloignentdeleurbandepourmourir,ici,cesontleshommesquisecachentpourpleurer.

Danslegroupequiregagnaitlevieuxvillage,ilyavaitDabaetAnsou,quinesemblaientexisterquepourillustrerlebonheuramoureux.Cen'étaitunsecretpour personne que ces deux-là sortaient ensemble, depuis des années. Maispendant tout ce temps, où tous souriaient de les voir jouer les tourtereaux,Lamine,lui,avaittoujourssecrètementespérélapossibilitéderécupérerunjourlabelleDaba.«Tantqu'ellen'estpasofficiellementmariée,elleresteuncœuràprendre », se disait-il pour se rassurer.Une fois, il crut tenir enfin sa chance.C'étaitquelquesmoisauparavant,pendantqu'iltrimaitencoreauportdeDakar.Ansou était resté au village où il travaillait, en tant que piroguier. Commebeaucoupdejeunesfillesdelacampagne,Dabaétaitpartiechercherunemploidanslacapitale.Elleservaitcommebonnedansunefamilleaisée,enpleincœurduDakarplateau,maistouslessoirs,ellerentraitaudomicilefamiliald'unonclequi l'hébergeait, dans la banlieueoù logeaitLamine.Dèsque celui-ci avait euventde lavenuedeDaba, il s'était dépêchéde la retrouver, d'autant plusqu'ilavait appris, par des tiers rentrés du village, que l'idylle entreDaba etAnsouprenaitl'eau.Flattéparl'enthousiasmeaveclequelDabaaccueillitleurpremièreentrevue, ilmultiplia lesvisites. Ilsétaient l'unet l'autre ravisdeces fréquentsrendez-vous, lors desquels ils ne se lassaient jamais d'évoquer leurs souvenirscommuns. Pourtant, si leurs éclats de rire traduisaient une incontestableconnivence,unepetiteincompréhensionnetardapasàpoindre.Ilsnedonnaientpas le même sens à leurs rencontres. Un jour, encouragé par la chaleureuseambiancede leur discussion,Lamine fit une déclaration enflammée à la jeunefille : il l'aimait, l'avait toujours aimée, elle était la seule fille du village qu'ilvoudraitépouser,dèsqu'ilenaurait lesmoyens.Surprise,Dababafouilla,puis

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préférasetaireunpetitmoment.Lamineavaitmalinterprétésonattitude.Certes,elle appréciait sincèrement sa compagnie, mais il y avait plusieurs raisons àcela : d'unepart, elle s'adaptait difficilement à laville, d'autrepart, sa relationavecAnsoutraversaitunemauvaisepasse;labienveillanteprésenced'unamidelonguedatenepouvaitque laréconforter,maiscelan'avait rienàvoiravecdel'amour. Lorsqu'elle eut repris ses esprits, elle choisit des mots propres àménagerlessentimentsdeLamine.

—Tusais,jet'aitoujourstrouvésympa,jet'aimebien,c'estvrai,etj'adorediscuter avec toi. Mais tu vois, ma relation avec Ansou traverse une périodebizarre,encemoment,etjenesaispasencoreàquoim'entenir.

Lamine n'avait pas eu moins mal, bien au contraire. On se console plusfacilement lorsqu'on essuieun franc refus.Dans ce cas aumoins, onpuiseunpeudehainedansunsursautd'orgueilet,àdéfautdeforce,ontrouveunrestedeprestancedans ladétestation.Mais là,c'étaitpireque tout :Daban'avaitditniouininon.Ellesecachaithabilementderrièreuneimpossibilitédecirconstance.Etmême si c'était illusoire,Lamine n'avait pu s'empêcher de déceler dans sespropos un petit air de « pourquoi pas, un jour, peut-être », qui le tenait dansl'impossibilité de tourner la page.Avec cette stratégie de la porte entrebâillée,Daba l'obligeait à maintenir, à son égard, la courtoisie d'un soupirant. Il étaitrestégentleman,n'avaitpassupprimésesvisites,s'étaitcontentédelesespacerunpeu.Puis,letempspassa.Audébutdesvacancesd'été,Dakarsevida.Àcettepériodedel'année,lespetitesbonnessaisonnières,commetouslescampagnards,retournent dans leur village pour se reposer ou participer aux travaux del'hivernage.Dabaétaitrentréesansplusdonnerdenouvelles.

Peuavantl'Aïd-el-kébir,Lamineétaitrevenusurl'île,retrouvantsabandeetleurs occupations habituelles, comme si de rien n'était. Soir après soir, ilincarnaitl'amiserviable,maisépiaitdanschaquepetitedisputedujeunecouplel'éventuelle faille par laquelle se faufiler pour atteindre son but.Malheureusement, si l'attente est pénible, la fin de l'espoir est encore pluscruelle.Cesoir-là,Laminesirotait tranquillementun théparmisesamisquandDabaetAnsou,deboutmaindans lamain, requirentunmomentd'attention.Àl'évidence, leur mauvaise période n'était plus qu'un lointain souvenir. C'estAnsou, fier comme un prince, qui avait cogné une cuillère sur un verre pourréclamerlesilence:

—Mesdemoiselles,Messieurs,votreattentions'ilvousplaît!Dabaetmoi,nousavonsquelquechoseàvousannoncer!Lesdevinsparmivouss'endoutentcertainement,mais,quandmême,noustenionsàvousenfairepart,enbonneet

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dueforme.Etpuis,cen'estpastouslesjoursqu'onal'occasiond'annoncerunesimerveilleusenouvelle…

— Allez, l'amoureux, crache le morceau ! le taquinèrent ses amis, toussuspendusàseslèvres.

— Je ne bouderai pas mon plaisir ! Nous allons nous fiancer ! dit-il encollantunebisedanslecoudeDaba.Et…Et,tenez…

Des cris de joie et un tonnerre d'applaudissements ponctuèrent ladéclaration. Beaucoup rêvaient de leur emboîter le pas. Et l'on s'extasiait,d'autantplusqu'onanticipaitsaproprejoie.

— Et, tenez-vous bien, poursuivit Ansou profitant d'une seconded'accalmie,avec labénédictiondesparents !Etça,vous lesavezbien,c'est leplusdifficileàobtenirparcheznous,maisnousn'avonsmêmepaseuàsupplierpour. Ce qui veut dire que nous avons, ma future et moi, le vent en poupe,commedisentlesmarins!

Àcesparoles,legroupel'ovationnaderechefetseruasureux,lesfélicita,lescongratulaaveceffusion.MêmeLamine,quiavaitmollementapplaudi,yalladesesbonsvœuxpoursauverlesapparences.Lecielvenaitdeluitombersurlatête.Lorsqu'ilavaitquittésamèreetBougnapourrejoindresesamis,ilcherchaitun peu de réconfort et n'imaginait pas rentrer avec un si gros chagrin. Cettesoiréedepleinelunevenaitdedissipersesdernièresillusions.Enseréférantauxus et coutumes de l'île, il était certain que les fiancés n'attendraient paslongtempspourconvolerennoces.Aprèscetteannoncedésespérante, iln'avaitpluslecœurderester,maisprendreimmédiatementcongéauraitexposésesétatsd'âmeàtous.Exilédanssonesprit,prisonnierdubonheurdesautres,ilmuselasapeineetsubitsonsupplicelerestedelasoirée.Parmisesamis,Lamineavaitfaitdiversion,rideplaisanteriesquinel'amusaientpasettaquinédesfillesquinel'intéressaientnullement.

Aumoment où il jugea convenable demanifester enfin son envie de s'enaller, tous s'étaient levéspour le raccompagner ; faireunboutdecheminaveclui,c'étaitleurmanièreàeuxdeluiprouverleurattachement.Habituéàcerituel,il avait accepté l'égard, mais à deux pas de chez lui il les avait gentimentcongédiés. Il souhaitait se retrouver seul, pour démêler l'embrouillamini desentimentsqui luinouait lagorge.Absorbéparsespensées, ilavaitdépassé lamaisonfamilialeets'étaitdirigé,telunautomate,versleshauteursduvillage.Cetête-à-têteaveclui-même,ilauraitpuletenirdanssachambre,maisseuleslesdunes lui semblaient assez largespour accueillir sadétresse.Àmoinsque soninconscientn'eûtdécidé,àsoninsu,dulieudesonrecueillement:lesdunesse

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situaient très exactement en face de l'école primaire où le sourire de la petiteDabaavaitfaitbondirsoncœurpourlapremièrefois.Là-bas,derrièreunehaiede cocotiers, il devinait cette cour de recréationoù il avait partagé songoûteraveclapetiote,commeonoffreunepartdesavie,àjamais.Depuis,ilsesentaitincompletsanselle.«Commentviventlesmutilés?»s'interrogea-t-il.

Cisaillant quelques rares nuages, la lune filait, indifférente, baignant levillagedésertd'une lumièrequeLaminen'avait, jusqu'alors, jamais remarquée.Lesableétaitmaintenantbienfroid.Soirinsulaire,soircoupédumonde,morne,commeuntempsvoléàlavie,jamaissolitudeneseraitpluscruelle.Levillageendormiétaitaussimuetqu'uneépavegisantaufonddel'océan.Endehorsdesvagues, qui battaient les flancs de l'île de leur colère permanente, Laminen'entendait que le hululement lugubre du hibou. Les superstitions ancestralesdécèlent dans le chant de cet oiseau une puissance maléfique : les mangeursd'âmes,dit-on, aspirent le soufflede leursproiesdansun telhululement,maisLaminen'ypercevaitqu'unemanifestationsolidairedelanature.D'ailleurs,rienn'aurait pu l'effrayer : cette nuit-là, son immense peine avait fait litière de sesappréhensions.Ils'étira,poussaunlonggrognement,commeunnonenroué,quisemblaitavoirbesoindetoutl'airdesespoumonspoursortir.Puis,ils'allongea.Les mains croisées sous la nuque, les yeux accrochés à la lune, il inspiraprofondément.L'airdessoirscôtiers fait tantdebien ;cette rengaine, il l'avaittellement entendue, c'était le soir idéalpour envérifier la justesse.Maintenantque son souffle avait retrouvé sa régularité, il tentait de se détendre avant derentrer chez lui. Il voulait s'abandonner à la fraîchebise nocturne, se délasser,attendre d'avoir bien froid pour aller savourer le plaisir de s'enrouler dans sesdraps. Ainsi pelotonné, il se laisserait dériver vers un espace où plus rien nepourraitl'atteindre.

Ce fut unbruit sourdde récipientsqu'onplongeait dans l'eauqui réveillaLamine. Les cheveux hirsutes, pleins de sable, il avait sursauté et, dans sapanique,ilcherchad'oùvenaitleson.Maissesyeuxluipiquaient;ils'essuyalevisage, jetaunregardcirculaireautourde luietcompritaussitôt :desfemmes,plus que matinales, bourdonnaient déjà autour du point d'eau et nes'embarrassaientd'aucuneprécautionpouragiterlefonddupuitsdeleurspetitsseaux en plastique attachés au bout d'une cordelette. À l'est, un liseré rougesignalait un soleil pressé d'enflammer le voile bleu de l'aube. Lamine se leva,secoua sommairement ses habits et se dirigea, d'un pas décidé, vers le vieuxvillage. Il sedoutaitbienque les femmesétaientpasséesdevant lui,alorsqu'ildormait,maisilnetenaitpasdutoutàcequ'elleslereconnaissent,encoremoins

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qu'elles l'interrogent. Sa nuit sur les dunes, il ne souhaitait en discuter avecpersonne.

Lorsqu'ilpoussa leportaildechez lui,samèreétaiten traindebalayer lacour, tâchedontelleaimaits'acquitteravantleréveildesespetits-enfants.Elleseredressa,écarquillalesyeux,commesileDiableluiétaitapparuet,adoptantsontonleplusferme,ellelepritàpartie.

—Lamine!Dieum'empêchedesavoiroùtuaspassélanuit!Lamine,jesais que tu es en âgedevouloir certaines choses,mais veille à ce que tout sepasse correctement. Si tu fréquentes une fille, nous devons entreprendre lesbonnesdémarches,avant…avantqueleDiablenes'enmêle.

—Mais,maman…—Quoi,maman?Onnegagne rienà se forgerunemauvaise réputation

danscevillage!—Maisnon,maman,calme-toi,cen'estpascequetucrois…—Etqu'est-cequejedoiscroire?Tudécouchesettuvoudraisquejesois

calme, hein ? Tu sais ce qu'il en coûte, dans ce village, d'engrosser la filled'autruiavantdel'avoirépousée,hein?Leprixdelahonte!Unedoubledot!Descomméragesperpétuelsetleméprisdegensquinevalentguèremieuxquetoi!Pitié,pasça!Tun'assouhaitéépouseraucunedesveuvesdetonfrère.«Jesuisencorejeune»,disais-tu,et je t'aisoutenucontretous,mais,si tunepeuxpasrestertranquille,trouve-toiunecompagneavantdecommettreunebêtise.

Lamine savaitqu'aucuneexplicationn'aurait rassuré samère,qui, commetoutes les autres, vivait dans la hantise de voir son fils accusé d'unegrossesseavant mariage. Il se fit tout petit pour passer devant elle, gravit les marchescasséesduperronets'engouffradanssapetitechambre.Certes,ladiplomatieabesoin de conciliabules pour aboutir, mais parfois, on peut signer la paix demanièreunilatérale. Il suffitpourceladeprendre sur soi.Selon la traditiondel'île,lesgarçonssontpriésdesemontrerinvinciblesentoutescirconstances,saufdevantleurmère.Desoncôté,Aramesavaitquec'estl'ennemiquifaitlaguerre.Or d'ennemi, en définitive, elle n'en avait pas. Elle avait fini par se taire, car,mêmesielles'étaitquelquepeuemportée,enmèrepoule,elleleregrettaitdéjà.Elle se doutait que son fils s'était couché et ne désirait nullement le perturberdavantage. Il y a desmatins qui s'accommodentmieuxd'une couette que d'ungrandsoleil.

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IX

—Arame!Arame!Machère,Arame!Ilyauratoujoursassezd'eaupourporterlesbarquesquel'oncroitperduesaufondd'unecrique!

Arame, qui récurait la vaisselle de sonmaigre déjeuner, sursauta. C'étaitBougna qui venait de pousser le portail avec le débordement d'une diguerompue.Lavaguequinelaisseaucunecriquetranquille,c'étaitbienelle.

—Bonjour,Bougna.Mais que se passe-t-il ? interrogeaArame, d'un tonplacide,espérantralentirainsiledébitdesonamie.

MaisriennecontenaitBougna:quandquelquechoseluitenaitàcœur,elleglissait allègrement hors des balises de la bienséance, emportant sesinterlocuteurs dans sa fougue. Arame, le geste suspendu, se disait qu'un jourcettefemmeluiprovoqueraitunecrisecardiaque.Indifférentepourtantàsonairdereproches,Bougnaluipassaunemainautourdesépaulesetl'entraînaversunenatte, étendue sous le manguier, au milieu de la cour. Désarçonnée, Aramen'opposaaucunerésistance;ellejetasonépongeaufonddelamarmitequ'elleavait commencé à laver et se laissamener commeunpantin.Àpeine étaient-ellesinstallées,queBougnaluiexposalaraisondesonexaltation.

— Écoute-moi bien, ma chère, je rentre du village, de ce pas et…Hey,détends-toi!Nemeregardepasaveccesyeuxdesage-femme!Toutvabien!Jevaistouttedire.J'étaisauvillageetjereviensavecuneformidablenouvelle…

Sesplaisanteriesetsonlargesouriredécrispèrentsoninterlocutrice.N'ayantplusàsesoucierdetâchesménagèresdepuisl'arrivéedesabru,Bougnapassaitl'essentieldesontempslibreàvisitersaparentèle.Riendesactualitésdel'îlenelui échappait, elle comptait des informateurs dans chaque quartier. Plutôt desinformatrices, d'ailleurs, car c'est dans le secret desboudoirsque les amiesou

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cousinesserévèlenttoutcedontonnediscutejamaissurlaplacepublique.Laformidablenouvelle,c'étaitunenouvellecombinepourl'émigrationclandestine.

Descommerçantesduvillageavaienttrouvéunnouveaufilonpourinvestirleursmodestesgainsetengrangerdesbénéficescolossaux.L'astuceétaitsimple,maispersonne,jusqu'alors,n'yavaitsongé.Ilfallaitacheterunegrandepirogue,de ces énormes pirogues inutilement restées à quai depuis la raréfaction dupoissonetdontlespropriétairesétaientravisdesesépareràunprixdéfianttouteconcurrence.Ensuite,onachetaitdeuxmoteurs,und'occasionetl'autreflambantneuf:lepremierpourdébuterlatraversée,lesecondpouraffronterlahautemer.On se procurait des jerricanes d'essence, équipait l'embarcation de tout lematériel de navigation nécessaire, comme le GPS, puis on la chargeait de laquantité de vivres suffisante pour le trajet. Il arrivait qu'une personne finance,seule,sonprojet.Maislaplupartdutemps,lescommerçantess'associaientpourréunir lesquatreà sixmillionsde francsCFAquevalait toutecette logistique.Ensuite, elles fixaient un prix par passager – variant de cinq cent mille à unmillionde francsCFA– et faisaient courir le bruit d'un départ imminent pourl'Espagne. La nouvelle se répandait telle une traînée de poudre, d'autant plusqu'envéritablesaffairistesdelaprécaritéellesavaientmisenplaceunsystèmetrès alléchant, qui leur permettait de s'assurer une rentabilité optimale : lecapitainedelapiroguenepayaitpassaplaceettoutcandidatquienrecrutaitunautre sevoyait octroyerune importante remise.Ainsi, ceuxqui nedisposaientpas de l'intégralité de la somme requise devenaient, de facto, des préposés aurecrutement.Quelques-unsarrivaientmêmeàpartirsansboursedélierenservantd'hommesdemainaucapitaine.Ilsetrouvaitdespetitsmalinsqui,sansmêmebougerdel'île,profitaientdel'aubaine,enprêtantmain-forteàlaguildequilesrémunéraitenconséquence.Lapiroguenepartaitquelorsqu'ilyavaitassezdetémérairespourlarempliràrasbordetconstituerainsiunvéritablejackpot.Cesdamesbattaientlespasseurspatentésàplatecouture,surleurpropreterrain.

Longtemps ces passeurs, une petite poignée de nez creux, avaient été lesdétenteursdumonopoleets'étaientvucourtiserpartouslesjeunesdésireuxdes'expatrier.Maisdepuisquel'UnioneuropéenneavaitjetésesnassesFrontexautravers des points de passage et imposé de pseudo-accords à l'État sénégalais,l'obligeantàaccepter larestrictiondudroitdecirculerdesesproprescitoyens,les passeurs avaient réduit leur activité, par crainte des pandores.Bien sûr, auvillage,onavait senti levent tourner,maisbeaucoup ignoraient lesarcanesdecettenouvelledonneetconsidéraientlespasseurscommedesbusinessmenrepusqui, vautrés dans leur confort, se détournaient maintenant de l'activité qui les

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avaitenrichis.Certainsvillageoissedisaientmêmeprêtsàlesdénoncer,dèsquel'occasion se présenterait. « Ces salauds de profiteurs, entendait-on, devaientpayerpourleursoudaineindifférence!»Bref,pourlesémigrantspotentiels,legoulot se serrait, l'horizon s'obscurcissait, c'était la stagnation, lorsque lescommerçantes ouvrirent les vannes. En peu de temps, ces dames étaientdevenues des héroïnes osant braver l'injustice administrative pour assurerl'avenirdesenfantsdelarégion.Etlemystèreajoutaitàleurgloire,car,mêmesiellesavaientchoisil'anonymat,lessuppositionsetlesrumeursallaientbontrain,tressantdeslauriersautourdequelquesnoms.Leurméthodeétaitrécente,maisces guerrières des temps modernes jouissaient d'une solide réputation, depuisqu'on avait appris que deux de leurs embarcations étaient arrivées à bon port.Lorsqu'une pirogue s'abîmait en mer, on n'accablait personne, l'anonymatrévélant alors toute son utilité. De toute façon, après le deuil, la dignité et lasagesse du peuple marin reprenaient le dessus. Le tribut que la mer prélève,depuis la nuit des temps, n'a jamais empêché un fils demarin demouiller sabarque.Surl'île,l'espoirn'étaitpasunrêvebéat,iln'avaitpasungoûtdebénitieretonnel'acquéraitpassurlesmarchesd'unemosquée.Surl'île,onsavaitbienquelesvaguesseretirenttoujoursavecdesmiettesderêvesetonseservaitdelavolonté,commed'unpiquet,pourfixerl'enviedevivre.Etmêmesilavien'étaitquesablesmouvants,leskamikazesquiaffrontaientlapauvretés'yaccrochaientfermement.«BarceloneouBarsakh!»Barceloneoulamort,clamaient-ils;lescontredire, c'était s'exposer à la vindicte publique. Pourquoi plaider, quand leverdict est connu d'avance ? Seuls les avocats s'époumonent pour des causesperdues,mais on les paie pour. «Barcelone ouBarsakh ! »Là où retentissaitcettedevise,mieuxvalaitgardersonopinionaufonddesonsac,quandonn'étaitpas du même avis. Le vent peut dévaster la côte, aucun pêcheur ne vouspardonneradeluiprédireunnaufrage.Etpuis,quandlespélicanss'agglutinentausommetd'unedune,onseditquelapêchepeutêtrebonne.RecueillisparlaCroix-Rouge, sur une plage espagnole, des jeunes avaient téléphoné, rassuréleursparentsetsuscitéunvéritablephénomèned'émulationparmileurscopainsrestéssurl'île.

Bougna avait tout raconté d'une traite, insistant particulièrement sur lespointsqu'elle croyaitdenatureà convaincreArame.Commecelle-ci l'écoutaitsansbroncher,elles'arrêtaetprécisasapensée.

—Unepiroguedoitpartirbientôt,m'a-t-ondit,nosfilsdoiventenêtre.—Quandexactement?s'informaArame.

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—Jel'ignore,maisc'estimminent;ladaten'estjamaisdonnéedemanièreclaire.Mais nosgarçonsnedoivent pas rater le prochaindépart.Si nousnousdébrouillons bien, leur voyage ne nous coûtera rien : mon fils est un marinconfirmé,ilseralecapitaine;letienn'aqu'àfairevenirdumondeetletourestjoué. Seulement, nous devons faire vite, il faut qu'ils s'inscrivent parmi lespremiers,pourmettrelesatoutsdeleurcôté.

—Maisquisontlesorganisateurs?Auprèsdequifaut-ils'inscrire?—Chut!Çanonplus,onneleditpas.Imagine,silapolicedébarquait…Il

yadéjàunelistequicirculedanslevillage,celuiquiveutpartirdoitsimplementcontacter le jeunehommequi la tient à jour.Même luin'accepterait jamaisdedonner le nom des organisateurs. Fais-moi confiance ; lui, c'est le fils d'unecousineet j'aidéjàparléàsamère, lesdeuxplacespournospetits, ilnous lesaura.C'estpourréduirelecoûtquetoutlemondesedépêche,lesderniersàsemanifestern'obtiendrontpastouslesavantagesquejeviensdet'expliquer.

—Mais,Bougna,avouequ'ilesttoutdemêmeétrangedenepassavoiràquionaàfaire.Cevoyage,nosfilsvontsiloin,c'estdifficiledesedireque…

—Qu'ilsvontpartirgagnerleurvie?Maisenfin,Arame,àquoipenses-tu?Ce ne sont pas les organisateurs qui comptent, mais l'avenir de nos enfants !Certainsde leurscamaradessontdéjàenEspagne.Beaucoupde jeunes,quines'étaient pas laissé convaincre au départ des premières pirogues, s'enmordentmaintenantlesdoigtsetsebousculentpours'inscriresurlesnouvelleslistes.Faiscomme tu veux, mais moi, mon fils est d'accord, il s'est même déjà proposécommecapitaine.

Bougna était retournée chez elle sans laisser à Arame le temps detergiverser.Restéeseule,danssacourdéserte,Aramecherchaitlalumièredansle feuillage de sonmanguier. Le soleil lui fit cligner des yeux ; elle posa sonmentonaucreuxdesamain,pensive.C'était toujoursainsi,Bougnadébarquaitcommeunedéferlante,seretiraitcommeunemaréebasse,lalaissantseuledanslepétrin.Ellearrivait,aprèsavoirtoutdécidédesoncôté,etlamettait,elle,dansl'urgencedesedécider.Aramescrutaencorelefeuillage;unminusculeoiseaurafistolaitsonnid,enbattanténergiquementdesailes.

—Mêmelesoiseauxprotègentleurspetits.Pourquoipasmoi?chuchota-t-elle.Maisai-jelesmoyensdegardermonpetitdanssonnid?

Devant la cuisine,des canardsbuvaientdans lamarmite laisséepar terre.Soudain, ils caquetèrent bruyamment et s'éparpillèrent, affolés pas un chatefflanqué,attiré,luiaussi,parlesmaigresrestesdepoisson.Aramebonditdesa

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natteets'enallaterminersavaisselle.Ellerevenaitsouslemanguier,lorsquelavoixnasillardedeKoromâkluiparvint.

—Àboire!Jemeursdesoif!Depuisledéjeuner, j'attendscettemauditeeau!Jepariequetuasfaitexprèsdenepasmel'apporter.Méchantefemme!

—Wallahi,j'avaisoublié,Dieum'esttémoin,ditArame,ens'approchantdeluiavecunvieuxpotenaluminium,cabossémaisbienrécuré.

—Mécréante!NemêlepaslebonDieuàtabêtise!Arame lui jeta un regard courroucé. Elle sortait de la chambre, quand

Koromâkrugitdanssondos,l'obligeantàfairevolte-face.—Tucroisquejen'aipastoutentendu?—Maisqu'est-cequetuasentendu?–Pfff!Avectaconfidentequirésonnecommeuntambourdeguerre,tute

demandescequej'aientendu?J'aitoutentendu!Situlaissestonvauriendanscettemaison,dis-moi:qu'allez-vousbouffer?

—Ettoidonc?Ehbien,onmangeracequ'onmangeactuellement.—Ah!Parcequetuappellesçamanger,cettemisérablepoignéederizque

tu nous étales au fonddu bol à chaque repas ?Si ton fils ne va pas travaillercommesespairs,dequoiallons-nousvivre?Demendicité!Hein?Ilesttempsqu'ilsoitunhomme!Val'inscrirepourcetteprochainepirogue!

—Notrefils!serévoltaArame.—Oui, oui, c'est ça ! À d'autres ! Laisse-moimon idée sur la question.

Maisenfin,puisqu'ilestlà,qu'ilsoitutileaumoins.Val'inscrire!Tum'entends?Arame sortit, les yeux pleins de larmes. Il faisait chaud, très chaud.

L'harmattan séchait les lèvres, brûlait les tempes, introduisait des flammèchesagaçantesdanslesnarinesetl'espritbouillonnait.Laisséeàsonœuvre,lanaturetorturaitsuffisammentetAramesouffraittroppoursupporterencorelahargnedecethomme,quiavaitfaitdesaboucheundéversoird'énormitéspestilentielles.En bas du perron, elle s'aspergea le visage du peu d'eau restée dans le potd'aluminium.

—Tuvasl'inscrire,ouiounon?Aramen'avaitpasrépondu,elleétaitpartieserasseoirsursanatte.Lorsque

sontyranserait fatiguédegueuler, ilsecalmerait,commed'habitude.Detoutefaçon, il s'arrêtait de beugler dès qu'il n'avait plus personne dans sa ligne demire,commesilaforcedesesagressionsluivenaitdecettedouleurqu'illisaitsur le visage de ses victimes. Finalement, la pire punition qu'on pouvait luiinfliger,c'étaitdesesoustraireàsaprésence.Aramesavaitbienquesesmuscles,raidisparl'arthrose,lemenottaientdanscecorpsmaladedevenusageôle.

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—Oh,jeteparle!Tuvasl'inscrire,ouioumerde?—Quoi ?Viens ici !Viensmedire ceque tu asde si important àdire !

persiflaArame,dansunregaindevengeance.—Méchantefemme!Malélevée!Continueàmeparlerdecettemanière;

sijet'attrape,tusaurasquejesuistoujourstonmari!—Ehbien, qu'attends-tu ?Viensdoncm'attraper.Monmari,monmari !

Pouah!Tesouviens-tuencoredecequecelaveutdire?Arame tournait le dos à l'entréedubâtiment et ne s'était pas aperçueque

Koromâk,pousséparlarage,avaittrottinépoursortir,s'aidantdesacannequ'ilbrandissaitmaintenantverselleenhurlant.

—Méchantefemme!Effrontée!LeDiablet'emporte!Arame jugea plus sage de s'éloigner ; le bousculer constituait un risque

qu'ellepréféras'épargner.Cezouavedéguenillépouvaittomber,sefracasserunmembre,piquerunecrisecardiaqueouavalersapourrituredelangue;ilpouvaitmêmepousserl'indécencejusqu'àmourirsurlecoup,desortequ'onl'accuseraitdel'avoirtué.Effrayéeparsesproprespensées,ellebonditdesanatte,chaussasessandales,saisitunseauenplastiquequitraînaitdanslacouretsedirigeaversleportailendéclarant:

— Je m'en vais au bord de mer chercher du poisson pour le dîner, lespêcheursdoiventêtrederetour.

—Menteuse ! Tume fuis ! Je t'interdis de sortir ! Ce n'est pas pour lepoissonquetuycours,maispourlespêcheurs!Salope!Etpuis,jem'enfous!Vas-y!Vafairetacatin,j'ail'habitude!

—N'importe quoi ! s'exaspéra Arame. Tu ne sais même plus quoi faired'unecroupenueettutepermetsd'êtrejaloux!

—Ma-mââân!Arrête,s'ilteplaît,imploraunevoixderrièreelle.—Quoi,arrête?—S'ilteplaît,Mman.Allez,onyva,jet'accompagne.Réveilléparladispute,Lamineavaittraverséleperronendeuxenjambées,

toutenenfilant sachemise. Il rejoignit samère, sansun regardpoursonpère.Arameseressaisitet,d'unevoixqu'ellevoulaitdouce,elles'adressaàlui:

—Maistun'asmêmepasdéjeuné,monchéri,tonrepasestencorechaud.Vamangerd'abord.

—Non,merci,Mman,jen'aipasfaim.Allez,viens,onyva.Koromâk, excédé par cette complicité qui l'écartait ouvertement, jeta ses

phrasesassassinesàleurstrousses.

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—Foutez-le camp !Horsdemavue !Lecanetonbarbotedans lamêmefangequesamère!Saletés!Allez,ouste!

Les enfants étaient encore à l'école ou s'attardaient entre les ruelles duvillage,absorbéspar leplaisirde joueravec leurscamarades.Levieilhomme,accrochéàsacanne,claudiquait,erraitseuldanslacour,captifduvide.Unvidequ'il nemanquait jamaisde créer autourde lui et qui, pourtant, le tourmentaitatrocement. Seul, il mesurait le caractère extrême de ses esclandres, mais,claquemuré dans ses multiples rancœurs, l'effort de présenter des excusesreprésentait,àsesyeux,lestadeultimedeladéfaite.Puisqu'ilavaittoutperdu,iltenaitaumoinsàgarderlaface,ettantpiss'ildevaitencoresouffrirpourcela.Que la douleur du bourreau puisse ressembler à celle du martyr est une idéequ'onapeineàadmettremais,enl'occurrence,c'étaitbienlecas.Lesscènesdeménagesontdesguerressansvainqueur,elleslaissenttoujoursderrièreellesdescœurségalementmeurtrisetpareillementassoiffésd'amour.

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X

Dehors, les cocotiers, exempts des tourments humains, dodelinaient de latêteetserêvaientcentenaires.Beaucoupdemaisonsétaientgrandesouvertesetmême quand on n'avait pas l'âme espionne, on pouvait, en passant, voir leshabitantsvaquerà leursoccupations.Un légerventsoufflait, soulevait le lingemulticolore tardivement étendu par une femme aux ongles déchiquetés qui,théoriededécroissanceoupas,auraitvouluelleaussiunemachineàlaver.Descoupsdepilonretentirent,trahissantlahargned'uneménagèrequin'avaitpaseude quoi payer le meunier pour moudre sa calebasse de mil. Des enfantspoussiéreuxrentraientdespâturages,enbraillantplusfortqueleursmoutons.Unjeunecharretier,enhaillons,passaitavecsacargaisondeboisetfrappaitsonâne,aussi épuisé que lui. Les hommes qui jouaient aux cartes devant la boutiqued'Abdouluicrièrentdecesser.Ilsexpérimentaientainsileurdroitd'aînesse,maisce n'était peut-être que pour le plaisir du verbe, car ils savaient tous qu'ilrecommenceraitquelquesmètresplusloin.Ledroitd'aînessedonneparfoisdroità l'inutile, mais peu de gens renoncent à leur privilège, même lorsqu'il estinsignifiant. Arame et son fils ralentirent légèrement l'allure pour saluer lesjoueursdecartesetmirentaussitôtleurspasentrelesmarquesdepneuslaisséesparlacharrette.Quelquesmètresplusloin, ilscroisèrentungroupedefemmesaux tenues criardes, qui semblaient revenir d'une cérémonie ou d'une visiteimportante.Arame n'étant pas d'humeur à écouter des potins, la courtoisie futvite expédiée. L'après-midi tirait à sa fin, l'île flottait dans les mêmes eaux,immuabletableauoùlavienuançaitàpeinesescouleurs.Pourtant,ilestdecesjournéesqu'onvoudraitviderdeleurteneur,telsdesempyèmes.Latristessenefait que s'approfondir lorsqu'elle perdure. Ce soleil, qui filait lentement se

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saborderdansl'Atlantique,Arameauraitvoululeprécipitercommeonrenverseunboldelaitavarié.

En déambulant ainsi à côté de son fils, Arame se demandait commentqualifiersajournée:fatigante,sanstropdelabeur;chaotique,sansévénementnotable ; triste, sans drame extraordinaire.Bref, tout était routinier,mais lestéd'unpoidsquil'écrasaitplusqued'habitude.Aucunebouledecristalneluiétaitnécessairepourcomprendrequequelquechosedevaitradicalementchangerdanssavie,etceleplusrapidementpossible.Despiranhaslongtempscouchésenelleredressaientlatêteetlarongeaientdel'intérieur.Lesmalheursnes'amputentpas,même dans le formol de la mémoire, ils se réveillent tôt ou tard pour vousconfronter à la limite devotre endurance.On imagineque le temps apaise lespeines,puisqu'ilcautériselesplaies,commesilebien-êtren'étaitqu'uneaffairedepeaulisse.Lesdémangeaisonsd'Arame,c'étaitaufondduventrequ'ellelesressentait.Maintenant, elle en était convaincue, il fallait vraimentquequelquechose changeât.Mais quoi ? elle n'en savait trop rien.Mais si quelque chosepouvaitfairetairel'hydrequigrondaitenelle,elledevaitletrouver.Illuifallaitviteaccéderàlasolutionmiraclequiluiinsuffleraitlaforcedesupporterencorecet homme, qu'elle se retenait d'étouffer chaque fois qu'il ronflait à ses côtés.Seigneur ! Combien de fois, dans une vie, doit-on se débattre au prix de sapropreviepouréchapperà l'instantmeurtrier?Arameavait l'impressiondenefairequecela,depuissonmariage.

Mère et fils marchaient, silencieux, comme si chacun se retenait deperturber le recueillementde l'autre.Pourtant,cetteabsencedecommunicationnelesaliénaitpasl'unàl'autre,bienaucontraire;c'étaitleurfaçondefusionnerleursétatsd'âme.Leurmanière,furtive,desefrôlerdetempsentemps,ainsiqueleurs regards, pleinsdedouceur, endisaient plusqu'undiscours.Cette sinistrejournéene faisaitqueprolongerune longuepisteépineusequ'ilsempruntaient,ensemble,depuisdesannées.Iln'auraitserviàrienderevenirsurladifficultéduparcours,c'estlasuitequiméritaituneconcertation,afind'élaborer,sanstarder,la stratégie salvatrice. Mais le cœur d'Arame était encore trop lourd pour selancer dans une quelconque projection d'avenir. Ils longeaient le bord demer,quand Lamine initia une conversation censée la consoler. Au retour despêcheurs, le débarcadère grouillerait de monde, il y aurait à coup sûr desconnaissances qui viendraient leur parler et Lamine ne voulait pas qu'ilsremarquent lesplis soucieuxquibarraient levisagede samère. Il esquissaunsourire,ravalasapropretristesseetessayadedissipercelledesamère,commeonécarteunrideauopaquepourlaisserpasserlalumièredujour.

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—Net'enfaispas,maman,netelaissepasabattreparcequeditpapa.—Nonmais,tuasentendutoutesleshorreursqu'ilestcapablededébiter?—Oui,maman,c'estsansdouteàcausedesamaladie.—Non,cen'estpasquelamaladie,cethommen'estquehaine.—Maisnon,maman,représente-toisasouffrance,évitederentrerdansson

jeu.—Maispourquoiledéfends-tu?S'est-iljamaismontrégentilenverstoi?—Euh…—Ehbien,non!Ilt'atoujoursdétesté,toutcommetonfrèred'ailleurs.—Ma-mâân!S'ilteplaît…Ilestvraiquepapan'apaslecaractèrefacile,

maisaucunpèrenepeutvraimentdétestersesenfants.–Si,lui!Aumoins,tonfrèren'estpluslàpoursubirsonmépris.—Jet'enprie,ma-mâân,nedispasça.—Si!Etjevaismêmetedireplusqueça:ilvousatoujoursdétestésparce

qu'iln'estpasvotrepèreetça,ilnel'ajamaisdigéré.Quandjepensequejeluiaiévitéd'êtrelariséeduvillage!Pffff!

Lamine tituba, lesyeuxécarquillés, labouchegrandeouverte. Il regardaitsamère,sansplussortirlemoindreson.Lui,quitentaitdésespérémentd'allégerl'atmosphère, chancelait maintenant, assommé par cette terrible révélation.Aramen'avaitpaspréméditésonaveu.Elleavaitparlécommeexploseunballonsoumisàtropfortepression.Ellejetaunœilinquietautourd'elle.Quelqu'unlesavait-ilentendus?

—Viens,jevaist'expliquer,detoutefaçon,ilfallaitbienquetul'apprennesun jour, dit-elle, en prenant Lamine par la main pour l'écarter un peu dudébarcadère.

Mais le garçon, encore sous le choc, ne bougea pas d'un iota ; seul sonregard courait d'un point à l'autre de l'horizon. Arame lâcha sa main et restasilencieuseprèsde lui.On lasaluaplusieurs fois,maiselle réagitàpeine, sonespritvoguaitàplusieursmilesdelacôte,àlarecherchedesmotsdouxqu'illuifaudraitpourtoutexpliqueràsonfils,plustard.

Lecrépuscule résonnaitdubruitdescaissesqu'on jetait sur lewharf.Lesenfants piaillaient, se trempaient, s'éclaboussaient, s'écharpaient pour unedauradeouuncrabe,sourdsauxappelsdesmèresqui,elles,jouaientdescoudesafin de ne pas manquer les poissons de premier choix. Une pirogue venaitd'accoster, le capitaine hurlait ses ordres, les matelots s'activaient ; il fallaitprofiter des derniers rayons de soleil pour écouler la prise, qui semblaitconséquente mais non pas suffisante pour satisfaire toutes les attentes. Le

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capitaine,quifaisaitlafiertédesdameslorsqu'ellesservaientlethiéboudjène,ilyenavait,maispasassezpourtoutlemonde.Lequaibourdonnaitd'acheteursetdequémandeurs.Toutecettefoulerepartiraitavecdupoisson,achetéouoffert,et lecapitainede lapirogue,quin'était autrequ'Issa, le filsdeBougna,devaitfaire preuve de discernement. Au village, on n'oublie jamais les relations àentretenir, etmême lorsqu'on n'a pas un sou en poche, on cède gracieusementunepartdesapêcheàquidedroit.

— Lamine ! Lamine ! Eh, Lamine ! Passe-moi le seau de ta mère, j'aiquelquesdauradespourvous.

Cette voix familière et enjouée ramena Lamine à la réalité. Il prit lerécipient et s'exécuta. Il retroussa son pantalon, pataugea jusqu'au bord de lapirogue, plus porté par l'habitude que par une vraie conscience de ses gestes.D'ailleurs, iloubliaderemercierIssaqui,pourtant,avaitrempli leseaudetrèsbelles daurades et lui avait chuchoté quelque chose à quoi il avait acquiescéavantdes'éloigner.Lorsqu'il revintprèsdesamère, ilsecontentad'incliner leseaupourluienmontrerlecontenuetpritladirectiondeleurdomicile.Aramehâta le pas pour le rattraper. Cette fois, ils marchèrent côte à côte, sans seregarder.

À lamaison, les enfants se tenaient tranquilles aumilieu de la cour. Lesplusgrands installéssur leurbanc, lespetitsagglutinéssur lanatte, tous, figésdans leurposture, guettaientunmouvementduportail.Unvisiteur impromptun'aurait pasmis uneminute à comprendre la raisonde ce calmeplat, tant ellesautaitauxyeux.Assissurlesmarchesduperron,Koromâkdardaitsonregardnoircommeontireàl'arc,etdèsquelesenfantslecroisaient,ilssevissaientunpeuplus sur leur siège.Même lesplus joueursd'entreeux, lorsqu'ilsvoulaientrépondreaugestetaquind'unvoisin,seravisaientdèsquelevieuxseraclaitlagorge.Or, pour désencombrer ses poumons qui crachaient leur lassitude, il necessaitdeponctuerlesilencedesesdésagréablesgrognements.Arrrrgh,pteuh!Et sa saleté se répandait jusqu'où son souffle le permettait. Les gamins seregardaient,dégoûtés,etaffectaientunediscrétionpolie.Lorsqu'ils traversaientlevillage,desâmescharitablesnemanquaient jamaisde leurdemander :«Etvotregrand-père, commentva-t-il ?»Àquoi ils répondaient, invariablement :«Ilvabien.»Maisenréalité,ilsn'ensavaientrien,puisqu'ilsl'avaienttoujoursconnuaffublédecemasquemortuairequ'ilarboraitentoutescirconstances.Ilsnesavaientpasquandilétaitsouffrantousimplementdemauvaisehumeur.Ladouceur semblait exclue de son existence. Il distribuait, en permanence, cescoupsd'œilquisignifiaient«éloignez-vousdemoi»etn'hésitaitpaslongtemps

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àsesaisirdesonmartinet–descordelettesd'écorcedebaobabattachéesauboutd'unmancheenbois–pourinfligeruneinoubliablecorrectionauxrécalcitrantsquitardaientàquittersonpérimètredemobilité.Àbienyréfléchir,sonarthrose,qui limitaitsesdéplacements,était lameilleurealliéedesenfants,parcequ'elleleur permettait la plupart du temps d'échapper à ses foudres. Au village, lesmalades,notammentlespersonnesâgées,donnentdesoffrandesauxpetits;lesprières de ces anges, dit-on, favoriseraient la guérison. Koromâk, lui, faisaitexception à la règle. Et c'était bien ainsi, car aucun de ses petits-enfants nesouhaitaitlevoirserétablir.D'ailleurs,ilsn'étaientfranchementheureuxetlibresdejouerquelesjoursoùilétaitalité,perclusdedouleur.Cesjours-làseulementils pouvaient s'amuser, s'éparpiller, sauter et emplir la maison de leurs crisd'allégresse,sansmodérationaucune.Ilsignoraientencorelegouffrecouvertparlemotmort,puisquecertainsd'entreeuxdemandaientsouventàAramesi leurpèreallaitrevenirlesvoir.Lorsquecelle-cileurrépondait:«Votrepèreestparti,très loin, dans un pays tellement magnifique que les gens n'en reviennentjamais » ; ils semettaient à rêver d'un tel voyage pour leur grand-père. Sansmalice,simplementcharmésparl'idéed'unéloignementdéfinitif,ilsexprimaientouvertementleurvœu,quiscandalisaitArame.

—Ahan!Nerépétezplus jamaisça!ordonnait-elle,sans trophausser leton.

—Etpourquoi?s'étonnaitl'undesplusgrands.Sicepaysestmagnifique?Aumoinsnous,nousserionstranquillesici,avectoi.

Arame réprimait un rire triste. Les enfants n'insistaient pas, carmême sileur grand-mère était incapable de sévérité à leur égard, ils l'aimaient et larespectaientassezpournepasfranchirleslimites,lesraresfoisoùilluiarrivaitd'enfixer.L'obéissance,Aramenel'exigeaitpas,ellel'obtenaitnaturellement,enrécompense de la tendresse dans laquelle elle les tenait. Avec elle, ils sedécontractaientetsecroyaientàl'abridetout.Leurgrand-mère,c'étaitleuroasisaumilieududésert, la sentinellequi s'offraitenbouclierpour lespréserverdetouteslesadversités.Lorsqu'elleétaitdesortie,ilsl'attendaientenapnée,carseulsonretourfaisaitfondrelemouledecirequelevieuxcoulaitautourd'eux.

LanuitétaitdéjàtombéelorsqueArameetLaminefranchirentleseuildelamaison.Lesenfants,propulsésparlesoulagement,seruèrentverseux,dansunejoyeuse clameur.Après les petites tapes et les caresses sur la tête,Arame leurdistribua des sachets de cacahuètes. Lorsqu'elle le pouvait, elle leur rapportaittoujoursdesfriandises.Etce jour-là,commeonluiavaitoffert lepoisson,elles'était servie des quelques pièces qu'elle tenait en réserve dans un pan de son

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pagne pour leur acheter ces graines qu'ils appréciaient tant. Ça les aiderait àpatienterunpeupour ledîner, pensa-t-elle engagnant sa cuisine.Lamine, lui,déposa le seau de poisson à terre et tourna les talons. Sous la pénombre dubâtiment, englouti par la nuit, Koromâk, toujours assis sur les marches duperron, n'était plus qu'une forme incertaine. Lamine allait ressortir quand ungrognementluiparvint.

—Bonsoir!Touslesdeux,àpasserdevantmoi,telsdesfantômes,çavouscoûteraitvotrelanguedesaluer?Iln'yapasquedeschiensici!

—Ahbon!rétorquaLamine,avantdeclaquerleportail.Levieilhommenerelevapasl'impertinence,Aramenonplus.Àl'évidence,

quelque chose venait de changer. Il est des jours qui arrachent les masques,embrasent les mots et brûlent les pupilles de leur cruelle lumière. Aprèsl'éblouissement, on examine, on scrute, on s'émeut des contours d'un mondequ'oncroitdécouvrir,alorsqu'onl'atoujoursportéaufonddesoi.Endéfinitive,rien n'avait changé, ni le relief de l'île ni l'histoire de Lamine ; simplement,l'angledevuemodifiaitlalignedefuite.C'estsanouvelleperspectivequiavaitfait deLamineun autrehomme.Et, désormais, pour lui commepour tout sonentourage,rienneseraitplusjamaiscommeavant.

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XI

Dîner express ! Seule la délectation prend du temps. Dîner express !Pourquoidureràtable,quandils'agitseulementd'avalerdequoitenirdebout?Dînerexpress !Cen'estpas lagastronomiequi retient à table,mais la joiedevivre. Parfois, névralgique, on abrège le repas, on se glisse sous la couette,comme on appose un pansement sur une plaie. Les humeurs noires ont uneprédilectioncertainepour lesombres.Secoucher tôt :parfois,unemanièredetireruntraitsurunejournéepourrie.

Chez Arame, on avait plié la soirée comme une natte usée. Les veilléesappartiennentàceuxquiontdeschosesàsedire.OrelleetKoromâkn'avaienten tête que des sujets qu'il valait mieux taire. Cela faisait longtemps que laconversationnefaisaitpluspartiedeleurmodedevie.

Cuisinedepeud'ingrédients,plat rapide,pas le tempsde jouer l'artisteencherchant la meilleure présentation. Quand il s'agit de simplement tenir lacarcassed'aplomb,lesrepasnécessitentpeudepréambules.C'estcuit,c'estservi,c'esttout.Detoutefaçon,personnen'yverraitrien:aveclalampetempêtequirougeoyait de pudeur, on distinguerait à peine la forme du bol, le toucher etl'odorat suffiraient à susciter l'appétit. Pour le goût, Arame avait écrasé desoignonsetquelquesépices,ensignederespectpourcesbellesdauradesqu'ellen'aurait jamais pu s'offrir. On se demande d'où vient le talent des femmes duvillageàfaireunfestindesipeudechose.Aprèsunmomentd'isolementdanssacuisine,Arameétait sortie déposerunegamelledevant sonmari, sansoublier,cettefois,lepotd'eau.Puiselleappelalesenfantsquis'attroupèrentaussitôt.Ilsavaientfaim,ellepasdutout,maiselles'installaparmieux,seforçantàavalerquelquesbouchéespourlesencourageràdînerpaisiblement.Ellen'avaitjamaisentenduparlerdepsychologieet aucungouroune lui tenait lamain,mais elle

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savait à quel point sa tristesse pouvait déteindre sur les petits et s'appliquait àleurdonneruneillusiondenormalité.

—Tontonnemangerapas?luidemandal'undespetits.—Tuvoisbienqu'iln'estpaslà,dit-elled'unevoixblanche.—Maisiln'apasmangéàmidinonplus.— C'est parce qu'il dormait. Mais, il mangera à son retour, le rassura

Arame,sansriencroireàsespropresmots.Le déjeuner deLamine trônait encore sur la vieille étagère de la cuisine.

Aramen'avaitpaseulecouragedeledonnerauxenfantspourlesfairepatienter.D'ailleurs, avec la chaleur, le plat avait peut-être tourné,mais elle n'avait pasvérifié.Lelendemain,lescanardsetlechatseraientbiennourris.Aprèslerepas,pendant qu'Arame s'agitait, nettoyait sa vaisselle et rangeait sa cuisine, lesenfants s'improvisèrent conteurs. Mais celui qui prit la parole en secondménageait encore une chute à son conte, quand Arame donna le signal ducoucher.

—Ah,non,onnesauramêmepaslafin!seplaignirentcertains.—Ehbien,iln'auraqu'àvouslaraconterdemain.Allezhop,aulit!insista

Arame.Les enfants murmuraient encore dans leur chambre lorsqu'elle gagna sa

couche.EllesedemandaitoùétaitpasséLamine,maisn'ayantpasfermél'œillanuitprécédente,soncorpsfourbuluiréclamaitdurepos.Sonhommes'étaitdéjàcouché. Il avait le dos tourné mais ne dormait pas, puisqu'on n'entendait pasencoresonronflementmaladif.Arames'allongea,sansunmot,etsoufflasurlalampe tempête.Le noir est commode quand on n'a nulle beauté à admirer. Ilsétaient là, les corps distants, figés dans la haine, comme deux prisonnierss'accusantréciproquementdumêmecrime,maiscondamnésàpartagerlamêmecellule.Afindenepasypenser,Arametournasonespritverssonfils.

Où était-il encore ? Peut-être qu'il était simplement parti prendre l'air, seremettredelarévélationqu'elleluiavaitfaite.Soudain,Aramesesouvintquelajolie Daba était de retour au village et ressentit un pincement au cœur. Et sic'étaitàcaused'ellequeLaminen'étaitpasrentrélanuitprécédente?Cettefille,Aramen'avaitjamaissucommentqualifiersarelationavecsonfils.«C'estuneamie », lui disait simplement Lamine.Mais quel genre d'amie ? Arame avaittoujours trouvé leur relation ambiguë. Daba venait les voir, mais elle n'étaitjamais suffisamment proche pour qu'on puisse la considérer comme la petiteamiedeLamine.Ellen'étaitpassuffisammentéloignéenonpluspourempêcherqu'onnedevineanguillesousroche.CommeLamine,Dabaappartenaitàunclan

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respectableduvillage,decesgenssansfortunequipartageaientlesortcommunmais dont la noblesse traditionnelle traverse les générations et ne souffre pasl'opprobre. Quel drame, si Lamine venait à la mettre enceinte avant desépousailles!Lesfamillessedéchireraient,c'étaitplusquecertain.Aramefrémitetajustasonoreiller,commeonsecachelevisage.Nepaspenseraumalheur!CommeLamineneluiavaitpasracontésanuitsurlesdunes,encoremoinslesfiançailles de Daba avec Ansou, qui en étaient la cause, Arame se promit depercerlemystèredèslelendemain.Sanspasserparquatrechemins,elleoserait;pour une fois, elle interrogerait franchement son fils sur la nature de ses liensaveclajolieDaba.Cetterésolutionprise,elles'abandonnaenfinausommeil.

Au réveil, avantdese rendreauxpuits,Arames'arrêtadevant laportedeLamine. Elle frappa deux coups, personne ne réagit. Elle frappa encore, puispoussa légèrement laporte.Personne.Le litétaitvide.Elle referma laporteets'en alla. Elle fit plusieurs allers et retours, remplit tous ses canaris, disposamêmedesbassinespleinesdansladoucheetdanslacour.Avantdepréparerlepetit-déjeuner,ellerouvritencorelachambredeLamineetconstata,dépitée,quecelui-ci n'était toujours pas rentré. Elle resta un moment dans la pièce,dubitative.Lesacnoir,dans lequelLamine rangeait sesaffaires,n'yétaitplus.Orilnel'emportaitquelorsqu'ilpartaitenvoyage.Peut-êtres'enétait-ilretournéàDakar,suruncoupdetête.Aramesupposaquesonfilsluienvoulait,àcausede cette terrible révélation.Sachant la forcede leur lien, elle se rassura, en sedisantqu'ilreviendraitunefoislechocpassé,assezcalmepourentendretoutcequ'elleavaitàluiexpliquer.Elleréfléchitencoreetseditqu'elledramatisaitunpeuvite.Laminen'iraitpassi loinsans laprévenir,peut-êtreétait-il seulementpartiseréfugierchezuncopainduvillage,letempsdedigérersontraumatisme.Ilauraitexercé,ainsi,sondroitauretraitmomentané.Selonlatraditiondel'île,pouréviterunclashaveclesparentsoudesproches,n'importequipeutsereplierdanslecousinageetrevenirquandlesespritssontapaisés,sansquecettebrèveabsence soit considérée comme une rupture. On louait même la démarchepacifique de ceux qui se comportaient ainsi. Le souvenir de cette coutumetranquillisa Arame. Sans rien dire à Koromâk, elle s'attela à ses activitésdomestiques.

Après le petit déjeuner, elle s'attaqua à la pile de linge sale qui s'étaitempilée depuis des jours. Il lui restait quelques savons que Lamine lui avaitrapportésdeDakar.Cepetitstockprécieux,elleenusaitavecparcimonie.Elletranchaitlesavondecinqcentsgrammesaumilieuetfaisaitattentionànepas

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laissermarinerlemorceaudontelleseservait.Unfoulardautourdelataille,ellefrottait, essorait, secouait, puis accrochait, sur un fil tendu dans la cour, destextilesdélavésquimettaientenévidencesapauvreté.Avecquoirenouvellerait-elle la garde-robe des petits ? Ils grandissaient si vite. Les habits quiappartenaientauxunsl'annéeprécédenteétaientpassésauxautresetelle-mêmen'avaitplusdepagneoudeboubouàfairetransformerpoureuxparletailleur.Mieuxvalaitnepasypenser.Aramesedétenditquelquepeuenvoyantsonpetit-filsjoueràsescôtés.Lesenfantsétaientàl'école,maislepluspetitétaitrestéàla maison, son institutrice étant partie à la capitale, pour on ne savait quelleraison. Pendant que sa grand-mère s'abîmait lesmains, le garçon plongeait sapetitepirogueenboisdansunebassineetimitaitunbruitdemoteur:

— Vroum ! Vroum ! Regarde, mâme, regarde ! Vmmmm ! Je vais enEspagne!

—Ettumelaissesici,touteseule?letaquinaArame.— Mais non, regarde ! Je t'emmène avec moi, dit-il, en plaçant deux

feuillesdemanguierdanssapirogue.Aramesourit,luijetaunregardpleindetendresseetpartitétendrelelinge

qu'ellevenaitd'essorer.Combien de fois avait-elle joué à la princesse, lorsqu'elle était petite ?

Combiendefoisavait-elleportésarobedesoieetsoncolliersertidediamants,chaussé ses souliers brillants pour suivre unprince charmant venu la cherchersur son blanc destrier ? Combien de fois s'était-elle vue dans un château auxinnombrablespièces,avecun immensecellierpleindemilledélices?Puis,enun tour de passe-passe, elle avait atterri dans cettemasure où tout n'était quecarenceetdésolation.L'avait-onpunied'avoirtantrêvé?Sonimaginationavaiteu l'outrecuidance d'envisager la beauté et la douceur. Sa lucidité devaitmaintenant se faire à la dure réalité. Pour les humbles dans son genre, devaitpenserArame,lesrêvessonttoujoursillusions,rarementdesprojetssusceptiblesdeseréaliser.Sonpetit-filslecomprendraitplustard.

— Vroum ! Vroum ! Hey mâme, descends, nous sommes arrivés enEspagne!l'accueillitlegarçon,alorsqu'ellerevenaitavecsabassinevide.

—Ettoi,descendsdetonnuageetvamechercheràboire.—Vroum!Vroum!Legarçonpartitencourant,accrochéaumanchedesonmoteurimaginaire.

Àsonretour,Arame,quiavaitfinidelaver,rinçaitsesrécipients,presséed'allerpréparer le déjeuner. Elle avait déjà vidé toutes les bassines, sauf celle où la

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petite pirogue du bambin flottait dans une eau moins souillée. Elle savaitd'expériencequ'ellerisquaitunecrisesijamaiselleytouchait.

— Merci, mon petit cœur ! dit Arame, en prenant le pot d'eau que luitendaitlegamin.

Mais le petit capitaine n'était préoccupé que par sa pirogue qui flottait àl'envers. Ramassant les deux feuilles de manguier, les passagers, il se mit àcrier:

—Oh,mâme!Regardecequetuasfait!Notrepirogues'estrenversée!Vite,mâme,nousallonsnousnoyer!

—Ahan!Touk!lestoppaArame.Jeneveuxplusentendreça!Superstitieuse,Aramepartit vers la cuisine, sans se retourner.Auvillage,

onseméfiedesjeuxdesenfantscar,dit-on,lesdjinnslesinspirent:enyprenantgarde, on pourrait bien y lire des présages. Alors, lorsqu'un petit mimait unecatastrophe,onsedépêchaitde lui fairechangerd'occupation.Certainsallaientmêmejusqu'àfaireuneoffrande,afindeconjurer lemauvaissort.Musulmane,toujoursaccrochéeàsacultureanimiste,Arameétaitdeceux-là.Elleépluchaitses légumes, quandunmendiantBayFall, unmalabar aux rastas poussiéreux,poussa le portail en mêlant des sourates incertaines à ses divagations. Aramen'aimait pas donner à ces gaillards bien-portants qui écument la région, maisaprès la saynète que venait de lui jouer son petit-fils, elle se sentait obligéed'agir.ElleremplitunepetitetimbalederizetallalaverserdanslacalebasseduBayFall,quiluisouhaitalemeilleurdesparadis.ArameneréponditpasAmen.Cen'estpas leparadisqu'il lui fallait,maisquelquechosedebienconcretquifavoriserait une mutation totale de sa vie infernale. En dépit de cesconsidérations, elle réintégra sa cuisine, sourire aux lèvres. Son déjeuners'annonçaitmeilleurqued'ordinaire.Nonseulementil luirestaitquelqueskilosderizetdel'huiledel'Aïd-el-kébirmais,laveille,elleavaitrôtietconservéunebonnemoitié de ses daurades. Comme elle avait des oignons et du citron enquantité, elle aurait le plaisir d'exprimer ses talents culinaires en préparant unsavoureuxyassa.Ellepourraitmême,commeleveutlacourtoisielocale,porterun bol bien garni à Issa, qui avait eu la gentillesse de lui offrir autant depoissons.Ellemittoutsoncœuràl'ouvrage.

Lorsque ses écoliers rentrèrent, Arame savourait une petite pause bienméritée, sous le manguier. Elle plaisantait avec son petit-fils qui, la voyantinoccupée, s'était pressé de lui imposer un jeu d'awalé. Le repas était presqueprêt.Lamarmitede riz blanc, préparé à la créole, n'était plus sur le feu,maismaintenue au chaud, sur des cendres chaudes, à côté du foyer à trois pierres.

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Seulelasaucemijotaitencoresurlesbraises.Aramen'ignoraitpasquelaqualitéd'un yassa dépend d'une bonne réduction de la sauce, qui doit être onctueuse,sansêtretropépaisse;fluide,sansêtretropliquide.Lafuméequiluiavaitrougilesyeuxnel'avaitpasempêchéedeveilleràlaminutied'unetelleperformancegastronomique. À l'arrivée des enfants, remarquant leurs lèvres sèches et leurventrecreux,elleseprécipitadanslacuisine,maisuncoupd'œilluisuffitpoursedéciderà lesfairepatienterencorequelquesminutes.Ellefitdiversionpourjugulerl'impatiencedesapetiteéquipe:

—Ilfaittrèschaud,hein?Alleztousprendreunepetitedouche,celavousferadubien.J'aipresquefini,j'auraimêmeserviàvotreretour.

Lesenfantstraînèrentunpeudespiedsavantdepartiràlaqueueleuleu,sedisputantl'ordredepassage.Finalement,ilss'engouffrèrenttousenmêmetempsdans l'enclos qui servait de douche.Munis d'un pot en plastique, ils vidèrentdeuxbassinesd'eau, se frottant àpeine, avantde revenir dégoulinants, sous lemanguier.Arame avait fini de servir et portait le déjeuner àKoromâk, cloîtrédanssachambre.Arrivéeàleurhauteur,elleralentitlepasetlestaquinaenriant.

—Hey!Déjà?Vousbrillezcommedessilures!Hum!Mouillés,oui,maiscertainementpaslavés!

En entrant dans le bâtiment, elle entendit les enfants pouffer de rire danssondos.Cela luimit dubaumeaucœur.Malgré l'humeurmassacrantede sonépoux,quineremerciaitjamaispourrien,elleressortitaveclesourire.Laminen'étaitpasréapparudepuislaveille,maiscesgamins,quilasuivaientdesyeux,distillaientenelleuneénergiequidévoraitlamélancolie.Ellesavaitquelesoleilne suffisait pas à éclairer leur chemin, il leur fallait aussi son sourire à elle.Alors, pour eux, elle souriait et, petit à petit, ce bien-être, au départ feint,finissaitparl'enivreretladétournerprovisoirementdesessoucis.Laminen'étaittoujourspaslà;ehbien,tantpis,toutlemondeserégaleraitd'unsucculentyassasans lui et il n'aurait qu'à réchauffer sa part à l'heure où il déciderait enfin derentrer. Arame gambada jusqu'à la cuisine et ressurgit avec un autre bol, quin'était pas aussi grand que celui dans lequel ils avaient l'habitude de prendreleursrepas.Devantlesregardsinquisiteursdesenfants,ellelesmoquaencore.

—Mais non, votre déjeuner n'est pas simesquin, bande de gourmands !J'emmèneviteceplatpourIssa,jeneveuxpasqu'ilrefroidisse.J'arrivetoutdesuite!Profitez-enpourinstallervosbancs,etsurtoutlavez-vouslesmains,votredoucheéclairnemerassureenrien.

ChezBougna,lafuméemontaitdelacuisineetonentendaitdesustensiless'entrechoquer,maispersonnenesepréparaitencoreàdéjeuner.Aplatissurdes

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nattes, lesenfantssuçaient leursdents,pendantque lesadultes refrénaient leurmécontentement.Lacourétaitpleinedemonde,maisétrangementcalme.Ilfautbeaucoupd'énergiepourlebavardage.Or,sipersonnen'avaitenviedediscuter,nuln'avaitenviedecriersacolèrenonplus.Lafaimétaitcollective,laretenueaussi.

On ne râle pas avant le repas, cela coupe l'appétit à tout le monde etn'accélèrepaspourautantlacuissondesaliments.Onnebousculesurtoutpaslacuisinière,ellepourraitrajouterduseloudupiment.Ontraînesafaimcommeon traîne un fagot de bois trop lourd, mais on ne la jette sur la figure depersonne. Et, afin de ne pas exploser de rancœur, on respire, on découvre lesvertus apaisantes du bouddhisme. Et lorsqu'on n'a plus assez d'énergie pourpoursuivrel'exercice,onsavourel'extasequeprocurel'inanition.Ondéposelesarmes, car même les plus vaillants guerriers se laissent vaincre par la faim.Ratatinésurunenatte,onpoursuitduregarddeslibelluleschimériquespournepasattraperlesmouches.Maisplusquelafaim,c'estlafrustrationquicolleautapis.L'attented'unrepasplongen'importequidansunedétressesimilaireàcellequ'onéprouve,enfant, enguettantunemèrequin'arrivepas.Le repas remplit,cajole, trompe les crocs de stryges voraces qui dévorent de l'intérieur. Àmanger ! Tant de cavités attendent une illusoire plénitude de chaque repas.Àmanger !Puisque la vie se gavede tout,manger sera toujours, pour l'humain,unemanièredecomblerlegouffremenaçant.

ChezBougna, on attendait le repas comme on espère être sauvé avant lanoyade.Labrudelapremièreépousecuisinaitmais,pourunesigrandefamille,elle n'était pas encore aguerrie et cela lui prenait toujours beaucoup trop detemps.Bougna et sa belle-fille,Coumba, n'étaient pas dans l'assistance.Aprèslessalutations,Arames'enquitd'elles.Chacuneétaitdanssachambre,luidit-on.Ainsirenseignée,ellesedirigeaverslapiècedesonamie,étonnéequ'onpuisses'enfermersouscetoitdetauleondulée,véritablefournaiseàpareilleheuredelajournée.

—Bougna ? Bonjour.Mais tu es couchée, ça ne va pas ? dit Arame enécartantlerideau.

—Arame,bonjour,entre!réponditBougnaenseredressant.—Tun'espasmaladeaumoins?—Non,non,entre,assieds-toi, l'invita-t-elle,en tapotant sur le reborddu

lit.Jenesuispasmalade,maispuisqu'ondéjeuneiciàpasd'heurequandcetteincapablecuisine,j'aipréférém'allongerunpeu.

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Nesouhaitantpasfairelanguirdavantagesespetitsenfantsquil'attendaientpourdéjeuner,Aramenes'étaitpasassise; ilnefallaitpaslaisseràBougnaletempsdeselancerdansuneinterminablediatribecontrelabrudesacoépouse.

— Tiens, mais attention, c'est encore chaud, dit Arame, joviale, en luimettantlebolentrelesmains;cerepas,c'estpourIssa.Jenesaispascommentremerciertonbravegarçon.Hier,enfind'après-midi,ilm'aoffertunseauentierdetrèsbellesdaurades.D'ailleursoùest-il,à lapêcheouentrainderoucoulerauprèsdeCoumba,commelejeunemariéqu'ilest?

—Arame,tuplaisantes?Nemedispasquetun'espasaucourant,quandmême.

—Aucourantdequoi?—Mais,lesgarçons…— Quoi, les garçons ? Bougna, explique-moi vite ! la supplia-t-elle,

soudainapeurée.—Maisnosgarçons,LamineetIssa,sontpartiscettenuitpourl'Espagne.Arames'affaissasurlereborddulitetserrasonvisageentresesmains.— Comment ? Lamine, mon fils ? Comment a-t-il osé me faire ça ?

Comment?—Arame,Arame,ressaisis-toi.Prieplutôtpournosenfants.Nousvoulions

qu'ilspartent,non?—Oui,mais,monfils,commenta-t-ilosémefaireça?Comment?répétait

Arameentremblant.—Mais enfin,Arame, que lui reproches-tu ?Nos fils sont partis réaliser

leurs rêves et, grâce à eux, notre vie va s'améliorer bientôt. Je comprends tatristessedemère,mais…

—Non,Bougna,tunecomprendspas,soufflaArame.—Biensûrquejetecomprends;moi-même,jemetraînedepuiscematin,

mais…Bougna s'acharnait à raisonner Arame, quand une petite voix se plaignit

derrièrelerideau.—Mâme,nousallonsêtreenretardpourl'école…C'était l'un des petits-fils d'Arame, mandaté par ses aînés, qui n'en

pouvaientplusd'attendreleurgrand-mèrepourdéjeuner.Aramebondit,commeréveilléed'uncauchemar,etquittaBougnasansdireaurevoir.Dehors,unsoleildeplombavaitvidélesrues.Aramehâtalepas,suiviedesonpetit-fils.Arrivéechez elle, elle traversa la cour, sans un regard pour les enfants, et se renditdirectementàlacuisine.

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—Mangez,dit-elle,endéposantleboldeyassaaumilieuducerclequ'ilsformaientdéjà.

Commelesenfantsladévisageaient,perplexes,hésitantàcommencer,elleinsistapuissejustifia,d'untonplusdoux:

—Allez,mangez.Moi, je n'ai pas encore faim, jemangerai un peu plustard.

Puisellepritunbancets'installaàcôté,adosséeautroncdumanguier.Ceyassa,qu'elleavaitmitonnéetsibienréussi,neluidisaitplusrien.Ellebutd'unetraitelepotd'eauquiétaitposésuruncoindelanatteetpoussaunlongsoupir.Lesenfantsluijetèrentdesregardsfurtifs,puisbaissèrentlatête,faisantminedenepenserqu'àleurrepas.Maisilsn'étaientpasdupes,Arameétaitsortieaveclesourire, elle était revenue sans, leur journée s'était subitement assombrie. Cejour-là, ils déjeunèrent sans la moindre chamaillerie puis débarrassèrent sansaucuneinjonctiond'Arame.Peuavantderepartirpourl'école,ilsseregroupèrentsagementautourdeleurgrand-mère,luilançantdesœilladestimides,commesichacund'entreeux,désireuxderepousserlemomentdelaquitter,serefusaitàouvrirlamarche.Aramesentitqu'elledevaittrouveruneastucepourleslibérer.

— Allez, c'est quoi, tous ces gros yeux ! fit-elle, en ouvrant grands lessiens.Allez,allez,ouste,partez,bandesderetardataires!dit-elle,enchatouillantceuxquiétaientàsaportée.

Les enfants s'éparpillèrent. Leurs rires, c'était la douce musique dusoulagement. Leur grand-mère avait ri, desserrant l'étau qui comprimait leurpoitrine.Maintenantqu'ils étaientpartis,Arameavait toute l'après-mididevantelle pour tenter d'analyser et mieux comprendre ce que Bougna venait de luiapprendre.Soudain,ellesemitàsangloter.EllevenaitderéaliserqueLaminenereviendrait pas ce soir-là, ne mangerait pas la part de yassa qu'elle lui avaitgardéeavectantd'amour.Ellesedemandaquandelleauraitencorel'occasiondeluipréparersonplatpréféré.Toutsebrouillaenelle,elleserecroquevillasursanatteetsanglotacommeunepetitefilleterroriséeparsesproprespensées.

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XII

Les jours sepourchassaient, aucunn'emportait lepoidsducœurd'Arame.Le soleil déversait sa vive lumière mais, au lieu de gommer la mine noired'Arame,ill'encerclait,commel'océandessinelescontoursdel'île.S'accrocher,illefallait,biensûr.Maisàquoi?Letempsfuyait,paroilissed'ungouffresansfond. Les jours qui n'apportent aucune consolation sont des rivets quimaintiennentlatristesselàoùellesetrouve.

DepuisledépartdesonLamine,Arameserongeait.Elles'envoulaitd'avoirtantmanquédeperspicacité.Touts'étaitpourtantjouésoussonnez.Maintenant,elle additionnait ses propres déductions à ce que lui avait appris Bougna etreconstituait les séquences, comme on comble les ellipses d'un film : audébarcadère,lorsqueLamineétaitpartiprendrelesdaurades,Issaenavaitprofitépourluimurmurer:«Lamz,lapirogues'estremplietrèsvite,onpartcettenuit,verstroisheures;jeserailecapitaine,sit'esprêtàyalleravecmoi,emmènelepeud'argentquetupossèdesetjet'arrangeuneplace.»Sonaccordfutimmédiat.Cejour-là,alorsqu'ilétaitdanssachambre,LamineavaitentenduladiscussionentreBougnaetsamère.Ilavaitpumesureràquelpointcelle-cihésitaitencore.Rien ne lui avait échappé non plus de la dispute entre ses parents.Mais alorsqu'ilcroyaitdevoirgérerunebanalemésententefamiliale,toutavaitbasculé.Larévélationque lui avait faite samèreavait suscitéen luiun sentimentétrange,unetempêtequibalayaenluitoutepeurdudépart.Ilesttoujoursplusfaciledepartir,quandonéprouvedelacolèrecontreceuxquel'onquitte.Lanuit,alorsque toute la famille dormait, Lamine était venu prendre ses affaires et le peud'économiesquesamèrerangeaitdansuneboîte,cachéeaufonddelacuisine,lamodesteépargnequ'ilsconstituaientjustementpourlevoyage.Puisilétaitpartisans prévenir. Après ses tâches ménagères, quand les enfants s'éloignaient,

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Arame restait seule et ruminait : « Mon garçon, lui, si doux, comment a-t-ilpumefaireça?Partir,pourunsilongvoyage,sanslesvœuxdesamère?Avecquelcœura-t-ilpuagirainsi?Commenta-t-ilpu?»

Mère esseulée, Arame cherchait les mots pour désigner cette douleurintense,quiluiétaitjusqu'alorsinconnue.Certeselleavaitdéjàperduunfils,uneréalité qui lui sembla longtemps inadmissible. Mais avec le temps, elle avaitreconquis un certain équilibre en renonçant à ce fils, « parti pour ce pays simerveilleuxquepersonnen'enrevient»;car,àforcederacontercettefableàsespetits-enfants,elleavaitfiniparycroireelle-même.Maiscettefois,quellefablepourraitl'aider,elle,àsefaireaudépartdeLamine?Lui,ellel'attendrait.Maisjusqu'àquand?sedemandait-elle.Lesoiseauxquipiaillaientdanslefeuillagedesonmanguiern'avaientaucuneréponseàluifaire.S'ilsétaientdesperroquets,ilsauraienttoutbêtementrépétélaphrasequ'ellenecessaitdemarteler.«Unemèred'absents,unemèreduvide,jesuisdevenueunemèredel'absence,voilàcequejesuis.Unemèredel'absence…»

Auvillage,lesjourss'abattaientsurlesépaulesaveclarégularitéqu'onleurconnaît sous les tropiques. Le quotidien avait repris ses droits et filaitininterrompu, longuepistemonotoneoù lessoucispoussaientplusviteque lesfleurs.Lespréoccupations scandaient la journée.Lesmoutons à emmener auxpâturages,leboisàchercher,lafamilleànourrir,lesenfantsàvêtir,lesmaladesàsoigneravecdesordonnancesquicroupissaientsouslapoussière.Lesmaréesse succédaient, impassibles, emportant avec elles les ongles des femmes quiretournaient la vase pour quelques fruits de mer. Et parce que les bras del'Atlantiquenecharriaientpasdemonnaie, ladébrouilleétait le talentcollectifqui donnait sa couleur à chaque jour. Chacun avait des astuces qu'il croyaitoriginales mais qui, en réalité, étaient mises en œuvre par tous avec unediscrétionqui coulait les pires conditions dans une apparencede normalité. Sipersonne ne se plaignait franchement, personne n'était dupe non plus. Ceuxqu'on croise aux puces, achetant les mêmes choses dépréciées, sont rarementplusnantisque soi.Et là, sur laplaceduvillage, tout lemonde s'arrachait lesrestes du monde moderne, repartait avec les miettes qu'il pouvait s'offrir, s'yaccrochait de toutes ses forces, à défaut de savoir par quel bout saisir uneviemalicieuseet toujours fuyante.Seigneur !Qu'onnouscache lesyeux!Voircequelapauvretéfaitdeshumainsestunetortureinfligéeàl'âme.

Dans ce siècle de la consommation et de la publicité planétaire, lesfrontièresNord/Sudn'endiguentpaslesenviesetlecœurdupauvredésireautantqueceluiduriche.Qu'onnouscachelesyeux!DansleTiers-monde,lemarché

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de l'occasion sert de soupape aux frustrations. C'est là qu'on vient trouver,parfoisdesmoisoudesannéesplustard,larobe,lejean,letéléphonevusàlatélé.Onbave,onchine,onnégocieàenperdrehaleineetonrentreencaressantla pacotille tant convoitée.Qu'on nous cache les yeux ! Ici, tout appareil horsd'âgeethorsd'usagepatientedansuncoin,enattendantlenécessiteux,adroitetimaginatif, capable de lui offrir une nouvelle vie. Les réparateurs font preuved'une habilité d'experts qui ferait pâlir les meilleurs ingénieurs des grandesfirmesoccidentales.C'esticiqu'onvoitunmécanicienanalphabètedésosserunemachine et la remonter, pièce par pièce, sans consulter lemoindremanuel.Etlorsqu'ilmanqueunepièce,cequiestpresquetoujourslecas,ilenfabriqueunedesoncruetparvientàredémarrerunmoteurdontonn'espéraitplusrien.C'estsûr, avecdesdevisespour lancerune industrieautonomeetdeshommesaussiastucieuxpourlaservir,l'Afriquelanceraitsonaveniraugalop.

Auvillage,iln'étaitpasseulementquestiondemécaniquevrombissante.Lecordonnier ne chômait jamais, car les habitants venaient faire rafistoler leurssouliersplussouventqu'ilsn'enachetaient.Brocanteur,c'étaitunmétierd'avenir,cartoutcequ'oncroyaitbonpourlapoubelleretrouvaitimmanquablementuneutilité et comblait un nécessiteux. Les objets vivaient ainsi plusieurs vies,dévalantl'échellesociale,stagnantunmomentàchaquepalier,avantdefinirleurcourse dans une déchetterie anonyme qui, en définitive, n'en était pas une,puisqu'elleapprovisionnaitlesplusinfortunésdeschineurs.Qu'onnouscachelesyeux ! On fondait, transformait une somme d'objets que personne n'auraitimaginé mettre ensemble auparavant, en un matériau qui prenait une formeimprévue.Ainsi,onadditionnaitunemarmitepercée,descuillèrescasséesetdeslamellesdevieilles truellespouren faire, aumoyend'une forge,unepelle,unfourneau,unmarteau;quandcen'étaitpas,àl'approchedestravauxchampêtres,unemachette,unefaucilleouquelquehilaire.Lessaisonniers,quirentraientdelacapitalelorsqu'ilsavaientépuiséleurmodestepécule,sedélestaientàregretdequelquescamelotesrapportéesdelaville.Vendre,quandonasipeudechoses,est unemutilation. Qu'on nous cache les yeux ! Les téméraires qui partaient,attirésparlessirènesd'Europe,n'espéraientqu'unechose:gagnerassezd'argentpour ne plus se contenter de rêves d'occasion. Et ceux qui les attendaient auvillagecomptaientsureux,enformulantlemêmevœu.

Celafaisaitpresquetroissemainesquelesgarçonsavaientembarquépourl'Espagne. La pirogue avait quitté l'île, chargée plus que de raison. Plusieursfamillescomptaientdesfilsabsents,maissil'onmurmuraitdansleschaumières,personne n'en parlait en public. Le marabout pouvait dresser une liste de la

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plupart de ceuxqui étaient partis, puisquebeaucoup l'avaient sollicité pouruntalisman,mais ilnepipaitmot.Cernéparsaclientèle, ilsavaitquesongagne-pain dépendait de sa stricte réserve. Bien sûr, il lui arrivait, pour appâter lesdubitatifs, de citer quelques noms connus en attribuant leur réussite à sespratiquesésotériques,maiscelasepassaitlorsderendez-voustrèsprivés.Sortide sa demeure, le marabout cultivait sa réputation d'homme mystérieux etimpénétrable.Moinsonensavaitsurlui,plusoncraignaitsonpouvoirocculteetplus on le sollicitait pour les cas les plus divers.Opportuniste, raccordant sonwagonautraindesonépoque,iln'exorcisaitplus,nesoignaitpluslesenvoûtés,n'allaitplusauboissacrépourinterrogerlesancêtressurlesrécoltesàvenirmaispourcauserémigrationauxesprits,accrochésà leur téléphoneportable,qui luiindiquaientlejouroùlespiroguesdevaientlarguerlesamarres.Dansceterroirdesuperstitionetdenécessitésmultiples,lesâmesnaïvesgardaientfoienlui.Ettoutes les impuissancesconvergeaientverssamaison, luigarantissantun tributmême sur les bourses les plus modestes. Il ne venait à l'idée de personne depasseroutreàsesrecommandations.Sursesinstructions,onconjuraitlemauvaisœil,distribuaittoutessortesd'offrandes:colas,bougies,tissus,riz,sucre,etc.Ilallait jusqu'à décrire la physionomie des récipiendaires qui, souvent, n'étaientautresquelui-mêmeousesépouses.Pourchasserledoutedesespritsmalins,ilordonnait parfois des repas pour les chérubins. Souvent invités, par desmèresinquiètesmaissecrètes,àviderdescalebassesdebouilliedemilaulaitcaillé,lesenfants se régalaient sans savoir pourquoi ils étaient censés prier. Le ventreplein,ilss'éparpillaientenclaironnanttouteslesmerveillesquileurtraversaientla tête, jusqu'au délire : « Madame, on vous souhaite d'aller à La Mecque !Madame,onvoussouhaited'avoirdesjumeaux!Madame,onvoussouhaitedegagner des millions ! Madame, on vous souhaite de vivre mille ans… » Etl'intéressée, convaincueque la joiedespetits suffirait à amadouer leSeigneur,répondaitAmenenformulantsespropresprièresintérieures.Ontaisaitlaraisondesigénéreusesoffrandes,caronseméfiaitdeslanguesqui,pouravoirmangétropdesel,portentmalheur.Etcomme,auvillage,leselserécolteàprofusion,onseméfiaitdetoutlemonde.

Unjour,enserendantauxpuits, la jolieDabafituncrochetchezArame.Sous sonmanguier, celle-ci rafistolait un vieux drap, patchwork de tissus auxcouleurs incertaines. Après les salutations d'usage, Arame désigna à Daba unbanc,situéenfaced'elle,etreplongealenezdanssacouture.Unpetitmomentdesilences'écoula.La jeune fille relança lesamabilités, s'enquitdesnouvellesdu vieux malade et des enfants, parla de la chaleur et des puits qui

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commençaientàmanquerd'eau.Puiscefutencorelesilence.Arameétaitmoinsdisertequed'habitude,Dabaessayaitenvaind'accrochersonregard.Intimidée,lajeunefilletrituraitlepandesonpagneetnetrouvaitpaslecouragedemettreuntermeàsavisite.Lemalaiseétaitpalpable.

Après ledépartdesonfils,ArameavaitapprisqueDabas'était fiancéeetelle lui en voulait secrètement. Car même si elle n'avait jamais su la natureexacte de la relation entre Lamine et la demoiselle, elle l'avait toujoursconsidéréecommesabelle-fillepotentielle.LorsqueBougna luiavaitconseillédepousserLamineàsemarieravantsondépart,c'estàDabaqu'elleavaitpensé.Maintenant,nonseulementellesesentaittrahie,maisellesouffraitaussidesessuppositions:peut-êtrequesonfilsétaitpartiaussiviteparcequeDabaluiavaitbrisé le cœur. Certes, influencée par Bougna, Arame avait fini par envisagerpositivementcevoyage,censéaméliorerl'avenirdeLamineetlesien.Maistouts'étaitprécipité,alorsqu'elleavaitencorebesoindetempspourseprépareràlaséparation.Dévastéeparlatristesse,illuifallaituneexplicationpourjustifierlaconduite hâtive de Lamine. Elleminimisait l'impact de l'aveu qu'elle lui avaitfait,convaincuequ'unfilsnepouvaitrejetersamèrepoursipeu.Lamineavaitsansdouteappris lesfiançaillesdeDabaetc'estassurément ledépitqui l'avaitpousséàagircommeill'avaitfait:ilétaitparticommepartentceuxquifuientunlieudedéfaite.Aramenecessaitderepasserdanssonespritl'attitudeétrangequ'avaiteueLamine les joursprécédantsondépart : sesabsences,sonmanqued'appétit, son air abattu, tout prenait maintenant sens à ses yeux et la minecontritedeDabanefitquelaconforterdanssonanalyse.Lajeunefille,ignorantcequiluitrottaitdanslatête,luiparladesonfilschéri.Dabacroyaittenirainsilaméthodeinfailliblepourdétendrel'atmosphère.Ellevoulaitégalementvérifierlesrumeurs.Profitantd'unbreféchangederegards,ellerisquaunequestion:

—EtLamine?Ilestdeceuxquisontpartis?—Est-cequejesais,moi?—Tunesaispas?Ilnet'ariendit?—Ettoi,vousétieztoujoursfourrésensemble,non?—Oui,mais,ilnem'ariendit,j'aiseulemententendudireque…—Eh oui !On entend tant de choses dans ce village.On en sait si peu

parfoissurlesgensquel'oncroitconnaître.Onenesttouslà,àessayerdenousremettredenossurprises.C'estainsi.

Lesilenceétaitretombé,épaiscommeunmurd'incompréhensions.Arame,persuadéequeDabaensavaitplusqu'ellenevoulaitendire,s'étaitdépartiedecette courtoisie ouatée que tous appréciaient chez elle. Daba, quant à elle, se

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demandaitd'oùvenaitl'irritationdesoninterlocutrice.D'habitude,Lamineétaitleursujetfavori,lorsqu'ellessevoyaient.Perplexe,ellesaisitsabassineet,avantdes'enaller,tentaunedernièregentillessepoursedonnerunpeudecontenance.

—Bon,j'yvais,maintenant,sinonjerisquedetrouverlespuitssecs.Maisçava,aujourd'huijen'aiqu'uncanariàremplirpourmamère.Situveux,jepeuxmêmet'apporterquelquesbassinesd'eauaprès.

—Oh,non,merci.J'airemplimescanarisàl'aube,lespuitsétaientencorepleinsd'uneeaupure.Lesfemmesdemagénérationneperdentpasleurtempsengrassematinéeouensieste,commelesfillesd'aujourd'hui.Demontemps,onnous apprenait qu'une bonne maîtresse de maison accomplit ses tâches auxaurores.

—Au revoir, à bientôt, tante Arame, dit poliment Daba, en baissant lesyeux.

Lademoiselle luttaitcontresasusceptibilité,mais leschosesétaientd'uneclartéblessante.Iln'yavaitplusaucundoutedanssonesprit,lespiquesd'Aramelui étaientbel etbiendestinées.Sur le chemindespuits, sespas semèrentdespointsd'interrogationdanslesable.QuellemoucheavaitpiquéArame?Oubienlui en voulait-elle vraiment ?Mais dans ce cas, que lui reprochait-elle ?Ellesavaient toujours entretenu d'excellentes relations. Ne voyant aucune raison deconflitentreelles,Dabapréférachasser lesouvenirdecettedésagréablevisite.Magnanime,elleseditqu'Arameétaittristeetagressiveàcausedel'absencedesonfils,queleschosessepasseraientmieuxàlaprochainevisite.

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XIII

Lesdunes de sable ne sont pas faites pour consigner lamémoire, le ventveilleàeffacertoutetracedepas.C'estpourtantàladimensiondutroulaisséausolqu'onmesurelatailleducocotierarraché.Aprèsavoirtantsouhaitéledépartde son fils,Bougnaaffrontaitmaintenant levidecréépar sonabsence. Issanegagnaitpasdesalairefixeetn'apportaitàlamaisonquelaprisedesapêche.Ilne possédait rien ; à sonmariage, les griots n'avaient eu que la gloire de sesancêtres à chanter.Aucune dorure ne brillait autour de lui, et en dehors de labeautédesafemme,personnenetrouvaitrienàluienvier.Mais,ensonabsence,samères'avisaitdupilierqu'ilavaitétédanslafamille.Sonpoisson,quenulnecomptabilisait dans les dépenses du ménage, manquait à tous. Les paysansaccordentpeudevaleuràcequ'ilsproduisenteux-mêmes.Seulcequ'ilss'offrenten réunissant péniblement leurs deniers leur paraît considérable. La bru deBougnaet cellede lapremière épouse alternaient les toursde cuisine,mais lematin,lorsqu'ellesallaientfaireleurscourses,ellesdevaientmaintenantacheterleur poisson ou compter sur la générosité de certains pêcheurs. Elles, qui nes'étaient jamais souciées de ce genre de choses, découvraient toute la patiencedont il faut faire preuve au débarcadère quand on n'a pas de quoi s'offrir lepoisson de son choix. Les repas étaient devenus moins copieux, car ellesdevaientparfoisréduirelaquantitédelégumespouracheterdupoisson.

La première épouse tenait toujours la dragée haute à Bougna. Sonfonctionnairedefilsluienvoyaitchaquemoisuneenveloppequiluipermettaitd'assurer l'essentiel : un sac de riz, une caisse de savon, du sucre et quelquesbilletsàdépenserpourlescourses.Maissiellemettaitlerizàladispositiondetous,Bougnadevaitassurerlepetitdéjeunerpourlessiensetdonneràsabrudequoifaire lescourses, lorsquevenaitson tourdecuisine.Parfois,elleharcelait

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sonépouxpourobtenirunpeud'argent,maisl'hommeavaitrarementdequoilasatisfaire. Pleine d'acrimonie, elle le tançait devant toute la maisonnée :«Wagane, je ne suis pas seulement ta planche, tu dois aussi pourvoir à nosbesoins,mes enfants etmoi ! Je n'ai pasun fils dans l'administration,moi ! »PuisellepartaitchezAbdouetprenaittoutcequ'ellepouvait,enlefaisantmettreaucomptedesonmari.Lecommerçant, lassédevoir lesdettess'accumuleretd'empilerdescarnets,essayaitparfoisdelafreiner.

—Tonmarim'aditquetuprendstropdechoses,qu'ilnepaieraitpluscequ'iln'apasdemandé…

—Jeveuxdusavon,dusucreetdel'huile.Waganepeut-ilmerefuserça?Jemets du sucre dans son petit déjeuner, avec le savon on va aussi laver sonproprelingeetilnemanquerapasledéjeuner.Alors,tupeuxmedirecequ'ilyadesuperflu?AllezAbdou,mabelle-fillem'attendpourcuisiner.

Devant un tel aplomb, Abdou s'exécutait, se promettant chaque fois demettreuntermeauxexigencesdecettetornadedefemme.MaisBougnan'étaitpaslaseuleàluidonnerlamigraine.Toutescellesquipartageaientsaconditionaffluaientverssaboutique,commedeschamellesattiréesparl'oasis.Abdounesavaitcommentrésisteràtoutescesmèresdésargentéesquis'enremettaientàluipournourrirleurmarmaille.Commeilétaitaucourantdesrécentsdépartspourl'Espagne,ilpariaitsuruneaméliorationprochainedeleursituation:lorsqu'ellescommenceraient à recevoir lesmandats de leurs fils, elles viendraient, à coupsûr,seravitaillerchezlui.Ilsemontraitconciliant,carilvoyaitenellessafutureclientèle captive. La fortune est incertainemais, dans sa rotation permanente,elle peut faire des fauchés du moment les prospères du lendemain. Dans unenvironnement où l'espoir représentait l'investissement commun, leschangementshypothétiquesconditionnaientlesconduitesaujourlejour.Onneprêtait pas seulement par générosité,mais pour avoir soi-même la garantie depouvoircompter,à son tour, surceluiàquion rendait service, sid'aventure lasituationévoluaitdéfavorablement.Etpersonnenevoulait sepriverd'une telleressource.Laperversitédeceschémadepenser,c'estquechacunsaitquel'autre,se sentant obligé de se plier en quatre pour le satisfaire, consentira millesacrificesavantd'oseropposerunrefuscatégorique.Dansunetelleconfigurationmentale,Abdou,leboutiquier,setrouvaitauconfluentdesdésirs,danslerôledeceluiquidoitsanscessecéderpournepassemettretoutlemondeàdos.Pressédevoirarriver le termedesoncalvaire, ilpriait, luiaussi,pour la réussitedesémigrantsetguettaitlamoindredeleursnouvelles.Iln'avaitpasbesoindejouerles détectives, les hommes qui venaient jouer aux cartes devant son échoppe

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colportaient,jusqu'àlui,touteslesrumeursquitraînaientauvillage.Surl'île,ondisait plaisamment, que les alités et les sédentaires étaient toujours lesmieuxinformés.

Un jour, en sortant de la boutique d'Abdou après une énième course,Bougnaappritunenouvellequilafittremblerdelatêteauxpieds.Leshommesdiscutaient entre eux.Arrivée à leur hauteur, elle avait ralenti le pas pour lessaluer.Maisletempsderéalisersaprésence,quelqu'unavaitlâchél'informationque les hommes essayaient de cacher depuis plusieurs jours : une pirogue depêcheursavait ramassé lecorpssansvied'un jeunehomme,au largedescôtesmauritaniennes. Des natifs du village, en campagne de pêche dans la mêmezone,avaientaussitôt téléphoné :seloneux, toutportaitàcroirequ'il s'agissaitd'unpassagerdelapiroguequiavaitquittél'îlepourl'Espagne,aucunnaufragen'étantàdéplorerdanslalocalitéenquestion.Deplus,ladatecorrespondaitàlanuitoùdespêcheursavaientcroisél'embarcationdesémigrants.Bougnainsistapour en savoir davantage, mais personne n'ajouta mot. Elle s'en alla pleined'inquiétude.Plus de trois semaines que les garçons étaient partis sans donnersignedevie.Ques'était-ilpassé?

À lamaison, la jeuneCoumba s'affairait dans la cuisine et pensait à sonmari.Issan'étaitpluslàpourfairebrillersesyeux,maiselledevaitcontinueràjouersonrôledanscettegrandefamille.Depuissonmariage,elledécouvraitlepoidsdesesobligationsd'épouse,sonsortdefemmeetcelan'avait rienàvoiraveccequ'elles'imaginaitdanssesjeuxdepetitefille.Lorsqu'ellevivaitencorechezsesparents,samèrel'associaitcertesàtouteslestâchesdomestiqueset,dèsqu'elleregimbait,nemanquaitjamaisl'occasiondeluirappelerqu'elleétaitunefemme.Coumbasouriait,carelletrouvaitincongruletonsurlequelsamèreluilançait cela, comme s'il s'agissait d'une terrible menace. Elle saisissaitmaintenant ce que ces propos voulaient dire : un grademilitaire au niveau dulabeur et un rangde serpillière au seinde la famille.Coumbadevait travaillersansrépit,obéiràlabelle-mèrecommeaubeau-père,supporterlesbeaux-frèreset lesbelles-sœurs, satisfaire chacunde leurs caprices, sans jamaismontrerunsigned'impatience.En tantquepièce rapportée, elle avait compris, peu àpeu,quelagreffeneprendraitqu'auprixdesasoumissiontotale.«Uneépousedoitêtredocile»,luiavaientconseillétoutessesaînéesprésenteslorsdesesnoces.Lacompassionaveclaquelleellesluiavaientconfiécettesentencesuggéraitdéjàquelaviemaritaleneseraitpasunesinécure.Personneneluiavaitrecommandéde jouer lesamoureuses,d'êtreuneséduisantecompagnepoursonhomme.Enrevanche, tout lemonde l'avait exhortée à semontrer à lahauteurde cequ'on

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attendait d'elle, comme si elle-même n'attendait rien de son mariage. Oui,maintenant,ellesaisissaitvraimentlateneurdesproposdesamère.Sonintérieurdevait être aussi vaste qu'une cale de bateau pour avaler toutes les couleuvresdontpullulaitsonquotidien.Lesdizainesdebassinesd'eauqu'ellerapportaitdupuits se vidaient à une allurevertigineuse.Elle avait imaginéque les jours oùellenecuisineraitpasseraientsesjoursderepos,iln'enétaitrien,ellelespassaità laver le linge de toute la famille. Elle s'étonnait devant l'amoncellement devêtements,sedemandantd'oùvenaienttoutesceshardesqu'ellenereconnaissaitpas.MaisBougnaluiexpliquatrèsvitequedesvoisins,destantesoudesoncles,ajoutaient parfois leurs habits pour profiter de son savon.Elle devait les laversans rouspéter,envertududroitd'aînesseetdes liens familiaux.Sagénérositédevaitsemanifester,siellevoulaittrouveruneplacedanslecœurdesparentsetalliés.Unsoir,fatiguée,Coumbaallaseplaindrechezsamère,maiscelle-ciluitint lemême discours que sa belle-mère, sans oublier d'ajouter : « Tu es unefemme, les choses sont comme elles sont, ce n'est pas à toi de les changer. »Coumbaétaitrentréeaudomicileconjugalavecunterriblesentimentdesolitude.Depuis, elle prenait sur elle.Lemariage, elle avait cruque c'était unehistoired'amour;maintenant,elleserendaitcomptequ'ellen'avaitpasseulementépouséIssa,maisunclanentieravectoutunsystèmedeconvenancesoùsesdésirsàellepassaientàlatrappe.

— Tiens, Coumba, voilà un litre d'huile, dit Bougna en lui tendant labouteille;gardelamoitiépourtonprochaintourdecuisine.

Coumba saisit la bouteille, sans broncher. Elle commençait un tour decuisine de deux jours : deux déjeuners et deux dîners à préparer pour tout unrégiment.Ce litred'huiley suffirait àpeineetBougnaosait luidemanderd'engarderpour le tour suivant.Quandmême,elle savaitque la famillen'étaitpasriche,maisellenepouvaitpasaccomplirl'impossible.

—Bon,maintenantqu'onadel'huile,qu'est-cequetunouspréparespourledéjeuner?interrogeaBougna,unemainappuyéesurl'embrasuredelacuisine.

— Je voulais préparer un thiéboudjène rouge, mais il me manque de latomateconserve.

—Ehbien,faisunthiéboudjèneblanc,c'esttoutaussibon,lançaBougna.Jem'envaisvoirArame,envoieunenfantm'appelerquandledéjeunerseraprêt.

AumomentoùBougnaallaits'éloigner,Coumbafituneffortpouradoucirsavoixetluiannonça:

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—Tante,j'aiachetédupoissonpourledéjeuner,maisjen'enaipasassezpourledîner.

—Ehbien,aprèsledéjeuner, tuiraschercherdesfruitsdemer.C'estuneîleici,quandlesfemmesn'ontpasdepoisson,ellesprofitentdelamaréebassepourchercherdequoiagrémenterleurdîner.

Coumbas'engouffradanssacuisine,sansmotdire.Certes,elleétaitnéesurl'île ; petite, ça l'amusait même d'accompagner sa mère, pour le plaisir debarboter à ses côtés ; mais de nos jours, aucune jeune fille ne pratique cetteactivité auvillage.Onpouvait tout exiger d'elle : récurer du linoléumaussitôtsouilléparunehordedesalesgosses,abîmersesyeuxàcuisinerdeskilosderizaufeudebois,tassersacolonnevertébraleàforcedeporterdesbassinesd'eau;ellepouvaitmêmerenonceràlasiestepoureffectuerlesservicesimbécilesqu'onluidemandaitàl'improviste,maisretournerlavaseavecsesonglesvernispourquelquesfruitsdemer,jamaiselleneleferaitpourpersonne.Detoutefaçon,sonétatneleluipermettaitpas.Ellen'enavaitencoreriendit,maislesobservateursattentifsremarquaientdéjàlesmodificationsdesasilhouette.L'amplitudedesesrobes n'était pas seulement destinée à bâillonner les censeurs locaux, cesenturbannésquiavaientdéclarélaguerreauxhabitsmoulants.Coumbamasquaithabilement ses rondeurs et si les quantités de citrons qu'elle achetaitassaisonnaientdélicieusementsonpoisson,ellesluiservaientsurtoutàcombattrelesnauséesquil'assaillaientdumatinausoir.

Troismoisaprèssesnoces,alorsquelevillageétaitprisdansl'agitationdela fêtede l'Aïd-el-kébir,Coumbaavait sentiuneétrangeeffervescenceenelle.Malenpoint,elleavaitàpeinegoûtélesplatsgargantuesquesservispendantlestrois jours de fête. Seul Issa avait remarqué sonmanque d'appétit et lui avaitgentiment trouvé de petites choses à grignoter. Jeune et sans expérience, elleavaitlivrésespremièresimpressionsàsonmari.Issafuttrèsheureux,biensûr,maisilluiavaitaussitôtordonnélesilence:

—Surtoutnedisrienàpersonnepour lemoment, luiavait-ilconseillé, ilfaut seméfierdes languesquiontmangé tropdesel, ilparaîtqu'onn'enparlejamaisavantlafindutroisièmemois.

Coumbaavaitgardélesecret,aidéeencelaparlatendrecomplicitéd'Issa.Mêmeàsapropremère,quitrèsvitefitdesallusionsàsasilhouette,ellen'avaitrienconfirmé.Elleattendaitqu'Issachoisisselemomentopportunpourannoncerfièrementlanouvelle.Maislejouroùelleespéraitrecevoirsespremierslauriersd'épousen'étaitjamaisvenu,carIssaétaitpartiunesemaineavantlafindesontroisième mois de grossesse. Elle s'était retrouvée seule, à vivre cet énorme

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bouleversement de sa vie.Par pudeur oupar timidité, elle n'avait su commentavisersabelle-mèreetsonentourage.Sielleavaitfiniparvaliderlessoupçonsdesamère,afindebénéficierdesesconseils,pourlesautres,ellelaissaitfairelanature, qui bientôt les renseignerait mieux qu'un discours. En attendant, ellefournissaituneffortsurhumainpoureffectuer tousses travauxdomestiques,sedébrouillantavecsesnausées,sesvertigesetsesmigrainespourservirauxautresdes plats dont le fumet lui soulevait le cœur. Lorsque sa forme fluctuantel'empêchaitdepartagerlesmetsqu'ellemitonnait,celanesouciaitpersonne;lesmauvaiseslanguesl'accusaientmêmedesegaverdiscrètementdanslacuisine.

—Ehben!Tondéjeunerestbientardifaujourd'hui,avaitconstatéBougnaenrevenantdechezArame.

— Je suis prête, réponditCoumba en lui donnant l'écumoire, afin qu'ellerépartisse la grandemarmite de riz entre les nombreux bols qu'elle avait déjàdisposésencercle.

Bougna était restée longtemps chezArame, à discuter de tout et de rien,sans oser lui confier ce qu'elle avait entendu raconter devant la boutiqued'Abdou.Pourunefois,ellecachasciemmentunenouvelleàsonamie.Elleavaitattendu qu'on vienne la chercher pour le repas, en vain. Les enfants étaientrentrésdel'écoledepuisunbonmoment,etlorsqu'elleavaitvuArames'apprêterà servir, elle avait écourté leur causerie et chaussé ses sandales. Malgrél'insistanteinvitationdesonamie,elleétaitpartiecommesiquelqu'unluiavaitdonné l'ordre de déguerpir sur-le-champ. Bougna avait beau savoir que lesbaleines se nourrissent de crills, que les grands mammifères n'ont pas besoind'aliments à leur taille pour survivre, elle répugnait à partager une nourriturequ'ellesavaitdifficilementobtenueetpastoujoursenquantitésuffisante.

—Hum,çasentbon,ditBougnaensoulevantlecouvercledelamarmite.Coumba se tenait à ses côtés et observait attentivement chacun de ses

gestes. Depuis sonmariage, elle cuisinait, mais c'était Bougna qui assurait larépartition des aliments entre les différents groupes qui composaient cetteimmensefamille.Coumbaétaitloind'êtrebête,maisenraisondesonjeuneâgeet de sonmanqued'expérience, on la jugeait encore inapte à l'exercice d'un sidélicat arbitrage. En effet, il arrivait parfois qu'un groupe s'estimât lésé et lesplusbelliqueuxn'hésitaientpasàmontersurleursgrandschevauxpourréclamervertement une darne de poisson, une tranche d'aubergine ou une louchesupplémentairederiz.Danscescas-là,seuleslesdoyennesparvenaientàfreinerlahargnedesrévoltésetc'étaitbienlaraisonpourlaquellechacunetenaitsabruà l'écart d'une telle responsabilité. Si Coumba comprenait la logique de cette

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stratégie,ellelarécusaitensonforintérieur.Discutant,unjour,aveclabrudelapremièreépouse,elleavaitexposésonpointdevue.

—Jene saispas ceque tu enpenses,maismoi, si jepeuxcuisinerpourautant de personnes, je peux aussi répartir leur nourriture et tenir tête auxmorveux.Ilestvraiquenosbelles-sœursetnosbeaux-frèresprendraientmoinslesgantsavecnousqu'avecleurmère.Maisaulieud'apprendreàleursenfantsàmieux se comporter avec tout lemonde, nos belles-mères préfèrentmettre enplaceunetechniqued'évitementquinousréduitaustatutdebonnesinfantilisées.Assezdecetâcheronnat,ànousdenousfairerespecter!

La bru de la première épouse n'avait rien ajouté pour la soutenir ou lacontredire ; elle avait seulement écouté, puis esquissé un de ces sourireshypocrites trahissant les trouillards. Coumba comprit qu'elle n'avait aucunecomplicitéàespérerdesapartetpritlarésolutiondeneplusjamaisluidévoilersespositions.Ellene regrettaitpas la teneurdecespropos,maisd'avoirglisséses confidences dans la mauvaise oreille. Elle avait vu juste, quelques jourssuffirentpourluiendonnerlapreuve.

Danslacuisine,aprèsavoirmiscequ'ilfallaitdanschaquebol,Bougnaluiavaitrendul'écumoire,nantied'unepique.

—Bon, j'ai fini, difficiledeveiller au justepartage…J'aimeraisbienmereposerdeçaaussi,mais sicelapeutnousgarantir lapaixdansnotre foyer, ilvautmieuxquejelefasse.J'espèrequejenet'infantilisepastrop…

Coumba ne réagit pas. Elle distribua les bols et, comme elle n'avait pasfaim, alla s'allonger dans sa chambre. Des éclats de rire, des discussions, lajoyeuse rumeur des ventres pleins lui signala la fin du repas. Elle ressortit,débarrassa,nettoyasavaisselle,pritunedoucheetretournasecoucher.Cen'étaitpas seulement la fatigue qui la poussait au fond de son lit ; s'isoler dans sachambreétaitdevenusamanièreàellederetrouversonIssa.Alors,dèsqu'ellelepouvait,elleseretranchaitetsevautraitdanssesdouxsouvenirs.Aumilieudel'après-midi,Bougnafrappaàsaporte.

—Coumba,tumedisaisn'avoirpasdepoissonpourcesoir.Lamaréeestbassemaintenant,tudevraisallerchercherquelquesfruitsdemerpourledîner.

Coumbanedormaitpas,ellenerépondaitpasnonplusetnefaisaitmêmepasminedesortir.Sûredupoidsdesesordres,Bougnainsista.

— Coumba, tu m'entends ? Si tu tardes trop, tu vas arriver à la maréemontante et tu n'auras pas assez de temps pour ramener suffisamment decoquillages.

—Jen'iraipas.

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— Comment ça, tu n'iras pas ? Avec quoi comptes-tu agrémenter tondîner?

—Mondîner?Votredîner!Personnedanscettemaisonn'aremarquéquejemangeàpeine.Jen'iraipas,jenemesenspasbien.

—Bon,allezCoumba,nefaispasl'enfant,ilsefaittard.—Jen'iraipas.Jenepeuxpassoulevercespaniersdecoquillages,ilssont

troplourdsetjesuisenceinte!Bougnapoussalaporteetl'entouradesesbrasens'extasiant:—Oh,monfils!Monfils…Seigneur,quellebonnenouvelle!Monfilsest

devenupère!Tunousferasunfils,ohoui,unfils!Bougnaétait sortie,pleined'agitation, lesmains levéesauciel, sansavoir

eu laprésenced'espritdeféliciterCoumba.Celle-ciserallongea,boudeuse,enmarmonnant.

—Oui,c'estça,tonfilsestdevenupère,monœil!Etmoi,jesuisl'outredubonDieu,leréceptacleàsemence,leterreaufertile!Fais-nousunfils!Ahoui,jesuis laforgeardenteoùtesrêvesstupidesprennentforme!C'estça, tonfilsestdevenupère…Etmoi?Ilmefautunmari,moi,maisça,non,tun'ypensesmêmepas.Égoïste!

CoumbaaimaitsincèrementIssaetsouffraitdesonabsence.Lorsqu'ilétaitencore là, elle ne se lassait jamais de leurs conversations. Très fine, ellel'écoutait,letitillaittendrementetdécodaittouteslesnuancesdesesparoles.Ellen'avait pas mis longtemps à comprendre que c'était l'ambition démesurée deBougna qui avait poussé Issa à se lancer dans cette périlleuse aventured'émigrationclandestine.Jeune,amoureuse,esseulée,ellemaudissaitmaintenantsabelle-mèreàproportionqu'elle ressentait lemanquedesonmari.Maisdanssonenvironnement,uneamoureuseensouffrancepassaitpourunecapricieuse,sibien qu'il ne lui restait plus qu'à garder, tapie en elle, une nostalgie quigrandissaitenmêmetantquesonventre.

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XIV

Unmois après le départ des émigrants, leurs parents attendaient toujoursdesnouvelles.L'inquiétudeplanait, la tristesseaussi,mais l'urgencede joindreles deux boutsmaintenait le cycle habituel des activités. Le blues au fond del'oreiller,ladéprimepassive,c'estunluxeoffertàceuxquipeuventcomptersurleurs réserves. Les autres, qui savent leur grenier vide, n'ont pas le temps decouverleursétatsd'âmesousunecouette,ilslestransportentaufondd'euxpournégocier lesvirages.Sur l'île,mêmeceuxqui avaientdebonnes raisonsde setraînertrouvaientl'impulsionnécessaireàchaquejour.Onvoguaitsurl'océandel'existence, par tous lesvents.Onallait, venait, entendait, racontait.Et riennerestait longtempssecret.L'îleestunecaissede résonanceoù toute informationtourbillonneet finitparentrerdans toutes lesoreilles.Leventmurmuraitdanslespalissadesettouts'ébruitait.

Chaquefoisquelepoissonvenaitàmanquer,BougnaentraînaitArameàlarecherche de fruits de mer. Se réconfortant de leur amitié mutuelle, ellesdevisaient, passaient d'un sujet à l'autre : leur vie conjugale, la grossesse deCoumba, lesmariages, lesbaptêmes, lesdeuils, lesdivorces, lesdivers soucis,bref,ellesmultipliaientlesconfidencesmaisBougnaavaitfaittoutsonpossiblepourtairel'informationentenduechezAbdou.Cependant,Arame,quinevivaitpassouscloche,avaitfiniparl'apprendreàsontour.Elle,d'ordinairesiréservée,s'étaitimmédiatementruéechezBougnapourendiscuter.Mais,faceàsonamie,ellefutégalementincapabledeluirévélerunteldrame.Unmatin,auxpuits,ellecompritquesaretenueétaitinutile,lesecretqu'ellecroyaitcacheràBougnaétaitconnudetous,puisquelesfemmesneparlaientquedecela.Uncorpsrepêchéenmer,celaavaitbiensûr réveilléde terriblessouvenirschez les insulaires,maischacunfaisaitsescalculsdeprobabilitéspourse rassurer.D'unepart,ças'était

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passétrèsloinduvillage,surlescôtesmauritaniennes;d'autrepart,iln'yavaitqu'uncorpséchoué;onseraisonnait,serépétantàl'enviquesicelaconcernaitl'embarcationdesjeunesdel'îleonauraitretrouvéd'autrescorps.Chaquemères'éventaitlesoreilles,chassaitl'horriblepenséeetsepersuadaitquecenepouvaitêtre son fils. On se voulait placide et, même quand on ne l'était pas, on endonnait l'air. Les statues de marbre ne pleurent pas. Or, dans ce terroir, lesfemmes tiennent leurs nerfs comme leurs hommes tiennent leurs filets,fermement.

L'Atlantiquepoursuivaitobstinémentsadansepaïenne,maissesfantaisiesperpétuelles n'ébranlaient pas l'île : elle était là, fière, immobile, comme unebelleacariâtrequirefuseuntango.Surlesdunesdesable,lespuits,impassibles,s'entouraientdesmêmesessaimsdefemmes,dumatinausoir.L'alléecentraleduvillageétalaitsesrangéesdepetitestablesoùdesfemmesvendaientdeslégumesdontellesseprivaient,enéchangedequelquespièces,nécessairesà l'achatdusavondeMarseille,dusucredumatinoudupétroledeslampestempête.L'écoles'enlisaitsous le regarddescocotiers,sentinelles lassesdecomptercesgaminsqui arrivaient et partaient en colonnes de fourmis. Dans les arrière-cours desmaisons,devieuxmarins,quiavaienttoujourscherchélesensdelaviedanslebleudel'océan,sesentaientcoupablesd'uneretraiteimposéeparleursmuscleset se réconciliaient avec eux-mêmes en recousant des filets destinés à d'autresbras.Lefromagerdevantlaboutiqued'Abdouattendaittranquillementunepluiebienfaitriceetnesesouvenaitplusdunombredepartiesdecartesdontilavaitété le muet témoin. La sous-préfecture contemplait le dispensaire aux mursjaunes, qui blanchissaient sous le soleil, en même temps que les tempes del'infirmier dévoué, qui soulageait de tout avec les moyens du bord. Lespalétuviers,dociles,bordaientl'île,portaientpatiemmentleshéronsetadmiraientl'enverguredespélicans.Ensurvolantlesalentoursduvillage,onauraitcruvoirune noria de mariées à genoux qui attendaient qu'on vienne les délivrer desmarais salants :cen'étaitquedesmonticulesdeselet ilyenavaitassezpoursaler l'éternité. L'île campait sa réalité, comme un immense tableau de naturemorte où chaque choseoccupeuneplacedéfinitive. Il n'en était rienpourtant,cettefixitén'étaitqu'unleurre,rienn'arrêtantleroulisduquotidien.C'estdanslafragmentation et la juxtaposition desmiettes de réalités que la vie gagnait enfluiditéetsemettaitenmouvement.Laviedesinsulairesneconnaissaitaucunepause, les événements, même insignifiants, s'additionnaient à l'infini etcomposaient le fondu enchaîné d'un film déroutant. Les peuplesmarins ont lecœur accroché pour supporter la houle,mais cela ne lesmet guère à l'abri du

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vertige.Ilsontlapeaudurepoursupporterlesmorsuresdusel;maiscommeilsn'ontpasunepeaudepachydermenidelasaumuredanslesveines,ilsfinissenttoujours par tanguer, assommés par les émotions. Et même quand rien ne sepassaitsurl'île,leséchosdulargedéferlaient,brouillaientlamusiqueroutinièreetsuscitaientl'agitation.

Un jour, vers midi, une nouvelle se propagea par les ondes de la radionationale,introduisantlaterreurdanstouslesfoyersduvillage:unepirogueàladérives'étaitéchouéesurlescôtesbrésiliennes,avecunequarantainedecrânesàsonbord.Personnenesavaitencored'oùvenaitlafameusepirogue,maislescrisavaientdéchirélesolduvillage.Iln'yavaitévidemmentpasdesurvivant,mais,plusaffreuxencore,lejournaliste,quiavaitparléenlanguelocale,n'avaitpasditdescorps,maisbiendescrânes.Descrânes,c'étaitlàledétailatrocequifendaitlecœurdesmères.Unfilmapocalyptiquedéfilaitdanslatêtedechacuned'elles.Ces morts sans sépulture, elles les imaginaient parés du visage de leurs fils,affrontant les vagues, luttant contre les vents, souffrant du froid et de la faim,puis agonisant, sans secours. Ce qui faisait le plus pleurer les mères, commeArameetBougna,c'étaitlavisionqu'ellessefaisaientdecescorpsabandonnésàlanaturesauvage.Ellessavaientqueriendecequiflotten'échappeàcequivole.Elles imaginaient donc des nuées de vautours s'abattant sur les cadavres, lesdéchiquetant, lesdévorant goulûment.Ellesvisualisaient la dansemacabre, unballetendiabléderapacesenripailles,leursbecsféroces,ensanglantés,arrachantdeschairsets'insinuantdanstouteslescavités.ArameetBougnaavaientgrandidans ce terroir où rien n'avait pu chasser totalement la culture animiste, selonlaquellel'interdépendanceduvivantlielesortdel'hommeàcequil'entoureengarantissantl'équilibreducosmos.Ellesétaientélevéesavecl'idéequelanatureretourneàlanature,maisellesavaientbeausesouvenirdecetteimmuableloi,lesimagescruellesqueleurscénarioreconstituaitlesbouleversaient.Cejour-là,aucuned'ellesnetrouval'enviededéjeuner.Unepeurglaciales'étaitinfiltréeenelles.Seulesdesprécisionssurl'originedelapirogueretrouvéeauraientpulesdébarrasserdeces terriblespenséesqu'ellespartageaientdu regardsans jamaisoserlesformuler.Maisdesprécisions,personnen'enavait.

Arameavaitpréparéunemixturequelconque,lesenfantsl'avaientengloutieavantdes'éparpiller.Ilsn'étaientpasàl'école,maiscetempsdelibertéétaitpoureux l'occasion de retrouver leurs camarades avec lesquels ils sillonnaient lesruellesduvillageetlabroussealentour,oùilscueillaientetingurgitaienttoutcequi leur semblait comestible. Après chaque tâche, Arame en improvisait uneautrepours'occuperl'espritetsedistrairedecequil'obsédait.Danslachaleurde

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ce début d'après-midi, elle nettoya tout le bâtiment et fit un grand rangementdanssachambreavantd'allerbalayersacourquin'enavaitguèrebesoin.Pourune fois, une dispute avec son grabataire de mari serait la bienvenue, maisKoromâk restait étrangement discret. L'amitié des connaissances venues luirendrevisite,cejour-là,luiavaitsansdoutemisunpeudebaumeaucœur,assezpourtenirsesnerfstranquilles.Maissonsilencesignifiaitpeut-êtreautrechose;grâce à sa petite radio qu'il gardait à son chevet, il avait, lui aussi, appris lanouvellequitourmentait levillageet,pourlapremièrefoisdepuisledépartdesonfils, ilavaitposédesquestionsàsonsujet.Lacourbalayée,sousunsoleiltorride,Arame,toutensueur,reprenaitsonsoufflesouslemanguier.Koromâk,accrochéàsacanne,avaitfaitl'effortdesortirdesachambre,dedescendrelesquelquesmarchesduperronetdevenirjusqu'àellepourluiposerdesquestionsangoissées:

—As-tudesnouvellesdeLamine?—Etd'oùlesaurais-je?ditsèchementArame,enseretournant.—Jenesaispasmoi,ilnet'atoujourspasappelée?—Non.—Ilétaitbiendecesjeunespartispourl'Espagne?—C'estcequetuvoulais,non?—Mais quandmême, tu aurais pume dire qu'il avait embarqué, j'ai dû

l'apprendrepardestiers.—Ben,moiaussi.—Etiln'atoujourspasappelé?—Jeterépètequenon!Etdepuisquandtesoucies-tudelui?—As-tuentendulesinformations?Ilyaunepiroguequis'est…—Oui, oui, je suis au courant.Et jem'étonneque tuparaisses concerné.

Aprèstout,siparmalheurmonfilss'ytrouvait,tuseraisdébarrassé…—Mais,Arame,commentpeux-tu…—Commentpuis-jequoi?Tedirelavérité?Tun'asjamaisaiméLamine,

aujourd'huitufaissemblantdet'intéresseràlui,quandlesortnousagiteaunezl'éventualitédesamort!Tudevraisavoirhonte.

—Mais,Arame,qu'est-cequiteprend?—Rien !Avant de regretter lesmorts, il faut aimer les vivants !Pour ta

gouverne,sachequesimonfilsestmort,ilauraaumoinsemportélavéritéaveclui,ilsaitquetun'espassonpère,jeluiaitoutdit,tout!

—Laminen'estpasmort,non,monfilsn'estpasmort…,murmuralevieilhomme,entournantledos.

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Arame le regarda s'éloigner et gravir péniblement lesmarches du perron,puis elle écrasa une larme, submergée par l'émotion. C'était la première foisqu'elleentendaitsonmariappelerLaminemonfils.Ellereniflaitencore,quandlecrissementduportailinterrompitlacoursedesespensées.C'étaitBougnaquientrait ;habilléed'unpagnebleumarineetd'unvieux tee-shirt, elle tenaitunepagaiedansunemainetunemachettedansl'autre.

—Ah,machèreArame,dit-elleenvoyantlesyeuxrougisdesonamie,tupleuresencoreàcausedecetteterriblehistoiredepirogueperdue?Moiaussi,çam'avraimentremuée,j'espèrequenousauronstrèsvitedesprécisions.

—Non,cen'estpasça,enfin,jeveuxdirec'estça,maispasseulementça…bafouillaArame.

—Ben,alors?Quesepasse-t-il?Arameluiracontal'échangequ'ellevenaitd'avoiravecsonmarietconclut

ensoulignant:—Monfils,tuterendscompte?Iladitmonfils!—Maisoui,etilaraison!C'estsonfils,non?plaisantaBougna,quiétait

aucourantdetouteslesavaniesdeleurvieconjugale.Les deux amies étouffèrent un rire complice. Et Arame, plus détendue,

insista.—Imagine !C'est seulementmaintenantqu'il ledit.Pourquoia-t-ilpassé

toutescesannéesànousdétester,mesenfantsetmoi?—Là,machère,jecroisquetutetrompes.Situveuxmonavis,cethomme

ne te déteste pas, peut-êtremêmequ'il est odieuxparce qu'il t'aime trop et nesupportepasl'idéedet'avoirpartagée.

— Comme tu y vas, toi ! s'étonna Arame, tu fais dans la divination,maintenant?

Etlesriresfusèrentplusfranchement.Bougnaprofitadecettedécrispationpourdirelacausedesonpassage.

—Tuvois,machère,j'aimismatenuedecombat!J'aiempruntélapetitepiroguedemoncousin,jemesuisditqu'aulieuderesteràlamaisonàbroyerdunoir, nous pourrions aller couper du bois de palétuviers. Il nem'en reste plusbeaucoupetCoumbavabientôtenavoirbesoin.

La proposition tombait à point, Arame aussi voyait son tas de boiss'amenuiser, ellen'allaitpas rater cettebelleoccasionde renouveler son stock.Laissant Bougna sous le manguier, elle disparut un court instant, puis revint,vêtued'habitsqu'ellenecraignaitpasdenoircirdanslamangrove,balançantsapagaieetsamachette.Ellesdiscutaientenmarchantversleborddemeroùles

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attendait cette petite pirogue qu'elles propulseraient sur les flots avec unevigueur de jeunes lutteurs. Depuis toutes petites, on leur avait appris que letravail pouvait distraire de tous les maux. Aussi les jours d'inquiétude et detristessenelesparalysaient-ilspoint,puisqu'elleslestransformaientenjoursdelabeur.Lessoucislesbousculaient,certes,maisnelespoussaientjamaisaufonddu trou, parce qu'elles inventaient, sans relâche, des tâches avec lesquellesboucherlesvidesmenaçants.

Unemoitiédecalebasse jaune flottait à l'horizon, lecrépusculeestompaitdéjà lespics, lesangles, lesmaisonset lesminarets,cettemodestearchitecturedel'îledontlesoleilseplaîtàaccentuerlescontours.Lespêcheursavaientfinide vendre leur prise du jour et les derniers badauds quittaient le débarcadère.MaisArame et Bougna n'accostaient jamais à cet endroit ; elles empruntaientplusvolontiers lesbrasdemer,contournaient l'île,puis jetaient l'ancresurunepetite plage sauvage.Là, elles déchargeaient leur pirogue et entreposaient leurbois près des jardins maraîchers. Ensuite, un fagot de bois sur la tête, ellestraversaient les dunes, passaient devant les puits et descendaient vers le vieuxvillage,fatiguées,maisheureusesdutravailaccompli.

Il faisait déjà noir, quand Arame déposa son fagot de bois près de sacuisine,maispasassezpourrendreinvisiblelasilhouetteassisesurlesmarchesdu perron ; une lueur qui venait du bâtiment éclairait le dos de Koromâk.Commeàl'accoutumée,lesenfantss'étaienttouslevéspouralleràlarencontred'Arame,maisentoutesobriété:personnenes'extasiait,cartoussavaientqu'ellerentrait de lamangrove et ne rapportait aucune friandise.Alors qu'elle passaitdevantl'escalier,sedirigeantversladouche,lavoixdesonmaril'arrêta.

—Lesenfantssontarrivés.—Oui,jevoisbien,ilssonttouslà.— Non, en Espagne, ils sont arrivés en Espagne et ils ont téléphoné,

quelqu'unestvenumelediretoutàl'heure.Interloquée, Arame se laissa choir sur une marche, près de Koromâk.

L'hommeattendaituneréactionquinevenaitpas.Alors,d'unevoixtrèsposée,commes'ilavaitpeurderéveillerunnourrisson,il luiracontatoutcequ'onluiavait rapporté : « Les garçons étaient à la Croix-Rouge espagnole, ilsappelleraient les parents, sur leur portable pour ceux qui en avaient un, autélécentre pour les autres. » Comme Arame ne réagissait toujours pas, il luidonnal'identitédumessageretl'encourageaàluirendrevisite,siellesouhaitaituneconfirmationouplusde renseignements.Lemessagerenquestionétaitunquadragénaire très connu dans le village et beaucoup le soupçonnaient d'être

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mêlé aux combines d'émigration clandestine, raison pour laquelle il n'aimaitguère voir parader chez lui les mères d'absents. D'ordinaire, il envoyait desémissaires transmettre aux intéressés les informations qu'il recevait. S'il s'étaitdéplacécettefois,cen'étaitqueparrespectpourlemarid'Arame,sononcleparalliance, et c'est pourquoi ce dernier se permettait de conseiller à sa femmed'allerlevoir.

—Vas-y, çava te rassurer.Mais jepensequeLaminevabientôt appeler,conclutlevieilhomme.

Arame resta un long moment assise sur les marches, sans prononcer lemoindremot.Koromâkluijetaitdetempsentempsuncoupd'œilmaisnedisaitplus rien. Un étranger à la demeure se serait sans doute demandé pourquoiArame avait-elle la joie si discrète. La surprise passée, le soulagement l'avaitenvahie, puis un tumulte intérieur s'était emparé d'elle : elle ne savait pascommentréagirdevantcethomme,unesortedepudeurl'empêchaitdeseréjouirdevant lui.Desannéespasséesàsepourrir lavieleuravaientôtél'habitudedepartager des moments heureux. Psychologiquement, ils ne vivaient pasensemble, mais côte à côte, et se comportaient comme des inconnus, coincésdansunecertaineobligationderéserve.Pourtant,siAramenemanifestaitrien,ellen'étaitpasindifférentepourautant.Cesoir-là,pourlapremièrefoisdepuistrès longtemps,elleétait touchéeparcethommequi,commeungamin, l'avaitattendue, dehors, pressé de lui donner des nouvelles de leur fils. Il avait parléavecunevoixqu'elleneluiconnaissaitplus,unevoixtimide,briséed'émotion,une voix tendre. Ce soir-là, elle avait senti l'élan en elle, elle aurait voulu luipasserunbrasautourducou,l'embrasser,leserrertrèsfortetpartageravecluilajoiedesavoirLaminesainetsauf.Maisellenesavaitpluscommentonfaitceschoses-là, elle en avait perdu les automatismes et lui restait immobile de soncôté, bloqué tout autant qu'elle. Face à cette silhouette tassée, Arame sereprochaitd'êtrecruelle,maiselleétaitcommeunepetite fillequiavaitbesoinqu'on lui tienne la main pour marcher. Les cris des enfants, qui jouaient etcouraientdanslacour,latirèrentdesarêverie.Elleselevaetfilaaussitôtdanssacuisinepourpréparerledîner.Ladouche,ellelaprendraitaprèslerepas,puiselle iraitvoircemessagerdont luiavaitparlésonmari.Malgré la fatigue, soncorps lézardé par les palétuviers et toutes ces petites plaies qui la faisaientsouffrir, ellepréférait aller se renseignernuitammentafindenepas susciter lacuriosité.

Àson retour, lesenfantsétaientdéjàcouchésetdormaientprofondément.Toutlebâtimentétaitplongédanslenoir,saufsachambreoùlalampetempête

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diffusaitunepetitelumièrejaune.Sonmariétaitcouché,maisnedormaitpasetn'étaitpas tournévers lemur,commeil lefaisaitd'habitude.Aramecroisasonregard en entrant, il semblait guetter son retour.Lorsqu'elle souleva songrandboubou, se déshabillant pour la nuit, l'homme baissa les yeux. Pressée de sereposer, Arame se prépara rapidement puis, assise sur le rebord du lit, ellesouffla la lampe tempêteet s'allongeasur lecôté,donnant ledosà sonvoisin.Dans le noir, elle fut surprise de sentir unemain se poser doucement sur sonépaule;elleneseretournapas,maisnesedégageapasnonplus.Cettenuit-là,iln'y eut pas de ronflement maladif, Arame n'eut pas à se retenir d'étoufferquelqu'un, parce que tout simplement, l'homme à ses côtés lui inspirait autrechose.

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XV

Au village, tout lemonde avait appris que l'embarcation des jeunes étaitbien arrivée à destination. « Alhamdoulilah, Dieu merci, entendait-on, lesgarçonssontarrivés, ilssontàlaCroix-Rouge !»Cettephrase, lesgensse larépétaientets'endélectaientcommed'unepromessedeconsécration.Lesimplefaitdesavoirquelesjeunesavaientaccostésurlacôteespagnolesignifiait,pourbeaucoup, les prémices d'une réussite certaine. Soulagés, les organisateurs dutrafic se frottaient lesmains et inscrivaient déjà des noms pour une prochainepirogue. Maintenant qu'on savait que les partants étaient sains et saufs, onévoquait enfin, ouvertement, ce qui n'avait été qu'un secret de Polichinelle :moyen employé pour appâter d'autres candidats. Dans le village, l'espoirgrandissait et suffisait à changer le statut de la parentèle des héros. En touteoccasion,onsaluaitlesmèresdesabsentsavecplusdedéférencequ'auparavantetonleurdemandaitexagérémentdesnouvellesdeleursEspagnols.Lesgarçonstéléphonaientrarement,maislesmamansrépondaienttoujours:«Ilvabien,ilaappelédernièrement.»

GrâceautéléphoneprêtéparlaCroix-Rougeespagnole,quelquesmigrantsavaientpuappelerunepremièrefois,quisamère,quisonépouseoulesdeuxenmême temps.Cette fois-là,ce fut l'embouteillageau télécentre,envahiparunefoule de femmes qui bourdonnaient, trépignaient, chacune tendue vers lemoment béni où la gérante prononcerait son nom. Mais toutes ne furent pasappelées, la lignefutbrutalementcoupée.L'étonnementet ladéceptionpassés,on subodora un problème de réseau, plus que fréquent sur l'île. Personne nesongea au coût de la communication ni au grand nombre des appelants, quipouvaient justifier une limitation du temps de parole accordé par l'institution

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humanitaire.Après ce premier contact, rassurantmais frustrant parce que tropfugace,lessemainess'enchaînèrentsanslemoindresignedesEspagnols.

C'est quand la sécheresse semble interminable que le Sahel reverdit etfleurit,fécondéparunepluieinattendue.Unjoursecetpoussiéreux,unjour,quin'annonçait rien de particulier, la surprise était venue tracer des sourireslumineuxsurlapénombredesvisagessoucieux.Cefutlagérantedutélécentrequiapportalabonnenouvelle.IssaetLaminel'avaientd'abordjointepourfixerunrendez-vous.Prévenues,Arame,BougnaetCoumbabravèrentlacanicule,enfile indienne, une après-midi, vers quatorze heures, pour aller attendre leurscoupsde fil.Elles avaientpatienté, longtempspatienté, et aumomentoùellespensaient être venues en vain, la sonnerie retentit. Elles bondirent en mêmetemps,maislagérantedécrocha,puishélalaveinarde.

—Coumba!C'estpourtoi.ArameetBougnaseréinstallèrentmollementsurleurchaise.Levisagede

Bougna se crispa, elle était déçuede constaterque son fils, Issa, avait d'abordréclamé sa femme. Pendant que Coumba discutait, repoussait le moment dequitter cette voix chérie, Bougna profita de son absence pour papoter avecArame:

—T'asvu,monfils?Safemmeluimanqueplusquesamère.—Maisnon,ilvateparleraussi.—Oui,maisaprès ; il aquandmêmecommencépar sa femme.Tuvois,

c'estpourcelaque je tedisaisdemarierLamineavant sondépart. Ilspeuventêtre là-bas pour le travail,mais, si celle qui fait battre leur cœur se trouve iciavecnous…Ehbien,ilsnenousoublierontpas.

—Oh,maisilsnepeuventpasoublierleurmère,soutintArame.Regarde,ilsnousappellent,non?

—Oui,maiss'ilsontunefemmeici,çalestiendraplusencore.Tusais,ilyaunefamilleduvillagedontàmonavis lefilsnerentreraplus.Voilàdéjàdixansqu'iln'estpasrevenu,onditqu'ils'estmariélà-bas.Franchement,tufaiscequetuveux,maisjepensequ'ilseraitplusprudentdetrouveruneépouseàtonLamine.Tun'asquelui,alorsimaginesijamais…

—Maisqu'est-cequetuveuxquejefasse,maintenantqu'ilestparti?—Benparle-lui!Demande-luis'ilavaitdesvuessurunefilleduvillage,

crois-moi,sic'estlecas,çapeutseréglertrèsviteetjet'aiderai…—Tante,Issat'attendautéléphone,interrompitCoumba.Bougna fit deux grandes foulées, s'introduisit dans le local et saisit le

combinéqui trônaitsurunepetiteétagèreenbois.Elles'écriait,enchaînaitdes

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salutations tonitruantes : même quand elle se voulait douce elle parlait fort,commesisavoixdevaitcouvrirladistancequilaséparaitdesoncorrespondant.

— Alors, t'es rassurée, il va bien ton Issa ? s'enquit Arame. C'était samanièredecajolerCoumbaquiessuyaitunepetitelarme.

—Oui,çava,ilestavecLamine.—Maistum'asl'airtriste,commentvont-ils?— Ils vont bien,mais ils ont trop souffert enmer. Ils n'ont pas pu nous

appeler plus tôt parce qu'ils se sont retrouvés à l'hôpital, pendant les premiersjours.Etpuis,lecorpsquiaétéretrouvéducôtédelaMauritanie,c'étaitbienundesleurs.Ilparaîtqu'ilafaitunecrisedeconvulsions,ils'estétouffé,puisilestmort. Comme il leur restait encore beaucoup de trajet à faire et que le corpscommençait à…à…,bref, ilsnepouvaientplus legarder aveceux ; alors, ilsl'ont jeté en mer. Issa m'a dit qu'ils avaient appelé les organisateurs pour lesprévenir, mais ces derniers ne voulaient surtout pas ébruiter l'information. Ilsattendaientquelesautrespassagerssoientàterreetqu'ilspuissentcommuniqueraveclesfamilles,afind'éviterlapaniqueauvillage.

—MonDieu,lepauvregarçon!sedésolaArame.EtLamine?As-tuparléàLamine?insista-t-elle,soudaininquiète.

—Oui, oui, il est avec Issa, ilm'amême saluée ; dès quema tante aurafini…

—Arame,Lamineautéléphone,lançaBougnaenpassalégèrementlatêteparlaporte.

—Anh,Alhamdoulilahi!Dieumerci!soupiraArame.Enserendantautélécentre,Arames'étaitjuréden'aborderaucunsujetqui

fâche. Après avoir salué son fils, elle s'enquit de sa santé et lui posa des tasd'autresquestionsauxquelles ildonnades réponses rassurantes.Toutavait l'aird'allerbienentreeux,maiselleneputs'empêcherd'ajouter:

—Hey, Lamine ! Lamine,mon fils, comment as-tu pu partir comme ça,sansmêmemedireaurevoir,hein?

—Maman, ils'estpassé tellementdechosesces jours-là.Mais tuvois, jesuisbienarrivéetjepenseàtoi,c'estleprincipal.

—Oui,ils'estpassébeaucoupdechoses,eneffet.Maises-tusûrqu'iln'yavaitpasunehistoiredefillederrière?Tonattitudecesjours-làétaittellement…

—Maman,toutvabien,net'inquiètepas.—Commetulesais,tonamiIssas'estmariéavantvotredépart.Beaucoup

detescamaradesfontpareil.Situasdesvuessurunefilled'icitupeuxmelesconfieretjem'occuperaidesdémarchesàfaire.

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—Ma-man…pasmaintenant.—Tun'avaisvraimentpersonneenvue?Aucunefillequit'intéressedans

toutcevillage?—Maman !La seule quim'intéressait, c'estDaba, et tu as dû apprendre

qu'elles'estfiancéeàAnsou.—Écoute,Dabaestvenuemevoiriln'yapaslongtemps.Àmonavis,tuas

encoretoutesteschances.Situl'aimesvraiment,appelle-la;sinon,j'irailavoir.—Ahnon!—Alors,appelle-laetdis-luitesintentions,aumoinspourenavoirlecœur

net.—D'accord,maman.Fautquejetelaisse,jet'appelleraidèsquepossible.— Fais attention à toi, mon fils, trouve du travail, sois sérieux et tu

réussiras.Jepenseàtoietjepriepourtoi.Tuaslessalutationsdetonpère.

Laminepréféranepasrépondre,maisArameneraccrochalecombinéquelorsqu'un désagréable bip lui agaça le tympan. Les trois femmes donnèrentquelquespiécettesàlagérantedutélécentreets'enallèrent,encommentantleursentretiens respectifs. Mais c'était surtout Bougna et Arame qui conversaient,Coumba,mutine, semblait vouloir garder pour elle lesmots doux de son cherépoux.

Cesoir-là,Coumbasecouchalecœurpluslégerquelesjoursprécédents,mais la voixd'Issa avait exacerbé sonmanquede lui.Avant d'aller au lit, elles'était dévêtue et s'était longuement regardée dans le grand miroir de sonarmoire, en caressant son ventre. Depuis le départ d'Issa, elle s'observait,essayantd'évaluercequiavaitchangéensonabsence.Commentpourrait-elleluiraconter la modification de son corps, toutes ses rondeurs sur lesquelles elleauraittellementaimésentirsesmains?Àquiconfierait-ellesespenséesintimesàproposde toutescespetitesnouveautésdesaviede femme,quine faisaientque la surprendre ? Son noviciat pour la maternité, elle le rêvait à ses côtés,maintenant elle l'endurait dans une chambre vide où renifler les habits de sonmari était devenu, pour elle, la seule manière de sentir sa présence. Autélécentre,laprésencedeBougnaetArame,justedevantl'entrée,l'avaitbridée.ElleétaitraviedeparleravecIssa,maisellenes'étaitpasexpriméecommeellel'aurait souhaité et s'était surtout contentée de l'écouter. Elle aurait voulu luiparlerdesentiments,desolitude,denostalgieamoureuseet,sansallerjusqu'àluifairepartdetoutessespenséeslicencieuses,luidireàquelpointilluimanquait.Seulementvoilà,mêmedansson tonelleavait joué lacartede la retenue,elle

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n'avaitpasosé lui faireentendrecettedoucevoixqu'il aimait aucreuxde sonoreille.Alors,parcequ'ilsavaitmieuxquequiconquelefeuquicouvaitenelle,il s'était étonné de sa tiédeur. Plusieurs fois, il l'avait interrogée comme onquémandeunbaiser:

—Coumba, que se passe-t-il ?C'est bizarre, tu ne dis presque rien. T'essûrequeçava?

EtCoumbaavait systématiquement répondu«maisoui, çava»,d'un tonquilefaisaitdouterdavantage.Pourtant,elleauraittantvoululuidiresesnuitsblanches, depuis son départ ; la torture du temps, toutes ces heures quis'abattaientsurelles, telsdes fouets,pendantqu'elleattendaitdesesnouvelles.Elle aurait voulu lui raconter ses rêves, où elle le serrait dans ses bras, et sesréveils,oùelleseretenaitd'éclaterensanglots.Oui,elleauraitvoululuidirequetoutlapeinait,quetoutl'irritait,quetouteslesnourrituresluidéplaisaientdepuisqu'iln'étaitpluslàpourfairebrillersesyeux.Maissurtout,elleauraitvoululuidemanders'ilsesouvenaitdeleursmurmures,deleurscâlins,sisoncorps,qu'iltrouvait si doux, lui manquait et s'il rêvait d'eux comme elle ne cessait de lefaire.Etparcequ'ellen'avaitpaspuluidiretoutça,ellel'avaitimploréàlafindeleurconversation:

—S'ilteplaît,laprochainefois,appelle-nousdesjoursdifférents,tamèreetmoi,ceseramieux; j'aimeraispouvoir teparler,commesinousétionsdansnotrechambre.

Alors,ilavaitcomprisetn'avaitplusdemandé«T'essûrequeçava?»Ill'avait simplement taquinée un peu ; puis, il lui promit de bon cœur que,désormais,il l'appelleraitàpart,carluiaussivoulaitentendresachériecommequandilsétaientseulsdans leurchambre.Etmêmes'ils l'ignoraient tousdeux,ens'aménageantainsidediscretscoupsdefilamoureux,ilsvenaientdes'éviterun futur incidentdiplomatique, carBougnan'aurait plus à seplaindreque sonfilsréclamâtsafemmeavantsamère.

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XVI

Lebergerlèvesonbâtonderrièresontroupeau,etc'estunesaisonquis'enva.Dans le Sahel, deux saisons se partagent l'année et le ciel.Au village, lesmoutonsdomestiquescouraientaprès lesmois,allaientbrouterdeplusenplusloin, car aucune botte de foin n'était plus disponible.On avait défriché, semé,sarclé ; la terre avait bu toute la sueur des hommes et les rares pluies déjàtombées.Desherbesdequelquescentimètres tapissaientmaintenant labrousseet l'on maudissait les petits bergers dont la négligence faisait perdre de vuecertainesdeleursbêtes.Danslesbolongsautourdel'île,l'AtlantiqueembrassaitlefleuveSénégaletberçaitlescarpes,quifilaient,folâtraient,grossissaientsousle regardbienveillant des palétuviers.Bien sûr, parfois, en sortant la tête pourboirel'eaudepluie,ellesselaissaientsurprendreparunfilettraître,maisc'étaitglobalement leurpériodede tranquillité.Leschampsavaientvidé lespirogues,les pêcheurs s'étantmomentanément détournés des flots pour cultiver de quoiremplirlesgreniers.Chaqueannée,encettepériode,onsemait;onnerécoltaitpastoujours,maisonsemaitquandmême,parcequel'espoirestpavlovien.

Après des centaines d'heures de labeur au soleil, on espérait tout del'hivernage, mais c'est Coumba qui attendait la meilleure récolte. Des moisqu'elle se traînait ; maintenant, son gros ventre la devançait partout. Dèsconfirmationdesagrossesse,samèreluiavaitdonnéunecordeletteenécorcedebaobab, qu'elle portait autour de la taille. Une cordelette censée chasser lemauvaisœil et protéger la santé dubébé à venir.Àmaintes reprises,Coumbaavaitdûfaireaugmenterlepérimètredesongri-gri.Mêmesielleassuraitencoretoutessestâchesménagères,lafuturemamansouffraitplusquelesautresdelachaleur. Elle ne portait plus que ses robes les plus amples, tout frottement lagênait;nesupportantplussacordeletteautourdelataille,ellelamontaittouten

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hautdesonventre,soussesseinsquimenaçaientd'exploser.Etpendantqu'ellese languissait de son terme, Bougna, elle, jubilait : elle allait être grand-mèreavantsacoépousequiavaitpourtanteusabruavantelle!«Ehoui,lepremierfiletàl'eaun'estpasforcémentlepremieràremonteruneprise!»lançait-elleaupassage de sa rivale. Coumba lui en voulait de transformer sa grossesse entrophée de guerremais, trop préoccupée par les signaux que lui envoyait soncorps, elle lui jetait seulement des regards réprobateurs et préférait laisser sonespritcourirsurd'autrespistes.Quimasselesfemmesenceintes,lessoulagedumaldedos?Quiconsolelesfuturesmèresd'avoiràporterlepoidsdumonde?Sans doute les futurs papas attendris. Coumba, elle, n'en savait rien. Pendantqu'elle tricotait des vêtements pour nourrisson, Issa tricotait son destin enEspagne.Coumbas'inquiétaitpoursonprochainaccouchement,Issas'inquiétaitpoursespapiers.

Les coups de fil s'étaient largement espacés. Les femmes accusèrent lecoup.Maisonfinittoujourspars'inventerunemanièredefairefaceàl'absence.Au début, on compte les jours puis les semaines, enfin les mois. Advientinévitablementlemomentoùl'onserésoutàadmettrequeledécompteseferaenannées;alorsoncommenceànepluscompterdutout.Sil'oublineguéritpaslaplaie,ilpermetaumoinsdenepaslagratterenpermanence.N'endéplaiseauxvoyageurs, ceux qui restent sont obligés de les tuer, symboliquement, poursurvivreà l'abandon.Partir, c'estmourirauprésentdeceuxquidemeurent.Lesouvenirreste,certes,maisonlepèse,lesoupèse,leréduit,commeonréduitunechargeafind'épargnersesépaules.Etparcequ'oncraintl'appétit,quandriennes'offreauxpapilles,onsedétournedesréminiscences,commeondédaigneunetablevide.«Parcequejet'aimetroppournepastevoir,jet'imaginemort,pouréviter la tentation de te chercher », avait dû se direCoumba pour se remettred'aplomb.Carlesmoispassant,elles'étaitforcémentaccommodéeàlasituation.Ellen'avaitpasl'airsiheureusequeça,avecsessouriresanxieux,maiselleavaitperdusonairlugubredudébutetaffichaituneminequasisereineoùl'onpouvaitlire:c'estainsi.Etc'étaitainsi,enpaysniominka:depuislanuitdestemps,leshommes, poussés par les courants marins, s'en vont tandis que les femmesattendent.

Mais l'attente n'était pas leur seule torture ; on exigeait en plus qu'ellessoient fidèlesetmalheuràcellesqui se laissaientpiégerparundouxchantderouge-gorge.Onnedevientpasfemmedemarin,ilfautnaîtreetgrandiravecladoctrinequivaavec.C'estseulementquandonacomprisetaccepté toutes lesnuancesquecouvrelemotpatiencequ'onpeutjetersondévolusurunhomme

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desmers.Carsiletorsedumarinestrobuste,ilnesuffitpasdes'yagripperpourlegarderaulit,quandlesvagueslangoureusesleréclament.«Tuaimeraslamer,tamèreettafemme!»Touslesgarçonsdel'îlegrandissentavecunthéorèmedecegenre.Petits,onleurserinequelamerestleurmèreetaussileurépouse.Ilsdoiventl'aimer,commeunemèrenourricière;laséduireetladompter,commeuneépouse.Lesmèresetlesépousesattendent,conscientesqu'ellessontlamerque lesmarins ne quittent que pourmieux revenir. L'océan gronde et s'étire ;entredésirsetfrustrations,ilcharrietouteslesclefsdesjeuxdepouvoir.Maislaforcen'estpastoujourslàoùl'onimagine,ceuxquirestentàquaiontpassédeslassos invisibles au cou de ceux qui s'en vont. « Partez, partez, vousreviendrez ! »Les femmes se soûlent de cette penséemagique afin de ne pasmourir de l'absence des hommes. « Jem'en retournerai chezmoi, ma femmem'attend»,sedisentleshommespournepasselaisseremporterparlesvaguesdelavie.

Auxdernièresnouvelles, Issa,Lamineetcertainsde leurscompagnonsdegalères'étaientenfuisdeslocauxdelaCroix-Rougeespagnolepoursedissoudredanslanature,sanspapiers.Convertieneuros,leurpetitpéculedefrancsCFAnevalaitpasgrand-chose,maisassezpours'offrirdescartestéléphoniquesetdequoinepasmourirdefaimlespremiersjours.Endehorsdesappelsaupays,cescartes leur servaientàcontacterunesériedenumérosdecopains,des sésamesprécieusementconservésdontlapluparts'avérèrentnéanmoinsinopérants.Dansleurerrance, ilscouraientlesadressesdequelquesressortissantsdel'îlearrivésen Espagne avant eux. Souvent, ils trouvaient ces derniers dans une misèrecomparable à la leur et partageaient leurs tribulations dans la souricièreeuropéenne.Dansce jeudecache-cacheavec lespandores, ils senourrissaientdesandwichsetdevaientleursraresrepaschaudsàquelqueassociationrepéréeaucoind'unerue,parhasard.Etparcequ'ilsnecessaientdepenseràtousceuxqui, au pays, comptaient sur eux, toutes les contraintes leur semblaientsupportables dès l'instant qu'une rémunération s'ensuivait. Déterminés, ilsresquillaient dans les transports publics pour s'assurer, par tous les temps, depetitsemploispayésaunoir.Leurspremièrescoupuresnefurentguèredestinéesà améliorer leur vie de fugitifs, mais à expédier des Western Union à leurfamille. Au village, ces modestes mandats furent accueillis avec fierté etconsidéréscommelapreuveindubitabledeleurréussite.Lesfamilles,rassuréeset optimistes, se voyaient, franchissant la première étape d'une période faste.C'est à ce moment qu'Arame entreprit les démarches coutumières en vue dumariagedesonfils.

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Lamine avait déjà téléphoné à Daba. Il avait plusieurs fois répétémentalement son discours, s'était préparé au coup de massue qu'il croyaitl'attendre.Puis,ladistanceaidant,ilsecrutencapacitédeparleràlajolieDaba.Mais lemomentvenu, il avait flanchéaprès les salutationset s'était embourbédansunlabyrintheinsensé,avantdedéboulerenfindanslevifdusujet.

—Jemedisaisque…Enfin,jevoulaistedireque…jepenseàtoi.—Merci,jevaisbien.Ettoi,commentvas-tu?—Bien, bien. Tu sais, toi etmoi, on pourrait voir les choses autrement.

Enfin,jeveuxdire,situlevoulais…—Maissijevoulaisquoi?—Allerplusloinquoi,avecmoi,jesaisqu'ilya…Quetuesaveceuh…

maisbon…—Lamine,j'aidumalàtesuivre.Veux-tuêtreplusclair?—OK,voilà:veux-tum'épouser?—Mais,tusais…—Oui,jesais,maisvousn'êtespasencoremariésetjetiensàtoidepuissi

longtemps!Alorss'ilteplaît,nemerépondspastoutdesuite,prendsletempsd'ypenser.Jeterappellerai.Allezsalut.Àbientôt.

Unefoisqu'ilavaitsorticequil'étranglait,Lamines'étaitpressédecouperla conversation, redoutant une réponse qui l'aurait démoli. Il se remémoraittouteslesapprochesqueDabaavaitfaitsemblantdenepasremarquer,ainsiquel'échec cuisant de sa déclaration, lorsqu'ils s'étaient fortuitement retrouvés àDakar.Même s'il risquait une nouvelle tentative, tout au fond de lui, il avaittoujourspenséqu'ilnel'auraitjamais,tantquelesémillantAnsouseraitdanslesparages. Cette fois, il jouait son va-tout, enclin à croire que sa nouvelle aurad'émigréluipermettraitdefaireladifférence.

Lamine fit un bref compte rendu de cette conversation à sa mère et luisuggérade laisserà la jeunefille le tempsderéfléchir.Aramepromit,maisendépitdesconsignesdesonfilsellepréféraagir,sansdélai.Aprèsunediscussionavec Bougna, elles s'arrangèrent pour ébruiter la demande en mariage deLamine. Très renseignées sur les stratégies matrimoniales de l'île, ellesconnaissaientlapressionquel'entourageétaitcapabled'exercersurunefille,dèsqu'un émigré s'intéressait à elle. Répandre une telle nouvelle, c'étaitmettre lademoiselleenpositiondeprivilégiée,cequirevenaitàluiforcerlamain,cartoutrefusdesapart risqueraitdepasserpouruncaprice, sid'aventure les siens luilaissaientunetellelatitude.Enquelquesjours,ArameetBougnaavaientréussiàglisserl'informationdansl'oreilledetousceuxquiavaientautoritésurDaba,de

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sorteque levoisinagenecausaitplusquedecela.Cesquelques jourssuffirentpourdisqualifierl'heureuxfiancéqu'étaitAnsou.Lui,lepêcheurettransporteur,lebravemarinquiaffrontaitvaillammenttouslescourants,nourrissaitlessiensetlesportaitàboutdebras;lui,quelesvillageoisconsidéraientdéjàcommelegendreidéal,quandLaminen'avaitencorerienàfairevaloir,passaitmaintenantpourunsecondcouteau.Ansouavaitsoncourageàoffrir,LamineproposaitunchâteauenEspagnequisemaitdesétoilesdanslesrêvesdetous.

Lorsque Lamine rappela Daba, ce n'était plus que pour obtenir uneconfirmationdesonaccord.Arameavaitdéjàrassurésonfils,enluiexpliquantque les parents de la jeune fille étaient favorables à sa demande et que, sanss'être expriméepositivement,Daba semblait être dumême avis.La famille deDaba avait toujours considéréArame commeune cousine lointaine dépourvued'attrait.Maisdepuisqu'onsituaitsonfilsducôtédel'Europe,uneffetd'optiquelaparait,elleetlessiens,denouveauxatours.L'hypothétiqueréussitedesonfilsétait la faussemonnaieavec laquelleellepouvaitdéjàsepayerune tranchederespectabilité.Lorsqu'ellesemitenquêted'unealliancepourcefilsàlanotoriétésoudaine, les consentements lui furent acquis d'avance. La famille de Daban'avaitpashésitéàbrisercequelesSérèressontcensésavoirdeplussacré:laparole d'honneur. Cette famille, qui avait déjà accordé la main de sa fille àAnsou,n'avaitpas tergiversépourse résoudreàenvoyerunémissairechez lesparents du jeune homme, soutenir qu'ils avaient trouvé des inconvénients àl'union et qu'il leur fallait à regret revenir sur leur premier engagement. Etcomme rien n'avait encore été scellé, en dehors des simples fiançailles, ilss'offrirentà restituer tous lescadeauxqueDabaavait reçusd'Ansou.Arameetles siens secotisèrentpour réunir la sommed'argentnécessaireàce renvoidegalanteries.Mais la famille du déchu, déjà très choquée par ce revirement desituation,futoutréeparlamufleriedeleurproposition.Lepèredujeunehommeenvoya son propre délégué rappeler quelques règles traditionnelles au père deDaba.Connupoursamodération,l'hommeavaitparléentapantdupoing,quandsonémissaires'étaitpenchéprèsdeluiensigned'attentionetderespect:

«Dis-lui que nous sommes desGuelwaars ! LesGuelwaars n'ont pas dechâteau,maisàl'ombredeleurparoleilssontàl'abridetout,carleurparoleestd'or et ne varie jamais ! Dis-lui qu'il fut un temps où l'inconstance était plustranchantequ'unglaive,cartrahirsaparolecoûtaitunetête!Dis-luiquelàoùily avait le feu d'antan, les cendres sont encore chaudes ! Dis-lui que lesGuelwaarsnemeurentpasàgenoux!Onnebradepasnotredignité!Monfilsn'irajamaislessupplier!Dis-luiquelafillepeutgardertoutcequ'elleareçude

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mon fils, car donner fait partie de nos critères de noblesse.LesGuelwaars neréclamentjamaislajarredelaitofferteensigned'amitié,mêmesil'amitrahitparlasuite.Etsurtout,dis-luiqueletissupeuttoujoursdégorger, ilneserajamaisaussipurquel'eauquil'alavé.C'estnousquipouvonsrenonceràtout,nousquin'avonsrienreçud'autrequetrahison!Dis-luiquemafamilleetmoi,nousleurlaissonsleurdéshonneurpouruniquedotdeleurfille!»

L'émissaireavaitportélemessage,biensûr,maisenexpertdestractationslocales;s'ilavaitpréservélateneurdespropos,ilenavaitreformulélatournurepourdésamorcerlaguerre.Commetouslesvillageois,ilpensaitquelacolèredupère d'Ansou outrepassait le problème du moment. Nonobstant toutes sesprécautionsoratoires,cequ'ilavait transmisfutsuffisantpourpiquerlafamilledeDabaauvifetconforterchezellel'enviedetoutrestituerauplusvite.Lesoirmême,elleconvoquasonémissaireetlechargeadeporterchezAnsouuneliassedebilletsetungrandsacoùonavaitfourrédesbabiolesarrachéesàDaba:desbijoux,quelquestissus,unepetiteradio,unlecteurdeCD,unemontre,etc.Maislepèred'Ansouchassa l'émissaire, qui revint aussitôt avec sa charge chez sonmandataire.Cedernierlerenvoya,exigeantqu'ilailletoutdéposerchezceuxquiosaientmettresonhonneurendoute.Ballottédetoutepart,l'émissairefinitpardéposersonfardeauchezArame.Celle-ciconsidéraqu'elleavaitfaitsondevoiren réunissant la somme adéquate, tant pis pour la partie adverse, si ellepersévérait dans son obstination à se défaire des biens qui lui revenaient. Lemessager ne savait plus où donner de la tête et manifestait hautement sondésarroi.Arameleremerciapoursesefforts,pritl'argentetlesacqu'ellerangeadanslachambredeLamine.Koromâk,aucourantdesmanœuvres,avaitsuivileconciliabuledepuislafenêtredesachambre.Aprèsledépartducoursier,ilsortitsurleperronetentrepritdemorigénersonépouseencestermes:

—Ce n'est pas très propre tout ça, il y a tout demême d'autres filles àmarier dans ce village ! On casse la baraque de ce brave Ansou, avecl'assentimentforcédesafiancée.Bref,jecroisquecen'estpasainsiqu'onfaitunboncouple.

—Ettoi?Commentl'as-tufait,toncouple?Tucroisquejeseraislàsimesparents…

—Cen'estpaspareil,tun'étaisencorefiancéeàpersonneet…—MonfilsaimeDaba,iln'aimequ'elle!D'ailleurs,tulesastoujoursvus

sefréquenter,elleestpareillementattachéeàlui;ilsferontunboncouple,jen'aiaucundoutelà-dessus.

—Unboncouple?C'estcequej'avaiscruent'épousant,mais…

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—Maisquoi?Àtonavis,quidenousdeuxestlepluslégitimementdéçu?—Bof, jeneme ledemandeplus.EspéronsqueLamineseraheureuxen

forçantainsiledestin.Ilnem'apasdemandémonopinionmais…—Maisquoi,tuluiauraisditderenonceràcellequ'ilaime?—Non,maisilpouvait…—Ilafaitcequ'ilapu.Leshibouxontbeauhululer,ilsn'empêchentpasle

jourdeselever.—Enfin,detoutefaçon,iln'yaplusrienàdireniàfaire;espéronsqu'ils

serontheureuxensemble,conclutKoromâk,enretournantdanssachambre.Les guerriers poussent un cri enmontant à l'assaut,mais ils rangent leur

sabreensilence.Aramefutraviedevoirsonmaribattreenretraite.Àcestadedesesefforts,ellen'étaitpasdisposéeàlaisserquiquecesoitternirsajoie.SiLamine était amoureux de Daba, elle, elle avait toujours souhaité qu'elledevienneunjoursabelle-fille.Maintenantqu'elletouchaitàsonbut,ellen'allaitpas laisser un oiseau de mauvais augure déployer ses ailes de malheur et luicachersapartdesoleil.Bientôt,elleneseraitplusseuleàsedémenerdanssamaison.Bientôt, elle pourrait, commeBougna et beaucoup de femmes de sonâge, savourerde longuesheuresde repos,enfindéchargéede l'essentielde sestâchesménagères.Peut-êtremêmequelaprésencedesabruréduiraitceslongsmomentsdesilencedurantlesquelselleruminaitàs'enrendremalade.

Au vu des étapes déjà franchies, Arame n'avait plus à s'inquiéter, toutconcourait à diminuer son attente. Sur l'île, les mariages qui suscitent desdifficultés sont, paradoxalement, les plus rapidement célébrés, comme si lesfamilles,désireusesd'évacuerlesproblèmessusceptiblesdesurgiràl'improviste,sehâtaientd'arriveraupointdenon-retour.

Ilavaitsuffidequelquessemainesdedémarchesetd'unWesternUniondeLaminepourquelepèredeDabafixâtladatedumariagereligieux.Uneaprès-midi, en sortant de la mosquée, les hommes récitèrent quelques sourates, ondistribuaquelquesnoixdecolaetlachosefutentendue.Cettecérémonieayantlégitimé l'union, Daba était maintenant autorisée à rejoindre le domicileconjugal. Le lendemain, Arame organisa unemodeste fête, un déjeuner et undînerpour laparentèleet les femmesduquartier.Le soir,Daba, accompagnéepardestantes,descousinesetquelquescopines,vints'installerdanssachambre,où l'attendait lesacpleindeshommagesd'Ansou.Legrandmariage,disait-on,aurait lieu dès le retour deLamine ; ce serait également l'occasion de fêter lavirginité de la demoiselle, cette mariée imaginaire dont les noces resteraientblanches pendant un bon bout de temps. Elle était jeune, belle, désirable et

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désirée, on l'avait déposée là, comme un paquet cadeau, attendant que sonheureux propriétaire veuille bien venir le décacheter. Ses aînées n'avaient pasoubliédeluirappelerlastrictetenuequ'elledevaitobserver:«Mêmesitonmarin'estpaslà,tun'esplusunedemoiselle,maisuneépouse;parconséquent,tunedevrasplus fréquenter lessoiréesde tescamaradesencorecélibataires.»Daban'avaitrienrépondu.Lesdamesvirentdanssonsilencelapreuvedesapolitesseetdesasoumission,onfélicitasamèrepoursabonneéducation.Celle-cin'étaitpasrassuréepourautant,ellesavaitqu'il luifaudrait, fréquemment,réitérersesconseilsàsafille.Leplusdurrestaitàvenir:cetteattitudeirréprochablequ'onlouaitenelle,Dabadevraitlagarderentoutescirconstances,carauvillage,lesépousesd'émigréssontsoushautesurveillance.Beaucoupguettaientlapremièresortie publique de Daba en tant que femme mariée, pour mieux étudier soncomportement.Lebaptêmedel'enfantdeCoumbaleurendonnal'occasion.

Coumba avait accouché, sous le regard de sa mère, de Bougna et d'unematroneduvillage.Touteslesfemmesdel'îledéfilèrentpoursaluerl'arrivéedece énièmebébéde l'année. Issa étant absent, onpouvait s'attendre à ce que lacélébrationfûtaussisobrequeleWesternUnionqu'ilavaitenvoyé.Mais,lejourvenu, ce fut l'effervescence chez Bougna. Décidée à donner une certainedimension à l'événement, l'heureuse grand-mère avait alerté tout le village etsollicité le soutien de sa parentèle. Ce premier petit-fils, elle n'entendait pasl'accueillirdansladiscrétion;maintenantquesonfilsaussiétaitenEspagne,ellevoulaitépatersacoépouse,faireaccroirequ'Issaréussissaittrèsbienetenvoyaiténormément d'argent.Elle avaitmême acheté unmouton, pour le déjeuner dubaptême,etdebellestenuespourCoumba.Commetouteslesfemmesduvillage,ArameetDabaétaientvenues,paréesdumeilleurdeleurgarde-robe.Maistrèsvite,Daba comprit qu'elle nepasserait pas la journée à parader.Alors que sescamarades célibataires, en cercle sous les cocotiers, écoutaient de lamusique,dansaient, flirtaient,sirotaientdes jusdefruitsenattendant ledéjeuner,Aramelui ordonna de rejoindre les femmes mariées qui s'affairaient autour degigantesques marmites. Dès qu'elle s'approcha du groupe, les plus âgées lacharrièrentetluiassignèrentimmédiatementunetâchedéterminée.Ellesallaientainsilacommanderàtourderôle,unesortedebizutagedestinéàéprouversoncaractèreautantquesesqualitésculinaires.

Aufondd'elle,Dabafulminaitetregrettaitdéjàsalibertéetsoninsoucianced'antan. Mais se rebiffer, ce serait rater son intégration dans son nouveauquartier.Labonnedémarche,d'aprèscequeluiavaitditsamère,c'étaitd'obéirsans trop s'écraser, sous peine de ne plus jamais être respectée par les autres.

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Forte de ce conseil,Daba exécuta parfaitement toutes les tâches qui lui furentimpartiesetlimital'audacedescommèresparsapropreretenue.Intriguéesparlararetédesesparoles,lesfemmescessèrentdelatesteretselancèrentdansleursinterminablesdiscussions.Dabalesentendait,etplusellelesécoutait,pluselles'interrogeait. Enviait-elle la jeune maman, si bien fêtée, ou redoutait-elle lemomentoùviendraitsontour?Inspiréesparlemotifdeleurrassemblement,lesfemmescausaientaccouchementetlerécitdesnombreusescomplications,répétéjusqu'à lanausée,agaçait la jeune fille.Certaines femmessemblaientéprouverduplaisiràaugmenterl'appréhensiondecellesquin'avaientencorejamaisvécucetteexpérience.MaispourDaba,quidébutaitsaviemaritaledansunechambrevide, tout cela semblait encore bien lointain. Elle observait ces femmes :parfaitement informéede l'histoire de certaines d'entre elles, elle se demandaitcommentellesfaisaientpouravoirl'airsiheureuses.Était-ceduthéâtreouunerésignationsicomplètequ'ellesavaientfiniparoublierlesinnombrablesmotifsderévolteetde tristessequi leshabitaient?Alorsqu'Aramesepavanaitparmisescamarades,donnaitdesnouvellesdesonfilsetsedélectaitdesonnouveaustatut de belle-mère, Daba sentait bien que son drame, à elle, venait decommencer.

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XVII

Auxéplorésinconsolables,onsoutientsouventqu'ilfautvivretouslesritesannuelspourcommenceràfairesondeuil.Maiscombiendefoisfaut-illesvivrepourneplussouffrirdel'absenced'unêtrecherqu'onespèreàchaquefête?

Auvillage,touteslesréjouissancesannuellesavaienteulieuplusieursfoisen l'absence d'Issa et Lamine. La vie suivait son cours, les calendrierss'entassaient.Etquandlesmèresdoutaientdeladuréedel'absencedeleurfils,ellesseréféraientàl'âgedeceluideCoumba.Enriant,ellesdisaientquelepetitgrandissait trop vite, à cause de l'alimentation actuelle et des médicamentsmodernesprocuréspar l'infirmier.Ellesfeignaientdes'étonnerd'uneprétendueprécocité de l'enfant, parce qu'elles ne voulaient pas admettre la longueur dutemps qui les séparait de leurs chers clandestins. Compter les années auraitinsinué la terreur dans leur cœur de mère. Lancées dans une stratégie derésistance,elless'aveuglaientvolontairement.Ilfallaitgarderlessouvenirsfraispourrendrelesabsentsprésents.Ilfallaitquelajoiedel'accueilsoitsanscesseimaginéepourmuselerledésespoir.Et,dudésespoir,ilyenavaitsouvent.Lesmandats des clandestins étaient aussi rares que la pluie sur le Sahel et lesnécessités de la vie ne connaissaient aucune trêve : il fallait que les enfantsmangent,quelesmaladessoientsoignés,qu'Abdourecouvrîtsescréancespourêtreenmesured'accorderdenouveauxcrédits.Flanquéesdeleurbru,ArameetBougna étaient confrontées aux mêmes carences qu'avant, mais avec desbouches à nourrir en plus. Sans ressources, elles avaient renoué avec leurshabitudesantérieures.Laborieuses,ellesvendaientlesurplusdesfruitsdemeretduboisdechauffequ'ellescherchaientenquantité.Maiscelanesuffisaitpasàcombler leurs besoins. Bougna, toujours inventive, avait eu l'idée d'un petitcommerce : en association avec Arame, elle vendait des beignets et des

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cacahuètes devant l'école. Cela améliorait l'ordinaire, mais pas assez pouréliminertousleurssoucis.

L'oxygène, c'est parfois une parole qui tombe par hasard au creux del'oreille.Rienn'estplusagréablequ'unsoulagementinattendu.Unmatinbleudel'île, une rumeur annonça l'avènement du microcrédit. Quoiqu'elles n'eussentjamaiseudecompteenbanque,BougnaetAramenefurentpaslesdernièresàvenirs'informer.Leurraisonnementétaitd'unesimplicitédésarmante:ilyavaitdel'argentàprendre,ellesenavaientbesoin.Sansriencomprendreaujargondupréposéà ladistribution,quiparlaitdeversementmensuel etd'intérêts à2%,ellesacquiescèrentàtout,firentunecroixaubasdelafeuillequ'ellesdevaientsigner et repartirent, chacune agrippée à sa liasse de billets. Elles l'ignoraientencore,maisellesvenaientd'aggraverleursituation.Chacuneréglad'abordsesproblèmes immédiats et injecta le peu qu'il lui restait dans son modestecommerceinformel.Ellesn'étaientplusassociées,l'unecontinuaitàvendredescacahuètes, l'autre des beignets. Se sentant plus nanties, elles avaient mêmeajouté d'autres marchandises, au grand dam d'Abdou qui pressentait laconcurrence. Malheureusement pour elles, elles n'avaient pas l'expérience duboutiquier,nisonsensdesaffaires.Ellesvivaientaujourlejour,dupeuqu'ellesgagnaient,sansjamaissongerauxversementsàeffectueràdatefixe.Àlafindumois, ellesécumaient lesmarchandsducoinou leurparentèle, réunissaientdepetits emprunts pour obtenir le montant du versement imposé. Après avoirdifficilement honoré leur engagement les premiers mois, les retardss'accumulèrent,lesdettesaussi.OutreleurdetteauCréditMutuel,ellesavaientmaintenantdeskyriellesdepetitsprêtsàrembourseràdescréanciersencoreplusimpatientsquelebanquierofficiel.Dansl'espritdesdéfenseursdumicrocrédit,quicroyaientagirpourleurbien,2%,cen'étaitrien,maisdansleurcontexteàelles,c'étaitbeaucoup.ArameetBougnaavaientcertesmisdutemps,maisellesavaientfiniparserendrecomptequ'unbénéficede2%multipliéparunnombreincalculabledepauvresrestaitpourlabanqueunemanièred'engrangerduprofit,aussiefficacementqueceuxquiprêtentauxriches,moinsnombreux,àdestauxplusélevés.Lecapitalismehumanitairen'existepas.ArameetBougnan'étaientni aidées, ni protégées, les intérêts qu'on attendait d'elles étaient simplementcalculés proportionnellement à leur condition. Le microcrédit ne servait qu'àrajouterdescomplicationsdansleurvie,oùlesmathématiquestournaientautourdu prix du sac de riz. Même prélever 1 % de la sueur de ces femmes quimanquaientdetoutétaitindécent,unprêtàtauxzérosemblantplusindiquépourqui désirait sincèrement leur venir en aide. Lassées de lutter pour joindre les

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deux bouts, de s'engluer dans ce qu'elles avaient initialement pris pour unesolution, lesdeuxamiespassaientdesheuresàdémêler leursentraves.Tantderesponsabilitésreposaientsurelles!Plusradicale,Bougnasuggéraunemanièreexpéditive de réduire leur fardeau : « Nos belles-filles ne doivent pas toutattendre de nous, qu'elles se prennent enmain », avait-elle décrété.Arame semontraperplexe:Laminen'étantpaslà,ellenevoyaitpassurquiDabapouvaitcompter,àpartelle.Etpuis,mêmesilapetitedevaitgagnersavie,oùtrouverait-elleunemploidanscevillageperdudansl'Atlantique?Bougnanedémorditpasdesonidée,ellevenaitjustementd'apprendrequ'unfonctionnaireaffectésurl'îlecherchait une lingère pour sa famille. Sans hésiter, elle encourageaCoumba àsaisirl'aubaine.

— Tu ne fais pas grand-chose les jours où tu ne cuisines pas, laver etrepasserlelingedecesgens,unefoisparsemaine,t'apporteradequoiréglertoutce que tume réclames pour toi et ton fils. On ne peut pas tout attendre d'unhommeauboutdumonde.

Coumbaauraitpuluirétorquerqu'ilfallaitypenseravantdemarierunfilssurledépart,maiselleravalasasalive.Unequerellenel'auraitsauvéederien,ellesavaitqu'ellen'avaitpaslechoix.Selonlatradition,sabelle-familledevaitpourvoirà toussesbesoinsen l'absencedesonmari,mais laconjonctureet lecaractèredeBougnane lui laissaientaucune illusion.Dès lasemainesuivante,elleretroussasesmanches.Décrasserlelingedecettefamille,àpeineplusaiséequ'elle,devintsacorvéehebdomadaire.Ellen'affectionnaitpascettetâche,maislebénéficequ'elleentiraitlasoulageaitd'autresaffres:ellen'avaitplusàbaisserlesyeuxpourquémanderdusucreoudulaitàsabelle-mère,niàs'inquiéterduprix du savon, car elle lavait le linge des siens avec celui de ses employeurs.Mais le soir, après chacune de ses âpres journées de lingère, quand son filss'endormaitàsescôtés,ellepleuraitàchaudes larmes.Courbaturée, lesonglesdéchirés,CoumbapensaitàIssa.

Chaque été, des émigrés rentraient, couvraient leurs femmes de cadeaux,promenaient leurs fils bien habillés dans le village, construisaient d'immensesmaisons.D'autresvenaientenvacances,envoyaientleursparentsàLaMecque,distribuaient des billets à la nombreuse parentèle et s'en retournaient sous leslouanges.Quelques-unsrentraientmêmepourdebon,ouvraientdesmagasinsetmenaientgrandtrain.PourquoiIssanerevenait-ilpas?Pourquoienvoyait-ilsipeud'argent?L'aimait-ilencore?Detoutescesquestions,c'étaitladernièrequila dévastait le plus. Lematin, elle dégonflait ses yeux à l'eau froide et faisaitbonnefigure, lamortdans l'âme.Enépousant Issa,elleavait rêvéd'amour,de

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douceur,decomplicité,denuitstorrides,maiscertainementpasdecettesolitudequis'apparentaitàun interminableveuvage.Saseuleconsolationvenaitdesesrarescoupsdefil,quiduraient le tempsconsentipar lacarte téléphonique,desmandatsirréguliersetdelapromessed'unebellemaisonquihébergeraitunjourleursétreintes.Avecunmandatexceptionnellementplusgrosquelesautres,Issaavait ordonnéqu'on lui préparequelquesbriques.Bougna s'était empresséedeconvoquer lesmaçons ;maintenant les cailloux étaient là, bien entassés,maisloind'êtresuffisantspourlessimplesfondationsd'unevilla.Lucideendépitdeseffortsdesonmaripoursemontrerconvaincantauboutdufil,Coumbasavaitson bonheur plus que lointain. Pire, tout lui semblait flou. Elle traversait laréalité avec le sentimentde sedébattredansun long tunnel embrumé.D'avoirtrop pleuré, ses yeux picotaient en permanence et clignaient face auxchatoiementsdusoleil,commepourfuirlescouleursdujour.Lessaisons,qu'ellene comptait plus, se succédaient, lentes, semblables à de lourds bateaux quibouchaientl'horizondeleursimmensesvoilesnoires.D'ailleurs,depuisledépartd'Issa,elleneconnaissaitplusqu'unesaison,leterribleautomnedel'attente.

L'absenced'Issa,Coumbalaressentaitcommeuneformedecécité:neplusvoir,neplus toucherni sentir les courbesdececorps tant aimé, c'était lapiremutilationqu'onpût lui infliger.Alors, comme l'aveugledéploie sesbraspouravancer,Coumba,danssespenséesmagiques,déployaitsoncœur,ledilataitauxdimensions de son imagination, pour capter et sentir tout ce qui échappait sicruellement à sa vue. Dans ses soupirs vespéraux, on pouvait déchiffrerl'autosuggestion d'une amoureuse qui se souvient : « Parce que j'ai cueilli lesrefletsdujoursurtouslesreplisdetapeau, lanuitmerendratoncorpset, lesyeux fermés, je dessinerai tes doux contours dans ma chambre noire. »Malheureusement pour Coumba, arrive toujours lemoment où l'on rouvre lesyeux et la lumière balaie les ombres qui dansent si harmonieusement dans lenoir.

LeSahel,c'estunsoleilimpudiquequis'exhibesansretenueetmetenrelieflesplis soucieuxqui s'accommodentmieuxde lanuit.Coumba semoquait dumatinetn'attendaitriendusoir.Saroutine,c'étaitlanguir,encoreettoujours.Ilyavait les journéesaveclafamille : leschamailleriesdesenfants, lescousinesàrecevoirà l'improviste, lesvoisinesqui rendaientouempruntaientunustensilede cuisine et s'éternisaient, prises dans le filet de causeries entamées les joursprécédents. Tout cela remplissait des heures, étalait des sourires polis sur sonvisageetgommaitmomentanémentlapénombredesescernes.

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Mais il y avait aussi les heures sans le remue-ménage des enfants, desheuresviergesdevisite,oùmêmelesvoisineslespluscollantesrestaienttapiesaufonddeleurlit.Cesheuresmuettesétaientlespluslongues,lespluslourdes,les plus insoutenables. Couchée sans trouver le sommeil, elle finissait par seredresser, soupirait profondément, puis ajustait son oreiller. Derrière lamoustiquaire on la devinait, adossée aumur, la joue au creux de lamain.Oùétait-il?Avecquiétait-il?Quefaisait-il?Quandreviendrait-il?Etd'ailleurs,reviendrait-ilunjour?Lui,toujoursluietseulementlui.Ellenepensaitqu'àlui.Cela faisait longtemps que plus rien ne froissait ses draps, mais elle passaittoutes ces nuits avec cet homme au bout du monde. Elle aurait voulu s'endégoûter, le haïr, lemaudire, s'en détacher, bref, l'oublier, comme sa premièredent de lait. Seule, les soirs froids dans sa chambre, elle avait prié, pleuré,vitupéré,rienn'yfaisait.Nisesheuresdetravailmultipliéesàl'infini,nilacourassiduedecertainscharognardsramasseursdeveuvesn'avaientréussiàchasserIssade soncœurmeurtri.Elle était là,dévouée, combativeet chaque jourqueDieu faisait, elle jurait fidélité à sa chambre vide. Unmauvais djinn soufflaitparfoisdanssesoreilles,luidisaitquesoncorpsavaitbesoind'autrechosequedurizaupoisson.Cemêmedjinnfinissaitparluimurmureraussiquelafontainedejouvencesetariraitetquecejour-làelleregretteraitamèrementd'avoirlaisséfilerbêtementletempsdel'ivresse.Maisivre,ellel'étaitdéjà,ellel'étaittoutletemps, d'un amour qui s'était instillé en elle commeunvenin et lui tordait lesboyaux le soir venant. Ivre, elle l'était surtout pendant ces quelques heures desemi-sommeil où son corps se livrait entièrement à l'absent. Ivre, elle l'étaitaussi,maisdecolère,quandcertainsmatinsl'humiditédesonentrejambe,quineconcernaitqu'elle, laconfrontaitàunefrustrationqu'elles'obstinaitànier.Quepouvait-elle y faire ?Certes les annales de l'amour grouillent d'absents cocus,maiscertainsabsentspossèdent les femmesmieuxqu'aucunamantprésent.Cesont ces rares princes du royaume deCupidon qui ont la grâce d'imprimer unregard, un murmure, un souffle, un parfum, un toucher, un baiser dans lamémoiresensorielled'uneamoureuse,l'envoûtantainsiàjamais.Danslanasse,lacarpebâilleetsedébat, lespêcheurspassent, jettent leursfilets,maiscequiest pris n'est plus à prendre ! Raz-de-marée d'amour ! La marée basse ne sedécrète pas ! On flotte, on surnage dans les vagues bleues romantiques.N'écoutez plus les océanographes ! Il n'y a pas demarée basse, c'est le cœurardent des amants qui assèche lamer. Leur désir agite un drapeau rouge puiss'embrase : sauvés de la noyade, les amoureux esseulés risquent de périr,consumésparlesflammesdeleurpassion.Mauves,leseauxdel'amour,quand

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les tisonniersdel'absenceéclairentcruellement lanuitbleuedublues.«Je t'aidésiré,jenedésirequetoi»,ditlecorpsensorceléquiafrémietvuchangerlacouleurdumondesousuneétreintemagique.Ladiètenechangerienaugoûtdumiel. Hum, on recommence ! Mais quand ? Impatience. Toutes ses braisesenfouiessouslapeau!Ciel,quellerécompenseconsoleradetouscescalvairesinavouables?Etl'attentesefaitréminiscence.

Danssacagevirtuelle,Coumbasesouvenait.Lanuit, ferréedanslesbrasde l'absent, elle se souvenait. Pour qui, pourquoi s'évaderait-elle d'une telleemprise ?Se remémorer demerveilleuxmoments, n'est-ce pas plus délectablequ'uneétreintefurtiveetmédiocre?Perdrepied,d'accord,maisvautmieuxlesperdre entre lesmeilleurs bras.On peut toujours trouver unmarin au port, sedisait-elle,maissurleseauxdel'amour,laqualitédelanavigationdépendaussidumatériel à bord.On ne propulse pas une barque avec une rame cassée. Etquandonadéjàconnuunbonrameur,onnenégociepasceschoses-là.Elleavaiteu lemeilleurdespagayeurs, elle l'attendait.On s'étonnait de sapatience, ellesavaitqu'ellel'attendraittoutletempsqu'ilfaudrait.Nonparcequ'ellelevoulût,maisparcequ'ellenepouvaitfaireautrement:toutenelleréclamaitcethomme.Etlorsqu'il luiarrivaitdetraînersonregardsurunautrehomme,cen'étaitquepourrepérercequesoncherettendreIssaavaitdeplus:ilétaitouplusbeauouplus grand ou plus musclé ou plus élégant ou tout cela à la fois. Jamais ellen'avait remarqué chez un autre homme quelque chose qui aurait pu scier lepiédestal sur lequel elle tenait son aimé. Même les séducteurs patentés,bonimenteursàplusieurstours,nelafaisaientpasvaciller.Ilsrenonçaientàelle,dépités,mais respectueux devant sa résistance sans faille.Au fond, sous leursapparencesdejoueursinvétérés,ilsrêvaienttousd'unefemmecommeelle:soncœurétaituneforteresseetseulceluiquiendétenait laclefpouvaityaccéder.Issa, leveinard!Direqu'ilavaiteu le toupetde laisserune telleperlederrièrelui!Mêmeenallantauboutdumonde,qu'espérait-iltrouverdemieuxquecetamour-là?Quelleestlaquêtedel'homme,puisqu'ilsaitabandonnercequ'ilaleplusardemmentconvoité?

Une après-midi, un émigré en vacances, venu d'Espagne, passa chezBougnaetCoumba.Ildevaitbientôtrepartiretnevoulaitpasquitter levillagesansrendreunevisitedecourtoisieàcettefamilleamie.Onl'accueillitcommeonaurait aiméaccueillir le filsabsent.Dans lacouroù tout lemonde le saluabruyamment, on lui installa la meilleure chaise sur le perron. Coumbacommença une longue séance de thé, durant laquelle chaque service fut suivid'une distribution de gâteaux. « Mange, mange ! », ne cessait-on de répéter

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àl'invité.Etilbuvait,mangeait,complimentaitCoumba.Lesquestionsfusaient,ilsouriait,répondaitsanssefaireprier:Oui,ilavaitvuIssaetLamine.Oui,ilsallaientbien.Oui, ilavaitencorede leursnouvelles :quelquetempsaprès leurarrivée,ilsétaientpartispourCadiz,puisàSéville,maisl'herben'étantpasplusvertelà-bas,ilsétaientrevenusfrapperàsaporte,unsoir,àBarcelone.Oui,illesavait hébergés un moment et puis… Comment dire ? Et puis… Et puis unevoisinedeCoumbadébarquaàl'improviste,s'invitaàlaséancedethéetsauval'invité. Le soleil avait perdu de son ardeur, la brise du soir commençait àsouffler.Levacancier,quinesouriaitplus, se leva,prétextauneautrevisiteetprit congé. Coumba le raccompagna jusqu'au seuil de la maison. À sa minecontrite, elle seditqu'il taisait sûrementquelquechosededifficile à entendre.Ellemauditintérieurementsavoisine,quiétaitvenueinterrompreleurdialogue;puis,cédantàsacuriosité,ellerisquaunedernièrequestion:

—Est-cequetucroisqu'ilvarevenirbientôt?—Euh…sincèrement,jenesaispas.Ilyeutunbref instantdesilence.Chacuncherchait,envain,oùfixerson

regard.À l'horizon, une bassine d'or rouge se déversait dans l'Atlantique.Desnuéesd'oiseauxsedispersaient,dessinaientaufirmamentdestableauxàl'encrede Chine. Le soir déroulait déjà sa traîne de velours, estompait les dernièreslueursdujouretmasquaitopportunémentlesarabesquesrougesquicernaientlespupillesnoiresdeCoumba.Ellenepouvait figer cesbilles sous son front,quioscillaient de gauche à droite, entraînées par la course désorientée de sespensées.Parcequ'elles'efforçaitderetenirlesperlesquiécarquillaientsesyeux,elleosaitàpeinebattredescils.Suspendreseslarmes,celademandeautantdeforcequ'il fautpoursouleverunmenhir.Préférantabréger l'épreuveavantd'enperdre le contrôle, Coumba inspira profondément, souhaita bon voyage à sonvisiteuret lui remit lesdeuxnoixdecocoqu'elle tenaitdansun sacplastique.L'hommeesquissaunsouriregêné,laremerciaabondammentets'évanouitdanslecrépuscule,emportantavecluicequ'iln'avaitpasoséavouer.«L'hypocrite!Son silence est pire qu'un mensonge », murmura Coumba, lorsqu'elle vitl'hommetourneràl'angledelapremièrerue.

Cesoir-là,Coumbasesentitplusnerveusequed'habitude.Queluicachaitl'émigrédepassage?Uneinquiétudesourdes'étaitemparéed'elle.Aumilieudelanuit,uneidéeluivintàl'esprit:unelettre!Puisquel'émigréquiallaitbientôtrepartir verrait Issa, elle lui confierait une lettre à lui remettre. Ses parolesseraientainsiplussolennellesetellepourrait luidiredeschosesqu'ellen'avaitjamaiseulaforced'évoquerautéléphone.

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Elleavaitétudiéjusqu'aulycée,Issaaussi.Ilsétaientdecesenfantslaissésenradeparl'école,aprèsavoiréchouéaubac.Leursparentsn'avaientpaseulesmoyens de leur payer une école privée et aucune formation publique n'étaitvenuelessecourir.Ilsétaientdecesenfantsdétournésdelaviepaysanneettropmaloutilléspourescompterundestindebureaucrate.Nevoyantaucuncheminsusceptible de les mener vers un avenir rassurant, les garçons se jettent dansl'Atlantique, se ruentvers l'Europe,commeunchasseurperduse jettedans lesbuissons,enquêted'unenouvellepiste.Les filles,quantàelles,s'accrochentàcesforcenésdel'exilquilesentraînentdansunedériveoùl'utopiesertdesocleaux sentiments. La scolarité éveille les filles et nourrit chez elles d'autresaspirations.Horripiléespar ladésastreuseconditionde leurmère,sanspouvoircomptersurelles-mêmes,ellesimaginentleursalutauprèsdequelqu'unquiosel'aventure, quelqu'un à qui elles offrent leur cœur en viatique. « Parce que jet'aime, tu seras fort et parce que tu seras fort, tu iras en Europe réussir pournous.»AinsiavaitsansdouteraisonnéCoumba.Maislalongueurdésespérantede l'attente l'amenaitmaintenant àdouter.Ses sentimentsn'avaientpointvarié,mais ceux d'Issa commençaient sérieusement à l'inquiéter, surtout depuis lepassagedecetémigré,quiàl'évidencen'avaitpasdittoutcequ'ilsavait.Cettenuit-là,Coumbarédigeaunelettrequ'elleallaremettre,tôtlematin,àceluiquiaurait l'immenseprivilègedevoirsonmari.Épuisée,aprèsplusieursmoutures,elle avait élagué sonpropos, choisissantdesmots simplesmaispuisés auplusprofondd'elle-même,pours'enteniràcesquelqueslignes:

Issa

Verrai-jeencorelestraitsdetonvisage?Quedeviens-tu?Mereviendras-tu?Noscoupsdefilmerenseignentsipeusurtavielà-bas.Tudistoujoursqueçava.Maiscommentçava?EtsivraimenttoutvabienpourtoiPourquoinereviens-tupasaupays?NotreenfantgranditMoi,jemaigris.Chaquejours'envoleavecunpeudemoi,Sanstoi,jem'étiole.Touscesjourssansnous!Maintenant,j'aipeur:letempsetladistanceentrenous,Jesensqu'ilsvontmedétruireEttepriverdecellequej'étais,ànotrerencontre.

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Situm'aimes,reviensmedélivrerdel'attente.Sinon,jevaisdevoirtequitterParcequejet'aimeEtjenevoudraispast'offrir,unjour,lesruinesdemoi-même.

Quitter ?Bien sûr, dans sesmoments de colère,Coumba se disait qu'elleferaitmieuxdereprendresaliberté.Maisellesavaitqu'auvillageelleauraiteutouteslespeinesdumondeàfairevaloiruntelchoix.Nisafamillenicelled'Issan'envisageaient une telle éventualité. D'ailleurs, elle-même était loin de sel'imaginer.Elleavaitglissélemotquitterdanssamissivecommeunnavireenperditionlanceunefuséededétresseaumilieudel'océan.Cetteexceptionnellecorrespondance, c'était son SOS d'amour, dont elle attendait le meilleur. Elleinciteraitpeut-êtreIssaàsesouvenir,lanostalgieleguideraitpeut-êtreverssonport de départ. Les bons marins ramènent toujours leur prise à quai. « Qu'ilrevienne,aveclepeuqu'ila,etmêmes'iln'arien,qu'ilreviennequandmême»,priaitCoumba, tant elle se languissait.Aux tempsde l'animisme,elle se seraitrendueauboissacré,auraitimmolésesmodestesbiensenoffrandeetconcluunpacte avec les esprits, pour hâter le retour de son tendre Issa. Elle aurait toutaccepté,mêmedeversersonsangouderetrancherquelquesannéesdesaproprevie, si demauvais esprits exigeaient d'elle un tel gage pour exaucer son vœu.Mais ni dieu ni démon ne semblaient entendre sa supplique. Terrassée parl'impuissance,elletâchaitdeseraisonnerpourgarderbonespoir.

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XVIII

SiCoumbaavaitgoûtéuncourtmomentauxjoiesducoupleetruminaitsessouvenirs, Daba, elle, n'avait connu qu'une chambre vide. Dans son domicileconjugal,ellesedemandaitencore,commetouteslespucelles,quelestlesecretcaché dans les bras des hommes. Elle avait vite trouvé ses repères dans lademeured'Arame,quifaisaittoutsonpossiblepourlamettreàl'aise.Elleavaitlararechanced'êtreaccueillieparunedoucebelle-mèrequil'aimaitsincèrement.À la surprisegénérale,Koromâk luimanifestait du respect et lui épargnait sescolères.Daba auraitmême pu dire que tout allait bien, s'il n'y avait pas cetteterrible tristesse qui l'étreignait le soir et lemanque d'argent qui la privait dechosesélémentaires.Elle,sicoquette,devaitparfoisattendredesmoisavantdepouvoirseprocurerdeseffetsde toilette.Elleassumaitparfaitement les tâchesménagères à la place d'Arame et semblaitmême éprouver un certain plaisir àjouerlesmaîtressesdemaison.Sonrôlenel'irritaitquelorsquedescoursestropmaigres l'obligeaient à mijoter des plats dépourvus de fantaisie. Elle jonglait,tentait l'impossible, essayait de servir des repas convenables pour sauver saréputation culinaire.Consciente de sa bonne volonté et désolée de ne pouvoirrienluioffrirdemieux,Aramenemanquaitjamaisdel'encenser:

—Merci,mafille,tuarrivestoujoursànousrégaleravecsipeudechose.Quand tonmari reviendra et qu'il t'allouera des ressources suffisantes, je suissûrequetunouspréparerasdesfestins.

Ces félicitations, Arame les débitait d'une voix douce comme uneconsolation.Alléger le cœurde cettemariée sansmari, la rassurer, rendre sonépouxprésentdanssonesprit,c'étaitundevoirquelabelle-mères'étaitassigné.Dabas'enétaitbienrenducompteetneluidisaitrienquandAnsou,bonprince,

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lui envoyait du poisson.Unebrune peut tout confier à sa belle-mère, celle-cipourraitsemontrerjalouseparprocuration.

Ansou n'avait pas tout à fait digéré sa déception mais, convaincu qu'iln'avaitpuêtredétrônépar le seulLamine, il envoulait surtout auxparentsdeDabaauxquelsilreprochaitleurcupidité.Aveclerecul,ilavaitmesurécombienlapressionavaitdûêtrefortesurlajeunefilleetcelaleremplissaitdetendresseà son égard. Certain qu'ils partageaient unmême drame, il l'en aimait encoredavantage.À sesyeux, lemariagedeDaba etLaminen'était qu'unemauvaiseépreuve à traverser, avant de prochaines retrouvailles. Au fait de la situationprécaire dans laquelle vivotait la famille d'Arame,Ansou trouvait des astucespouraiderDaba.Ilseservaitdeleursamitiéscommunespourluifaireparvenirdiverscadeaux:lepoisson,biensûr,maisaussidusucre,dulait,dusavon,deslaits hydratants, des parfums et même, parfois, quelques billets. À chaquelivraison, lemessagerou lamessagère transmettait égalementunedemandederendez-vous,queDabadéclinaitsagement.«AllervoirAnsou?Maisenfin,quediraient les gens ? »Non,même si elle le désirait, elle ne le pouvait pas. Ilsétaientobservéspartous.Elledonnaittoujourscetteréponseargumentée,jamaisunrefuscatégoriqueassumé.Ansoupatientait,présumantquesonjourviendrait,avecletemps.Ilsnes'étaientjamaisditqu'ilsarrêtaient,qu'ilsnes'aimaientplus,tout s'était décidé rapidement et nul n'avait sollicité leur avis ; c'est pourquoiAnsou était persuadé qu'un jour leurs souvenirs, leur amour réciproque lesréuniraientànouveau.Etpourcela,ilétaitprêtàattendreletempsqu'ilfaudrait.

Dabasemblaitplusfatalisteetrienn'indiquaitchezelleledesseindequitterlesrailsqued'autresavaienttracéspourelle.«C'estledestin»,disait-elleàsescopines, lorsqu'elles lui reprochaient à demi-mot de s'être accommodée à lasituationdufaitdelapositionrécemmentgagnéeparLamine.«Ilétaitlàquandtu t'es fiancée à Ansou, aurais-tu accepté de l'épouser, s'il n'était pas parti enEspagne?»,l'asticotaitlaplusvéhémented'entreelles.Dabanerentraitjamaisdans un tel débat.Même si personne ne pouvait le lui faire avouer, elle avaitflairédanscetteunionavecLaminel'occasiond'unerapideascensionsociale.Ilestvraiquesamèreavaitmurmuréàsonoreille,maisellen'eutpasbesoindelapousser trop vivement. Daba avait toujours eu de l'amitié pour Lamine, elles'était donc vite ralliée à l'analyse maternelle et espérait voir ses sentimentsévoluerenmêmetempsquesaconditionsociale.«Unefemmefinittoujoursparaimer celui qui lui apporte gloire et richesse », la tançaient les camaradesd'Ansou.Dabaneprêtaitaucuneattentionàcespiques,puisque lemalheureuxque lesmédisants croyaient ainsi venger ne lui en voulait pas outremesure ;

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mieux, il la chérissait encore.S'il lui survenait un accès de culpabilité, elle sedépêchaitdejugulersesémotions.Aufondd'elle,elleétaitcertainequelejouroùelle flancherait,ellese retrouveraitdans lesbrasd'Ansouetça,ellevoulaitl'éviter à tout prix. Elle se crut sauvée le jour où Arame, ne sachant plus oùtrouver de quoi subvenir aux besoins de sa maisonnée, la convoqua pour luidire:

—Ma fille, les temps sont durs et lesmandats de Lamine se font rares.Assurer lesvivresresteuncombatpermanent.Jesaisque tuasd'autresenviesmais,malheureusement,jen'aipasdequoit'offrirtoutesceschosesquiravissentlesjeunesfemmesdetonâge.Tagarde-robeneserenouvellepasdepuisquetues ici.Celam'attristequetu teprivesde tout.Je teproposedoncd'allerpasserquelquesmoisàDakar,oùtupourrastrouverunemploi.Tulogeraschezl'onclequi t'hébergeait à l'époque où tu y travaillais. De toute façon, c'est aussimoncousin,jeleconnais,c'estunhommebienenquij'aientièreconfiance.

Daba accepta la suggestion.Elle était ravie.Après sonmariage, elle étaitrestée coincée au village et, même si elle n'avait jamais osé s'en ouvrir àpersonne,lavilleluimanquait.Elleyavaitpassétouteslessaisonssèchesdepuisqu'elleavaitquittél'écoleetsesentaitpresquecitadine.Lapropositioninespéréedesabelle-mère luioffrait l'occasiond'unedoubleévasion :s'échapperunpeudelaroutinemorosedel'îleets'éloignerdelatentationquereprésentaitAnsou.Elleprévintsamère,quiluidemandasisonmariétaitd'accord.Dabaprésumaque oui, car elle était sûre que lamère s'était entendue avec son fils avant deprendreunetelleinitiative.L'esprittranquille,ellehâtasespréparatifs.Lelingelavé,repassé,ellepritquelquesjourspouramasserdesproduitsdel'île,cadeauxdestinésàamadouersesfuturshôtes,quinecomptaientpluslesintrusionsdansleurvie.Daba allait trouver chez euxunenoriade jeunes fillesduvillagequitravaillaient comme domestiques dans les quartiers huppés de la capitale etrentraient,chaquesoir,s'entasserchezceressortissantdel'îleaunomdevaguesliensdeparenté.Grâceà samèreetà sabelle-mère,Daba réunitbeaucoupdenoixdecocoetremplitunvieuxsacdefruitsdemerséchés.Avecuntelprésent,l'humeur de la maîtresse de maison lui serait favorable, songea-t-elle, ensoupesantsesbagages.Soucieused'éviterleserreursd'interprétation,ellepréféranepasavertirAnsou.Maisellen'avaitpasprévuquelejourdesondépart,c'étaitla pirogue d'Ansou qui devait assurer la traversée des passagers vers Djifère,selonlarèglederotationenvigueurchezlespiroguiersdel'île.Cellequicroyaitfilerendouceeut lachancedenepaspayerson ticket,maisdut répondreauxquestionspressantesd'Ansouauquelellefinitparavouersadestination.

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AprèsledépartdeDaba,Arameseretrouvaseuledanssamaison,commeauparavant, avec son geignard de mari et ses petits-enfants. Regard éteint,sourirefaçonragededents :ellesesentaitmal.Lamine luimanquaitplusquejamaisetplussasolitudeluipesait,plusellepensaitàlui.Elleregrettaitd'avoirfomenté ce projet insensé qui la rendaitmaintenant simalheureuse. Soif ! Laquêted'unesourcepeut,parfois,pousserl'humaindanslegouffre.Lerêven'estpasunesolution,pire, sapersistance transforme lesenviesensupplices.Soif !Mais que d'amertume ! Les tas de sel derrière le village racontaient tous unehistoired'eau,uneeauquin'abreuvaitque lespalétuviers.Legosierenfeu,onpeut se déshydrater devant une immensité liquide. L'eau n'est pas toujours del'eau. Tous les insulaires le savent. Au flanc du village, l'océan s'étalait et nechangeaitrienàlasoif.Toutétaitdésespérémentsec.L'ardeurdusoleilsuscitaitun besoin d'air quimaintenait les lèvres ouvertes. Et les bêtes et les humainsexhalaientleurpeine.Soif!Parcequ'elleavaitsoifd'uneviemeilleure,Arameavaitrempli,elle-même,sonproprecalice.LaréussitequeBougnaluiavaittantfaitmiroiterpourlaconvaincredelaisserpartirsonfilsrestaitunrêve.Unrêvequisemuait,peuàpeu,enchâtiment.Certes,onflagelle,onseflagelle,maislesplus cruels fouets sont toujours invisibles. Secrètes, les grandes défaites del'humainontlaconsciencepourarène.Dumatinausoir,dusoiraumatin,Aramesesentaitmal,parcequ'elleavaittoutfaitpourmarierLamineetramenerDabaaulogis.Avecuneassurancequ'elleneseconnaissaitpasjusqu'alors,elleavaitdétruitl'embryondecouplequeformaientAnsouetDaba,persuadéequesonfilsavaitmieuxàoffriràlajeunefille;etvoilàqu'elleenétaitréduiteàlapousserdehors, par manque de ressources. Abattue, elle se demandait ce que Dabapouvaitbienpenserd'elle.

Elleétaitégalementhonteusevis-à-visdelafamilledelajeunefille,qu'elleesquivaitdésormais.SiLaminenerevenaitpasavecuneréussiteéclatante,ellepasseraitpourcellequiauraitsacrifiélaviedeleurfilleàdeschimères!SiDabadevenait aussimalheureusequ'elle, ellene se lepardonnerait jamais !Et si, etsi…EtsiArameavaitpufairedusoleilunpendentif,elleauraitmoinsredoutécetunneld'incertitudesquin'enfinissaitpasdes'allonger.Seulement,iln'enétaitrien,lecouvercleobstinémentposésurl'avenirdesafamillel'aveuglait.Quelquedirection qu'elle envisageât, sa pensée se heurtait aux obstacles et tournait enrond. Telle une brebis au piquet, Arame s'agitait, chassait les moucherons etpiétinait lamême boue. Sur l'île, on s'abîme tous les pieds à patauger dans lamême saumure du destin. Et comme tous pansaient lesmêmes plaies, Aramen'avait personne chez qui aller pleurer. Retranchée chez elle, elle ruminait,

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culpabilisait, s'inquiétait d'un futur aux contours incertains. Et si Lamine nerevenaitpasdutout?Lorsqu'elleseremémoraitlesderniersjoursqu'ilsavaientpassésensembleetlarévélationqu'elleluiavaitfaite,unesueurfroidelongeaitsonéchine.Elleavaittellementdechosesàluiexpliquerencorepourétayersonaveuetregagnersaconfiance.Accèsd'adrénalineoutentativesdedérobadeàsaléthargie?Parfois,saisied'unesoudaineagitation,Aramebalayait,époussetait,lavait,rangeaittoutcequipouvaitl'être,maissescentainesd'heuresdeménageneparvenaientpasàmettredel'ordredanslebazardesatête.Ilgisait,soussoncrâne,quantitédeblocsdebouequ'aucuneveinettenepouvaitlustrer.Éreintée,elle s'allongeait sous son manguier ou s'asseyait sur une chaise pliante enécoutantdelakora.Ellesevautraitdanslamusique,commeonplongesousunetrappe pour semer une meute de loups. Lorsqu'un proche de passage lasurprenait,elleéteignaitaussitôtl'appareil,soulagéedeneplusêtreseuledanslenoir.Malheureusement, ces répits ne lui apportaient pas souvent la récréationescomptée, les sujets dont elle souhaitait se distraire étant trop présents à sonespritpournepasalourdirsesconversations.

L'émigréenvacancesétaitpassélasaluer,lorsqu'ilavaitquittélafamilledeBougna.Courtois et consciencieux, il ne s'autorisait pas un retour enEspagneavant d'avoir accompli ses figures imposées. Comment aurait-il osé donner àLaminedesnouvellesfraîchesdupays,sansavoirvusamère?

Et comme Lamine n'était pas seul à attendre son compte rendu, il avaitpassésesvacancesàsillonnerlevillage.Fatiguéparunejournéedesalamalecs,il souhaitait écourter sa visite, mais ne put se soustraire aux sempiternellesquestions. Partout, on l'avait soumis au même interrogatoire. Les mèresd'émigrés semblaient avoir répété ensemble la même pièce et lui, mauvaiscomédien, était tenu de leur donner la réplique. Comme Bougna et beaucoupd'autresmèresavantelle,Aramelescruta,lesonda,leconsulta,s'inquiétantpoursonfils,ensuitepourtoussescompagnonsd'aventure.

— Ils ont dû tellement souffrir ! gémit Arame. Dans quel état sont-ilsarrivéslà-bas,aprèscevoyageaulongcours?

—Ilsontmoinssouffertqued'autres,touts'estbienpassé…L'hommeminimisalesépreuvesdelatraversée,pourlarassurer.Mêmesi

les limiers espagnols voyaient d'un très mauvais œil ces esquifs bourrés dezombiesquis'échouaientsansarrêtsurleurscôtes,laCroix-Rougeveillait.

—Ont-ilsétébienaccueillis?insistaArame.—Oui,ilsontétéprisencharge,ilsontreçudessoins…

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Il n'est pas toujours facile d'être dans la position de celui qui sait. Levacancier était venu souffler au pays, s'aérer la tête et oublier, un temps, lescontingencesdel'exil.ÉvoquerdeschosespéniblesauraitbouleverséArameetl'auraitimmanquablementplongé,lui,dansladouleurinhérenteàl'empathie.Ilpréféraédulcorersonrécit,évitantcertainsdétailspéniblesquiauraientesquintélecœurdecettemère.Soigneusementchoisies,sesparolestombaient,doucesetvivifiantes;àlesentendre,Arameseranimaitcommeunefleursouslaroséedumatin. Seuls ceux qui connaissent l'itinéraire pavé d'embûches des émigrantsauraient pu remplir les nombreux blancs laissés par la délicatesse du conteur.«Touts'estbienpassé!»EtArame,quibuvaitsesparoles,sedétendit,presqueapaisée. La berlue, c'est parfois unmot à la place d'un autre. L'homme s'étaitretenud'ajouter:«Autantquelepermettaituntelcontexte.»

Defait,l'équipagedeLamineetIssaavaitreçulemêmetraitementquetouslesaventuriersquiaccostentlà-bas.DerrièrelesgrillesdeCeutaetMelillabatuncœurquel'Europeéconomiquevoudraitanesthésier.Mais,répondantavanttoutaux consignes humanistes, les militants de diverses associations accourent,soignent, nourrissent, encadrent et consolent les enfants de la misère quiviennent se briser les ailes contre la vitrine européenne, comme des oiseauxhappésdansleslamesd'unegirouette.Lesloiscontrel'immigrationchangentenpermanence, tels des pièges sans cesse repositionnés afin de ne laisser aucunechanceaugibier.Ainsi,danscettechassequineditpassonnom,lechemindelaveilledevientleguet-apensdulendemain,quandlamauvaisefoidespolitiqueslégitime tous les appâts.Mais que faire, quand, inconsciente ou suicidaire, laproie se montre aussi entêtée que le chasseur ? « Barcelone ou Barsakh ! »répètenthardimentlesmalheureux,prêtsàjouerleurvieàlarouletterusse.Lesâmessensiblessedémènent, soucieusesdusalutdes infortunés :ons'agite,onrâle, on s'époumone, on s'épuise en alerte.Affamés, les louveteauxmordent àtout,mêmeauchiffon rouge.Qu'ilsmordentdonc !S'ilsne se cassentpas lesdents,ilsfinirontparcomprendrequetoutcequiestrougen'estpasviande.

—Oùhabitent-ils ?Lamine et Issa ont-ils pu se loger convenablement ?s'enquitArame.

—Oui,oui.Euh…ilsontquittélazonederétention…Enfin,discrètement.Après, ils sont partis à Cadiz, puis à Séville… Mais ils sont revenus àBarcelone…Ilsonthabitéunmomentchezmoi,ensuiteilsontdéménagé…Ilshabitentmaintenantprèsdechezmoi.

Il s'arrêta net, le regard au sol. Voyant le silence se poser sur leurconversation,telunhibousurlabranche,Arames'agita.C'étaitdanssanaturede

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transformersesmalaisesenmouvements.— Attendez, dit-elle, j'ai quelque chose qui doit bien vous manquer là-

bas…Elle s'excusa, se rendit dans la cuisine et revint avecunplateaude petits

gâteaux à la noix de coco, qu'elle servit accompagnés d'un jus de bissap.L'hommeapprécia,enfinconnaisseur,dégusta,sansvraimentlâcherlabrideàsagourmandise.Maiscommesamèreluiavaitapprisqu'onneparlepaslabouchepleine, pendant que ses mâchoires dansaient délicatement, ses yeuxs'accrochaient à son verre bientôt vide.Aumoment où il jeta un discret coupd'œilàsamontre,Arameluidemanda:

—Tucroisqu'ilsvontrevenirbientôt?Lejeunehomme,quiavait l'espritailleurs,sursautalégèrementetsourità

Arame;elleluiresservitdubissapetrépéta:—Nospetits,tucroisqu'ilsvontrevenirbientôt?—Jepensequ'ilsviendrontdèsqu'ilsaurontdespapiersenrègle.—Depuistoutescesannées,ilsn'enonttoujourspas?—Non,ilss'enoccupentencore.—Ets'ilsn'yarriventpas,tucroisqueSakoussyvalesrenvoyer?Ondit

qu'iladéjàrenvoyébeaucoupdesnôtres!—Non,enfin, jeveuxdireque lui,c'estenFrance,pasenEspagne.Cela

dit,ilatellementdémarchétousseshomologuesque…—Qu'ilssontmaintenanttousd'accordpourrenvoyernospetits?—Malheureusement,oui.Il y eut encore unpetitmoment de silence, interrompu cette fois par une

quintedetouxduvieuxmalade,quiécoutaitlaconversationdepuisleperron.Lemuezzin appela à la prière du soir. Le visiteur se leva, alla serrer lamain dupatriarche,pourluidireaurevoir.Avantderaccompagnerlevacancierjusqu'auportail,Arameluioffrituneénormepastèque,qu'elleavaitramenéedesonjardinle jourmême.Elle projetait d'aller la vendre le lendemain, devant la boutiqued'Abdououdanslaruecentraleduvillagequiservaitdemarchéchaquematin.Mais elle ne regretta pas son geste ; avant de la quitter, son visiteur lui avaitdonnéungros billet, qui représentait beaucoupplus quenevalaient toutes lespastèques de son jardin. Ce qu'Arame regrettait, c'était les pointillés dans lediscours du jeune homme, elle sentait bien qu'ils ne relevaient pas tous durespectoudelatimidité.Àl'instardeCoumba,Aramesedemandait,elleaussi,cequelevacanciern'avaitoséouvouludire.Ellesepromitd'enconféreravec

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Bougna:avecsesmanièresdesourcier,celle-ciavaitpeut-êtreréussiàconfesserlebonhomme.

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XIX

À la première occasion, les deux amies se firent un compte renduréciproque de leur entrevue avec le venu d'Espagne avant de se rendre àl'évidence:aucunen'enavaitapprisdavantagequel'autre.D'ailleurs,auxmères,auxépousesetàtousceuxquil'avaientinterrogésurleurproche,ilavaitdélivréce même récit, trop sommaire pour être honnête. Et si, de prime abord, tousavaientété ravisà l'idéed'obtenirdes informationsdesapart, tousmaintenantdoutaientdelui.Ill'avaitcompris,étantassezfinpoursurprendrel'ombredelafrustration sur le visage de ses interlocuteurs, mais cela ne déplaça point leslimitesqu'ils'étaitfixéesenarrivantauvillage.

Commentaurait-ilpuavoueràCoumba,BougnaetAramequ'àleurretouràBarcelone, Issa et Lamine avaient d'abord erré, squatté et, las d'errer, s'étaientincrustéschezlui?Illesavaitgénéreusementhébergés,certes,mais,commeilvivait, lui, chez Blanca, sa petite amie espagnole, la solidarité traditionnelles'étaitviteheurtéeauxbornesdelaréalité.Prétextantlagêne,toutoccidentale,desachérie,illesavaitgentimentpoussésverslaporte,maisnonsansdotation.Bon frère, il leur avait glissé quelquesmunitionspour affronter la rude réalitédes villes européennes. Un soir, alors qu'ils prenaient un thé sénégalais aprèsavoirdégustéunedélicieusepaëlla,ilprofitadelabonneambianceetduretraitdeBlanca,quiétaitalléesecoucher,pourleurparler:

—Lesgars,vousavezcertainementremarquélatêtequenousfaitBlancaces jours-ci : elle trouve que l'appartement n'est pas assez grand pour… poureuh…Etpuis,jesuisdésolé,maislagrandefamille,toutça…cen'estpassonmodedevie,quoi.Enfin,vousmecomprenez,ilvafalloirtrouverunesolution.Sanspapiers,vousn'aurezpasd'emploidéclaréetsansemploidéclaré,vousnepourrez jamaisprendreun logementdanscepays.Alors, soyezmalins :éviter

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les flics, bossez au noir pour la gamelle, continuez à vous battre pour lapaperasse,maissivouslepouvez,trouvez-vousdescopinespourvoushéberger.Attention, vos nanas au village, chut ! Ici, elles ne partagent pas, disons pasouvertement.Maisavecelles,surtoutsivousréussissezàleurpasserlabagueaudoigt,vousserezsauvés…Moi,c'estBlancaquim'atiréd'affaire…

Issa et Lamine basculèrent alors dans les sordides coulisses d'un théâtrequ'ils avaient rêvé magnifique. Depuis qu'ils fréquentaient ce couple, ilsn'avaientsongéqu'àlabeautéd'unerencontrefortuite,laminuteidéaleoùdeuxcœurspurs,poussésparlamaindudestin,sejettentàl'eauetvoguentensembledans la barque de l'amour. Pour s'expliquer les baisers qui ponctuaient lesdiscussions de ce couple mixte, les nouveaux venus s'étaient imaginé unepassion irrésistible et partagée.Maintenant, deux questions se disputaient leuresprit:Blancaétait-elleamoureuse?Savait-ellecequiavaitpoussécethommedans sesbras?Mais ilsn'osaient interroger l'intéresséeet,de toute façon,uneénigme,encorepluscoriace,requéraitleurattention.Commenttrouveruntoitauplus vite ? Face à la difficulté de leur situation, les garçons ne dédaignaientaucun conseil. Et pour étrange qu'il fût, celui de leur hôte leur parut plus quesagace.Beauxgosses,aucund'euxn'avaitjamaispenséàlavaleurdesonregard,desonsourire,desespectoraux.Ilsavaientl'habitudedesoignerleurapparence,maisn'avaientjamaisusédeleurcorpscommed'unappât.Pourtant,unefoisleurobjectif fixé, ils se mirent à cultiver toutes les attitudes qui les rendaientnaturellement séduisants. Désormais, en tous lieux et en toutes occasions, ilsbombaient le torse et promenaient une apparente bonne humeur, comme ondéplace sa canne à pêche. Ils constatèrent très vite que les clichés colportés àtravers l'Europe depuis des siècles, au sujet de la virilité noire, les rendaientirrésistiblesauprèsdelagentféminine.Multiplierlesconquêtesdevintleursportfavori,ledérivatifquilesprotégeaitdelarueetdumortelbluesdel'exil.Parfois,une vieille Espagnole leur offrait le gîte et le couvert, par compassion ou enéchangedequelquesmassages,aussiexotiquesqueleshiatsu,maisquiallaientlargementau-delà.Venusd'unecultureoùl'hommeesttoujoursplusâgéquesonépouse, ils avaient perdu leurs tabous en même temps que leurs papiers. Enregarddecertainesdeleursamantes,leurpropremèreeûtpassépourunejeunefille.Aufildutemps,seréveilleràpoildanslelitd'unedameàdateraucarbonequatorzeneleseffrayaitplus.Ilssurpassaientallègrementlegrandfrèrequileuravaitapprisàtransformerleurpatrimoinegénétiqueenfondsdecommerce.Lui,aumoins,n'avaitquedixansàgravirpouratteindrelacouchedeBlanca,dontilavait fini par être sincèrement amoureux.Maintenant que ses élèves pêchaient

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les cœurs au filet épervier et se comportaient en véritables mercenaires dessentiments,commentpouvait-ilfaireunrécitfidèleàleurmèreouépouse?Envacances au village, il était condamné à se censurer. Petit, on lui avait bienexpliquéquelessagesnerapportentpastoutcequ'ilsontvuenforêt.Etpuis,siles marins se mettaient à décrire toutes les péripéties de leur navigation, ilsn'auraientplusniletempsnilecouragederetournerenmer.

LorsqueLamineetIssaretrouvaientlegrandfrère,ilsluiracontaientleursaventures et, dès que celui-ci haussait le sourcil, ils se bricolaient unephilosophie de circonstance : la vraie consolation de l'expatrié, ce n'est nil'emploinilarichesse,maisl'étreinted'unefemme!

La jouissance, c'est le feu d'artifice où les exilés incinèrent les immensesdouleursamasséesenchemin.Etdanslemurmuredel'amantecomblée,l'enfanteneuxperçoitladouceetchasteberceused'unemère.C'estàcetinstant,oùlescaresses font oublier les plaies jadis dévorantes, que le retour cesse d'être uneévidence,parcequ'ilprometunenouvelledéchirure.Entrepartiret revenir,onpanse, on cautérise, on profite de la vie comme on savoure le répit d'unerémission.Onfaitsemblantd'êtrebien-portant,manièredélicatederassurerceuxqui accueillent comme ceux qui attendent à demeure. Les uns et les autresproposent leur présence, comme remède idéal quand, ballotté, le cœur errantdéjouetoutesvelléitésd'emprise.

Parcequ'ilspensaientencoreàleurchèremère,àleurtendreépouse,àleurbeaupays,IssaetLamineseméfiaientdeslassosquimenaçaientdelesenserrer,surtoutlorsqu'ilssortaientavecdesfemmesencorejeunes.Miamor,tequiero:ils gloussaient, posaient leurs valises pour un moment. Te quiero, quiero unniño:là,ilsprenaientlapoudred'escampette,sanstrops'expliquer.Ladulcinée,croyantprouverl'intensitédesonamourenréclamantunenfant,sonnaitleglasde l'idylle. Issa et Lamine passaient d'une amourette à l'autre, se volatilisaientdès que les sentiments menaçaient de les ligoter au pied du lit d'une belleEspagnole.Mais,parfois, lemystèred'uneélégante lesensorcelait, lesenlaçaitdansladoucetyrannied'unlienquerupturesetréconciliationsnefaisaientquerenforcer. Hypnotisés, ils s'abandonnaient et la relation durait assez pour quel'EspagnolesedisefiancéeàunbeauSénégalais.Assezpourqu'elles'appropriel'injuste sort de son aimé et se jette, à corps perdu, dans la bataille pour lespapiers.Àcestade,laviedevenaitsupportable,agréablemêmeauxaventuriers.Ainsientourés,ilsfeignaientlasincéritéd'unamourréciproqueetsedélivraientpour un temps de la pensée lancinante de leur terre natale.Une terre qu'ils seretenaientd'évoquer,pourménagerlasusceptibilitédeleurbienfaitrice.Carles

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autochtones qui aiment les étrangers ne redoutent rien de plus que l'appel dupays.AussiBlanca s'abîmait-elledans la tristesse chaque foisque sonhommepartaitaupays,etsonangoisseétaitplusquejustifiée,car là-bas,unelégitimeépouseettoutunclanrêvaientdeleretenir.

Tiraillé entre deux rives, le destin de l'immigré l'inscrit toujours dans undouble désir : ceux qu'il a laissés souhaitent le revoir ; ceux qu'il rencontretententdelegarder.Auxdeuxextrémitésdesonitinérairepersistelafrustrationd'une emprise contrariée, dont il profite et souffre à la fois, car cet amourempêché devient inévitablement excessif : il vire à l'acrimonie pour ceux quipeinentàcernerlenouveauvenuettourneendévotionpourlesautresrestésaupays,dont lesouvenirmagnifieceluiqu'ilsattendentdésespérément.Habituéàcegrandécartentrelesdeuxcontinents,levacanciersedonnaitpourmissionderassurerlesparentsdetouslesnatifsduvillagequ'ilavaitvusenEspagne.MaisArame,Bougna,Coumbaet les autresne savaient àquelpoint leursquestionsl'avaientremué.Sesmomentsdesilence,qu'ellesavaientattribuésàsasupposéetimidité, contenaient tout autre chose. Des douleurs qui sédimentaientmal luiremontaient maintenant à la gorge et chargeaient la dernière tranche de sonséjourd'amertume.

Enlongeantlesruellesduvillage,aprèschaquevisite,ilserappelaittoutcequ'il avait entendu et vu à la télévision.Comme tous ceux de sa condition enEurope, il avait suivi attentivement tous les débats sur l'immigration. Il avaittiqué surdesmots, bloqué sur certaines expressionsqui lui hérissaient lepoil.Puis il avait passéde longues soirées à s'insurger, à refaire lemonde avec sescamarades.Quandl'hiverfaisaitregretterauxSahéliensleschaudescaressesdel'harmattan, ilsseregroupaientchez lui,prolongeaient lesséancesde théet lesdébatsrebondissaient.«L'immigrationchoisie»,mêmelesanalphabètesparmieux avaient leur idée sur la question : les immigrés, cheptel de l'Occident !disaient-ils,uneidéequ'unhonnêteénarquenepouvaitcontredire.Etquand,àlatélé, lesbaronsde l'extrêmedroiteéructaient,pestaient, tempêtaient,pêle-mêlecontrelesimmigrés, lesbanlieueset lesaidessocialessupposéesengraisserlesétrangers, le petit groupe, qui ne comptait pas d'analyste politique parmi sesmembres,n'étaitpaspourautantàcourtderépliques.Ilsseréféraienttousàleursituation réelle et à la sagesse de leur village pour évaluer leur place surl'échiquierdel'économiemondiale.

Ceshordesd'affamésquiarriventenrafiot,si l'EuropedeSchengen,avecsesnaviresdeguerre,sesradarsetsesavionsdechasseleslaissefoulersonsol,c'estqu'elleentireparti:plusilssontnombreux,plusilestaisédelesasservir.

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OnreconnaîtlafortuneduPeuhlaunombredesesbêtes!Sonaveniretceluidessiens,l'éleveurl'envisageenévaluantsontroupeau.Pourlemarchécommepourl'abattoir,iltrie,choisit,sélectionned'unregardaffûté.Ets'ilnourritsesbêtes,sepréoccupede leur enclos, cen'est guèrepar souci de leurbien-être,mais bienparce qu'il ménage les mamelles destinées à étancher sa propre soif. On atoujoursbesoind'unebonnemonture,quandsespropresjambesnesuffisentpasàrallierladestinationdésirée.DonQuichotteneseraitriensansl'ânedeSanchoPança!Onnousbassineavecl'aideàl'Afrique.Maismêmesiletasdefoinmisà sa disposition impressionne, ce n'est pas la monture qui compte mais lasatisfaction de celui qui trouve intérêt à la bichonner. Louer l'attention que lepeuhl accorde à son bétail ou s'en étonner, c'est perdre de vue les intérêts quimotiventchacundesesactes.L'amourquimèneàl'abattoirsetrompedenom.Comme l'éleveur, qui décide lesquelles de ses bêtes vont survivre ou mourir,celui qui applique lemot« choix» aux êtreshumainsnepeutnier l'existenced'une motivation secrète expliquant sa démarche. Alors, quand on entend«immigrationchoisie»,onnepeutquesedemander:quichoisitqui,commentetpourquoifaire?

Répondreàcesquestions,mêmepartiellement,c'estjeterunelumièrecruesur les rapportsNord/Suddenotre époque.L'Occident réorganise son empriseimpérialistequines'estjamaisdesserréesurl'Afrique.Immigrationchoisiepourla guerre ! Pauvres tirailleurs, choisis pour lamort. Immigration choisie pourl'industrialisation ! Seules les mines et les usines se souviennent encore desétrangers venus porter l'Europe sur leurs échines, pour la sortir de sa misèred'après-guerre. Immigration choisie, aujourd'hui, pour les besoins d'unemain-d'œuvre compétente et peu coûteuse, d'où ce tri sélectif parmi les nécessiteux,priésd'arriveraveclaqualificationrequiseoudedéguerpir.Lerejetestcriant:unefoislegâteauconstitué,leshumbles,lespasrentablesquin'ontqueleurfaimàfairevaloirsontsommésdequitterlatableoccidentale.Etlesjeunesafricains,poussés par leur détresse et l'inaptitude des gouvernants censés leur tracer unavenir, affluent, inconscients de ce qui les attend et résignés à leur nouveaustatutdecheptelde l'Occident.Onnousendortàcoupsd'aidehumanitaire ; seréveiller, c'est réaliser que l'Occident n'a pas intérêt à ce que l'Afrique sedéveloppe,carilperdraitalorssonvivierdemain-d'œuvrefacile.D'autrepart,sielleveutgardersonpoids faceauxÉtats-Unisetà laChine, l'Europeabesoind'une Afrique vassalisée. Si, géographiquement et économiquement, les paysafricains pèsent peu, à la table des négociations internationales, leurs voixpermettent à l'Europe de garder lamain dans la partie d'échecsmondiale.Les

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pays européens ont donc intérêt à maintenir l'Afrique tout juste en état defonctionnement, assez pour rendre disponibles ses matières premières et sesjeunes forcenés de l'immigration, si nécessaires à la survie d'un continentvieillissantàladémographiemoribonde.

DansleurminusculetaudisenEspagne,IssaetLaminesavaientàquois'entenir, mais ne voyaient pas comment sortir du rouleau compresseur de lapolitique internationale, qui se souciait peu de leur devenir. Alors ils serévoltaient, rêvaientde résistance.Devraiententreren résistance tousceuxquisont d'accord pour dire qu'il n'est pas éthique de vider l'Afrique de sa forcehumaine. Que l'Europe, avec ses cyniques accords de partenariat, fasse del'Afrique sabétaillèrede réserven'est pas acceptable !Etmême si, gouvernéepar l'économie, la politique se soucie peu de morale, nul n'a le droit deconsidérerunpeuplecommeuncheptelexploitéaubénéficed'unautre.L'aidehumanitaire ne rachètera jamais la conscience de l'Occident. Aider quelqu'un,c'est l'aider à ne plus avoir besoin de vous. Entre un passé mal soldé et unprésent abandonné aux illusionnistes, l'Afrique et l'Europe sont comme deuxenfantsdevantunmiroirdéformant.Aulieudeseregarderetdesereconnaîtrepleinement, elles persistent dans leur jeu de dupes et comptent sur des refletsmensongerspourdessinerleuravenircommun.

Maintenantqueleursfilssedébattaientdansunenasseplusvastequeleursdésirs, Arame et Bougna mesuraient l'immensité de leur erreur : rien ne sepassaitcommeprévu.Desoncôté,Bougnaaussidépérissait.Pendantqu'Issa,enEspagne, incarnait demoins enmoins son espoir, les enfants de sa coépouse,eux,s'ensortaientdemieuxenmieux,exacerbantsajalousie.Lefilsaînéavaitmaintenantplusieursenfantsetpassait toutessesvacancesauprèsdesafemmeauvillage,cequifaisait lebonheurdesamèreet luiassurait lerespectdesonpère.Fonctionnairedévoué,ilavaitobtenudespromotionssuccessivesqu'ilétaitvenufêterenfamille.Sesdeuxfrères,quiavaientbénéficiédeboursesd'études,étaientrevenussurdiplômésdel'étrangerettravaillaientmaintenantàlacapitaleoùonlesdisait trèsbienlotis.Bougnaauraitpus'incliner,vaincueparl'injustedistributiondes faveursdusort,mais l'arrivéed'une troisièmeépousedanssonménageportasadétresseàsonparoxysme.Quandonsecroitmort,c'estqu'onn'est pas encore mort ! Nanti des largesses de ses fils, Wagane, le mari deBougna, retrouvaunpeud'éclatet s'entichad'une jeuneveuvequ'il s'empressad'épouser.La dame seraitmieux assortie à l'un de ses fils,mais elle était troppauvrepourdédaignerlesoutiend'unpapyprêtàtoutpourelle.Déjàincapablederivaliseraveclapremièreépouse,Bougna,vieillissante,vécutcesépousailles

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comme l'ultime outrage. En d'autres temps, elle aurait plié bagage et quitté levillage en criant au déshonneur.Mais où pouvait-elle aller avec sa nombreusemarmaille ? Et de quoi vivrait-elle ? Elle, ses enfants, sa bru et son petit-filsdépendaienttousduravitaillementqu'apportaientlesfilsdelapremièreépouse.Issan'appelaitpassouventetsespetitsmandatsétaienttroprarespourcomblerleursbesoins.Revenuedel'euphoriedumicrocrédit,stresséeparlesversementsmensuels qu'elle peinait à respecter, Bougna parait au plus pressé et Abdouadmettaitdemoinsenmoinssescréances.

SidesoncôtéAramen'avaitpasdecoépouseàjalouser,ellen'enétaitpasmoins envieuse du sort de quelqu'un qui s'épanouissait sous ses yeux etalimentaitsesregrets.Ansou,l'ex-amideLamineet l'ex-fiancédeDaba,vivaittoujours au village. Il vaquait à ses occupations et n'avait rien changé à seshabitudes,même si les salutationsqu'il adressait àArame, lorsqu'il la croisait,étaient devenues un tantinet moins chaleureuses. Sur l'île, le jeune hommemarchait, fier. Il est vrai qu'il ne manquait pas d'arguments pour se fairerespecter.Auvillage,l'ombredeLaminel'avaituntempséclipsé,maislesventsavaient tourné et l'encensoir ne soufflait plus du même côté. Appâté par unehypothétique couronne, onpeut changerdeprince,maisongagneun trônederegretsquandlecouronnementtardeàseconcrétiser.Àl'annoncedel'émigrationde Lamine, Ansou était passé pour un blaireau ; maintenant, on admirait sonpelage bien lustré. Car le jeune homme ne manquait pas d'avantages. Marinaguerri, il ne prétendait à rien d'autre qu'au statut garanti par son courage.Opiniâtre,ilmarchaitsurlestracesd'unpèrequivenaitdeprendresaretraiteenlui laissant le capitanat de son unique pirogue.Avec quelques copains,Ansoutransportait des voyageurs et toutes sortes de marchandises indispensables auravitaillement de l'île.Astucieux, ilmultipliait les sources de revenus.Parfois,avecsesmatelots,ilrécoltaitdusel,qu'ilallaitvendreenGambie.Auretour,ilsrapportaientdesvivresetbeaucoupd'autresproduitsmoinsonéreuxdanscepaysvoisin.Braverl'océanAtlantiqueavecdesilourdescharges,c'étaitunevéritableépreuve,maislebénéficequ'ilsentiraientlespréservaitd'uncauchemarencoreplusredoutable:lapauvreté.Car,mêmes'ilsn'étaientpasriches,ilsavaienttoutdemêmegagnéunstandingassezhonorabledansleurmilieu.Leursparents,quineconnaissaientquecemodedevie,croyaientqu'ilsbravaientlespérilsmarinsde manière atavique, mais une autre raison confortait leur détermination. Lamotivationquilestenaitdebout,ilsn'endiscutaientqu'entreeux:sachantl'auraqui entourait les émigrés de retour et la prétention qui les caractérisaithabituellement,lesjeunesrestésauvillages'étaientlancésdansunecompétition

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à distance. Les vacanciers revenaient, se mariaient, construisaient, équipaientleursvillas,sepavanaientavecleursjeansdeluxe,leursboubousbrodés,leurslunettesdesoleil,leursmontres,leurstéléphonesportablesettoutcequiattestaitunesoi-disantréussite.Ansouetsescamaradeslesobservaient,évaluaientleurspossessions et, comme le marché planétaire s'étendait jusqu'à leurs pieds, ilscédaientàlatentation,àlahauteurdeleursmoyens.Aucund'euxn'achetaitplusses affaires aux puces, comme bien des villageois qui ne pouvaient faireautrement. Tout en assurant le nécessaire à leur famille, ils bâtissaient,s'équipaientpetitàpetit,s'entouraientdetouslesgadgetsquidémontraientqu'ilsavaient bien pris place dans le train de la modernité. Aucun d'entre euxn'entendaits'enlaisserconterparuncamaradederetourd'Europe.

En réalité, le retard et le dénuement ne sont pas du côté que l'on pense.Pendantquelesexpatriéssouffraientdufroid,logeaientdansdessquatsmiteux,couraientlessoupespopulaires,risquaientleurviepourdesemploisdeforçats,dribblaientlespandoreslancésàleurstrousses,hantaientleszonesderétention,s'adonnaient aux amours de circonstances, larmoyaient devant les avocatscommis d'office qui leur obtenaient des délivrances momentanées, les jeunesrestésauvillage,portésparunelibertéqu'onnesentquechezsoi, travaillaientvaillammentetcontribuaientàl'essordupays.EnregardantAnsouetsongroupedecopainsévoluer,améliorantpetitàpetitleurvieetcelledesleurs,ArameetBougnafinissaientpartrouveralléchantcequ'ellesavaientdédaignépourleursfils.Etmême si elles n'en discutaient pas souvent, elles se doutaient bien queleursbrus,fatiguéesd'attendre,partageaientcesentiment.Lesjeunesfemmesnecachaientplusleurdépit:ellesvivaientmoinsbienqueleurscamaradesmariéesavecdeshommesrestésaupays.Entresestoursdecuisine,Coumbacontinuaitàdécrasser des tonnes de linge, pour une broutille. Elle était même devenue lalingèreattitréeduvillage,car lesquelques fonctionnairesde l'île faisaient tousappelàsesservices.Quandsabelle-fillesefanaitausoleil,devantsarangéedebassines, Bougna entraînait Arame hors du village. Partir, couper du bois ouchercher des fruits demer, au-delà de la nécessité de ces activités, c'était leurmanièredefuirlesquestionslancinantes,lescoépousesqueBougnaabhorraitetlesregardsaffectésdesvillageois.Àdéfautdejoieetdequiétude,leurvien'étaitplusquelabeuretendurance.

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XX

Une aurore, Bougna, fureteuse comme un chien truffier, s'était ruée chezArame.Celle-ciétaitentrainderafistolerlepantalond'undesespetits-enfants,souslemanguier;àlavuedesonamie,ellesuspenditsongeste.Bougnaétaitarrivée, le rictus prononcé, les narines battantes, les yeux en boules de billardroulant dans tous les sens.Déterminée à ne pas se laisser submerger par cettemaréehaute,Aramereçutsonamiecommeàl'ordinaire.AprèslessalutationsunpeudécousuesdeBougna,ellel'invitaplacidementàvenirpartagersanatte.

—Assieds-toi,luidit-elle,d'unevoixtiède.Constatant que son amie faisait tout pour la contenir, Bougna saisit une

chaisequ'elleplantadevantelle.Cetteinvitéeautoproclaméesavaitprendresesaises;elleavaitpréférés'installerainsiafind'obligerArameàleverlatête,àluifaire face lorsqu'elle luiparlerait.Aramedevinait lebutde lamanœuvremais,n'étantpasd'humeurprolixe,ellereplongealenezdanssacouture.Sonpetit-filsviendraitbientôtréclamersonpantalonpoursortiravecsescopains.

— Han ! Seigneur, nos oreilles nous torturent, toutes ces mauvaisesnouvellesquinousparviennent!lançaBougna.

C'étaitsapremièretentativededialoguemaisArame,obstinémentpenchéesursonouvrage,fitmineden'avoirrienentendu,opposantàl'impétuositédesonamie un front aussi impénétrable qu'une boule d'onyx. Et puis, Bougna avaitl'habitudedeprendredesgaletspourdesmontagnes ;aussi, lorsqu'ellecriaitàl'avalanche, Arame ne s'affolait plus. La bouche pleine de dépêches, Bougnatrépignait. La veille, elle avait rendu visite à quelques parentes, depuis sesoreillesbourdonnaientdesuppositionsqu'ellesouhaitaitvérifierfissafissa.

—Dis-moi,Arame,cequej'aientendu…

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—Onentendtellementdechosesdanscevillage,l'interrompitAramequisavaitdéjàoùellevoulaitenvenir.

—Oui,maisDaba?Est-cevraicequ'onraconteàsonsujet?—Jen'ensaisrien!—Maisenfin,Arame,personnenepeutinventerunechosepareille,sicette

informationfaitjasertoutlevillage,c'estqu'elledoitêtrevraie,non?—Jeterépètequejen'ensaisrien!Aprèstout,j'aitoujoursentenduparler

de sorcières qui s'envoleraient sur des balais et traverseraient nuitamment levillage,sans jamaisenavoirvuaucune.Alors,commentsavoirsic'estvraioupas?

—SaufquetapetiteDaba,elle,nesortpasd'uncontedefées,mêmesijeluireconnaisvolontierssaqualitédesorcière.Quandjepenseàsatêted'ange!MaisoùsecamouflaitleDiableenelle?Ellenousasacrémentrouléesdanslafarine!Alors,vas-tuterenseigner?

—Merenseignersurquoi?—Dureste,tuassûrementraisondenepast'agiter,machèreArame.Cette

chose-là,c'estcommelabosseduzébu,onne ladissimulepassousunpelagelisse.Ouvronslesyeux,onverrabien.

Aramearboraitsonmasquedesjourshostiles.CommeBougnafeignaitdene pas le remarquer, elle lui décocha quelques coups d'œil qui la renvoyèrentaussitôt chez elle. Bougna et son bavardage, parfois si déplacé. Cette femmeavait la délicatesse d'une éclaboussure, nul ne pouvait la canaliser. Même saconcilianteamieenperdaitparfoissonflegme.Cejour-làentoutcas,ellen'étaitpas d'humeur à laisser renifler son linge sale. « Sorcière,Diable, bosse, zébu,pelage,etpuisquoiencore?»Sisafidèleamieenétaitdéjààcelangagefleuri,leresteduvillagedevaitfairecirculerlespiresmédisancesausujetdeDaba.Autrainoùallaitladégradationdel'imagedesabelle-fille,Aramepréféraitnepasen rajouter. L'opprobre qui frappait sa famille ne requérait pas sesmots. Ellesavait que sa bru serait bientôt le repoussoir du village. Même les moinsvertueux parmi les insulaires en feraient leur crachoir. Car ceux qui seretiendraientd'afficherleuradhésionàcetteréprobationgénéraliséeparaîtraientsuspects, on les accuserait de cautionner le comportement indigne de la jeunefemme.Pressentantlamiseaubanàvenir,certainssoulignaientostensiblementl'outrage.Indexerlavictimeexpiatoireetlégitimerlarépulsioncollective,c'étaitleurmanière, lâchemais efficace, de se ranger du bon côté. Les commères, àl'instardeBougna,tenaientleursujetetlemâchaientjusqu'àplusdesaveur.Rienne bornait leur jactance, pas même l'avenir incertain de leurs propres filles

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exposées aux dangers inhérents à leur déluge hormonal. La rumeur enflait,Arame se contentait de fuir les réunions publiques,mais elle n'en pensait pasmoins.Vengeresse, elle songeait au futur qui nemanquerait pas de rabattre lecaquet à certaines qui, en son absence, dénigraient Daba sans nulle retenue.Cependant,ellenesefaisaitaucuneillusion,laguigneavaitgagnésademeureetpourlongtemps.Mêmesonmari,pessimistenotoireetrancunier,necessaitdelahouspiller:

— Malédiction ! Je t'avais prévenue ! Ce mariage était mal engagé,maintenant,ilnouscouvrededéshonneur.C'estdetafaute!

Arameserrait lesdentspournepashurler.Dabas'était salie,plus riennepouvait la laver.Aramegardaitsadésolationpourelle,persuadéequeceseraitpeine perdue de chercher à mettre un frein à la hargne prolixe des censeursautoproclamés.

Auvillage,undoutedeprincipesubsistaitquantaufauteurdelagrossessede Daba. « La ville, zone amorale, haut lieu de la débauche où le lucre estpromptàvicierlesâmessimples!Lapauvreoieblanches'étaitpeut-êtrelaisséséduireparlagouailled'unbeaucitadin»,supputaientlesanciens.Aucund'euxn'imaginait son filsmêlé à cette affaire. Les jeunes, surtout ceux de la banded'Ansou,souriaientdelesentendreseperdreenélucubrations.Eux,ilssavaientetapplaudissaientdevoirl'amourtriompherdesplansmachiavéliquesdesaînés.Leurs amis s'étaient retrouvés et avaient rétabli leur droit à disposer d'eux-mêmes.Pourunefois,lessentimentsavaientvaincul'obéissancetraditionnelle.

SachantoùsetrouvaitsachèreDaba,Ansouavaitmultipliélesséjoursàlacapitale.Envérité,ilneluidéplaisaitpasdesavoirl'éluedesoncœuréloignéede l'île, où l'œil de la censure l'empêchait d'agir ouvertement. Il se rendaitsouventàDakar,se faisaithébergerpardescopainsdans lamêmebanlieuedeThiaroyeoùhabitaitDabaetenchaînaitdeprétenduesvisitesdecourtoisiechezla jeune femme. Il arrivait chaque fois chargé de cadeaux.Aubout d'une fineobservation, l'oncle deDaba le trouva trop généreux pour être désintéressé, lejugeasuspectetluiinterditl'accèsdesamaison.Durantsesjoursdecongé,Dabas'ennuyait, elle voulait sortir, se promener, s'amuser comme les jeunes de sonâge.Cen'étaitpasàLaminequ'ellepensait:quellejoiepouvait-ilapporteràsesweek-ends, depuis l'Espagne ? Ce qui manquait à Daba, c'était sa complicitéavecAnsou.Lorsqu'ellen'ytenaitplus,elleprétextaituneviréeavecdescopinespour aller le retrouver.Cenouveau jeude cache-cachepimentait leurs rendez-vous.Dabasepersuadaitqu'ilnesepasseraitriendeplusqu'unpartaged'amitié,mais chaque rencontre les poussait un peu plus au pied du volcan. Ils

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s'échauffaientdélicieusementetsequittaientàtemps,commeunenfantespiègleretirepromptementsamainavantdesebrûleràlaflammed'unebougie.Mais,chaque fois ils s'approchaient encore un peu plus du feu, ce qui mettait leurrésistanceàrudeépreuve.«Non,çan'arriverapas,jenepeuxpasfaireça»,seconvainquait Daba, en rentrant chez elle. « Patience, ça arrivera bientôt », serassérénait Ansou en la raccompagnant. Et le Diable soufflait sur le brasier,liquéfiait leur sang, accélérait sa course, dilatait leurs veines, les emplissait dedésir.Ilfallaitquelapeaudesamantsbrûlejusqu'àleurfaireoublierl'emprisedelamorale.Àcemoment et seulement à cemoment-là, ils se consumeraient etréduiraientencendresetleurfrustrationetlequ'endira-t-on.

Cemomentavaitfinipararriver.Danslatorpeurtièded'uneaprès-midi,ilss'étaient réveillés, enlacés et silencieux, sur le lit défait du jeune homme. Ilsn'étaientpascomateux,bienaucontraire ; jamais lavien'avaitautantpulséeneux. Ils étaient silencieux, parce qu'ils avaient sauté depuis le sommet de leurdésir;maintenant,ilstombaientdanslaréalité,auralenti.Quesepasserait-il?Queferaient-ils?Ilsepassacequidevaitsepasser:ilss'étaientrevusetavaientrecommencé,encoreetencore.Quelquesmoisplustard,Dabaaugmentalataillede ses robes.Vain camouflage.La rumeurprit placedansun car rapide, roulajusqu'àDjifère,traversaenpirogue,déferlasurl'île,passad'unemaisonàl'autreet s'engouffra dans toutes les oreilles : Daba était enceinte ! Bougna avaitsimplementmanquédetenue,maispersonnen'avaitbesoind'ellepourdistinguerl'odeurdelabrise,quicharriaitdesrelentsdepoissonpourrin'épargnantaucunenarine.

Lesmoiss'écoulaient,leshuîtress'accrochaientauxracinesdespalétuviers.Les mois s'écoulaient, les carpes grandissaient dans les bras de mer quienlaçaientl'île.Lesmoiss'écoulaient,lestasdeselgrossissaientdanslesmaraissalantsadossésauvillage.Lesmoiss'écoulaientettousceuxquirevenaientdelacapitaleconfirmaient,sansexception,lagrossessedelajeunefille.SesprochesvivantàDakar,quivoyaientd'unmauvaisœillefaitqu'ellepersistâtàfréquenterAnsou,l'avaientpresséederetournerauvillage,sanssuccès.Samère,n'ytenantplus, était partie la rejoindre pour la convaincre de revenir avec elle, en vain.Mais,aprèssonaccouchement,sononcle lacongédia,prétextant lemanquedeplace.Depuissonretoursurl'île,Dabaseterraitdanssachambre,avecsonbébé,pourquipersonnen'avaitoséorganiser lamoindre fête.Auvillage,onnemetpasunprixàlatêtedesbébés,maisnulnefêtelesnaissancesjugéesillégitimes.Ansouauraitaimécélébrersonenfant,maisilpréféras'abstenir,sachantquelesparents et les sommités du village n'autoriseraient pas un tel scandale. Cette

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contrariétédépassée,ilmenaitsaviecommesiderienn'était.Évitantdechoquerinutilement,ilenvoyaitàDaba,parl'intermédiairedeleursamiscommuns,toutcequ'ilfallaitpourelleetsonbébé.Lesconsidérationsdesunsetdesautresnesemblaientpasl'atteindre,bienaucontraire.Sansêtrefanfaron,ilpromenaitunairvictorieux:ceuxquil'avaientjugéperdantenétaientmaintenantpourleursfrais. Ses amis saluaient sa belle revanche et ceux qui lui en voulaientdéversaientleuracrimonieloindesesoreilles.Laisserait-ill'enfantaumaridesamère ?Oserait-il revendiquer la paternité légale ? se demandait-on.Beaucoupprédisaientuncombatinévitableentrelesdeuxanciensamis,AnsouetLamine.

Arame,quantàelle,perdaittoussesrepères.Ellenesavaitpassielledevaitounonseconsidérercommelagrand-mèredunouveau-né.Chaquefoisquesespetits-enfants s'éloignaient, la laissant seule sous son manguier, elle sombraitdans de longs monologues. Bouleversée par la conduite de sa belle-fille, ellen'était pourtant pas de ceuxqui lui jetaient l'anathème.Elle souffrait pour sonfils, dont elle craignait la réaction, mais cette seule raison n'expliquait pas lagravité de sa meurtrissure. En fait, la mésaventure de Daba avait ravivé sessouvenirslesplusdouloureux,dessouvenirsqu'ellen'avaitjamaisosédévoileràsonfils.

AramesedoutaitbienquelestéléphonesportablesdescopainsavaientdéjàalertéLamine,tantlesilencedecedernierétaitassourdissant.Depuisplusieursmois, il n'appelait plus.Après avoir longtempshésité,Arame se résolut à toutraconterelle-mêmeàsonfils.Maislorsqu'elletentaitdecomprendre,demettreenmots son présent qui partait en vrille, le passé la submergeait comme unecouléedeboue.Ellecompritalorsqu'ellenepourraitrelaterlasituationdeDabasans bifurquer dans sa vie labyrinthique. Convaincue que Lamine devait toutsavoir des arcanesde sonhistoire familiale pourmieuxdécider de son avenir,Arame était maintenant disposée à tout lui dire. Elle ignorait quand Laminedaignerait l'appeler, et redoutait d'aborder certaines choses au téléphone. À laréflexion, elle considéra que, de toutemanière, un coup de fil serait trop brefpourluipermettred'allerauboutdesonrécit.Unelettreluisemblaplusindiquéeetprésentaitunindéniableavantage:uncoupdefilpeuts'avérerexpéditifpourles conversations délicates, alors qu'un courrier peut toujours se relire à têtereposéeetpermetdelaissermûrirsaréponse.

Un soir, elle se rendit à l'autre bout du village, sur les hauteurs de l'île,solliciterl'instituteurpourlarédactiond'unetrèslonguelettre.Unvoisinouunneveuauraitpulefairepourelle,maisleschosesqu'ellesouhaitaitapprendreàson fils étaient trop intimes pour être confiées à quelqu'un dont on croise le

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regardchaquejour.Pour livrersessecrets,Arames'était renduechezunscribeétranger,commeonchoisitungynécologuehorsdesoncercleprivé.

«Ah,siseulementj'avaisfaitdesétudes!»,regrettait-elle,encheminant,verslademeuredel'instituteur.Ilfaisaitnoir,ellesefaufilaitentrelescocotiers,n'allumait sa lampe torche que par intermittence. Arame, c'était l'accusationvivanteadresséeauxdirigeantsdespaysafricains,quin'onttoujourspasévalué,à sa juste mesure, le frein que constitue l'analphabétisme dans la marche audéveloppement. Tout intelligente qu'elle fût, elle se sentait perdue lorsqu'ils'agissaitdecourrier.Onnepeutdéchiffrer lemondequandonnepossèdepaslescodesquiinscriventlaloidansl'espacepublic.Elleavaitbeausavoirqu'unhandicap partagé par beaucoup finit par devenir une normalité, elle ne s'enconsolaitpas.Elleregrettaitamèrementsonmanqued'instructionetn'étaitpaslaseule. « Ah, si seulement j'avais fait des études ! », cette phrase, elle l'avaitsouvent entendue dans la bouche de ses camarades, chaque fois quel'impossibilitédedéchiffrerouderemplirdesdocumentslimitaitleurautonomie.Dans cepays, où le chef de l'État et ses acolytes ne cessaient d'expliquer à latélévision leurs diverses entreprises pour réduire la fracture numérique, ellesconstataientavectristessequel'avenirqu'onentendaitainsipréparersesouciaitpeude leurpauvre existence.Pourtant, point n'est besoinde sortir d'une écolenormale supérieure pour comprendre que sur ce continent, où le retard desfemmesdemeurecriantdanstouslesdomaines,alphabétiserlesfilles,surtoutenzone rurale, serait leur ouvrir, dans le mur des archaïsmes traditionnels, unebrèchesalvatrice.Danslavieagrestedecesfemmes,gratterquelqueslignesetglisser discrètement sa propre lettre dans une enveloppe relevait encore d'unemodernitéàconquérir.Àquand ledéveloppement?devait s'interrogerArame,enpoussantleportaildel'instituteur.

L'enseignant était connu sur l'île pour sa courtoisie et sa présence jamaisintrusive. Il entretenait avec les habitants des rapports chaleureux, tout enmaintenantunesubtiledistance,quiattestaitdesavolontédenepasabuserdeleurhospitalité.Entrel'intellectueletlespêcheursdel'île,ilyavaitdespartiesdecartes, des échanges de bons procédés et quelques plaisanteries pour lesrapprocher.Mais,desdeuxcôtés,personnen'étaitdupe,ilsappartenaientàdeuxmondesbiendistincts,unocéandechoseslesséparait,surlequelaucunpontnetenait.Contenirlesrelationsetlesdiscussionsdanslesbonneslimitespermettaità l'instituteur de garder son autorité pendant les réunions avec les parentsd'élèves. Cette attitude réfléchie lui garantissait également le respect et lasympathiedetous,sibienqu'ilnecomptaitaucunennemisurl'île.Affable,ilse

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montrait disponible chaque fois qu'on avait besoin de ses services. LorsqueAramedébarquachezlui,sansprévenir,ilinterrompitsalecture,l'accueillitavecmoultsalutationsetaccédaàsademande.Arameétaitvenueseulementavecuneenveloppe,sûredetrouverdupapierchezl'enseignant.Celui-cisortitungrandbloc-notesetsemitaussitôtàl'œuvre.Autourdelatable,oùtrônaitunelampetempête,Arameparlait,ilécrivait.Detempsentemps,ildétachaitunefeuille,ennumérotait une autre et continuait. Ce n'était pas un roman, c'était le fleuveSénégal qui se déversait des lèvres d'Arame et rien ne semblait pouvoirl'endiguer. Elle expliquait, commentait, moralisait, se flagellait, le scribel'écoutait, captait et consignait l'essentiel. Mais, malgré ce tri, Lamine allait,enfin,toutapprendreduforfaitdeDaba,maissurtoutdelapartinsoupçonnéedupassédesapropremère.

Depuissonmariage,Arameavaitcherchédanstoutcequ'elleentreprenaitune possible consolation.Mais plus elle réfléchissait aux événements, plus leparadoxedesaquêteluisautaitauxyeux.Parcequ'ilfautidentifier,danslemur,les fissures que l'on désire combler, la quête de consolation réitèrenécessairement le souvenirdouloureux ;or, à forcedecirconscrire lablessure,on peut la rendre plus béante qu'elle n'était auparavant. Il arrive que lepansement rouvre laplaie,de sorteque laconsolationattenduedevienneaussidureàsupporterque lapeinequ'elleavaitpourmissiond'alléger.PourArame,les chéloïdes de la mémoire n'attendaient qu'une éraflure pour se remettre àsaigner.Onneguérit totalementderien,onnefaitquejugulerleshémorragiessuccessivesqui, tôtou tard,nousdébordent.C'est l'âgequiestdécompté,maisc'estbienlacapacitéd'endurancequidéterminelalongueurduparcours.Nilesannéesnilesjambesnefontlaqualitédumarathonien,c'estlesoufflequivientàboutdesdistances.Aramen'enavaitplusassezpourselancersuruneautrepiste.Savieétaitengagée,celledeLamineetDabaaussi.Commeellenevoyaitpascequ'elle pouvait y changer, elle passait son temps à se faire des reproches.Commentavait-ellepuarranger lemariagedeLamineetDaba, alorsqu'un telstratagèmeavaitsaccagésaproprevie?

Captivedesamémoire,Aramesentaitencore,sursajoue,lesgiflesdesonpère.Elleavaitlesoreillesencorepleinesdessanglotsdesamère.Koromâk,cethomme grognon, qu'elle subissait depuis plusieurs décennies, on le lui avaitimposé à coups de gifles et de pressions. Non, elle n'était pas faible, en selaissantainsiécraserparlavolontédesautres;elles'étaitpliéecommeuneliane,parcequ'ellenesavaitpascommenttiennentlesbâtissessanspiliers.Untuteur,illuienfallaitun,àl'époqueetpourtoujours,caronl'avaitprogramméepourla

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dépendance et la soumission. Son éducation avait toujours été centrée sur sonobligation d'alignement aux diktats de la famille, du clan, du village.Dans cesystème traditionaliste, jamais on n'avait laissé le moindre interstice à sespropresenvies.Petitàpetit,maisirrémédiablement,onavaitdresséautourd'elleunmurdedogmescontrelequelsavolontésefracassaitettombaitenruine.Nulneluiavaitparlédesesdroits,encoremoinsd'épanouissementpersonnel.Ainsi,lorsqu'elleavaittentéderésisteràsesparentsauprixd'uneffortsurhumain,elleenéprouvatrèsviteuneprofondeculpabilité,convaincued'avancequ'exprimerses choix de jeune fille relevait de la plus condamnable indiscipline. Dans sabouche, non était toujours un réflexe qui attestait de son mal-être, rarementl'aveud'uneconvictionancrée.La liberté,elleenrêvaitmaisquelquechoseenelle demeurait au piquet. Bref, elle agissait comme ces brebis attirées par lesvertspâturages,maisquines'éloignent jamais longtempsdel'enclos.Elleétaitunefillesage,disait-ond'elle,alorsquesonmutismetraduisaitsonimpuissance.Quandilneresteplusqu'àrépétercequelesautresneveulentpasentendre,setairefaitpartiedurespectdesoi.Savoirprendresursoi,danscescas-là,cen'estpas une démonstration de force, mais une preuve d'humilité. Une telleacceptationpermetdesaisiruneévidence :quandonn'aplus l'emprise sur leschoses, on peut continuer la route, comme un fleuve persiste à couler, mêmelorsqu'iln'arriveplusàfaireflotterlesbarquesenlisées.Vivre,dansuntelétatdeconscience,c'estacquérirlasouplessed'unecordequireposeenspiralesurelle-même, en attendant que la vie veuille bien s'en servir pour, un jour, sauterencore. Une nuit de sommeil, un instant de répit, une pause dans la lutteexistentiellenefaitjamaisdemalàpersonne;cognercontrelesmurs,si.

Aramen'étaitpasdémissionnaire,elleavait simplementaccédéàcevasteterritoire intérieuroù tousceuxqui l'écrasaientquotidiennementperdaient leurpoids.Elles'étaitmariéecommeonvaàl'échafaud,sansoffrirseslarmesàsesbourreaux.Àl'époque,elleprenaitrendez-vousavecelle-mêmepours'écrouleret sangloter, à l'écart de ceux qui, de toute manière, auraient dévalorisé sadétresseen laqualifiantdecaprice.Dabapleurait-elleainsi,ensecret?Arameespérait que non, sa conscience ne le supporterait pas. Comme Daba, Arameaimaitunautrehomme,avantquelessienseussentdécidédelamarier.Aramen'étaitpasseulementdevenueuneépouse,maisunservicerenduàunhommedel'âgedesonpère!Àl'époque,ellen'étaitpasfiancée,maissesparentssavaientbienquesoncœurbattaitpourungarçonduvoisinage.Koromâk,prochedelacinquantaine, venait de répudier ses deux épouses, pour cause d'infertilité.Onn'interrogeapoint les compétences dumécontent, bien au contraire : les siens,

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famille et alliés, se mirent en ordre de bataille pour lui trouver une pucellesusceptibledecomblersesattentes.Onpassalecousinageaupeignefinet,àsongrand dam, Arame fut choisie pour sa docilité et ses formes déjà pleines depromesses. Elle signifia son refus, évoquant son amour pour un autre. On luiordonna de l'oublier. La demoiselle l'ignorait encore, mais d'autresraisonnementsexpliquaientlarésolutiondesesparents:dansceterroirguelwaarmatriarcaloù l'onestnobleparsamère,sonamoureux,dont lamèreavaitdesorigines multiples, suscitait beaucoup de réticences pour une future alliance.Arame s'obstina à faire valoir son choix de cœur, mais ses parents luirétorquèrent que ce n'était là que des enfantillages et les choses suivirent leurcours.

Comme Daba, Arame, mariée, avait essayé de se comporterconvenablement. Comme sa cadette, elle avait fini par céder à l'appel de soncœur, revoyant sonamoureuxencachette.Elleeutdeuxenfants, sonmaricriavictoire et célébra leur baptême dans une mémorable bombance. Lui qui,pendantde longuesannées,avait jalousésescopainsetdésespéraitd'avoirunedescendance,avaitmaintenantdeuxfils.Lesmauvaiseslanguesnetardèrentpasà noter la ressemblance des petits avec l'amour de jeunesse d'Arame, qui luiaussi s'étaitmarié et vivait toujours au village.Au début,Koromâk, tout à sajoie, fit la sourde oreille, mais plus les enfants grandissaient, plus laressemblancedevenaitflagrante.Ilsn'avaientnilestraitsnileteintnoirfoncédeleurpèreofficiel.Trèsélancés, lesyeuxenamande, lapeauunpeuplusclairequelanormedel'île,onlesconfondaitavecd'autresenfantsduvillage,dontlepère avait une mère d'origine peuhle. Et ce père, dont on chuchotait le nom,c'étaitl'amourdejeunessed'Arame:songrand-pèrematernelétaitpeuhl,maissagrand-mèrematernelleétaitbienuneSérèredel'île.«Celuiquivoledel'huiledepalme se trahit par sa bouche rouge », disaient les commères, au passaged'Arame.

Àsontour,DabaétaitdevenuelavoleusedécouverteetAramenepouvaits'empêcherdesoulignerunecruellerépétitiondusort,unterriblecycleauquel,pensait-elle, quelqu'un devait absolument mettre un terme. Mais comment ?Aramesedemandaitquelleserait la réactiondeLamine.Si son filsexigeait ledivorce,elleneserelèveraitpasd'avoirorganiséunmariagefinissantenfiasco;surtout, elle s'en voudrait d'abandonner Daba au moment où celle-ci auraitbesoindesoutien.MaiscommentsupplierLamined'accepter l'inacceptable,degarderuneépousel'ayanttrompéensonabsenceetquil'attendaitmaintenantàdemeure,avec l'enfantd'unautre?Lui,seulement lui,pouvaitdécider.Arame,

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quiavait tropàsefairepardonner,serangeaitdéjààsonavis.LaisserDabaetLamineorienterleurbarqueàleurguise,c'étaitlapremièreconcessionqu'Arames'imposait pour expier sa faute, mais elle était prête, désormais, à en fairebeaucoupd'autres.

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XXI

Cela faisait maintenant plusieurs mois que le vacancier était reparti enEspagne, emportant avec lui une pile de lettres à distribuer. Depuis, aucunenouvellen'étaitvenuerassurerArameetBougnasurunéventuelretourdeleursfils. Daba, calfeutrée dans son drame, préférait ne pas s'agiter mais Coumba,elle,sesentantdanssonbondroit,saisissaittouteslesoccasionspouradresseràIssa des courriers de plus en plus pressants. Si la plupart d'entre eux restaientsans réponse, elle avait pourtant reçu, grâce à l'adresse de son beau-frèrefonctionnaire installé dans la capitale, quelques cartes postales envoyées dedifférentes villes européennes.Lors de ses rares appels, Issa l'informait de sesdéambulations et ne dévoilait jamais rien de sa vie privée. Pour freiner lesquestions de Coumba, il lui disait : « T'inquiète, je n'oublie pas ma petitefemme.»Etsisesmodestesmandatsprouvaientqu'iln'oubliaitnisamèrenisapetite femme, rien dans ses propos ne laissait augurer sa venue. On savaitseulementqueluietLaminen'étaientplusdesjumeauxd'itinéraire,chacunétantparti poursuivre la chance de son côté. Cette séparation ajouta aux soucis decellesquilesattendaientaupays,quilescroyaientplusfortsensemble.ArameetBougnaseréconfortèrentens'enremettantàlasagessedeleurvillage:legibierpousseparfois leschasseursàsedisperserenforêt,maiscelanechangerienàleuramitié.

Loindetelsconciliabules,Coumbaselanguissaitdesonmari,maisaufondd'elle,ellenesavaitplusàquois'entenir.Sonfilsallaitmaintenantàl'écoleet,en dehors de quelques photos jaunies, il ignorait tout du visage de son père.Pourtant, toute la lumière du soleil se réfléchissait dans ses yeux pétillantslorsqu'ilenparlait.Ilestvraiqu'illuiarrivaitdementiràl'école,dedirequesonpère était parti piloter des avions ou apprendre la pêche aux Blancs qui

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habitaienttrès,trèsloin.Parfois,àl'approchedesfêtesimportantes,ildisaitàsamèrecommeàsescamaradesquesonpèreallaitveniren lui rapportantmoultcadeaux.«Unepiroguepleinede cadeaux ! »disait-il.Et tout lemonde riait,sauf Coumba. Chaque fois, il était le premier déçu, bien sûr, mais ilrecommençait. Peut-être était-ce samanière à lui de consoler samère, qui sedécomposaitlittéralementquandlevillagebruissaitdefestivités.QuelquechoseenCoumbanesupportaitpluslesréjouissances.Maisl'extraordinairevitalitédesonenfantlaredressait,commelebléfaittenirunsacdejute.Legaminn'étaitque beauté et joie de vivre. Certains le regardaient avec la tendresse due auxorphelinsmaisluin'ensavaitrien.Entresamèreetsagrand-mère,saviecourait,bondissait,s'esclaffait.Entrel'auroreetlecrépuscule,saréalitécoulaitlimpide,paisible bras demer, à la saveur d'un jus de bissap. Parce que dans les rêvesd'enfant, l'Atlantique n'est qu'un immense verre de diabolo menthe, le fils deCoumba s'endormait, toujoursheureux, dans la fraîcheurdu soir.Et parcequeses grands yeux en amandemagnifiaient le quotidien,Coumba, du fondde samélancolie,sedisaitquelemonden'étaitpassimochequeça.Iln'estpasvraiquelesenfantsontbesoindeleurspèreetmèrepourgrandir.Ilsontseulementbesoindeceluiquiestlà,desonamourpleinetentier.Coumbaétaitlà,femmesansmariniamant,soncœurnebattaitquepourdonneràsonfilstoutcequiluimanquaitàelle,l'amour.

Issaappelaitencore,maistroprarement.Elleneluienvoulaitmêmeplus.Elle avait dépassé les phases de dépit, de colère et de lamentation. Le râle-mourir n'a jamais changé le sel en sucre. À quoi bon hurler son amertume ?Toute la détresse de Coumba tenait entre ses paupières. Pour le reste, elle sevoulaiteffacée, transparente, inexistanteàelle-mêmeetauxautres.«Ceuxquinousoublient nous assassinent ! » c'était sa certitude. Issaporterait un jour samort sur la conscience, se disait-elle, quand elle ne trouvait pas le sommeil.Pourtant,ellenetentaitrienpours'évaderdesageôle.Ellerestaitsimplementlà,danslagrandeconcessionfamilialeoùellenesavaitpluscequ'elleattendait.Unhomme,undivorceouundécès?Àcoupsûr, l'unedecestroiséventualités laguettait.Elle laissaitdonc le tempschoisirpourelle.Etmêmesiellesoutenaitqu'elle ne voulait pas, un jour, offrir à Issa les ruines d'elle-même, elle n'avaitplus riend'autreàpréserver.Lespaupièresquicouventunamour inassouvi seflétrissentplusviteque lesautres.Avecsescernesporte-savon,Coumbanesemaquillait plus. Peut-être qu'en Espagne, là-bas, à Barcelone ou ailleurs, uneautresemaquillaitpourIssa.Uneautre,toutefrétillante,qui,àchaquebattementde cils, effaçait de la mémoire d'Issa le visage de Coumba. « Ceux qui nous

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oublient nous assassinent ! » Se souvenait-il de son sourire, de ses petitesfossettes qui accentuaient l'ovale de ses joues, de ses dents blanches, alignéespouraccueillirlebonheur?Sesouvenait-ildetoutessespetitesdunes,qu'ilneselassait pas d'explorer nuitamment ? Se souvenait-il encore de tout ce qu'il luiavait demandé de garder précieusement, rien que pour lui ? Se souvenait-ild'elle?Coumbaavaitsonidée,maisellelaravalaitcommeunearêtedepoisson.Barcelone,danssabouche,cenomgonflaitets'affaissaitcommeunebaudruche.Barcelone, ça sonnait aussi long que ses soupirs,mais surtout, c'était la boëtequ'elleavaitgobéeetquil'avaitentraînéejusqu'aumariage.Maintenant,elleluirestaitentraversdelagorge.Siellesemettaitàvomir,ilneresteraitriend'elle.C'estpourquoielleserrait lesdents.Seulecettemainqu'elleposaitsursoncoudécharné, lorsqu'elle était assise, exprimait sa douleur. La carpe bâille et sedébat,ellenebraillepas.Lorsquelatristessel'étranglait,Coumbarestaitmuette;mêmelesfacétiesdesonfilsneparvenaientplusà ladétendre.Ceuxquinousoublientnousassassinent!

Alors qu'elle n'y croyait plus, Coumba reçut un coup de fil. Les jourssuivants,ellemixadesherbes,fabriquaduthiouraye,unencensàvousrendreunmort priapique, acheta quelques bëthios, ces petits pagnes coquins quiblanchissentlesnuitsdesamoureux.Ensuite,ellefitcoudredenouvellesrobeset se para de la dernière coiffure en vogue.Quelques bijoux et dumaquillagejetèrentunelueurdebien-êtredanssonregard.

Lesorciern'avaitpasbesoind'éparpillersescaurispourannoncerl'arrivéeimminented'Issa.Onneluidemandadoncrien.Pourtant,desonproprechef,ilconseilla une offrande : de la bouillie demil au lait caillé, à servir dans troisgrandsbols,pourtroisgroupesdeseptenfantschacun,etce,afinqueleretourd'Issa soit paisible. Bougna et Coumba s'exécutèrent. Elles offrirent quelquesnoixdecolaausorcier,quisavaitbienquelerevenantlegâteraitbiendavantage,car non seulement il apprendrait ce qu'il venait de faire pour lui, mais il luidevaitunecertainesomme,pourl'amulettequ'illuiavaitprocuréeàsondépart.Personne ne peut dire si l'offrande avait eu un effet bénéfique sur lescompétences du pilote qui posa le vol d'Issa sur le tarmac de l'aéroportinternational Léopold-Sédar-Senghor, mais son action fut indéniable sur letransitintestinaldesenfants.Gagnéesparl'euphorie,BougnaetCoumbaavaientexagéré le dosage des ingrédients. Plus il y avait de bouillie, de lait caillé, devanille,defleurd'orangeretdesucre,pluslevoyagedel'inespéréseraitagréableet serein, avaient-elles imaginé. Les enfants s'étaient régalés, réjouis, mais ilsn'avaient pas tardé à payer le prix de leur gourmandise à la tinette.À part ce

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désagrément qui ne concernait que les loupiots, une joie impatiente sepropageait.BougnaetCoumban'étaientpas lesseulesàcompter les jours.Auvillage, l'absencenefaitpleurerquelesproches,mais lesretourssontattenduspartous.

Et puis, on avait vudébarquer, chezCoumbaqui l'attendait avec l'uniqueenfantdeleurunion,aprèsseptansd'absence,Issaflanquéd'unedameàlapeaudeporcelaineetdetroispetitsmétisquiavaientpeurdespoules.Issaétaitpartipourl'Espagne,maisonavaitreçudeluidescartespostalesd'Italie,desmandatsdeSuisseetdeslettresdeFrance,d'oùilrevenaitavecunenouvellefamille.OnenperditleNord!LeNorddevenuungrosvillageoùlesquartiersontlatailled'unpays.«Etlà-bas,c'étaitcomment,là-bas?Tuasvisitétouscespays?Monwiyeu!C'estincroyable!»Aulieudeluireprochersonimmensetrahison,onleregardait, le scrutait, l'admirait, comme on se laisse ébahir par ceux qui ontmarchésurlaLune.Unparfumd'Europe,çavoushypnotiselessédentairesdelasavane.

Coumbaetsonfilsreçurentpleindecadeaux,biensûr,pasdequoiremplirune pirogue comme en rêvait le fiston, mais des cadeaux à la hauteur de laculpabilitépaternelle.Onaménageaunejoliechambrepourl'intruseetsespetits,loin des poules. Issa donna beaucoup d'argent à chacun de ses parents et plusencore pour la dépense quotidienne. Coumba retroussa ses manches. « Pourgarderunhomme,ilfautletenirdoublementparleventre»,luiavaitsouffléunegrand-mère le soir de ses noces ; elle ne l'avait pas oublié. Le sexe et lanourriture, c'est avec ça qu'elle comptait retenir son émigré de retour, qui nesongeaitplusàfêtercommepromisleursnocesreportées.Lemariagereligieuxsuffisait, avait-il déclaré, l'argent servirait à autre chose. Malgré sa rancœur,Coumbamitonnatoutunétésesmeilleuresspécialités.Ladamedeporcelaineseseraitbriséeaucontactdesfourneauxetlafuméedufeudeboisauraittroublélebleudesesyeux.SeuleCoumbaruisselaitdesueurencuisine,quandMadameetsesenfantss'éclipsaientavecIssa.Ilspartaientvisiterlevillageetsesenvirons,quand ils n'effectuaient pas une sortie en mer. Lorsqu'ils revenaient, affamés,Coumba leur servaient leur repas. Madame dégustait, en faisant descommentaires que la cuisinière ne comprenait pas. C'était également Coumbaqui lavait leur linge, allait chercher de l'eau au puits pour les innombrablesdouchesquisauvaientMadameetsesenfantsdelacanicule.

Madame appréciait cette généreuse hospitalité : « Coumba est trèsmignonne etmêmepas jalouse»,minaudait-elle, la pauvre idiote.Comme s'ilexistaituneseulefemmecapabled'imagineruneautredanslesbrasdesonmari

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sansavoirenviedel'étriper!«Tuesmacoépouse,commeonditici,maisnousseronscommedeuxsœurs,susurra-t-elleàCoumba.Désormais,nousviendronschaqueété,et tuaurasIssapour toi touteseule,pendant toutunmois.Celanemegênerapas.Ettuverras,tunemanquerasderien.»LaisserIssadormirdansle litdeCoumbaunmoissurdouze,elleappelaitçapartager,moyennantquoielle affichait une posture de coépouse accommodante. Sûr, elle ne voyait del'Afriquequecequitenaitdanslepérimètredesontéléobjectif.«Lapolygamien'estpassiterriblequeça!»Seuleunerepue,quis'étaitpayésonétaloncommeson dernier sac Prada et le tenait fermement par la bride, pouvait dégoiserpareilles sornettes. Que savait-elle des rivalités, transmises de génération engénération, capables d'hypothéquer l'avenir de toute une descendance ? Quesavait-elle des longues nuits d'ascèse, de l'angoisse de l'attente et de lafrustration, elle qui disposait de son gros nounours onzemois sur douze et lecédait comme on offre une location saisonnière ? Lui avait-on parlé de lapropagationdusida,accéléréeparlepartagederoutoutou?Àquoilavait-ellesafoufounette, pour se sentir hors de danger ? Son ramoneur enfilait-il unscaphandreavantdeplongerdanssonlacTanganyika?Aveclestroismarmotsattestantde l'efficacitéde leurgymnastiquenocturne,onsedoutaitbienquesiscaphandreilyavait,sonétanchéiténedupaitquelespoissons.«Lapolygamien'estpassiterriblequeça!»C'étaitlapireinsultejamaisfaiteauxmartyresdecettepratiqued'unautreâge.

Madamesedisaittolérante!Lapauvrechèvresautillaithardimentsurunchamp de mines qu'elle prenait pour des patates douces ! Ses clichés sur lapolygamie, la supposée grande famille solidaire, aggravaient sa berlue et larassuraient, quand toutes les femmes du village ne souhaitaient que sadisparition.Elle,l'Européenne,quivenaitsaboterlemaigreespoirlaisséparlesâpresluttesféministes.Elle,quiavaitlechoix,venaitentraîtressedireàcellesqui étaient obligées de se soumettre que ce dont elles se plaignaient était trèssupportable.Quandladernièredespaysannessoulignaitsabêtise,cetteaveugléedel'exotismeclamaitsonsoi-disantamourdelacultureafricaineetsedéclaraitravie d'avoir été acceptéepar la famille d'Issa. Indignehéritière deSimonedeBeauvoir, sa cervelle d'escargot ne lui permettait pas de se rendre comptequeseul son argent la rendait supportable au sein de cette famille dans le besoin.PouramadouerCoumba,Issa,danslesecretdeleurchambre,luisusurrait:«Nesois pas jalouse, ma femme, c'est toi ; regarde, je suis revenu. Celle-là, nousavonsbesoind'elle.»Maisça, la joyeusecoépouseeuropéennenes'endoutaitpas.Ellephotographiaitlesgens,lesânes,lescocotiers,lespalmiersetmêmele

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cimetièreluisemblaitpleind'attraits.Audébarcadère,uncapitaine,unespadonou deux langoustes lui arrachaient des cris orgastiques : « Wâââw, c'estmagnifique ! »Elle filmait tout et tout lemonde,mêmeunepoule levant unepatte l'émerveillait.Quand lesgaminsde laconcession tuèrentunevipère,elleles morigéna en leur expliquant sentencieusement qu'il fallait préserver lanature!Etcesinsulaires,qui,eux,ontsacralisélanaturedepuisdessiècles,sedemandaientsiellepensaitauxhumains?Ellephotographiait,filmait,rangeaitchaque journéedansuneboîte,ne remarquantmêmepas lescoupsd'œilet lessourires en coin qui s'échangeaient sur son passage. «Ce n'est pas une belle-famille, c'est vraimentma famille africaine ! », s'extasiait-elle. Issa ne fit rienpour la détromper. Était-ce sa dépendance économique qui le condamnait aucynisme ou l'amour qu'il portait à ses enfants qui le muselait, quandl'inconscientedébitaitsesfadaises?EnEurope,Issas'ensortaitpeut-êtregrâceàelle ; au village, il faisait d'elle la reine d'un été.Elle l'avait extrait des tristesfoyers pour travailleurs immigrés, sa reconnaissance était, depuis, sans borne.Était-ilamoureuxd'elle?Luiseullesavait.Maisonlevoyaitlapromeneretsecomporter avec elle comme avec une cousine. Si le jeune homme, avec soncorpssec,ciseléauscalpel,inspiraitdesveilléesd'ivresse,ladame,avecsataillejaquelineetsesgambettesadipeuses,avait lesex-appeald'une lotte.Ellenesegênaitpaspourexposersoncorps:«IlparaîtquelesNoirsaimentlesfemmesrondes !» ricanait-elle,poursedispenserde toutedécence.On riaitde lavoirparader ainsi, autour d'Issa,mais personne n'était prêt à parier un centime surleursnuitstorrides.

Après avoir passéplusieurs jours à les observer,Bougnabouillonnait.Entête-à-têteavecsonfils,elleluiavaitconfiécequ'ellepensaitdecetteépousequiprenaitsacoépousepoursabonneàtoutfaireetnesedonnaitmêmepaslapeined'éplucherunoignonlorsqu'elleexigeaituneomelette.Etpuis,sesmalheureusesjupes,qu'elleportaitaurasdesfesses,sesshortsaveclesquelselletraversaitlevillage en exhibant ses vergetures, cette poitrine molle qu'elle dissimulait àpeine, samanièredeharcelern'importequidequestions, sans aucune retenue,dansceterroiroùlapudeursecontented'ellipses,toutçaexaspéraitBougna.Yapas à dire, sans une once de xénophobie, elle préférait nettement la gazelleCoumba, la bosseuse polie et discrète, qui lui offrait ce qu'elle attendait d'unebelle-fille.

Pourparler à son fils, elle avaitd'abordesquissé sondiscours. Issa s'étaitdérobé.Ellereformulaavectact,Issas'échappacommeunecarpesautehorsdufilet.Alors,profitantd'unevisiteoùellel'avaitaccompagnéchezlechefduclan

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maternel,ellelecoinça.Ilacquiesçaàtoutmais,àlafin,secontentadehausserlesépaules.LechefduclanabondadanslesensdeBougna,maisIssarestademarbre.«Lesenfantsobligentparfoisleurpèreàsupporter,chezunefemme,cequ'iln'aurait jamais toléréauparavant», luiavait lancéBougna,dépitée,sur lecheminduretour;elleavaitcomprisqu'ellenepourraitrienchangeràl'attelage.L'été sepoursuivit,Coumbadompta seshumeurs, enchaîna lesplats jusqu'à lalisièredesvacances.Elleétait la femmeaufoyer, l'autre, la femmeamoureusequi s'était arrogé lespromenades et les conversations avec Issa.Coumbaallaitdéversersabilechezsamère:ellen'avaitpasreçuceluiqu'elleattendait;celuiàquielleadressaitdeslettrespassionnées,ellel'avaitperdu.Aprèsl'irritationdespremiers jours, elle ne savait même plus si elle en voulait à la dame deporcelaine;d'ailleurs,elleaimaitbienlespetitsmétis,qu'elletrouvaitmignons,etleschoyaitautantqu'ellepouvait.Cellequ'ellehaïssaitvraiment,savéritablerivale, celle qui lui avait volé son mari, c'était l'Europe. La fin des vacancessonnalafindesesdernièresillusions.Unmatin,onavaitvuIssarepartiravecsaclique européenne.Coumba jugea toute supplique inutile. Il s'était contentédeluiassurerqu'ilreviendraittouslesans.Personnen'ycroyait,mêmepaslui.

Au village, après l'étonnement et les jacasseries, le bon Dieu remit samontre en marche, la routine reprit son cours. On jardinait, on défrichait, onsarclait, onbêchait, on semait toujours lemêmeespoir,maison avait comprisque le cœur déteste la jachère. Partis à l'âge ardent, les jeunes du village nepouvaientques'enflammeretlefeuquilesdévoraitnepouvaitattendreleboisstockéaupays.Àdéfautd'ébène,onbrûledelaporcelaine,ils'agitdetromperl'hiverdel'exil.«Monfils,monmari,monamour!»,disentlesmalheureusesqui attendent au pays. Mais on ne récupère pas un homme parti à l'aventurecomme on récupère une calebasse prêtée. Etmême la calebasse ne garde paséternellementl'arômedumetsprécédent,lorsqu'elles'imprègnechaquejourd'unnouveaurepas.«Monfilsreviendra!Il travaille,accumuledel'argentpoursafemme et son fils, mais il reviendra ! », claironnait Bougna à qui voulaitl'entendre,maisl'hommequiluiétaitrevenuavaitlaissélefilsqu'elleattendaitencoursderoute.Coumbarestaitdanssonfoyerconjugal,oùellen'espéraitplusde mari mais simplement de quoi vivre. Avait-elle cessé d'aimer Issa ? Il luimanquait la force de se poser cette question ; ce qui était certain, c'est qu'elleaimaitsonfilsplusquetoutetqu'elleétaitprête,pourlui,àtouslessacrifices,ycompris celui de restermariée à un homme qui appartenait maintenant à uneautre. Quelque temps après le départ d'Issa, son corps lui signifia une autrebonne raison de rester. Coumba attendait son deuxième enfant. Lorsque

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l'infirmier lui confirma sa grossesse, elle pleura comme s'il venait de luidiagnostiquerunegravemaladie.Ellepleuraitparceque,cettefoisencore,ellen'auraitpersonnepourmassersesjambeslourdesoudéchiffreravecelletouteslesdevinettesquelavieluiadresserait,engrandissantensonsein.CoumbaétaitunedecesnombreusesfemmesquiattendentUlysseàquaienrestantfidèlesàleurchambrevide.

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XXII

Une semaine venteuse : les pêcheurs restaient à quai, retenus par lesbourrasques. Hors de toute menace, lottes, bars, barracudas, capitaines,espadons,mulets,murènes,rougets,rascasses,carpesrouges,dauradesgrisesouroses orchestraient leur ballet sans fin dans les flots. Même les raies, qui setraînaientàplatventrecontrelavase,savouraientcettetranquillitémomentanée.Les turbots et les thons fendaient leurs paisibles sillages, en ignorant lesdauphins.Lessolesn'avaientpasàsesauverd'unfiletetlesseiches,àdéfautdecracher leurcolèrecontre lesmarins,gardaient leurencrepourunautreusage.Auvillage, lescuisinièresne trouvaientpasunedarnede thiofà farcirpour lethiéboudjèneetmêmelessardinelles,d'ordinaireabondantes,restaientinvisiblesaumarché.Paruneaprès-midid'accalmie,ArameetBougna,quivoulaientdequoiégayerleurrepasdulendemain,profitèrentdelamaréebassepouralleràlarecherchedecoquillages.

Depuisqu'Issaétaitreparti,c'étaitlapremièrefoisqueBougnas'étaitsentieassez légère pour retrouver son amie.Malgré sa déception, elle s'estimait pluschanceuse qu'Arame, qui n'avait toujours pas revu son fils. Elle tentait de lasoutenir à samanière.Malheureusement, ellene réussissait qu'à l'irriter, en luiexposantsesnouvellesidéesavecsafouguehabituelle:

—Ma chèreArame, depuis quelque temps tu vis comme une dame sansbru, attelée à tes tâches domestiques. Daba reste cloîtrée, ne s'occupant qued'elle-mêmeetdesonbébé,ettoi,tuluipassestoussescaprices.Quandjepensequetuluiportessesrepasdanssachambre!

—Commentfaire?Jenevaispaslalaissermourirdefaim.—Maisellen'aqu'àsortir,reprendresesactivités,cuisiner,alleraupuits…

commetoutescellesdesonâge.Toi,tuluigarderaisl'enfant,c'esttoutdemême

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ainsiquecelasepasse,ici,entreunebruetsabelle-mère.—Oui,jesais,maiselleneveutpassortir,elleahonte.Alleraupuitsetau

marchél'exposeraitauxmédisances.—Ahça,oui,maiselledevaitypenseravantdecommettresabêtise!Tu

nevas tout demêmepas la couver éternellement.D'ailleurs, celam'étonneraitque Lamine la garde à son retour. Je pense que tu devrais entreprendre desdémarches pour trouver une seconde épouse à ton fils, une qui lui fera desenfantsbienàlui.

— Hors de question ! J'en ai assez fait comme ça et quand je vois lerésultat…Onpeut se tromperdechemin, c'estuneerreur,mais, lorsqu'on s'enrendcompte,persisteràs'enfoncerdanslesbuissons,c'estdelabêtise.Non,ceseraàLaminedésormaisd'orientersavie.

—Iln'a réponduàaucunede tes lettres, c'estunemanièrede te signifierquelquechose,non?Sonsilence,àmonavis,traduitsagrandecolère.

—Certes, il nem'écritpas,mais il nousenvoie toujoursunpeud'argent.D'autrepart,ilm'aappeléerécemment,autélécentre,etmêmes'iln'apasvouluparler de Daba, j'ai bon espoir. Il m'a dit que l'Espagne procédait à unerégularisationmassive,qu'ilavaitenfinobtenusespapiersàcetteoccasion.Ilamaintenantunemploi sûret comptevenir aupaysdèsqu'il aura suffisammentéconomisé.

—Si tu ledis. Jem'étonne toutdemêmequeDaba soit encore chez toi,aprèscequ'elleaoséfaire;j'imaginequemêmesesparentss'attendentàcequeLaminelarépudie.

—LesparentsdeDabanesontpassansvergogne;ilsontvoulureprendreleurfille,maisjeleuraiditd'attendreleretourdeLamine.Cettefois,laissonslesenfantsdécidereux-mêmesdel'avenirdeleurcouple.Aprèstout,nousneseronspas toujours là pour les accompagner, souhaitons-leur assez de sagesse et decouragepouraffronterleurpropresort.

Bougnas'était tue,maisà la façondontelleavait roulé lesyeuxavantdepousserunsoupir,Arameavaitdevinécequ'elles'étaitretenuededire:«Tantpis!»oupeut-êtrepire:«Finalement,tun'asquecequetumérites!»Silence.Les regards qui se fuient évitent souvent à la bouche de provoquer un drame.Chut!Pendantunmoment,chacuneprolongeasondiscoursdanssatête.Bougnamettaitsongraindeseldans toutmais,cette fois,elleavaitcomprisqu'Aramen'était plus disposée à la laisser touiller samarmite. Entre les deux amies, undécrettacitevenaitd'êtresigné:«Oncherchelesfruitsdemerensemble,maischacuneassaisonnesasauceàsongoût.»Onpeineàl'admettre,maislesamitiés

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vieillissentàl'instardenosveines;onsouhaitequ'ellestiennentlecoup,maisilarrivequ'ellessenécrosent.

Ledisquerouged'unsoleilfinissantplongeaitàl'horizon,lorsqueBougnaetArame, revenant de leur pêche, se faufilèrent dans les premières ruelles duvillage. Leur panier rempli de coquillages en équilibre sur la tête, ellesdiscutaient maintenant de choses légères, à voix basse. Cependant, un écholointain les intriguait. Plus elles se rapprochaient de leur quartier, plus uneclameurinquiétanteleurparvenait:c'étaientdescrisdefemmes,annonciateursdemauvaise nouvelle.Alors qu'elles longeaient la grande rue duvillage, ellescroisèrentWagane,lemarideBougna,quiallaitàleurrencontre.

—Quesepasse-t-il?avaient-elleslancéenchœur.—Dieul'avoulu,bihismilahirakhmanirahimi,lâchaWagane,essoufflé.—Maisquoi?s'impatientaBougna,pendantqu'Arameretenaitsonsouffle.—Arame,repritWagane,Dieufaittoujourscequiestlemieuxpournous:

tonmarinousaquittés.Ilesttombéensortantdelachambre;Daba,levoyantinanimé,estvenuemechercher.Nousavonsenvoyéquelqu'unchezl'infirmier,quiestvenumaisn'arienpufaire.

CommeAramerestait immobile,sansréaction,Waganeluiposaunemainsurl'épaule,lasecouadoucementenrépétant.

—Arame, tonmari nous a quittés,mais Dieu fait toujours ce qui est lemieuxpournous.RemercietonSeigneur.

WaganedéchargeaAramedesonpanier,qu'ilportasursatête.Commelesdeuxfemmesrestaientfigées,ilmitunbrasautourdesépaulesdelaveuve,jetaunregardàBougnaet toustroishâtèrent lepas.ÀleurarrivéechezArame, lademeuregrouillaitdéjàdemonde:parents,alliésetvoisins,alertésparlescris,affluaientdetouslescoinsduvillage.Mêmesil'annonced'undécèsreprésentetoujoursunchoc,celui-cin'avaitguèresurpris leshabitants, tant lamaladiedeKoromâkétaitancienneetconnuedetous.Mêmeceuxquiignoraientdequoiilsouffraitlesavaiententrèsmauvaisesantéetmettaientsonétatsurlecomptedelavieillesse.Depuisdesannées,ons'étonnaitdelevoirtenir,quanddesmieux-portants que lui succombaient à la grippe ou au paludisme.On se dépêcha derendreàDieuceluiqu'ilavaitréclamé.Cettenuit-là,onenterralevieux,avantladernière prière du soir. Dans le tohu-bohu généralisé, Daba, un peu perdue,pleurait,reniflait,maisprenaitsurelleetcouraitdanstouslessenspourapporterune réponse adéquate aux sollicitations les plus diverses. Arame, encoreinterloquée,gardaitlesilence,essuyantdetempsentempsquelqueslarmesdont

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elle ignorait la provenance.Ses petits-enfants, qui avaient toujours eu peur duvieuxgrognon,furentinconsolablesenlavoyantainsi.

Ce fut le lendemain, entourée de sa parentèle venue lancer le rituel duveuvage, qu'Arame sanglota, submergée par une tristesse à laquelle elle nes'attendaitpas.Maintenantqu'elleétaitdébarrasséedeceluiqu'elleavaittoujoursconsidérécommelebouletdesavie,elleserendaitcomptequ'elleétaitmalgrétoutattachéeàlui.Aufondd'elle,unepetitefillehurlaitàl'abandon,unepetitefille qui trouvait que Dieu n'avait pas fait le mieux pour elle. Pourquoi Dieun'avait-il pas attendu que Lamine revienne, prouver à celui qui le traitait devaurienqu'ils'était trompésursoncompte?Aramesesouvenaitdesquolibets,desragotsquin'avaientcesséd'incriminerlanaissancetroubledesesfils.Ellesesouvenait surtout des injures de sonmari, qui avait toujours lié le sort de sesenfantsàlaconduitedeleurmère.Arameauraitvoululaversonhonneurgrâceàla réussite deLamine,montrer àKoromâkqu'elle n'avait pas engendré un filsindigne.Enentamantlestroismoisetdixjoursderéclusionpourveuvagequelareligion musulmane exigeait d'elle, période où elle était censée prier pour lereposdel'âmedesonépoux,Aramenepensaitqu'àcela:pourquoi?PourquoiDieun'avait-ilpasattenduqueLaminerevienne?Non,ellen'étaitpasd'accordaveclefatalismedeWagane,Dieun'avaitpasdutoutfaitlemieuxpourelle.

Après l'affluence des jours d'obsèques, un calme plat régnait dans lademeure.Retranchéechezelle,ArameappréciaitlasollicitudedeBougnaetdequelques proches qui lui rendaient souvent visite. Lamine sut la mauvaisenouvelle avantmême qu'Arame eût songé à l'en informer.Au village, commepartoutdanslemonde,onmetmoinsdetempsàvousapprendrelapertedevosparentsquelesinfidélitésdevotreconjoint.Àpeinelevieuxavait-ilrendul'âmequ'un copain deLamine l'avait appelé sur son téléphone portable : «Lamz, ilfaut que tu reviennes dès que possible, ta mère va avoir besoin de toi… »Lamine avait promis. L'indiscret n'avait pas osé prévenir Arame et pensaitcommebeaucoupqueDaban'étaitplusconcernéeparleretourdesonmari.

N'ayantpluslechoix,depuisleveuvagedesabelle-mère,Dabaétaitsortiedesaléthargieettenaitvaillammentlamaison.Elleallaitaupuits,aumarchéetpartoutoùlesnécessitésquotidiennesladirigeaient.Audébut,ellefitlasourdeoreille, ignora les piques et bavardages que déclenchait son passage.Mais, lafuite n'étant pas un refuge idéal, elle finit parmarquer le pas et tenir tête auxprovocationsde ceuxet cellesqui lablâmaient.Unmatin, aupuits, unedamed'unecinquantained'années,encouragéeparlescomméragesquiavaientprécédél'arrivéedeDaba,luibalançaouvertementcequemurmuraientlesautres:

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— Bonjour Daba ! Ta fille est certainement aussi jolie que toi, maisespéronsqu'elleseraplussage,mêmesinousignoronsencorelenomdefamilleque nous devrons chanter le jour de sonmariage. Sans doute lui donnes-tu lenomdesonvraipère,danstesberceuses.Alors,pourquoinepasnousledire?Nouspourrionsnousmettreàinventerdebelleschansonspourtaprincesse!

Devant le groupe de bonnes femmes qui, toutes, guettaient sa réaction,Dabaposasesdeuxmainssurleshanchesetrétorquasèchement:

— Et toi, es-tu sûre de porter le nom de ton vrai père ? Les anciensracontentqu'il n'apas succombéàunbanal accidentdepêche,maisqu'il s'estsuicidéàcaused'unmatelotquiluidisputaitlapaternitédesesenfants.Alors,dequies-tulafille?Quelesttonnom?

Aprèscetteviolente riposte, l'audacieuse,blessée,accusaDabad'être tropsusceptible et de mal se prêter à la pratique traditionnelle du cousinage àplaisanterie. Surtout, la dame hurla à l'impolitesse, soulignant qu'elle avait lemême âge que lamère deDaba ;mais les alentours du puits restèrentmuets,aucun soutien ne se fit entendre. En un éclair, les femmes, médusées, sedispersèrent comme des chats surpris par l'averse. Aucune d'elles n'avaitjusqu'alorsimaginéDabacapabled'allersiloindansl'affrontement.Ellesavaientcomprisque la jeune femme,malgré son accidentdeparcours, ne se laisseraitjamaispiétiner.Ellesdevraienttrouveruneautreàquiaccrocherlalivrée,Dabane serait pas la risée du village, elle avait trop de caractère pour leur servird'exutoirecollectif.

Sur l'île, la tradition orale demeure une source ouverte à tous, on gagnedoncàconnaîtresespropressecretsdefamilleavantd'insulterlesautres.Depuisdessiècles,lamémoiretransmisedegénérationengénérationrestelarondachequipréserve ladignitédesclans.Et si lesanciens lèguentvolontiersgloiresetfiertés, ils n'oublient jamais d'offrir, enmême temps, les armes quimettront àterre tousceuxquis'aviseraientdeternir l'éclatde leurdescendance.Àchaquebourde commise au sein d'une famille, les aînés déterrent ce qu'il y a denauséabond chez les autres pour permettre à leurs enfants de parer à touteattaque. Ainsi, une tare d'hier peut ressurgir pour humilier celui qui se croitirréprochableetl'obligeràplusderetenuefaceàceluiqueleprésentcondamne.Solidaires en tout, dans leurs clans respectifs, lesgenspartagent les triomphescommelesaffronts.Etmêmelorsqu'unefamilleatoutperdu,illuirestetoujoursassezd'orgueilpourfairefaceaux tiers.Mêmecoupée, lamangrovegardesongoûtsalé!«LesGuelwaarsneperdentjamaisleurnoblesse,c'estquelquechosequ'ilstètentaveclelaitmaternel»,soutiennentlesanciens,lorsqu'ilspressentent

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unmomentde faiblessechez lesplus jeunes.C'est aprèsavoirdiscutéavec samère et sa grand-mère que Daba avait redressé la tête. Rassérénée par cetaccrochage, d'où elle était sortie victorieuse, elle retrouva unmeilleur confortmental.Mêmesiellesesentaitencoregênéeauxentournures,ellevaquaitàsesoccupations, traversait le village sans plus raser lesmurs, convaincue que lesannalesdel'îleregorgeaientdefautespluslourdesquelasienne.Ellenefuyaitplus leregarddesabelle-mère,elles'étaitmêmerapprochéed'elle.Lorsqu'elleavaitfinisestravaux,quandlesenfantsétaientàl'écoleoupartisjoueravecleurscamaradesetquelesvisiteusesn'encombraientpluslachambred'Arame,Dabavenaitluitenircompagnie,safilledanslesbras.Unjour,alorsqu'ellenesavaitpluscommentconsolerlapetitequipleuraitpouronnesaitquelleraison,Arameluiproposasonaide.Oubliantqu'elleétaitcenséeresterdanslerecueillementetla prière, la veuve se mit à chantonner à l'oreille de la gamine une fameuseberceusesérèrequiluirappelaitsonfils:

—Ayo, ayo, Lamine Yandé ! Nanyo ké ndidné laya nomakholémbiné !ThioraMbayethioradiégakélolona!Yalanamoyalombélane,FamaraDiamé!Doudoumame,gatimbiné eh !Kôrnénéwa !Ce qui veut dire : «Ayo, ayo,LamineYandé!Écoutezl'oiseauchanteràl'entréedelamaison!ThioraMbaye,Thiora, tu as des raisons de pleurer ! Chante-moi une belle berceuse, FamaraDiamé. Doudou Mame revient à la maison ! Un homme, ce n'est jamaisinsignifiantdansunedemeure!»

Aprèsquelquesminutespasséesà écouterAramechanter,Daba fondit enlarmes.L'airenjouénedissimulaitpaslateneurmélancoliquedecetteberceuse,quiporteenellelacomplaintedetoutescellesquiattendent,désespérément,unfils, un mari ou un père. Alors que la petite, s'étant calmée, s'était mise àgazouiller,Arame remarqua les larmesde sabelle-fillequipleurait en silence.Elles'assitàcôtéd'elleetluisaisitlamain.

—Etmaintenant?Quelleberceusedois-jetrouverpourtoi,magrande?À ces mots, les sanglots secouèrent tout le corps de Daba. Ses épaules

montaient et s'affaissaient, obéissant à un mécanisme qu'elle ne pouvait pluscontrôler.Tenant lebébécontreelle,d'unbras,Aramepassa l'autreautourdesépaulesdesabruetluimurmura,d'unevoixétrangléeparl'émotion:

— Je sais pourquoi tu pleures,ma grande.Mais ne t'en fais pas, il ne sepasserienquinepuissetenirdansunevie.Continueàmenertabarquedumieuxque tu peux, et n'aie pas peur de l'avenir. Aucun banc de sable ne t'attend àl'horizon,maisdeuxbrasdemer :ouLamine tepardonneet tu restes iciavecnous, ceque je souhaitede tout cœur, ou il te rejette etAnsou sera ravide te

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récupérer, avec ta fille. Quoi qu'il advienne, ta navigation va se poursuivreauprès de quelqu'un qui t'adore. Pardonne-moi d'avoir fait de toi l'épouse d'unabsent,cartoustessoucisdécoulentdelà.Pardonne-moi,magrande.

Dabaneréponditpas,maislamanièredontelleavaitserréArameenposantsa tête contre son épaule valait tous les pardons. Elles étaient encoresilencieuses,colléesl'uneàl'autre,quanddesvoixsaluèrentdanslacour.Dabasedétachad'Arame,inspiraprofondément,etrepritsonbébé.Avantdesortirdela chambre elle se retourna, posa un regard tendre sur sa belle-mère et lui ditsimplement:

—Merci.Surleperron,ellecroisaBougnaquiaccompagnaitdesdames,appartenant

àlaparentèledudéfunt.DesdamesvenuesdeDionewar,l'îlevoisine,avecleurscalebassesdesucre,derizetdemil,apporterleursoutienàlaveuve.Daba,quiconnaissait l'opinion peu amène de Bougna à son égard, n'eut pourtant pasbesoin de forcer son sourire pour accueillir les visiteuses. Si ses yeux étaientencore rouges, une lueur de sérénité toute nouvelle auréolait son visage. Elles'éclipsaquelquesminutesdanssachambre,puisréapparut,portantsurunlargeplateauunecruchedejusdebissappourArameetsesinvitées.Aprèsleservice,elleregagnasachambre.Allongéesursonlit,ellepensaitàArame,pendantquesonbébébabillait.Cequelesgensappellentl'éternité,qu'ilsimaginenttelleunelignedemire lointaine,n'existepas.Lavéritableéternité,c'estunbref instant,voléà lavacuitéduquotidien,où, soudain,une intensebeauté se concentreets'ancre si profondément en nous que le temps à venir ne peut en éroder lesouvenir. L'éternité, c'est cette pleine présence à soi et aux autres lors de cesmomentsinoubliables.Silecorpsselaisseruinerparletemps,ilexisteennousdesendroitsoùlabeautéménageunespacehorsd'atteinte.Partagerlasincéritéd'uneémotion,c'est transmettre l'essencedecequenoussommes.Dabasavaitque, quoi qu'il arrive, elle n'oublierait jamais Arame ni ce moment qu'ellesvenaientdevivreensemble.

Les jours et les semaines qui suivirent, Arame prit l'habitude, lorsqu'ellen'avaitpasdevisite,d'éplucher les légumesoudenettoyer lepoisson,pendantqueDabacuisinait.Maiscequ'elleaimaitsurtout,c'étaitgarderlebébé.Arameétait heureuse de donner des conseils à la jeune maman, lorsque celle-cisollicitaitsonexpériencepourmieuxprendresoindesonenfant.Letempsfilait,leurséchangess'étoffaient.Letempsfilait,leursregardsetsourirestissaientdesliens.Bref, il se passait sous leur toit lamême chosequedans tous les autresfoyersduvillage,uneviede famille.Lavie,c'était simplementunebarqueoù

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ellesappréciaientlebonheurderamerensemble.Commetouteslesfemmesdel'île,ellessavaientqu'affronterlahoulefaisaitpartiedeleursort.ArameetDabatentaientdedompterlescourantsàleurmanière.

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XXIII

Unsoircôtier,douceur!Lavien'auraitétéquecela,sansleschalumeauxdiurnes pour lécher la peau. Seigneur ! Certes, les humains voulaient de lalumière,maispourquoitantdefeu?Aprèsunejournéeàs'éponger,às'hydrater,àsebrûlernarinesetrétines,onnepeutqu'apprécierlaclémencedesîlessérèresdeGandoune.Là-bas, lesoir,dans lesmaisonsalignéesentre lescocotiers, lesrideaux s'envolent et laissent entrer la vie que l'on croyait perdue. À l'instantd'expirer, voilà qu'on respire le bonheur d'une fraîcheur qui sauve le cœur del'ébouillantement. Dire que les Français associent le mot chaleur à uneimpression de bien-être ! Faut-il que l'hiver soit cruel pour leur insuffler ceterribledésird'avoir chaudaucœur. Il faudrait acclimater ledictionnaire, afinqu'il rende heureux pareillement, sous toutes les latitudes, sans perdre laboussole.

Cesoir-là,surlabelleîledeNiodior,àl'ombredetoutepénombresurvivaitce que le soleil n'avait pu tuer. Les hérons, les flamants roses et les pélicansavaientcesséleurrondepourveillerlamangrove.Vautréesdanslafraîcheur,lesdunesduvillagereposaientsurelles-mêmesetglissaientdesrubansdesoieentrela plante des pieds et la semelle des sandales. Quelques ombres passaient,promeneursbénisd'unparadisquinarguaitl'enferdujour.Ladoucecaressedel'airsurlapeaufaisaitoublierlesoleilirasciblequi,dèsl'aube,cramaittoutdesonmauvaisœil.Loindelacapitale,desesembouteillages,desesklaxonsetdesesfoulespressées,onrespiraitl'iodeàpleinspoumons.C'étaitl'undecessoirsdont les insulaires, trop habitués aux merveilles de leur environnement, neremarquentpluslabeauté.Ilscrieraientmêmeàlabanalité,sionleurparlaitdusouffledelabrisedanslacimedescocotiers,decesembrunsquivousprennentpar lenezpourvousbaladersous leclairde luneetdumurmure ininterrompu

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des vagues, qui couvrent d'innombrables confidences semées nuitamment auborddemer.C'étaitunesoiréeinsulairetranquille,lanuitcouraitsurl'Atlantiqueetn'éclaboussaitpersonne.Durantsonveuvage,c'étaitlemomentdelajournéeoù Arame sortait, discrètement, se dégourdir les jambes. Accompagnée deBougna ou d'une parente proche, elle allait jusqu'au débarcadère, longeait lerivage,contournaitlepremierquartierdel'îleetrentrait,ravied'avoirélargisonpérimètre de liberté. Son retour sonnait souvent l'heure du coucher pour lamaisonnée,carArame,quiselevaittôtpourlapremièreprièredumatin,n'aimaitplus à prolonger les veillées. Ses petits-enfants ne rechignaient jamais, mêmelorsqu'ilsn'avaientpasfinileurconte,ilsallaientaulitdèsqu'onleurendonnaitle signal. Depuis qu'ils voyaient leur grand-mère retranchée de tout, ilssemblaient éprouver à son égard une empathie qui se traduisait par uneobéissanceaccrueetmoinsdedébordementsdansleursjeux.Cesoir-làpourtant,ilssemontrèrentplusgaisetmêmeagités.Enrentrantdesapromenade,Arames'enétonna.

—Hey!Cessezdecourirpartout!Hey!Maisqu'avez-vousàricanerainsi,sansarrêt?Allez,aulit!

Maislespetitss'amusèrentdecetteremontrance,quimanquaitdefermeté.Malgré ses interjections, Arame chuchotait presque, sa situation de veuve luiinterdisantdehausserleton.

—Hey!J'aiditaulit!insista-t-elle.Les gamins se précipitèrent, quittèrent la cour en file indienne et se

dirigèrentverslebâtiment.Leursrirestraversèrentleperron;àpeineétaient-ilsentrésdansleurchambrequ'onvitdesfrontsdépasserdel'embrasuredelaporte.Ilssebousculaientetriaientdeplusbelle.

—Daba,viensm'aider,faisentendreraisonàcespetitsfilous ;aumoins,toi,ilst'écoutent,plaisantaArame,enfrappantàlaportedesabelle-fille.

Dabavintàsarencontreavecunsouriretimideetluiexpliqualaraisondecetapageinhabituel.

— Ils ont appris quelque chose et brûlent d'envie de te l'annoncer.Maiscommejeleuraiditquej'attendaisdevoirqui,parmieux,nesauraitpastenirsalangue,ilsenontfaitunparietsesurveillentmutuellement,d'oùcesrigolades.

PendantqueDabas'expliquaitainsi, lesenfantsétaientrevenuss'attrouperautourdeleurgrand-mère,épiantsaréaction, lorsqu'ellerecevrait l'informationqu'ilspeinaientàgarderpoureux.

— Bravo, vous avez tous tenu ! les félicita Arame. Allons, Daba,maintenant,àtoidemerenseigner.Quelleestdonccettenouvellequilesexcite

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tant?—Lagérantedutélécentreestvenuetevoir,maistuétaisàtapromenade.

Ellem'aditdetetransmettreunmessagedeLamine:sonavions'estposécesoiràDakar,ilarrivedemainauvillage.

—Demain?Demain?interrogeaArame,bouchebée.—Oui,demain,confirmaDaba.Lecœurde lamèrepalpitait,maisArame fituneffortpourmaîtriser son

émotion.Dabaavaitdébitélemessaged'untonmonocorde,lesyeuxrivésausol.Desafineoreille,Arameavaitdiscernédanslederniermurmuredesabruunelégèremodificationdesavoix.Latristesseetl'inquiétudesedisputaientlecœurdelajeunefemme.Aramechassagentimentlesenfants.

—Maintenant,jesais,bandedecachottiers.Allez,cettefois,aulit!Comme elle ne souriait plus, la petite bande, soudain assagie, suivit le

mouvementde son index.Restée seule avec sabelle-fille,Arameessayade laréconforter.

—Mais,Daba,c'estunebonnenouvelleque tuviensdem'apprendre.Nesoispastriste.Tesouviens-tudecequejet'aidit?Tonavenir…

—Cen'estpasça,l'interrompitDaba,quiavaitleregardperdu.—Alors,qu'ya-t-il?—Lamine.Ilsaitbienquetunepeuxpasallerautélécentre,àcausedeton

veuvage.Ilauraitpum'appeler;maisaulieudecela,ilapréférét'envoyersonmessageparuntiers.Ildoitvraimentmedétesterpouragirainsi.Jepensequejenedoispasl'attendreici.

—Biensûrquesi!Tuvasl'attendreici.Aprèstout,tunesaispascequ'ilvatedire.Alors,demain,tuvaspréparerunvraifestinpourtonmari.Hein,magrande?Tucuisinessibien;tunousferasunedetesmeilleuresspécialités,nousallonsaccueillirmonfilsdignement.Etpourlereste,inutiledesupposerl'orage,ona toujours le tempsdevoir lacouleurduciel.Allez,va tecoucheretpasseunebonnenuit,tudoisêtreenformepourtajournéededemain.

Lanuit fut courte.Certainesnouvelles sontplus fortesque le sommeil etplusencombrantesqu'unenuéedemoustiques.Arameavaitpassésanuitàprierpour son fils, à supputer le visage qu'il aurait après tant d'années. Daba, elle,n'avait pas quitté des yeux sa fille qui dormait à ses côtés.Comment réagiraitLamine,devantcetenfantquiignorait toutdeserreursadultes?Jusqu'àl'aube,Daba s'était imaginé un scénario, sans cesse modifié, mais chacune de sesversionsfutpirequelaprécédente.Lorsqu'ellesaisitsabassineenplastiquepour

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se rendre aux puits, sur les dunes encore désertes, elle ne savait toujours pasquelleattitudeadopterlorsqueLaminefranchiraitleseuildelamaison.

Daba avait déjà rempli tous ses canaris, quand les premiers groupes defemmes,quimontaientverslesdunesavecleursbassinesmulticolores,passèrentdevantchezelle.Ellebalayait lacouret se trouvaitprèsde laclôture, lorsquedesbribesdediscussionluiparvinrent.Elles'arrêtaettenditl'oreille.

—Ilparaîtquelefilsd'Aramearriveaujourd'hui,ditl'unedesfemmes.—Ehben,onvavoircequ'onvavoir!Notrejournéerisqued'êtreanimée!

clamaunedeuxième.—EtAnsou?Ilestlà,Ansou?interrogeaunetroisième.—Biensûr!Jecroisquemoncousinvabientôtrécupérersachérie…Puislesplaisanteriesgrivoiseset lesricanementss'éloignèrent.Dabaresta

immobile, pensive. Ni elle ni Arame n'avaient annoncé à personne l'arrivéeimminentedeLamine,mais,auvillage, labriseemporte lesconfidenceset lesdisperse à sa guise. La veille, lorsque Lamine avait appelé la gérante dutélécentre, des dames qui attendaient leur tour avaient tout entendu. Dans lasoirée,lamêmephraseavaiteffleurétoutesleslèvresetn'avaitcontournéaucuneoreille:«Ilparaîtquelefilsd'Arame…»Lelendemain,toutlevillagefocalisaitsonattentionsurlefoyerd'Arame.Parentsetalliés,amisetennemisguettaientleretourdufilsprodigueetsoupesaientl'ampleurduscandale,quetouscroyaientinévitable.Auboutd'un instantderéflexion,Dabaseremitenaction : tropdetâchesl'attendaientetlesoleilcognaitdéjà.

Après le petit déjeuner, Arame cassa sa modeste tirelire : depuis sonveuvage, certains visiteurs, pour la soutenir, lui donnaient quelque argent.Économe,elleengardaitunepartiedansunepetitebourseencoton.Cematin-là,elleensortitdeuxgrosbilletsqu'elleremitàDaba.

—Tiens, achète vraiment tout ce qu'il faut, en grande quantité : c'est unjourexceptionneletnousrisquonsd'avoirdenombreuxvisiteurs.J'aidemandéauxenfantsd'attrapertroiscoqs,lesplusgrosdenotrepoulailler.

Ce jour-là, Daba fut l'une des toutes premières à choisir ses légumes aumarché.Àsonretour,avecsonpanierrempliàrasbord,Arame,assisedevantlacuisine,lebébésurledos,plumaitdéjàlesvolatilesqu'elleavaittrempésdansdel'eau chaude.En rejoignant sa belle-mère,Daba remarquaun trou fraîchementbouché,quirompaitl'harmoniedesstriesquesonbalaiavaitlaisséessurlesableblanc. Libations ! En pays sérère, malgré l'islam et le christianisme, riend'importantnesepassesanslibations.Commeiln'yavaitaucunhommeadultechez elle, Arame avait envoyé un de ses petits-enfants appeler le mari de

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Bougna,quiétaitvenutuerlescoqs.Respectueusedestraditionsanimistes,cetteveuve,voiléeaunomdel'islam,avaitrecueilliunpeudusangdescoqs,l'avaitversédansun troucreusé àquelquesmètresdumanguierqui servait d'arbre àpalabres. Elle y avait ensuite ajouté du lait caillé et quelques poignées demilavantdereboucher,enpsalmodiantdesprières.Cerituelétaitcenséapaiserlesancêtres et attirer leurs bonnes grâces sur toute la famille. Daba regardait lespoules picorer les restes de graines autour du trou.Elle devinait que sa belle-mère avait pratiqué ce rituel qu'elle-même connaissait bien, mais semblaitperplexe.Arameluiôtaledernierdoutequilaretenaitprèsdumanguier.

— Eh oui, je n'ai pas oublié…Nos ancêtres sont nourris et veillent surnous.Toutsepasserabien,net'enfaispas.

Daba, qui avait dumal à partager sa conviction, se contenta d'un sourirepoli.Elles'approcha,déposasonpanieretluipritlebébéquis'agitaitdanstouslessensdepuisqu'ilavaitaperçusamère.PendantqueDaba,assisesurunbanc,allaitait sa fille, Arame scrutait son visage. Pour dissiper la mine maussadequ'elleluitrouvait,elleprovoquaunediscussion.

—Ya-t-ildeschosesintéressantesaumarché,aujourd'hui?—Oui,oui,beaucoupdelégumesfrais.J'aifaitlescoursespourunpoulet

yassa. Et comme il y avait du thiof, j'en ai pris pour le thiéboudjène. J'aiégalementachetédebellesdaurades.

—Etfinalement,qu'est-cequetucomptesnousmitonner?— Je vais préparer un poulet yassa,mais aussi un thiéboudjène rouge et

commetum'asditqueLamineadore lecouscousdemilaupoisson, j'aiprévud'en faire, avec les daurades.Ainsi, il pourra choisir le plat qui luimanque leplusets'ilarrivetôt,ledéjeuneretledînerserontprêts.Jevaisfairedespastelsaussi,jemesouviensqu'ilaimaitbeaucoupcespetitsbeignetsfarcisaupoisson,quandnousparticipionsauxfêtesdenotregroupe…

Dabas'arrêtanette,lesourirequis'étaittantôtdessinésursonvisageavaitdisparu.

—Oui,c'estunebonneidée!enchaînaArame,quifaisaitmineden'avoirpasvulagênedesoninterlocutrice.Lamineaimebeaucouplespastels.Etpourlesboissons?

—J'aidéjàtrempédubissabetlà,j'airapportédubouille.Jevaisfaireunjusdebissapetunautredebouilleet,afinqu'ilssoientbienfrais,j'aicommandédeux blocs de glace que les enfants iront chercher plus tard chez Abdou. Etcommeonadulaitcaillé,jevaisfairedundiar,biensucré.J'aidelafarineaussi,s'ilmeresteassezdetemps,jeferaidespetitsgâteauxàlanoixdecoco.

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— Bien ! conclut joyeusement Arame, je crois qu'avec tout ça il nousfaudradeuxventresàchacun.

La jeune cuisinière n'exultait pas, mais elle était contente de voir sesinitiatives appréciées. Après avoir plumé, découpé les poulets, épluché leslégumes,Arame s'installa sous lemanguier avec la fille deDaba. Enfin seuledans sa cuisine, la jeune femme engagea une course contre la montre. Lespiroguesquipartaient lematinàDjifère,d'oùellesembarquaient lespassagersen provenance de la capitale, revenaient habituellement entre quatorze et dix-septheures.Rentréedumarchéunpeuavantneufheures,Dabasouhaitait toutterminer en cuisine avant midi. Avec deux foyers suralimentés en bois depalétuviers, l'un pour le yassa, l'autre pour le thiéboudjiène et un fourneaumalgache devant l'entrée de la cuisine, pour les pastels, elle avait réussi àrespecter son horaire. Elle dut même attendre le retour des enfants de l'écolepour servir le déjeuner. Quant à elle, elle ne ressentait pas la faim ; plus lajournéeavançait,plus labouled'angoissedanssonventregrossissait.Après ledéjeuner,ellenettoyasavaisselleetrangeasacuisine.Conditionnéesavecsoin,les différentes nourritures n'attendaient plus que l'hôte de marque. Daba allas'occuperd'elleetdesapetitefille.

Il était quatorze heures, lemuezzin appelait à la prière quandDaba, bienhabilléeetmaquillée,sortitdesachambre,avecsafilledanslesbras.Lapetiteaussiétaitlavée,trèsbienhabilléeetentouréed'unbeaupagnedetisserand.Endescendantduperron,lajeunemamancroisasabelle-mèrequi,unebouilloireàlamain,sepréparaitàlaprière.Stupéfaite,Aramel'interrogea.

—Daba,oùvas-tucommeça,aveclapetite,enpleinsoleil?—Jereviensdesuite,dit-elle,sansralentirlepas.Aramelaregardasortirdelamaison.Enfaisantsesablutions,elleregretta

den'avoirrienfaitpourlaretenir.Pendantqu'ellepriait,sonespritcouraitaprèsDaba et les hypothèses qu'elle formulait se mélangeaient aux sourates qu'ellemassacrait.Elle recommençaplusieurs fois,mais il lui fut impossiblederesterconcentrée, elle entamait une sourate et la terminait par lesbribesd'une autre.Finalement,elledemandapardonauDieuquin'avaitrienfaitpourrésoudresessoucisetquittasachambre.Dehors,Aramefuttrèsagréablementsurpriseetneputreteniruncridesoulagement.

—Ah,Daba,tueslà!Daba était bien là, assise sur une chaise sous lemanguier,mais sans son

enfant.Mutique,ellebalançaitnerveusementunejambeet,malgrélesquestionsappuyéesdesabelle-mère,ellerefusadedirecequ'elleavaitfaitdesafille.Les

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enfantsétaientdéjàrepartisàl'école,lesdeuxfemmessefaisaientfacedansunhuisclosinattendu.Onauraitditquetouslesvillageoiss'étaientpassélemot:ilfallaitseteniràl'écart,laisserLamineretrouverlessiensetréagirenfonctiondecequiallaitsepasser.Dansunehypocriteneutralité,onsepromettaitdevenir,plus tard, calmer la bagarre ou participer à la fête. Aucune des visiteuseshabituellesn'étaitvenuedéranger le tête-à-têtede laveuveetdesabelle-fille ;pas même Bougna. L'après-midi avançait, le silence devenait de plus en pluspesant ;soudain,Arameeutdessueursfroides.Ellebondit,saisitDabapar lesépaulesetsemitàluicrierdessus,toutenlasecouant:

—Qu'as-tufaitdubébé?Hein?Dis-le-moi!Qu'as-tufaitdubébé?—Maisrien!ditDabaensedégageant, riendutout,mafillevabien, je

t'assure.Arame la regardadroitdans lesyeux, se ressaisit et s'excusa :d'unepart,

riennel'autorisaitàs'arrogerlestatutdegrand-mèrepourlapetited'autrepart,elleregrettaitdéjàd'avoireudemauvaisespenséesausujetdesabru.Avecsajournéefatiganteetpleined'angoisse,Dabaavaitpeut-êtreétéconfiersafilleàsamèreouàl'unedesessœurs,commeellelefaisaitparfois.Arameessayadese rasséréner mais son imagination la tourmentait encore. Plusieurs fois, elleavait entendu à la radio des informations, remontées de différentes régions dupays, des histoires sordides concernant des femmes d'émigrés ayant eu desaventuresenl'absencedeleurmari.Desaventures,facturéesoupas,maisdontl'issueterrifiantedépassaitl'entendement.Aprèsavoiraccouchéencachette,unefemmeavaitjetésonbébédansunpuitssec;uneautreavaittuéetenterrésonnouveau-néderrièrechezelle,oùdeschienserrantsl'avaientdéterré.Uneautreencore avait emballé son bébé dans un beau pagne et l'avait abandonné aumarchéSandagadeDakar, oùuncommerçant l'avait recueilli.Ces faitsdiverss'étaientpropagésàtraverslepaysetAramenecessaitd'ypenser,depuisqu'onluiavaitannoncélagrossessedeDaba.Au-delàdel'affectionqu'elleportaitàsabelle-fille, elle s'était engagée à veiller sur elle et son enfant, convaincue quetoutescesmalheureuses, fragiliséespar lavie,n'auraientpeut-êtrepascommiscescrimessiellesavaientbénéficiédusoutiendeleursproches.Aprèsquelquesminutesd'analysede lasituation,Daba,comprenantd'oùvenait l'inquiétudedesabelle-mère,esquissaunsourire.Pourdétendrel'atmosphère,elleallachercherdeux verres de bissap, qu'elles burent en silence. En posant son gobelet vide,Arame croisa le regard de Daba et pensa qu'elle voulait être rassurée sur laqualitédecebreuvagequ'elleavaitmistantdesoinàpréparer.

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—Hum,c'estdélicieux!Outrelafleurd'orangeretcettetouchedenoixdemuscade, je détecte encore un autre ingrédient, que je ne parviens pas àidentifier.

—J'yaiajoutéunpeudejusd'ananas,pourobtenirunepetiteonctuosité.—Hum!Entoutcas,c'estvraimenttrèsfin.Tiens,tuentendslemuezzin?

C'estl'heuredeladeuxièmeprièredel'après-midi.Aramesaisitsabouilloireet,avantdes'enaller,suggéraàDabad'allerse

reposer,enattendantl'arrivéedeLamine.Sous les cocotiers, les ombresmangeaient les derniers rayons du soleil ;

l'attenteetlafatiguedevenaientinsupportablespourlesnerfs.Assisesdansleurcour,ArameetDabaavaientdéjàperçudesbruitsdemoteurautourduvillage.Dans l'entrebâillement duportail, elles avaient vuune charrette passer, à deuxreprises, avec sa cargaison de bagages : des sacs, des valises, des caisses desavonetunfatrasd'objetsquitrahissaitl'arrivéedevoyageursvenusdelaville.Lesdeuxpirogues,dontcelled'Ansou,partiesduvillagelematinpourramenerlespassagers,étaientrevenuessansLamine.Audébarcadère,oùsetrouvaitplusde monde que d'habitude, les langues s'étaient déliées dès qu'Ansou avaitaccosté. Les hommes en palabre avaient vu la première pirogue arriver sansaucunetraceducélèbrerevenant.Persuadésqu'ilétaitenretard,certainsavaientpariéqu'ilseraitobligéderallierl'îledanslaseconde,celled'Ansou.L'idéed'unetelle confrontation entre les deux rivaux les stimulait et alimentait leursconversations.Mais leurspronosticsfurentdéjoués.Lorsquetous lespassagerssefurentdispersés,l'undescurieuxsemitàtaquinerlepiroguier.

—Hey,fiston!CapitaineAnsou!Es-tusûrd'avoirramenétoutlemonde?Ansousautadesapirogueavecl'énergied'unlutteurvictorieux,soulevason

moteurYamahaquarantechevauxflambantneuf,leportasurl'épaulesansl'aidedepersonneet,gagnantlerivage,lançad'unairnarquois:

—Jenesaispas,maisceluiquiresten'aqu'àmesuivreàlanage,s'iladusouffle!

—Etdesreinssolides!ajoutal'undesescopains.Un rireguttural traversa lewharfetchacunajouta sablaguevirile.Après

leur vaine attente, les guetteurs rentraient chez eux en débitant de cesplaisanteriesgraveleusesdontleshommessetarguententreeuxetqu'ilsn'osentjamaisdevantune femmedistinguée.Ansoune se formalisapoint, il saisissaitles sous-entendus, mais tous s'arrangeaient pour ne pas le heurter. Depuis ledécèsdupèredeLamine,Ansoupressentaitqueson rivaln'allaitplus tarderàrevenir. Aussi la récente rumeur n'avait-elle été pour lui qu'une simple

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confirmation.Et,commetoutlemonde,ilsedisaitqueLaminenegarderaitpasuneépouseavecl'enfantd'unautresoussontoit.Presséd'accueillirDabaetsafille le moment venu, le piroguier s'organisait à grands frais. Il ne s'était pascontentéde repeindre lamaisonde sesparents ; agissant tel un futurmarié, ilavaitégalementchangé l'ameublementdesachambreetdesonsalon.DansceterroiroùlesGuelwaarssejaugent,sepèsentetsesoupèsent,onestunhommeouonne l'estpas,etcela tientàpeudechose.Désireuxdebattre l'émigrésurtous les plans, Ansou avait acheté une grande pirogue dotée d'un moteursurpuissant. Ajoutées au bébé, ces dépenses onéreuses et spectaculairesconstituaient, à ses yeux, les uppercuts qui lui garantiraient la victoire parKOpoursondernierroundsentimental:lui,aumoins,travaillait,réussissaitetcelasevoyait.Enquittantlewharf,ilneconfiasesétatsd'âmeàpersonne,maisregrettaitdevoirprolongéesonattente.

ChezArame,quoiqu'aucunedesdeuxfemmesnese l'avouât, ladéceptionpointaitdéjàsonnez.Lorsquelesenfantsfurentrentrésdel'école,Dabasetraînamollement pour leur servir le goûter, le fameux ndiogonal qui permet depatienterjusqu'audîner;puiselleregagnasachambre.Arame,aprèsunecourtesieste, était restée dans la sienne et refrénait sa nervosité en égrenant sonchapelet.SielleavaitpuattraperlebonDieuparlecollet,elleluiauraitintimél'ordredeluiramenerimmédiatementsonfils.

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XXIV

Lesombresnappaientmaintenanttouteslesruellesduvillage.Postésurlesdunes,onpouvaitencoreapercevoir,étenduà l'horizon,un tableauà l'huiledepalme.Lesvaguesdéferlaient, rousses,etnepromettaientplusde retrouvaillespourcette journéefinissante.Pourtant,unbruitdemoteurse faisaitdeplusenplus perceptible. « Ce doit être un groupe électrogène, quelque part dans levillage,songeaArame.Quelfilsdupays,sachanttoutdesventsdusoir,oseraitencorebraverl'Atlantiqueàpareilleheure?»Allongéesursonlit,Daba,quinecraignait plus de froisser sa toilette, avait pensé de même. Mais le bruit seréduisit peu à peu et cessa complètement. Une bonne demi-heure s'écoula.Seules lesvoixfluettesdesenfants,quiprofitaientde ladernière lueurdu jourpourjoueràcache-cache,rompaientdetempsentempslecalmeducrépuscule.Lespetitssemblaientencoreplusremuantsquelaveille,maislacourétaitàeux,car personne ne venaitmettre de limite à leur frénésie. Leur grand-mère étaittropabattuepour sortir les sermonneretDaba,qui sedemandaitoù trouver laforced'allerréchaufferledîner,avaitl'espritoccupédechosesplusimportantesqueleurschamailleries.Partoutetjusqu'aufondduperron,ilscouraient,riaient,criaient et couraient encore. Soudain, le silence se fit. Deux hommes étaiententrésdans lacour, l'unportantunsacenbandoulière, l'autre tenantunepetitevalisenoire.Lesnouveauxvenusétaientsuivisdeprèsparunehordedeporteursetunecharrettequicroulaitsouslesbagages.Aprèsunmomentd'hésitation,lesenfantsseruèrentvers l'undesmessieursetsemirentàclamer leur joieà tue-tête.

—FapaLa-mineagata!FapaLa-mineagata!TontonLamineestarrivé!TontonLamineestrentré!

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Aramefit irruption.Danssaprécipitation,sonvoileétait tombé,maiselleavaitencore,bienattachésurlatête,lejolifoulardassortiàsongrandboubouenteinturetraditionnelle.

—Wouyô!Monfils!Monfils!répétait-elle,encourantcommeunejeunefille,lesbrastendusverssonmessie.

Lamine posa le gros sac qu'il portait en bandoulière, fit quelques pas,interceptasamèreetlaserratrèsfort.

Debout, une main appuyée sur le rebord de la balustrade, Daba lesobservait,sansbouger.Alertéeparlesenfants,elleavaitsurgi,maisunefoishorsde sa chambre, quelque chose l'avait immobilisée sur lamarche supérieure duperron.Elle n'osait pas descendre, souspeinedevoir exploser la grossebouled'angoissequiluidonnaitdesdouleursàl'estomac.Aprèsleseffusions,Laminefouilladanssespochesetgratifialesporteurs,quiremercièrentabondammentense retirant, tandisque lesenfantset lecompagnon transportaient lesbagagesàl'intérieur du bâtiment. Mais avant d'entrer, Lamine s'arrêta près de Daba, lasaluaetplaisanta.

—Bonsoir,Daba.Alors,c'estainsiqu'onaccueillesonmari?Dabasourit,gênée, ledébarrassad'unsacetsedirigeavers leurchambre.

Ellefituneffortpoursuivrelemouvement,maisletonenjouédeLaminen'avaitpas diminué son inquiétude. En son for intérieur, elle se disait que l'orageviendrait plus tard, quand le copain serait parti. Mais au moment où celui-civoulutprendrecongé,Lamine,àquiArameavaitdéjàvantélesmetssucculentsquil'attendaient, l'invitapourledîner.Legarçonn'avaitpasprévuderesteruntel jour, mais Lamine insista si gentiment qu'il finit par céder. Nombreusesétaientlesraisonsderemerciercetamifidèle.C'étaitluiquiluiavaitannoncéledécèsdesonpère,luiquiprenaitrégulièrementdesesnouvelles.Aussiavait-ilvoléausecoursdeLaminelorsquecelui-ci,quidésiraitarriverdiscrètementauvillageetsouhaitaitéviterlespiroguesdetransportencommun,l'avaitappelédeDakarpour lui fairepartdesonprojet.«Jeviendrai t'attendreavecmaproprepirogue, avait-il immédiatement proposé, et je te ramènerai au village aucrépuscule. » Afin de tromper la vigilance des autres piroguiers, ils s'étaientdonné rendez-vous,nonàDjifère,mais àNdanganeSambou.Cet amiétaitdecesgensquifontdelamémoireunepasserelleetpermettentauxvoyageursderenouerdes liensavecune terrequine lesattendplus.Retrouverunami,c'esttoujoursretrouverunmonde.

Avantd'allerréchaufferledîner,Dabaservitlespastelsetlescocktailsfaitsmaison,bien frais.Aramen'avaitpasoubliéd'envoyer lesenfantschercher les

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blocsdeglacequeDabaavaitréservéschezAbdou.Ledînerfutgargantuesque.Lamine préféra le talali, le couscous de mil au poisson, plat traditionnel duvillage,quandsonami,Arameetlesenfantsn'avaientd'yeuxquepourlepouletyassa. Prétextant les différents services pour faire diversion, Daba feignait degoûteràtoutsansrienmanger.Ledînerterminé,elleselançadansuneséancedethé, qu'elle espérait faire durer, afin de retenir encore le copain de Lamine etretarder lemomentoùlafamilleseretrouveraitenprivé.Maisdèsqu'ileutbusonpremierverreetgrignotéungâteauàlanoixdecoco,l'invitéjetaunœilàsamontreetjugeaqu'ilétaittempsdelaisserLamineseulaveclessiens.Alorsqueson fils raccompagnait son ami, Arame envoya les enfants au lit et, avant degagnersachambre,ellesoufflaàDaba:

—Iln'apaseuletempsdeselaver,chauffeunegrandemarmited'eau,dequoidiluerunebonnebassinepourladoucheetpropose-lui…Etpuis,essaiedetedétendre,ilm'al'airdebienprendreleschoses.Ilcommenceàsefairetard,lapetite…

Mais,déjà,sefaisaitentendrelepasdeLamine.Aramelançaunregarddeconnivenceàsabelle-filleetdisparutdanssachambre.Lamine,nelaretrouvantpasausalon,larejoignit;maisellel'éconduisittendrement.

—Vatereposer,monfils,jevaism'endormirenremerciantleSeigneurdet'avoirramenésainetsauf.Nousdiscuteronsdemain.

Pendant que Lamine prenait sa douche,Dabamit un peu d'ordre dans lachambre.Impeccable, le litaurait inspiréautrechosequ'unenuitdesommeilàun couple normal, mais, compte tenu de l'étrangeté de la situation, Daba sedispensadetoutepenséecoquine.Elleenchaînaitsesgestescommeonexécuteses gammes.Debout, elle jeta un coup d'œil dans tous les sens et se dit qu'ilmanquaitquelquechose.Elleserenditdanslacuisineetrevintavecunepetitejarre de terre cuite, à moitié remplie de cendres, au milieu desquellesrougeoyaient des braises.Ayant délicatement posé le fragile récipient dans uncoin,elleouvritunbocal,entiradeuxpincéesdethiourayequ'elleversasurlesbraises. Après son bain vespéral, Lamine apprécierait ; mais il s'éternisait,comme si sa douche devait le laver de la douleur de l'absence et des peinesd'errancesincrustéesdanssapeau.Dabaajoutaunepincéedethiouraye,selaissachoir sur le rebord du lit et regarda les volutes d'encens monter en spirales.Pendant qu'elle humait le suave parfum qui avait envahi la pièce, ses yeuxcontinuaientàinspecterleslieux.Soudain,elleremarqualapiledelingeproprequ'elleavaitpliéetdéposésurunechaisedansl'après-midi.Elleavaitoubliédelarangeretonyvoyaitsurtoutdeshabitsdesafille.Paniquée,elleseprécipita,

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ramassa chaussons, bonnets, langes, jouets, toutes les affaires susceptibles derappelerl'existencedesonenfantetlesfourradansunsacaussitôtrefermé.Ellefitdeuxfoisletourdelachambre:plusriennetraînait,maisunetornades'étaitdéclenchéeenelle,qu'ellen'arrivaitplusàcalmer.Lecœurbattant,ellesemitàquatre pattes, tira une valise poussiéreuse de dessous le lit et la posa, grandeouverte,surlesdrapspropresqu'ellevenaitd'agenceravecsoin.Elleyfourrait,pêle-mêle,sesvêtementsetceuxdesafille,lorsqueLaminesoulevalerideaudelaporte,satroussedetoiletteàlamain.

—Mais,quefais-tu?interrogea-t-il.Dabasemblaitsaisied'unetranseets'agitaitsansluiprêteraucuneattention.

Illaissatombersatrousse,l'attrapaparlesépaulesetmartela:—Hey,Daba!Qu'est-cequetufais?Réponds-moi!—Mafille…Mafille…—Quoitafille?—Elleestchezmamère.Ellem'attendlà-bas.Jesaisquetunevoudraspas

d'elle,denous…Alors,j'yvais.Jerentrechezmesparents.Laminesemitàrire,lalâchaletempsdesouleverlavaliseetdeladéposer

parterre.Puisils'assitsurlelit,attiraDabacontreluiet,toutenluisouriant,illuidit:

—Mais,t'esvraimentfolle,toi!Cetenfant,jevaislechérir!Tafille,c'estlameilleurechosequim'attendaitdanscepays.Tum'entends?C'estma fille,enfin,situesd'accord,biensûr.

Dabaledévisagea;ellenes'agitaitplus,maisnesavaitpascommentréagirnonplus.Pleurantdejoie,elleforçaunsourireetbredouilla.

—Mais…Maiscommentpeux-tu…—Accepterl'enfantd'unautre?Devantl'expressionindéfinissabledeDaba,ilritencoreetreprit:—Cen'estpasl'enfantd'unautre,c'estl'enfantdelafemmequej'aime!Tu

esma femme, non ? Tout ce qui pousse dans la ferme appartient au fermier,disent les anciens. Et puis, si j'avais eu un enfant toutes les fois que je t'aitrompée en Europe, franchement, j'aurais ramené de quoi peupler ce village !Mais comme tu vois, je n'ai ramené personne parce que, là-bas, c'estcontraception avant fornication ! Et pendant toutes ces années, je pensais auxcopainsquifaisaientdesenfantsauvillage,àtoiquiattendais,envoyanttoutesles filles de ta classe d'âge pouponner. Alors, tu comprends, quand j'ai apprisque…que…Euh!Enfin,quandj'aiappris,j'aibienréfléchietmesuisditque,finalement, c'était bien ainsi.Nous avons, nous aussi, un enfant. Et puis, si la

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petite tientde toi, elledoit être sacrément jolie.Allez, jem'habilleetonva lachercher.

Pendant qu'il se préparait, se peignait, se parfumait,Daba le dévorait desyeuxet réajustait l'idéequ'elleavaitde lui.Elle leconnaissaitdepuis toujours,l'avaittrouvécharmantàl'école,serviableentantqu'ami,mais,mêmedanssesrêveslesplusfous,ellen'avait jamais imaginéqueLaminereviendraitdansdetellesdispositions.EllenepensaitpasàAnsou,maisàtoutescescommèresquine lui prédisaient que désastre. Le village attendait une eau-forte, c'est uneaquarelle rose d'un amour tendre que Lamine déployait. Daba rêvassait, unedoucelumièrebrillaitdanssesyeux.Cesoir-là,lorsqueLaminedonnaletopdudépart,ilsn'allèrentpasseulementchercherleurfille;encheminant,côteàcôte,sousleclairdelune,ilscoordonnaientleurspremierspasversl'avenir.

ChezlesparentsdeDaba,lapetitedormaitsurledosdesagrand-mère,quifaisaitanxieusementlescentpas.Lesgensveillaientdanslacour,maisdèsquele couple fit son entrée, le silence fut total. Après de longues salutations,embrouilléesetempreintesdecomponction,Lamine,n'ignorantriendesraisonsd'unetellesolennité,sepressadebriserlaglace.

—Bon,vousnousrendeznotreprincesse?Ilesttempspourelled'alleraulit.Nousreviendronsvousvoirprochainement.

Unriregênéemplit lacouretchacunrespiraplusàl'aise.Lagrand-mère,quiosaitàpeineleverlatêteverssongendre,luisourittimidementetdétachalebébé. Daba récupéra la petite et la déposa aussitôt dans les bras de Lamine.Quelques formulesdepolitesseplus tard, lecouples'enalla, laissaderrière luiunebelle-famillemédusée.Uneseulephraseavaitsuffipourdésamorcerlacrisequetousredoutaient.

Auretourcommeàl'aller,ilspassèrentàproximitédelaboutiqued'Abdou.Sous l'éclairage jaunâtred'ungroupeélectrogène,un jeunehommepréparait lethéprèsdesjoueursdecartesquis'égosillaient.Toussuspendirentleursgestesàlavuedespassants.Aprèsunebrèvehaltepourlessalutations,DabaetLamineavaient tranquillement poursuivi leur chemin.Mais ils n'avaient pas besoin deliredanslesastrespourcomprendrecequiseracontaderrièreeux.Abdou,lui,ne se mêla point aux commentaires. Pendant que ses hôtes s'ébahissaient,claquaientunephraseavecchaquecarte,maillantpotinsetproverbes,ilselissaitla barbe, les yeux au ciel. Allongé sur sa chaise pliante, le commerçant seréjouissaitd'avance,enévaluantlasommequeLamineluiverseraitbientôtpoureffacer l'ardoised'ArameetDaba.Abdoun'escomptaitaucuncadeaude lapart

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desémigrésderetour,maisleurarrivéelesoulageaitetluiredonnaitlafoiensamodesteépicerie.

—Le voyage s'est-il bien passé ? avait-il seulement demandé à Lamine,avantd'ajouter:lapaixsoitavectoietavecnoustous!Àbientôt?

—Oui,Abdou,àbientôt,avaitréponduLamine.Initié au langage du village, où les non-dits tiennent parfois dans

l'amplituded'unevoyelle,Lamine,quin'avaitpasoubliésestympansenEurope,avaittoutsaisidansl'intonationduboutiquier,derrièrel'apparentecordialitédesespropos.

Enroute,Dabaneditriendel'ardoisequiattendait lejeunehomme.Leurpromenadeétaittropmagiquepourqu'elleyinvitâtdespalabresdépourvuesdepoésie. À part les quelques mots de Lamine, le souffle de la brise dans lefeuillage des cocotiers était un accompagnement suffisant. Elle ne parlait pas,elle préférait l'éloquence muette des choses qui se révèlent d'elles-mêmes. Àl'entréedeleurchambre,Dabaperçutunclaquementdeporte,àl'autreboutdusalon.Elleseretourna,Lamineaussi.

Lorsqu'ilsavaientquittélamaison,Aramen'avaitpaspuresterimpassible,ayantdistinctementperçuunbruitdepaset la fermetureduportail.N'y tenantplus,elleétaitvenuedevant leurchambre,surlapointedespieds,avaitappelésonfilspour luidemandercequisepassait.Aucune réponsene luiparvenant,elleavaitjetéunœildanslapièce:lesaffairesdeDabaétaienttoujourslà,maisce constat ne la rassura qu'à demi : souvent les femmes répudiées quittent ledomicile conjugal dans la nuit, laissant à leur famille le soin de venir lelendemainrécupérer leursbagages.Soucieuse,Arames'étaitpostéeaufondduperron.Sentinelle tapie dans le noir, elle avait regagné sa chambre dès qu'elleavait vu le couple arriver, Lamine portant la petite dans ses bras. Elle étaitheureuse,biensûr,maispresquegênéedesurprendreunetellescène.

DabaetLaminenevirentpersonnedanslesalon,maisilssedoutaientdumanège.Unefoisdansleurchambre,ilséchangèrentunregardetpouffèrentderire.Ilsavaientdépassél'âgedecroireauxfantômesetdanslaseuleprésencequihantaitlamaison,tousdeuxvoyaientunangegardien.

Lelendemainmatin,lorsqueLaminealladirebonjouràsamère,l'enfantdeDabaserrécontrelui,Aramelesaccueillitcommesileschosesavaienttoujoursété ainsi. Elle s'était enfin sentie pleinement grand-mère de la petite et pourremerciersonfils,elleavaitseulementdit,enessuyantdeslarmesdejoie:

—C'est bien,mon fils. La vie est compliquée,mais beaucoup de chosesdeviennentsimples,quandonaducœur.Ettuasducœur,monfils.

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La journée s'ouvrait sur un beau tableau : une grand-mère, son fils et sapetite-fille. En effet, c'était simple : une famille, la leur, avec des spécificités,certes,maisdesspécificitésquiétaientleurnormalitéàeux.

Ce jour-là, enmitonnant le déjeuner,Daba fit le bilan de ses sentiments.Danssonmonologueintérieur,ilétaitquestiond'Ansou,deLamineetdel'amourengénéral:l'amour,cegrandcirquequiémerveilletant,maisoùonsebrisesifacilement lesos.L'amour, un accident, au sens latindu terme,quelque chosequi survient à l'improviste, vous causant joie ou peine, souvent les deux.L'amour, un vent qui s'abat et vous surprend en pleine mer, propulse votrebarque ou la fait chavirer. Le danger est grand, peut même s'avérer mortel,lorsqueceluiauquelonest livré,nuetsansdéfense,sepassedebienveillance.Mais comment distinguer le berger du chasseur derrière la cuirasse desapparences ? Daba savait qu'Ansou retenait son souffle, prêt à bondir dansl'arènepourprendresa revanche.Unhommeblesséestpirequ'un lionaffamé.Elle pouvait le rejoindre, sa fille grandirait auprès de son vrai père et lesjacasseries seraient estompées par la normalité reconstituée. Un tel choixsemblaitpluslogique,maisl'êtrehumainestbeaucouptropcomplexepourfairedelaconformitéungagedebonheur.Dabaavaitmûrietprenaitmaintenantencompte l'ensemble des paramètres dont l'addition constitue le véritable amour.S'envoleràl'appeldurouge-gorge,c'estbien,maiscommeonnerestejamaisenapesanteur, il importedes'aménagerunebase.Ellecreusaitenelle-mêmeet,àmesurequ'ellefouillait,ellesedécouvraitdessentimentsplusprofondsquelesémoisde jeunessequi l'avaient jetéedans lesbrasd'Ansou.Onconnaîtmieuxsonhomme,quandonatraversédesépreuvesaveclui.QuiseraitAnsou,encasdecoupdur?Daba l'ignorait.Cependant, saconvictionqueLamine rejetteraitDabaavaitrévéléleredoutablevisagequiauraitétélesien,s'ils'étaittrouvéàlaplaceducocu.OrLaminevenaitdegagner,parsaclémence,laconfianceetlagratitude de la jeune femme. Elle éprouvait du respect, de l'admiration et uneimmense tendresse pour cet homme, dont elle avait pourtant attendu le retourdanslacrainte.Pourluiavoirpardonnécequ'elleavaitfaitensonabsence,DabaconsidéraitmaintenantLaminecommelemeilleurdeshommes.Ill'avaitséduiteparsonattitudeexemplaire,ellenevoulaitplusrienfairequipûtluidéplaire.Etcommeiltenaitàlagarderàsescôtés,sadécisionétaitprise,définitive.

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XXV

Surprisdenepasvoirseconcrétiserlacatastropheannoncée,ceuxetcellesquilaprédisaientfurentobligésdeserendreàl'évidence:lapaixrégnaitdanslademeured'Arame.Bougnaetlesautresvisiteusesrecommencèrentleursalléesetvenues.Discrèteslespremiersjours,elleslaissèrentausoleilletempsdebalayerles ombres froides de la gêne, avant de reprendre leurs aises. Et même si lasituation les décoiffait, une sagesse toute nouvelle leur posait un doigt sur labouche : aucune d'entre elles n'osait remettre en question la structure de cettefamille,quinemanquaitpasd'aspéritésmaisparaissaitplussolidementsoudéequed'autres.Arameetlessiensétaienttoujoursaccueillantsetchaleureuxmais,aprèslesépreuvesqu'ilsavaienttraversées,ilsnepermettaientplusàquiconquedefourrersonnezdansleurvieprivée.Quelquetempsaprèslafindelapériodede veuvage de sa mère, Lamine se lança dans des travaux et prouva auxvillageoisqu'iln'étaitpasrentréd'Europelespochesvides.Ilrénovaetmeublalebâtiment familial, où ne demeuraient plus qu'Arame et ses petits-enfants,installés beaucoup plus confortablement. Pour lui, Daba et leur fille, Lamineavaitconstruitunbelappartementenfacedulogementdesamère.Depuissonperron,ilgardaittoujoursunœilpaternelsursesneveuxquandilsjouaientdansla cour centrale. Il était heureux de taper dans leur ballon en passant et lesorphelins semblaient voir en lui le père qui leur manquait. Amoureux de safemmeetsoucieuxdubien-êtredetoutecettemaisonnéequigravitaitautourdelui, Lamine n'envisageait plus de s'éloigner. Il avait conservé une part de seséconomies,dequoilancerunprojetviablesurplaceetrépondreauxbesoinsdesa famille élargie.Mais avant de commencerune activité lucrative, il souhaitaenfincélébrerdignementsonmariage,commeill'avaitpromis,etlebaptêmede

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safilleparlamêmeoccasion.Unelumièrebrillaitenluiqueplusriennepouvaitéteindreetlaperspectivedecettecérémonien'enétaitpasleseulmotif.

À la findes travaux,samère luiavaitdonnécequ'ilconsidéracomme lemeilleur cadeaude sa vie.Un soir,Arame avait convoqué son fils et lui avaitdévoiléleseulsecretqu'ellen'avaitpasosélivrerdanssalonguelettre:l'identitéexacte de son géniteur, qui était également celui de son frère défunt.Dans salettre,Aramen'avaitrelatéquesonparcours,lescirconstancesdanslesquellesonl'avaitobligéeàquittersonamourdejeunessepourépouserKoromâkdontelleétaitmaintenantlaveuve.Ellen'avaitconfesséquecequipouvaitaiderLamineàcomprendrelahainedesonpèreofficiel.Maintenantquecelui-ciétaitmort,ladonneavaitcomplètementchangé:l'amourdejeunessed'Arame,levraipèredeLamine,étaittoujoursauvillageet,quelquessemainesaprèslafinduveuvage,ilétait venu lui demander sa main. À leur âge respectable, plus personne nepouvait ajourner leur volonté.Mais avant de donner sa réponse, Arame avaitvoulutoutexpliqueràsonfilsetobtenirsonaval.JamaislemotouinefutaussifrancetdélicieuxdanslabouchedeLamine.Oui,ilvoulaitrencontrersonpère,qu'il avait souvent frôlé sans rien savoirde lui.Oui, ilvoulaitvoir sesparentsenfin réunis. Et, surtout, il entendait accomplir, le plus tôt possible, toutes lesdémarchesnécessairespourrecouvrersonvrainom.Ilétaitcommeceluiquialongtempsjeûnémalgrélui,etquientrevoitsoudainunetablecouvertedebonnenourriture.Cen'estpassaraisonquiacceptait,c'estsoncœurquis'ouvraitàtout.

La facilité avec laquelle Arame avait obtenu l'accord de son fils ne laconduisitpaspourautantàébruitersonprojetderemariage.Ellevoulaitquelesnoces de Lamine précèdent les siennes. Elle ne se confia qu'à Bougna et àquelques proches parentes, qui ne manquèrent pas de la taquiner gentiment.Dansuneambiancebonenfant,ellesavaientimproviséunesortedekhakhar,unchantdenocesassezcoquin,luireprochantdechiperunmari:lacinquantainebien sonnée, elle allait être une troisième épouse et découvrir la polygamie !Arame,gaiecommeuneadolescenteamoureuse,ripostaquelesdeuxépousesdumonsieur n'avaient manifesté aucune hostilité, lorsque leur mari les avaitinformées de son galant projet. Bougna, hilare, souligna qu'ayant grandi auvillage les dames savaient qu'Arame les avait précédés dans le cœur de leurépoux.Etpendantquelesautresriaient,Arameajoutaqu'ellenelesdérangeraitpas,puisqu'ellen'iraitpassebattredansunfoyerconjugalpolycéphaleetqu'elleauraitl'immenseplaisirderesterchezelle,oùellerecevraitsonchéripourleursrendez-vous amoureux. Bougna, qui menait toujours sa guerre contre ses

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coépouses et n'espérait plus grand-chose d'Issa, n'était pas la seule à l'envier.L'avenirsouriraitenfinàlabraveArame.

AumomentoùlemessagerdeLamineparcouraitlevillage,s'arrêtantdanstouteslesmaisonspourannoncerladatedesfestivités,unepiroguecomplétaitsalistedepassagerspour l'Espagne.Lamine,qui avaitmaintenantdespapiersenrèglepourcirculerenEurope,maisn'imaginaitplusquitterlessiens,s'indignait:l'Europe!Lafaim,lefroid,leracisme,lasolitude,lespetitsboulots,l'esclavageéconomique ! Les barbelés administratifs autour de la zone grasse Euro. Lesantipathiquesmâchoirescarréesenuniforme,cespetitspotentatsdes frontièresquivoustraitentmoinsbienqu'unchienabandonnéàlaSPA.LapeurauventredevantlesflicsdeSarkoland,sommésdetenirlesinfâmeschiffresduministèreBricericNettoyeurs.Laminefulminait!Silesjeunessavaientvraimentcequ'ilavaitvécu là-bas, affirmait-il, aucund'euxnepartirait.Néanmoins, échaudé, ilne faisait plus rien pour les raisonner. Il savait d'avance que personne nel'écouterait, car les jeunes n'embarquaient pas faute d'informations : ilsconnaissaient chacun, personnellement, au moins l'un des nombreux fils duvillagequiavaientpérilorsdecespérilleusestraversées.Etparmiceuxarrivésàdestinationparmiracle,certainss'étaientretrouvésmenottésetbredouilles,surletarmac de Dakar, vomis par un vol plein d'« amoureux de l'Afrique » quiendurentsansprotester,biencalésdansleurfauteuil,lescrisdesesenfants.Non,les jeunes n'ignoraient rien de ces périls, ils bravaient l'océan avec la claireconscience de ceux qui parient leur propre vie et trouvaient des phrasesimparablespourbâillonnerceuxquitentaientdelesretenir.«Jen'airien!Quesais-tu dema douleur ?Queme proposes-tu ? » Pour avoir souvent reçu cesclaques enpleine figure,Laminene se risquait plus à jouer le frère averti.Enoutre,lesplusretorsn'hésitaientpasàlemettreencontradictionaveclui-même:le peu qu'il avait rapporté ne laminait-il pas ses propres arguments ? L'avant-veille de la cérémonie, Lamine fut triste d'apprendre qu'une pirogue declandestinsavaitlevél'ancredanslanuit,lestéedecertainsdesesamis.Ilétaitdéçu,maisriennedevaitternirsonjourdegloire,samèreetDabayveillaient.Laminen'étaitpasGandhi,niSenghor,niObama,l'impuissancefaisaitpartiedeson fardeau existentiel. Parce qu'il connaissait la violence de ses propressouffrances,ilportaitdanssachaircellesdesautresetdevaits'enaccommoder.

Finalement, le jour venu, il se laissa porter par l'ivresse de l'événement.Maisd'avoirétélongtempsloinduvillageetdesescoutumesavaitaiguisésonregard. Avec une certaine distance, il observait, analysait. Des détails qu'iln'aurait pas remarqués auparavant lui sautaient aux yeux. Les dames, tantes,

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cousines auxquelles revenait l'intendance de la fête prenaient leur rôle très àcœur. Malheureusement pour Lamine, elles confondaient abondance etgaspillage.Pourépater lesconvives, leurmontrerque lemarié, leurcousinouneveu,rentraitd'Europeetnemanquaitderien,ellesdépensaientsanscompter.Les griottes s'époumonaient, enchaînaient les louanges et chaque fois qu'ellesvantaient la lignée des conjoints, on les couvrait de billets de banque et derouleauxdetissu.Laminejugeaitdetellespratiquesindécentesdansunesociétéoùlesproblèmesàrésoudres'amoncellent.Ilvoulaitfêtersonmariage,gâtersonépouse, sa famille et ses proches, certes, mais un tel niveau de gabegie lerévoltait.Danscepaysoù,dèsqu'onvoussupposenanti,lesgensviennentvousréclamer de l'aide et vous rendent responsable de leur survie, les excès festifsprovoqués par les mariages, les baptêmes et d'autres cérémonies coutumièresfont regretter toute sollicitude aux plus compatissants. Ceux-là mêmes quidéclarent manquer de quoi vivre, qui regimbent devant l'ordonnance de leurmèreetrechignentàfinancerlascolaritédeleursenfants,s'avèrentcapables,lesjours de cérémonie, de dépenser avec l'arrogance des princes pour défendrepubliquement leur rang.Maisoùest l'honneurainsi revendiqué, s'il faut, aprèsavoir fait montre de tant de vanité, aller quémander, mendier, emprunternuitamment une simple ration quotidienne ? Ici, on a perdu le pouvoir et lesmoyensdescoursroyalesd'antan,maislesnomsrésonnentetonpréserveàtoutprix le train de vie ostentatoire qui les caractérisait. Les inconscients foncentdans le mur, car, en pays guelwaar, la dignité se suffit à elle-même, elle necourbepasl'échineetnetendpaslamain.«Onnoustue,onnenousdéshonorepas!»,c'est leurdevise.Avantdepercer lesecretdesadages, tous lesenfantssaventréciterleurarbregénéalogiqueetleschantsquicolportentlalégendedeleurnom.Onneréussitpaspoursoi,onnechercheàbrillerquepourpropagerl'éclatd'une lignée, si bienque les jalousiesd'aujourd'huiprennent leur sourcedansleshiérarchiesd'hier.Chacunsesituesurl'échelleimaginairedesvaleurs,enfonctiondesvictoiresetdesdéconvenuesquihantentlamémoirecollective.Àdéfautdesavoirquionest,onsaittoujoursàquellefamilleonappartient.

Laminesavaittoutmaintenantdesafamille.Ilenétaitfier,maismalgrélamusique entêtante – des jeunes installés sous les cocotiers devant la maisonavaientmislevolumeàfond–,ilneparvenaitpasàsedépartird'unpetitfonddetristesse.Pendantquelafêtebattaitsonplein,ilétaitcertainquelamajoritédesgarçons quimangeaient, buvaient, dansaient ne se souviendraient ni desmetssucculents ni des belles toilettes desmariés,mais retiendraient seulement qu'ilavaitconstruitunbelappartementetfaitungrandmariageàsonretourd'Europe.

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Carmême si les visages rayonnaient, loin d'estomper les jalousies, la fête lesexacerbait.PourLamine,DabaetArame,parents, amis et alliésde l'île et desenvirons avaient fait le déplacement. Même les ennemis d'hier étaient là,profitantdel'ambiancejovialepourarrondirlesangles.Bougna,enamiefidèle,s'occupaitdeladélégationdelaclassed'âged'Arame.Coumbaavaitrejointlesjeunes femmes qui virevoltaient, guillerettes, chouchoutaient la mariée,perfectionnaientsestoilettes.Lamineétaitsurprispar lafouled'hommesvenusluirendrehommage.SeulsAnsouetlessiensmanquaientàl'appel.Ansouétaitabsentduvillage,depuisl'avant-veille.Lamineetsafamilles'abstinrentdetoutcommentairemais,entrelesmainspleinesdebeignetsetlesverresdebissap,lesragotsallaientbontrain.Ducôtédesfemmescommedeshommes, toutcequiétait vraisemblable était concevable. Les uns soutenaient que, certain d'avoirdéfinitivement perdu Daba, Ansou, écœuré, avait préféré fuir le village, qu'ilétait peut-être le capitaine de la pirogue qui venait de partir pour l'Espagne.D'autres gageaient qu'Ansou n'était pas homme à quitter si facilement l'arène,qu'ilavaitémigrépoursehisseràlahauteurdeLamineetreviendraitàl'assaut.LesvillageoissepassionnaientpourlarivalitéamoureuseentreLamineetAnsouautant que pour les combats de lutte entre Yakhya Diop Yékini etMohamedNdaoTyson.Chacunavaitsonchampionetn'enfaisaitaucunmystère.Entoutescirconstances,lesdeuxcampss'affrontaientverbalement.

Dans l'animation de la fête, on n'entendait plus le vrombissement desmoteursdepirogue,quid'habitudescandentlessilencesduvillage.D'ailleurs,iln'yavaitaucuneraisondetendrel'oreille,puisquetouslespêcheursavaientprisunejournéedecongépourseprésenterchezArame.Pendantquelesplusvieuxdiscutaient,enattendantleurpartdufestinsousl'arbreàpalabresd'unemaisonvoisine, les jeunes écoutaient de la musique, sous les cocotiers, et dans uneamicalecompétition,exécutaientfièrementleursdernièrestrouvaillesenmatièrede pas de danse. Dans la cour, des femmes tapaient sur des calebasses,chantaient ;d'autres,encercle, reprenaientenchœuret tapaientdesmains.Detempsentemps,lesplusdélurées,galvaniséesparlespolyphonies,sautaientaumilieu du cercle et dansaient énergiquement. Même Bougna et Coumba yallèrent de leursmodestes évolutions. C'était la fête, tout lemonde s'ébrouait.Polygamieoupas,mariabsentoupas,lesfemmesriaient,heureuses.Demincesnuages clairsemés couraient sur un immense fard à paupières bleu, le soleilbutinaitdanslesdécolletésetlajournéeétaitaussilégèrequ'untagal.Unjoyeuxtintamarreétouffaittouslesgémissementsettoutbruitextérieur.Aussipersonnen'entendit-illemoteurdelapiroguequiavaitaccostéauwharf.Quand,soudain,

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toutdevintcalme,lesgensseregardèrent,surpris.Bougnavenaitd'ordonnerunepetitepause,letempsd'unrepastranquillepourtous.Lestam-tamsviendraientaprès le déjeuner, faire monter la température et accélérer la digestion. Lespapillescomblées,ondanseraitbienmieuxetpuis,ilfallaitquelesbassinesdecocktails divers fussent appréciées à leur juste valeur. Elles ne devaient passeulementdésaltérer,mais aussi sauverde la déshydratation ceux et celles quilaisseraient leur force devant les pélinguères, ces tam-tams taquins quiéperonnentlafouguedesdanseurs.Aprèsl'effort,touteboissonameilleurgoût.Lepoulsdelafêteavaitmomentanémentchutéetchacunreprenaitsonsouffle,en attendant l'explosion d'adrénaline de l'après-midi. Les cuisinières avaientcommencéàservir ledéjeuner,quanddeuxmessieurssaluèrentà l'entréedelamaison:c'étaientAnsouetsonpère.

Dans la cour, lesdiscussions s'interrompirent, des femmes tressaillirent etmanquèrent de renverser les plateaux de nourriture qu'elles tenaient en main.Certains hommes portèrent leurmain à la barbe,même lorsqu'ils n'en avaientpas.Lesolsedérobaitsouslespieds,commeunefaussecertitude.Ansouétaitbienlà,enchairetenos,devantleursyeuxexorbités,accompagnédesonpère.Silesjeuneshallucinaientdevantcetteapparition,lesanciensetceuxqu'Arameavaitmisdans laconfidencesavaientdéjààquois'en tenir.Prévenuepar l'unedes cuisinières, Bougna était venue au-devant des deux hommes pour lesconduirejusqu'àArame,quilesaccueillitdanssachambre.Enbonnecomplice,sûre de ce qu'elle avait à faire, Bougna ressortit pour aller chercher Daba etLamine. Dehors, les esprits restaient en alerte. Les mots se firent rares et cen'étaitpasseulementpouréviterdeparlerlabouchepleine.Ilsnedisaientrien,parcequelasurpriseavaitaspiréettarileflotdeleurspensées.L'imaginationnesertàrienquandlaréalitédépassel'entendement.Orlaréalitéquisejouaitdanslachambred'Aramedéjouaitlesconjectureslesplusaffûtées.

Cequebeaucoupignoraient,c'estquedèsl'annoncedeladatedumariagedeLamineetDaba,Ansouétaitsortidesesgonds.Hurlant,vitupérant,iljuraitque,lejourdelacérémonie,iliraitrevendiquerpubliquementlapaternitédesafille.Maisl'avant-veilledumariage,sonpèreluiavaitdemandédel'emmenerenpirogue à Sangomar. Ansou s'étonna, cela faisait des années que son père nepartaitplusenmer.

—Maisquevas-tufaireàSangomar?s'enquit-il,dis-moiceque tuveuxallerchercherlà-basetjetel'apporterai.

—Non,monfils,avaitobjecté lepère.Jedoisyalleravec toi, ilyadescourants marins que tu ne connais pas encore et je dois t'apprendre à les

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affronter.—Mais, papa ! s'insurgeagentimentAnsou en souriant.Depuis le temps

quejeconduismapirogue,jesuisl'undesmeilleurscapitainesduvillage,àcequ'ondit.

—Oui,maisceuxquiledisentnet'ontpasforméàlanavigation;c'estmoiquit'aitoutenseignéetjesaisbiencequejenet'aipasencoreappris.

C'est ainsi qu'Ansou s'était rendu sur la petite île de Sangomar avec sonpère. Une fois sur place, le vieux l'entraîna jusqu'à la dune la plus haute quisurplombait la baie et là, sous un baobab, il l'invita à s'asseoir près de lui.Pendant longtemps, ils restèrent silencieux, regardant les oiseaux, les rarespiroguesetbateauxquipassaientà intervalles irréguliers.Auboutd'uncertaintemps,Ansou,quicommençaitàs'ennuyer,interrogeasonpère.

—Papa,dequelscourantsvoulais-tumeparler?—Descourantsquiéloignentcequ'oncroitprocheetrapprochentcequ'on

croitloin.Cescourantssurprennenttoujourslesmarins.—Etcescourantsselèventenquellesaison?—Toutelaviedurant.—Papa,jenetecomprendspas.—Jeveuxdireque ta fillen'estpas si loinde toi,puisqu'elleportera ton

nom.—Oui,sûrqu'elleporteramonnom,jecomptebienmebattrepourlafaire

reconnaître.—Non,ilnes'agitpasdecela.Elleporteratonnom,parcequeLamineest

ton frère. Je t'ai emmené ici pour te parler des courants de la vie, car la pluscomplexedesnavigationsc'estlavie.Etquandnousquitteronscelieu,tuserasdevenuunmarincomplet,parcequetuaurasdécouvertlesecretdetonpère…

Etl'hommeavaittoutracontéàsonfils,ycomprissonintentiond'épousercelle qu'il croyait avoir perdue pour toujours,Arame. Ils avaient embarqué enpèreetfils,ilsrentrèrentenhommeségaux.Ilssavaientmaintenanttoutl'undel'autreetpartageaientlamêmeexpérienced'avoirsouffertd'amour.Ansouétaittroublé,ilneditrienlorsquesonpèrel'interrogeasursadécisionfinale.Arrivéauvillage,ilremitsonmoteurenmarche,dèsquesonpèreeutposélepiedsurlewharf.Alorsqu'on lecroyaitpartipour l'Espagne,Ansous'était simplementréfugiéchezunamid'uneîlevoisine.Là-basilavaitpleuré,vidétoutesacolère,puis, pendant deux jours, il s'était enfermé dans la réflexion. Le matin de lacélébration de l'union de Daba et Lamine, il avait pris sa pirogue et rallié le

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village.Arrivé chez lui, il fit de son père le plus heureux des hommes en luidisant:

— Papa, j'ai compris qu'après ce qu'il lui a pardonné, Daba ne quitterajamais Lamine. Alors, même si c'est dur, j'accepte mon frère, et ma fille…Euh…Lapetiteseramanièceettoitupourrasenfin…disonsquecelaréuniraaumoinslafamille.Jepensequenousdevonsalleraumariage.

ChezArame, les cuisinières, escortées par Bougna, servirent à la familleréuniedesplatsgargantuesquesetdescruchesdejus.Ilfallaittropdetoutpourmaintenirlescœursàleurplace.Ilfallaitdeslitresdeboissonsucréepourfairepasserlesrestesd'amertume.Lamine,DabaetAnsou,lesancienscamaradesdeclasse se découvraient en hommes et femme qui venaient de réussir leurpremièregrandetraverséedel'âgeadulte.Arameetsonfuturmariselançaientdesœillades,commedesentraîneursévaluantleurpetiteéquipe.Onseregardaitavec tendresseet respect,maisonavait encoredepetitespeurs secrètes, tellesdeschéloïdesquiavaientbesoindescaressesdutempspours'aplanir.

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Épilogue

Dans cevillage, quandonn'est pasmarin, on est descendant demarin ettoutlemondesaitque,mêmesilavietangueàdonnerdesmigraines,c'estquandoncroit lenaufrage inévitableque labarque reprend son sillagedeplusbelle.Fortes de cette certitude,Arame,Bougna,Coumba,Daba, comme toutes leurssemblables,poursuivaientleurnavigation.

Lorsque les tam-tams retentirent, tous les convives formèrent un cercleautourdesmariés.Aprèslafolieendiabléedesjeunes,cefutletourdesmamansde faire leur entrée. Lesmères desmariés devaient d'abord faire un discours,chacune,siellesledésiraient.Comptetenudescasserolesdesafillequitintaientencore,lamamandeDabasecontentaderemerciertoutlemondeetserépanditenprières.Émue,AramepréféraentonnerunchantdeRémiDiohquidisaitpourellecequ'elleavaitdanslecœur:«Imbouhndighil,yassolâtènemanarôgsômasobé…Orimtèledoyoukhâthièleanémoya…»Cettechansonévoquelaforcede l'amouret lapuissancedes liensdusang.Aramese réjouissait, ainsi,de safamilleenfinréunie,rendaithommageàsonfuturmari,encourageaitLamineetAnsouàdévelopperdesrapportsfraternels.Aprèschaquestanced'Arame,toutesles femmes reprenaient en chœur. Bougna et Coumba, elles, ne savaient pasquandreviendraitIssa.

Parmi les femmes endimanchées,maquillées, parfumées, qui rayonnaient,happaientdesquartiersdesoleilàchaquecouplet,beaucoupattendaientunfilsou un mari émigré. Depuis des années, des épouses à la force de l'âges'endormaient dans les bras de la solitude. Pudiques, rien ne les distinguaitpendant les cérémonies villageoises. Elles se faisaient aussi belles qu'elles lepouvaient et participaient aux réjouissances collectives, car aucune d'elles nesouhaitaitfaireentendrelafaussenotedanslasymphoniesociale.Lesraisonsde

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nepaschanter,d'esquiverladanseetmêmed'économiserleurssouriresneleurmanquaientpas,maiselleschantaient,dansaientetriaientexagérément,commerientceuxquiseretiennentdepleurer.Lorsquecefutletourdelaclassed'âged'Arame de défiler et de déclamer leurs plus belles chansons, Bougna, postéedevant lesbatteursde tam-tams, regardaCoumbaet commençaparunairquetout lemondeconnaissait,uneberceusequi, en réalité, semblait inventéepourconsolertouteslesfemmesesseulées.

«Ayo, ayo, Lamine Yandé ! Nanyo ké ndidné laya no makholé mbiné !ThioraMbayethioradiégakélolona!Yalanamoyalombélane,FamaraDiamé!Doudoumame,gatimbinéeh!Kôrnénéwa!»Cequiveutdire:«Ayo,ayo,LamineYandé!Écoutezl'oiseauchanteràl'entréedelamaison!ThioraMbaye,Thiora, tu as des raisons de pleurer ! Chante-moi une belle berceuse, FamaraDiamé. Doudou Mame revient à la maison ! Un homme, ce n'est jamaisinsignifiantdansunedemeure!»

Lesfemmesreprenaient,choraleharmonieusesaisiedansunemêmetranse,mais elles savaient que la brise ne porterait pas leurs polyphonies jusqu'auxoreilles de ceux qui leur faisaient défaut dans ce grand moment de liessecollective.C'estmuespar un sentiment naturel d'élégancequ'elles répétaient àl'unissonqu'unhommen'est jamaisinsignifiantdansunedemeure,carc'étaientbienellesquiportaientlesdemeuresenquestionsurleursépaules.

Leshommespartaient, revenaientounonetceuxquirevenaient laissaientsouventderrièreeuxceluiqu'onattendait.Rivalesd'Europerestéesfidèlesàleurchambrevide,lesfemmesnesecontentaientpasdepatienter,ellesremplissaientlagamelledespetitsdeleurcourage,tissaientlesjoiesetlespeinespourjeterunpont vers l'avenir, qu'elles souhaitaient radieux pour leurs enfants. Elles n'envoulaient même plus à leurs hommes, ensorcelés par le chant des sirènes,sachantbienqu'ellesdevaientleursnuitsfroidesetleurnostalgieaumotespoirinscritsurl'horizon.Fillesdemarinellesaussi,ellesnepouvaientqueramersurl'océande lavie.Etmêmeprivéesdebarque,uneécorcedenoixdecoco leursuffisaitpourbraverlescourantsdudestin.Auvillage,cellesquirestentàquaiavancent,chacuneaurythmedesaquête.Onlescroitsédentaires,maislesnuitsblanchessefontvoilierspourlestransporteràtraverslemonde,danslesillagedeleuraimé.Parcequ'ellessaventtoutdel'attente,ellesconnaissentleprixdel'amour ; mais seuls leurs soupirs avouent : ceux qui nous font languir nousassassinent!

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Table

Prologue

IIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIXIVXVXVIXVIIXVIIIXIXXXXXIXXIIXXIIIXXIVXXV

Épilogue