cefaÏ lafaye - lieux et moments d'une mobilisation collective

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  • DANIEL CEFAi CLAUDETTE LAFAYE

    LIEUX ET MOMENTS D'UNE MOBILISATION COLLECTIVE

    Le cas d'une association de quartier

    Les recherches sur l' action collective ne prennent presque jamais en compte l'ancrage de la mobilisation dans le monde vcu des acteurs, qu'il s'agisse de la ?imension affective des motivations de l'engagement ou des i!!:~diations pro-sa'iques de l' ad_hsion une cause dfendre. Comment ces ressorts de la mobi-lisation, relevant de!' exprience de la vie courante, sont-ils transforms pour ~Q~ney !ieu un engagement dans les diffrentes formes de la dnonciation et de Ia revendication publiques? Telle est la question que nous nous proposons d'clairer, en nous appuyant sur une enqute mene sur un conflit d'amnage-ment urbain dans l'Est parisien, dont le protagoniste central a t une associa-tion de quartier1

    Dans la premiere partie de l'article, nous montrerons comment la mobilisa-tion est ~n pris(;! _ Sll~.!~~~)(_flr!~nc~_sp~r~oll_n~]]e_s, les_r_tfu;eaux ~~-r-~!_a_tions et les P!ilJ~qll~l)Ordinaires, et comment elle passe par des rencontres en face face et des rassemblements orients (Goffman, 1963; Gamson, 1985). Nous

    L L'enqute porte sur l'association La Bellevilleuse et le quartier de Belleville, dans le XX< arrondissement de Paris. Les matriaux proviennent des archives mises notre disposition par!' association, d 'une earticipation o_bser_Y_ll!lte delongue dure.de Claudette Lafaye, de 1989 2001, et d' entretiens semi-directifs aupres des principaux protagonistes par Daniel Cefi. Les noms des li'i-efdes acteurs pilics n'ont t conservs que dans les extraits d ' entretiens ou de documents cits.

    ln : Les formes de /'action collective. Paris, ditions de l'EHESS, 2001

  • 196 Daniel Cef ai; Claudette Lafaye

    avons pour cela enqut sur le local de l' association, les relations de voisinage, les tournes de porte porte et les n~unions de concertation organises par les pouvoirs publics. L'action collective est en effet ancre dans ces petites inter-~ctions ou les convictions se forgent, les sympathies se gagnent, les engage-ments se prennent, les adhsions s' engrangent. La gestion des info~mations disponibles, la configuration des vnements, l' articulation des arguments et la formulation des motifs s'appuient sur l'exprience de ces interactions. Celles qui ont lieu lors des runions de concertation avec les pouvoirs publics ont plus particulierement retenu notre attention, car elles ont occasionn des jugements sur le comportement des responsables municipaux (accuss de faire preuve de mpris ), qui traduisent l' existence d' une grammaire des usages civiques et poli-tiques en rgime dmocratique.

    Dans la seconde partie, nous examinerons d' abord la faon dont des preuves affectives ont une charge thique et une porte civique et comment elles se coulent dans des f9~~1...d'e_2CQ~ession acceptablespubFqyement. Les cadres d'injustice (Gamson et al. , 1982) sont le plus souvent traits comme des ressources cognitives_ ()U _c;omme des ressourc~s. d' ~c;!Jon . On a cherch, au contraire, prendre les expressions d'indignation, de dgofit ou de rvolte pour des manieres de formuler des raisons d ' agir qui dcrivent, expliquent etjusti-fient la fois. Tout en s' enracinant dans des preuves corporelles, ces expres-sions en appellent une intersubjectivit partage et portent comme des jugements moraux. Elles doivent, par ailleurs, se plier desgram01aires de la vie publique pour tre intelligibles et r~c~yaj3J~s du point de vue des audito ires auxquels elles sont adresses : l' preu ve affecti ve est ainsi discipline et tenue distance dans des rcits jusqu' ne plus laisser de traces. Nous examinerons aussi un type d' opration mis en reuvre par les acteurs rencontrs, qui consiste singulariser leur quartier comme site unique prserver, tout en donnant une porte gnrale et une valeur exemplaire leur conflit.

    Comment merge et se conforte un collectif?

    Les dynamiques de mobilisation collective ne concernent pas seulement les mouvements de foule, les manifestations et les runions, les tumultes dans la rue et les effusions en masse. Elles recouvrent, bien entendu, ces figures qui occupent une plac_eprivilgie dans la mmoire collective. Le quartier tudi a connu de tels moments, quand l'expulsion force des locataires d ' un immeuble insalubre au petit matin d' un jour de juillet 1990 a dbouch sur I' occupation de la rue parles expulss et la population solidaire; ou quand la place de la mairie d'arrondissement a t investie par plusieurs centaines d'habitants assis surdes chaises - loues par l ' association - pour protester contre le manque d' gards de la municipalit dans 1 'organisation des runions

  • Lieux et moments d'une mobilisation collective 197

    de concertation (Baron, 1994). Mais il est une autre mobilsation collective, elle qui advient au jour le jour,

    qui a un tour plus quotden, moins exalt, plus routnier, mons sensatonnel, plus ordinaire2 La crossance et la transformaton du nombre inital des adh-rents de l'associaton sont lies la distribution massive de tracts et de courriers dans les boltes aux lettres et sur les marchs, des rencontres en face face avec les habitants du quartier ou ces rassemblements orients que sont les runions de concertation. Elles sont indissociables des conversations avec les voisins de palier et avec les proches du quartier, qui ont petit petit constitu un espace de cohabitation et d'interconnaissance en un espace de circulaton d'une parole publique. Nous allons exami11er successivement la place des rei_atio11s de vo_i.j11g_e, cies tqurnes de porte porte, des interactions au local et des runions de concertation, dans la dynamique de mobilisation et de recrutement de !'asso-iation. Ce faisant, nous montrerons comment !es oprations de cadrage (Snow et al., 1986, 1988), qui mettent en scene !' action de !' association, sont indisso-s:ia~les des micro-contextes ou elles ont lieu, sans pour autant tre arbitraires: le box -des a;g~~ents- et de~ m~tif~ -obit des grammares de la ve publique et puise dans des rpertores rhtoriques et dramaturgques. C' est ce mixte de contraintes structurales et d'improvisation contextuelle que nous mettrons en vidence dans l' analyse de diffrentes situations.

    Laformation de l'association L'association se constitue au printemps 1989 _u _sein d'un espace restreint de li_e.I1_S interpersonnels entre voisins. L'histore de cette formation fat l'objet d' une mse en rcit rtrospective, qui prsente la formation du collectf comme le rsultat d'un processus d' alerte:

    La Bellevilleuse est une association loi 1901, fonde en avril 1989, parneuf habi-tants du Bas-Belleville, alerts parle fait que Ia Ville de Paris exerce, dans leur quar-tier, un droit de premption urbain renforc. L'association et les habitants vont se battre contre un projet de ZAC (Zone d'amnagement concert) particulierement destructeur (dans le projet initial, plus de 90 % du bti existant devait tre dmoli) mme si, au cours des annes et de l'action de l'association, ce projeta considra-

    2. Cene dimension at tudie parles recherches sur les expressions et les manipulations d'mo-tions lors de meetings (Benford & Hunt, 1995), sur les rseaux d ' interconnaissance ou de fami-liarit prexistants (McAdam, 1982 ; Snow et ai., l 986), sur I' exposition de soi comme forme d' engagement (lon & Peroni, 1997), sur le tmoignage surdes expriences intimes de per-sonnes atteintes du sida (Adam, l 993; Barbot, 1995), surdes pratiques de solidarit ou d' al-truisme au jour le jour avec les sans papier ou les SdF (Simant, 1998), surdes engagements de proximit contre des lignes TGV (Lolive, 1999) ou contre des projets autoroutiers (Gamon, 1999; Rui, 2001).

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    blement volu. Suite l'abandon de ce projet, en 1995, l'association va tout faire pour que la Ville de Paris n' abandonne pas toute intervention sur ce quartier fragilis et va devenir, partir d'octobre 1996, un partenaire part entiere, un interlocuteur reconnu et cout de la Ville de Paris, troitement associ la confection et la mi se en reuvre des projets d'arnnagement du quartier3.

    L'alerte ne concerne, ~ans un premier temps, que quelques habitants infor.rns, capables de dcrypter la signification, en termes de consquences pratiques, de ce dispositif juridico-technique qu' est le droit de premption urbain renforc4. La circulation de l'information initiale procede de l'activation de liens de voisi-nage. Les neuf membres fondateurs, ~ec;rur~s daps trois copropri~ts_ du quar-tier, se connaissent parce qu' ils partagent pour certains la mme cage d' escalier, se rencontrent aux runions de leur coproprit ou encore, pour deux ou trois d' entre eux, frquentent pendant leurs loisirs 1' atelier d'une artiste du quartier. Ces propritaires, inquiets pour leur logement souvent rcemment acquis, et investis, pour la plupart, dans le conseil syndical de leur immeuble, demandent officiellement des explications la mairie d'arrondissement et se renseignent aupres de connaissances au sein de l'administration municipale. La pr-somption initiale que quelque chose se prparait , appuye sur des indices matriels, comme le murage des premiers appartements prempts, conduit faire une petite enqute informelle aupres de fonctionnaires de la Ville et vri-fier que le droit de premption est exerc de faon systmatique.

    La qualit de propritaire potentiellement menac par l' exercice du droit de premption a constitu, de l' a vis mme des intresss, un lment essentiel du processus de mobilisation et de recrutement initial. Mais on ne peut pour alltant rduire, en demiere instance, l'ensemble de J'action collective engage au_Q..m-bat men par quelques propritaires soucieux de conserver leurs biens. Anticipant ce contre-argument, auquel l' ancien maire UDF de 1' arrondissement a plusieurs fois eu recours, les militants de l' association vont se rf~r(!r {j(!s figures du bien public pour assurer la crdibilit et la recevabilit de leurs reven-dications. Ils vont articuler leurs demandes en termes de dfense des quilibres sociaux et conomiques , en faisant valoir que leur quartier est un lieu de mixit sociale et un laboratoire d'exprimentation interculturelle . Ils vont

    3. Prsentation de l' association une joume d' tudes du Conseil en architecture, urbanisme et environnement des Hauts-de-Seine, juillet 1997.

    4. La mise en ceuvre du droit de premption urbain renforc se traduit parle blocage des transac-tions immobilires sur un primetre pralablement dfini et par la substitution de la collecti-vit publique, en l'occurrence la commune, l'acqureur du bien mis en vente (logement, immeuble, terrain .. . ). La collectivit publique y a gnralement recours en pralable une opration d' amnagement ou d' infrastructure. Cette forme d'acquisition des biens permet de limiter le nombre des expropriations ultrieures.

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    exiger que l'intervention publique soit un processus dmocratique, qui prenne en compte les aspirations des gens du quartier. Cette monte en gnralit va de pair avec une laboration spcifique des termes et des enjeux du conflit, une figuration du quartier comme lieu prserver de la destruction et une recomposition des contours du collectif des actifs de l'association. Une partie des membres fondateurs , pour qui la menace pesant sur leurs biens constituait le principe d' intressement, et qui concevaient !' association comme un dispositif de protection, se retirent graduellement et se dsinvestissent progressivement. Je n'imaginais pas a comme a ... Tout ce temps ... Quand on s'est regroup au dbut, je pensais que a servirait surtout mettre en commun nos moyens pour financer un avocat capable de nous dfendre (membre fondateur, discus-sion informelle). Par contre, l~pl1112rt desmembres quiadhrent partir de 1291 ne sont pas directement touchs dans le11rs intrts matriels. Les bonnes raisons qu'ils ont d' agir sont dljes de leurs affaires personnelles. Elles ren-voient des Ieprs(!ntati()nS d' un tat dsirable du quartier - un li eu ou il fait bon vi vre - et l}n modele de cit urbaine - une ville juste , quilibre )) et har-

    iponj~us! . Leurs descriptions comprennent toutes sortes de petits bonheurs , qui pour d' autres sonneraient comme des stigma: les gosses qui jouent dans la rue ou dans les cours des immeubles, les odeurs de cuisine qui flottent sur Jes trottoirs, les vitrines des commerces ethniques, la cohabitation des milieux sociaux et culturels, J' animation des rues jusque tard le soir. Ces descriptions se doublent d' une critique de cette machine vider les quartiers populaires )) g11' est la politique municipal e, hrite des annes soixante : est dnonc le manque de transparence des oprations d'amnagement et revendique une continuit entre le quartier existant et le quartier venir. L'association prend en compte, dans ses registres de dnonciation et de revendication, l' ensemble des positions deshabitants, propritaires ou locataires. Ses porte-parole travaillent se distancier de la condamnation qui pese sur la plupart des associations de quar-tier: celle de n'tre qu'une protestation de type Nimby )> (Trom, 1999). Ils !e font en prenant de la hauteur, en soutenant des arguments visant l'intrt gnral et en recherchant obstinment le dialogue avec les pouvoirs publics. Ils se plient une rhtorique de l' action publique en rgime dmocratique pour faire valoir leurs droits et faire entendre leur voix (Thvenot, 1999). Le local de l'association comme lieu et support de la mobilisation U n lment crucial dans l' cologie de la mobilisation a t le local de l' associa-

    tfo~. Celui-ci matrialise physiquement son existence avec son enseigne bario-le dans une rue anime du quartier. 11 est devenu la base des runions et des in_terventions de J' association, dont les lnembres se regroupaient, ses dbuts, dans les appartements des uns ou des autres. Le local est aussi le lieu d' accueil

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    du public, qu'il s'agisse d'habitants du quartier ou de visiteurs de passage. Ces derniers y ont tout partculierement acces l' occason des journes portes ouvertes de l'association des ateliers d'artistes, qui ont lieu, chaque anne . au mois de mai. Pendant trois jours, les cours et les atelers d' artstes sor.: ouverts au public et le quartier tout entier devient un leu de flnerie et de contemplation esthtique. cette occasion, l' association des habitans accroche sur l'un de ses murs une exposition qui met le quartier en scene autour d'une thmatique, plus ou moins en relation avec son combat: vues du quartier ou de ses habitants, portraits de familles avant et apres leur relogement, expcrl' sur la dportation des enfants juifs du quartier, ralise parles leves du coi-lege voisin, ou sur les dix ans de l' association. Sur un autre mur sont expos~ des plans colors et lgends qui tmoignent de la transformation du projet C:.: rnovation en projet de rhabilitation et montrent, par l'utilisation de couleun contrastes, la rduction progressive des immeubles promis destruction et l'augmentation parallele du bti conserv. Ces plans, accompagns de prsen-tations des actions en cours ( tat du projet d' amnagement, oprations de relo-gement, Opration programme d'amlioration de !'habitat, dispositif d.: Dveloppement social urbain), sont remis jour tous les ans. Ces documents remplissent une fonction d'information importante, au mme titre que la maquette en bois du quartier, ralise parles tudiants de l' cole d' architec-ture voisine. fyfaquette et documentsco11stitu~11! l~ ~upport pll.ftir. d!Jq_u_e_l)es militants rendent compte des rsultats de leur action, rsument les acquis de leurs luttes et en dcrivent les ralisatons. ],,~s _

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    sociation. La mobilisation va de pair avec un travail dclar ci' action sociale et cie formation civique, qui remplit la moiti des rapports d' activit de l' associa-tion6. Une des anciennes permanentes a ainsi dfini le rle de l'association @mme un mixte d'assistance sociale, d'information civique sur les droits et de

    IQ~pying aupres des politiques. Lieu de l'information, le local est aussi une base de contre-information

    contre la dsinformation : transmission aux intresss des donnes pertinentes sur !e destin du quartier, immeuble par immeuble, mais aussi vrification, et ventuellement dmenti des bruits et ragots qui se rpandent comme un feu de paille surte! ou tel immeuble. Les permanents sont ainsi parfois appels par des habitants, que la rumeur de destruction prochaine de leur lieu d'habitation a rendus inquiets. De telles informations relevent, selon les permanents de!' asso-ciation, d' une tactique de dcouragement qu'ils imputent aux services tech-niques et aux lus municipaux. La bataille pour la mobilisation se double d'une bataille contre la dmobilisatiqn. La maitrise des informations qui circulaient pendant toute la priode de conflit ouvert entre l' association et la mairie a t au

    c~ntre de la mobilisation. Et c'tait l'une des tches quotidiennes des perma-nents de jouer les pompiers , de calmer les esprits en se substituant comme pourvoyeurs fiables d'informations aux canaux informels de la rumeur (Shibutani, 1966).

    La vie au jour le jour de l' association est faite de sries conjointes d' activi-ts de coordination et de communication par ou s' alignent les prestations de ses membres: recueils de donnes factuelles, changes d'arguments surdes solu-tions alternatives, dlibrations et prises de dcisions, distribution des tches et partage des prrogatives entre bnvoles et permanents. L' association ne peut tre identifie par la seule rfrence ses statutsjuridiques':u-dni de Ia@u!ti-plicit des lieux et des moments de son action, des_faades qu'elle adopte, des

    ~tratgies qu'elle endosse, des p~rf

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    tecture, d'urbanisme, de logement, de droit administratif, de gestion comptable ainsi que de l'apport de sympathisants qui, l'intrieur mme des administra-tions, servent d' antennes aux animateurs et leur permettent de rassembler des informations sur l'volution des projets municipaux. Le: l~caLestl~f2Y_~!~ cette activit collective : les runions s'y tiennent, les donnes y sont centrali-ses, les archives y sont stockes, les habitants y passent et repassent et les per-manents assurent la continuit. Les rponses aux questions poses par l'action rsultent de la coordination de toutes ces oprations, dont le local est devenu le siege principal7.

    Transformer ses voisins en adhrents Mais les membres actifs de l'association doivent encore persuader et convaincre les habitants du quartier. Hs recourent, cette fin, lapanop!ie usuelle des techniques miltant~_s: affichage sur les murs et dans les immeubles, ouverture de permanences sur la me, distribution de tracts dans les boites aux lettres ou la sortie du mtro, installation d'un stand sur le march et, enfin, pratique du porte porte. Cette derniere a t entreprise de faon assez syst-matique, au cours des premiers mo is de l' existence de l' association, dans la quasi-totalit des immeubles du quartier; puis elle a t renouvele plusieurs reprises jusqu' l' enqute publique de novembre et de dcembre 1994. Le porte porte releve d'un tout autre format que les tracts et les affiches: alors que ceux-ci interpellent l'habitant ou le passant et l'invitent rejoindre un mouve-ment dont le caractere collectif se donne voir dans le type mme de moyens mis en ceuvre, celui-l sollicite les relations de voisinage faites, sinon de confiance et de familiarit, tout au moins de reconnaissance mutuelle. L' articulation entre le format du porte porte et le format miltant de la mobili-sation et du recrutement est cependant loin d' aller de soi .. Elle est une soi,i.r_.e_cie tension particulierement qiffl:c:il~ gr~r pour les bnvo~es de l 'associatiQn. Le porte porte n' est pas une pratique courante des associations de quartier, qui lui prfrent d'autres modes d'interpellation. II donne lieu une multiplicit d'in-teractions problmatiques dont les interlocuteurs ne sontjamais certains de par-venir rduire l' ambigu"it.

    La premiere difficult laquelle sont confronts les membres de l' associa-tion qui font du porte porte est d' tre identifis comme dmarcheur.s parles ()Ccupants des logements qu'ils viennent informer des projets municipaux. En effet, frapper systmatiquement chaque porte dans des immeubles frquem-

    7. Ces dernieres annes, avec l'volution mme des missions que s'est donnes l'association, l'importance croissante prise parles permanents et l' usure des bnvoles, le local tend de moins en moins trece support central de la mobilisation collective qu'il fut de 19911996.

    ...,

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    ment composs de couloirs troits, desservant une dizaine de petits logements mal insonoriss, suffit induire une telle perception de la situation. Le fait que des portes ne s'ouvrent pas alors mme quedes bruits trahissent une prsence l' intrieur des logements suggre que leurs occupants anticipent}a yisite ci' U!J. dmarcheur inopportun. Certains bnvoles dfinissent d' ailleurs en ces termes cette activit, etce faisant, la dprcient: Moi , j'aimais pas a du tout. . . Parce que c' est pas facile: on dbarque chez les gens, on tait en prncipe deux. On tait deux, d'ailleurs, tout le temps. Et puis: bonjour ... C'est du dmarchage, quoi ! Comment, en effet, s'assurer qu'un ~-~itant quine parle pas, ou parle mal , le franais et qui ne dispose p~s des comptences du militant associ~tjf, identifie clairement le sens du paiement de la cotisation annuelle? Celle-ci est sollicite au titre de participation un collectif, mais ne risque-t-elle pas d' tre comprise par celui qui la verse comme l'achatd'un service ou d' un bien venir, voire comme un pot-de-vin? En l' absence de langage partag, tant au sens litt-ral que figur, la dfnition de la situation peine tre de sens commun, en dpit de l' assurance ritre que les membres de l'association sont des habitants comme les autres qui se sont runis pour faire entendre leur voix et que plus nombreux nous serons, plus notre avis aura du poids . Concevoir l'adhsion comme un acte d'engagement ou de soutien une organisation porteuse de revendications lgitimes requiert des comptences civiquesi un sens du jeu dmocratique, une apprciation de la rceptivit des autorits publiques, une conviction quant l'utilit et au droit de s' associer, qui ne vont pas de soi. La plupart de ceux qui ont particip au porte porte ont parfois eu le sentiment de forcer la main des nouvelles recrues ou, en tout cas, d' obtenir des soutiens au prix d' une incomprhension. Les nouveaux adhrents ont-ils sai si l' objet de !l:l visite et la critique des projets de rnovation? Quel sens a pour eux la consti- . tution d'une association d'habitants? Comment l'enfant a+il entendu et traduit : ses parents les propos des militants? L'adhsion ne rsulte-t-elle pas d'une ' mprise sur la qualit des solliciteurs?

    En vue de se prmunir contre cette figure du dmarcheur et de garantir une dfinition de la situation plus conforme ce qu'ils en attendent, les mili-ta._n_ts adoptent, le plus souvent, u.n mode de prsentation de soiqui fait valoir leur qualit de voisin . C'est en tant que voisin de palier, d'immeuble, de rue ou de quartier qu' ils sollicitent l'attention des personnes qui ils s'adressent. C'est ainsi que la plupart d' entre eux ont commenc le porte porte dans leur propre immeuble, l ou l'identification de leur personne ne fait pas, de rares exceptions prs, problme et ou ils sont d'emble perus et reconnus comme le voisin d' en face ou du dessus , celui que l' on croise dans l' escalier ou dans la cour, celui dont on connalt parfois le nom. Parce qu'elle s'inscrit dans

    l'._~vidence de relations marques du sceau d'une relative familiarit, qu'elle

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    prend place dans la trame des salutations, des civilits et des changes de la vie quotidienne, la catgorie de voisin permet d'engager l'interaction. La mfiance vis--vis des vendeurs d'encyclopdies ou des tmoins de Jhovah, gnralement trangers la communaut de voisinage, est court-circuite. Lorsque l' activit de porte porte se droule dans d' autres immeubles que ceux ou rsident les membres de 1' association, il est ncessaire de faire la preuve que cette qualit n'est pas usurpe en dclinant la rue, l'immeuble, l'tage ou l'on habite ou tout autre lment permettant de l'attester. Une des fondatrices de 1' association fait ainsi valoir son ancrage dans l' endroit ou elle est ne ainsi que son appartenance une parenteie: Vous connaissez sans doute mes parents, monsieur et madame X qui habitent au 6 ... Et mon onde et ma tante qui sont au 4 ;ou elle s'appuie encore sur la visibilit desa prsence physique dans le quartier: Vous me connaissez, e' est mo qui ai !e petit chien gris qui n' arrte pas d'aboyer, on s'est dj rencontr quandje le promene ! .La mise en avant de cette qualit de voisin ouvre pour les solliciteurs et les sollicits un horizon d' appartenance une communaut de voisinage. ce titre, elle laisse prsag_er le partage d'un monde commun.

    U:ltime maniere de tenir distance la figure du dmarcheur : diffrer dans le temps l'adhsion l'association et le paiement de la cotisation. Dbarrasss de 1' exigence de faire du chiffre , les membres de l' association ont toute latitude pour prsenter leurs interlocuteurs ce qu'ils savent des pro-jets municipaux et la maniere dont la jeune association envisage d' agir. Ils don-nent !e temps leur interlocuteur de se faire une opinionjusqu' leur prochain passage. Le format de prsentation de soi, centr sur la qualit de voisin, pr-sente cependant des inconvnients. 11 fait appara!tre les interlocuteurs comme proches, et la compatibilit de cette proximit avec un engagement proprement militant est problmatique. Les membres de l'association se voient frquem-ment offrir l'hospitalit, sont convis entrer dans le logement et prendre !e th ou le caf, invitation impossible dcliner au risque d' offenser. La sociabi-lit de voisinage menace alors de devenir envahissante et elle peut vite nuire au travai! de recuei! des adhsions. La qualit de voisin permet de maintenir dis-tance la figure du dmarcheur, mais tout autant celle du militant.

    L'activit militante est confronte dans le porte porte une troisieme dif-ficult: l' occupantd'un logement p.e se trouve pas d' emble prdispos entrer dans le format dans leque! les militants souhaiteraient le placer. Au sein d' une assemble gnrale, les auditeurs sont, par dfinition, disposs entendre 1e discours qui leur est adress, ne serait-ce que pour le contester; il en va de mme pour les habitants qui, apres avoir lu un tract ou une affiche, se rendent la permanence de l'association pour avoir de plus amples informations. Dans ces deux cas de figure, les personnes sont d'emble dans une posture de

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    citoyen. Ce n' est plus le cas dans l' activit de porte porte au cours de laquelle les personnes sont surprises dans leur intimit. Les membres de l' association sont ainsi conduits mesurer l' cart entre l'inscription de l'interaction dans le rl:!gistre du corps corps improvis, dans une situation faite d'intimit et de drangement, impliquant des protagonistes qui vivent souvent dans des univers symboliques diffrents, e_t _sa sg~ci:fiction omme interaction entre deux citoyens, galement rceptifs aux arguments et aux motifs de l'intrt gnral. Les oprations de cadrage dpendent alors directement du contexte, des cir-constances et des pripties de l'interaction en face face du porte porte.

    Le collectif mis l'preuve: les runions de concertation Les runions de concertation ont t des !!!2me~_t_!) c:;aJ)fJJ. l!lJPl!b_l~~~ation de lante_~!ati.Qn du projet d'amnagemen_t. Situations publiques par excellence, leur format n' est pas rgi explicitement par la loi : le code de l' urba-nisrne fait de la concertation, dans le cas des zones d' amnagement concert, une obligation dont les modalits pratiques sont laisses l'initiative de l'auto-rit publique. Elles relevent de ce qu 'E. Goffman ( 1963) appelle des r_asemble-

    rn

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    Ainsi, tant dans I' expos technique du directeur de la socit d' conomie mixte, dsigne par la Ville pour tre l'oprateur du projet, que dans le dbat qui lui a fait suite, Ies reprsentants de la mairie sont apparus au public peu qualifis techniquement. Leurs propositions ont t perues comme faiblement docu-mentes et argumentes, leurs rponses aux questions de la salle errones ou imprcises. Cette premiere runion de concertation, parce qu'elle constituait aussi un premier affrontement technique, tourne 1' avantage de 1' association qui pointe les lacunes du projet d'amnagement. Le projet de rnovation urbaine n' est soutenu par aucun diagnostic du bti existant, aucune enqute n' a t mene sur la population en place ni aucune tude comparative sur les avan-tages et les inconvnients d'un projet de rnovation et d'un projet de rhabilita-tion. Cet affrontement technique va galement contribuer nourrir l'intuition des animateurs de 1' association que la mairie n' a pas une parfaite rnaitri~~-technique du dossier et vales conforter dans l'ide qu'il est possible de prendre les services techniques en dfaut dans le registre mme qui est le leur8.

    Si les techniciens en charge du projet sont sortis affaiblis de cette preuve technique, les lus s'y sont, aux dires de nos informateurs, dcrdibiliss durablement. Ils ont mal pass l'preuve des civilits dmocratiques. Certains d' entre eux auraient eu des c~mportements incorrects eu gard une gram-maire des performances publiques des hommes publics (Pharo, 1990) : dsin-volture l'gard de certains intervenants, interruptions brutales de la parole, propos autoritaires et irrespectueux, agressivit verbale vis--vis des anima-teurs, attitudes hystriques , cris et gesticulations la tribune9. En dpit du brouhaha et du caractere parfois confus du dbat, l' association, grce aux prises de parole de ses animateurs, s' est montre, l'inverse, pondre et responsable, mesure et rflchie, soucieuse de l'intrt du quartier et de la diversit des situations de ses habitants.

    Le positionnement de l'association entre la mairie, adepte d' une rnovation lourde, et certains habitants, qui refusaient toute intrusion des pouvoirs publics dans !e quartier, a d'ailleurs t l'objet d' une troisieme preuve,

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    reprises de rduire l' association un adversaire hostile la mairie, rejetant toute intervention publique et, par l mme, peu soucieux du bien collectif. Rcurrente, cette critique pointe une vulnrabilit des collectifs d'habitants opposs des projets publics: il leur faut tre plus que des collections de rive-

    r~_ins_ menacs et faire valoir leur position sur un autre registre que celui du refus. Un moment clef a t celui ou une jeune femme, inconnue de l'associa-tion, a pris la parole, la voix charge d' motion, pour dire combien il faisait bon vivre dans le quartier, pour raconter comment ses habitants se sentaient heureux entre eux et pour exiger des pouvoirs publics qu'ils les laissent vivre tranquilles. Le prsident de l' association a rebondi sur cette intervention pour clarifier sa position, en la dmarquant tant du caractere excessif de l' intervention qui venait d' avoir lieu que du caractere extrme de la rnovation envisage par la mairie. Pn:1mnt appui sur les propos de la personne prcdente, il a fait valoir, l'in-verse, la ncessit d' une intervention publique dans un quartier dont la majorit des habitants souffraient de la vtust, de l'exigu'it et de l'inconfort de leur logement. II a plaid pour une intervention qualifie de douce , axe sur la rhabilitation des logements plutt que [sur] leur destruction , et sur le maintien sur place de la population qui souhaite continuer vivre dans le quar-tier . Les applaudissements qui ont ponctu l'intervention traduisaient l'adh-sion massive du public au point de vue de l'association. De cette preuve, le collectif associatif est sorti consolid alors mme que les habitants prsents auraient pu se reconnaitre dans les paroles de l'intervenante prcdente. Celle-ci ne s'est retrouve isole que parce que le publica manifest son soutien 1' association, soutien qui sera confirm par une recrudescence des adhsions dans les semaines sui vantes et par un renforcement du groupe de militants actifs par des nouveaux venus.

    L'association tend donc sortir grandie de la plupart de ces preuves publiques, quand bien mme celles-ci sont marques par la confusion. Le compte rendu officiel de la seconde runion de concertation, programme un an apres la premiere, en juin 1992, mentionne des mouvements de foule et un chahut contre les reprsentants de la mairie. Passe la phase de prsentation du projet parle maire et les responsables des services techniques, le dbat effec-tif n'a dur que vingt minutes: la sance est leve en raison d'une alerte la bombe communique la rdaction du Parisien libr10 preuve publique avorte en raison de son interruption, cette runion de concertation contribue nanmoins renforcer le collectif associatif. En_tmoigne une lettre, date du 22 juin et adresse au maire d'arrondissement. Rdige l'initiative de !'asso-

    10. On n' entrera pas ici dans le dbat, rcurrent chez les acteurs, qui a consist imputer aux adversaires la responsabilit de l' origine de cette alerte la bombe.

  • 208 Daniel Cefai; Claudette Lafaye

    ciation des habitants, cette lettre est signe collectivement par un certain nombre de personnalits du quartier: vice-prsident de la synagogue, pas-teur de l'glise rforme, prtre de l'glise catholique voisine, directrice de l' cole maternelle, prsidente de l' association des ateliers d' artistes. Les signa-.!aires de la lettre voquent l'explosion d' agressivit et d' motivit de quelques personnes ~n l' attribuant au refus du dialogue de la rrrnnicipalit; ils considerent que cette rencontre interrompue est nulle et non avenue et demandent l' engagement d'un vritable processus de rflexion, qui implique la participation des reprsentants des instances religieuses, scolaires, commer-ciales, associatives, qui pourrait prendre la forme d'une commission extra-municipale d' amnagement du quartier. Ce courrier collectifcontribue taxer la crdibilit de l'association et des positi011s qu'elle tient dans la mesure ou il engage des autorits morales 11 , dont la prise de parole publique vient relayer et accrotre celle de l' association. Il en va de mme avec un communiqu de presse publi par un lu d' opposition, conseiller de Paris et dput socialiste. II juge intolrable que la violence du non-dialogue >> se substitue au jeu de la concertation et iJ invite le maire de l' arrondissement s' engager sur la voie d'un vritable partenariat avec la population et les associations reprsentatives au premier rang desquelles La Bellevilleuse et ses dirigeants .

    Une autre runion publique de concertation s'est droule au printemps 1994, dans un gymnase de l'arrondissement. Une t_ranscription complete ~~s dbats est disponible, car l' association a rtribu les services d'une stnotypiste assermente pour garder les minutes completes, mot mot, du droulement de la sance, et pour se prmunir contre tout dni a posteriori de la part des lus et des techniciens. Ce dispositif visait moins produire des preuves dans une situationjudiciaire venir qu' exercer une contrainte forte de gnralit sur les propos tenus. II a suscit la premiere fois une protestation orale du maire, indi-gn par la rupture du climat de confiance ncessaire au bon droulement des dbats, tandis que les animateurs de l' association signifiaient tout la fois leur dfiance vis--vis des reprsentants de la mairie et leur capacit affronter, par avance, les traces crites des changes. Se joue, dans cette runion, entre le maire et le prsident de I' association de quartier une preuve d' autorit dans la prise de parole publique. Si quelques-unes des interventions du maire, qui anime la runion et tend monopoliser la parole, constituent des rponses argu-

    11. La notion d' autorits morales est indigene. Elle est issue du corpus des textes produits par l'association.

    12. li en est ainsi quand une personne souleve longuement le probleme d'un htel meubl d'ou une trentaine de personnes aux faibles ressources vont tre expulses. Le maire rplique ators par l' argument lgal: l'immeuble n' est pas dans !e primetre de I'intervention et, d' apres la Ioi Besson, les occupants d'un htel n'ont pas tre relogs.

  • Lieux et moments d'une mobilisation collective 209

    mentes aux questions poses 12, la plupart de ses prises de parole ne relevent pas de ce registre attendu d'intervention pas plus qu'elles ne visent, propre-ment parler, l'ordre et les regles du dbat. Loin de temprer Ies ardeurs de la salle, elles contribuent relancer un proces permanent du public. C' est ainsi que ce dernier se fait rappeler l'ordre et que ses ractions sont ostracises alors qu'il est fait ostensiblement tat de la courtoisie des lus: Nous, on regle des problemes toute Iajourne, vous sifflez, la contestation absolue n'empchera pas la gentillesse la table ; quand on respecte la dmocratie, a veut dire qu' on respecte aussi des gens que le peuple a dsigns pour avoir des responsa-bilits . Les contestataires , accuss de faire preuve de manichisme, sont tourns en drision : les bons, dtenteurs du monopole de l'amour du pass et dpositaires du Vieux Paris , contre les mchants , techno-crates froids et lus insensibles .

    Enfin, tandis qu' il en appelle aux vertus du dialogue et de la concertation, Ie maire interpelle nommment, de nombreuses reprises et sur un mode iro-nique, le prsident de l' association de quartier - seu! interlocuteur ainsi dsi-gn: c'est le cas d'un certain nombre de nos partenaires, monsieur R. apprciera le mot ; le btiment est squatt ... vous allez me donner des Ieons ; monsieur R. nous dira, puisqu'il veut en faire le commentaire ... . Un vritable incident de procdure clate alars entre le maire, qui prtend rpondre globalement aux interventions, et le prsident de l'association pris partie, qui exige une rponse prcise chaque question et qui demande qu'un tour de parole quitable soit respect. Aux tactiques de dstabilisation de l'ad-versaire rpondent les tactiques de dfense de sa propre lgitimit par le prsi-dent de l' association, qui raffirme son droit la parole contre sa confiscation paf le _Il1aire. Un rapport de forces entre les acteurs ~e met en place, qui pese sur la mesure du poids de leurs arguil1ents. Le maire tente de discrditer son adver-saire en lui promettant publiquement la sauvegarde de son immeuble et tente de le dchoir de la posture de porte-parole d' une cause publique qu'il s'efforce de tenir en laissant entendre qu'il aurait pass un accord secret avec la mairie. Inversement, le prsident de l'association, qui contre point par point les don-nes informatives et les analyses techniques de la mairie, doit s'imposer en montrant son autorit dans la prise de parole face l'auditoire. La bataille est remporte par celui dont la pugnacit ne faiblit pas, qui prend l'ascendant sur son adversaire et ne se laisse pas dmonter par ses piques. La crdibilit dpend de cette manifestation de courage et de fermet dans I' agn. La connaissance d_e_sdossiers, Ia capacit de pdagogie, la justesse de ton, la bonne tenue et le r_es_pect du public finissent par I'emporter dans l'preuve. Cette runion de concertation comme les prcdentes a t, selon les tmoins de la salle, un moment fort de cstallisation des affects et de tombe des masques , d' ta-

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    blissement dfinitif d'un rapport de confiance des habitants l'gard de leur association, d' assise de sa lgitimit dans l' arene publique et d' acclration de la dynamique de mobilisation et de recrutement.

    Le recours la catgorie du mpris En accusant les reprsentants de la municipalit de mpriser les habitants, les militants ne dnoncent pas simplement des manifestations d ' indiffrence, ils pointent aussi tout un ensemble d' infractions la grammaire de la vie clmora-!igue1 3. Ce faisant, ils travaillent renforcer la lgitimit de la cause qu'ils dfendent en jetant le discrdit sur l'adversaire et, par l mme, s'efforcent d' agrger de nouveaux sympathisants et de consolider l' unit du collectif. C' est bien parce que les acteurs s'accordent sur ce que doit tre la vie dmocratique, et notamment sur la place de tout un chacun en son sein, qu'ils en ressentent et en critiquent l' absence et parviennent se mobiliser autour de ces transgres-sions. La grammare de Ia vie dmocratique I?:'~st pas rductible l'archit~ct!JJe complexe des textes de loi et des rglementations, dont elle est en parti e l' ombre porte. Elle s'prouve avant tout travers les manquements un ensemble d' exgences normatives de la vie politique et travers des carts par rapport aux conventions lmentaires de la civilit ordinaire.

    Le premier type d'infraction la grammaire de la vie dmocratique faisant l' objet d' une catgorisation en terme de mpris a trait une violation carac-trise de la loi. En novembre 1990, alors que le Conseil de Paris devait dlib-rer sur le projet de cration de la zone d'amnagement concert et sur les modalits de la concertation relative ce projet, les vigiles de l'Htel de Ville refoulent quelques dizaines d' adhrents et de sympathisants de l' association lors de la sance publique du conseil municipal. C' est d' ailleurs en se rfrant la loi-l'article L. 121-15 du Code des communes qui stipule que les sances des conseils municipaux sont publiques - que l'association engage et gagne, par un jugement du tribunal administratif de mars 1993, le recours intent cette occason. Au-del de la seule infraction la loi, ce sont deux regles l-mentaires de la grammaire de la vie dmocratique -lc;_ prncipe de publicit_des dbats et l' exigence faite aux reprsentants de rendre des comptes leurs man-

    dant~ - qui ont t mis en question dans ces circonstances. La transgression du droit et de ses dimensions rglementaires par ceux-l mmes qui sont supposs

    13. Voir, dans le sillage de Wittgenstein et de P. Winch (1958), les propositions de o_ Trom (supra) ou de C. Lemieux (2000, p. 110 sq_). La notion de grammair~ ne renvoie pas tant un code systmatique de !ois formelles qu' l' ensemble des regles qui gouvement l'usage effec-tif d'une expression ou d' un geste signifiant [ ... ] qui se lit dansla pratiq11e, travers des usagesioterdits ou exemplaires.

  • Lieux et moments d'une mobilisation collective 211

    en tre les garants est perue parles administrs comme une forme de mpris de la part des pouvoirs locaux. Lgalit rime ici, pour les personnes interroges, avec publicit, avec responsabilit, mais aussi avec moralit. Les rappels rit-rs la regle juridique par l'association, quine cesse de se rfrer dans les cour-riers qu'elle adresse au maire, dans les dossiers qu'elle constitue ou dans ses interventions orales, aux articles du Code des communes, du Code de la construction publique, du Code de l'urbanisme ou encore du plan d' occupation des sols, mettent en saillance ces manquements la loi. Le recours la catgo-rie de mpris pour les qualifier tend ainsi mettre en relation l'infraction au droit avec n dfaut de droiture morale de la part des reprsentants du pouvoir 111unicipal.

    La catgorie du mpris qualifie d' autres infractions la grammaire de la vie dmocratique. Elle porte surdes comportements contraires aux attentes nor-matives propres te! ou te! type de situation. L' absence rpte de rponses de la part du maire d' arrondissement aux courriers de l' association contrevient au sens ordinaire de l' change pistolaire, a fortiori lorsque cette absence engage des institutions publiques et des personnes morales. Dans le cas prsent, elle est interprte comme un i:efs du dbat public et une non-reconnaissance de l'as-sociation comme interlocuteur crdible 14 11 en va de mme, quoique de matiere plus subtile, lorsque la rponse au courrier se limite un accus de rception, sans prise en compte des arguments qui s'y trouvent dploys, ou encore lorsque la ritration des courriers auxquels il n'a pas t rpondu est qualifie publiquement par le maire, dans une runion publique, de harcele-ment pistolaire .D' autres preuves sont saisies sous le signe du mpris :la prsentation aux centaines d' habitants qui se sont dplacs aux runions publiques de concertation de plans illisibles et de diapositives de mdiocre qua-lit, l'abus du vocabulaire technique, l'installation d'une sonorisation dfec-tueuse ou 1' octroi d'un bout de couloir sans sieges en guise de salle de runion. Les attentes de mise en place parles dtenteurs du pouvoir municipal des condi-tions matrielles de l'instauration d'un dbat dmocratique sont dues. Les petits dtails s'accumulent, ou se conforte le sentiment qu'une thique ordi-naire de la considration d' autrui est bafoue de faon rpte. L'ordre des civi-lits dmocratiques entre adversaires et le principe d' galit de droit la parole publique, quoi 1' organisation des rencontres politiques la tlvision a rendu les citoyens sensibles, ne sont pas respects.

    Enfin, le mpris des reprsentants de la mairie dsigne galement les conduites de certains lus de l' arrondissement qui contreviennent aux conven-

    14. L'association se constitue d'emble avec !e projet d'tre traite comme un partenaire part entiere dans les oprations d' amnagement du quartier, ce dont tmoignent ses statuts.

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    tions lmentaires de la civilit ordinaire en recourant la mauvaise foi, au soupon et !'insulte. La mauvaise foi peut relever de la tactique politique. En sance du conseil municipal, lors du nouveau projet de dlibration qui prend acte de l'annulation de la dlibration antrieure prononce parle tribunal administratif, un des conseillers de Paris, adjoint au maire de l'arrondissement, stigmatise

    .. . Les manreuvres dilatoires d'une association du XXe arrondissement soutenue par l' opposition municipale [ ... ) quine cache passa volont d'entraver cofite que cofite l' action de la Ville dans ce quartier [ ... J On peut se demander quelles sont Jes intentions relles de cette association. Son but est-il de laisser pourrir ce quartier? D'attendre que les immeubles s'effondrent sur les habitants et en rendent la Ville responsable? Trois ans de perdus pour les mal-logs (Minutes du conseil munici-pal du 18 octobre 1993.) Dans d' autres circonstances, l' incivilit ne peut plus tre mise sur le compte

    du calcul stratgique et du jeu rhtorique qui consiste disqualifier ses adver-saires. Est qualifi de mpris le manque d' gards vis--vis des rsidents par des lus ou des techniciens de la Ville. Lors de la premiere runion de concerta-tion, la mairie d'arrondissement, plusieurs des lus la tribune font preuve

  • Lieux et moments d'une mobilisation collective 213

    pect minimal auquel a droit tout administr - et au-del toute personne humaine - sont perus comme bafous parles reprsentants de la mairie.

    Ainsi dplie, la catgorie de mpris , lorsqu' elle est mobilise, pointe toute une srie de situations d'infraction, au sens lgal, civique et moral, dont la dnonciation contribue faire exister et consolider un collectif agissant, dans le mouvement mme desa non-reconnaissance par la municipalit. La perspec-tive adopte, en se centrant sur les manquements la grammaire de la vie dmo-cratique, renouvelle la thmatique du dficit dmocratique dans les projets urbains. La critique du caractere technocratique des projets d'amnage-ment, qui les rend incomprhensibles au plus grand nombre, et la dnoncia-tion de la mascarade des runions de concertation ou tout est jou d' avance s' inserent ainsi dans un e_space argumentatif dans lequel les catgo-ries politiques sont indexes surdes expriences sensibles et surdes jugements moraux. La dmocratie, loin de se rduire au dbat entre reprsentation et parti-cipation (Curapp, 1999), est aussi affaire de bonne foi, de respect mutuel, de sens du droit et de l'quit. Les cadrages de l'affaire en cours et des acteurs entre eux puisent en partie dans les prescriptions de la loi, qui ne sont pas bran-dies simplement comme des ressources stratgiques ou tactiques mais impre-gnent la culture publique des citoyens actifs. La loi et la rglementation resteraient lettre morte si elles n' taient soutenues par des usages et par des mceurs, par des rituels et par des conventions, si une grammaire de la vie publique ne rglait les criteres de!' exprience et de!' action publiques.

    Comment soutenir une cause?

    L'analyse des cadres de motifs et des rpertoires d'argumentation des acteurs ne se limite pas un probleme de mobilisation stratgique de ressources sym-b()liques par des entrepreneurs en morale ou par des groupes de pression en vue d'atteindre leurs objectifs de la faon la plus efficace et la plus rentable possible sur un march des biens publics. Ce rgime de!' action en plan (Thvenot, 1995), rig en moteur ultime de l' engagement par les thoriciens de!' action rationnelle, n' est certes pas absent des proccupations desmembres actifs de l' association. Ceux-ci passent le plus clair de leur temps rcolter et grer les sommes d' argent de leur budget, coordonner les comptences de leurs membres et de leurs sympathisants, renforcer la crdibilit de l' associa-tion et la lgitimit de son action. Le recours te! ou tel argument peut s' inscrire dans cette stratgie de recherche d' effets - effets de compassion ou de convic-tion, de dngation ou de lgitimation - qui est le propre de l' activit rhto-rique. Mais il est irrductible au registre de l'action instrumentale. D' une part, le sociologue n'a pas besoin de recourir l'exercice de la critique ou du soup-on pour dceler des intrts dissimuls derriere la surface des choses : les

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    acteurs se chargent eux-mmes de ce travai} d'imputation mutuelle de raisons d' agir, plus ou moins secretes ou avouables, et configurent l'arene publique conune un terrain de manreuvres stratgiques. Le champ argumentatif est dj peupl d'actions et d'interactions qui sont prsentes comme stratgiques en langage naturel. Le problme est de les recenser comme un rseau de perspec-tives qui se rpondent les unes aux autres et dont le maillage dessine la carte des performances publiques. D' autre part, les arguments sont au service d'une dyna-mique collective de configuration de lares publica. Soutenir une cause publique, c' est faire du collectif en touchant des personnes, en Jes engageant dans des actions communes et en les rassemblant sous Je nom d'une organisation. Soutenir une cause publique, c'est aussi P!()~l~matiser la situation dans laquelle ces personnes sont plonges, en montrer 1' aspect intolrable ou insupportable et en proposer des formes de rsolution. C' est dessiner des images du quartier, ins-crire ses habitants dans des intrigues narratives, historiques ou politiques et ouvrir un horizon d' attentes, d' espoirs et de projets. C' est trouver de bonnesrni-sons de se rvolter, profiler des conceptions du bien public et se rapporter des prini;ipes thiques ou civiques auxquels on tient parce qu' on les croit justes. De l'preuve perceptive la dnonciation publique Quels sont donc Ies cadres d' injustice (Gamson et al., 1982) travers lesquels les membres de l'association de quartier dcrivent la situation des habitants et rendent compte de leur propre engagement personnel en faveur de cette cause? Ces cadres d'injustice sont d' une grande diversit. lls varient selon que la dnonciation concerne les menaces pesant sur un bien personnel, les risques de dmantelement des !ieps de sociabilit et de solidarit ou le mpris des autorits publiques l'gard de la population du quartier. Mais nombre de militants tmoignent que I'impulsion initiale a t Ia dcouverte prouve corporelle-ment de l'inconfort, de I'insalubrit et de la dgradation de certains logements. Cette exprience est au principe de l'expression d'un sentiment d' injustice d'autant plus fort que celui qui l'prouve n'imaginait pas, au pralable, l'exis-tence de telles conditions de vie. C' est le cas d' un des objecteurs de conscience recruts par 1' association, que son statut aurait pu dispenser de toute implica-tion affective et thique, mais dont l'engagement est all bien au-del de la simple activit salarie:

    D'un point de vue matriel, ce qui m'a choqu au dbut, c'est les taudis. G. m'a emmen tout de suite voir le 35 rue Ramponeau. a pissait J' eau de partout, a venait du toit jusqu' au premier tage, avec des seaux comme a. a puait, on entendait presque grouiller Jes rats, c'tait deux doigts, d'ailleurs y'en avait. On rentre dans des logements triqus. Dj c'est sombre, mais comme il y avait des tais aux fentres, e' tait encore plus sombre. Les planchers, faut faire attention de pas secas-

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    ser la gueule tellement ils sont pourris. L a nem' a pas choqu, mais a m' a surpris. Je savais que a ex.istait, mais j' tais pas surde conna!tre a unjour. II y a un truc qui a chang, je sens moins les odeurs, a me choque moins. A vant on rentrait dans les immeubles, a sentait la pisse, je me disais: "j'arriverai jamais vivant au demier tage". Maintenant, j'y rentre sans mme plus y penser, peut tre parce que je m'y attends ... .

    Le sentiment d' injustice prend forme dans des preuves perceptives: loin 4.'.~tre un simple raisonnement intellectuel, il s' incarne dans des contextes d'ex-prience mobilisant explicitement plusieurs registres sensoriels : la vision ( a pissait l'eau de partout , avec des seaux , des tais aux fentres , c'tait encore plus sombre ), l' ou'ie ( on entendait presque grouiller les rats ), l' odo-rat ( a puait , je sens moins les odeurs , a sentait la pisse ).La descrip-tion a une dimension esthtique. ~!le vaut comme monstration, et non pas comme dmonstration. Elle tmoigne d'une preuve perceptive, plutt qu'elle n' administre une preuve (Chateauraynaud & Bessy, 1995). L'exprience sen-sible et affective est alors c;~nvertie en sentiment d'indignation, qui donne per-cevoir des situations dans ce qu ' elles ont d'intolrable ou de rvoltant. Le sens thique et civique n'est pas tant fond surdes mcanismes d'identification et de projection, dont certains font le soubassement psychologique de la compassion, de la charit ou de la solidarit, qu'il ne s'ancre dans la saisie pathmique et esthtique de caracteres observables et descriptibles de la situation. La situation est insupportable dans ce qu' elle donne ressentir (pathos) et sentir ( aisthesis ). Mais les scenes exposes sur le modele plus personnel ont une force d' vidence ostensive qui vaut en sai. L'objecteur passe de l'usage du Je celui du On, dans une transition du sens vcu au sens commun. Les preuves perceptives ont une puissance de figuration incame. Loin d' tre enfermes dans un corps subjec,tif,

    e!l.~s pointent vers le sens commun. Elles parlent d' elles-mmes et en appellent une communaut d' motion, d' exprience et de jugement. Exprimes en dis-cours, elles s' imposent avec la force du tmoignage et engagent l' interlocuteur prouver la mme indignation et endosser la mme rvolte.

    Sans faire d'identification je Ies dfends pas parce que je ne voudrais pas que a m'arrive, je les dfends parce que vraiment, merde, c'est pas possible de voir des choses comme a. Ces gens qui sont dmunis, qui vivent dans des taudis, qui on fait payer des loyers invraisemblables, 4 000 bailes pour des taudis ... quand on est en pleine possession de ses moyens, quand on sait tout, parce que y'a des gens qui nous disent "c'est un ami qui nous loue a", un rez-de-chausse, 15 m2 avec des briques de verre, ou ils sont cinq dedans, eh bien ! flicitations pour vos amis !. .. quand on voit des choses aussi abjectes, e' est assez motivant. La description des mmes scenes pourrait conduire exiger la destruction

    des taudis insalubres ou la modernisation des logements; elle pourrait encore

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    provoquer du dgofit, dboucher sur une stigmatisation des rsidents eux-mmes, raviver le sentiment de danger des classes laborieuses ou d'une menace des jeunes immigrs - cf. l'tiquetage raciste du: ils vivent comme des btes . Pourquoi sauvegarder un quartier aussi insalubre? Quelles sont les rai-sons de le rhabiliter au lieu de le dtruire? Comment passer du constat de dgradation, auquel les deux parties souscrivent, au cadrage d' injustice, sur lequel elles peuvent encore se rencontrer? Le tmoignage de visu est mis en perspective parle rcit de !'injustice flagrante et du mensonge sans scrupule, de l' go"isme et de l' insensibilit pour le sort d' autrui, du dsir de faire carriere ou de gagner de l' argent qui l' eniporte sur toute autre considration. Les preuves perceptives ont une porte morale et politique. La prise en compte de cet tat de fait est prsente comme le motif qui donne son impulsion l' action.

    C'est motivant d'aider les gens de la gueule de qui on se fout. Que ce soient les pouvoirs publics, les syndics, les architectes. L'autre jour encore, un architecte tait en train de faire signer un papier foireux, pour se dfausser de toute responsabilit si le mur s'croulait, alars que l'architecte du syndic, c'est son boulot, assurer la scu-rit des habitants. On paye pas des charges et des loyers pour rien, on doit tre en scurit il voulait faire signer un papier "Oui,je ne rentrerai pas dans telle piece qui risque de s' crouler, je dcharge M. Untei de toutes responsabilits". Il voulait faire signer a .. . Quand on voit ce genre de choses, d' abord il faut se contenir. . . Les gens dans le quartier, la faon dont ils sont traits, e' est assez rvoltant.

    Loin d'tre singulier, propre la personne qui retrace cette exprience, un tel cadrage d' injustice se retrouve, avec des versions appropries au contexte de sa formulation, dans les dclarations officielles de l' association et dans les dis-cours titre priv desmembres de l'association. Les comptes rendus des tour-nes de porte porte parles membres les plus actifs de l'association au cours des premieres annes, destines informer les habitants des projets d' amnage-ment du quartier et recruter parmi eux de nouveaux adhrents,_font tous tat d'expriences similaires, vcues comme d'autant plus troublantes qu'elles se droulaient dans !'espace gographique du voisinage, parfois mme au sein de la mme coproprit ou du mme immeuble. L'intensit du choc est propor-tionnelle la proximit du li eu du constat. L' embrayage sur une dnonciation et sur une revendication en langage public se fait apres que les locuteurs se sont dpris de leur sens corporels ( je sens moins les odeurs, a me choque moins , maintenantj'y rentre sans mme plus y penser ). II s'agit moins d'une bana-lisation ou d' une neutralisation que d'une mise distance de leurs expriences sensibles et affectives: celles-ci continuent tre prgnantes dans leurs dis-cours et jouer en eux avec la puissance d'motion du tmoignage (Dulong, 1998), mais le bouleversement prouv neles submerge plus. Les Iocuteurs ne sont plus affects sur le mode de la passivit par une Stimmung. Ils donnent

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    celle-ci une articulation expressive. Les expriences corporelles sont codifies dans une configuration narrative et articules dans un systeme actanciel (Boltanski, 1984 ).

    L identification de victimes et la dsignation de coupables passent par la problmatisation de situations locales, l'identification de manquements la loi et la rglementation, la mise en vidence de dficiences dans les dispositifs d' intervention publique, !' attribution de responsabilits aux officiels impli-qus. L' argumentation est fonde sur une enqute circonstancie, mais elle s'largit pour prendre le tour d'une dnonciation et d' une revendication. Elle a pour destinataires des auditoires diffrencis : elle fait appel la capacit de leurs membres discerner le vrai du faux, le lgal de l'illgal et le juste de l'in-juste ; elle propose des moyens et formule des raisons de s'engager en vue de la rsolution de la situation problmatique. Elle varie selon le type de contraintes _smntiques et le degr de publicit de la tribune choisie. Elle peut ainsi prendre diffrentes formes , celle d'un libre flot de paroles de tmoins, comme dans les situations d'entretien, ou celle de l'historique de l' immeuble, de la description de son tat de dgradation et du statut de ses occupants, lorsqu'il s'agit d'un courrier adress aux pouvoirs publics. Elle peut aussi tre taye, dans une confrence de presse par exemple, par des photographies des logements incri-mins, qui la fois frappent l ' imagination, rveillent la sensibilit et provo-quent l' indignation, et sont autant de preuves matrielles verser au dossier. Elle peut enfin tre contrainte parle format du cas , s'il s' agit d'un dossier social ou mdical. _!laque micro-arene publique. a ainsi ses propres regles du jeu, ses rituels et ses procdures, ses langages autoriss ou obligatoires, ses per-sonnages accrdits et accessoires, ses standards d' exprience et de jugement, sa dclinaison propre d' arguments et de motifs acceptabl~s. Les interprtations, les critiques et les propositions qui y sont faites ne sont recevables que si elles se plient une grammaire, d'ordinaire nonce nulle part, mais oprante et i_~arne dans des dispositifs de personnes, d' objets et de pratiques.

    Les rapports d'activit de l' association, p_!'~sents chaque anne en assemble gnrale, sont, cet gard, particulierement intressants. L ' espace disponible pour la dnonciation ou la revendication s'y trouve troitement circonscrit parles contraintes propres l' exercice, sans tre pour autant rduit nant. Ainsi, dans 1e rapport d'activit correspondant l'exercice 1993, destin la fois aux finan-ceurs (le Fonds d' action sociale d'Ile-de-France, la Fondation Abb-Pierre et le Comit contre la faim et pour le dveloppement) et aux adhrents de l'associa-tion, la rubrique La situation difficile des locataires de la Ville associe un vocabulaire de description et un vocabulaire de dnonciation. Elle dpeint une situation tout en pointant des victimes parmi les locataires de la Ville de Paris. La dsignation d'un coupable (la Ville) apparait sous une forme euphmise mais

  • 218 Daniel Cefai, Claudette Lafa-:i i!

    les consquences de l'inaction reproche (un patrimoine laiss l'abandon) son: clairement identifies (l'accentuation de la dgradation des conditions de Yic dans Ies immeubles dont la Ville est !e principal propritaire):

    La Ville de Paris est devenue, parle biais de la premption, le plus important prc-pritaire d'immeubles, de locaux d'activit et de logements du Bas-Belleville. L.i Ville ajusqu' prsent laiss l'abandon ce patrimoine qu'elle vouait !'origine :l dmolition. La Bellevilleuse s' efforce aujourd'hui d' en faire un bailleur exemplaire. en lui signalant les difficults de ses locataires et occupants de bonne foi. Dans le> immeubles ou la Ville est le principal propritaire ou propritaire unique, la dgra-dation des conditions de vie s'est, en effet, accentue en 1993. Nos demandes son: ici axes sur le relogement (exemple du 10 rue Dnoyez) et la ralisation de travaux (exemple du 11 rue Dnoyez, immeuble dont la Ville est propritaire et ou, la suite de nos interventions, elle a commenc assurer un entretien)15 L' abandon du patrimoine n'est ni irrversible, ni irrmdiable, ce qu'at-

    teste le processus de rparation dj engag. L' association fait exercice de vigi-lance. Elle alerte la Ville de Paris. Elle !'informe d' une situation qu'elle est suppose ignorer, elle qui dispose des possibilits concretes de remdier sur le terrain la situation dont son inaction est la cause. Elle peut redevenir un bailleur exemplaire .II n'y a l aucun des effets de manche de la rhtorique militante. Le style du compte rendu propre au rapport d'activit implique mesure et pondration, prcision technique et retenue quasi administrative. Le bureau de l'association a trs tt choisi de ne pas mettre en accusation perma-nente les autorits publiques, et de compromettre du mme coup la chance d'une ventuelle collaboration. Le ton reste celui de l'appel la coopration, dans un dispositif ou l'association de quartier ne se substitue pas aux prroga-tives des dcideurs et aux comptences des techniciens, mais se cantonne dans un rle d'information et de proposition. L' action de l' association n' ena pas moins le sens d'une interpellation des pouvoirs publics. Mais que la Ville de Paris ignore les signalements de situations injustes ou ne rponde pas avec la clrit attendue aux demandes qui lui sont adresses et le compte rendu bascule dans la dnonciation, comme en tmoigne l' intitul d' un point consacr la mme question dans le rapportd'activit de l'exercice suivant:

    Le relogement des locataires de la Ville rvele d'importants dysfonctionnements au sein des services municipaux. Compte tenu des dangers que prsentaient ces bti-ments [10 rue Dnoyez] pour la sant et la scurit des personnes, La Bellevilleuse a, des 1992, demand la Ville un relogement en urgence des occupants. Cette situa-tion tait d'autant plus intolrable que la Ville disposait proximit immdiate de dizaines de logements vides dans des btiments qu'elle savait conservs. Et si ces

    15. Rapport d'activit de La Bellevilleuse, exercice 1993.

  • ---------u .. 11111111111111111111111111 1 1111111111 11 1111

    Lieux et moments d'une mobilisation collective 219

    logements ne pouvaient peut-tre pas accueillir la totalit des families reloger, les conditions extrmement prcaires dans lesquelles celles-ci vivaient exigeaient nan-moins un relogement immdiat dans le pare social municipal16.

    Le langage de la dnonciation reste toutefois mesur. Dans aucun docu-ment officiel de I' association ne sont lisibles les accusations, les traits d' ironie et les charges personnelles qui peuvent s' noncer oralement dans une discus-sion prive, pas plus que les escarmouches verbales qui ponctuent par exemple la visite du quartier par l'ancien maire d'arrondissement. Les porte-parole de !' association adoptent dans leurs courriers et leurs rapports la posture du par-tenariat technique ou de la coopration dmocratique et rservent pour d' autres situations publiques c!_es tactiques plus agressives, aptes faire paraltre la mauvaise foi desmembres de la mairie ou leur mconnaissance des dossiers, comme les runions de concertation la mairie ou les missions de radio et de tlvision.

    Si11gularit et exemplarit d'une cause

    Qu'est-ce qui fait que ce quartier vaut la pein_e qu'on s'engage ~t qu'on se batte P()_~~!u~? Comment se manifeste l'attachement _qui !ui est vou et, indissocia-blement, quelles formes de mise en valeur ont recours les militants de l' asso-ciation et les habitants qui se sont dplacs massivement, l' automne 1994, pour inscrire sur le registre d'enqute publique leurs remarques propos du projet d'amnagement? Comment les acteurs s'y prennent-ils pour faire valoir la spcificit ou la singularit de l'llot pour leque! ils se mobilisent et, simulta-nment, dvelopper une justification gnrale dont la validit dpasse le terri-toire restreint du quartier? p. f'ro_lll. ( 1999) a mis en vidence, propos des revendications cologiques portant sur la nature spatialise ,que l'argument esthtique est le seu! qui reste aux militants apres que ceux-ci ont puis les arguments classiq ues de !' effet pervers et de la mise en pril dont A. Hirschman (1991) a fait la gnalogie. C' est en raison de sa beaut et de sa singularit qu ' un paysage vaut la peine d'tre dfendu: sa dimension d'universalit rside dans son unicit la plus absolue. Dans le cas prsent, l'argume.nt esthtique, s'il n'est pas absent des motifs d'engagement des personnes, semble toujours tenu distance, com me brid dans les prises de parole publiques de 1' association.

    Ir()iS figures de la dcontextualisatiol,}_4~ g_uartier mergent du matriel empirique: la ~ocjabilit et la solidarit de ce quartier populaire et multi-eth-nique sont emblmatiques de l'humanit tout entiere; sa destruction serait une mutilation de 1' identit, du territoire et de l 'histoir~de Paris; enfin, ce quar-

    16. Rapport d' activit de La Bellevilleuse, exercice 1994.

  • 220 Daniel Cefai, Claudette Lafaye

    tier est un exemple de cohabitation sociale, culturelle et religieuse et le proces de concertation et de rhabilitation un modele suivre sur d' autres sites. Si ces trois figures de mise en valeur du quartier cohabitent des degrs divers, seules la deuxieme et plus encore la troisieme sont particulierement travailles dans l'espace public par l'association tudie.

    Un embleme de l'humanit Cette premiere figure de dcontextualisation du quartier n'a t repre que chez un seul acteur: un militant de l' association qui revendique galement son

    ~ngagement au Parti communiste. Celui-ci prsente le quartier comme un espace dimension humaine , dans leque} les sociabilits sont intenses et les solidarits acti ves. Les gens se connaissent, se parlent et s' coutent ; ils fr-quentent les mmes petits bistrots. Je pense la dfense de Chez Fanfan, dont j'tais un peu partie prenante. II faut des piceries ouvertesjusqu' 11 heures du soir; a c' est extraordinaire une picerie ou tu peux acheter du pain, discuter avec d'autres personnes 11 heures du soir . Les habitants du quartier se sur-veillent et se protegent les uns les autres: En plus ces magasins, a fait police dans la rue. Je veux dire, une rue vide sans tabac, sans caf, sans petit com-merce, c'est moins sfir. 11 faut dfendre tout a. C'est ma survie moi aussi . Si dans ma rue, je me fais attaquer et que personne n' est l pour intervenir ou si je dois aller porte de Montreuil pour faire mes courses. 11 faut pas tout dtruire, il faut garder des petites units de vie ensemble.

    Mais alors que cette conception de la vie de quartier en termes de small is beautiful pourrait aisment dboucher sur un repli communautaire sur l' es-pace restreint des proches, ce militant rouvre aussitt le quartier sur un univer-sel politique. Le bonheur de la proximit et de la gnrosit , des petites attentions et des changes quotidiens, se transcende dans la vise du collectif, du Nous-humanit. Le militantisme associatif ou communiste - selon lui, les deux faces rversibles d' un mme engagement- est la rnise en acte de l'huma-nit. Ce quartier singulier en est le terrain privilgi:

    Le quartier, c'est l ou on vit. C'est ma ville. Moi,je crois que la politique doit tre le plus prs possible des gens. C' est vrai que j 'ai peur des constructions poli tiques de plus en plus loignes comme l'Europe. Pourfaire changer une loi, tu dfiles un mil-lion Paris et tu la fais pas changer. Combien il faudra tre Bruxelles? Or, ton vil-lage, c'est l ou tu peux agir. Aussi, Belleville, tu ctoies toute l'humanit. En plus tous les problmes sont l [ . .. ] Il y a une sorte de gnrositqui se traduit dans un mili-tantisme associatif ici, communiste l. La gnrosit et la solidarit a va ensemble. Tout seul on n'existe pas. Ce qui a t affreux, c'taient les annes quatre-vingt, ou tout a t ramen l'individualisme. Je sans les autres, a n'existe pas. Moi,je crois au Nous, le Je m'intresse moins. Nous sommes dans l'humanit, nous devons en fabri-quer. Le groupe produit de l'humanit, alors que le Je goi'ste n' en produit pas.

    l

  • Lieux et moments d'une mobilisation collective 221

    La mise en valeur du quartier procede du fait qu'il est un condens d'uni-versel, emblmatique en ce que chacun des dtails de sa vie ordinaire constitue une allgorie de l'humanit tout entiere. Les figures du proche et du concret sont une voie d'acces !'uni versei: l'appartenance l'humanit sejoue dans un . sentiment de gnrosit vis--vis de ses voisins. L' engagement poli tique et associatif est conu comme implication dans la proximit des lieux et dans la densit des liens, comme action dans la ralit des gens .!,-a rhtorique adop-te par !e PCF depuis les annes soixante-dix s'est focalise sur les qualits du quartier; elle entre en rsonance avec l' image du vi li age dans la ville, populaire et multiculturel. C' est un modele de cit, au sens urbain et poli tique du terme, qui est mis en avant.

    Une mise en valeur patrimoniale La deuxieme figure de dcontextualisation du quartier appara't notamment sur !e registre de l' enqute publique. Certaines notations font tat d'un endroit qui doit tre sauvegard en tant qu'il constitue un quartier unique de Paris. Est exprim !' attachement au caractere historique du li eu, qui n' est pas comparable celui du Marais ou de l 'lle Saint-Louis, mais qui est aussi essen-tiel la mmoire de Paris et au bonheur des Parisiens . Le refus du mas-sacre organis du quartier se double d'un appel la sauvegarde du Paris populaire d'autrefois . Ce quartier ne doit pas tre dtruit parce qu'il est une composante incommensurable et irremplaable de Paris. Cette mise en valeur patrimonial e s' accompagne de Ia critique des amnagements raliss dans les quartiers alentour qui, en transformant leur caractere propre, les ont rabaisss au rang de lieux quelconques, banais, insignifiants que l' on ne parvient plus distinguer des autres. Les transformations de l'llot voisin ou Ia rnovation d'un quartier proche dans !' arrondissement mitoyen ne permettent plus d'identifier la ville dont ils sont une des composantes: On se croirait n'im-porte ou, Cergy-Pontoise ou ailleurs, mais pas Paris: c'est l'identit de notre ville qu'on arrache . Avec la mutilation d'une des parties de la capitale, c' est son essence mme, son identit , qui est touche et qui est menace de dissolution.

    L'association dveloppe, avec un degr de sophistication supplmentaire, cet argument patrimonial en valorisant la singularit du quartier en tant que Jieu de mmoire . Cette mise en valeur est prsente dans les diffrentes ver-sions de la note de prsentation de l'association ainsi que dans l'dition d'une brochure historique rappelant les vnements de la Commune de Paris et la place du quartier dans l' histoire du mouvement ouvrier (Jacquemet, 1984 ), et plus encore, dans l'histoire de l'immigration en France - un ouvrage d'entre-tiens et de photos (Morier, 1994) et une these de dmographie historique

  • 222 Daniel Cefai", Claudette Lafaye

    (Simon, 1994) ont t Ies principales sources d'information. Cette mise en valeur patrimoniale ne se clt pas sur elle-mme dans !e discours public de!' as-sociation17. Elle ne constitue pas une fin en soi mais est indexe sur l'avenjr et se trouve insre dans la troisieme figure de mise en valeur du quartier.

    Un exemple suivre C' est essentiellement une troisieme figure de dcontextualisation du quartier que va explorer et exploiter 1' association: elle actualise une autre forme rh~torique de gnralisation, celle fonde sur !' exemplarit. Cette derniere figure n'est pas seulement dcline propos du quartier te! qu'il est mais aussi pro-pos du projet d'amnagement susceptible dele mettre en valeur et galement propos du combat men par !' association.

    Le quartier n' est plus caractris par son unicit et son identit, ni par son ouverture l'humanit tout entiere. C' est sa mixit sociale et culturelle qui !ui confere un caractere exemplaire, et 1' entente entre les communauts immigres qui y rsident en fait un modele d'intgration qu'il convient tout la fois de mieux connaltre, de conforter et de dvelopper ailleurs. L'introduction du rap-port d'activit de l'exercice 1994 fait valoir, sous forme de rappel, qu'il s'agit d' un quartier populaire et multi-ethnique, un vritable creuset de 1' intgration des populations d' origine trangere . L'expression est accrdite, selon les actifs de l' association, par des travaux universitaires (Simon, 1994), des ouvrages destins au grand public (Simon & Tapia, 1998), des expositions - en mai 1992 (Pierre Gaudin) et en mars 1993 (Visa Villes, Jean-Michel Gourden) -, ou encore parle livre de photographies et d'entretiens avec des habitants publi par Creaphis (Morier, 1994). Elle est dcline dans la plupart des prises de parole publiques de l' association. On la trouve dans ses statuts : prserver [ ... ] le caractere historique et la vocation plurielle du quartier de Belleville . Elle est abondamment dveloppe dans la brochure historique et rappele dans les diffrentes versions de la note de prsentation. Celle-ci met l' accent sur le rle d'accueil des populations dshrites, victimes de la misere ou de bri-mades, ou rescapes des ghettos ou des gnocides [ ... ] Les vieux Grecs ou Armniens sont souvent dcds et leurs enfants ont acquis la nationalit fran-aise. Ce rle d'intgration, Belleville continue dele jouer avec desPortugais, des Africains et des Asiatiques. Pourra-t-il continuer le faire s'il est dtruit18 ? De ce point de vue, le quartier a valeur d' exemple, un exemple qui

    17. En ce sens, Jes dmarches non abouties faites aupres de l' architecte des Btiments de France en vue de faire inscrire au rpertoire des Monuments historiques un btiment industriei du sicle demier et une vieille ferme du XVII' sicle ont moins particip d'une dmarche de patrimoniali-sation du quartier que d'un ensemble de coups dans un affrontement stratgique avec la mairie.

  • Lieux et moments d 'une mobilisation collective 223

    vaut entre autres pour Berlin et Montral avec qui I' association a nou des liens. La mme note de prsentation dnonce les risques qu' une rnovation lourde

    fait peser sur cette richesse en voquant les effets produits parles oprations d'urbanisme conduites sur les quartiers proches, qui remplissent ici une fonc-tion d' exemples ngatifs:

    II suffit de regarder ce qui s'est pass autour de nous (opration du Nouveau Belleville, DUP Bisson-Tourtille, ZAC Belleville) pour imaginer les consquences qu' une telle politique (de la table rase) ne manquerait pas d'avoir si elle tait pour-suivie : la dislocation de communauts souvent implantes ici depui s longtemps (Juifs sfarades, Maghrbins, Asiatiques, Europens de l'Est et du Sud, vieux Paris populaire), l'exclusion de la capitale de personnes revenus modestes et l'exil en banlieue de populations immigres alors que les problemes d'intgration y sont dj aigus19.

    C' est une mi se en valeur identique que l 'on retrouve sous la plume des habi-tants, dans !e registre de l'enqute publique. Le quartier est un parangon de russite, un haut Iieu de citoyennet franaise, ou l'intgration rpublicaine a bien pris, l' oppos des ghettos de banlieue : Les enfants de toutes ori-gines et de toutes couleurs, que l' on voit actuellement jouer ensemble, en fran-ais, dans les rues de Belleville et dont l'intgration est ainsi favorise, que deviendront-ils quand, pour les plus pauvres d' entre eux, ils auront t envoys dans des ghettos de banlieue20.

    L ' in_tgration sociale et culturelle est menace parle projet de rnovation ~rbaine, La critique de la gentrification des quartiers populaires planifie par la municipalit et de l'expulsion des habitants les moins favoriss vers une priphrie dgrade vaut la fois comme argument de rejet de la politique de partition des classes sociales et comme motif de l'engagement militant au sein de l'association. Pour ce qui est de La Bellevilleuse, ma motivation, c'est parce que je ne supporte pas le systeme parisien qui a voulu que l' on chasse les pauvres pour ne garder que la middle class et les riches. Paris riche, c'est un Paris qui m' emmerde, qui m' ennuie. L' indignation moral e se veut sans relati-visation : Ce n'est pas un Paris normal, c' est la honte absolue . L'attachement la mixit des populations s' oppose I' avenement d' une ralit aseptise . Mme si effectivement larue Ramponeau est assez dure, c'est quand mme le Paris que j ' aime. J' ai vcu en Chine, j ' aime le quartier chino is, j' aime l' Afrique, j'aime l' Afrique du Nord, j ' aime les gens de toutes les couleurs [ . .. ] Je ne sup-porte pas que !' on fasse un Paris aseptis qui n' a aucun lien avec la ralit .

    18. Brochure de prsentation: dition mai 1990. 19. Ibid. 20. Extrair du registre d' enqute publique.

  • 224 Daniel Cefai", Claudette Lafaye

    La rhtorique de l' exemplarit ne porte pas seulement sur l'heureux qui-libre entre classes sociales et groupes culturels qui est prsent comme caract-ristique du quartier, mais elle est aussi projete sur la dfinition de la nature de

    l'i~ltervention envisage. C'est parce que l'intgration sociale et culturelle du quartier a valeur de modele qu'elle doit tre prserve et que l'amnagement envisag doit tre pens de faon la conforter et l' amplifier. Ds lors, c' est l' amnagement lui-mme qui doit tre exemplaire:

    Le relogement sur place des habitants est devenu notre priorit. Soutenus par la population et en relation troite avec diffrents partenaires institutionnels et associa-tifs , nous n'avons cess d'attirer l'attention des lus comme des services techniques de la Ville de Paris et de la mairie du :xxe sur la ncessit de raliser dans notre quar-tier une opration de rhabilitation douce, respectueuse de ses habitants et notam-ment des plus dmunis d' entre eux. Unte! projet serait exemplaire: il permettrait de concilier une volution urbanistique ncessaire tout en maintenant les quilibres du quartier et en confortant les rseaux sociaux et culturels qui en font la richesse et favorisent I' intgration de ses habitants21.

    Le rpertoire d ' argumentation de l' association ne valorise le pass - le rle historique d' accueil des populations immigres jou par Belleville -qu'en tant qu'il peut tre converti en avenir. Tirer hors de l'oubli les strates sdimentes de la genese du quartier, c' est ractiver un horizon de potentialits, inscrit dans la composition du bti et de la population des rsidents, mais la lisibilit brouille, et dgager en pointill un horizon de virtualits dont la rali-sation est venir. Le retour vers l'histoire, loin de signifier une qute d' authen-ticit ou un repli nostalgique sur les fusillades des communards, sur le Front populaire ou sur le dbarquement des Juifs tunisiens partir de 1956, est tendu par la fleche du projet: il vaut comme requte d' assumer un hritage et de prendre en charge l'invention de la suite de l'histoire. Le quartier n'est pas un objet de culte passiste, un monument prserver coute que coute, un chef d' ceuvre en pril inscrire au patrimoine ou mettre au muse. Son histoire est vivante, une source d'inspiration oprante pour les ramnagements en cours.

    Au-del de l'exemplarit de ce quartier, c'est le combat men par l'associa-tion qui est enfin prsent comme exemplaire. Le bilan de dix annes de luttes insiste sur la valeur de symbole de la tnacit des militants de l' association, de l'obtention d'une reconnaissance par la mairie et de l'engagement d'une politique de partenariat. Les enjeux dpassaient le Bas-Belleville , est-il ainsi crit en conclusion du rapport d' activits de l' anne 1999:

    21. Prambule du projet d' tude a~~!on soumis la Fondation Abb-Pierre, juillet 1993.

  • Lieux et moments d'une mobilisation collective 225

    C' est il y a pres de dix ans, en avril 1989, que neuf habitants du Bas-Belleville dciderent de fonder La Bellevilleuse. Son objet: prserver le demier carr ancien du Bas-Belleville [ ... ] Cette petite opration finit nanmoins par prendre valeur de symbole. Les enjeux dpassaient, en effet, le Bas-Belleville: mettre fin l'approche de la table rase au profit d' une intervention respectueuse des quartiers et des popula-tions; faire en sorte que la dmocratie locaie ne se rduise pas Ia sollicitation d'un bulletin de vote tous les six ans et qu'un dialogue digne de ce nom puisse s'tablir surdes questions aussi essentielles que le logement. La dfense de prncipes parais-sant a priori devoir couier de source a provoqu cinq annes d'affrontements vio-lents avec la Ville : intimidations, mpris et spoliation de la population, mauvaise foi, refus de communiquer tout document, plans arrts avant que la concertation n'ait dbut, ignorance complete de la ralit du quartier, gaspillage de l'argent public, tout cela avec un sentiment de totale impunit. Telle est l'image que Ia Ville renvoyait alors ses administrs, les habitants du Bas-Belleville. Mobiiisation (les runions de concertation ont runi jusqu' 700 personnes) , expertises juridiques (plusieurs dlibrations ont t annules suite des recours dposs par l'associa-tion) et urbanistiques (toutes les approches suggres aiors par La Bellevilleuse - DSU, OPAH, opration dmolition-reconstruction en diffus - ont finalement t adoptes par la Ville) et mdiatisation (nos lus raisonnent malheureusement exclu-sivement en termes de cofits politiques) ont permis de gagner du temps, puis de sus-citer des doutes et, enfin, de convaincre mme si, comme nous venons dele voir, il est ncessaire de rester constamment vigilant22

    La rhtorique de l' exemplarit joue galement dans le rapport d' activit de !' anne prcdente, intitul : D' une concertation exemplaire une mise en reuvre parfois difficile , qui fait le bilan de deux annes de partenariat avec la Ville de Paris. La situation local e vaut commeexprimentation d'une nouvelle articulation entre lgitimit rpublicaine des lus municipaux, lgitimit technocratique des ingnieurs et des fonctionnaires de la Ville et lgitimit des associations de citoyens, usagers, administrs, lecteurs. Si fragile paraisse la conjoncture poli-tique et conomique qui a permis l'closion de cette situation locale et si singu-liere la conjonction de personnes, de ressources et de comptences qui a permis cette association de quartier de s'tablir et de se prenniser, les oprations enga-ges ont attir l' attention des spcialistes de politique urbaine, des services tech-niques des municipalits et des associations civiques de quartier. L' entreprise de partenariat mise en place apres 1995, la faveur d'un changement de stratgie politique de la mairie de Paris et apres les lections municipales ou la gauche s' est empare de la mairie d' arrondissement, est devenue, aux dires des protagonistes, un modele suivre pour !' ensemJ:>le de la capitale.

    22. Rapport d'activit de La Bellevilleuse, exercice 1999.

  • 226 Daniel Cefai', Claudette Laf aye

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