cefaÏ lafaye - lieux et moments d'une mobilisation collective

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  • 5/23/2018 CEFA LAFAYE - Lieux Et Moments d'Une Mobilisation Collective

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    DANIEL CEFAiCLAUDETTE LAFAYE

    LIEUX ET MOMENTSD UNE MOBILISATION COLLECTIVE

    Le cas d une association de quartier

    Les recherches sur l' action collective ne prennent presque jamais en comptel'ancrage de la mobilisation dans le monde vcu des acteurs, qu'il s'agisse de la?imension affective des motivations de l'engagement ou des i : ~ d i a t i o n s prosa'iques de l' ad_hsion une cause dfendre. Comment ces ressorts de la mobilisation, relevant de ' exprience de la vie courante, sont-ils transforms pour

    ~ ~ n e y ieu un engagement dans les diffrentes formes de la dnonciation etde Ia revendication publiques? Telle est la question que nous nous proposonsd'clairer, en nous appuyant sur une enqute mene sur un conflit d'amnagement urbain dans l'Est parisien, dont le protagoniste central a t une association de quartier1

    Dans la premiere partie de l'article, nous montrerons comment la mobilisation est n p r i s ( ; S l l ~ ~ ~ ~ ) ( _ f l r ~ n c ~ s p ~ r ~ o l l _ n ~ ] ] e s , les_r_tfu;eaux ~ ~ ~ _ a t i o n s et les

    P i l J ~ q l l ~ l ) O r d i n a i r e s , et comment elle passe par des rencontres en face faceet des rassemblements orients (Goffman, 1963; Gamson, 1985). NousL L'enqute porte sur l'association La Bellevilleuse et le quartier de Belleville, dans leXX

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    196 Daniel C f i; Claudette Lafaye

    avons pour cela enqut sur le local de l association, les relations de voisinage,les tournes de porte porte et les n ~ u n i o n s de concertation organises par lespouvoirs publics. L action collective est en effet ancre dans ces petites inter

    ~ c t i o n s ou les convictions se forgent, les sympathies se gagnent, les engagements se prennent, les adhsions s engrangent. La gestion des i n f o ~ m a t i o ndisponibles, la configuration des vnements, l articulation des arguments et laformulation des motifs s appuient sur l exprience de ces interactions. Cellesqui ont lieu lors des runions de concertation avec les pouvoirs publics ont plusparticulierement retenu notre attention, car elles ont occasionn des jugementssur le comportement des responsables municipaux (accuss de faire preuve dempris ), qui traduisent l existence d une grammaire des usages civiques et politiques en rgime dmocratique.

    Dans la seconde partie, nous examinerons d abord la faon dont despreuves affectives ont une charge thique et une porte civique et commentelles se coulent dans des f d ' e Q ~ e s i o n acceptablespubFqyement. Lescadres d injustice (Gamson et al 1982) sont le plus souvent traits comme desressources cognitives_)U _c omme des r e s s o u r c ~ s d c ; J o n On a cherch, aucontraire, prendre les expressions d indignation, de dgofit ou de rvolte pourdes manieres de formuler des raisons d agir qui dcrivent, expliquent etjustifient la fois. Tout en s enracinant dans des preuves corporelles, ces expressions en appellent une intersubjectivit partage et portent comme desjugements moraux. Elles doivent, par ailleurs, se plier desgram01aires de lavie publique pour tre intelligibles et ~ c ~ a j J ~ du point de vue des audito iresauxquels elles sont adresses : l preu ve affecti ve est ainsi discipline et tenue distance dans des rcits jusqu ne plus laisser de traces. Nous examineronsaussi un type d opration mis en reuvre par les acteurs rencontrs, qui consiste singulariser leur quartier comme site unique prserver, tout en donnant uneporte gnrale et une valeur exemplaire leur conflit.Comment merge et se conforte un collectif?Les dynamiques de mobilisation collective ne concernent pas seulement lesmouvements de foule, les manifestations et les runions, les tumultes dans larue et les effusions en masse. Elles recouvrent, bien entendu, ces figures quioccupent une plac_privilgie dans la mmoire collective. Le quartier tudia connu de tels moments, quand l expulsion force des locataires d unimmeuble insalubre au petit matin d un jour de juillet 1990 a dbouch surI occupation de la rue parles expulss et la population solidaire; ou quand laplace de la mairie d arrondissement a t investie par plusieurs centainesd habitants assis surdes chaises - loues par l association - pour protestercontre le manque d gards de la municipalit dans 1 organisation des runions

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    Lieux et moments d une mobilisation collective 197de concertation (Baron, 1994).

    Mais il est une autre mobilsation collective, elle qui advient au jour le jour,qui a un tour plus quotden, moins exalt, plus routnier, mons sensatonnel,plus ordinaire2 La crossance et la transformaton du nombre inital des adhrents de l'associaton sont lies la distribution massive de tracts et de courriersdans les boltes aux lettres et sur les marchs, des rencontres en face face avec les habitants du quartier ou ces rassemblements orients que sont lesrunions de concertation. Elles sont indissociables des conversations avec lesvoisins de palier et avec les proches du quartier, qui ont petit petit constitu unespace de cohabitation et d'interconnaissance en un espace de circulaton d'uneparole publique. Nous allons exami11er successivement la place des rei_atio11s devo_i.j11g_e cies tqurnes de porte porte, des interactions au local et des runionsde concertation, dans la dynamique de mobilisation et de recrutement de 'assoiation. Ce faisant, nous montrerons comment es oprations de cadrage (Snowt al., 1986, 1988), qui mettent en scene 'action de 'association, sont indisso

    s i a ~ l e s des micro-contextes ou elles ont lieu, sans pour autant tre arbitraires: lebox-des g ~ ~ e n t s e t d e ~ m ~ t i f ~ -obit des grammares de la ve publique etpuise dans des rpertores rhtoriques et dramaturgques. C est ce mixte decontraintes structurales et d'improvisation contextuelle que nous mettrons envidence dans l'analyse de diffrentes situations.Laformation de l associationL'association se constitue au printemps 1989 _ _ein d'un espace restreint deli_I _S interpersonnels entre voisins. L'histore de cette formation fat l'objetd' une mse en rcit rtrospective, qui prsente la formation du collectf commele rsultat d'un processus d' alerte:

    La Bellevilleuse est une association loi 1901, fonde en avril 1989, parneuf habitants du Bas-Belleville, alerts parle fait que Ia Ville de Paris exerce, dans leur quartier, un droit de premption urbain renforc. L'association et les habitants vont sebattre contre un projet de ZAC (Zone d'amnagement concert) particulierementdestructeur (dans le projet initial, plus de 90 du bti existant devait tre dmoli)mme si, au cours des annes et de l'action de l'association, ce projeta considra-

    2. Cene dimension at tudie parles recherches sur les expressions et les manipulations d'motions lors de meetings (Benford & Hunt, 1995), sur les rseaux d ' interconnaissance ou de familiarit prexistants (McAdam, 1982 ; Snow et ai., l986), sur I exposition de soi comme formed' engagement (lon & Peroni, 1997), sur le tmoignage surdes expriences intimes de personnes atteintes du sida (Adam, l993; Barbot, 1995), surdes pratiques de solidarit ou d' altruisme au jour le jour avec les sans papier ou les SdF (Simant, 1998), surdes engagements deproximit contre des lignes TGV (Lolive, 1999) ou contre des projets autoroutiers (Gamon,1999; Rui, 2001).

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    198 Daniel Cefai laudette Lafayeblement volu. Suite l abandon de ce projet, en 1995, l association va tout fairepour que la Ville de Paris n abandonne pas toute intervention sur ce quartier fragiliset va devenir, partir d octobre 1996, un partenaire part entiere, un interlocuteurreconnu et cout de la Ville de Paris, troitement associ la confection et la mi seen reuvre des projets darnnagement du quartier3.

    L alerte ne concerne, ~ n s un premier temps, que quelques habitants infor.rns,capables de dcrypter la signification, en termes de consquences pratiques, dece dispositif juridico-technique qu est le droit de premption urbain renforc4La circulation de l information initiale procede de l activation de liens de voisinage. Les neuf membres fondateurs, ~ e c r u r ~ s daps trois c o p r o p r i ~ t s du quartier, se connaissent parce qu ils partagent pour certains la mme cage d escalier,se rencontrent aux runions de leur coproprit ou encore, pour deux ou troisd entre eux, frquentent pendant leurs loisirs 1'atelier d une artiste du quartier.Ces propritaires, inquiets pour leur logement souvent rcemment acquis, etinvestis, pour la plupart, dans le conseil syndical de leur immeuble, demandentofficiellement des explications la mairie d arrondissement et se renseignentaupres de connaissances au sein de l administration municipale. La prsomption initiale que quelque chose se prparait , appuye sur des indicesmatriels, comme le murage des premiers appartements prempts, conduit faire une petite enqute informelle aupres de fonctionnaires de la Ville et vrifier que le droit de premption est exerc de faon systmatique.

    La qualit de propritaire potentiellement menac par l exercice du droit depremption a constitu, de l a vis mme des intresss, un lment essentiel duprocessus de mobilisation et de recrutement initial. Mais on ne peut pour alltantrduire, en demiere instance, l ensemble de J action collective engage au_Q..m-bat men par quelques propritaires soucieux de conserver leurs biens.Anticipant ce contre-argument, auquel l ancien maire UDF de 1'arrondissementa plusieurs fois eu recours, les militants de l association vont se f ~ r ( r j( sfigures du bien public pour assurer la crdibilit et la recevabilit de leurs revendications. Ils vont articuler leurs demandes en termes de dfense des quilibressociaux et conomiques , en faisant valoir que leur quartier est un lieu demixit sociale et un laboratoire d exprimentation interculturelle . Ils vont

    3. Prsentation de l association une joume d tudes du Conseil en architecture, urbanisme etenvironnement des Hauts-de-Seine, juillet 1997.4. La mise en ceuvre du droit de premption urbain renforc se traduit parle blocage des transactions immobilires sur un primetre pralablement dfini et par la substitution de la collectivit publique, en l occurrence la commune, l acqureur du bien mis en vente (logement,immeuble, terrain.. . ). La collectivit publique y a gnralement recours en pralable uneopration d amnagement ou dinfrastructure. Cette forme dacquisition des biens permet delimiter le nombre des expropriations ultrieures.

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    Lieux et moments d une mobilisation collective 199exiger que l'intervention publique soit un processus dmocratique, qui prenneen compte les aspirations des gens du quartier. Cette monte en gnralitva de pair avec une laboration spcifique des termes et des enjeux du conflit,une figuration du quartier comme lieu prserver de la destruction et unerecomposition des contours du collectif des actifs de l'association. Une partiedes membres fondateurs , pour qui la menace pesant sur leurs biens constituait leprincipe d' intressement, et qui concevaient ' association comme un dispositifde protection, se retirent graduellement et se dsinvestissent progressivement. Je n'imaginais pas a comme a .. Tout ce temps ... Quand on s est regroupau dbut, je pensais que a servirait surtout mettre en commun nos moyenspour financer un avocat capable de nous dfendre (membre fondateur, discussion informelle). Par contre, l ~ p l 1 1 1 2 r t desmembres quiadhrent partir de29 ne sont pas directement touchs dans le rs intrts matriels. Les bonnesraisons qu ils ont d agir sont dljes de leurs affaires personnelles. Elles renvoient des Ieprs( ntati()nS d un tat dsirable du quartier - un lieu ou il fait bonvi vre - et l}n modele de cit urbaine - une ville juste , quilibre )) et har

    i p o n j ~ u s . Leurs descriptions comprennent toutes sortes de petits bonheurs ,qui pour d autres sonneraient comme des stigma: les gosses qui jouent dans larue ou dans les cours des immeubles, les odeurs de cuisine qui flottent sur Jestrottoirs, les vitrines des commerces ethniques, la cohabitation des milieuxsociaux et culturels, J'animation des rues jusque tard le soir. Ces descriptions sedoublent d' une critique de cette machine vider les quartiers populaires ))g11 est la politique municipal e, hrite des annes soixante : est dnonc lemanque de transparence des oprations d amnagement et revendique unecontinuit entre le quartier existant et le quartier venir. L'association prend encompte, dans ses registres de dnonciation et de revendication, l ensemble despositionsdeshabitants, propritaires ou locataires. Ses porte-parole travaillent se distancier de la condamnation qui pese sur la plupart des associations de quartier: celle de n tre qu une protestation de type Nimby )> (Trom, 1999). Ils efont en prenant de la hauteur, en soutenant des arguments visant l'intrt gnralet en recherchant obstinment le dialogue avec les pouvoirs publics. Ils se plient une rhtorique de l' action publique en rgime dmocratique pour faire valoirleurs droits et faire entendre leur voix (Thvenot, 1999).e local de l association comme lieu t support de la mobilisation

    U n lment crucial dans l cologie de la mobilisation a t le local de l associat f o ~ Celui-ci matrialise physiquement son existence avec son enseigne bariole dans une rue anime du quartier. 11 est devenu la base des runions et desin_erventions de J'association, dont les lnembres se regroupaient, ses dbuts,dans les appartements des uns ou des autres. Le local est aussi le lieu d accueil

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    200 Daniel C e f a i ~ laudette L a f l l } ~du public, qu'il s'agisse d'habitants du quartier ou de visiteurs de passage. Cesderniers y ont tout partculierement acces l'occason des journes portesouvertes de l'association des ateliers d'artistes, qui ont lieu, chaque anne .au mois de mai. Pendant trois jours , les cours et les atelers d' artstes sor.:ouverts au public et le quartier tout entier devient un leu de flnerie et decontemplation esthtique . cette occasion, l association des habitansaccroche sur l'un de ses murs une exposition qui met le quartier en scene autourd'une thmatique, plus ou moins en relation avec son combat: vues du quartierou de ses habitants, portraits de familles avant et apres leur relogement, expcrl'sur la dportation des enfants juifs du quartier, ralise parles leves du coilege voisin, ou sur les dix ans de l association. Sur un autre mur sont x p o s ~des plans colors et lgends qui tmoignent de la transformation du projet C: :rnovation en projet de rhabilitation et montrent, par l'utilisation de couleuncontrastes, la rduction progressive des immeubles promis destruction etl'augmentation parallele du bti conserv. Ces plans, accompagns de prsentations des actions en cours (tat du projet d'amnagement, oprations de relogement, Opration programme d'amlioration de 'habitat, dispositif d.:Dveloppement social urbain), sont remis jour tous les ans. Ces documentsremplissent une fonction d'information importante, au mme titre que lamaquette en bois du quartier, ralise parles tudiants de l cole d' architecture voisine. fyfaquette et o c u m e n t s c o 1 1 s t i t u ~ 1 1 l ~ ~ u p p o r t pll.ftir. d Jq_u_e_l)esmilitants rendent compte des rsultats de leur action, rsument les acquis deleurs luttes et en dcrivent les ralisatons. ] ~ s J Q 1 : 1 . r B ~ ~ s Q Q . r J : e s ? l Y ~ n ~ s sont des moments importants de sensibilisation de personnes trangeres auquartier, mme si, de ' a vis des militants les plus actifs, il est moins ais de justifier le partenariat amorc avec la Ville partir de 1996 que de gagner la sympathie aux luttes qui l ont prcd au dbut de la dcennie.Mais le local est d'abord le lieu privilgi des interactions avec les habitantsdu quartier. Que ces derniers soient ou non membres de l'association, le rledes permanents5 est de leur fournir une relation de service. L'aide qu'ils donnent pour rangerdes papiers administratifs, clarifier les situations locatives,obtenir un bail ou des quittances de loyer, poursuivre des proprtaires ndlicats, remplir des dossiers de demande d'aide au logement ou d'habitation loyer modr se traduit par l'instauration d'une relation de confiance avec leshabitants et par la constitution d' une base solide de soutien aux actions de l'as-

    5. la suite de l'obtention de subventions de fonctionnement, l'association s'est dote, ds1991, d'un permanent, charg de reprer des families mal loges et d'assurer e suivi de leursdossiers. Ce permanenta t successivement paul par un ou deux objecteurs de consciencepuis, plus rcemment, par des emplois-jeunes.

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    Lieux et moments d une mobilisation collective 201sociation. La mobilisation va de pair avec un travail dclar ci action sociale etcie formation civique, qui remplit la moiti des rapports d' activit de l' association6. Une des anciennes permanentes a ainsi dfini le rle de l'association@mme un mixte d'assistance sociale, d'information civique sur les droits et de

    Q ~ p y i n g aupres des politiques.Lieu de l'information, le local est aussi une base de contre-information

    contre la dsinformation : transmission aux intresss des donnes pertinentessur e destin du quartier, immeuble par immeuble, mais aussi vrification, etventuellement dmenti des bruits et ragots qui se rpandent comme un feu depaille surte ou tel immeuble. Les permanents sont ainsi parfois appels par deshabitants, que la rumeur de destruction prochaine de leur lieu d'habitation arendus inquiets. De telles informations relevent, selon les permanents de ' association, d' une tactique de dcouragement qu'ils imputent aux services techniques et aux lus municipaux. La bataille pour la mobilisation se double d'unebataille contre la dmobilisatiqn. La maitrise des informations qui circulaientpendant toute la priode de conflit ouvert entre l association et la mairie a t au

    c ~ n t r e de la mobilisation. Et c'tait l'une des tches quotidiennes des permanents de jouer les pompiers , de calmer les esprits en se substituant commepourvoyeurs fiables d'informations aux canaux informels de la rumeur(Shibutani, 1966).

    La vie au jour le jour de l' association est faite de sries conjointes d' activits de coordination et de communication par ou s' alignent les prestations de sesmembres: recueils de donnes factuelles, changes d'arguments surdes solutions alternatives, dlibrations et prises de dcisions, distribution des tches etpartage des prrogatives entre bnvoles et permanents. L' association ne peuttre identifie par la seule rfrence ses statutsjuridiques':u-dni de Ia@u tiplicit des lieux et des moments de son action, des_faades qu'elle adopte, des

    ~ t r a t g i e s qu'elle endosse, des p ~ r f J r m a n c e s qu'elle ac;c;oll1plit La dynamiqueassociative s'inscrit dans les circuits des relations entre acti(s, que ce soit dansles runions bi-mensuelles du conseil d' administration largi aux bonnes volonts ou au cours d'interactions quotidiennes: conversations btons rompus,appels tlphoniques, transmissions de notes de synthese, runions de travai .Elle se nourrit de l'effort d'autoformation desmembres actifs qui acquierentpr_ogressivement des comptences techniques, juridiques et politiques. Elle senourrit galement des conseils d'experts, adhrents ou non, en matiere d' archi-

    6 L'association ralise, depuis 1991, un rapport annuel d'activit destin ses adhrents et sesfinanceurs (Fonds d'action sociale, Fondation Abb-Pierre, Comit contre la faim et pour ledveloppement et, plus rcemment, la Rgion Ile-de-France, la prfecture de Paris, la mairiede Paris).

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    202 Daniel Cefai Claudette afaye

    tecture, d'urbanisme, de logement, de droit administratif, de gestion comptableainsi que de l'apport de sympathisants qui, l'intr ieur mme des administrations, servent d' antennes aux animateurs et leur permettent de rassembler desinformations sur l'volution des projets municipaux. Le: l ~ c a L e s t l ~ f 2 Y _ ~ ~cette activit collective : les runions s'y tiennent, les donnes y sont centralises, les archives y sont stockes, les habitants y passent et repassent et les permanents assurent la continuit. Les rponses aux questions poses par l'actionrsultent de la coordination de toutes ces oprations, dont le local est devenu lesiege principal7.Transformer ses voisins en adhrentsMais les membres actifs de l'association doivent encore persuader etconvaincre les habitants du quartier. Hs recourent, cette fin, lapanop ieusuelle des techniques i l t a n t ~ s : affichage sur les murs et dans les immeubles,ouverture de permanences sur la me, distribution de tracts dans les boites auxlettres ou la sortie du mtro, installation d'un stand sur le march et, enfin,pratique du porte porte. Cette derniere a t entreprise de faon assez systmatique, au cours des premiers mo s de l' existence de l' association, dans laquasi-totalit des immeubles du quartier; puis elle a t renouvele plusieursreprises jusqu' l' enqute publique de novembre et de dcembre 1994. Le porte porte releve d'un tout autre format que les tracts et les affiches: alors queceux-ci interpellent l'habitant ou le passant et l'invitent rejoindre un mouvement dont le caractere collectif se donne voir dans le type mme de moyensmis en ceuvre, celui-l sollicite les relations de voisinage faites, sinon deconfiance et de familiarit, tout au moins de reconnaissance mutuelle.L' articulation entre le format du porte porte et le format miltant de la mobilisation et du recrutement est cependant loin d' aller de soi ..Elle est une soi i.r_.e_cietension particulierement i f f l c i l ~ r ~ r pour les n v o ~ e s de l associatiQn. Leporte porte n' est pas une pratique courante des associations de quartier, qui luiprfrent d'autres modes d'interpellation. II donne lieu une multiplicit d'interactions problmatiques dont les interlocuteurs ne sontjamais certains de parvenir rduire l'ambigu it.

    La premiere difficult laquelle sont confronts les membres de l' association qui font du porte porte est d'tre identifis comme dmarcheur.s parles()Ccupants des logements qu'ils viennent informer des projets municipaux. Eneffet, frapper systmatiquement chaque porte dans des immeubles frquem-

    7. Ces dernieres annes, avec l'volution mme des missions que s'est donnes l'association,l'importance croissante prise parles permanents et l' usure des bnvoles, le local tend demoins en moins trece support central de la mobilisation collective qu'il fut de 19911996.

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    Lieux t moments d une mobilisation collective 203ment composs de couloirs troits, desservant une dizaine de petits logementsmal insonoriss, suffit induire une telle perception de la situation. Le fait quedes portes ne s ouvrent pas alors mme quedes bruits trahissent une prsence l intrieur des logements suggre que leurs occupants anticipent}a yisite ci U J.dmarcheur inopportun. Certains bnvoles dfinissent d ailleurs en ces termescette activit, etce faisant, la dprcient: Moi , j aimais pas a du tout. . . Parceque c est pas facile: on dbarque chez les gens, on tait en prncipe deux. Ontait deux, d ailleurs, tout le temps. Et puis: bonjour .. C est du dmarchage,quoi Comment, en effet, s assurer qu un ~ i t a n t quine parle pas, ou parlemal, le franais et qui ne dispose ~ s des comptences du militant a s s o c i ~ t j fidentifie clairement le sens du paiement de la cotisation annuelle? Celle-ci estsollicite au titre de participation un collectif, mais ne risque-t-elle pas d trecomprise par celui qui la verse comme l achatd un service ou d un bien venir,voire comme un pot-de-vin? En l absence de langage partag, tant au sens littral que figur, la dfnition de la situation peine tre de sens commun, en dpitde l assurance ritre que les membres de l association sont des habitantscomme les autres qui se sont runis pour faire entendre leur voix et que plusnombreux nous serons, plus notre avis aura du poids . Concevoir l adhsioncomme un acte d engagement ou de soutien une organisation porteuse derevendications lgitimes requiert des comptences civiquesi un sens du jeudmocratique, une apprciation de la rceptivit des autorits publiques, uneconviction quant l utilit et au droit de s associer, qui ne vont pas de soi. Laplupart de ceux qui ont particip au porte porte ont parfois eu le sentiment de forcer la main des nouvelles recrues ou, en tout cas, d obtenir des soutiensau prix d une incomprhension. Les nouveaux adhrents ont-ils sai si l objet del l visite et la critique des projets de rnovation? Quel sens a pour eux la consti- .tution d une association d habitants? Comment l enfant a+il entendu et traduit : ses parents les propos des militants? L adhsion ne rsulte-t-elle pas d une mprise sur la qualit des solliciteurs?

    En vue de se prmunir contre cette figure du dmarcheur et de garantirune dfinition de la situation plus conforme ce qu ils en attendent, les milita n_s adoptent, le plus souvent, u.n mode de prsentation de soiqui fait valoirleur qualit de voisin C est en tant que voisin de palier, d immeuble, de rueou de quartier qu ils sollicitent l attention des personnes qui ils s adressent.C est ainsi que la plupart d entre eux ont commenc le porte porte dans leurpropre immeuble, l ou l identification de leur personne ne fait pas, de raresexceptions prs, problme et ou ils sont d emble perus et reconnus comme levoisin d en face ou du dessus , celui que l on croise dans l escalier oudans la cour, celui dont on connalt parfois le nom. Parce qu elle s inscrit dans

    l . _ ~ v i d e n c e de relations marques du sceau d une relative familiarit, qu elle

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    204 Daniel Cefai Claudette af yeprend place dans la trame des salutations, des civilits et des changes de la viequotidienne, la catgorie de voisin permet d engager l interaction. Lamfiance vis--vis des vendeurs d encyclopdies ou des tmoins de Jhovah,gnralement trangers la communaut de voisinage, est court-circuite.Lorsque l activit de porte porte se droule dans d autres immeubles que ceuxou rsident les membres de 1 association, il est ncessaire de faire la preuve quecette qualit n est pas usurpe en dclinant la rue, l' immeuble, l tage ou l onhabite ou tout autre lment permettant de l attester. Une des fondatrices de1 association fait ainsi valoir son ancrage dans l endroit ou elle est ne ainsi queson appartenance une parenteie: Vous connaissez sans doute mes parents,monsieur et madame X qui habitent au 6 ... Et mon onde et ma tante qui sontau 4 ;ou elle s appuie encore sur la visibilit desa prsence physique dans lequartier: Vous me connaissez, e est mo qui ai e petit chien gris qui n arrtepas d'aboyer, on s est dj rencontr quandje le promene .La mise en avantde cette qualit de voisin ouvre pour les solliciteurs et les sollicits un horizond appartenance une communaut de voisinage. ce titre, elle laisse prsag_erle partage d un monde commun.

    U:ltime maniere de tenir distance la figure du dmarcheur diffrerdans le temps l adhsion l association et le paiement de la cotisation.Dbarrasss de 1 exigence de faire du chiffre , les membres de l associationont toute latitude pour prsenter leurs interlocuteurs ce qu ils savent des projets municipaux et la maniere dont la jeune association envisage d agir. Ils donnent e temps leur interlocuteur de se faire une opinionjusqu leur prochainpassage. Le format de prsentation de soi, centr sur la qualit de voisin, prsente cependant des inconvnients. fait appara tre les interlocuteurs commeproches, et la compatibilit de cette proximit avec un engagement proprementmilitant est problmatique. Les membres de l association se voient frquemment offrir l'hospitalit, sont convis entrer dans le logement et prendre eth ou le caf, invitation impossible dcliner au risque d' offenser. La sociabilit de voisinage menace alors de devenir envahissante et elle peut vite nuire autravai de recuei des adhsions. La qualit de voisin permet de maintenir distance la figure du dmarcheur, mais tout autant celle du militant.

    L activit militante est confronte dans le porte porte une troisieme difficult: l occupantd un logement p e se trouve pas d emble prdispos entrerdans le format dans leque les militants souhaiteraient le placer. Au sein d uneassemble gnrale, les auditeurs sont, par dfinition, disposs entendre 1ediscours qui leur est adress, ne serait-ce que pour le contester; il en va demme pour les habitants qui, apres avoir lu un tract ou une affiche, se rendent la permanence de l association pour avoir de plus amples informations. Dansces deux cas de figure, les personnes sont d emble dans une posture de

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    Lieux et moments d une mobilisation collective 2 5citoyen. Ce n' est plus le cas dans l ' activit de porte porte au cours de laquelleles personnes sont surprises dans leur intimit. Les membres de l associationsont ainsi conduits mesurer l cart entre l'inscription de l'interaction dans lerl: gistre du corps corps improvis, dans une situation faite d intimit et dedrangement, impliquant des protagonistes qui vivent souvent dans des universsymboliques diffrents, e__sa s g ~ c i : f i c t i o n omme interaction entre deuxcitoyens, galement rceptifs aux arguments et aux motifs de l'intrt gnral.Les oprations de cadrage dpendent alors directement du contexte, des circonstances et des pripties de l'interaction en face face du porte porte.e collectif mis l preuve: les runions de concertation

    Les runions de concertation ont t des 2 m e ~ t _ ) c:;aJ fJJ. l l J P l b _ l ~ ~ ~ a -tion de l n t a t i . Q n du projet d amnagemen_. Situations publiques parexcellence, leur format n' est pas rgi explicitement par la loi : le code de l urbanisrne fait de la concertation, dans le cas des zones d amnagement concert,une obligation dont les modalits pratiques sont laisses l' initiative de l'autorit publique. Elles relevent de ce qu E. Goffman ( 1963) appelle des r_asemble-r n < : : . l . 2 . r i e n J ~ s . _ Ce sont des s i ~ u a t i O I u l atte11tiq11 collective est oriente vers

    l ~ s mmes objets et parles mmes enjeux. Elles sont rgies par des conventionsimplicites qui, bien qu' nonces nulle part, n en ont pas moins une force normati ve. Elles ont t des moments de mise l' preuve de l ' action associative etdu collectif constitu - en particulier de la capacit de ses porte-parole poserdes questions embarrassantes et documenter des propositions convaincantes, contrer les lus, les techniciens et les administratifs sur leur propre terrain etdans leur propre langage, les pousser dans leurs retranchements, par la simplemise en demeure de rendre des comptes. Les habitants du quartier se sont rendus en masse ces runions : jusqu cinq cents personnes ont sign les listesd'margement de la mairie. D'ordinaire rduites une parade inoffensive de lapart des lus, elles se sont transformes en preuves publiques, qui ont assis lareprsentativit de l'association aupres des habitants du quartier, ont propulsson prsident au rang de porte-parole et ont drain des dizaines d'adhsions.

    Se droulant en juin 1991 la mairie d arrondissement, la premiere runionde concertation a t, de l a vis des membres de l association qui ont particip, difiante . Elle a constitu ]&_premier change public au qur de l'amnagement du quartier. et a laiss un souvenir vivace aux acteurs prsents. D ' une certiii-e fa-on:ene a dessin un espace de positions durables, que les acteurs ontcontinu endosser par la suite en les faisant voluer. Au cours de cette premiererunion, s est joue une t ~ i p l e preuye. La premiere est d or4re teclJ._niql e, ladeuxieme concerne la correction \fes p e r f o r m a 1 1 e s p u b l i q u ~ des acteurs poli_i_u._e._.. la troisieme touche _la reprsentati vit de l' association des habitants.

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    206 Daniel Cefai laudette LafayeAinsi, tant dans I' expos technique du directeur de la socit d conomie mixte,dsigne par la Ville pour tre l oprateur du projet, que dans le dbat qui lui afait suite, Ies reprsentants de la mairie sont apparus au public peu qualifistechniquement. Leurs propositions ont t perues comme faiblement documentes et argumentes, leurs rponses aux questions de la salle errones ouimprcises. Cette premiere runion de concertation, parce qu elle constituaitaussi un premier affrontement technique, tourne 1 avantage de 1 associationqui pointe les lacunes du projet d amnagement. Le projet de rnovationurbaine n est soutenu par aucun diagnostic du bti existant, aucune enqute n at mene sur la population en place ni aucune tude comparative sur les avantages et les inconvnients d un projet de rnovation et d un projet de rhabilitation. Cet affrontement technique va galement contribuer nourrir l'intuitiondes animateurs de 1 association que la mairie n' a pas une parfaite n a i t r i ~ ~ t e c h -nique du dossier et vales conforter dans l ide qu il est possible de prendre lesservices techniques en dfaut dans le registre mme qui est le leur8.

    Si les techniciens en charge du projet sont sortis affaiblis de cette preuvetechnique, les lus s y sont, aux dires de nos informateurs, dcrdibiliss durablement. Ils ont mal pass l preuve des civilits dmocratiques. Certainsd entre eux auraient eu des ~ m p o r t e m e n t s incorrects eu gard une grammaire des performances publiques des hommes publics (Pharo, 1990) : dsinvolture l gard de certains intervenants, interruptions brutales de la parole,propos autoritaires et irrespectueux, agressivit verbale vis--vis des animateurs, attitudes hystriques , cris et gesticulations la tribune9 En dpit dubrouhaha et du caractere parfois confus du dbat, l association, grce aux prisesde parole de ses animateurs, s est montre, l'inverse, pondre et responsable,mesure et rflchie, soucieuse de l intrt du quartier et de la diversit dessituations de ses habitants.

    Le positionnement de l'associat ion entre la mairie, adepte d une rnovationlourde, et certains habitants, qui refusaient toute intrusion des pouvoirs publicsdans e quartier, a d'ai lleurs t l objet d une troisieme preuve, < i e . E ~ ~ ~ n t a -.tivit dans l arenepublique. S y estjoue la capacit de l'association reprsenter autre chose qu elle-mme et tre investie d un rle de porte-parole.Lors de cette runion, comme de celles qui ont suivi, le maire a tent plusieurs

    8. Par la suite, l'association s est effectivernent dote d une expertise technique forte qui ui apermis de faire jeu gal, dans ce domaine, avec la Ville de Paris.9. Ansi qu on e verra dans e point suivant, e fait que les lus dveloppent des comporternentsdsajusts au regard d'une grammaire des performances publiques des hommes publics contribu renforcer, chez les rnilitants de l'association et chez nombre d'habitants, le sentiment queles lus tiennent les citoyens ordinaires dans e mpris.

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    Lieux et moments d une mobilisation collective 207reprises de rduire l association un adversaire hostile la mairie, rejetanttoute intervention publique et, par l mme, peu soucieux du bien collectif.Rcurrente, cette critique pointe une vulnrabilit des collectifs d'habitantsopposs des projets publics: il leur faut tre plus que des collections de rive

    r ~ i n s menacs et faire valoir leur position sur un autre registre que celui durefus. Un moment clef a t celui ou une jeune femme, inconnue de l'association, a pris la parole, la voix charge d' motion, pour dire combien il faisait bonvivre dans le quartier, pour raconter comment ses habitants se sentaient heureuxentre eux et pour exiger des pouvoirs publics qu'ils les laissent vivre tranquilles.Le prsident de l association a rebondi sur cette intervention pour clarifier saposition, en la dmarquant tant du caractere excessif de l intervention qui venaitd' avoir lieu que du caractere extrme de la rnovation envisage parla mairie.Pn:1mnt appui sur les propos de la personne prcdente, il a fait valoir, l in-verse, la ncessit d une intervention publique dans un quartier dont la majoritdes habitants souffraient de la vtust, de l'exigu'it et de l inconfort de leurlogement. II a plaid pour une intervention qualifiede douce , axe sur la rhabilitation des logements plutt que [sur] leur destruction , et sur lemaintien sur place de la population qui souhaite continuer vivre dans lequartier . Les applaudissements qui ont ponctu l'intervention traduisaient l'adhsion massive du public au point de vue de l'association. De cette preuve, lecollectif associatif est sorti consolid alors mme que les habitants prsentsauraient pu se reconnaitre dans les paroles de l'intervenante prcdente. Celleci ne s est retrouve isole que parce que l publica manifest son soutien 1 association, soutien qui sera confirm par une recrudescence des adhsionsdans les semaines sui vantes et par un renforcement du groupe de militants actifspar des nouveaux venus.

    L association tend donc sortir grandie de la plupart de ces preuvespubliques, quand bien mme celles-ci sont marques par la confusion. Lecompte rendu officiel de la seconde runion de concertation, programme un anapres la premiere, en juin 1992, mentionne des mouvements de foule et un chahut contre les reprsentants de la mairie. Passe la phase de prsentationdu projetparle maire et les responsables des services techniques, le dbat effectif n a dur que vingt minutes: la sance est leve en raison d une alerte labombe communique la rdaction du Parisien libr1 preuve publiqueavorte en raison de son interruption, cette runion de concertation contribuenanmoins renforcer le collectif associatif. En_tmoigne une lettre, date du22 juin et adresse au maire d'arrondissement. Rdige l'initiative de 'asso-10. On n entrera pas ici dans le dbat, rcurrent chez les acteurs, qui a consist imputer auxadversaires la responsabilit de l' origine de cette alerte la bombe.

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    208 Daniel Cefai Claudette Lafayeciation des habitants, cette lettre est signe collectivement par un certainnombre de personnalits du quartier: vice-prsident de la synagogue, pasteur de l glise rforme, prtre de l'glise catholique voisine, directrice del' cole maternelle, prsidente de l association des ateliers d artistes. Les signa.aires de la lettre voquent l'explosion d agressivit et d motivit dequelques personnes l attribuant au refus du dialogue de la rrrnnicipalit;ils considerent que cette rencontre interrompue est nulle et non avenue etdemandent l' engagement d un vritable processus de rflexion, qui implique laparticipation des reprsentants des instances religieuses, scolaires, commerciales, associatives, qui pourrait prendre la forme d une commission extramunicipale d amnagement du quartier. Ce courrier collectifcontribue taxerla crdibilit de l'association et des positi011s qu'elle tient dans la mesure ou ilengage des autorits morales 11 dont la prise de parole publique vient relayeret accrotre celle de l association. Il en va de mme avec un communiqu depresse publi par un lu d' opposition, conseiller de Paris et dput socialiste. IIjuge intolrable que la violence du non-dialogue se substitue au jeu de laconcertation et i invite le maire de l arrondissement s' engager sur la voied un vritable partenariat avec la population et les associations reprsentativesau premier rang desquelles La Bellevilleuse et ses dirigeants .Une autre runion publique de concertation s est droule au printemps1994, dans un gymnase de l'arrondissement. Une t_ranscription complete ~ ~ sdbats est disponible, car l ' association a rtribu les services d une stnotypisteassermente pour garder les minutes completes, mot mot, du droulement dela sance, et pour se prmunir contre tout dni a posteriori de la part des lus etdes techniciens. Ce dispositif visait moins produire des preuves dans unesituationjudiciaire venir qu' exercer une contrainte forte de gnralit sur lespropos tenus. II a suscit la premiere fois une protestation orale du maire, indign par la rupture du climat de confiance ncessaire au bon droulement desdbats, tandis que les animateurs de l association signifiaient tout la fois leurdfiance vis--vis des reprsentants de la mairie et leur capacit affronter, paravance, les traces crites des changes. Se joue, dans cette runion, entre lemaire et le prsident de I' association de quartier une preuve d' autorit dans laprise de parole publique. Si quelques-unes des interventions du maire, quianime la runion et tend monopoliser la parole, constituent des rponses argu-

    11. a notion d autorits morales est indigene. Elle est issue du corpus des textes produits parl'association.12. l i en est ainsi quand une personne souleve longuement le probleme d un htel meubl d ouune trentaine de personnes aux faibles ressources vont tre expulses. Le maire rplique atorspar l argument lgal: l'immeuble n est pas dans e primetre de I'intervention et, d' apres la IoiBesson, les occupants d un htel n ont pas tre relogs.

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    mentes aux questions poses la plupart de ses prises de parole ne releventpas de ce registre attendu d'intervention pas plus qu elles ne visent, proprement parler, l ordre et les regles du dbat. Loin de temprer Ies ardeurs de lasalle, elles contribuent relancer un proces permanent du public. C est ainsique ce dernier se fait rappeler l ordre et que ses ractions sont ostracises alorsqu il est fait ostensiblement tat de la courtoisie des lus: Nous, on regle desproblemes toute Iajourne, vous sifflez, la contestation absolue n empcherapas la gentillesse la table ; quand on respecte la dmocratie, a veut direqu on respecte aussi des gens que le peuple a dsigns pour avoir des responsabilits Les contestataires , accuss de faire preuve de manichisme, sonttourns en drision : les bons, dtenteurs du monopole de l amour dupass et dpositaires du Vieux Paris , contre les mchants , technocrates froids et lus insensibles .

    Enfin, tandis qu il en appelle aux vertus du dialogue et de la concertation, Iemaire interpelle nommment, de nombreuses reprises et sur un mode ironique, le prsident de l association de quartier - seu interlocuteur ainsi dsign: c est le cas d un certain nombre de nos partenaires, monsieur R.apprciera le mot ; le btiment est squatt ... vous allez me donner desIeons ; monsieur R. nous dira, puisqu'il veut en faire le commentaire ... .Un vritable incident de procdure clate alars entre le maire, qui prtendrpondre globalement aux interventions, et le prsident de l'association pris partie, qui exige une rponse prcise chaque question et qui demande qu untour de parole quitable soit respect. Aux tactiques de dstabilisation de l ad-versaire rpondent les tactiques de dfense de sa propre lgitimit par le prsident de l association, qui raffirme son droit la parole contre sa confiscationpaf le_Il1aire. Un rapport de forces entre les acteurs ~ met en place, qui pese surla mesure du poids de leurs arguil1ents. Le maire tente de discrditer son adversaire en lui promettant publiquement la sauvegarde de son immeuble et tente dele dchoir de la posture de porte-parole d une cause publique qu il s efforce detenir en laissant entendre qu il aurait pass un accord secret avec la mairie .Inversement, le prsident de l'association, qui contre point par point les donnes informatives et les analyses techniques de la mairie, doit s imposer enmontrant son autorit dans la prise de parole face l'auditoire. La bataille estremporte par celui dont la pugnacit ne faiblit pas, qui prend l ascendant surson adversaire et ne se laisse pas dmonter par ses piques. La crdibilit dpendde cette manifestation de courage et de fermet dans I agn. La connaissanced_e_dossiers, Ia capacit de pdagogie, la justesse de ton, la bonne tenue et ler_s_pect du public finissent par I emporter dans l preuve. Cette runion deconcertation comme les prcdentes a t, selon les tmoins de la salle, unmoment fort de cstallisation des affects et de tombe des masques , d ta-

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    210 Daniel C e f a i Claudette afayeblissement dfinitif d un rapport de confiance des habitants l gard de leurassociation, d assise de sa lgitimit dans l arene publique et d acclration dela dynamique de mobilisation et de recrutement.Le recours la catgorie du mpris En accusant les reprsentants de la municipalit de mpriser les habitants, lesmilitants ne dnoncent pas simplement des manifestations d ' indiffrence, ilspointent aussi tout un ensemble d infractions la grammaire de la vie clmoraigue1 3. Ce faisant, ils travaillent renforcer la lgitimit de la cause qu ilsdfendent en jetant le discrdit sur l adversaire et, par l mme, s efforcentd agrger de nouveaux sympathisants et de consolider l' unit du collectif. C estbien parce que les acteurs s'accordent sur ce que doit tre la vie dmocratique,et notamment sur la place de tout un chacun en son sein, qu' ils en ressentent eten critiquent l absence et parviennent se mobiliser autour de ces transgressions. La grammare de Ia vie dmocratique ? : ' ~ s t pas rductible l a r c h i t ~ c t J J ecomplexe des textes de loi et des rglementations, dont elle est en parti e l' ombreporte. Elle s prouve avant tout travers les manquements un ensembled exgences normatives de la vie politique et travers des carts par rapport auxconventions lmentaires de la civilit ordinaire.Le premier type d'infraction la grammaire de la vie dmocratique faisantl objet d une catgorisation en terme de mpris a trait une violation caractrise de la loi. En novembre 1990, alors que le Conseil de Paris devait dlibrer sur le projet de cration de la zone d amnagement concert et sur lesmodalits de la concertation relative ce projet, les vigiles de l'Htel de Villerefoulent quelques dizaines d adhrents et de sympathisants de l associationlors de la sance publique du conseil municipal. C est d' ailleurs en se rfrant la loi-l article L. 121-15 du Code des communes qui stipule que les sancesdes conseils municipaux sont publiques - que l'association engage et gagne,par un jugement du tribunal administratif de mars 1993, le recours intent cette occason. Au-del de la seule infraction la loi, ce sont deux regles lmentaires de la grammaire de la vie dmocratique lc;_ prncipe de publicit_desdbats et l' exigence faite aux reprsentants de rendre des comptes leurs man

    d a n t ~ - qui ont t mis en question dans ces circonstances. La transgression dudroit et de ses dimensions rglementaires par ceux-l mmes qui sont supposs

    13. Voir, dans le sillage de Wittgenstein et de P. Winch (1958), les propositions de o_ romsupra ou de C. Lemieux (2000, p. 110 sq_ . La notion de r m m i r ne renvoie pas tant uncode systmatique de ois formelles qu l' en semble des regles qui gouvement l'usage effec

    tif d une expression ou d ' un geste signifiant [ .. ] qui se lit dansla prat q e travers desusagesioterdits ou exemplaires.

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    en tre les garants est perue parles administrs comme une forme de mpris dela part des pouvoirs locaux. Lgalit rime ici, pour les personnes interroges,avec publicit, avec responsabilit, mais aussi avec moralit. Les rappels ritrs la regle juridique par l'association, quine cesse de se rfrer dans les courriers qu elle adresse au maire, dans les dossiers qu elle constitue ou dans sesinterventions orales, aux articles du Code des communes, du Code de laconstruction publique, du Code de l'urbanisme ou encore du plan d occupationdes sols, mettent en saillance ces manquements la loi. Le recours la catgorie de mpris pour les qualifier tend ainsi mettre en relation l'infraction audroit avec n dfaut de droiture morale de la part des reprsentants du pouvoir111unicipal.

    La catgorie du mpris qualifie d autres infractions la grammaire de lavie dmocratique. Elle porte surdes comportements contraires aux attentes normatives propres te ou te type de situation. L absence rpte de rponses dela part du maire d arrondissement aux courriers de l association contrevient ausens ordinaire de l change pistolaire, a fortiori lorsque cette absence engagedes institutions publiques et des personnes morales. Dans le cas prsent, elle estinterprte comme un i:efs du dbat public et une non-reconnaissance de l'association comme interlocuteur crdible 14 en va de mme, quoique dematiere plus subtile, lorsque la rponse au courrier se limite un accus derception, sans prise en compte des arguments qui s y trouvent dploys, ouencore lorsque la ritration des courriers auxquels il n a pas t rpondu estqualifie publiquement par le maire, dans une runion publique, de harcelement pistolaire .D autres preuves sont saisies sous le signe du mpris :laprsentation aux centaines d habitants qui se sont dplacs aux runionspubliques de concertation de plans illisibles et de diapositives de mdiocre qualit, l abus du vocabulaire technique, l'installation d une sonorisation dfectueuse ou 1'octroi d un bout de couloir sans sieges en guise de salle de runion.Les attentes de mise en place parles dtenteurs du pouvoir municipal des conditions matrielles de l'instauration d un dbat dmocratique sont dues. Lespetits dtails s'accumulent, ou se conforte le sentiment qu une thique ordinaire de la considration d autrui est bafoue de faon rpte. L ordre des civilits dmocratiques entre adversaires et le principe d galit de droit la parolepublique, quoi 1'organisation des rencontres politiques la tlvision a rendules citoyens sensibles, ne sont pas respects.

    Enfin, le mpris des reprsentants de la mairie dsigne galement lesconduites de certains lus de l arrondissement qui contreviennent aux conven-

    14. L'association se constitue d'emble avec e projet d'tre traite comme un partenaire partentiere dans les oprations d amnagement du quartier, ce dont tmoignent ses statuts.

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    212 Daniel Cefai Claudette af yetions lmentaires de la civilit ordinaire en recourant la mauvaise foi, ausoupon et 'insulte. La mauvaise foi peut relever de la tactique politique. Ensance du conseil municipal, lors du nouveau projet de dlibration qui prendacte de l annulation de la dlibration antrieure prononce parle tribunaladministratif, un des conseillers de Paris, adjoint au maire de l'arrondissement,stigmatise

    .. . Les manreuvres dilatoires d'une association du XXe arrondissement soutenuepar l' opposition municipale [ .. ) quine cache passa volont d'entraver cofite quecofite l action de la Ville dans ce quartier [ ..JOn peut se demander quelles sont Jesintentions relles de cette association. Son but est-il de laisser pourrir ce quartier?D'attendre que les immeubles s'effondrent sur les habitants et en rendent la Villeresponsable? Trois ans de perdus pour les mal-logs (Minutes du conseil munici pal du 18 octobre 1993.Dans d autres circonstances, l ncivilit ne peut plus tre mise sur le compte

    du calcul stratgique et du jeu rhtorique qui consiste disqualifier ses adversaires. Est qualifi de mpris le manque d gards vis--vis des rsidents pardes lus ou des techniciens de la Ville. Lors de la premiere runion de concertation, la mairie d'arrondissement, plusieurs des lus la tribune font preuve

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    Lieux et moments d une mobilisation collective 213pect minimal auquel a droit tout administr - et au-del toute personnehumaine - sont perus comme bafous parles reprsentants de la mairie.Ainsi dplie, la catgorie de mpris , lorsqu elle est mobilise, pointetoute une srie de situations d infraction, au sens lgal, civique et moral, dont ladnonciation contribue faire exister et consolider un collectif agissant, dansle mouvement mme desa non-reconnaissance par la municipalit. La perspective adopte, en se centrant sur les manquements la grammaire de la vie dmocratique, renouvelle la thmatique du dficit dmocratique dans les projetsurbains. La critique du caractere technocratique des projets d amnagement, qui les rend incomprhensibles au plus grand nombre, et la dnonciation de la mascarade des runions de concertation ou tout est joud' avance s inserent ainsi dans un e_space argumentatif dans lequel les catgories politiques sont indexes surdes expriences sensibles et surdes jugementsmoraux. La dmocratie, loin de se rduire au dbat entre reprsentation et participation (Curapp, 1999), est aussi affaire de bonne foi, de respect mutuel, desens du droit et de l quit. Les cadrages de l affaire en cours et des acteursentre eux puisent en partie dans les prescriptions de la loi, qui ne sont pas brandies simplement comme des ressources stratgiques ou tactiques mais impregnent la culture publique des citoyens actifs. La loi et la rglementationresteraient lettre morte si elles n taient soutenues par des usages et par desmceurs, par des rituels et par des conventions, si une grammaire de la viepublique ne rglait les criteres de ' exprience et de ' action publiques.Comment soutenir une cause?L analyse des cadres de motifs et des rpertoires d argumentation des acteursne se limite pas un probleme de mobilisation stratgique de ressources symb()liques par des entrepreneurs en morale ou par des groupes de pression en vue d atteindre leurs objectifs de la faon la plus efficace et la plus rentablepossible sur un march des biens publics. Ce rgime de ' action en plan (Thvenot, 1995), rig en moteur ultime de l engagement par les thoriciensde ' action rationnelle, n est certes pas absent des proccupations desmembresactifs de l association. Ceux-ci passent le plus clair de leur temps rcolter et grer les sommes d' argent de leur budget, coordonner les comptences deleurs membres et de leurs sympathisants, renforcer la crdibilit de l association et la lgitimit de son action. Le recours te ou tel argument peut s inscriredans cette stratgie de recherche d effets - effets de compassion ou de conviction, de dngation ou de lgitimation - qui est le propre de l' activit rhtorique. Mais il est irrductible au registre de l action instrumentale. D' une part,le sociologue n'a pas besoin de recourir l exercice de la critique ou du soupon pour dceler des intrts dissimuls derriere la surface des choses : les

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    214 Daniel Cefai , Claudette Lafayeacteurs se chargent eux-mmes de ce travai} d'imputation mutuelle de raisonsd agir, plus ou moins secretes ou avouables, et configurent l arene publiqueconune un terrain de manreuvres stratgiques. Le champ argumentatif est djpeupl d'actions et d'interactions qui sont prsentes comme stratgiques enlangage naturel. Le problme est de les recenser comme un rseau de perspectives qui se rpondent les unes aux autres et dont le maillage dessine la carte desperformances publiques. D autre part, les arguments sont au service d une dynamique collective de configuration de lares publica. Soutenir une cause publique,c est faire du collectif en touchant des personnes, en Jes engageant dans desactions communes et en les rassemblant sous Je nom d une organisation.Soutenir une cause publique, c est aussi P ( ) ~ l ~ m a t i e r la situation dans laquelleces personnes sont plonges, en montrer 1 aspect intolrable ou insupportable eten proposer des formes de rsolution. C est dessiner des images du quartier, inscrire ses habitants dans des intrigues narratives, historiques ou politiques etouvrir un horizon d' attentes, d espoirs et de projets. C est trouver de bonnesrnisons de se rvolter, profiler des conceptions du bien public et se rapporter desprini;ipes thiques ou civiques auxquels on tient parce qu' on les croit justes.e l preuve perceptive l dnonciation publique

    Quels sont donc Ies cadres d ' injustice (Gamson et al., 1982) travers lesquelsles membres de l'association de quartier dcrivent la situation des habitants etrendent compte de leur propre engagement personnel en faveur de cette cause?Ces cadres d injustice sont d une grande diversit. lls varient selon que ladnonciation concerne les menaces pesant sur un bien personnel, les risques dedmantelement des ieps de sociabilit et de solidarit ou le mpris des autoritspubliques l gard de la population du quartier. Mais nombre de militantstmoignent que I' impulsion initiale a t Ia dcouverte prouve corporellement de l'inconfort, de I'insalubrit et de la dgradation de certains logements.Cette exprience est au principe de l expression d un sentiment d injusticed'autant plus fort que celui qui l 'prouve n'imaginait pas, au pralable, l'existence de telles conditions de vie. C est le cas d un des objecteurs de consciencerecruts par 1 association, que son statut aurait pu dispenser de toute implication affective et thique, mais dont l engagement est all bien au-del de lasimple activit salarie:

    D'un point de vue matriel, ce qui m'a choqu au dbut, c'est les taudis . G. m'aemmen tout de suite voir le 35 rue Ramponeau. a pissait J eau de partout, a venaitdu toit jusqu'au premier tage, avec des seaux comme a. a puait, on entendaitpresque grouiller Jes rats, c'tait deux doigts, d'ailleurs y'en avait. On rentre dansdes logements triqus. Dj c'est sombre, mais comme il y avait des tais auxfentres, e' tait encore plus sombre. Les planchers, faut faire attention de pas secas-

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    Lieux et moments d une mobilisation collective 215ser la gueule tellement ils sont pourris. L a nem'a pas choqu, mais a m'a surpris.Je savais que a ex.istait mais j tais pas surde conna tre a unjour. II y a un truc quia chang, je sens moins les odeurs, a me choque moins. Avant on rentrait dans lesimmeubles, a sentait la pisse, je me disais: "j'arriverai jamais vivant au demiertage". Maintenant, j y rentre sans mme plus y penser, peut tre parce que je m'yattends ... .Le sentiment d' injustice prend forme dans des preuves perceptives: loin

    ' . ~ t r e un simple raisonnement intellectuel, il s' incarne dans des contextes d ex-prience mobilisant explicitement plusieurs registres sensoriels : la vision ( apissait l eau de partout , avec des seaux , des tais aux fentres , c taitencore plus sombre ), l ou'ie ( on entendait presque grouiller les rats ), l'odorat ( a puait , je sens moins les odeurs , a sentait la pisse ).La description a une dimension esthtique. ~ l e vaut comme monstration, et non pascomme dmonstration. Elle tmoigne d une preuve perceptive, plutt qu ellen' administre une preuve (Chateauraynaud & Bessy, 1995). L exprience sensible et affective est alors c ; ~ n v e r t i e en sentiment d'indignation, qui donne percevoir des situations dans ce qu ' elles ont d'intolrable ou de rvoltant. Le sensthique et civique n est pas tant fond surdes mcanismes d'identification et deprojection, dont certains font le soubassement psychologique de la compassion,de la charit ou de la solidarit, qu il ne s ancre dans la saisie pathmique etesthtique de caracteres observables et descriptibles de la situation. La situationest insupportable dans ce qu elle donne ressentir (pathos) et sentir (aisthesis .Mais les scenes exposes sur le modele plus personnel ont une force d videnceostensive qui vaut en sai. L'objecteur passe de l usage du Je celui du On, dansune transition du sens vcu au sens commun. Les preuves perceptives ont unepuissance de figuration incame. Loin d tre enfermes dans un corps subjec,tif,

    e l ~ s pointent vers le sens commun. Elles parlent d elles-mmes et en appellent une communaut d motion, d exprience et de jugement. Exprimes en discours, elles s imposent avec la force du tmoignage et engagent l interlocuteur prouver la mme indignation et endosser la mme rvolte.

    Sans faire d'identification je Ies dfends pas parce que je ne voudrais pas que am'arrive, je les dfends parce que vraiment, merde, c'est pas possible de voir deschoses comme a. Ces gens qui sont dmunis, qui vivent dans des taudis, qui onfait payer des loyers invraisemblables, 4 000 bailes pour des taudis ... quand on esten pleine possession de ses moyens, quand on sait tout, parce que y'a des gens quinous disent "c'est un ami qui nou s loue a", un rez-de-chausse, 15 m2 avec desbriques de verre, ou ils sont cinq dedans, eh bien flicitations pour vos amis . ..quand on voit des choses aussi abjectes, e' est assez motivant. La description des mmes scenes pourrait conduire exiger la destruction

    des taudis insalubres ou la modernisation des logements; elle pourrait encore

  • 5/23/2018 CEFA LAFAYE - Lieux Et Moments d'Une Mobilisation Collective

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    216 Daniel Cefai , Claudette Lafayeprovoquer du dgofit, dboucher sur une stigmatisation des rsidents euxmmes, raviver le sentiment de danger des classes laborieuses ou d'une menacedes jeunes immigrs - cf. l'tiquetage raciste du: ils vivent comme desbtes . Pourquoi sauvegarder un quartier aussi insalubre? Quelles sont les raisons de le rhabiliter au lieu de le dtruire? Comment passer du constat dedgradation, auquel les deux parties souscrivent, au cadrage d' injustice, surlequel elles peuvent encore se rencontrer? Le tmoignage de visu est mis enperspective parle rcit de 'injustice flagrante et du mensonge sans scrupule, del'go isme et de l nsensibilit pour le sort d' autrui, du dsir de faire carriere oude gagner de l' argent qui l eniporte sur toute autre considration. Les preuvesperceptives ont une porte morale et politique. La prise en compte de cet tat defait est prsente comme le motif qui donne son impulsion l ' action.

    C'est motivant d'aider les gens de la gueule de qui on se fout. Que ce soient lespouvoirs publics, les syndics, les architectes. L'autre jour encore, un architecte taiten train de faire signer un papier foireux, pour se dfausser de toute responsabilit sile mur s'croulait, alars que l'architecte du syndic, c'est son boulot, assurer la scurit des habitants. On paye pas des charges et des loyers pour rien, on doit tre enscurit il voulait faire signer un papier Oui,je ne rentrerai pas dans telle piece quirisque de s'crouler, je dcharge M. Untei de toutes responsabilits". Il voulait fairesigner a.. . Quand on voit ce genre de choses, d ' abord il faut se contenir. .. Les gensdans le quartier, la faon dont ils sont traits, e' est assez rvoltant. Loin d'tre singulier, propre la personne qui retrace cette exprience, un

    tel cadrage d' injustice se retrouve, avec des versions appropries au contexte desa formulation, dans les dclarations officielles de l' association et dans les discours titre priv desmembres de l'association. Les comptes rendus des tournes de porte porte parles membres les plus actifs de l'association au coursdes premieres annes, destines informer les habitants des projets d' amnagement du quartier et recruter parmi eux de nouveaux adhrents, _ont tous tatd'expriences similaires, vcues comme d'autant plus troublantes qu'elles sedroulaient dans 'espace gographique du voisinage, parfois mme au sein dela mme coproprit ou du mme immeuble. L' intensit du choc est proportionnelle la proximit du l ieu du constat. L' embrayage sur une dnonciation etsur une revendication en langage public se fait apres que les locuteurs se sontdpris de leur sens corporels ( je sens moins les odeurs, a me choque moins , maintenantj'y rentre sans mme plus y penser ). II s'agit moins d'une banalisation ou d'une neutralisation que d'une mise distance de leurs expriencessensibles et affectives: celles-ci continuent tre prgnantes dans leurs discours et jouer en eux avec la puissance d'motion du tmoignage (Dulong,1998), mais le bouleversement prouv neles submerge plus. Les Iocuteurs nesont plus affects sur le mode de la passivit par une Stimmung Ils donnent

  • 5/23/2018 CEFA LAFAYE - Lieux Et Moments d'Une Mobilisation Collective

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    Lieux et moments d une mobilisation collective 217

    celle-ci une articulation expressive. Les expriences corporelles sont codifiesdans une configuration narrative et articules dans un systeme actanciel(Boltanski, 1984).

    L identification de victimes et la dsignation de coupables passent par laproblmatisation de situations locales, l identification de manquements la loiet la rglementation, la mise en vidence de dficiences dans les dispositifsd intervention publique, ' attribution de responsabilits aux officiels impliqus. L argumentation est fonde sur une enqute circonstancie, mais elles largit pour prendre le tour d une dnonciation et d une revendication. Elle apour destinataires des auditoires diffrencis : elle fait appel la capacit deleurs membres discerner le vrai du faux, le lgal de l illgal et le juste de l in-juste ; elle propose des moyens et formule des raisons de s engager en vue de larsolution de la situation problmatique. Elle varie selon le type de contraintes_mntiques et le degr de publicit de la tribune choisie. Elle peut ainsi prendrediffrentes formes , celle d un libre flot de paroles de tmoins, comme dans lessituations d entretien, ou celle de l historique de l immeuble, de la descriptionde son tat de dgradation et du statut de ses occupants, lorsqu il s agit d uncourrier adress aux pouvoirs publics. Elle peut aussi tre taye, dans uneconfrence de presse par exemple, par des photographies des logements incrimins, qui la fois frappent l imagination, rveillent la sensibilit et provoquent l ' indignation, et sont autant de preuves matrielles verser au dossier.Elle peut enfin tre contrainte parle format du cas , s il s agit d un dossiersocial ou mdical. _ laque micro-arene publique.a ainsi ses propres regles dujeu, ses rituels et ses procdures, ses langages autoriss ou obligatoires, ses personnages accrdits et accessoires, ses standards d exprience et de jugement,sa dclinaison propre d arguments et de motifs c c e p t a b l ~ s Les interprtations,les critiques et les propositions qui y sont faites ne sont recevables que si ellesse plient une grammaire, d ordinaire nonce nulle part, mais oprante et

    a r n e dans des dispositifs de personnes, d objets et de pratiques.Les rapports d activit de l association, _ ' ~ s e n t s chaque anne en assemble

    gnrale, sont, cet gard, particulierement intressants. L espace disponiblepour la dnonciation ou la revendication s y trouve troitement circonscrit parlescontraintes propres l exercice, sans tre pour autant rduit nant. Ainsi, danse rapport d activit correspondant l exercice 1993, destin la fois aux finan

    ceurs (le Fonds d action sociale d Ile-de-France, la Fondation Abb-Pierre et leComit contre la faim et pour le dveloppement) et aux adhrents de l association, la rubrique La situation difficile des locataires de la Ville associe unvocabulaire de description et un vocabulaire de dnonciation . Elle dpeint unesituation tout en pointant des victimes parmi les locataires de la Ville de Paris. Ladsignation d un coupable (la Ville) apparait sous une forme euphmise mais

  • 5/23/2018 CEFA LAFAYE - Lieux Et Moments d'Une Mobilisation Collective

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    218 aniel Cefai Claudette Lafa i iles consquences de l'inaction reproche (un patrimoine laiss l'abandon) son:clairement identifies (l'accentuation de la dgradation des conditions de Yicdans Ies immeubles dont la Ville est e principal propritaire):

    La Ville de Paris est devenue, parle biais de la premption, le plus important prc-pritaire d'immeubles, de locaux d'activit et de logements du Bas-Belleville. L.iVille ajusqu' prsent laiss l'abandon ce patrimoine qu'elle vouait 'origine :ldmolition. La Bellevilleuse s' efforce aujourd'hui d' en faire un bailleur exemplaire.en lui signalant les difficults de ses locataires et occupants de bonne foi. Dansimmeubles ou la Ville est le principal propritaire ou propritaire unique, la dgra-dation des conditions de vie s'est, en effet, accentue en 1993. Nos demandes son:ici axes sur le relogement (exemple du 10 rue Dnoyez) et la ralisation de travaux(exemple du 11 rue Dnoyez, immeuble dont la Ville est propritaire et ou la suitede nos interventions, elle a commenc assurer un entretien)15 L' abandon du patrimoine n'est ni irrversible, ni irrmdiable, ce qu'at-

    teste le processus de rparation dj engag. L' association fait exercice de vigilance. Elle alerte la Ville de Paris. Elle 'informe d' une situation qu'elle estsuppose ignorer, elle qui dispose des possibilits concretes de remdier sur leterrain la situation dont son inaction est la cause. Elle peut redevenir un bailleur exemplaire .II n'y a l aucun des effets de manche de la rhtoriquemilitante. Le style du compte rendu propre au rapport d'activit impliquemesure et pondration, prcision technique et retenue quasi administrative. Lebureau de l'association a trs tt choisi de ne pas mettre en accusation permanente les autorits publiques, et de compromettre du mme coup la chanced'une ventuelle collaboration. Le ton reste celui de l'appel la coopration,dans un dispositif ou l'association de quartier ne se substitue pas aux prrogatives des dcideurs et aux comptences des techniciens, mais se cantonne dansun rle d'information et de proposition. L' action de l' association n' ena pasmoins le sens d'une interpellation des pouvoirs publics. Mais que la Ville deParis ignore les signalements de situations injustes ou ne rponde pas avecla clrit attendue aux demandes qui lui sont adresses et le compte rendubascule dans la dnonciation, comme en tmoigne l' intitul d' un point consacr la mme question dans le rapportd'activit de l'exercice suivant:

    Le relogement des locataires de la Ville rvele d'importants dysfonctionnementsau sein des services municipaux. Compte tenu des dangers que prsentaient ces btiments [10 rue Dnoyez] pour la sant et la scurit des personnes, La Bellevilleusea des 1992, demand la Ville un relogement en urgence des occupants. Cette situation tait d'autant plus intolrable que la Ville disposait proximit immdiate dedizaines de logements vides dans des btiments qu'elle savait conservs. Et si ces

    15. Rapport d'activit de La Bellevilleuse, exercice 1993.

  • 5/23/2018 CEFA LAFAYE - Lieux Et Moments d'Une Mobilisation Collective

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    Lieux et moments d une mobilisation collective 219logements ne pouvaient peut-tre pas accueillir la totalit des families reloger, lesconditions extrmement prcaires dans lesquelles celles-ci vivaient exigeaient nanmoins un relogement immdiat dans le pare social municipal1 6. Le langage de la dnonciation reste toutefois mesur. Dans aucun docu

    ment officiel de I association ne sont lisibles les accusations, les traits d ironieet les charges personnelles qui peuvent s noncer oralement dans une discussion prive, pas plus que les escarmouches verbales qui ponctuentpar exemplela visite du quartier par l ancien maire d'arrondissement. Les porte-parole de'association adoptent dans leurs courriers et leurs rapports la posture du partenariat technique ou de la coopration dmocratique et rservent pour

    d autres situations publiques c _es tactiques plus agressives, aptes faireparaltre la mauvaise foi desmembres de la mairie ou leur mconnaissance desdossiers, comme les runions de concertation la mairie ou les missions de radio et de tlvision.Si11gularit et exemplarit d une causeQu est-ce qui fait que ce quartier vaut la pein_qu on s engage qu on se batte

    P ) ~ ~ u ~ ? Comment se manifeste l attachement _qui ui est vou et, indissociablement, quelles formes de mise en valeur ont recours les militants de l association et les habitants qui se sont dplacs massivement, l automne 1994,pour inscrire sur le registre d enqute publique leurs remarques propos duprojet d amnagement? Comment les acteurs s y prennent-ils pour faire valoirla spcificit ou la singularit de l llot pour leque ils se mobilisent et, simultanment, dvelopper une justification gnrale dont la validit dpasse le territoire restreint du quartier? p f ro_ll .( 1999) a mis en vidence, propos desrevendications cologiques portant sur la nature spatialise ,que l argumentesthtique est le seu qui reste aux militants apres que ceux-ci ont puis lesarguments classiq ues de ' effet pervers et de la mise en pril dont A. Hirschman(1991) a fait la gnalogie. C est en raison de sa beaut et de sa singularitqu ' un paysage vaut la peine d tre dfendu: sa dimension d'universalit rsidedans son unicit la plus absolue. Dans le cas prsent, l'argume.nt esthtique, s iln est pas absent des motifs d engagement des personnes, semble toujours tenu distance, com me brid dans les prises de parole publiques de 1 association.

    Ir()iS figures de la c o n t e x t u a l i s a t i o l , } _ 4 ~ g_uartier mergent du matrielempirique:la o c j a b i l i t et la solidarit de ce quartier populaire et multi-ethnique sont emblmatiques de l humanit tout entiere; sa destruction seraitune mutilation de 1 identit, du territoire et de l h i s t o i r ~ d e Paris; enfin, ce quar-

    16 . Rapport d' activit de La Bellevilleuse, exercice 1994.

  • 5/23/2018 CEFA LAFAYE - Lieux Et Moments d'Une Mobilisation Collective

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    220 Daniel Cefai Claudette Lafayetier est un exemple de cohabitation sociale, culturelle et religieuse et le procesde concertation et de rhabilitation un modele suivre sur d autres sites. Si cestrois figures de mise en valeur du quartier cohabitent des degrs divers, seulesla deuxieme et plus encore la troisieme sont particulierement travailles dansl espace public par l association tudie.Un embleme de l humanitCette premiere figure de dcontextualisation du quartier n a t repre quechez un seul acteur: un militant de l association qui revendique galement son

    ~ n g g e m e n t au Parti communiste. Celui-ci prsente le quartier comme unespace dimension humaine , dans leque} les sociabilits sont intenses et lessolidarits acti ves. Les gens se connaissent, se parlent et s coutent ; ils frquentent les mmes petits bistrots. Je pense la dfense de Chez Fanfan, dontj tais un peu partie prenante. II faut des piceries ouvertesjusqu 11 heures dusoir; a c est extraordinaire une picerie ou tu peux acheter du pain, discuteravec d autres personnes 11 heures du soir . Les habitants du quartier se surveillent et se protegent les uns les autres: En plus ces magasins, a fait policedans la rue. Je veux dire, une rue vide sans tabac, sans caf, sans petit commerce, c est moins sfir. faut dfendre tout a. C est ma survie moi aussi . Sidans ma rue, je me fais attaquer et que personne n est l pour intervenir ou si jedois aller porte de Montreuil pour faire mes courses. faut pas tout dtruire, ilfaut garder des petites units de vie ensemble.

    Mais alors que cette conception de la vie de quartier en termes de small isbeautiful pourrait aisment dboucher sur un repli communautaire sur l espace restreint des proches, ce militant rouvre aussitt le quartier sur un universel politique. Le bonheur de la proximit et de la gnrosit , des petitesattentions et des changes quotidiens, se transcende dans la vise du collectif,du Nous-humanit. Le militantisme associatif ou communiste - selon lui, lesdeux faces rversibles d un mme engagement- est la rnise en acte de l humanit. Ce quartier singulier en est le terrain privilgi:

    Le quartier, c est l ou on vit. C est ma ville . Moi,je crois que la politique doit trele plus prs possible des gens. C est vrai que j ai peur des constructions poli tiques deplus en plus loignes comme l Europe. Pourfaire changer une loi, tu dfiles un mil-lion Paris et tu la fais pas changer. Combien l faudra tre Bruxelles? Or , ton village, c est l ou tu peux agir. Aussi, Belleville, tu ctoies toute l humanit. En plustous les problmes sont l [ .. ] Il y a une sorte de gnrositqui se traduit dans un mili-tantisme associatif ici, communiste l. La gnrosit et la solidarit a va ensemble.Tout seul on n existe pas. Ce qui a t affreux, c taient les annes quatre-vingt, outout a t ramen l individualisme. Je sans les autres ,a n existe pas. Moi,je crois auNous, le Je m intresse moins. Nous sommes dans l humanit, nous devons en fabri-quer. Le groupe produit de l humanit, alors que le Je goi ste n en produit pas.

  • 5/23/2018 CEFA LAFAYE - Lieux Et Moments d'Une Mobilisation Collective

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    Lieux et moments d une mobilisation collective 221La mise en valeur du quartier procede du fait qu'il est un condens d'uni

    versel, emblmatique en ce que chacun des dtails de sa vie ordinaire constitueune allgorie de l'humanit tout entiere. Les figures du proche et du concretsont une voie d'acces 'universei: l'appartenance l'humanit sejoue dans un.sentiment de gnrosit vis--vis de ses voisins. L' engagement poli tique etassociatif est conu comme implication dans la proximit des lieux et dans ladensit des liens, comme action dans la ralit des gens . ,-a rhtorique adopte par e PCF depuis les annes soixante-dix s'est focalise sur les qualits duquartier; elle entre en rsonance avec l' image du viliage dans la ville, populaireet multiculturel. C'est un modele de cit, au sens urbain et poli tique du terme,qui est mis en avant.ne mise en valeur patrimoniale

    La deuxieme figure de dcontextualisation du quartier appara't notammentsur e registre de l' enqute publique. Certaines notations font tat d'un endroitqui doit tre sauvegard en tant qu'il constitue un quartier unique de Paris.Est exprim ' attachement au caractere historique du li eu, qui n' est pascomparable celui du Marais ou de l lle Saint-Louis, mais qui est aussi essentiel la mmoire de Paris et au bonheur des Parisiens . Le refus du massacre organis du quartier se double d'un appel la sauvegarde du Parispopulaire d'autrefois Ce quartier ne doit pas tre dtruit parce qu'il est unecomposante incommensurable et irremplaable de Paris. Cette mise en valeurpatrimonial e s' accompagne de Ia critique des amnagements raliss dans lesquartiers alentour qui, en transformant leur caractere propre, les ont rabaisssau rang de lieux quelconques, banais, insignifiants que l' on ne parvient plus distinguer des autres. Les transformations de l'llot voisin ou Ia rnovationd'un quartier proche dans ' arrondissement mitoyen ne permettent plusd'identifier la ville dont ils sont une des composantes: On se croirait n'importe ou, Cergy-Pontoise ou ailleurs, mais pas Paris: c'est l'identit denotre ville qu'on arrache Avec la mutilation d'une des parties de la capitale,c' est son essence mme, son identit , qui est touche et qui est menace dedissolution.

    L'association dveloppe, avec un degr de sophistication supplmentaire,cet argument patrimonial en valorisant la singularit du quartier en tant queJieu de mmoire . Cette mise en valeur est prsente dans les diffrentes versions de la note de prsentation de l'association ainsi que dans l'dition d'unebrochure historique rappelant les vnements de la Commune de Paris et laplace du quartier dans l' histoire du mouvement ouvrier (Jacquemet, 1984), etplus encore, dans l'histoire de l'immigration en France - un ouvrage d'entretiens et de photos (Morier, 1994) et une these de dmographie historique

  • 5/23/2018 CEFA LAFAYE - Lieux Et Moments d'Une Mobilisation Collective

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    222 Daniel Cefai , Claudette Lafaye(Simon, 1994) ont t Ies principales sources d'information. Cette mise envaleur patrimoniale ne se clt pas sur elle-mme dans e discours public de ' association17. Elle ne constitue pas une fin en soi mais est indexe sur l'avenjr etse trouve insre dans la troisieme figure de mise en valeur du quartier.Un exemple suivreC est essentiellement une troisieme figure de dcontextualisation du quartierque va explorer et exploiter 1 association: elle actualise une autre forme ~ t -rique de gnralisation, celle fonde sur 'exemplarit. Cette derniere figuren'est pas seulement dcline propos du quartier te qu'il est mais aussi propos du projet d'amnagement susceptible dele mettre en valeur et galement propos du combat men par 'association.

    Le quartier n'est plus caractris par son unicit et son identit, ni par sonouverture l'humanit tout entiere. C' est sa mixit sociale et culturelle qui uiconfere un caractere exemplaire, et 1 entente entre les communauts immigresqui y rsident en fait un modele d'intgration qu'il convient tout la fois de mieux connaltre, de conforter et de dvelopper ailleurs. L'introduction du rapport d'activit de l'exercice 1994 fait valoir, sous forme de rappel, qu 'il s'agitd' un quartier populaire et multi-ethnique, un vritable creuset de 1 intgrationdes populations d' origine trangere . L'expression est accrdite, selon lesactifs de l association, par des travaux universitaires (Simon, 1994), desouvrages destins au grand public (Simon Tapia, 1998), des expositions - enmai 1992 (Pierre Gaudin) et en mars 1993 Visa Villes, Jean-Michel Gourden)-, ou encore parle livre de photographies et d'entretiens avec des habitantspubli par Creaphis (Morier, 1994). Elle est dcline dans la plupart des prisesde parole publiques de l association. On la trouve dans ses statuts : prserver[...] le caractere historique et la vocation plurielle du quartier de Belleville .Elle est abondamment dveloppe dans la brochure historique et rappele dansles diffrentes versions de la note de prsentation. Celle-ci met l accent sur lerle d'accueil des populations dshrites, victimes de la misere ou de brimades, ou rescapes des ghettos ou des gnocides [ ... ] Les vieux Grecs ouArmniens sont souvent dcds et leurs enfants ont acquis la nationalit franaise. Ce rle d'intgration, Belleville continue dele jouer avec desPortugais,des Africains et des Asiatiques. Pourra-t-il continuer le faire s'il estdtruit18 ? De ce point de vue, le quartier a valeur d' exemple, un exemple qui

    17. En ce sens, Jes dmarches non abouties faites aupres de l' architecte des Btiments de France envue de faire inscrire au rpertoire des Monuments historiques un btiment industriei dusicledemier et une vieille ferme du XVII' sicle ont moins particip d'une dmarche de patrimonialisation du quartier que d'un ensemble de coups dans un affrontement stratgique avec la mairie.

  • 5/23/2018 CEFA LAFAYE - Lieux Et Moments d'Une Mobilisation Collective

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    Lieux et moments d une mobilisation collective 223vaut entre autres pour Berlin et Montral avec qui I association a nou des liens.

    La mme note de prsentation dnonce les risques qu une rnovation lourdefait peser sur cette richesse en voquant les effets produits parles oprationsd urbanisme conduites sur les quartiers proches, qui remplissent ici une fonction d exemples ngatifs:

    II suffit de regarder ce qui s est pass autour de nous (opration du NouveauBelleville, DUP Bisson-Tourtille, ZAC Belleville) pour imaginer les consquencesqu une telle politique (de la table rase) ne manquerait pas d avoir si elle tait poursuivie : la dislocation de communauts souvent implantes ici depui s longtemps(Juifs sfarades, Maghrbins Asiatiques Europens de l Est et du Sud, vieux Parispopulaire), l exclusion de la capitale de personnes revenus modestes et l exil enbanlieue de populations immigres alors que les problemes d intgration y sont djaigus19 . C est une mi se en valeur identique que l on retrouve sous la plume des habi

    tants, dans e registre de l enqute publique. Le quartier est un parangon derussite, un haut Iieu de citoyennet franaise, ou l intgration rpublicaine abien pris, l oppos des ghettos de banlieue : Les enfants de toutes origines et de toutes couleurs, que l on voit actuellement jouer ensemble, en franais, dans les rues de Belleville et dont l intgration est ainsi favorise, quedeviendront-ils quand, pour les plus pauvres d entre eux, ils auront t envoysdans des ghettos de banlieue20.

    L in_gration sociale et culturelle est menace parle projet de rnovation~ r i n e La critique de la gentrification des quartiers populaires planifiepar la municipalit et de l expulsion des habitants les moins favoriss vers unepriphrie dgrade vaut la fois comme argument de rejet de la politique departition des classes sociales et comme motif de l engagement militant au seinde l association. Pour ce qui est de La Bellevilleuse, ma motivation, c estparce que je ne supporte pas le systeme parisien qui a voulu que l on chasse lespauvres pour ne garder que la middle class et les riches. Paris riche, c est unParis qui m emmerde, qui m ennuie. L indignation moral e se veut sans relativisation : Ce n est pas un Paris normal, c est la honte absolue . L attachement la mixit des populations s oppose I avenement d une ralit aseptise . Mme si effectivement larue Ramponeau est assez dure, c est quand mme leParis que j aime. J ai vcu en Chine, j aime le quartier chino is, j aime l ' Afrique,j aime l ' Afrique du Nord, j aime les gens de toutes les couleurs [ . .. ] Je ne supporte pas que ' on fasse un Paris aseptis qui n a aucun lien avec la ralit .

    18. Brochure de prsentation: dition mai 1990.19. Ibid.20. Extrair du registre d enqute publique.

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    4 Daniel Cefai , laudette Lafaye

    La rhtorique de l' exemplarit ne porte pas seulement sur l'heureux quilibre entre classes sociales et groupes culturels qui est prsent comme caractristique du quartier, mais elle est aussi projete sur la dfinition de la nature de

    l ' i ~ l t e r v e n t i o n envisage. C'est parce que l intgration sociale et culturelle duquartier a valeur de modele qu'elle doit tre prserve et que l amnagementenvisag doit tre pens de faon la conforter et l amplifier. Ds lors, c' estl' amnagement lui-mme qui doit tre exemplaire:

    Le relogement sur place des habitants est devenu notre priorit. Soutenus par lapopulation et en relation troite avec diffrents partenaires institutionnels et associatifs, nous n avons cess d attirer l attention des lus comme des services techniquesde la Ville de Paris et de la mairie du xxe sur la ncessit de raliser dans no