causalité institutionnelle, la futurité chez j. r. commons

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Economie et Institutions – n°1 – 2 e semestre 2002 47 Causalité institutionnelle : la futurité chez J. R. Commons Jean-Jacques GISLAIN Université Laval (Québec, Canada) La futurité est le principe le plus important de l’économie (Commons 1934b, 125) Dans le monde de la nature (morte) physique, les choses réagissent sous forme d’un mouvement dans l’espace étant données les conditions présentes; le temps est sans temporalité, il est logiquement réversible, et le mouvement est un continuum d’instantanés sans durée. Dans le monde du vivant conscient, les êtres humains ont une activité , certes dans l’espace, mais avant tout dans le temps irréversible de la temporalité de la survie et du devenir. Dès lors, la capacité de contrôler la futurité, de se projeter dans le temps irréversible, est fondamentale. La volonté humaine agissante, qui est essentiellement une volonté de vivre encore, trouve son principe d’activité dans la futurité. C’est ainsi que John Rogers Commons (1862-1945), dans une optique typiquement institutionnaliste, problématise la question de l’activité économique dans sa temporalité propre 1 . Il situe le concept de “futurité”, construit selon les principes de la philosophie pragmatiste, au centre de son analyse économique et il développe cette dernière selon une logique de causalité propre à l’activité économique : la “causalité institutionnelle”. Nous présenterons cette conception de Commons 2 dans le cadre du point de vue de la philosophie pragmatiste qu’il adopte. En effet, Commons établit une distinction radicale entre les faits de nature physique et les activités humaines. Alors que les premiers s’inscrivent dans une logique de causalité déterministe du passé vers le présent, les secondes relèvent d’une logique de causalité volitionnelle de la futurité vers le présent. Le sens de la causalité est non seulement inverse - non plus du passé déterminant le présent mais d’une futurité conditionnant le présent - mais de plus, cette futurité n’est pas la vraie réalité future mais une projection dans un 1 Sur la problématique du temps en économie, voir notamment G. L. S. Shackle (1957, 1964), C. Mouchot (1978) et R. Boyer et al (dir) (1991). 2 Sur les conceptions de Commons qui nous intéressent ici, voir de façon plus générale : M. H. Rutherford (1983), Y. Ramstad (1986, 1990, 1995), J. Biddle (1990), A. Albert & Y. Ramstad (1997, 1998) et L. Bazzoli (1999)..

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  • Economie et Institutions n1 2e semestre 2002 47

    Causalit institutionnelle : la futurit chez J. R. Commons

    Jean-Jacques GISLAIN Universit Laval (Qubec, Canada)

    La futurit est le principe

    le plus important de lconomie

    (Commons 1934b, 125) Dans le monde de la nature (morte) physique, les choses ragissent sous forme dun mouvement dans lespace tant donnes les conditions prsentes; le temps est sans temporalit, il est

    logiquement rversible, et le mouvement est un continuum dinstantans sans dure. Dans le monde du vivant conscient, les tres humains ont une activit , certes dans lespace, mais avant tout dans le temps irrversible de la temporalit de la survie et du devenir. Ds lors, la capacit de contrler la futurit, de se projeter dans le

    temps irrversible, est fondamentale. La volont humaine agissante, qui est essentiellement une volont de vivre encore, trouve son principe dactivit dans la futurit. Cest ainsi que John Rogers

    Commons (1862-1945), dans une optique typiquement institutionnaliste, problmatise la question de lactivit conomique dans sa temporalit propre1. Il situe le concept de futurit, construit selon les principes de la philosophie pragmatiste, au centre de son analyse conomique et il dveloppe cette dernire selon une logique de causalit propre lactivit conomique : la causalit institutionnelle. Nous prsenterons cette conception de Commons2 dans le cadre du point de vue de la philosophie pragmatiste quil adopte. En effet, Commons tablit une distinction radicale entre les faits de nature physique et les activits humaines. Alors que les premiers sinscrivent dans une logique de causalit dterministe du pass vers le prsent, les secondes relvent dune logique de causalit volitionnelle de la futurit vers le prsent. Le sens de la causalit est non seulement inverse - non plus du pass dterminant le prsent mais dune futurit conditionnant le prsent - mais de plus, cette futurit nest pas la vraie ralit future mais une projection dans un

    1 Sur la problmatique du temps en conomie, voir notamment G. L. S. Shackle (1957, 1964), C. Mouchot (1978) et R. Boyer et al (dir) (1991). 2 Sur les conceptions de Commons qui nous intressent ici, voir de faon plus gnrale : M. H. Rutherford (1983), Y. Ramstad (1986, 1990, 1995), J. Biddle (1990), A. Albert & Y. Ramstad (1997, 1998) et L. Bazzoli (1999)..

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    futur tel quil se prsente actuellement pour les acteurs agissants, cest--dire un ensemble dobjectifs et de rgles oprantes de conduite prsentement envisageables et relativement sres pour les acteurs. A la diffrence du futur qui est toujours incertain, la futurit, un moment donn, est connaissable car elle est prsente et observable et est la clef de la comprhension des actions prsentes. Cette comprhension, Commons nous la propose grce au concept dinstitution : ce sont les institutions qui structurent et donnent un contenu la futurit et, en consquence, laction dans les trans-actions. La causalit institutionnelle est ainsi la seule logique capable de saisir la ralit de lactivit conomique.

    1. Pragmatisme Au fondement de toute thorie conomique rside une thorie de laction conomique et lorigine de cette dernire une conception anthropologique de la nature humaine. Lapproche institutionnaliste de Commons senracine dans cette question premire et commune toutes les sciences sociales. Larchtype du dbat en conomie politique sur cette question est la fameuse querelle des mthodes o sopposent la fin du dix-neuvime sicle les historicistes allemands (G. Schmoller) et les subjectivistes autrichiens (C. Menger). De faon plus gnrale et rcurrente depuis au moins deux sicles, ce dbat oppose les tenants du holisme et de lindividualisme mthodologique, de la mthode raliste et de la mthode abstraite, de lorganicisme et du physicalisme, de lvolutionnisme et du constructivisme, etc., autant de clivages qui ne reposent pas sur une opposition (ou accord) claire concernant la question premire de la nature humaine. Or, poursuivant la dmarche de T. Veblen (Gislain 2000), Commons sappuie explicitement sur la philosophie pragmatiste pour proposer une conception de la nature humaine et de son mode spcifique dinscription dans les relations sociales qui rend en quelque sorte caduque les clivages prcdents3. En effet, pour la philosophie pragmatiste (Deledalle 1954, 1995), en particulier celle dveloppe par C. S. Peirce (1931-1958) et John Dewey (1967-1990), la nature humaine et ses expressions dans les domaines des savoir et comportements ne sont pas intelligibles selon les canons du rationalisme cartsien et son dualisme entre la matire (la nature-objet soumise objectivement des lois, des mcanismes, etc.; dans le monde social, cette matire, ce sont pour lindividu lenvironnement et les autres) et lesprit (la raison

    3 En ce sens, Commons sinscrit dans la mme dmarche de dpassement que celle de la sociologie conomique au tournant du dernier sicle (Gislain & Steiner 1995).

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    suffisante capable de rflchir, dcouvrir, etc., cette nature; dans le monde social, cet esprit, ce sont la science et, pour lindividu, la rationalit comportementale). Dans loptique du darwinisme mthodologique appliqu la question de lactivit humaine, le

    pragmatisme dfend plutt lide selon laquelle la nature humaine est caractrise par ses aptitudes assurer la survie humaine, penser et agir le monde, lenvironnement matriel et humain, de faon la plus adquate se perptuer comme tre vivant-actif. Dans ces conditions, le dualisme cartsien disparat au profit dun principe de continuit entre, dune part, la nature humaine individuelle et les expressions (connaissances et actions) de sa volont de survivre, dautre part, son monde individuel et collectif, celui qui lui permet

    raisonnablement (instrumentalement) denvisager sa survie, de se projeter dans lavenir. Les savoir-penser (connaissances) et les savoir-faire (actions) sont le fait dun processus de construction mutuel et interactif de la personnalit de lacteur et de son monde

    (mental, social et matriel). De cette conception pragmatiste4 gnralement reprise par Commons, deux lments nous intressent ici particulirement. Le premier est que le temps de lactivit humaine relve dune temporalit spcifique : ce que Commons nomme la futurit. Le second est que cette futurit est structure dans un monde socialement construit, celui des institutions, et quelle est ainsi rgie et intelligible selon une causalit spcifique : la causalit institutionnelle.

    2. De la temporalit la futurit

    Selon son habitude dmonstrative, Commons prsente ses contributions lanalyse conomique comme des largissements et dpassements des contributions des auteurs passs. Ainsi, dans le cas de la prise en compte de la dimension du temps, il souligne que les conomistes classiques ont adopt une approche en termes de causes efficientes, du pass vers le prsent, puis les marginalistes ont adopt celle des causes finales, du futur vers le prsent (1924, 2). Cette volution marque, selon Commons, un largissement de vue5 mais il propose de poursuivre leffort en laborant une approche de la

    4 Commons considre que le pragmatisme ne doit pas tre compris selon le principe : tout ce qui marche est vrai et bon ; mais plutt selon le principe : si une thorie marche quand elle est teste par des exprimentations et vrifie par les autres, alors la thorie est vraie et bonne, dans la mesure o (cest) la connaissance prsente

    (qui) est concerne et que tous les faits connus sont inclus (1934, 156). 5 Ds 1893, dans son premier livre, Commons aborde la question de la temporalit conomique dans une optique marque par linfluence autrichienne de E. Bhm-Bawerk.

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    temporalit de laction conomique plus conforme une thorie volitionnelle, une thorie de la volont humaine en action selon les rgles de conduite gouvernant les transactions. Mais comme pralable une telle thorie, il faut clarifier ce quest le temps pour lactivit, cest--dire la dimension dans laquelle se dploie la volont agissante. Pour effectuer ce travail de clarification, Commons (1934, 151-155) mobilise le pragmatisme6 selon lequel la pense nest pas une pure abstraction intellectuelle mais un univers de signification (meaning) constitutif de la croyance (belief). Cette dernire, pour lacteur individuel, a la proprit dtre une rgle daction (rule of action), une habitude daction (habit of action)7, qui lui permet lexercice rel du

    dploiement de sa volont. Cette croyance - guide de laction, habitude de comportement - est maintenue comme rgle de conduite de laction tant que lexprience prouve que les effets attendus de laction prescrite dans telle situation sont conformes ses prdictions8. Dans le cas contraire, lexprimentation et lapprentissage (la mthode de labduction au sens de Peirce; la mthode de lenqute au sens de John Dewey) sont mis en uvre pour construire une nouvelle croyance plus instrumentalement efficace pour survivre, pour tre capable de se projeter dans lavenir. La croyance est donc toujours provisoire et elle est ambulatoire; elle

    subit un processus continuel dadaptation volutive selon les besoins de survie de lacteur. Ainsi, la ralit pour lacteur, cest--dire lensemble de ses croyances sur le monde et qui lui servent de guides comportementaux, relve principalement de la rsolution de problmes de prdiction. Lampleur et lefficacit du dploiement de la volont dagir de lacteur dpend ds lors de la qualit de ses croyances sur lavenir, de son contrle sur les effets attendus de son action, de ltendue de sa matrise sur le monde futur que lui

    procurent ses croyances, etc. En somme, ses possibilits dagir, de dployer sa volont dans le monde, dpendent de la viabilit de ses

    6 Plus exactement, Commons conjugue, sa faon, le pragmatisme de C. S. Peirce, W. James et John Dewey : Nous utilisons le terme pragmatisme toujours au sens scientifique de Peirce en tant que mthode dinvestigation, mais nous considrons que Peirce ne la utilis que pour les sciences physiques o il ny a ni futur, ni objectif, alors que James et Dewey sen sont toujours servi pour les sciences humaines, o le sujet dtude est lui-mme un tre pragmatique toujours orient vers le futur et donc toujours motiv par des objectifs (1934, 655). 7 Lessence de la croyance est ltablissement dune habitude [...]. La fonction densemble de la pense est de produire des habitudes daction [...]. Pour dvelopper (la signification dune pense), nous devons, par consquent, simplement dterminer quelles habitudes elle produit, puisque ce quune chose signifie est simplement les habitudes quelle implique (1934, 152). 8 Commons (1934, 152) reprend son compte, en lappliquant la croyance comme guide de laction, la fameuse dfinition de C. S. Peirce : Considrer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir tre produits par lobjet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complte de lobjet (Peirce 1879, 297)

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    croyances, de la solidit et scurit de ses anticipations sur lenvironnement et les vnements venir. A ce premier niveau de lanalyse du comportement humain individuel, Commons fait donc sienne la maxime : Pragmatism is Futurity (1934, 152). Il en rsulte pour lui que toute science humaine ne peut tre quune science de la futurit car le principe de futurit domine lactivit humaine [...] les hommes vivent dans le futur mais agissent dans le prsent (1934, 84)9. Les hommes vivent en se projetant dans leur futurit10, en dployant leur volont selon leurs croyances, selon leurs hypothses habituelles (habitual assumptions), selon leurs attentes (expectations) concernant

    les futures consquences de leurs actions prsentes. Ainsi, chaque acteur individuel vit dans sa futurit, dans son champ temporel de

    possibles envisageables (ses futuribles, futurs-possibles), dans lactualisation prospective de son futur. Pour Commons, la futurit est le champ mental des ides dun but raliser dans le futur immdiat ou loign, par les moyens dactivits prsentes sempressant daller de lavant vers ce dessein (1950, 193). Ainsi, ne pouvant se dployer que dans une temporalit spcifique faite de projets valables ou ncessaires, la volont de lacteur nest pas libre; elle est incorpore (encastre, enchsse, encapsule, immerge, etc.) dans une futurit dfinie, elle dpend de son appareillage en croyances (hypothses habituelles) juges efficientes et/ou contraignantes. A ce premier niveau de la comprhension de lactivit individuelle, lapproche pragmatiste commonsienne propose

    donc dj une conception pluraliste de laction du fait de la diffrenciation des futurits individuelles et de leurs potentiels volitifs respectifs. Les acteurs individuels nont pas tous le mme statut dacteur car ils nont pas tous la mme futurit, pas une mme qualit et quantit dopportunits, pas un mme niveau de scurit de

    leurs anticipations. De plus, lapproche en termes de futurit implique une dimension normative incontournable : lactivit se fonde sur une valuation toujours plus ou moins incertaine du futur.

    Cette valuation normative nest pas un calcul computatoire - ce qui sera - ni une prescription axiologique - ce qui devra tre -; elle est hypothtique - ce qui devrait tre si lhypothse habituelle savre

    9 On ne peut sempcher de rapprocher cette conception de celle propose par Vladimir Janklvitch (1974) dans la ligne de la philosophie bergsonienne de la dure. En effet, pour V. Janklvitch, le temps est irrversible, irrsistible et incompressible pour les tre humains. Pour ceux-ci, la futurit en gnral [est] la temporalit du temps (1974, 35) et simpose ainsi eux le tropisme de la futurition (1974, 11). Dans ces conditions, la volont veut bon gr mal gr (volens nolens !) selon linvitable sens unique de la futurition [...] le vouloir est englob dans son destin temporel (1974, 25) et tout ce que lhomme peut, il le peut en direction du futur : car il ne peut que le possible (1974, 190). 10 Cest simplement un cas spcial du principe danticipation (anticipation), ou de prvision (forecasting), que nous nommons le principe de Futurit (Futurity), une caractristique de tout comportement humain (1934, 84).

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    exprimentalement non infirme. Une hypothse habituelle (habitual assumption) sur les consquences attendues dune action est lensemble des anticipations de lacteur fondes sur la rptition et la similarit, cest--dire sur sa construction mentale du futur comme

    plus (routine) ou moins (stratgie) perptuation du prsent. La dimension plus ou moins risque de son action dpend alors de la scurit danticipation (security of expectation) que lui garantissent

    ses hypothses habituelles. Lincertain concernant la futurit rside dans la dimension alatoire irrductible du futur; ce dernier chappe toujours en partie lappareillage instrumental des hypothses habituelles actuelles sur

    la futurit. Lapprhension du degr de certitude de la futurit relve donc du raisonnable - le probable (la force de la rptition) et lenvisageable (le possible futur actuellement, les futuribles) -. Lincertain de la futurit se situe entre la totale routine et la pure spculation, entre des anticipations totalement rationnelles et des anticipation purement adventices, entre les attentes raisonnables et les prophties divinatoires, etc. De plus, un autre lment dincertitude de la futurit rside dans la faon dont lacteur peroit les facteurs ncessaires son action en termes de complmentarit ou de limitation. Son action sera routinire (routine), dans le cas o les facteurs complmentaires ne seront pas un obstacle son action, ou stratgique (strategic) dans le cas o des facteurs limiteront son

    action.

    3. De laction individuelle linstitution : laction collective

    Cependant, apprhender lactivit humaine un niveau purement individuel nest pas suffisant pour Commons. Les tre humains dploient leur activit dans la socit, il ne sont pas seuls au monde, autonomes dans un monde libre ... des autres. Ils vivent en socit, ils bnficient et sont sous contrle de lhtronomie de connaissances et de rgles de conduite indpendantes de leur individualit propre. Dans ces conditions, la ralit de lacteur socialis est irrductible au seul appareillage de ses croyances individuelles singulires, elle ne peut tre circonscrite luvre de lintrospection dlibrative individuelle, elle est insaisissable par la seule raison suffisante de lindividu autonome11. En fait, souligne Commons interprtant Peirce, cette ralit nest pas un prjug individuel, mais un consensus social dopinion. Le rel est ce qui a

    11 Cest ce qui spare linstitutionnalisme de Commons de lapproche purement subjectiviste, comme celle de G. L. S. Shackle (1957, 1964) par exemple.

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    les caractres indpendants de ce que quiconque en particulier pourrait penser quil est (1934, 152). Comme dans le domaine de la connaissance o le consensus dopinion du collge des scientifiques simpose contre le prjug individuel de chacun; de mme, dans le domaine social, lhabitude sociale, cest--dire la coutume, se

    substitue lhabitude individuelle. Comme il y a une science normale12, il y a un comportement normal communment convenu dadopter en socit. Ainsi, lorsque lon passe de lanalyse du comportement de lindividu seul au monde celle de lindividu en socit, alors, lhabitude qui est une rptition individuelle se substitue la coutume qui est une sorte de contrainte (compulsion) impose aux individus par lopinion collective sur ce que lon ressent et fait pareillement (1934, 153). De la sorte, la coutume chappe lindividualit singulire car elle est une rptition par un groupe de personnes changeantes continuellement (1934, 155). La coutume est donc la ralit du comportement en socit et elle est indpendante dun individu en particulier. Elle est le registre suivant lequel la volont individuelle se dploie en socit. A ce second niveau, celui de lanalyse commonsienne de lindividu en socit, il apparat donc que lindividu nest plus un tre purement autonome disposant de son propre appareillage de croyances et dhabitudes, il est maintenant un esprit institu (Institutionalized Mind) (1934, 73)13, il dispose et se conforme un appareillage de croyances et habitudes sociales qui guident mais aussi contrlent

    son action individuelle. Son individualit est maintenant une personnalit institue (1934, 874) : une personnalit dacteur socialement construite - un ensemble de rles sociaux constitutifs de

    sa personnalit en socit14. Cet appareillage de normes comportementales socialement dfinies guidant et contrlant laction individuelle est donc collectif, cest une action collective15 en ce sens

    quil nest pas propre un individu en particulier mais commun la socit (au concern) dans laquelle la personnalit de lacteur individuel intervient, dploie sa volont selon les coutumes en vigueur dans ce concern, et qui est une ralit qui dure par del lindividu quil contribue faonner socialement ; cest une institution

    12 Au sens de T. Kuhn (1970) qui, de ce point de vue, sinscrit dans la continuit de la philosophie pragmatiste. 13 Commons donne comme rfrence (et sans doute comme origine du terme) E. Jordan, Forms of Individuality; an Inquiry into the Grounds of Order in Human Relations, 1927. 14 La concordance entre les conceptions de Commons et celles George Herbert Mead (1934) a t souligne par A. Albert & Y. Ramstad (1998). Commons considre que lindividu est un systme de relations, et il change avec laction collective dans laquelle il est partie et produit (1950, 117). 15 Le concept daction collective chez Commons est donc assez diffrent de celui gnralement propos en science sociale, comme par exemple chez Mancur Olson (1966).

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    dont les individus sont citoyens16. Commons dfinit ainsi linstitution comme laction collective en contrle de laction individuelle (1934, 1). Plus prcisment, dit-il : Si nous nous efforons de trouver un principe universel, commun tout comportement considr comme institutionnel, nous pouvons dfinir une institution comme lAction Collective en Contrle de lAction Individuelle (1934, 69). Nous sommes loin de la dfinition de sens commun de linstitution. A ce niveau institutionnel, la futurit, qui est maintenant la ralit dans laquelle lacteur peut dployer sa volont agissante en socit, prend un contenu nouveau et diffrent de la futurit de premier niveau, celui des croyances, habitudes, etc. purement individuelles. Maintenant la futurit est structure, pour chaque acteur socialis, comme un ensemble de rgles oprantes (rgles au travail, working rules) suivre pour se projeter dans lavenir en concert avec les autres membres du concern partageant le mme devenir (going concern)17. Le contenu en rgles oprantes de cette futurit concerte

    est dautant plus contrlant sur laction individuelle, cette dernire est dautant plus sous contrle de laction collective, que le going concern (la socit en devenir, la socit de destins concerts) dappartenance est rgi par une action collective organise, que les rgles oprantes sont formelles et donc impersonnelles, quelles ont ainsi une autorit et une lgitimit de par la puissance de la ralit de la futurit quelles proposent. Selon un processus volutif et adaptatif dapprofondissement du contrle de laction individuelle par une futurit se prsentant de plus en plus objective et structure aux volonts individuelles (des rgles oprantes de plus en plus scuritaires - formelles, impersonnelles, autorises, lgitimites, etc.- quant la matrise quelles offrent de lavenir), le modus vivendi de laction collective passe progressivement de la coutume (action collective inorganise) linstitution de plus en plus organise (action collective organise). Ainsi, du point de vue de lanalyse commonsienne labore en termes de futurit, lorganisation est donc la ralit concrte dun projet commun en devenir (going concern), cest un ensemble dactions individuelles qui se projettent pratiquement (mise en uvre des moyens, coordination, etc.) dans une mme futurit structure par

    16 Les individus commencent comme bbs. Ils apprennent la coutume du langage, de la coopration avec les autres individus, uvrer des fins communes, des ngociations pour liminer les conflits dintrt, se subordonner aux rgles oprantes des nombreux concerns dont ils sont membres. [...] Plutt que des individus isols dans un tat de nature, ils sont toujours des participants des transactions, membres dun concern dans lequel ils vont et viennent, citoyens dune institution qui vivait avant eux et vivra aprs eux (1934, 73-74). 17 le principe des going concerns est laction concerte (concerted action) vers des fins envisages dans le futur (1934, 619-620).

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    une mme action collective18. L'organisation est la "machine" collective, la concrtisation pratique de la mise en uvre des buts/moyens de l'institution. Lorganisation est ainsi lactivation (going), la ralit en acte (working), de linstitution (action collective) dans sa capacit mobiliser dans un mme concern des volonts individuelles (willingness) vers un mme but19. Arrive ce niveau, la

    futurit offerte par linstitution, et sa capacit organiser (projet commun et rgles de conduites) les volonts en acte, prend un caractre dobjectivit (proche de la dimension du lgal-rationnel de la bureaucratie chez Max Weber) qui simpose (contrle chez Commons et gnralement pour le pragmatisme-institutionnalisme) aux actions individuelles. Ces dernires sinscrivent dans une mme futurit - une mme vision du monde organise par linstitution, un mme devenir institutionnel - qui assigne chacune delles un statut

    : une position (les rgles oprantes respecter) correspondant une situation (les objectifs envisageables) dans la futurit relle-commune. Cependant, cela ne signifie pas que laction individuelle est totalement dtermine. Lapproche commonsienne nest pas un holisme intgral o les individus seraient en totalit dtermins dans leurs comportements par les institutions, par les actions collectives de leurs going concerns dappartenance. Sans parler du

    conflit (notamment sur les attentes des acteurs) et de ses formes de rsolution institutionnelle toujours prcaires et provisoires, le principe mme de la futurit, qui nest pas le futur, ouvre toujours des possibilits nouvelles laction individuelle. Cette dernire nest jamais totalement rptitive, elle nest ni simple ritration ou rplication, elle est toujours au moins une duplication avec une

    probabilit de dformation; elle peut mme tre conduite devoir tre stratgique du fait mme de lincompltude (le degr dincertitude

    toujours prsent quant aux facteurs complmentaires) de la futurit. Dans ces conditions, les institutions et leurs formes organisationnelles respectives sont en quelque sorte condamnes sans cesse voluer, toujours produire une nouvelle futurit ... actualisant toujours les initiatives individuelles et leurs consquences. Moins laction collective conduit la contrainte et plus elle offre de possibilits de libration et surtout dexpansion laction individuelle, plus les acteurs ont le choix entre la performance, lvitement ou le rfrnement; en somme, moins les acteurs ont un statut rigide de (non)droits (non)devoirs - une

    18 Commons souligne que dans ce processus dorganisation le tout est plus grand que la somme de ses parties, et la personnalit de chaque individu organis est plus grande et plus capable que la personnalit des individus inorganiss (1950, 132). 19 Les concept dinstitution, de going concern et dorganisation recouvrent chez Commons trois pertinences (ou outils mentaux de comprhension) dune mme ralit. Ainsi, selon Commons, nos institutions sont, en ralit, des going concerns. Un going concern est une organisation (1950, 34).

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    personnalit dacteur (ne)pouvant, (ne)devant, de (non)immunit, (non)capacit, (non)scurit, (non)conformit, (non)libert, (non)vulnrabilit, etc. - plus les degrs de choix des actions individuelles sont ouverts(ferms). Ds lors, lvolution institutionnelle rside pour une bonne part dans la ncessaire reconstruction permanente de la futurit. Lvolution institutionnelle nest pas totalement aveugle mais elle est borgne20. Plus labore quune simple thorie pluraliste pragmatiste de laction purement individuelle, Commons propose donc maintenant, en intgrant la dimension incontournable de lactivit en socit, une thorie pluraliste institutionnaliste de laction individuelle sous

    contrle de laction collective et au centre de laquelle le concept de futurit est fondamental. Cest ce dernier concept qui rend intelligible la ncessit vitale de lappareillage collectif de survie que constituent

    les institutions. Ces dernires sont donc bien plus que des moyens pratiques pour coordonner des actions autonomes, des moyens dconomiser des ressources, des palliatifs efficaces au march, etc., ce sont des religions (au sens de W. James) de laction qui tendent garantir tous les individus un futur, et ceci grce leurs socits (going concerns) dappartenance qui leur proposent,

    chacune sa faon (selon ses modalits dorganisation), une futurit envisageable. Cest dans cette optique, o ce sont les institutions qui structurent la futurit et donc laction conomique, que Commons dveloppe son analyse conomique.

    4. Transactions conomiques et futurit

    Commons propose de centrer lanalyse conomique sur le concept de transaction (trans-action) comme unit de base de la recherche

    conomique (1934, 4). Le choix par Commons de ce concept intermdiaire, entre lindividualisme mthodologique et le holisme, sexplique par la complexit et la multiplicit des dimensions pertinentes pour rendre comprhensible lactivit conomique. En effet, il sagit dintgrer dans une mme unit danalyse, dune part,

    les dimensions interactive (trans-actions individuelles, conflit, ngociation, ordre, dpendance, etc.) et institutionnelle (going concern dappartenance, action collective contrlante, rgles

    oprantes, etc.) de laction conomique, dautre part, les dimensions raret (proprit, transaction de marchandage, going business, etc.), efficacit (coopration technique, transaction de direction, going plant, etc.), souverainet (gouvernance, transaction de rpartition,

    20 Sur la conception gnrale de lvolution institutionnelle de Commons: voir : J. Biddle (1990), Y. Ramstad (1994) et J-J. Gislain (1999).

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    etc.)21 et futurit de lactivit conomique. Parmi toutes ces dimensions, cest celle de la futurit, la plus gnrale de toute, que nous retiendrons pour aborder lanalyse commonsienne des transactions. Chaque transaction condense dans une formule22 spcifique

    lensemble de ses caractristiques quant aux dimensions voques ci-dessus. En ce qui concerne la futurit et en prenant comme exemple la seule transaction de marchandage, Commons identifie un objet et trois squences temporelles, donc quatre lments. Lobjet de la transaction de marchandage nest pas une chose matrielle prsente mais un droit de contrle lgal sur lusage (la possession, la satisfaction, etc.) futur dune chose. La dimension de la raret fonde lapproche en termes de droit de contrle lgal (rsolution en droit du conflit issu de la raret) et la dimension de la futurit fonde lapproche en termes de projection dans le futur de lenjeu de la transaction: un droit sur quelque chose dans lavenir, lattente qui devrait se concrtiser dans le futur et sur laquelle se fixe, sobjective, la volont agissante. Le processus temporel de la transaction de marchandage se droule en trois squences qui sont autant de phases successives rgies par laction collective et organises par des rgles oprantes caractrisant les futurits respectives des trans-acteurs en prsence. Commons nomme ces trois squences : ngociationnelle, transactionnelle et administrative. La squence ngociationnelle correspond la caractrisation des trans-acteurs en termes de psychologie ngociationnelle. Dans la transaction de marchandage, bien que les trans-acteurs (au moins deux vendeurs et deux acheteurs) soient en position dgalit de droit (garantie par linstance juridique), ceux-ci ne sont cependant pas dans la mme position ngociationnelle. Ils nont pas le mme pouvoir de marchandage, de coercition ou de persuasion, les uns vis--vis des autres. Du point de vue de la futurit, les statuts des trans-

    acteurs - un statut tant une attente de rgles oprantes suivant laquelle lindividu ajuste son comportement prsent (1934, 412) - diffrent. En particulier, selon leurs going concerns dappartenance et

    les positions respectives quils y occupent, les rgles oprantes qui rgissent respectivement leur action leur offrent plus ou moins dopportunits (de choix alternatif de dployer leur volont) et dhypothses habituelles, cest--dire les attentes de toutes les

    parties concernant les futures consquences conomiques de leurs

    21 La dimension de la souverainet a t omise par G. Pirou (1936, 163) dans sa prsentation des notions fondamentales de lanalyse commonsienne. 22 La formule (formula) dune transaction est une configuration mentale (mental configuration) et une unit dinvestigation (unit of investigation) qui nest pas une copie de la ralit mais un moyen intellectuelle de la comprendre (1934, 59). Elle est un idal type mais sans certains biais weberiens de la personnalisation (1934, 719-747).

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    transactions prsentes (1934, 84). En somme, les trans-acteurs, selon leurs modalits respectives de contrle de laction collective sur leur action individuelle, nont pas les mmes opportunits et scurits danticipation et, disposant ainsi plus ou moins de pouvoir de marchandage, ils nont pas la mme psychologie

    ngociationnelle23, un mme mode et un mme pouvoir dinscription dans la futurit. Il rsulte de ces diffrences de psychologie ngociationnelle des situations plus ou moins de discrimination, de concurrence dloyale, de dtention de rente de situation (good will),

    etc., structurant diversement les futurits respectives des trans-acteurs : leurs intentions, leurs projets, leurs incitations, etc.24 Les consquences en sont importantes sur la squence suivante. En effet, la squence transactionnelle proprement dite concrtise ces diverses futurits en termes de dfinition de laccord, du contrat dans un cadre plus formel, entre les trans-acteurs. Cet accord stipule les obligations respectives (rgles oprantes respecter, etc.) des trans-acteurs sous la forme, pour le vendeur, dune dette de performance ou de livraison, pour lacheteur, dune dette de paiement.

    A ce stade, il sagit donc dune double dette, dune premire concrtisation formelle des futurits respectives des trans-acteurs, ceux-ci tant maintenant engags pour des actions futures.

    Avec la troisime squence, administrative celle-l, lexcution effective des engagements respectifs des trans-acteurs donne une concrtisation relle leurs futurits. Il en rsulte un prsent fait de prix (lextinction-libration de la dette de paiement sous forme montaire) et de quantit (lextinction-libration de la dette de performance ou livraison sous forme matrielle ou de service rendu).

    Les prix et quantits actuels, dtermins spcifiquement dans chaque formule de transaction selon ses caractristiques propres (notamment les pouvoirs respectifs des trans-acteur), sont donc les concrtisations prsentes, soit des futurits passes (les prix et les quantits maintenant raliss), soit des futurits prsentes (les prix et

    quantits actuellement en cours de ralisation). Dans tous les cas, si lobjet dtude des conomistes est fait de prix et de quantits un moment donn, lintelligibilit de leur dtermination doit donc

    toujours tre recherche dans ce que fut (est) la futurit de ce moment. De faon gnrale, chaque moment du temps chronologique, trois paisseurs de futurit sont en prsence et coexistent : une futurit antrieure conditionnant la phase administrative de liquidation des

    23 Commons apprhende gnralement la psychologie ngociationnelle comme le transfert prsent du contrle lgal de ce qui prendra effet dans la production, la consommation ou le processus de travail futurs (1934, 7). 24 Cette psychologie ngociationnelle est une psychologie objective plutt quune psychologie subjective . Elle est une psychologie sociale. Mais ce terme est trop large pour tre utilis en conomie (Commons 1950, 109).

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    engagements passs (libration-extinction des dettes de paiement et livraison-performance) et donc de ralisation prsente des quantits conomiques (montaires-prix, volumes-quantits); une futurit actuelle conditionnant la phase de transaction quant la dfinition des engagements-dettes et donc de concrtisation prsente sous

    forme d'accord-contrat de ce que sera fait le futur conomique; une futurit ultrieure conditionnant la phase de ngociation selon les

    pouvoirs de marchandage des trans-acteurs (opportunits, scurit des anticipations, etc.) et donc la projection prsente dans un futur conomique. L'institution conomique, au niveau des transactions de marchandage, gre ainsi, grce son organisation (la mise en uvre concrte pratique par diffrenciation des rles - prescription de rgles oprantes spcifiques - des acteurs individuels sous contrle d'une mme action collective concerte quant aux fins/moyens envisags), ces trois paisseurs de la futurit dans l'activit prsente. Ainsi, pour Commons, le temps propre de lactivit conomique dans le processus transactionnel est un courant de temporalit qui

    dborde de la futurit dans le prsent. De plus, selon Commons (1934, 520-521), il ne faut pas confondre deux dimensions de la futurit. Lune qui se rfre au laps de temps, lintervalle entre deux points du temps, qui correspond lattente (waiting) comme remise plus tard (postponement) et dont lexpression conomique est lintrt. Lautre dimension de la futurit est relative au flux du

    temps, la rptition de temps ponctuels, qui correspond la prise de risque (risking) quant la prvision (forecasting) et dont lexpression conomique est le profit. Ces deux dimensions de la

    futurit sont insparables dans les faits mais la seconde est plus caractristique du capitalisme et sa logique transactionnelle.

    5. Causalit institutionnelle

    En mettant en vidence la dimension cruciale de la futurit dans lactivit conomique, Commons est logiquement amen repenser la signification du principe de causalit en conomie. Il propose alors de dfinir ce quil nomme la causalit institutionnelle (institutional causation) (1934, 8).

    De faon gnrale, selon Commons, on trouve toujours la futurit, non dans la production et la consommation, mais dans les persuasions et coercitions des transactions de marchandage, les ordres et obissances des transactions de direction, les argumentaires et plaidoyers des transaction de rpartition, qui dtermineront ultimement la production et la consommation. Dans ces ngociations et dcisions, qui sont lessence de lconomie institutionnelle, ce sont toujours la production future et la

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    consommation future qui en sont lenjeu, car les ngociations dterminent le contrle lgal qui devra prcder le contrle physique (1934, 7). Ainsi, en soulignant le caractre premier, rellement et logiquement, du contrle lgal sur le contrle physique, il sensuit, selon Commons, quen matire dactivit et de connaissance conomiques cela change lide de causalit. Cela place la causalit dfinitivement dans le futur plutt que dans le pass (1934, 7). La causalit institutionnelle est oriente de la futurit vers le prsent : laction conomique prsente - la ngociation du contrle lgal (lexcution dun engagement) - est toujours dtermine par ce que sont (furent) les attentes vis--vis du futur - le contrle physique envisag (en cours de ralisation)-. En somme, contrairement au principe de causalit gnralement admis (y compris par les conomistes classiques et noclassiques) et selon lequel la cause prcde leffet, le principe de causalit dans l'activit conomique est quun effet prcde sa cause (1950, 105, soulign par Commons)25. Une telle causalit conomique inscrite dans la futurit

    implique deux aspects sur lesquels Commons met particulirement laccent. Le premier est que lconomie nest pas un fait de nature assimilable une physique sociale26. Lconomie est ncessairement car pralablement institutionnelle - un enjeu de contrles lgaux et donc

    de ngociations sociales (droit et thique) - avant dtre, comme

    25 On retrouve une conception assez proche chez Paul Ricur lorsque celui-ci, analysant la temporalit future du projet de l'action volontaire, souligne : une fin n'est jamais qu'un effet pens comme rgle de construction de sa cause (Ricur 1949, I, 49). 26 Le passage suivant, formul par Commons ds 1925, est cet gard particulirement clair. Le concept de futurit est commun aux sciences conomique et juridique et les distingue des sciences physiques. Quand les conomistes ont fond leurs thories sur des analogies avec les sciences physiques, desquelles le Principe dEfficacit est driv, ils reprsentaient la conduite humaine comme une rsultante de forces physiques qui poussaient lhomme du pass dans le prsent. Lindividu tait lobjet de lois naturelles auxquelles il ne pouvait pas droger. La soi-disante loi de loffre et de la demande, drive du Principe de Raret, tait une force physique de cette sorte. Et en acord avec ce qui prcde, le concept de Temps, dans les sciences physiques, est celui dun flux dvnements procdant invitablement dun antcdent vers un consquent. Mais lorsque nous regardons la volont humaine (human will), ou plutt la volont en acte (human Willingness), comme la force avec laquelle la science conomique a faire, en contraste avec les forces physiques de la gravitation, de llectricit, de la mcanique, et ainsi de suite, alors nous trouvons que ce sont les espoirs et les craintes, les attentes et les prcautions, la prvoyance et limpatience, inscrites dans le futur qui dterminent ce qui sera fait dans le prsent. Nous avons, en conomie et en droit, de nombreux termes indiquant cet aspect futuristique (futuristic) du Temps, tels que motif, intention, dessein, envie, dsir, scurit, investissement, proprit, actifs, dettes, intrt, capital - en fait, le concept de Valeur lui-mme, autour duquel tourne la thorie conomique, aussi bien que la thorie juridique, est une synthse de tous ces autres concepts de futurit et, comme tel, est toujours un concept de limportance prsente des choses, des personnes et des classes de personnes en vue de leur usage et comportement attendus dans un futur immdiat ou loign (1925, 337).

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    rsultat, une lutte contre la raret - un enjeu de contrle physique, une relation homme/nature (conomie physique)-. Ce pralable institutionnel toute activit conomique est dterminant dun double point de vue. En premier lieu, les institutions structurent la futurit, elles construisent le monde des possibles futurs (futuribles) de lactivit conomique, elles dfinissent le domaine de la ngociation sur les contrles lgaux des biens et services futurs. A cet gard, la proprit (droit prsent de contrle lgal sur lusage futur), la monnaie (mission de dette permettant lvaluation des quantits conomiques), le capital (en particulier la proprit intangible27 - capitalisable sous forme dactifs financiers - qui mesure lanticipation de gains putatifs futurs), etc., sont des institutions cruciales pour lactivit conomique car elles formalisent socialement le contenu conomique de la futurit, ce quoi les acteurs peuvent

    sattendre; et plus ces institutions sont stables et sres, plus elles scurisent les anticipations des acteurs conomiques prsentement28. En second lieu, les institutions assurent lordre (lharmonie nest pas

    prtablie et le conflit est toujours latent). En particulier, elles dlimitent le domaine de la psychologie ngociationnelle dans les transactions, ce qui aussi change la totalit du problme de la causalit en conomie (1934, 7). Le domaine de dfinition de la psychologie ngociationnelle dun acteur est ce que lordre institutionnel - lensembles des actions collectives qui contrlent son action individuelle - offre comme futurit cet acteur, comme possibilits de dploiement de sa volont dans le futur, ce quil peut attendre et ngocier comme contrles lgaux sur la richesse future. De ce point de vue, les institutions sont redevables de la limitation des positions excessives de pouvoir ngociationnel (notamment de coercition) et de ses rsultats (discrimination, concurrence dloyale, etc.) qui fragilisent lordre conomique .... par dfaut de futurit pour

    27 Lintangibilit rside non dans la simple immatrialit mais dans le fait dtre affaire (cause, matire, etc, case of) de futurity (Commons 1950, 106). 28 Cest justement parce que les anticipations ne peuvent pas tre rationnelles quil est ncessaire de scuriser les attentes, et cette tche est remplie par les institutions comme instruments de contrle de lavenir au service des acteurs individuels. Les institutions, en structurant la futurit, offrent les possibilits les plus sres, les plus relles, la volont des acteurs de se dployer. Les institutions fournissent ainsi un principe de ralit, la futurit, partir de laquelle les attentes des acteurs conomiques prennent un sens (signification, temporalit). En somme, lobjet principal des institutions est la scurit des attentes prsentes de profits, investissements, emplois et contrats futurs (1950, 104). Ce pralable institutionnel structurant et scurisant la futurit permet dviter les effets pervers, logiques (apories, circularit, rgression ad infinitum, etc.) et rels (rtroaction infinie, indcidabilit, etc.), dune conomie qui serait livre aux libres comportements fonds rationnellement sur des backwards inductions (cf. Dupuy 1992, 97-102). On aura compris quil y a ainsi une diffrence radicale entre lconomie institutionnaliste et lconomie naturaliste, entre la causalit institutionnelle, fonde sur la futurit institutionnellement structure et scurise, et la causalit rebours ou rtrospective, fonde sur le futur individuellement et rationnellement anticip par des individus autonomes.

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    certains acteurs trop fortement contraints et privs dattentes (rsurgence des conflits et remise en cause des institutions). Dans cette optique, on comprend aussi pourquoi, pour Commons, lconomie et le droit (et lthique) sont indissociables. La futurit, parce quelle conditionne lactivit prsente, est le domaine dvaluation (normativit) et dintervention (nonc des rgles) par excellence du droit (de lthique) : il sagit dviter que des situations de coercition conomique se reprsentent, que les acteurs

    conomiques puissent encore les envisager comme possibles (futuribles). Le droit (lthique) joue ainsi un rle fondamental dans la structuration et la scurisation institutionnelles de la futurit en maintienant lordre conomique : ce qui est possible ou non de faire en conomie. Le second aspect important soulign par Commons propos de la causalit institutionnelle est que cette dernire ncessite, pour la science conomique, de construire une thorie volitionnelle (volitional theory) des consquences futures des ngociations et transferts de contrle lgal prsents (1934, 7)29. Dans ces conditions, lconomie institutionnaliste doit alors mettre laccent sur ltude des buts et des projets des acteurs conomiques, sur comment se forgent leurs anticipations sur la base des rgles oprantes, et en gnrale laction collective, contrlant les transferts lgaux de droits de proprit sur lavenir conomique. En somme, lconomie institutionnaliste, selon Commons, est une application de la philosophie pragmatiste gnrale ( Pragmatism is Futurity ) un monde particulier : celui de lactivit conomique30 rgie par la causalit institutionnelle. Cependant, comme son habitude, Commons nest pas unilatral et il accepte lide selon laquelle les thories modernes sont certainement des thories causalit multiple (1934, 8), y compris la causalit efficiente - du pass (travail) vers le prsent - des classiques et la causalit finalise - du futur (dsir) vers le prsent - des marginalistes. Ainsi, dit-il, je ne pense pas que la causalit institutionnelle exclut les autres causalits; mais cest lconomique volitionnelle qui opre dans toutes les sortes de transactions qui sont toujours orientes vers leurs futures consquences (1934, 8). En

    29 De faon gnrale, Commons propose de construire une thorie conomique fonde sur une thorie volitionnelle de lactivit conomique oriente vers des projets dans le futur (1934, 643). 30 Pour Commons : Lconomie est une science de lactivit. Cest une activit de la volont humaine en conflit et en coopration, en concurrence et en rgulation. En consquence, cest une science des ides et mthodes dinvestigation par lesquelles les tres humains construisent leurs plans daction et poursuivent les ngociations qui dterminent leur activit (1950, 203).

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    dautres termes, la causalit institutionnelle est la plus importante dans lactivit conomique31. Il a souvent t reproch Commons, y compris par certains institutionnalistes actuels (Rutherford 1983) de ne pas prsenter une thorie densemble suffisamment cohrente et stable. Cette critique ne peut tre justifie quen rfrence aux canons de la mthode hypothtico-dductive de l'"analyse" conomique orthodoxe. La particularit du procd de construction thorique de Commons est dtre volutif, de dvelopper les catgories conceptuelles pertinentes au fur et mesure de la recherche et cela en interaction avec lvolution mme de lobjet de recherche tel quil est saisi par le chercheur. Cette faon de procder llaboration thorique, qui sinspire pour une bonne part de la mthode de lenqute propose par John Dewey (Tool 1994), est donc un point faible quant loprationalit prfabrique des thories de Commons. En revanche, elle offre un riche chantier thorique pour la rflexion conomique. Le concept de futurit et les dveloppements quen propose Commons en reprsentent, nous semble-t-il, un exemple intressant.

    31 Commons nest pas explicite sur la question, pourtant importante, de savoir si la causalit luvre dans la causalit institutionnelle doit tre comprise comme une loi de causalit - une quation causale o il ny a pas plus dans leffet que dans la cause - ou comme un simple principe de causalit - une inquation ou il y a plus ou moins dans leffet que dans la cause -. Etant donn le sens invers de la causalit institutionnelle, des effets envisags (attentes) vers les causes (actions), cette question revient savoir quelle est la relation entre lensemble des attentes - la futurit - et lensemble des actions - le prsent -. Linterprtation conforme aux explications que fournit Commons par ailleurs serait, nous semble-t-il, la suivante. Dans le cas de laction routinire contrainte, il y a autant dans lattente (qui est ici une prescription, un commandement, etc.) que dans laction (performance, rfrnement ou viction), il y a quation entre lattente et laction. Ce cas correspond donc une loi de causalit, un dterminisme entre futurit et prsent. En revanche, dans tous les autres cas, de loin les plus nombreux, il sagit dun principe de causalit, donc sans dterminisme. En effet, dans le cas de laction routinire non totalement contrainte, cest--dire lorsquil existe un ensemble dopportunits plus ou moins sres, dhypothses habituelles alternatives, danticipations plus ou moins scuritaires, etc. , la futurit est plus riche que le prsent, lensemble des futuribles est plus large que laction qui sera choisie. Il y a donc inquation entre les attentes et laction. Dans le cas de laction stratgique, linquation est inverse, la futurit est plus pauvre que le prsent, lacteur doit dployer sa volont au-del de ce que les facteurs complmentaires offrent comme possibilits dactions; lacteur doit innover, cest--dire transgresser la futurit qui se prsente actuellement lui. Ainsi, dans le cas le plus frquent, celui non dterministe o laction nest pas totalement contrainte, lvolution est inscrite comme ncessit (non dterministe) dans le principe mme de causalit institutionnelle : laction transgresse sans cesse la futurit structure et scurise par les institutions et ce faisant ractualise sans cesse la futurit et transforme ses institutions (formellement avec plus ou moins de retard selon la

    rigidit des protocoles - juridiques, autoriss, etc.- de leur slection artificielle). Le principe de causalit institutionnelle et, plus gnralement, le principe de futurit fournissent ainsi des cls de lecture quant aux caractres processuel, ambulatoire et gnralement volutionnaire des institutions conomiques.

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