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FONCTIONS BIOLOGIQUES ET CAUSALITÉ NATURELLE Denis Forest Presses Universitaires de France | Revue philosophique de la France et de l'étranger 2002/4 - Tome 127 pages 417 à 431 ISSN 0035-3833 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-philosophique-2002-4-page-417.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Forest Denis, « Fonctions biologiques et causalité naturelle », Revue philosophique de la France et de l'étranger, 2002/4 Tome 127, p. 417-431. DOI : 10.3917/rphi.024.0417 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 201.81.126.135 - 27/12/2014 05h24. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 201.81.126.135 - 27/12/2014 05h24. © Presses Universitaires de France

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FONCTIONS BIOLOGIQUES ET CAUSALITÉ NATURELLE Denis Forest Presses Universitaires de France | Revue philosophique de la France et de l'étranger 2002/4 - Tome 127pages 417 à 431

ISSN 0035-3833

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-philosophique-2002-4-page-417.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Forest Denis, « Fonctions biologiques et causalité naturelle »,

Revue philosophique de la France et de l'étranger, 2002/4 Tome 127, p. 417-431. DOI : 10.3917/rphi.024.0417

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© Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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FONCTIONS BIOLOGIQUESET CAUSALITÉ NATURELLE

Une option possible en philosophie de la biologie consiste às’intéresser, non d’abord à l’objet de la connaissance du vivant,mais à ce que disent les propositions d’une telle connaissance1. Si laquestion choisie est la question des fonctions, le parti pris sera alors,non pas de privilégier l’histoire de la physiologie comme point dedépart, la manière dont on détermine empiriquement la fonctiondes organes, ou encore la manière dont on donne un statut à la fina-lité dans un univers de causes efficientes, mais de s’intéresser plutôtà l’interprétation des énoncés du type La fonction de X dans Y est defaire Z selon les exemples canoniques que sont La fonction de la chlo-rophylle chez les plantes est de rendre possible la photosynthèse et Lafonction du cœur est d’entretenir la circulation régulière du sang.

Si une analyse sémantique patiente est nécessaire en cedomaine, c’est parce que les énoncés téléologiques ou fonctionnels,si inévitables qu’ils paraissent être dans la connaissance de la vie,semblent avoir des implications indésirables. À cet égard, deux dif-ficultés fondamentales doivent être signalées. La première implica-tion indésirable réside dans la référence implicite à une forme decausalité inversée. Dire La fonction du cœur est d’entretenir la circula-tion régulière du sang, c’est faire comme si je rendais compte de laprésence du cœur par la conséquence bénéfique de sa présence, àsavoir la circulation, comme si l’effet (futur et éventuel) était causede l’occurrence de sa cause. L’énoncé fonctionnel ne mentionne passeulement ce que fait X, il entend renseigner aussi sur la raison pourlaquelle c’est le cas que « X est là »2, il ambitionne de justifier saprésence. Or, le futur ne peut agir sur le passé dans le cadre légal dessciences de la nature : la photosynthèse ne peut rendre raison de la

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1. Michael Ruse, Philosophy of biology today, Albany, State University ofNew York Press, 1988, chap. 5.

2. Selon l’expression de Larry Wright, voir infra.

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présence de la chlorophylle qui la rend possible, pas plus que la cap-ture des insectes ne semble pouvoir rendre raison de la constructionde la toile d’araignée. Il paraît difficile de renoncer à un principecomme : le futur n’est pas, donc il est causalement inerte1. Quandbien même cette difficulté serait surmontée, le projet de rendre rai-son (d’une raison nécessitante) de ce qui est donné par les effets quien sont la conséquence n’est pas moins problématique. Selon laremarque frappante de Robert Cummins, déduire la présence de lachlorophylle de l’occurrence de la photosynthèse n’expliquerait pasla présence de la chlorophylle dans les plantes, puisque de même,déduire la présence et la hauteur d’un bâtiment à partir de l’exis-tence et de la longueur de son ombre échoue à expliquer pourquoi lebâtiment se trouve là où il est, et pourquoi il a la hauteur qui est lasienne2.

La seconde implication indésirable n’est autre que l’analogieinévitablement suggérée entre finalité naturelle et comportementintentionnel. C’est l’ancienne question de l’anthropomorphisme dela représentation téléologique de la nature, mais c’est aussi, plusmodestement, l’embarras que cause l’usage de la préposition pour.L’énoncé Les plantes utilisent la chlorophylle pour réaliser la photo-synthèse ne prétend prêter aux plantes aucune intention, et pour-tant pour semble utilisé de la manière dont il est utilisé dans Pierreest venu pour donner une conférence. Or, d’un point de vue séman-tique, l’analyse révèle une parenté réelle, et non pas superficielleentre énoncés rapportant des intentions et énoncés attribuant desfonctions. Comme l’a fait remarquer par exemple Eric Kraemer3, à

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1. Ce point est l’objet de la réflexion de John H. Campbell, « An organiza-tional interpretation of evolution », in Evolution at Crossroads : The New Bio-logy and the New Philosophy of Science, D. J. Depew, et B. H. Weber (eds),Cambridge, MIT Press, 1985, p. 133-167, qui réfléchit sur les mécanismes decontrôle régissant l’expression des gènes ; voir François Duchesneau, Philo-sophie de la biologie, Paris, PUF, 1997, p. 138-143. Campbell distingue une inter-prétation faible et une interprétation forte de la future causality.L’interprétation faible, selon cet auteur, « affirme seulement que seuls les sys-tèmes faisant référence à leur propre futur peuvent se comporter comme si lefutur agissait causalement sur eux, même s’il ne s’agit que d’une simulation(mimicry) », art. cité, p. 162. Pour Campbell, loin d’éviter le ralliement àl’interprétation forte, l’interprétation faible prépare celui-ci. Pour qui tient auprincipe énoncé ci-dessus, l’interprétation faible, si elle n’a donc pas pour butd’éviter le recours à l’interprétation forte, perd évidemment beaucoup del’attrait qui pourrait autrement être le sien.

2. Robert Cummins, « Functional analysis », in Conceptual Issues in Evo-lutionary Biology, édité par Elliott Sober, MIT Press, 1994, p. 52-53.

3. Eric Russert Kraemer, « On the causal irreducibility of natural functionstatements », in Transactions of Nebraska Academy of Sciences, 7, 1979, p. 149-152.

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la différence des énoncés des sciences physiques, les énoncés du lan-gage téléologique partagent avec l’expression des attitudes proposi-tionnelles la propriété d’être intensionnels : la substitution dans detels énoncés d’expressions coréférentielles ne préserve pas nécessai-rement leur valeur de vérité. Ainsi :

1. Le fait de heurter un iceberg a causé le naufrage du Titanic.2. Le Titanic est le bateau le plus luxueux du monde.

D’où :

3. Le fait de heurter un iceberg a causé le naufrage du bateau leplus luxueux du monde.

Mais en revanche :

1. Œdipe souhaite punir le meurtrier.2. Œdipe est le meurtrier.

Il n’est pourtant pas (nécessairement) vrai que :

3. Œdipe souhaite se punir lui-même.

De même :

1. La fonction des ouvrières chez les termites est de creuser desgaleries dans le bois.

2. Creuser des galeries dans le bois est une cause de l’effondrementdes charpentes.

Il n’est pourtant pas vrai que :

3. La fonction des ouvrières chez les termites est d’être une causede l’effondrement des charpentes.ou encore :

1. La fonction des moteurs de voiture est de convertir l’essence enénergie mécanique.

2. La conversion de l’essence en énergie mécanique est une sourcemajeure de pollution de l’air.

3. Ce n’est pas la fonction des moteurs de voiture d’être une sourcemajeure de pollution de l’air, bien que les moteurs soient unecause majeure de pollution de l’air1.

Un médicament peut avoir pour fonction de faire X et pour effetsecondaire indésirable de faire aussi Y, sans qu’il soit possible

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1. Exemple emprunté à Lowell Nissen, Teleological Language in the LifeSciences, Rowman & Littlefield, 1997, p. 219.

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d’avoir effectivement recours à lui pour faire X (guérir le patient)sans faire aussi Y (pour prendre un exemple extrême, le rendre sui-cidaire). Le rapprochement entre ce qui est d’ordre fonctionnel et cequi est d’ordre intentionnel se justifie donc ainsi : en des cas exem-plaires, il y a conjonction entre ce qui est soit subjectivementsouhaité, soit utile, et ce qui dans les faits ne se confond ni avec lesouhaitable, ni avec l’utile. La question qui est inévitablementposée par cette analogie est donc : Existe-t-il un irréductible résidude vision mentaliste de la nature impliqué dans l’usage du langagetéléologique ?

Le constat de ces implications indésirables des expressions fonc-tionnelles et du langage téléologique en général amène alors à unchoix théorique. Soit on estime, avec Lowell Nissen1, qu’il estimpossible de dissocier le langage des fonctions de ses implicationssupposées indésirables. Il faut alors choisir entre d’une part renon-cer à employer un tel langage, et d’autre part en assumer pleine-ment les conséquences en termes de « téléologie externe »2. Soit, etc’est la voie suivie en particulier depuis 1961 et le livre d’ErnestNagel3, on estime que les énoncés fonctionnels peuvent recevoir uneparaphrase (c’est-à-dire une expression développée) qui en conservela signification propre tout en éliminant toute allusion à la causalitéinversée et à l’intention subjective. La tâche de la philosophie de labiologie et de son programme « constructiviste » est alors de fairedisparaître l’ambiguïté des énoncés fonctionnels usuels et de mon-trer que de tels énoncés peuvent entrer dans le cadre légal des scien-ces de la nature.

La proposition initiale de Nagel4 était de réécrire

la fonction de A dans le système S est P

comme

1. S (avec l’organisation C dans l’environnement E) fait P.2. Si S ne possède pas A, alors S ne fait pas P.3. A est nécessaire pour que S produise P (S avec C doit avoir A).

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1. Cf. note précédente. Issu de comptes rendus minutieux des principalespublications relatives au sujet, ce livre constitue à la fois une importancesource bibliographique, et un ensemble de critiques rigoureuses de l’approche« constructiviste » décrite ici.

2. Nissen, ibid., p. 211.3. Ernest Nagel, The Structure of Science, Indianapolis et Cambridge, Hac-

kett Publishing Co, 1979, chap. XII.4. Ibid., p. 403.

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Il existe deux difficultés liées à cette analyse. La première estliée à la clause de nécessité, qui est trop contraignante, puisqu’àl’appliquer rigoureusement on s’écarterait fréquemment du référentbiologique. Il peut être vrai que La fonction de A dans le système Sest P sans que pour autant l’énoncé 3 de la paraphrase soit vrai. Parexemple, il est vrai que la moelle des os a pour fonction de produiredes cellules du sang (les hématies et certains leucocytes). Cependant,dans le cas d’une déficience fonctionnelle de la moelle des os, la pro-duction de ces cellules peut être assumée par d’autres organes (lefoie, et la rate). Ce n’est donc pas parce que la relation entre lamoelle des os et la production des cellules du sang n’est pas une rela-tion nécessaire qu’on peut dénier à la moelle des os la fonction deproduire de telles cellules. Et on peut observer que la capacité à pal-lier un déficit étant une propriété importante des systèmes biolo-giques, ce n’est pas un accident si la clause de nécessité ne peut êtreconservée.

La deuxième difficulté est que, si l’on essaie de maintenir laparaphrase initiale en abandonnant la référence au nécessaire, uneformulation comme S produit P du fait de A est à ce point trivialequ’elle pourrait convenir à des cas où nul n’irait défendre que le lan-gage téléologique est approprié à leur description. Par exemple, Ledéplacement des glaciers laisse derrière lui des vallées glaciaires du faitde l’érosion est un énoncé de forme S produit P du fait de A. Et pour-tant, si Les glaciers creusent des vallées glaciaires au moyen del’érosion due à leur déplacement est encore admissible, nul n’irasérieusement dire que La fonction de l’érosion est de permettre auxglaciers de laisser derrière eux des vallées glaciaires. Si l’idée initialeétait de ne pas considérer le domaine des fonctions comme unempire dans un empire, le risque existe alors d’assimiler abusive-ment le tout à la partie, puisque si la relation de moyen à fin seramène à une relation de cause à effet, on pourra parler de laseconde (relation de l’érosion à la vallée glaciaire) comme on parle-rait de la première (relation de la chlorophylle à la photosynthèse).Au lieu de maîtriser l’emploi des énoncés fonctionnels, on s’exposealors à en disperser l’usage de manière inconsidérée. Or, la diffé-rence entre cause et moyen doit être défendue parce qu’il est impos-sible de considérer un enchaînement causal quelconque comme undispositif fonctionnel, et de nier la différence entre fonctionsauthentiques et attributions intentionnelles de fonctions. La rivièren’est pas à la baignade ce que le cœur est à la circulation du sang,parce que la fonction du cœur, à la différence de l’utilité de larivière, et contrairement à ce qu’a pu affirmer John Searle, neRevue philosophique, no 4/2002, p. 417 à p. 431

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dépend d’aucune décision1. La fonction du cœur ne dépend pas, enparticulier, de l’importance ou de la valeur que nous accordons à lavie : si l’humanité devenait collectivement suicidaire, les lois de laphysiologie n’en seraient pas changées et la fonction du cœurhumain demeurerait ce qu’elle est.

Nagel en vient alors à reconnaître qu’un système biologique estun système qui est fondamentalement goal-directed2, dirigé vers unbut. Mais il reste à rendre compte de ce caractère sans en revenir àune référence aux intentions. Il est difficile, comme Nagel a essayéde le proposer, de préciser le sens de goal-directed en termes pure-ment behaviouristes. Par exemple, une propriété supposée du com-portement orienté vers un but est sa persistance. Or, un torrentpeut avoir la propriété de persistance dans le comportement qu’unecréature épuisée ne possède pas. De même toute fonction ne se laissepas appréhender en termes de comportement persistant orienté versun but, comme l’a remarqué C. H. Waddington en distinguantadaptabilité et adaptation3. Dès lors, une autre solution paraît pré-férable, qui consiste à tenir compte explicitement de la dimensionde bénéfice pour le système biologique considéré que comporte laréalisation de la fonction. Michael Ruse propose ainsi de réécrire

la fonction de X dans Y est Z

comme

1. Y fait Z en utilisant X2. Z est une adaptation4.

L’analyse de la fonction Z de X se fait, avec la notiond’adaptation, à travers la contribution positive de X à la surviede Y. Le problème des énoncés fonctionnels doit donc trouver sasolution à travers la référence à Darwin et à la théorie del’évolution. Plus précisément, on retient comme hypothèse qu’a enpropre une fonction, ou un rôle fonctionnel, tout ce dont l’absence

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1. John Searle, The Construction of Social Reality, New York et Londres,The Free Press, 1995 (La construction de la réalité sociale, trad. C. Tiercelin,Paris, Gallimard, 1998). Searle distingue entre fonction agentive (celle du tour-nevis) et fonction non agentive (celle du cœur), mais il refuse de doter les fonc-tions d’une existence propre, indépendante de toute attribution par un obser-vateur.

2. Nagel, op. cit., p. 408 sq. Cf. aussi, du même auteur, « Teleology revisi-ted », The Journal of Philosophy, LXXIV, no 5, mai 1977, p. 261-301.

3. Ruse, op. cit., p. 45. L’exemple de Waddington est celui de la couleur dela fourrure de l’ours polaire.

4. Michael Ruse, « Functional Statements in Biology », Philosophy ofScience, mars 1971, p. 87-95.

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nuirait ceteris paribus aux chances de survie et de reproduction del’organisme. Or l’analyse a révélé que la formule ne peut être uti-lisée telle quelle. Considérons le contre-exemple célèbre des bruitsdu cœur. Le cœur produit des bruits en faisant circuler le sang ; etpersonne ne pense que la fonction du cœur est d’émettre de telsbruits. Pourtant, comme cesser d’émettre de tels bruits serait aussipour le cœur cesser de faire circuler le sang, et donc affecter lesconditions de vie de l’organisme, on peut écrire :

1. Y fait Z en utilisant X2. Z est une adaptation (puisque Y ceteris paribus ne survit pas

sans Z)3. Donc Z (les bruits) est une fonction de X chez Y.

Le caractère néfaste des conséquences de la suppression desbruits cardiaques ne permet pas d’attribuer un rôle fonctionnel à detels bruits, ne permet pas d’assigner au cœur la fonction de les pro-duire. Non seulement, la clause ceteris paribus ne peut être impuné-ment violée, mais, on ne peut pas, pour échapper à la difficulté, uti-liser l’expérience de pensée où le cœur n’émettrait aucun bruit et oùle sang circulerait encore, du fait de battements cette fois devenussilencieux. Car alors on peut faire une autre expérience de pensée1

où le sang circule sans que le cœur en soit la cause. L’éliminationdes bruits du cœur est possible, mais celle de la fonction du cœurlui-même l’est tout autant par le même procédé.

La relation entre fonction et adaptation appelle alors une seconderemarque2, dont un exemple imaginaire peut donner l’occasion. Dedeux espèces d’oiseaux apparentées, dérivant d’ancêtres communs,on peut supposer que l’une a perdu l’usage de ses ailes et vit au sol,l’autre a conservé la faculté de voler. On peut faire l’hypothèse que lapremière prospère tandis que la seconde est décimée par l’apparitiond’une population de rapaces qui ont l’habitude de chasser des proiesvolantes. Il est clair que pour la seconde espèce, la fonction des ailes acessé de pouvoir être décrite comme une adaptation (le vol est res-ponsable de la décimation) ; et pourtant la fonction doit être décriteintrinsèquement dans les mêmes termes. Il semble donc qu’il existeun plan de l’analyse fonctionnelle qui doit être découplé de la des-cription des mécanismes adaptatifs : les fonctions demeurent lorsquel’adaptation disparaît. L’assimilation des fonctions aux avantagesadaptatifs ne peut donc être acceptée telle quelle.

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1. Lowell Nissen, op. cit., p. 101.2. Dérivée de Cummins, art. cité, p. 59-60.

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D’autres stratégies ont tenté de faire usage de la même idéed’adaptation. Ainsi, la proposition de Larry Wright est1

la fonction de X chez Y est Z si, et seulement, si

1. Z est la conséquence du fait que « X est là » (is there)2. X est là parce qu’il fait Z.

La première difficulté est celle d’un retour subreptice à la causa-lité inversée2. Comment (par l’énoncé 2) le fait que Z est aujourd’huila conséquence de X pourrait-il avoir un rôle dans la présence de X,c’est-à-dire dans sa production passée ? La solution consiste selonWright à préciser que dans l’énoncé 1, il s’agit de Z comme exem-plaire et dans l’énoncé 2 de Z comme type. Pour une toile d’araignéedonnée ce n’est pas la capture des mouches qu’elle rend possible (Zdans l’énoncé 1) qui explique qu’elle est là, mais bien l’effet typiquede X en général (Z dans l’énoncé 2). L’énoncé 1 se rapporte àla détermination des conditions de l’exécution de la fonction,l’énoncé 2, au « recrutement » de ces conditions, selon un processussélectif.

La deuxième difficulté est liée aux exemples essentiels des dys-fonctionnements et des pathologies. Dans le cas d’un exemplairedéficient de la catégorie « cœur », il est encore vrai que la fonctionde X est Z, l’énoncé 2 doit être conservé, mais il n’est pas vrai ou plusvrai (selon l’énoncé 1) que Z est la conséquence du fait que X est là.La question est alors : Quelle est la légitimité de l’attribution d’unefonction à ce qui ne l’exerce pas ? L’une des particularités des réalitésauxquelles des fonctions peuvent être attribuées est en effet la défini-tion de ces réalités par ce qu’elles doivent faire, ou sont censées faire,définition qui vaut encore lorsque les fonctions ne sont plus accom-plies. Tout comme une loi positive demeure synonyme d’obligationlorsqu’elle est transgressée, la transgression d’une loi n’étant pasl’abrogation de cette même loi, un cœur qui ne bat plus conserve enpropre la fonction de faire circuler le sang ; un mot mal employéconserve son sens ; un moteur en panne est encore un moteur. Patho-logies et dysfonctionnements attestent du fait que les exigences nor-matives survivent à leur réalisation, si l’on admet qu’il demeure unedifférence cruciale entre l’œil qui ne permet pas de voir (et même qui,de naissance, n’a jamais permis de voir) et le cœur en tant qu’il ne

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1. Larry Wright, Teleological Explanations, University of California,1976 ; « Functions », in Conceptual Issues in Evolutionary Biology, sous ladirection d’Elliott Sober, MIT Press, 1994, p. 27-47.

2. Lowell Nissen, op. cit., p. 152-154.

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permet pas de voir. Présumée non arbitraire, l’attribution doit pos-séder un fondement intrinsèque. Pourtant le caractère normatif quis’attache ainsi à la fonction ne dérive pas non plus d’une moyenne,qui suffirait à spécifier le sens de « normal » : car si c’était le cas,selon la remarque simple et profonde de Karen Neander, l’uniquealternative serait de soutenir, ce que nul ne fera sérieusement, quepour guérir les maladies, il suffit de les répandre1. Nul ne peut croireque la cécité, si elle frappait soudainement la majorité de ceux quivoient, cessait de ce seul fait d’être une pathologie. Le philosophe quifait sien un programme naturaliste doit donc concilier la dimensionnormative de la définition des fonctions et l’impossibilité d’en rendrecompte aussi bien en invoquant une simple constante objectivequ’en postulant un mystérieux phénomène émergent ou, comme onl’a déjà refusé, en en subordonnant systématiquement l’existence àcelle d’une intention.

La suggestion de Ruth Millikan dans son ouvrage de 19842 tirealors son importance de ce qu’elle modifie la référence à la théoriede l’évolution d’une manière qui permet d’affronter directement leproblème du fait pathologique ou de la déficience native. L’idéecentrale est que le cœur conserve la fonction qui est la sienne lors-qu’il cesse de l’exercer, parce que ce cœur déficient conserve, indé-pendamment de cette déficience, la relation qui est la sienne à sesancêtres au sein d’une « famille établie par reproduction » commepeuvent en former les mécanismes biologiques, les artefacts, lesstructures linguistiques. Cette relation de reproduction n’est pasdans le cas du cœur une relation directe de modèle à copie, mais unerelation indirecte impliquant la copie des gènes des ancêtres ducœur actuel3. Or pour l’organisme considéré, le fait que ses ancêtresavaient le cœur qu’ils avaient, ayant une configuration particulière,et non un cœur en général, en étant la cause du fait qu’il a le cœurqu’il a, avec les caractéristiques qui sont les siennes, est aussi unedes causes de son existence4. Là est le déplacement fondamental : le

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1. Karen Neander, « Misrepresenting and malfunctioning », PhilosophicalStudies, 79, 1995, p. 111.

2. Ruth Millikan, Language, Thought and Other Biological Categories, Cam-bridge, MIT Press, 1984. Voir son analyse, in Joëlle Proust, Comment l’espritvient aux bêtes, Gallimard, 1997, chap. VI et VII, qui lui oppose une autreconception des fonctions, la théorie propensionniste.

3. Il en va de même pour l’analyse d’un comportement déterminé pourl’espèce, comme une parade nuptiale.

4. En rigueur de termes, la définition de la « fonction propre directe » faitintervenir l’existence de m (le cœur par ex.) et la famille des ancêtres de m (lescœurs similaires dont le cœur actuel est la copie génétique). Elle ne fait pas

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lien n’est plus recherché entre fonction et adaptation chez le mêmeindividu biologique, mais entre capacité d’une configuration d’or-gane à effectuer dans le passé une fonction donnée avec succès etexistence actuelle de cette configuration. Lorsque l’organe ne faitpas ce qu’il est censé faire, la mesure de ce qu’il est censé faire estdonnée par le modèle ou la famille de modèles qu’il copie. La rela-tion mystérieuse du fait à la norme1 se ramène à une relation de lacopie au modèle exemplaire reproduit et à la justification de lareproduction du modèle. Elle se ramène à la comparaison entre lecœur existant aujourd’hui et ce qui, dans ce qu’étaient ou que fai-saient ses ancêtres, a contribué significativement à leur proliféra-tion d’une part, et à son existence actuelle, de l’autre2.

Cette théorie fonde donc l’attribution de la fonction à un organesur la base d’un ensemble de faits avérés, lui enlevant le caractèred’une évaluation arbitraire. Elle peut rendre à la cohérence desassertions tout un ensemble de services, en application de la for-mule « une fonction F est une fonction propre directe de X si Xexiste en ayant le caractère C parce que C peut faire F »3. Parexemple, dans l’exemple du mélanisme industriel rendu fameux parle travail de Kettlewell4, on peut dire que les ailes (X) en ayant lecaractère C (la couleur noire) exercent la fonction propre directe Fdu camouflage en milieu pollué ; et que dans un milieu où la pollu-tion diminue ou disparaît, les ailes noires de leur descendance possè-dent encore cette fonction propre sans plus l’exercer efficacement5.En second lieu, cette théorie permet d’éliminer le problème desbruits du cœur. Les bruits cardiaques ne sont pas une fonctionpropre directe du cœur parce qu’on ne peut pas dire que le cœur (X)est configuré de manière C de sorte qu’il produise de tels bruits ; eton ne peut pas le dire parce que ce n’est pas en produisant de telsbruits que le cœur de mes ancêtres a formé une famille capable de

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intervenir explicitement l’existence de l’individu pourvu d’un tel cœur. Cepen-dant Millikan peut écrire que « les choses dotées de cœurs primitifs ont été sup-plantées par des choses dotées de cœurs modernes », ibid., p. 27, ce qui est unemanière de dire que la reproduction de m, doué de la configuration C, contribueà rendre compte de l’existence de porteurs de m.

1. Millikan, op. cit., p. 17.2. Ibid., Définition complète de la fonction propre directe, p. 28.3. Ibid., p. 26.4. Sur la provenance du travail de Kettlewell, sa nature et sa portée, voir

Jean Gayon, Darwin et l’après-Darwin, Kimé, 1992, p. 371-384.5. Comme l’a vu Lowell Nissen, op. cit., p. 185, la difficulté est plutôt alors

de rendre compte dans ce cadre de la disparition d’une fonction (celle d’organesvestigiaux, en particulier).

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proliférer : aucune corrélation entre la configuration du cœur et laproduction de bruits n’est un facteur expliquant la reproduction decette configuration. On possède désormais un critère de démarca-tion entre les fonctions biologiques et les effets secondaires del’exercice de ces mêmes fonctions. Car être un effet secondaire, c’estêtre un aspect inessentiel de cette similarité avec ses modèles qui estpertinente, ou efficace, dans l’explication de la configuration et del’existence actuelles de tel mécanisme biologique.

Plusieurs des difficultés que rencontre la théorie de Millikanméritent cependant d’être relevées. En premier lieu, Lowell Nissenremarque que nous jugeons des fonctions des objets en ignorantleur histoire, que la fonction d’un organe est généralement décou-verte sans que son histoire aide à la déterminer1. L’histoire inter-vient lorsqu’on cherche à distinguer entre un tableau ou un billetauthentiques et leur contrefaçon, non lors de l’attribution d’unrôle fonctionnel. Lorsqu’un cœur artificiel se substitue à un cœurdéficient et en assume le rôle physiologique, on comprend quel’histoire qui est la sienne interdise de le classer parmi les membresde la « catégorie biologique » correspondante, mais c’est égalementun fait physiologique, donc biologique, que l’organisme, en igno-rant la genèse de ce dont il s’accommode, ignore aussi cette fron-tière entre catégories2. Millikan propose d’assigner une fonctionpropre seulement dérivée (des intentions de celui qui le conçoit) aupremier artefact d’un genre défini, et d’y adjoindre une fonctionpropre directe pour ses reproductions ultérieures. Sa théorieimplique aussi que la fonction propre directe d’un objet lui estattribuée sur la base de son exercice par des objets similaires dansle passé3. Mais l’échec de la greffe du ou des premier(s) cœur(s)artificiel(s) – ou des premières machines volantes – change-t-ilnécessairement quelque chose à la définition fonctionnelle des sui-vant(e)s, greffés – ou volant avec un succès inédit ? Il convient dese souvenir qu’il existe des familles établies par reproduction quicomprennent des objets dont la fonction propre est parfaitementdéfinie et dont on ne peut pas dire qu’ils reçoivent cette fonctiond’un succès passé, comme les élixirs d’éternelle jeunesse4 et lesboules de cristal : il vaudrait mieux spécifier la différence entreconditions biologiques et critères sociaux du succès reproduit. Mais

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1. Nissen, op. cit., p. 183.2. Voir J. Proust, op. cit., p. 249-251.3. Millikan, 1984, p. 28 et 49.4. Nissen, op. cit., p. 184-185.

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ces remarques concernent plutôt la vraisemblance de la thèse etl’extension de son champ d’application au domaine technique quesa pertinence en philosophie de la biologie.

En second lieu, la théorie de Millikan rencontre un problèmedéjà présent dans d’autres théories étiologiques des fonctions biolo-giques, comme celle d’Andrew Woodfield1. Selon Woodfield, A a lafonction F chez X si, et seulement si X possède l’organe A parceque A ⇒ F et que F est un bien (le symbole ⇒ dénote une relationcausale). Mais on peut demander : À partir de quand peut-on légiti-mement passer de l’existence d’un lien causal entre une structure etune activité bénéfique à l’attribution à cette structure de la fonc-tion correspondante ? Pour choisir un exemple extrême, un organevital, parce qu’il contribue à rendre possible toute une familled’activités, devrait dès lors se voir reconnaître toutes les fonctionscorrespondantes. C’est un des mérites de Millikan d’assumer cettedifficulté2 : la notion de fonctions sérielles donne un statut légal à lamultiplicité des fonctions de l’organe dans la perspective choisie(exercer la fonction de faire circuler le sang, c’est causer l’exerciced’une autre fonction, celle de faire circuler l’oxygène dans les vais-seaux sanguins ; la circulation de l’oxygène cause l’afflux d’oxygènedans le cerveau ; elle cause in fine l’émission de paroles sensées). Lanotion de proximité explicative, présentée conjointement, permet dedistinguer entre une fonction que le cœur exerce et une fonctiondont l’exercice par l’organisme présuppose seulement l’activité car-diaque, à condition de prendre garde au fait qu’une fonction quiintervient plus tôt dans la chaîne n’est pas nécessairement plusspécifique.

Un problème voisin naît du projet de faire dépendre la définitionde la fonction de l’explication de la prolifération de la famille Rdes m qui assument cette fonction. Cette fois la difficulté n’est plusdans la multiplicité des fonctions de m, mais dans le lien étroit entrefonction et existence de m. Il n’est pas évident en effet de passerd’une manière spéciale pour m (par C) d’exercer la fonction F à unrôle spécial de C dans la prolifération des ancêtres de m. Lafamille R de m pourrait proliférer, non du fait des mérites de C, lecaractère propre à m, mais du fait de la liaison constante entre R etune autre famille R′ dont le caractère C′, caractéristique de sesmembres, en assurant le succès reproductif de R′, assurerait aussi

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1. Andrew Woodfield, Teleology, Cambridge, Cambridge University Press,1976.

2. Millikan, 1984, p. 35.

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celui de R. En ce cas, il pourrait y avoir divergence entre la fonctionpropre de m et l’explication de la prolifération de R. Seul le biolo-giste peut sans doute se prononcer sur la plausibilité d’un telschéma, mais on peut remarquer qu’il présuppose la validité de lathèse de Millikan (pour R′) au moment où il en conteste l’uni-versalité. Si une particularité de cette thèse consiste à opposer, nondes créatures pourvues d’un cœur à d’autres qui en seraient dépour-vues, mais des créatures pourvues de cœurs inégalement efficients(dotés ou non de C), l’analyse de la fonction bénéficie de cette préci-sion, mais elle ne doit pas supposer nécessairement que la sélectionoptimise toutes les solutions retenues.

Reste la question générale de ce qu’explique la sélection natu-relle. On trouve des raisons d’y réfléchir avec la distinction pré-sentée par Elliott Sober entre explications en termes de développe-ment et explications en termes de sélection1. L’exemple est celui del’explication du fait que tous les enfants réunis dans une piècesavent lire. On peut en donner une explication en termes de déve-loppement en disant pourquoi chacun d’eux sait lire, en disant com-ment ils ont individuellement effectué l’apprentissage nécessaire (enspécifiant comment, grâce à qui, etc.). Mais on peut aussi dire qu’ilsont été admis dans la pièce parce qu’ils savent lire : pourtant en cecas, donner le critère de leur admission nous dit ce qui les réunit,mais ne rend pas compte de la raison pour laquelle ils satisfont untel critère. L’explication sélectionniste est alors perçue commeincomplète : elle ne dispense pas, en effet, de l’explication en termesde développement. Un organe a la fonction qu’il a du fait du pro-gramme dont il est l’exécution. La sélection, elle, rend compte oucontribue à rendre compte de la diffusion ou de l’élimination d’untel programme dans une population donnée, mais elle ne définit passa nature propre. Un état interne C chez la noctuelle lui permet dedétecter la présence de son prédateur, et cause le mouvement en spi-rale M par lequel elle le fuit. Selon l’analyse proposée par Dretske2,la sélection explique pourquoi il y a surtout à présent des papillonschez lesquels C cause M, mais c’est le patrimoine génétique dupapillon (de tel papillon) qui lui confère la capacité de lier C etDretske traduit cette différence par un apologue3. Pierre est en pri-son parce qu’il a volé des voitures, Paul parce qu’il a fabriqué de

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1. Elliott Sober, The Nature of Selection, Evolutionary Theory in Philoso-phical Focus, Bradford Book, 1984, p. 147-155.

2. Fred Dretske, Explaining behaviour, MIT Press, 1988, p. 89-95.3. Dretske, op. cit., p. 95.

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fausses cartes de crédit, Patrick parce qu’il a dévalisé une banque.Leur comportement antisocial est le critère de leur emprisonnement,comme la détection des chauves-souris est le critère de la diffusiondes conditions de C dans l’espèce ; mais on ne peut pas expliquerpar l’emprisonnement des personnes qui dévalisent des banques lefait qu’elles dévalisent des banques, ni par la diffusion de Cl’apparition effective de C.

Cette distinction et sa visée limitative ont été contestées1. Ilsemble que la défense d’une thèse comme celle de Millikan peut pas-ser en particulier par la remarque selon laquelle les deux explica-tions offrent en fait deux récits inégalement détaillés de la mêmeséquence d’événements. La critique de Sober présentée par Nean-der, comme certains aspects de la philosophie de Dretske lui-même,invitent à réintégrer dans le cas des fonctions biologiques l’expli-cation par le développement dans la perspective de l’explicationsélectionniste. L’explication par le développement (ou explicationgénétique) explique la relation de fait, ici et maintenant, entre laconfiguration de l’organe et ce qu’elle permet en termes de réalisa-tion de la fonction. Mais la théorie de Millikan entend expliquerpourquoi c’est cette relation entre l’organe ou le comportement et lafonction correspondante qui est normalement présente aujourd’hui,et non une autre, au moyen des services rendus dans le passé parcette configuration de l’organe, qui a entraîné une multiplicationreproductive de formes similaires. L’explication génétique a pourprogramme la détermination de la configuration de l’organe, etdonc du type d’activité qui en dépend. Mais l’explication sélection-niste a pour objet, non pas de dire ce qui cause la configurationactuelle, mais pourquoi cette configuration est retenue. En ce sens,et telle est son insuffisance, l’explication en termes de développe-ment appliquée au problème des fonctions est une explication quiconsidère seulement le cœur comme cause de l’effet qu’il produit ;seule l’explication sélectionniste fait véritablement du cœur actuelle moyen de la fonction correspondante. La conception étiologiquedes fonctions suppose donc un étagement des niveaux d’analyse oùtoute relation causale n’est pas à la source d’une explication pro-bante. La référence à la prolifération d’une famille établie parreproduction grâce à la reproduction des gènes inclut cette repro-duction comme un moment de l’explication qui doit être complété.Il existe une distinction propre à Dretske entre causes déclen-

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1. Karen Neander, « What does Natural Selection explains ? Correction toSober », Philosophy of Science, 55, 1988, p. 422-426.

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chantes et causes structurantes1, entre explication de l’occurrenced’un effet et explication du processus qui lie une cause à tel effetplutôt qu’à un autre. Elle peut contribuer à décrire la complémen-tarité entre définition génétique des causes et façonnement sélectifdes moyens.

La réponse proposée consiste moins, semble-t-il, à réduire lanorme au fait2 qu’elle ne tend à proposer une explication de la dis-tinction entre ce qui est et ce qui doit être qui ne présuppose paselle-même la normativité comme un fait ultime, mais qui la caracté-rise comme un effet de l’agencement des faits biologiques. Que faut-il alors prêter à l’ordre biologique lui-même qui lui permette dejouer un tel rôle ? On peut risquer que tout succès dans l’exerciced’une fonction biologique est dans l’univers naturel tel que nous leconnaissons l’écho d’un succès reproductif qui en est à la fois lacondition de possibilité et la condition d’intelligibilité. L’histoire dela vie est l’histoire de la modification des formes et des circonstan-ces, des instruments et des conséquences de ce succès3. Mais le termede « succès » serait lui-même dépourvu de sens si la potentialité nepouvait pas ne pas être actualisée. À la différence d’une conciliationentre nexus effectivus et nexus finalis qui concéderait au patholo-gique un statut d’exception, l’analyse des fonctions est instruite parDarwin en ce qu’elle montre que l’historicité de la vie implique lapossibilité permanente d’un décalage entre ce qui est et ce qui doitêtre, la reproduction de ce qui a naguère réussi n’étant jamais elle-même nécessairement reproduction réussie, ni réussite renouveléede ce qui a réussi à se reproduire.

Denis FOREST.

1. Explaining behaviour, op. cit., chap. II.2. Millikan, op. cit., p. 34 ; et « Biosemantics », The Journal of Philosophy,

LXXXVI, no 6, juin 1989, p. 284 : « “Normal” tel que je l’utilise devrait êtrepris en un sens normatif, historique, et relatif à une fonction spécifique. »Ainsi, les conditions normales de l’exécution de la fonction propre directe defertilisation ne coïncident pas pour les spermatozoïdes avec leurs conditionsd’existence ordinaires.

3. L’explication sélectionniste n’implique ainsi nullement une justificationutilitariste étroite de tout exercice actuel des fonctions : cf. du même auteur,« Misrepresentation », in Belief, Form, Content and Function, édité par R. Bog-dan, Oxford, Clarendon Press, 1986, en particulier p. 28-29.

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