branle-bas de combat a monbaly · 2016. 11. 20. · branle-bas de combat a monbal22y 7 —...

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BRANLE-BAS DE COMBAT A MONBALY Hier, à son retour de Lyon, notre père nous a apporté la nou- velle : Les grandes manœuvres du Sud-Est, qui, voici trois jours, ont commencé entre le Col de la Faucille, St-Claude, Oyonnax et Louhans, vont se déplacer vers le sud, franchir le Rhône et se poursuivre jusque chez nous, dans la vallée de la Bourbre. Nous sommes en septembre 1899. J'ai dix ans et mon frère douze. C'est dire que nous sommes transportés d'allégresse. Notre père, capitaine de réserve d'artillerie de forteresse alpine, n'a pas été appelé en période (Briançon, son point d'affectation, ne sera pas dans le coup, dit-il). Mais comme il a beaucoup d'ami- tiés et de connaissances à l'état-major du xiv e Corps, à Lyon, i l est allé s'enquérir place Carnot et il en rapporte les derniers tuyaux. Ayant développé sur la grande table de la salle à manger un impressionnant lot de cartes, celle au 1/200.000 0 du Ministère de l'Intérieur et celle au 1 /80.000 0 du Ministère de la Guerre (il a toujours eu la passion des cartes), il entreprend, faute d'un audi- toire plus relevé, de nous exposer le thème de ces Manœuvres du Sud-Est, les plus importantes qui se soient déroulées depuis dix ans : « L'Allemagne, mécontente et inquiète de la renaissance impré- vue de l'armée française après le désastre de 1870, prépare, parait- il, une soi-disant guerre préventive contre nous. Elle veut nous gagner de vitesse. U n général allemand a mis au point un plan d'invasion de la France, en violant la neutralité de la Belgique, LA REVUE N ° 18 3 PREMIÈRE PARTIE I

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Page 1: BRANLE-BAS DE COMBAT A MONBALY · 2016. 11. 20. · BRANLE-BAS DE COMBAT A MONBAL22Y 7 — Tais-toi, jeune crétin, tu ne sais pas ce que tu dis ! Tu n'as rien compris, tais-toi et

BRANLE-BAS DE COMBAT A MONBALY

Hier , à son retour de L y o n , notre père nous a appor té la nou­velle : Les grandes manœuvres du Sud-Est, qui, voici trois jours, ont c o m m e n c é entre le C o l de la Faucille, St-Claude, Oyonnax et Louhans, vont se déplacer vers le sud, franchir le R h ô n e et se poursuivre jusque chez nous, dans la vallée de la Bourbre.

Nous sommes en septembre 1899. J 'ai dix ans et mon frère douze. C'est dire que nous sommes t ranspor tés d'allégresse.

Notre pè re , capitaine de réserve d'artillerie de forteresse alpine, n'a pas été appelé en pér iode (Briançon, son point d'affectation, ne sera pas dans le coup, dit-i l) . Mais comme i l a beaucoup d'ami­tiés et de connaissances à l 'é tat-major du x i v e Corps, à L y o n , i l est allé s ' enquér i r place Carnot et i l en rapporte les derniers tuyaux.

Ayant déve loppé sur la grande table de la salle à manger un impressionnant lot de cartes, celle au 1/200.0000 du Minis tère de l ' In té r ieur et celle au 1 /80.000 0 du Minis tè re de la Guerre (il a toujours eu la passion des cartes), i l entreprend, faute d 'un audi­toire plus relevé, de nous exposer le t h è m e de ces M a n œ u v r e s du Sud-Est , les plus importantes qui se soient déroulées depuis dix ans :

« L 'Al lemagne , mécon ten te et inquiète de la renaissance i m p r é ­vue de l ' a rmée française après le désastre de 1870, p répare , parait-i l , une soi-disant guerre prévent ive contre nous. El le veut nous gagner de vitesse. U n général allemand a mis au point un plan d'invasion de la France, en violant la neutral i té de la Belgique,

LA REVUE N ° 18 3

PREMIÈRE PARTIE

I

Page 2: BRANLE-BAS DE COMBAT A MONBALY · 2016. 11. 20. · BRANLE-BAS DE COMBAT A MONBAL22Y 7 — Tais-toi, jeune crétin, tu ne sais pas ce que tu dis ! Tu n'as rien compris, tais-toi et

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afin d'envelopper, hors de notre sys tème fortifié défensif, l'aile gauche du dispositif français et l 'écraser. C e plan s'appelle le P lan SchliefFen, du nom de ce général , son auteur.

« M a i s l 'é tat-major français n'est pas assez stupide pour se laisser faire. I l a tout un service de renseignements en Allemagne et ce service lu i a révélé les grandes lignes de ce plan.

« Alors l 'é tat-major français a pris ses dispositions, en se consti­tuant une aile gauche très puissante, capable de s ' é tendre jusqu'en Belgique. C'est ce qu'on appelle le P lan X V I I .

« Seulement, l 'é tat-major allemand a é té , à son tour, p révenu . Alors , en ce moment, on croit savoir q u ' i l a l ' intention de modifier le P lan Schlieffen.

« Ce n'est pas en violant la Belgique, sur notre aile gauche, mais la Suisse, sur notre aile droite (Guil laume I I n'en est pas à u n v io l p rès , déclare notre père) , que l 'é tat-major allemand espère tourner et encercler le front français. I l pense que la surprise sera beaucoup plus sûre que par la Belgique ; l 'é tat-major français n ' é t an t pas averti, cette aile droite sera t rès faible.

« E n somme, ce sera toujours le P lan Schlieffen, mais inversé. Pas plus que la Belgique, la Suisse ne sera capable de résister longtemps à l ' énorme poussée des a rmées allemandes. L e généra ­lissime français n'aura pas le temps de renforcer sa droite avant que la Suisse ne soit t raversée.

— L e danger est donc immense, mes enfants, dit gravement notre pè re . M a i s vous comprenez bien ? Vous me suivez ?

— O u i , oui ! crions-nous. M a i s nous ne comprenons absolument rien et nous ne suivons

pas du tout. Cela n'a aucune importance. Nous n'avons qu'une hâ te , voir arriver ic i la bataille. Ce seul point nous intéresse. T o u t le reste, verbiage !

— Alors , continue imperturbablement notre père , c'est en partant de cette hypo thèse que l 'é tat-major de Paris a établi le t h è m e de ces m a n œ u v r e s :

« O n suppose que les Allemands viennent de passer par la Suisse et de déboucher en France, au nord de la vallée du R h ô n e . Ils cherchent à envelopper notre aile droite. Cel le-ci , trop faible pour accepter la bataille, a d û se mettre rapidement en retraite.

A cette nouvelle, je prends feu comme une allumette : — C'est pas vrai ! O n bat pas en retraite ! Les soldats français

sont plus forts que les soldats allemands !

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— Tais- to i , jeune crét in, tu ne sais pas ce que tu dis ! T u n'as rien compris, tais-toi et écoute !

Je me tais, la lèvre boudeuse, parce que je ne veux pas que l ' a rmée française batte en retraite. Ce n'est pas vrai et ce n'est pas juste !

— O n recule donc, poursuit notre pè re , en décr ivant un vaste arc de cercle, pour venir s'appuyer sur les défenses du camp re t ranché de L y o n , lequel est t rès solide avec tous ses forts. (Cette affirmation de puissance r a m è n e sur mes lèvres un sourire de satis­faction chauvine). C'est devant L y o n que nous allons accepter la bataille et passer à la contre-offensive. Vous me suivez toujours ?

— T r è s bien, t rès bien ! Nous suivons de moins en moins. Depuis longtemps, nous

avons perdu pied. J 'en comprends juste assez pour commencer à avoir peur. U n e boule me monte dans la gorge, à mesure que se rapproche la bataille.

— Alors , papa, c'est vrai ? Les ennemis, ils arrivent ? — Bien sûr , ils arrivent et m ê m e ils arrivent en force. Ils ont

une supér ior i té écrasante. — Alors , nous .aussi, nous allons rentrer à L y o n , puisque

c'est le camp re t ranché ? O n serait bien à L y o n ? M o n pè re éclate de rire : — Pé tocha rd ! N o n , nous ne partirons pas pour L y o n . Nous

allons nous battre i c i , en p remière ligne. T o i , comme les autres. Notre a rmée se retire par échelons (malgré ma peur grandissante, cette expression, de p remière ligne me plaît et me fait monter au visage une bouffée d'orgueil), tandis que l 'ennemi marche sur L y o n des deux côtés du R h ô n e . Regardez sur la carte. Par ic i et par là. Ce sont ses avant-gardes. Ses gros occupent la ligne générale Bellegarde, Nantua, Bourg-en-Bresse. O n le laisse s'enfoncer peu à peu dans la nasse.

« Son aîle gauche est forcée de descendre jusqu'ici, dans la vallée de la Bourbre. L e choc va donc avoir lieu demain ou après -demain, ic i -même.

(Le choc ? M o n frère et moi , nous échangeons un regard chargé d ' i nqu ié tude . Vraiment, ne serait-il pas plus sage de rentrer dans le camp re t r anché de L y o n , puisque nous avons un appartement là-bas ? M o n frère me souffle bas à l 'oreille : « — N o n , on ne peut pas. Papa est capitaine, alors i l doit donner l'exemple. »)

« Notre aile droite a reçu l'ordre d'accepter la bataille et de

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résister sur notre chaîne de collines, face à la plaine de la Bourbre. C'est une excellente position défensive.

— M a i s , papa, c'est pas résister qu ' i l faut, vous avez dit qu'on avait r eçu l'ordre de faire la contre-offensive, interrompt mon frère.

— A h ! T r è s bien, t rès bien ! Voilà une observation pertinente. Bravo ! T u mets le doigt sur le n œ u d m ê m e de la m a n œ u v r e . (Les yeux de mon frère flambent de fierté d'avoir su mettre le doigt juste au bon endroit et, moi , je baisse le front de n'avoir pas su le trouver, ce n œ u d . ) Dites-vous, mes enfants, que nous avons un éta t -major général de p remière valeur :

« Tandis que notre aile droite retraite pas à pas, afin de gagner du temps et attirer l 'ennemi sur elle, notre commandant en chef est en train d'envoyer à toute vitesse des renforts. I l en arrive de deux côtés à la fois, de la région de Bourges par chemin de fer, descendant du nord au sud, et d'autres d 'Algérie par bateau jus­q u ' à Marsei l le et ensuite par chemin de fer, montant du sud au nord. T o u t cela va constituer une masse énorme , dest inée à prendre à revers l 'aile gauche ennemie. Les Allemands ne s'attendent pas à cette m a n œ u v r e à laquelle ils n'ont pas songé* S i elle réussi t , leur dispositif va courir un grand risque d 'ê t re dis loqué et peu t -ê t re écrasé.

« M a i s c'est ic i que va se jouer d'abord le sort de la bataille. S i nous sommes enfoncés avant l 'arrivée de ces renforts, la m a n œ u ­vre n'est plus possible et nous serons battus. I l faut donc que nous tenions à tout prix notre ligne de hauteurs, que vous connaissez bien, celle de Satolas, Grenay, les ruines du château de St-Quentin-Fallavier, avec le sommet du Relon, Villefontaine, et i c i , les bois de Mons ieur Fergali , je veux dire les bois de Monsieur Blanchon, Monba ly , les coteaux de Monjat , le château du Temple et l'Isle d 'Aboz . C'est là qu ' i l va falloir vaincre ou mourir.

Vaincre ou mourir, c'est la p remière fois que j'entends ces mots. Us ont une é t range résonance qui me fait battre le cœur.

— A l W s , on va se battre i c i , à Monba ly ? — O u i , i c i ; Monba ly va se trouver au point le plus important

de la bataille. — I l y aura beaucoup de morts et de blessés ? — Hélas , c'est à prévoir ! — M a i s nous, alors, on va ê t re tués ? — N o n , pas les civils. Les civils ne font pas la guerre. A moins

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qu'ils ne deviennent partisans ou francs-tireurs. Alors ils se font tuer comme les soldats. Mai s vous le savez bien, mes enfants nous avons assez l u de livres d 'Erckmann-Chatr ian : Le conscrit de 1813, Le blocus, L'Invasion, par exemple, on y parle tout le temps des partisans, vous ne vous rappelez pas ?

— S i , si , nous nous rappelons t rès bien ! C'est vrai ! Jean-Claude H u l l i n , M a r c Divès , Zébédé , le vieux Materne !

Notre m è r e vient d'entrer et se mêle à la conversation. M o n père continue à son intention, car i l faut, d i t - i l , descendre dans les détails :

— I l va falloir p répare r toutes les chambres, nous aurons peut -ê t re , dès demain soir, quinze officiers à loger. E t , bien entendu, nous les recevrons tous à dîner , j ' y tiens beaucoup.*

— Quinze à dîner , mais je n'ai rien p révu ! — E h bien, rien n'est perdu, c'est maintenant qu ' i l faut

prévoir , i l faut faire tuer dès ce soir huit à dix volailles. — Pour demain, elles seront trop dures ! . — M a i s non, mais non, Mar ie Patricot les fera « à la Reine »,

avec une sauce sup rême . Ç a n'est jamais dur et c'est excellent. E t puis, dures ou pas dures, ça n'a pas d'importance, ils auront tous de bonnes dents, tu verras, ça creuse les batailles !

— Mais les « beaucoup de blessés », ils mangeront aussi ? interrogé-je na ïvement .

— Bien sûr , ça mange beaucoup les blessés et m ê m e aussi les morts, ironise mon père . Vous verrez, les morts auront un excellent appét i t !

, Je perds pied de plus en plus ; dans mon esprit se mélangent les réalités de la guerre et les fictions de la m a n œ u v r e . Je reste la bouche ouverte...

Ma i s notre père continue, toujours à l ' intention de notre mère : — Ce sont des m a n œ u v r e s très importantes. Songe que quatre

corps d ' a rmée entiers y prennent part, avec plusieurs classes de réservistes. L e parti bleu, le nô t re , comprend le X I I I e Corps, de Clermont-Ferrand, le X I V e , de L y o n . E n face, le parti rouge, l 'ennemi, est représenté par le V I e Corps, de Châ lons - su r -Marne , et le V I I e , de Besançon. Ce n'est pas tout, une division arrivera par chemin de fer venant du V I I I e Corps d ' a rmée , celui de Bourges, ju squ ' à L y o n . E t alors, ça c'est le grand secret de la manœuvre , deux divisions du X I X e Corps d 'Algérie, arriveront par bateaux, l'une d'Alger, l'autre d 'Oran, mais en partie seulement, car deux

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divisions ent ières ce serait éno rme . Elles déba rque ron t à Marseil le et seront imméd ia t emen t t ranspor tées par chemin, de fer par A v i ­gnon, Valence et remonteront la vallée de l ' Isère, pour être déposées à Moirans et à Vo i ron , face au N o r d . Elles arriveront ensuite sur notre droite, par leurs propres moyens, par le Grand-Lemps , L a Cô te Saint A n d r é , les Abrets et L a T o u r du P i n , afin de nous secourir et renverser la situation.

— Ce que tu en sais de choses ! admire notre mère . — Ça n'est pas malin ! D e Grai l ly , du 3 e Bureau, m'a tout

expl iqué hier, à Pétat-major. « A propos, un détail qui va te faire plaisir : les hussards de

Verdun appartiennent au V I e Corps, par conséquent ils vont prendre part à la m a n œ u v r e . L 'oncle Maurice , avec son demi-régiment , sera du parti rouge, le parti ennemi. Comme le V I e Corps constitue l'aile gauche, l'aile marchante, du dispositif de l'adver­saire, sa cavalerie sera tout à fait sur son flanc et en avant, 'pour l 'éclairer et le couvrir. A i n s i , nous pouvons nous attendre à voir appara î t re l 'oncle Maurice dans nos parages.

— Alors je lu i réserve la chambre bleue, comme d'habitude ? M o n pè re hausse les épaules , en riant : — Mais non, Monbaly sera tenu par le parti bleu. Pas d'enne­

mis ic i ! I l couchera ailleurs, par là-bas vers Panossas, Frentonas ou Saint Marce l . Sû remen t pas ic i ! O n n'en voudra pas à Monbaly.. à moins q u ' i l n 'y vienne comme prisonnier.

Je n'en peux plus d'entendre ce dialogue affreux : — L'oncle Maurice sera pas avec les ennemis ! m'écriai- je

indigné. I l est avec nous ! — Mais si , i l sera avec l 'ennemi. I l faut bien que quelqu'un

fasse l 'ennemi, sans quoi i l n 'y aurait pas de bataille, pas de m a n œ u ­vre, tu comprends bien ?

Je tape du pied : — N o n , je veux pas ! Je veux pas que l'oncle Maurice soit

l'ennemi ! Je veux pas ! Je veux qu ' i l défende Monba ly ! — O n ne te demandera pas ton avis, mon petit bonhomme, n i

m ê m e celui de l'oncle Maur ice . O n lu i donnera l'ordre et i l obéira. — N o n , i l obéira pas ! — Alors , c'est bien simple. S ' i l n 'obéi t pas, ce sera un refus

d 'obéissance, c'est comme ça que ça s'appelle, i l passera en conseil de guerre et i l sera fusillé.

L 'oncle Maurice fusillé ? J 'ai d û devenir tout pâle, avec un

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visage bouleversé , car mon père m'a saisi dans ses bras et m 'a soulevé de terre pour m'embrasser :

— M a i s non, gros bêta , n'aie pas peur ! I l ne sera pas fusillé, n i l u i , n i personne. C'est pour rire, tout ça. C'est un jeu. C'est comme quand tu joues aux gendarmes et au voleur, avec ton frère et tes cousins. Les grandes manœuvres , c'est pour s'amuser.

— I l n'a que dix ans, le pauvre chou, intervient doucement ma mère , comprends donc, Emi le , i l ne faut pas dire de telles choses devant l u i .

M o n pè re m'a reposé à terre. Puis i l a pris u n ton sérieux, pour continuer, toujours à l'adresse de ma m è r e :

— Ce sont, voisina, des manœuvres très importantes. L a guerre rôde autour de nous, je ne te l'apprendrai pas. E l l e peut éclater d 'un jour à l'autre. L 'Al lemagne a laissé échapper plusieurs fois l'occasion de nous attaquer, ces dernières années . S i Guil laume I I n'avait pas renvoyé Bismarck, l u i , i l ne l'aurait pas laissée passer !

« I l y a quatre ans, nous étions tout occupés à la campagne de Madagascar, qui fut longue et difficile. C'étai t le moment.

« L ' a n n é e dernière , en 1898, ce fut l'affaire de Fachoda, avec Marchand. Nous ayons été non pas à deux doigts, mais à un doigt de la guerre avec l 'Angleterre. L e gouvernement français s'est alors incliné. Je ne sais pas s ' i l n'a pas eu tort ? Capituler, m ê m e sur le plan diplomatique, c'est avouer la faiblesse de son armée , ou le manque de force d ' âme de la nation et, d 'un côté comme de l'autre, cela attire la foudre. Que l 'Allemagne ne se soit pas jetée sur nous à cet instant, c'est incompréhensib le . Ce fut de sa part une faute. I l est vrai que Bismarck est mort justement cette m ê m e année .

« E t voilà maintenant que la situation s'aggrave en Afrique du Sud. I l n'est pas possible que Krùger , le Prés ident du Trans-vaal, ne déclare pas la guerre à l'Angleterre, laquelle cherche à l 'y pousser. A force d'humiliations, de mauvaise foi et de provocations de la part des Anglais, les hé ro ïques Boërs ne peuvent plus reculer, à moins de se déshonorer . Or , i l est des pays qui se refusent à acheter la paix au prix du déshonneur . L e Transvaal en est un.

« Je rie crois pas que le Transvaal puisse lutter victorieusement contre l 'Angleterre, la disproportion des forces est trop grande. L'Angleterre, a t taquée , aura donc le pré texte qu'elle cherche, d'annexer le Transvaal et la Répub l ique d'Orange. Pour moi, la guerre va éclater là-bas d 'un jour à l'autre. (En fait, elle devait

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éclater exactement quinze jours plus tard, le i l octobre 1899J.

« Or , à notre époque , lorsque la guerre éclate sur un point quelconque du globe, le feu risque de s 'é tendre à toute la p lanè te . Que va faire l 'Allemagne dans la conjoncture qui se p répa re ? T u vois donc toute l 'importance de ces m a n œ u v r e s du Sud-Est .

« Elles p résen ten t un intérê t d'autant plus grand, qu'elles vont mettre en lumière le rôle capital de notre plateforme s t ra té ­gique d 'Algérie et de Tunisie , et derr ière elles, de tout notre empire colonial, réservoir inépuisable de troupes et de ressources. L ' i dée de notre état-major de faire intervenir en réalité, en m é t r o ­pole, deux divisions d 'Algérie est géniale.

« Gra i l ly m'assure que la division d 'Alger, e m b a r q u é e dans le port d 'Alger par exemple le lundi , apparaî t ra i c i , sur la ligne, de feu, le jeudi, ou le vendredi au plus tard. L a démons t ra t ion sera faite. L a question des transports va être é tudiée en détail par les qua t r i èmes bureaux. L a marine de commerce ainsi que la marine de guerre vont être à l'ouvrage. C'est passionnant !

— C'est passionnant, coupe ma m è r e . T u me dis qu ' i l faut d ix volailles ? C'est peu t -ê t re beaucoup ?

M a i s non, ce ne sera pas beaucoup. Réfléchis. Je ne sais pas combien nous serons ?... Comptons : quinze officiers, nous, la cuisine, les ordonnances, Brouchoud qui viendra aider au service de table — à propos i l faut le prévenir — et puis les imprévus , l 'oncle Maur ice , que s'ais-je ?...

— Aurons-nous un général ? — S û r e m e n t pas. Je t 'ai dit que nous serons ic i en p remiè re

ligne. Les généraux ne sont jamais en première ligne. N o n , nous n'aurons pas de général.

— O h ! Us ne sont jamais en p remiè re ligne ? O ù sont-ils donc alors ?

— M a i s beaucoup plus en arr ière , pour avoir des vues d'ensem­ble et pouvoir commander.

— Ce n'est pas possible... M o i je croyais que, pour l'exemple, un général . . . Enf in , bon, ça ne fait rien, nous disons, Monsieur Brouchoud serveur, dix volailles et pas de général.

Chacun poursuit son idée : — Cela donnera à réfléchir à l 'Allemagne. E l le comprendra

que derr ière la France i l y a l 'Algérie, que la France et l 'Algérie ne font qu 'un, que, par sa situation géographique et par les res­sources militaires et économiques qu'elle représente , l 'Algérie

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constitue la grande base s t ra tégique de la France, la grande base qui lu i est devenue indispensable dans une guerre moderne.

« L 'Al lemagne comprendra que l 'Algérie c'est, avec la Corse, le prolongement de la France, son arsenal naturel, non seulement pour la Mar ine , mais pour l 'Armée de Terre. D u point de vue économique , comme du point de vue militaire, la France en s'ap-puyant sur l 'Algérie ne pourra jamais perdre une guerre, elle lu i assurera toujours la victoire... L 'Al lemagne réfléchira...

— Comme légumes, je ne sais pas si je vais mettre des petits pois à la française, ou des haricots verts ? Je vais voir... E n tout cas, les volailles sauce sup rême , ça ne me fera jamais que mon ent rée , je vais commander à Blanchet, tout de suite, un beau rôt i de bœuf, dans le filet ou le faux-filet...

I I

Nous appartenions à une générat ion o ù dans chaque famille i l y avait une carte de France, presque toujours placée en évidence contre le mur d'une chambre. L a France y apparaissait teintée d 'un lavis rose, portant au flanc, du côté droit, une blessure vio­lette, la trace d'une amputation sanglante que rien n'effacerait jamais : celle de l 'Alsace et de la Lorraine annexées de force par les Allemands, en 1871.

A u c u n França is de la générat ion de nos parents n i de la nô t re ne se résignerai t jamais à cet arrachement. Les hommes et les femmes de chez nous ne restaient pas alors insensibles à la perte de trois dépa r t emen t s français comme leurs descendants en donne­raient plus tard le triste spectacle, lors de l'abandon de quinze dépa r t emen t s en Algérie.

L 'automne a été précoce en 1899, les froids ont fait leur appa­rition sans avoir attendu l 'équinoxe de septembre. L e sommet des peupliers commence à jaunir, ainsi que les basses branches des sycomores et des ormes. L e matin, les champs de trèfle et les prairies sont emper lés de gelée blanche.

L e c répuscule descend. Vers six heures du soir (et non dix-huit heures, comme l 'on dit à présent ) , Florentine Chavrier pénè t re dans la salle à manger,, portant la grosse lampe à pétrole dont la flamme est forcée de s 'épanouir , au moyen d 'un petit disque de méta l placé au cœur de la mèche . C'est le fin du fin de la technique moderne, pour augmenter l ' intensité de la lumière . Aussitôt,

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toute la famille s'est concent rée autour du cercle d'or qui tombe de la lampe. Florentine l 'a hissée à grand'peine (elle est lourde) à sa place, dans la « suspension » fixée au plafond, au-dessus du centre de la table.

M o n pè re , après avoir aidé à la m a n œ u v r e , p répa re déjà le livre dont i l va nous reprendre la lecture à haute voix, à la page m a r q u é e d 'un signet. M a m è r e a extrait de son « panier à ouvrages », ce « chemin de table », de broderie, à festons, dont chaque soir, à cette m ê m e heure, elle remplit quelques fleurs de points de tige de soies multicolores, aux coloris et aux reflets t rès é tudiés . Ce sera ravissant, déclarent tous ceux s qui la regardent travailler.

M o n frère rédige et colle ses ét iquet tes commémora t ives sur sa collection de cartouches : 20 septembre 1899, Hippolyte Delange, manqué un roi de cailles, à vingt mètres.

C'éta i t avant-hier... E t moi , qu'est-ce que je fais ? Je referme les passionnantes

aventures du garde-chasse L a R a m é e , que j 'é ta is en train de relire pour la onz ième fois, alors que l 'ombre envahissait la pièce.

— R e n é , ferme ton livre, attends la lampe, tu ne peux plus lire à présen t . Tu vas te tirer les yeux!

Pauvre chère maman, je ne me suis pas tiré les yeux. I l y a plus de soixante ans de cela et ma vue est res tée excellente, de p rès comme de loin. Je consulte toujours sans lunettes l 'Indicateur des Chemins de Fer et je distingue encore à t rès grande distance un becfigue en plein ciel.

Comme i l fait frais le soir, le grand feu a été a l lumé dans la cheminée , à l'aide d 'un fagot tout entier. U n e flamme large d 'un m è t r e , haute de deux, n'a pas t a rdé à jaillir et à tapisser tout le fond de la cheminée d'une nappe de feu. C'est t r ès impressionnant et le dialogue habituel n'a pas m a n q u é de s 'établir entre notre m è r e et Florentine :

— Attention, Florentine ! Vous allez mettre le feu à la maison C'est sûr !

— M a i s non, Madame, ça n'est pas sûr . L a flamme, elle va vite tomber... E t puis, je vais mettre les grosses bûches , ça va tenir les braises. Là , comme ça !

Les grosses bûches ? Florentine peut le dire, ce sont de vrais troncs d'arbres ! U n mouton pourrait rôt i r i c i , tout entier, à la broche.

L e dialogue habituel est fini. L e danger aussi. L a flamme ronflante et péti l lante s'est assagie. E l l e lance encore de-ci de- là

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des étincelles, avec parfois de brèves dé tonat ions , projetant, pour notre plus grande joie, des éclats de bois incandescents ; ce qui fait dire à notre père , rapidement a r m é des pincettes :

— Cet animal de Benoît , j ' a i beau le lu i répéter , i l nous a encore mis du châtaignier !

Maintenant, une lumière é t range , à la fois douce et chaude, une lumière que je ne reverrai désormais que dans mes souvenirs d'enfant, baigne la vaste, la trop vaste, salle à manger, longue de douze mè t r e s , une lumière rose et or, aux tons de cuivre, une lumière vivante, qui , au rythme des flammes, fait danser de grandes ombres contre les murs. E l le est rose et or, parce qu'en elle se marient la clarté dorée de la lampe et la clarté rouge de l 'â tre.

L a table et le centre de la salle sont, seuls, bien éclairés. L e reste se perd dans une p é n o m b r e qui va s 'épaississant jusqu'aux lointains recoins, plongés dans la demi-obscur i té . Les meubles n'ont plus la m ê m e apparence, la m ê m e physionomie que pendant le jour. Us prennent un autre visage, du moins pour moi , ils sem­blent s'animer. Les reflets changeants accrochés par les flammes à leurs sculptures, à leurs moulures et leurs ferrures, donnent l 'impression qu'ils respirent et vont se mettre à vivre et peu t -ê t re à parler. U n mys tè re se dégage de leur masse imposante, luisante d'encaustique, mais c'est un mys tè re tranquille, rassurant, familier. Ils font, le soir venu, partie du cercle de famille, chacun avec sa personnal i té propre : la vieille armoire géante , à la serrure énorme, dont aujourd'hui encore j ' a i dans l'oreille et dans le cœur le bruit de la clef faisant jouer la tringle de fermeture sur toute la hauteur des portes. (C'est inouï ce que la mémoi r e peut enregistrer pour toujours le souvenir des sons et des odeurs), le vaisselier, à triple galerie chargé de faïences précieuses, les deux stalles Renaissance, la grande et la petite, où j 'aime tant venir m'asseoir pour réfléchir et rêver, et la cohorte des chaises cannées , de m ê m e style, si nom­breuses qu'elles font tout le tour de la salle, rangées contre les murs. E t voici les lourds tableaux, dont les ors et les visages à leur tour s'animent, et aussi les écussons multicolores, placés en bouts de poutres, p rès du plafond, portant les armes des anciennes maisonnées de Monba ly , aujourd'hui pour la plupart éteintes. M o n pè re entretient pieusement ces témoignages du passé.

— C'est à nous de le faire, d i t - i l souvent, puisque les hasards de la vie nous en ont fait les gardiens. Après nous, toutes ces reli­ques risquent d 'ê t re perdues, ces souvenirs oubliés. . .

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I I I

C'est l'heure délicieuse, l 'heure calme, o ù toute la famille se rassemble. Personne ne nous dérangera . I l n 'y a n i radio, n i té lé ­vision, n i té léphone . L a conversation et la lecture sont les deux reines incontestées de presque tous les foyers. L a t ro is ième est la méd i t a t ion , aujourd'hui disparue, e m p o r t é e dans le vacarme de la vie et des disques de jazz. A u c u n bruit dans l'isolement prodigieux de Monba ly , si ce n'est le c r i aigre et aérien, vite effacé par la distance, d'une chouette-effraie de la T o u r Ronde partant en chasse. Nous sommes m u r é s dans l 'épaisseur de la nuit.

Not re pè re est descendu de sa b ib l io thèque . I l a, pour nous rejoindre, délaissé son manuscrit. I l va, comme chaque soir, nous faire une heure de lecture à haute voix. Cela s'inscrit dans le pro­gramme, bien plus encore d 'éduca t ion que d'instruction, q u ' i l entend donner à ses fils.

I l ne s'interrompra que lorsque, la demie de sept heures ayant sonné , Florentine appara î t ra sur le seuil, pour le rituel :

— Madame est servie. Alo r s , mon frère et moi , nous protesterons d'une m ê m e voix

suppliante : — N o n , non, pas encore ! Encore une page, rien qu'une page !

E h bien, alors, rien qu'une demi-page, seulement une demi-page ! Inflexible, notre pè re refermera le livre, le marquera d 'un

signet, remettra en place le couvert qu ' i l avait dérangé pour y poser le volume et dira d 'un ton sans rép l ique :

— L'heure, c'est l'heure. Apprenez, mes enfants, à ê t re tou­jours exacts. L a suite à demain soir.

L e lendemain, mon pè re rouvre son livre, L'Invasion. C'est l 'histoire de l ' invasion de la France en 1814 par les Allemands, les Autrichiens et les Russes, conséquence de la désastreuse bataille de Le ipz ig et de la retraite de Hanau, en 1813. Ce livre fait suite à toute une série d'autres ouvrages, que nous connaissons presque car cœur : Madame Thérèse, Le conscrit de 1813, Le blocus, e tc . .

— O ù en ét ions-no>s ? interroge mon père . — Ensemble, mon frère et moi , nous r épondons , sans hési ter : — A la page 112, quand Kasper Materne, le fils du vieux

braconnier, vient de tirer sur les cosaques qui faisaient boire leurs chevaux, dans la forêt, dans une petite mare !

— A h , oui , je vois, la page est d'ailleurs m a r q u é e , page 112.

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V o i c i . Alors , écoutez bien, je commence : « Un des cosaques, celui qui faisait boire son cheval, se trouvait à environ deux cents pas. Le coup partit, retentissant dans les échos profonds de la gorge, et le cosaque, filant par dessus la tête de sa monture, disparut sous la glace de la petite mare...

Nous étions désormais tout yeux, tout oreilles. L e vent pouvait gémir dans les arbres, les effraies chuinter dans la nuit, les vieux meubles de la salle à manger craquer à la bonne chaleur, nous n 'é t ions plus i c i , à Monba ly , nous étions là-bas , au fond de la forêt vosgienne, p rès de Phalsbourg, à défendre à coups de fusil les passages conduisant vers la France, avec tous nos amis des mon­tagnes et des bois : Jean-Claude H u l l i n , leur chef, M a r c Divès , le contrebandier du Falkenstein et ses douze cavaliers, le vieux Materne, le chasseur de cerfs, de sangliers et de chevreuils, avec ses deux fils Frank et Kasper, aux fusils infaillibles, Catherine Lefèvre, le docteur L o r q u i n , l'autre vieux chasseur, Piorrette du Blutfeld, le garde-chasse Cuny, l 'ancien dragon Zimmer , devenu braconnier, et tous les autres, les innombrables partisans, unis au coude à coude, soulevés contre l'envahisseur et livrant contre l u i , de tronc de sapin en tronc de sapin, de rocher en rocher, de san­glants combats d'embuscade. Nous étions au mil ieu d'eux, dans la neige et la glace, dans l 'ombre des forêts, le fusil prê t , le doigt sur la dé ten te , ajustant les cosaques et les Kaïserlicks...

— Madame est servie. — N o n , non, encore une page ! Rien qu'une page, une demi-

page, quand le vieux Materne aura t i ré son coup de fusil ! — L'heure, c'est l'heure ! L a suite à demain soir, ou plutôt

à après -demain , ou m ê m e dans trois jours. N e regrettez rien. Nous avons, ce soir, des choses bien plus intéressantes à entendre. E t demain des aventures bien plus passionnantes à vivre par nous-mêmes .

Ces choses intéressantes , ce sont les grandes manœuvres . — J'ai vu Math ieu cet après-midi , dit mon père . I l m'a annoncé

que la mairie a été officiellement avisée, depuis hier, de l 'arrivée des troupes pour demain. O n doit p répare r huit cents rations de pain et de viande pour mid i et le cantonnement de sept-cent-cinquante hommes et de quarante-cinq officiers pour le soir.

« Blanchet, le boucher, est vite a l l é à Crémieu , acheter deux bœufs et deux veaux, qu ' i l va tuer aujourd'hui m ê m e . I l a dit q u ' à Crémieu c'était déjà plein de soldats et aussi à Pon t -de -Ché ruy , à

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Optevoz, à Saint-Hilaire-de-Brens, à Morestel , partout, une vraie fourmill ière.

« C 'é ta ient des soldats du parti bleu. Us étaient, parait-il, ére intés , en pleine retraite depuis trois jours, ta lonnés par l 'ennemi. C'est un officier qui l 'a dit à Blanchet. Us venaient de passer le R h ô n e sur tout le front, à Loyettes, à Lagnieu, à Saul t -Brénaz , à Montagnieu. Ils ont fait quarante ki lomètres par jour, depuis trois jours et ils vont faire encore une marche de nuit, cette nuit, d 'au moins vingt ki lomètres , pour arriver sur notre route nationale (la route Napo léon) , o ù ils s 'a r rê teront , avec la mission de la défen­dre, ainsi que la voie ferrée, j u squ ' à la mort. O n va donc voir arriver les troupes ic i dès demain matin et nous allons nous trouver au c œ u r de la bataille, puisque l 'ennemi suit de très près . I l cherche à envelopper notre aile droite, laquelle se dérobe . C'est bien ce que je vous avais expl iqué. Vous avez une rude chance, mes enfants, ça va ê t re passionnant !

— E t l'oncle Maur ice , Blanchet, i l l 'a pas v u ? — N o n , i l ne l 'a pas vu . Veux- tu parler enfin correctement

français, R e n é ! O n ne dit pas « i l l 'a pas v u », on dit « i l ne l 'a pas v u ».

« E t puis, depuis le temps que je vous le répè te à tous les deux, on ne sauce pas un morceau de pain dans son assiette en le tenant avec ses doigts, on pique ce morceau de pain avec sa fourchette, comme ça ! E t puis on ne nettoie pas son assiette à fond avec ce morceau de pain, c'est t rès mal élevé, on se contente de la nettoyer simplement à peu près . M ê m e si la sauce est t rès bonne, on en laisse un peu.

— M a i s on doit rien laisser dans son assiette ! — N e raisonne donc pas toujours, toi, et puis, encore une

fois, parle français. O n dit : « O n ne doit rien » et non pas « on doit rien ». O h ! ces enfants ! C'est bien simple, j'avais pensé vous mettre tous les deux à table, avec tous ces officiers que nous aurons à d îne r demain soir, parce que cela serait t rès instructif pour vous, mais je crois que, si vous vous tenez et parlez aussi mal , je vais ê t re obl igé d'y renoncer...

— O h ! non papa, n 'y renoncez pas ! O n sera merveilleux à table !

— O n ne dit pas « on sera merveilleux », on dit « nous serons merveilleux ».

— O u i , oui , nous savons ! Ça m ' a - t - é c h a p p é '

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— E t ces liaisons ! C'est décourageant ! Enf in , nous verrons ça demain, après le déjeuner de midi . S i vous vous tenez t rès bien à déjeuner , nous verrons pour le soir... nous verrons...

I V

L e lendemain matin, à 7 heures, nous sommes debout. C'est la grande excitation ! Florentine, en entrant dans notre chambre, nous a dit, en soufflant la veilleuse :

— Levez-vous vite ! Us sont arrivés ! — Q u i , ça ? Les soldats ? — O u i , les soldats. C 'en est plein sur la terrasse ! Sur la terrasse ? Que dit-elle ! Nous nous ruons vers les fenê­

tres donnant au levant. C'est vrai ! U n e foule de soldats, comme nous n'en avons

encore jamais vu , circulent en tous sens sur la terrasse, vont et viennent par les allées, déplacent les bancs et les chaises du jardin, certains pénè t ren t jusque dans la petite cour d'honneur, lèvent le nez, examinent les fenêtres et les toits. Benoî t Barroz est avec eux, i l pé ro re au mil ieu d 'un groupe, faisant oui, faisant non de la tê te , montrant des points de l 'horizon, le bras tendu, l'air t rès an imé.

Ces soldats portent un uniforme inconnu, bleu-sombre, avec des galons jonquille. Ils sont coiffés de grands bére t s , a rmés de grands fusils. Beaucoup ont une canne ferrée à la main et leur manteau

' roulé en sautoir autour de la poitrine. Voilà qu'ils mettent leurs fusils debout les uns contre les autres,

sans qu'i ls tombent. Comme ils sont habiles ! — Ça s'appelle former les faisceaux, déclare mon frère, d'un

ton doctorial. Vi te un bout de toilette, plus rapide que nous ne l'avons jamais

fait (Dieu sait pourtant que nous sommes experts en la matière !) et nous voici en bas ! Benoî t Barroz r é p o n d à nos questions :

— Q u i c'est, Benoît , ces soldats ? Pourquoi , ils sont pas bleus et rouges ?

— Comment, vous ne les reconnaissez pas ? Ce sont des chasseurs.

Des chasseurs ? L e mot nous fait sauter le cœur dans la poi­trine.

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— Des chasseurs, habillés comme ça ? M a i s qu'est-ce qu'ils chassent, ces chasseurs ?

— Ils chassent les ennemis, parbleu ! — E t ils en tuent beaucoup ? — Ils en tuent tant qu ' i l y en a. Ils tuent tous ceux qui veulent

entrer chez nous ! Pas de quartier ! — C'est comme dans L'Invasion, alors ? — O u i , c'est comme dans l 'invasion, acquiesce Benoît , qui ne

peut pas comprendre. — Alors ce sont de vrais chasseurs ? — Ben , je vous crois que c'est des vrais chasseurs ! C e sont

m ê m e les meilleurs, puisque ce sont des chasseurs alpins. C'est le bataillon d 'Annecy.

— Des chasseurs alpins ? Qu'est-ce que c'est, Benoît ? — Quoi , vous savez pas ? Qu'est-ce qu ' i l vous apprend, alors

votre papa ? Les chasseurs alpins, ce sont des chasseurs qui chassent dans les Alpes, des chasseurs de montagne, les plus forts de tous les chasseurs. M o i , j ' en suis un , j ' a i fait mon temps dans les chasseurs alpins, au bataillon d'Albertvil le. O n est tous copains. C'est ce qu'on était en train de dire quand vous êtes arrivés. E t avec les alpins, l 'ennemi, i l ne rigole pas !

E t Benoît de fredonner ce chant, que je connais bien et que je ne puis entendre sans ê t re parcouru de la tê te aux pieds d 'un merveilleux frisson :

Halte-là! Halte-là! Halte-là! Les montagnards, les montagnards, Halte-là! Halte-là! Halte-là! Les montagnards sont là! Les mon-ta-gnards, les mon-ta-gnââârds ...Sont là!!!

— Qu'est-ce qu'ils viennent faire i c i , Benoît ? — Us viennent nous défendre. Ce sont eux qui vont défendre

Monba ly . Us vont arrêter l 'ennemi. Monba ly défendu par les chasseurs, cette nouvelle me trans­

porte d'une joie indescriptible ! Dans mon esprit, i l ne s'agit pas seulement des chasseurs alpins, mais aussi de tous les chasseurs en général , et en particulier de ceux du pays. Je vais les voir arriver, mes vieux amis, les Delange, les Niver t , les Muriset , les Marquette, tous, a rmés de leurs Lefaucheux, sanglés de leurs ceintures de car­touches à broche, bleues, vertes, rouges. Peu t -ê t r e aussi le pè re

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D a v i d , avec son pot de beurre et sa poire à poudre ? Quand le Pays est envahi, tout le monde marche !

Je délire d'enthousiasme. Aujourd 'hui , je vais être intenable !

V

A 10 heures, la fusillade a commencé à pétil ler dans la plaine. C'est la p remière fois que j'entends ce pét i l lement grêle, affaibli par la distance, se propageant rapidement sur un front invisible. J 'ai dix ans, j ' a i le cœur un peu serré. Patience, j 'aurai plus tard, bien souvent l'occasion de l'entendre...

Les chasseurs alpins sont couchés derr ière le parapet de la terrasse, le fusil prê t . I l y en a bien cinquante autour de nous. U n lieutenant, avec ses deux galons d'argent, en V renversé, sur les manches, a pris place dans le petit bastion, à l'angle de la terrasse. Jumelles aux yeux, i l observe. Notre père , descendu de sa chambre, est à ses côtés. L u i aussi, i l a mis au point ses jumelles d'artillerie. I l regarde dans la direction de la Bourbre. Tous deux sont debout. Us sont courageux, à cause des balles.

Nous , mon frère et moi , on nous a obligés à rester assis sur le banc du jardin, à dix mèt res , au moins, derr ière les chasseurs « pour ne pas les gêner et à cause des balles qui vont siffler ». Nous sommes t rès mécon ten t s , nous n'avons personne avec qui parler. E t puis, nous avons l 'air en péni tence, c'est vexant, devant des soldats.

L'officier abaisse ses jumelles : — Je ne vois rien, c'est curieux, di t - i l . — Mai s si , mon lieutenant, s 'écrie un sergent accroupi auprès

de lu i et dont la tê te dépasse le mur de la terrasse, regardez, on voit nos éclaireurs se replier en courant, là-bas vers cette ligne d'arbres. A h ! ils ont disparu, on ne les voit plus.

— N o n , je ne vois rien... Dites-moi, Monsieur , demande le lieutenant à mon pè re , pourrais-je, sans vous déranger , monter jusque là-haut , vers ces lucarnes, i l me semble que par-dessus les arbres j'aurais de meilleures vues ?

D u doigt, i l désigne les œi ls -de-bœuf du Grand Grenier. — Mais certainement, approuve aussitôt mon père . Les enfants

vont vous conduire. M o i , vous m'excuserez, i l sourit avec douceur, je m'essouffle assez vite...

— Je vous en prie, Monsieur, merci !

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Conduire l'officier au Grand Grenier ? Quelle fierté ! Nous nous précip i tons . Nous avons l 'impression d 'ê t re investis d'une mission de haute importance, de jouer u n rôle dans la bataille. Nous montons rapidement avec le lieutenant et traversons avec l u i , en courant, le domaine des fouines, des chouettes et des vampires, ce domaine interdit, mais aujourd'hui permis.

— Quel panorama ! s 'écrie l'officier. D e là, on découvre tout ! C'est u n poste d'observation de premier ordre !

I l braque ses jumelles : — Tenez ! Les voilà ! I l en sort de partout ! Regardez ! — Q u i ça ? Les ennemis ? — O u i , l 'ennemi ! Cette fois, c'est la grande attaque. Vi te ,

redescendons ! Tandis que nous dégringolons l'escalier de la T o u r Ronde à

nous en faire tourner la tê te , u n grondement sourd ébranle la terre et le ciel. Les vitres trenfblent.

— C'est le canon, dit l'officier sans s 'émouvoir . Nous nous regardons, mon frère et moi , tout pâles. L e canon ?

C'est la p remiè re fois que nous l'entendons. C'est u n bruit qui vous serre le ventre et la gorge. Notre pè re a dit de lu i , un jour, cette expression que je n 'ai pas oubliée : « — L a p remiè re fois qu 'on l'entend, ça vous prend aux tripes ». E h bien, nous sommes pris aux tripes. Nos visages doivent ê t re blancs comme de la craie.

M o n frère, d'une voix chavirée, me souffle : — Je savais bien qu'on nous avait menti, hier au soir, en nous

disant que c 'était une guerre pour rire ! C 'é ta i t pour nous rassurer, mais tu vois bien que c 'étaient des mensonges. C'est la vraie guerre qui a été déclarée, une vraie guerre où l 'on est t ué , puisqu ' i l y a le canon. E t le canon, ça tue toujours ! Faut se mettre à l 'abri , comme dans L'Invasion, dans les cavernes, ou dans les caves. Descendons vite à la cave !

Je suis à la seconde de céder à la panique, mais la curiosi té l'emporte sur la prudence :

— T'es pas fou ! A la cave, on verra rien ! M o i , je veux voir ! Retournons sur la terrasse !

L'argument est pé rempto i re . Nous revenons, en courant, vers les chasseurs.

L a brume matinale s'est dissipée dans la vallée de la Bourbre. L e temps est superbe. L a chaîne des Alpes se développe dans toute sa majesté , servant de socle à la masse imposante, toute

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proche, du Mont -B lanc . L a reine des montagnes se découpe, aér ienne et légère, avec des transparences de cristal, sur le papier bleu du ciel.

M a i s la situation se précipi te . L e lieutenant de chasseurs, revenu au mil ieu de ses hommes,

donne ses ordres d'une voix calme : — Objectif : les manchons blancs qu i avancent sur nous, de

l'autre côté du chemin de fer. Hausse 600 mè t r e s . F e u à volonté de trois cartouches... F e u !

U n craquement déchi ran t brise nos oreilles. Les coups de feu éclatent dans le rang des chasseurs, allongés derr ière le parapet de la terrasse. Les tireurs épaulent sans se presser, visent avec soin sur une ligne blanche, en pointi l lé , qui apparaî t et disparaî t , se déforme et se reforme, sur le fond plus sombre des champs, au-delà du talus du chemin de fer : C'est l'infanterie ennemie. Les chasseurs pressent sur la dé tente . Les dé tonat ions se succèdent , brèves, assourdissantes. Les douilles de cuivre, éjectées des culasses, rebondissent sur le gravier avec un bruit de grelots.

— Celui- là , là-bas, tout seul, à côté du grand peuplier jaune, qui veut pas se coucher, sû r que c'est un officier. Je parie que je l'aurai en deux balles, affirme avec conviction un caporal, à genoux près de mo i . I l porte sur sa vareuse l 'épinglet te des premiers tireurs.

P rès de moi . . . cela veut dire que, plus personne ne faisant attention à nous dans le fracas de la bataille, nous en avons profité bien entendu, pour ne pas reprendre place sur le banc, à notre retour du G r a n d Grenier, mais nous glisser au mil ieu des tireurs, afin de les voir de plus près et de pouvoir bavarder avec eux. Quelle rare aubaine !

— Voulez-vous que je vous aide ? dis-je au caporal, en train d'ajuster l'officier ennemi. Voulez-vous que j 'aille chercher ma carabine ?

— C'est une idée, mon gas, approuve-t-il, va le chercher, ton pistolet à bouchon !

Je me tais, horriblement vexé. Mai s comme le caporal vient de tirer son coup de fusil, je lu i fais observer doucement :

— Vous l'avez pas eu, votre officier ennemi. I l est toujours debout.

E t je change de p l a c e -Les chasseurs nous expliquent que les ennemis sont repré -

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sentes par des soldats portant un manchon de toile blanche sur le képi . Tous ceux qui ont ce manchon, qu'ils soient fantassins, cavaliers ou artilleurs, sont d'affreux barbares ayant envahi notre pays et qu ' i l faut à tout prix exterminer et rejeter hors de France. Pas de quartier ! Mai s ce qui est terrible, c'est qu'on a beau leur tirer dessus et sû remen t les atteindre, ils continuent d'avancer « comme si de rien n 'é ta i t ». Ce n'est pas juste, ce n'est pas de jeu ! A h , si les balles, au heu d 'ê t re en carton, étaient de vraies balles !

Dans tout ce bruit, ce pét i l lement de fusillade, ce grondement d'artillerie, je commence à être un peu perdu, je flotte, je ne démêle plus le vrai du faux, la vérité de la ch imère . Des balles en carton, maintenant, des balles qui ne tuent pas ? Comment arrêter l 'ennemi alors, puisqu ' i l le sait ? I l n'aurait pas fallu le lu i dire.

— I l l 'a appris par ses espions. O n est trahis ! déclare d'une voix caverneuse le chasseur, à côté de qui je suis blotti.

Ses yeux brillent de malice. J'entends mon père dialoguer avec l'officier : — Voyez-vous, Monsieur , c'est une erreur d'adrnettre ça.

Ç a fausse les idées. Dans notre a rmée , on a élevé à la hauteur d 'un axiome la pensée que seule l'offensive assure la victoire. Les grands augures de l 'Ecole de Guerre française ont affirmé, une fois pour toutes, que les Prussiens n'ont d û leurs succès de 1870 q u ' à leur seul esprit offensif et qu ' i l n 'y avait qu ' à faire comme eux. C'est trop simple et trop facile !

« L e danger aujourd'hui est que cet axiome a inspiré toute la doctrine de notre a rmée : — Attaquez ! Attaquez ! Attaquez ! r épè te - t -on , à tous les échelons, aussi bien sur le plan tactique que sur le plan stratégique.

« E t c'est là la grande faute qu'on risque de commettre : confon­dre la tactique et la stratégie. Prendre l'offensive sur le plan s t ra té ­gique, d'accord, mais vouloir attaquer en toutes circonstances sur le plan tactique, en méconnaissant à la fois la puissance de feux moderne et la solidité des positions où peut vous attendre l'adversaire, c'est de la folie !

« Regardez Ce qui se passe devant nous, en ce moment : Voilà une infanterie qu'on p ré t end lancer à l'assaut de nos positions, en lu i faisant parcourir l ' énorme distance de 600 mè t re s , sur un glacis en plein découver t , ça ne résiste pas à l'examen ! O n fait avancer les hommes au pas gymnastique pendant cinquante mè t r e s , se coucher dix secondes, se relever et repartir en avant, pour refaire

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encore cinquante mèt res et ainsi de suite, mais c'est absurde ! C'est de la théor ie , de la théor ie en chambre ! Avec la puissance de feux actuelle et la rapidi té du tir, pas un de ces malheureux n'arriverait vivant. D ' i c i , bien à l 'abri dans une position impre­nable à la ba ïonne t t e , nous les fusillons comme des lapins. Regardez devant vous, Monsieur , la plaine est couverte de cadavres. Ce n'est pas avec des cadavres qu'on gagne les guerres. Ce n'est pas avec de pareilles idées qu'on remporte des victoires.

L e lieutenant de chasseurs alpins approuve et m ê m e renchéri t : — C'est d'autant plus vrai, Monsieur, qu'on commence à

avoir pas mal de mitrailleuses dans toutes les armées. L a puissance de feux va b ien tô t ê t re mult ipl iée par dix...

— Par dix ? Vous voulez dire par cent. E t d 'après ce que nous en savons, l ' a rmée allemande est malheureusement très avancée sur nous dans ce domaine, alors attention !

— U n e attaque d'infanterie comme celle-ci, poursuit l'officier de chasseurs, ne devrait se concevoir qu ' à la faveur d'un appui préalable considérable d'artillerie, nos positions étant d'abord écrasées de projectiles. Alors , les hommes pourraient avancer en ne subissant que peu de pertes.

— Bravo, Monsieur , vous voyez juste ! Mai s allez donc faire admettre ça, m ê m e par l'infanterie, m ê m e dans votre propre bataillon, j 'en suis sûr , vous vous ferez vite taxer de retardataire, de timide, de trembleur. L'infanterie ne veut connaî t re que l'atta­que, l'assaut, toujours l'assaut, la course en avant, à la baïonnet te . Y aura la goutte à boire là-haut.! S i jamais i l y a une nouvelle guerre, de telles idées simplistes risquent de nous coûter des milliers et des milliers de morts.

— Dans l'infanterie peu t -ê t re , Monsieur , vous avez raison, mais pas chez les chasseurs, demandez au capitaine commandant ma compagnie qui défend en ce moment Belmont, demandez au lieutenant-colonel de Vi t ré qui commande notre bataillon et vous verrez. I l y a longtemps que les chasseurs, les chasseurs alpins surtout, ont compris. O n n'attaque pas comme des fous, chez nous, on attaque toujours en liaison avec nos batteries alpines.

— C'est vrai, je le reconnais. Je suis seulement un officier de réserve d'artillerie, et encore d'artillerie de forteresse, mais dans les Alpes, j ' a i parfois l'occasion de voir vos...

M a i s une clameur venue de la plaine coupe la parole à mon père . Toute la ligne des manchons blancs s'est levée et se précipite

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en avant. O n entend les hommes hurler, on les voit escalader le talus du chemin de fer, le franchir en sautant les haies, courir plus de cent mè t re s , marchant droit sur nous, tandis qu 'éc la tent des sonneries d'invisibles clairons.

Vi s ion al légorique, réminiscence d'image d 'Epina l , un officier à cheval galope en avant de la ligne, son épée tendue brillant au soleil.

— Qu'est-ce que je vous disais, s'exclame mon père , regardez-moi ça, mais regardez-moi ça ! O n en est au Premier Empire !

— C'est l'assaut, me souffle mon voisin chasseur. T'entends ça, mon gas ? Y aura la goutte à boire là-haut ! Y aura la goutte à boire ! A s pas peur, on va les recevoir !

— Sur la ligne de manchons blancs, devant vous, hausse 300.

F e u à volonté. . . F e u ! commande le lieutenant. Alo r s , c'est la joie, la grande rigolade dans le rang des chasseurs.

Us s'interpellent les uns les autres, les plaisanteries fusent, tandis que s 'accélère la fusillade :

— Laisse-moi le petit, tu le vois, çui du mil ieu ! I l est pas plus haut que son sac.

— T u parles s'ils en dégus ten t , les pousse-cailloux ! — Y en a pas un qu'arriverait jusqu'ici ! — Quand m ê m e , ils sont marteaux de les envoyer comme ça ! Les simples troupiers ont souvent un robuste bon sens. — Vise le gros capitaine sur son cheval ! I l est pour moi !

gouaille le caporal à épinglet te . T u vas le voir saluer par dessus les oreilles de son canard !

I l l'ajuste et tire. L e gros capitaine n'a pas du tout salué par-dessus les oreilles

de son canard. I l a simplement poussé son cheval derr ière le tronc d 'un pommier, un pommier de chez Hélène Montagnon, pour se mettre à l 'abri , un pommier grêle comme un manche à balai. Cela n'a aucune importance, le principe est sauf, le schéma respecté . C'est de la bonne figuration de manœuvres . Les arbitres cons idé­reront que le capitaine est à l 'abri .

— C'est du théât re , murmure mon père . — O n est au Châtelet , ajoute en riant le jeune lieutenant. Tous les manchons blancs se sont aplatis dans l'herbe verte

et se sont mis à tirailler sur nous. — T'entends pas les balles siffler dans les feuilles ? me demande

mon voisin.

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Je n'entends rien du tout, mais j'affirme, t rès fier, la gorge un peu serrée :

— O u i , oui , y en a beaucoup. Ça fait du bruit. Les chasseurs disent qu'ils « font des cartons » sur les manchons

blancs, aussi visibles que les cibles sur le champ de tir, à Annecy. — J'en ai deux, s 'écrie l 'un. — M o i , trois, les trois premiers à partir de la droite. — Vous les avez tués ? — Bien sûr , mon gas, vise, ils bougent plus ! C'est vrai, ils ne bougent plus. M o n père a dit tout à l'heure

que la plaine était couverte de cadavres. J'assiste à une grande bataille, à une bataille terrible.

Des deux côtés, la canonnade s'est réveillée, redoublant de violence. O n dirait que cet engagement d'infanterie a excité les deux artilleries. M a i s en face de Monbaly , ce n'est qu 'un épisode. U n grondement puissant s ' é tend depuis le château du Temple, à notre droite, j u squ ' à la falaise de Grenay, à huit ki lomètres à notre gauche. C'est m ê m e là-bas que la canonnade est la plus intense.

— L 'ennemi attaque en force dans le défilé de Saint-Quentin-Fallavier, pour s'ouvrir la route de Vienne, dit mon père. Là , je suis d'accord.

Mai s à mid i , sur tout le front retentissent des sonneries de clairons. Elles se r éponden t de proche en proche, aussi bien chez l 'ennemi que dans nos lignes.

— Qu'est-ce que c'est ? interroge mon frère. — C'est la fin de la m a n œ u v r e , dit l'officier, ou plutôt l'inter­

ruption de la m a n œ u v r e . O n cesse les opérat ions pendant une heure, de m i d i à une heure, pour le déjeuner . — Cessez-le feu ! commande-t-il . Repos, formez les faisceaux ! Défense de vous éloigner ! Restez sur place ! Reprise des opérat ions dans une heure. Mangez vos repas froids ! C'est l'armistice.

Les clairons et les trompettes continuent de se r épondre inter­minablement d 'un bout à l'autre de l 'horizon. C'est une sonnerie alerte, aux notes joyeuses.

— C'est impressionnant, dit mon père . S i nous devons con­naî t re une guerre, ce sera peu t -ê t r e ainsi qu'elle prendra fin un jour, par la sonnerie du Cessez le feu, lancée par un clairon sur le front de bataille.

R E N É C H A M B E . (La dernière partie au prochain numéro.)