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Tous droits réservés © Les Presses de l'Université de Montréal, 1969 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 18 mars 2021 23:36 Études françaises Boileau et la distance critique Bernard Beugnot Volume 5, numéro 2, mai 1969 URI : https://id.erudit.org/iderudit/036389ar DOI : https://doi.org/10.7202/036389ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Les Presses de l'Université de Montréal ISSN 0014-2085 (imprimé) 1492-1405 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Beugnot, B. (1969). Boileau et la distance critique. Études françaises, 5 (2), 194–206. https://doi.org/10.7202/036389ar

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Tous droits réservés © Les Presses de l'Université de Montréal, 1969 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation desservices d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé del’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec àMontréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.https://www.erudit.org/fr/

Document généré le 18 mars 2021 23:36

Études françaises

Boileau et la distance critiqueBernard Beugnot

Volume 5, numéro 2, mai 1969

URI : https://id.erudit.org/iderudit/036389arDOI : https://doi.org/10.7202/036389ar

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)Les Presses de l'Université de Montréal

ISSN0014-2085 (imprimé)1492-1405 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet articleBeugnot, B. (1969). Boileau et la distance critique. Études françaises, 5 (2),194–206. https://doi.org/10.7202/036389ar

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La Vie de Monsieur Boileau, par M. Des Maizeaux, Amsterdam, Henri Schelte,1712.

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BOILEAU ET LA DISTANCE CRITIQUE

À l'image du juge austère et dogmatique, sévèreapôtre de Ia raison en littérature (« Aimez donc laRaison. Que toujours vos écrits / Empruntent d'elleseule et leur lustre et leur prix » — Art poétique, I,37-38), celle que proposait Brunetière lorsqu'il parlaitde T« esthétique de Boileau » et qui survit dans biendes monographies ou des manuels d'usage courant,critiques indépendants ou universitaires ont peu à peusubstitué la figure d'un passionné des lettres qui aconsacré sa vie à exercer et à affiner un goût expriméet vécu avec intensité, bien qu'il fût tributaire des li-mites de son temps. Qu'on érige Boileau en juge ouqu'on le présente comme un critique d'humeur, et lesdeux pour lui vont finalement de pair, il reste qu'il apratiqué la critique plus qu'il ne s'est attaché à ladéfinir, qu'il ne s'est jamais en tout cas interrogé, àl'instar des modernes, sur la nature de la relation quipouvait l'unir aux textes. Mais l'abondante réflexionthéorique qui a marqué la critique des vingt dernièresannées, en révélant la diversité et la complexité de cetterelation qui modifie à la fois la vision de l'œuvre etl'appréciation que l'on porte sur elle, n'est-elle pas pournous une invite à reconsidérer dans cette perspectivel'attitude bolévienne? Est-il vain ou hasardé de cher-cher à préciser suivant quels modes Boileau a vécucette relation du critique ou du créateur au texte écritalors qu'il a si longtemps incarné une critique de juge-ment, c'est-à-dire celle qui établit au départ la plusgrande distance possible, seule garantie à ses yeux decertitude, refuse toute intimité et à plus forte raisontoute identification?

Nul doute que Boileau n'ait mis entre lui et lesœuvres qu'il condamnait comme frivoles ou médiocres

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(« II n'est point de degrez du mediocre au pire » —Art poétique, IV, 32), la littérature galante et roma-nesque, les petits vers de salon ou les vers « forcés »de la Pucelle, une distance qui était l'expression mêmede son refus : la preuve en est dans la veine parodiqueet dans l'inspiration satirique, présentes tout au longde sa carrière même si elles sont privilégiées jusqu'àl'époque de V Art poétique.

C'est peut-être dans le cercle de la Croix-Blancheoù Furetière, Chapelle, Racine, Gilles Boileau et Nicolascomposent le Chapelain décoiffé que se développe cegoût de la parodie ; mais la circonstance biographiquen'est ici que le révélateur ou le catalyseur d'une ten-dance profonde du tempérament1 dont les manifesta-tions sont largement plus variées et étendues dans letemps: sans se satisfaire de cette parodie collectivemenacée de facilité dans la mesure où elle se contentede démarquer et de transposer un original2, Boileauva aller plus loin et devenir maître du pastiche, plusdifficile et délicat, qui nécessite du texte dont il s'inspireune connaissance beaucoup plus intime et profonde etexige de l'écrivain une aptitude particulière à épouserun style. À côté de la parodie du langage aristoté-licien et juridique dans Y Arrêt burlesque, de la parodiepoétique de l'épopée dans le Lutrin, il y a le Dialoguedes héros de roman où sont concentrés des traits etdes tours tout droit venus de La Calprenède, de Gom-berville ou de Mademoiselle de Scudéry, les Satires(il, ix) et l'épître I où Boileau puise dans les recueilsdu temps pour dénoncer en le paraphrasant le langage

1. Brossette note dans son commentaire au vers 125 de lasatire IX: « Notre auteur possédait dans un grand degré deperfection le talent de contrefaire toutes sortes de gens. Il savaitsi bien prendre le ton de voix, Pair, le geste et toutes les manièresdes personnes qu'il voulait copier, qu'on s'imaginait les voir etles entendre. Etant jeune avocat, il n'allait au palais que pourobserver les manières de plaider des autres avocats et pour lescontrefaire quand il était avec ses amis. Il en faisait autant àl'égard des prédicateurs et des comédiens. » (Cité par M. Her-vier, les Ecrivains français jugés par leurs contemporains, t. I :XVIe-XVIIe siècle, Paris, Delaplane, s.d., p. 401).

2. « Plaisanterie poétique, qui consiste à appliquer dans unsens railleur, à une personne que l'on veut, les vers d'un autreet à retourner un ouvrage sérieux en burlesque », dit Furetièreen citant précisément comme exemple le Chapelain décoiffé.

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de la poésie galante ou héroïque; il y a Y Art poétiqueoù, hors de la parodie ordinaire, celle de la descriptionépique par exemple (I, 53sqq.), le vers se modèle avecsouplesse sur chacun des genres qu'il définit, passanttour à tour du registre de l'églogue à celui de l'épi-gramme ou de la tragédie; il y a enfin les deux pas-tiches si réussis de Balzac et de Voiture par lesquelsil félicite le maréchal de Vivonne de ses victoires en1675 ou celui de Balzac pour remercier Brossette deTenvoi d'un jambon et d'un fromage3. Cette enumera-tion dit assez la prédilection de Boileau pour ce pro-cédé; négligeons ce qui est divertissement de lettré,courtoisie d'homme de lettres ou pudeur d'un espritnaturellement mal à l'aise dans la louange pour retenirce qui regarde la critique. Dans la parodie et le pas-tiche, Boileau ne pense aucunement faire œuvre litté-raire ; même le Lutrin, né d'ailleurs d'un « défi » lancépar le président Lamoignon, est moins un poème qu'uneample satire et un jeu: l'esthétique de la discordancevolontaire sur laquelle reposait par exemple le burles-que est toujours demeurée étrangère à Boileau4 pourqui l'œuvre authentique repose au contraire sur unecohérence intérieure (« Tout poème est brillant de sapropre beauté » — Art poétique, il, 139) et sur uneadéquation exacte de l'expression à la pensée, à l'écri-vain et au public. Mais dans la critique il ne s'agit plusde jeu ou d'exercice de virtuosité littéraire: la parodiecomme le pastiche sont dans leur brièveté allusive, làmême où la typographie les souligne, l'équivalentheureux d'une citation ; nés d'une certaine familiaritéavec les textes, ils se muent en une rupture, en un

3. « II [Balzac] vous eust dit que ces fromages avoient estéfaicts du lait de la chèvre céleste ou de celui de la vache Io.Que vostre jambon estoit un membre détaché du sanglier d'Eri-manthe. » (Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléia-de », 1967, p. 669). Les lettres de Balzac que Boileau peut avoirdans l'esprit et dont Boudhors donne dans son édition les réfé-rences, montrent qu'il n'y a aucun emprunt textuel, mais queBoileau a retenu le procédé qui consiste à rehausser la dignitéd'un détail réaliste par une allusion mythologique.

4. S'il accepte cette discordance, elle doit être « affectéetout exprès » et ne saurait être qu'une « plaisanterie agréabled'un Auteur qui se joue » (Dissertation sur Joconde, dansŒuvres, p. 312).

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refus imposé par le goût. Dans la mesure où ils com-portent un jugement implicite, parfois souligné parla manière de les introduire5, ils convenaient parti-culièrement au critique d'humeur qu'était Boileau dontils nourrissaient la verve et rendaient les sentencessans nécessiter de jugement élaboré. Mais ils supposentque le lecteur a cédé la place au critique, c'est-à-dire aujuge, qu'il s'est assez détaché du texte pour en saisirles tics et en même temps ils visent à susciter chez lepublic cette même distance du ridicule ou du désaveu,à nouer contre les œuvres parodiées ou pastichées unecomplicité que Boileau présente tacitement comme celledes gens de bon goût. Cette distance toutefois est se-conde par rapport à une familiarité première ; ce con-tact avec des textes nombreux et divers manifeste laculture de Boileau et a été pour lui une excellenteinitiation à l'exercice critique6. D'abord docile au mo-dèle, la parodie — mais tout aussi bien le pastiche —est en fait expression d'une liberté, elle traduit unrefus d'être dupe de toute littérature frelatée et parlà elle rejoint l'entreprise satirique dont elle n'est aufond qu'une forme particulière.

La satire pourrait se définir comme une poésiede la distance: pour démystifier les fausses valeurs,qu'elles soient morales ou littéraires, ce que les adver-saires de Boileau lui reprochent comme de la médisance,elle coupe les liens de l'habitude ou de la complaisance,elle sépare et disjoint; l'image du «miroir » apparuedès la satire vu en 1663 le suggère fort bien. Chargéd'ôter les masques, le satirique ne peut pratiquer qu'unecritique des défauts, et sur ce point particulier le visagetraditionnel de Boileau est le vrai. Les contemporainsne le représentaient-ils pas déjà comme le Cerbère de

5. Par exemple dans la satire ix, Boileau introduit la pa-rodie des odes malherbiennes par ce vers: « Irai-je dans uneOde, en phrases de Malherbe ... ? » (v. 251).

6. « Imiter, mimer, pasticher, ce n'est pas encore critiquer,mais c'est déjà rassembler et recréer, deux actions qui consti-tuent le premier temps de la pensée critique » (G. Poulet, Préfacepour l'ouvrage de R. de Chantai, Marcel Proust, critique litté-raire, Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, 1967,p. X).

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la chambre du Sublime7? Semblable au stoïcien de lafable qui faisait des passions « un universel abattis »,il repousse les indignes et les médiocres, restreint lechamp de la bonne littérature ; critique de l'amputation,critique chirurgicale qui, tant chez les autres que chezsoi, efface plus de vers qu'elle n'en retient : il y a bienparfois chez Boileau un héritier du Commentaire surDesportes qui inaugurait à l'aube du siècle une critiquede la distance absolue. Vis-à-vis des romans et del'opéra, des vers de Chapelain et de ceux de Cotin,Boileau établit la distance d'une rupture, faute pources œuvres d'avoir réussi à nouer les liens du plaisirlittéraire.

Pourtant là où l'assurance du ton, où le caractèrepéremptoire des condamnations laissent croire à l'évi-dence d'une raison toute-puissante — la Dissertationsur Joconde ne commence-t-elle pas par des appelsrépétés à la raison du lecteur? — il y a d'abord l'ex-pression agressive d'un goût qui s'est forgé à la foisdans la lecture des textes et dans l'assimilation d'unedoctrine. Dès lors cette distance, loin de révéler chezle critique une volonté d'impartialité ou d'objectivité,exprime une réaction de refus face à une œuvre quine l'a point ému, qui n'a pas su « aller chercher lecœur », « surprendre, saisir et attacher » comme lerecommande l'Art poétique; hors des exigences tradi-tionnelles du genre satirique, l'agressivité est une for-me de la déception comme l'éloge ou l'appui, à Molière,à Racine, sont l'expression d'un enthousiasme. Cetteincapacité de l'œuvre à toucher et à émouvoir, c'estla froideur8 si souvent dénoncée comme un défautmajeur dans la Dissertation sur Joconde pour abaisserl'Arioste et Bouillon devant La Fontaine, dans les

7. A. Adam, Histoire de la littérature française aw XVIIe

siècle, Paris, Domat, 1956, t. III, p. 153: il s'agit d'un jouetallégorique offert au duc du Maine par Madame de Thianges en1675. Boileau a d'ailleurs cautionné cette image de lui-mêmedans la satire IX: « Décider du mérite et du prix des auteurs »(v. 9) ; « Et croit régler le monde au gré de sa cervelle » (v. 124).

8. C'est la définition que donnera Furetière : « On dit aussifigurément qu'un esprit est froid, qu'un style est froid, qu'undiscours est froid [...] pour dire qu'ils n'ont rien qui pique, quiéveille l'esprit, qui émeuve les passions. »

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Satires et dans Y Art poétique (I, 33: « Qui dit froidécrivain dit détestable auteur » ; I, 38 : « Mais un froidécrivain ne sait rien qu'ennuyer ») ou sous forme iro-nique à propos de la traduction de l'Iliade par l'abbéDesmarets9. La critique de Boileau n'est pas une cri-tique minutieuse et mesquine des défauts sur lesquelsau contraire elle est prête à passer au bénéfice desqualités : « II suffit pour moi que le bon y passe infi-niment le mauvais, et c'est assez pour faire un ouvrageexcellent », dit-il dans la Dissertation sur Joconde enreconnaissant certaines faiblesses du conte de La Fon-taine. C'est assez dire que la distance critique n'est pasinstaurée délibérément avant d'aborder l'œuvre: ellenaît du contact de la médiocrité; elle est prise deconscience d'une absence, d'un vide de l'œuvre quioctroie au critique toute liberté d'esprit pour railler,

-parodier, décrier; plus disponible il peut alors accumu-ler les traits, laisser aller sa verve tandis qu'il nousparaît si grêle quand il s'adresse à Molière ou à Racine,louant chez celui-ci l'art « d'émouvoir et de ravir unspectateur » et chez celui-là l'heureuse trouvaille de larime. Mais il ne s'agit pas pour autant, aux yeux deBoileau du moins, d'une critique subjective ou impres-sionniste: sûr que par sa connaissance des règles del'art et par sa culture son sentiment ne saurait s'égarer,il confère à l'expression de son goût une valeur d'absolu.

Ainsi le jugement critique, jugement de qualité,non de compréhension qui tend à situer l'œuvre parrapport à un modèle idéal jamais atteint, toujoursrêvé, s'élabore dans une familiarité immédiate, dansl'intimité d'une rencontre réussie ou déçue. Seulementl'acte de lire qui noue ces liens étroits, préalables àtout jugement, ne s'identifie pas à un acte critiquequi serait un effort pour épouser une œuvre et enrefaire les trajets. Selon Boileau au contraire, uneproximité trop grande peut être source d'aveuglementou d'impuissance critique. Il n'y a pas d'attitude criti-que sans un certain caractère d'étrangeté, sans une« différence » au sens que Gide pouvait donner à ce

9. « Je crois qu'en la mettant dans les seaux pour raffraî-chir le vin elle pourra suppléer au manque de glace qu'il y acette année. » (Lettre à Brossette du 12 juillet 1700).

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terme, entre l'œuvre et le lecteur; il y faut à la foisle regard du public des connaisseurs et, plus encoreparce que plus distant, celui de la postérité : c'est toutle sens de l'épître vil adressée à Racine au moment dela cabale de Phèdre. La critique doit donc, pour sefonder en autorité, réunir cette intimité et cet éloigne-ment: elle est cette entreprise de l'esprit qui va au-devant d'une œuvre d'abord étrangère et lointaine, quil'embrasse dans l'intimité de la lecture et qui de laréaction qu'il éprouve tire le jugement qu'il porte.Pour Boileau, c'est l'œuvre qui en dernier ressortimpose le jugement, d'où son dogmatisme qui ne laisseguère de place aux variables individuelles: le rôle ducritique est de l'élaborer et de l'accueillir, voire de lejustifier, mais après coup10. La distance n'est ici quele temps de découvrir le jugement que l'œuvre a déposéen nous.

Qu'en est-il lorsque le critique est en même tempspoète comme Boileau et tourne son regard vers sapropre création? Que devient la relation critique lors-qu'elle s'établit avec une œuvre sortie de l'esprit decelui qui juge? À plus d'une reprise Boileau a tournévers lui le « miroir » de la satire, non point au départpar un mouvement narcissique pour y contempler sonpropre reflet, mais par un effort de conscience et delucidité pour dépasser le niveau de l'élan spontané, dece qu'il appelle sa « fureur » (satire Vil) ou son « ca-price » (satire ix), pour leur trouver un fondement etune justification qui découvrent aux yeux de ses adver-saires et de ses détracteurs la cohérence de l'entreprisesatirique. C'est ainsi que dans la satire VlI (« Adieuxà la satire »), dans la satire IX («À son esprit ») etdans l'épître x (« À ses vers ») la distance est au prin-cipe de l'œuvre, elle est un acte de la raison poétique

10.«M. de Roannez disait: «Les raisons me viennentaprès; mais d'abord la chose m'agrée ou me choque sans ensavoir la raison, et cependant cela me choque par cette raisonque je ne découvre qu'ensuite. » Mais je crois, non pas que celachoquait par ces raisons qu'on trouve après, mais qu'on ne trouveces raisons que parce que cela choque. » (Pascal, Pensées, éditionL. Lafuma, Paris, Delmas, 1952, Fragment 9).

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qui cherche à instaurer entre le créateur et sa créationla coupure indispensable à un jugement: cette volontése traduit dans l'apostrophe initiale des trois pièces,artifice de rhétorique qui ébauche un dialogue aussifictif sans doute que ceux de Eousseau et de Jean-Jacques, mais qui interrompt pour un temps les liensde proximité, disons même les liens paternels qui unis-sent le poète et son œuvre :

Muse, changeons de stile, et quittons la satire(satire vu)

C'est à vous, mon Esprit, à qui je veux parler.Vous avez des défauts que je ne puis celer.

(satire ix)J'ai beau vous arrester, ma remontrance est vaine.Allez, partes, mes Vers, dernier fruit de ma veine.

(épître X)

L'épître X occupe peut-être dans ce groupe une placeun peu à part: elle marque en effet, après l'interrup-tion de la carrière officielle, le retour à la poésie en1694-1695, et quelle que soit la coquetterie certainequ'y met Boileau, habile à capter ainsi la bienveillancedu public, elle peut être née d'une hésitation, sinon d'undoute, au moment de renouer à l'aube de la soixantaineet après dix ans de silence avec la création. Mais il esttrop clair que ces apostrophes n'établissent qu'une dis-tance ambiguë et suspecte qui dissimule mal ici uneprofonde tendresse pour ses vers et là une complicitédu poète satirique avec sa Muse; le mouvement decomposition qui régit les trois pièces est dans sa simi-litude profondément significatif: le dialogue se résoutou se résorbe en une identification du poète à soninspiration qu'il assume désormais pleinement et luci-dement. La satire n'est pas abandonnée, mais magnifiée(« Finissons. Mais demain, Muse, à recommencer » —satire Vil, v. 96 et dernier) ; la semonce adressée à sonesprit se métamorphose en apologie et commencée enrepentir la satire IX s'achève en profession de foi ; ladistance n'est plus entre le poète et le critique, ellen'est plus intérieure, mais le moi sûr de lui et de savocation se sépare de nouveau, sur le mode de la rail-lerie et de la parodie, des criailleries de ses ennemiset des formes poétiques qu'il récuse. L'apparent dé-

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doublement de soi s'est transformé en une solidaritéplus forte avec le genre qui peut seul exprimer pleine-ment la liberté du poète, la satire :

Elle seule bravant Vorgueil et l'injusticeVa jusque sous le dais faire paslir le vice;Et souvent sans rien craindre, à Vaide d'un

[bon mot,Va venger la raison des attentats d'un Sot.

(satire IX, v. 271-274)Enfin confiant dans sa « candeur » et dans sa réussite,il abandonne ses vers à l'impatience du libraire Barbin.Que ce mouvement dans son artifice s'inspire parfoisdu modèle horatien ne lui ôte point de sa significationpuisque Boileau y revient avec tant d'insistance: ilrévèle que chez lui il n'y a jamais de véritable dialogueintérieur comme chez Rousseau qui donne voix tour àtour à ses êtres divers ou virtuels, poursuivant sanscesse à travers eux une coïncidence idéale avec lui-même, l'unité impossible de sa personne. Boileau jouitau contraire d'une tranquille possession de soi quis'exprime aussi bien dans la verve polémique de lajeunesse que dans l'assurance plus dogmatique de lavieillesse: le poète ne fait finalement toujours qu'unavec son œuvre et avec sa vocation impérieusementsuivie; c'est là l'unité et le sens de toute sa vie. Dèslors si les contemporains ne sont pas les meilleurs jugesdes œuvres de leur temps, à plus forte raison le créa-teur ne saurait instaurer entre lui et son œuvre unevéritable distance critique, car la lecture ne fera queressusciter l'intimité de l'inspiration indissoluble àtout regard de l'auteur: les Réflexions critiques surLongin et la correspondance avec Brossette mettenten doute la possibilité de suivre le précepte de VArtpoétique :

Soyez vous à vous mesme un sévère Critique(1,183)

Ou, en d'autres termes, la conscience critique de l'écri-vain sera moins ce dédoublement vainement poursuiviqui lui permettrait de juger ses œuvres comme étran-gères pour en corriger les défauts, que la prise deconscience de son talent propre et une volonté continuede fidélité à ce talent ; docile aux leçons de Montaigne,

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Boileau estime que la meilleure discipline que Tonpuisse exercer sur soi est une acceptation lucide de sontempérament :

Voulant se redresser soi-même on s'estropieEt d'un original on fait une copie.

(épître X, 99-100)

C'est là ce qui justifie une certaine raideur plus sen-sible dans les années de vieillesse, que dénonce parexemple Antoine Adam. C'est ce qui explique aussi quele travail de correction et de révision entrepris parBoileau à chaque réédition de ses œuvres n'ait rien decommun avec les ratures et commentaires de Malherbesur son Desportes ou son Ronsard ; question de qualitésans doute, mais aussi d'attitude : s'il y a peu de repen-tirs véritables dans les variantes, si le Discours sur lasatire refuse de faire amende honorable, c'est que larévision n'est qu'un effort pour rendre le texte plusconforme aux exigences idéales de son auteur dont ilétait déjà une expression tantôt réussie, tantôt appro-chée. Le critique que tout classique porterait en lui,selon la formule de Valéry, n'est pas pour Boileau unobservateur impartial; l'intimité du poète et de sacréation a au contraire toujours pris chez lui la formed'une solidarité agressivement affirmée. La « critiquedes créateurs » si séduisante aux yeux des modernesrisque au jugement de Boileau qui en est pourtant undes premiers et des plus illustres représentants d'êtreune illusion ou une duperie: tournée vers soi, elle estaveugle ; tournée vers autrui, elle ne peut puiser dansl'expérience poétique qu'un aléatoire enrichissementdu goût puisqu'il y a dans la création et la critiquedeux expériences corrélatives peut-être, mais disjoin-tes et de nature différente : Boileau ne « se connaîtpoète» (épître vil) que dans le feu de l'inspiration;il ne se connaît critique que dans l'émotion attendueou trouvée d'une lecture, mais cette émotion et ce feus'ils ne sont pas sans lien ne sauraient être assimilésl'un à l'autre. Devenu lecteur de soi, l'écrivain serapeut-être touché, mais par une tendresse très person-nelle; bref l'écrivain peut bien tenter de prendre enface de son œuvre une certaine distance; elle serapresque toujours abolie par des liens plus étroits et

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plus forts qui enferment le poète et sa poésie dans ununivers clos ; tel est du moins le sentiment, telle est ladémarche propres à Boileau et il tend, comme ailleursson goût, à les ériger en règle universelle.

Ainsi se dessine dans la réflexion et dans l'œuvrede Boileau un double mouvement de sens opposé : vis-à-vis des œuvres d'autrui, il part d'une intimité nouéeou refusée dans l'expérience de la lecture pour établirune distance de jugement et la raison et les règlesn'interviennent qu'après coup pour justifier le senti-ment immédiat sans qu'un cheminement discursif quel-conque impose à l'évidence de la raison la qualité oula médiocrité d'un texte11. Vis-à-vis de lui-même, Boi-leau part au contraire d'une distance essayée, d'unetentative de rupture; seulement ce dédoublement quin'est en définitive ni l'expression d'une âme réellementpartagée ou inquiète, ni une ruse de la timidité commechez Stendhal, se révèle vite comme un artifice ou unéchec et aboutit à une coïncidence plus exacte avec soiqui le fait apparaître en dernière analyse comme lesubterfuge d'une certitude et d'une parfaite assurancede soi.

Ces deux mouvements pourtant sont moins paral-lèles ou divergents que successifs et conjoints: la paro-die et la critique des défauts ont aidé Boileau dès lespremières années à motiver son sens littéraire et àprendre conscience d'un certain idéal exigeant qu'ilportait en lui ; l'effort d'introspection est ensuite venule confirmer dans son idéal et sa vocation. C'est danscette convergence que s'est exprimée sa conception dela littérature, située au-delà des recettes que Y Artpoétique vulgarisait pour les mondains. La violence deses refus en face des vers de Chapelain ou de Quinault,de Cotin ou de Ménage comme ce que sa certitudelittéraire a toujours conservé de jeune, voire de naïfdisent finalement qu'il n'y a pas de littérature hors del'expérience individuelle d'une rencontre privilégiée qui

11. Cf. notre article << Boileau, une esthétique de la lumiè-re », à paraître dans Studi francesi.

Page 14: Boileau et la distance critique - Érudit · critique chirurgicale qui, tant chez les autres que chez soi, efface plus de vers qu'elle n'en retient : il y a bien parfois chez Boileau

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est découverte et révélation: c'est bien ainsi que lapréface de 1701 définit l'originalité, donner à une idéecommune, mais confuse une expression qui sera pourchaque lecteur de l'ordre de l'illumination. La distancecritique est la manifestation d'une attente déçue — àquoi bon dès lors les considérants dans les jugements?— ou une conscience perpétuellement en éveil et enétat de méfiance vis-à-vis des pièges de la facilité etde la complaisance, même si elle se sait à l'avance con-damnée à un certain aveuglement. Cette distance estmoins un acte du jugement qu'une réaction de la sensi-bilité littéraire.

Sans doute cette sensibilité doit beaucoup aux lec-tures et aux milieux fréquentés, sans doute elle a sescritères plus ou moins implicites bien qu'elle soit irré-ductible à un corps de doctrine et l'humeur do Boileauest en partie l'humeur du public le plus éclairé deson temps. Mais qu'importe ? Même s'il ne s'est pasvoulu un découvreur de terres nouvelles ouvert àtoutes les tentatives, il a été comme la conscience ar-dente de son temps. Seulement ce moment de vie in-tense où le classicisme est vécu de l'intérieur, où l'affir-mation de soi passe par l'acceptation des apports exté-rieurs est en même temps l'aube du pseudo-classicismedont YAH poétique aura été, malgré lui sans doute,le convoyeur. Mais ce qui a animé les écrits de Boileau,même cet Art poétique dont Antoine Adam soulignetrès justement le caractère satirique, c'est cette aven-ture parmi les livres que représente pour lui la critique,aventure où il se donne sans s'abandonner et dans la-quelle il confie sa déception souvent de ne pas trouverdans les œuvres l'écho qu'il espérait, celui qui définità ses yeux le plaisir littéraire, abolition de toutedistance.

BERNARD BEUGNOT