bienvenue à chiang mai, dans l’ ems pour alzheimer

5
BIENVENUE À CHIANG MAI, DANS L’ EMS POUR ALZHEIMER Ils sont Suisses et atteints d’alzheimer ou de démence sénile. Pourtant, c’est en aïlande, à 8500 kilomètres de chez eux, qu’ils finissent leurs jours. Reportage à Baan Kamlangchay, le centre spécialisé fondé il y a dix ans par le Bernois Martin Woodtli. Photos DIDIER MARTENET – Textes FRéDéRIC VASSAUX 20 L’ILLUSTRÉ 03/14 COUP DE CHAPEAU Elisabeth, 91 ans, visite le Maesa Elephant Camp à Chiang Mai. Elle y est déjà allée mais ne s’en souvient pas. La Zurichoise est atteinte de démence sénile. Depuis presque cinq ans, elle vit dans le centre de Baan Kamlang- chay, en Thaïlande, où elle se croit en vacances. REPORTAGE

Upload: others

Post on 23-Nov-2021

2 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

bienvenue à chiang mai,dans l’ ems

pour alzheimer Ils sont Suisses et atteints d’alzheimer ou de démence sénile. Pourtant, c’est en Thaïlande, à 8500 kilomètres de chez eux,

qu’ils finissent leurs jours. Reportage à Baan Kamlangchay, le centre spécialisé fondé il y a dix ans par le Bernois Martin Woodtli.

Photos didier martenet – textes Frédéric vassaux

C M Y K C M Y K

20 L’ILLUSTRÉ 03/14

coup de chapeauElisabeth, 91 ans, visite le Maesa Elephant Camp à Chiang Mai. Elle y est déjà allée mais ne s’en souvient pas. La Zurichoise est atteinte de démence sénile. Depuis presque cinq ans, elle vit dans le centre de Baan Kamlang-chay, en Thaïlande, où elle se croit en vacances.

rEporTagE

Elisabeth, 91 ansA 91 ans, Elisabeth vit depuis bientôt cinq ans au centre Baan Kamlangchay de Chiang Mai. Elle est atteinte de démence sénile. Issue d’une grande famille de commer-çants de la région zurichoise, elle a vécu plus de dix ans en Inde et au Pakistan. «Pour moi, c’était important qu’elle ait déjà ce contact avec la culture asiatique, explique sa fille Sybil. Elle n’était donc

pas complètement dépaysée. Ici, elle se croit toujours en vacances», poursuit sa fille en souriant. Cette élégante grand-maman semble parfaitement à l’aise dans cet environne-ment. Pourtant, à l’heure du coucher, elle est toute surprise quand on lui dit qu’elle est à Chiang Mai. «Ah bon?!» dit-elle, avant, quelques minutes plus tard, de poser la même question une nouvelle fois.Ph

oto

S: d

IdIE

R M

AR

tEn

Et

C M Y K C M Y K

22 L’ILLUSTRÉ 03/14 L’ILLUSTRÉ 03/14 23

rEporTagEEMs pour aLZhEiMEr

prise en chargeElisabeth (au centre) avec sa fille sybil, venue lui rendre visite en décembre. «a l’EMs en suisse, elle était malheureuse. après une semaine ici, j’ai su qu’elle se sentirait bien», explique cette dernière. sur la porte de sa chambre, un cœur avec les photos des trois soignantes qui s’occupent d’elle.

attentionnéegestes de tendresse entre Elisabeth et Jaew, sa soignante. «Les Thaïlandais ont un rapport différent avec les personnes âgées, estime Martin Woodtli. pour eux, il est normal de prendre soin des aînés. Dans leur culture, c’est aussi une manière de s’assurer une existence meilleure dans leur prochaine vie.»

Margrit, 68 ansMargrit a 68 ans. Elle vient de la région zurichoise, était employée de banque. depuis deux ans maintenant, elle réside en Thaïlande. Comme les autres patients, elle est continuellement accompagnée, même la nuit où la soignante dort sur un matelas juste à côté d’elle. Comme les personnes atteintes d’alzheimer perdent leurs repères temporels, cela évite de devoir les enfermer dans leur chambre, voire de les

attacher à leur lit comme cela arrive fréquemment dans les EMS en Suisse. Cette présence permet également de diminuer fortement ou de se passer de certains médicaments comme les somnifères. Chaque patient a sa propre chambre dans une petite maison qu’il partage avec un autre pensionnaire. toujours accompagnés, ils peuvent dès lors se déplacer librement dans la banlieue de Chiang Mai.

Pho

toS:

dId

IER

MA

RtE

nE

t

C M Y K C M Y K

24 L’ILLUSTRÉ 03/14 L’ILLUSTRÉ 03/14 25

coquettephung fait les ongles de Margrit avant de partir faire un tour au marché. Les deux femmes communiquent chacune dans sa propre langue et pourtant se comprennent.

rEporTagEEMs pour aLZhEiMEr

veille de nuitpour calmer les angoisses de la nuit - un patient atteint d’alzheimer peut se réveiller jusqu’à 17 fois - Mee dort dans la même chambre que Margrit. il en est de même pour tous les résidents du centre.

N’ayant pas trouvé d’institution à même de soigner sa mère en Suisse, Martin Woodtli a développé son propre modèle en Thaïlande.

Tendresse, sourire et présence

Texte Frédéric VaSSaux

Pull-over turquoise, chaussures de sport blanches, Margrit, 68 ans, déambule entre les étals du marché. des odeurs d’épices emplissent l’air. Sur les tables, les couleurs vives des étoffes répondent au clinquant des bijoux en verroterie. Accrochée à son

bras, Phung, une Thaïlandaise de 27 ans, ne la lâche pas d’une semelle. Elle lui touche la main, lui sourit, lui montre un bijou ou lui propose une glace. Aucun lien de parenté entre les deux femmes qui ne partagent ni la même origine, ni la même langue, mais beaucoup de tendresse dans les gestes. Phung est l’accompagnatrice de Margrit qui, depuis deux ans, vit à Chiang Mai, à 8500 kilomètres de Zurich, son canton natal. C’est là, dans la banlieue de la deuxième ville de Thaïlande, que le Bernois Martin Woodtli a fondé il y a dix ans le Baan Kamlangchay, un centre dédié aux patients atteints d’alzheimer ou

de démence sénile. L’institution accueille des Suisses alémaniques pour la plupart, qui vivent leur maladie à l’autre bout du monde. Il y a aussi là Elisabeth, 91 ans, de la famille Volkart, une grande maison de Winterthour qui exportait des matières premières entre l’Inde et l’Europe. Il y a Jenny, qui travaillait au 111, Peda, un ancien ingénieur de 57 ans, Geri, mécani-cien sur auto, ou Susanna, une ancienne peintre qui vient de fêter ses 65 ans. Mais encore Bernard, un Romand de 79 ans, depuis six ans déjà dans le centre. En tout, ils sont quatorze patients, quatorze «hôtes», comme aime à les appeler Martin Woodtli.

C’était pour soigner sa propre mère atteinte d’alzheimer que ce Bernois a émi-gré en Thaïlande, il y a douze ans. Après le suicide de son père, dépassé par la maladie de son épouse, il s’est retrouvé seul à devoir veiller sur elle. «A l’époque, j’ai beaucoup cherché mais je n’ai pas trouvé de struc-tures adaptées et financièrement abor-dables en Suisse», se souvient-il. Connais-

sant la Thaïlande pour y avoir travaillé pour le compte de Médecins sans frontières, cet assistant social a alors imaginé une struc-ture pour s’occuper de sa mère.

Un centre pas comme les autresLe centre Baan Kamlangchay n’a rien d’un EMS comme on les connaît en Suisse. Ici, huit petites maisons, toutes différentes, sont disséminées dans le quartier. Entre deux, des habitations similaires avec d’autres habitants de la ville. Elisabeth et Margrit partagent ainsi une maisonnette. Sur la pelouse, du linge étendu sèche. Chacune a sa propre chambre. La maison possède une cuisine, un salon et également une chambre d’amis.

«Sawasdee kaa!» Phung nous salue en joignant les mains et inclinant légèrement la tête. La jeune soignante est en train de vernir les ongles de Margrit. Ici, pour un patient, il y a trois soignants. Car les hôtes sont pris en charge 24 heures sur 24. La nuit, les accompagnants dorment sur un matelas au pied de leur lit. «Parfois, cer-tains se réveillent jusqu’à 17 fois», souligne

Martin Woodtli. Il s’agit alors de les tran-quilliser et de les aider à se recoucher. Car vivre à 8500 kilomètres de chez soi n’en-lève rien à la maladie. Alzheimer reste ce fléau qui touche plus de 100 000 personnes en Suisse, 35 millions dans le monde et fait peur. A Baan Kamlangchay, on ne soigne pas la maladie, on l’accompagne.

Meilleure qualité de vieIl est 9 h 30. dans la cour de l’habitation principale, les hôtes arrivent peu à peu, chacun à son rythme mais toujours accom-pagné. Suivant le degré de la maladie, les soignants les aident à manger. Le petit-déjeuner est continental, pain frais, confi-ture, café au lait. La lumière est chaude, la température agréable en ce début de décembre. L’ambiance est calme, sereine. Ici, pas d’entraves, pas de barrières, pas de portes fermées. Les patients peuvent se déplacer en toute liberté puisqu’ils sont toujours accompagnés. «Mon mari est très actif, il a continuellement besoin de bouger, soupire Madeleine Buchmeier. on a diagnostiqué sa maladie il y a sept ans. dans les EMS à Zurich, on lui administrait des tranquillisants pour qu’il dorme. du coup, même la journée, il était éteint. Il n’arrivait presque plus à marcher. J’étais malheureuse de voir comment cela se pas-sait, même si c’était de bons homes.» Cela fait trois mois que son mari, Geri, est ici. dans le pavillon du parc, il joue au ballon, se déplace à sa guise. «Il a même réussi à

nager», se réjouit son épouse. Geri est ici «à l’essai» pendant six mois. durant cette période, son épouse vit également dans le centre. Fin mars, elle décidera avec ses enfants si son mari reste ici ou retourne en Suisse. Mais, elle en est déjà persuadée, «sa qualité de vie est meilleure ici».

Une langue inconnuePourtant, il est loin des siens, plongé dans une culture différente, entend une langue qu’il ne comprend pas. A Baan Kamlangchay toutefois, la différence linguistique n’est apparemment pas un obstacle. d’abord parce que, à partir d’un certain stade, les malades ne parlent plus. Ensuite parce que la communication trouve d’autres chemins: par le geste, le sourire ou le ton de la voix. La plupart des soignantes parlent un peu anglais, connaissent quelques mots d’allemand. «Lueg mal!» (Regarde!), s’exclame ainsi soudain Pin avec un parfait accent suisse allemand, retenant Margrit qui trébuchait sur un repli de la route. dans la bouche d’une Thaïlandaise qui n’a jamais vu un brin d’herbe de l’oberland, l’expression fait sourire. Pour le directeur de l’ins-titution, ne pas parler la même langue se révèle même parfois un avantage. ne comprenant pas ce qui se dit, le soignant n’est pas tenté de raisonner un patient dont la logique est tronquée. d’un sourire, des conflits potentiels sont ainsi évités. Quant à l’éloignement et à la différence Ph

oto

S: d

IdIE

R M

AR

tEn

Et

C M Y K C M Y K

26 L’ILLUSTRÉ 03/14 L’ILLUSTRÉ 03/14 27

rEporTagEEMs pour aLZhEiMEr

détente Dans le pavillon, geri (à droite) et Margrit (derrière) participent à un jeu de ba lle. Les activités dépendent de l’état du malade.

«pour moi, venir ici est aussi une manière de donner un autre visage à la maladie d’alzheimer»Madeleine, épouse de geri, un patient

anniversaire pour les 10 ans du centre, une fête a été organisée dans la rue. susanna, depuis trois mois dans l’institution, est heureuse.

culturelle, ils sont moins grands qu’on ne l’imagine. «En fait, les patients emportent leur histoire, leur passé avec eux et le vivent ici», constate Martin Woodtli. Lui se souvient d’une dame s’extasiant devant le coucher de soleil sur le lac de Constance alors qu’elle était en train de regarder la nuit tomber sur la Ping River… «Un jour, ma mère me soutenait mordicus qu’elle était allée à l’école dans la maison devant laquelle nous passions, alors que l’on se baladait dans les rues de Chiang Mai», poursuit le Bernois.

Une maladie qui sépareAu bout de la rue, sur la scène montée à l’occasion du dixième anniversaire du centre, un groupe déverse de la musique pop à la sauce thaï. devant, Madeleine tente quelques pas de danse avec son mari. Geri semble ne pas la voir, se détourne. «Il faut être honnête: la maladie nous a sépa-rés», reconnaît Madeleine. Car comment garder contact avec quelqu’un qui ne vous reconnaît plus et qui ne sait plus lui-même qui il a été? «Pour moi, venir ici est aussi une manière de donner un autre visage à la maladie. J’ai découvert une autre culture, je prends des cours d’anglais.» Peut-être plus que pour toute autre maladie, les effets de l’alzheimer se répercutent très fortement sur l’entourage des malades.

A l’image de ce qu’endure Ueli Kuratli, 65 ans. Il y a deux ans, il a anticipé sa retraite pour s’occuper de sa femme, Susanna. Elle aussi effectue un séjour de six mois avant que ses proches ne décident si elle reste à demeure au centre. Susanna était peintre, elle réalisait notamment des calendriers, vendus partout en Suisse. «En une année, son état s’est dégradé très rapidement, explique son mari. Elle ne pouvait plus peindre comme elle le sou-haitait. Ça la rendait triste, déprimée. A un moment, je lui ai dit: «Essaie de peindre

différemment ou arrête, cela te fait du mal.» Aujourd’hui Susanna ne peint plus, ne parle quasiment plus non plus. «Est-ce qu’elle me comprend? Est-ce qu’elle réa-lise?» s’interroge son mari. dans les yeux humides du sexagénaire, on lit de la tris-tesse mais aussi du désarroi face à ce mal qui lui vole sa femme.

Un contact permanentLe visage de Peda, lui, est impassible. Il bouge, marche, mange, mais ses traits restent toujours inexpressifs. Ce grand gaillard de plus de 1 m 90 se lève genti-ment pourtant quand son accompagna-trice, 1 m 50 sur la pointe des pieds, le prend par la main. Elle le conduit chez lui, l’enserrant par la taille. Il y a quelque chose de touchant, de l’affection dans les gestes. Pin, elle, est chargée de s’occuper de Margrit: «Je m’en occupe comme je m’occupe de ma grand-mère», sourit cette femme de 41 ans, en emmenant sa patiente chez le coiffeur. Elle la suit de 8 à 17 heures, nee prenant le relais par la suite. Une main dans le dos, une caresse: patients et accompagnants ont presque toujours un contact physique entre eux, de la chaleur humaine comme réponse à l’im-placable maladie. Si cet encadrement per-manent est une des clés de la réussite du modèle, ce n’est pas la seule. «L’attitude des Thaïlandais par rapport aux personnes âgées y est pour beaucoup, estime Martin Woodtli. Ils ont un rapport différent: pour eux, il est normal de prendre soin des aînés.»

Cinquante employésQuelque cinquante personnes, essentielle-ment des femmes, travaillent ainsi au Baan Kamlangchay. trente pour cent d’entre elles ont une formation d’infirmière ou d’aide-infirmière, mais le centre distille aussi sa propre formation. Beate Muth,

48 ans, une infirmière allemande, effectue des stages réguliers dans l’institution. Elle est déjà venue 17 fois depuis 2008. Elle forme les soignantes aux premiers secours, leur enseigne les gestes médicaux. «Ici, on s’attache plus à l’homme, il y a un vrai contact d’humain à humain, dit-elle. En Allemagne, si un patient ne dort pas, on va le sédater, s’il ne mange pas tout seul, on va lui mettre une sonde. or les patients atteints d’alzheimer ne comprennent pas pourquoi et essaient souvent de l’enlever.» Le centre travaille aussi avec un médecin qui vient au minimum une fois par mois et avec les hôpitaux de la région. Si un hôte doit être hospitalisé, les accompagnantes continuent à s’en occuper même dans la structure médicale et durant toute la période d’hospitalisation.

Cette qualité de prise en charge a un coût: environ 3500 francs par mois. Soit au minimum un tiers de moins que le prix d’un EMS en Suisse. Un montant que le patient peut généralement payer avec son AVS ou AI et sa caisse de pension. La situa-tion est moins claire en ce qui concerne l’assurance maladie qui elle ne rembourse pas forcément les soins. Une économie qui donne des idées à d’autres. des inves-tisseurs helvétiques sont ainsi en train de construire un centre à l’extérieur de la ville, prévu pour 75 patients. «Reproduire simplement le modèle que l’on a en Suisse pour profiter d’une main-d’œuvre meil-leur marché ne me paraît pas souhaitable, critique le Bernois. Ce qu’il faut, c’est ima-giner, en Suisse, des solutions différentes.» Car avec ses quatorze hôtes et un modèle quasi familial, Baan Kamlangchay n’est pas un exemple idéal. Il est une inspiration.

www.alzheimerthailand.com «Mit alzheimer im Land des Lächelns», Martin Woodtli, Weltbild. Ph

oto

S: d

IdIE

R M

AR

tEn

Et

C M Y K C M Y K

28 L’ILLUSTRÉ 03/14

rEporTagEEMs pour aLZhEiMEr

Baan Kamlangchay Ce centre alzheimer se trouve dans un quartier résidentiel de Chiang Mai.

en famille Martin Woodtli, fondateur du centre, avec sa femme Nid, son fils pepino (4 ans) et sa belle-fille Joy (18 ans).