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Eugène Sue Les mystères de Paris Les mystères de Paris

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Les mystres de Paris I

Eugne Sue

Les mystres de Paris

BeQ

Eugne Sue

1804-1857

Les mystres de Paris

Tome premier

La Bibliothque lectronique du Qubec

Collection tous les vents

Volume 355: version 3.0

Du mme auteur, la Bibliothque:

Le Juif errant

Les mystres de Paris

dition de rfrence:

Robert Laffont, coll. Bouquins. 2005.

Premire partie

I

Le tapis-franc

Un tapis-franc, en argot de vol et de meurtre, signifie un estaminet ou un cabaret du plus bas tage.

Un repris de justice, qui, dans cette langue immonde, sappelle un ogre, ou une femme de mme dgradation, qui sappelle une ogresse, tiennent ordinairement ces tavernes, hantes par le rebut de la population parisienne; forats librs, escrocs, voleurs, assassins y abondent.

Un crime a-t-il t commis, la police jette, si cela se peut dire, son filet dans cette fange; presque toujours elle y prend les coupables.

Ce dbut annonce au lecteur quil doit assister de sinistres scnes; sil y consent, il pntrera dans des rgions horribles, inconnues; des types hideux, effrayants, fourmilleront dans ces cloaques impurs comme les reptiles dans les marais.

Tout le monde a lu les admirables pages dans lesquelles Cooper, le Walter Scott amricain, a trac les murs froces des sauvages, leur langue pittoresque, potique, les mille ruses laide desquelles ils fuient ou poursuivent leurs ennemis.

On a frmi pour les colons et pour les habitants des villes, en songeant que si prs deux vivaient et rdaient ces tribus barbares, que leurs habitudes sanguinaires rejetaient si loin de la civilisation.

Nous allons essayer de mettre sous les yeux du lecteur quelques pisodes de la vie dautres barbares aussi en dehors de la civilisation que les sauvages peuplades si bien peintes par Cooper.

Seulement les barbares dont nous parlons sont au milieu de nous; nous pouvons les coudoyer en nous aventurant dans les repaires o ils vivent, o ils se rassemblent pour concerter le meurtre, le vol, pour se partager enfin les dpouilles de leurs victimes.

Ces hommes ont des murs eux, des femmes eux, un langage eux, langage mystrieux, rempli dimages funestes, de mtaphores dgouttantes de sang.

Comme les sauvages, enfin, ces gens sappellent gnralement entre eux par des surnoms emprunts leur nergie, leur cruaut, certains avantages ou certaines difformits physiques.

Nous abordons avec une double dfiance quelques-unes des scnes de ce rcit.

Nous craignons dabord quon ne nous accuse de rechercher des pisodes repoussants, et, une fois mme cette licence admise, quon ne nous trouve au-dessous de la tche quimpose la reproduction fidle, vigoureuse, hardie, de ces murs excentriques.

En crivant ces passages dont nous sommes presque effray, nous navons pu chapper une sorte de serrement de cur... nous noserions dire de douloureuse anxit... de peur de prtention ridicule.

En songeant que peut-tre nos lecteurs prouveraient le mme ressentiment, nous nous sommes demand sil fallait nous arrter ou persvrer dans la voie o nous nous engagions, si de pareils tableaux devaient tre mis sous les yeux du lecteur.

Nous sommes presque rest dans le doute; sans limprieuse exigence de la narration, nous regretterions davoir plac en si horrible lieu lexplosion du rcit quon va lire. Pourtant nous comptons un peu sur lespce de curiosit craintive quexcitent quelquefois les spectacles terribles.

Et puis encore nous croyons la puissance des contrastes.

Sous ce point de vue de lart, il est peut-tre bon de reproduire certains caractres, certaines existences, certaines figures, dont les couleurs sombre, nergiques, peut-tre mme crues, serviront de repoussoir, dopposition des scnes dun tout autre genre.

Le lecteur, prvenu de lexcursion que nous lui proposons dentreprendre parmi les naturels de cette race infernale qui peuple les prisons, les bagnes, et dont le sang rougit les chafauds... le lecteur voudra peut-tre bien nous suivre. Sans doute cette investigation sera nouvelle pour lui; htons-nous de lavertir dabord que, sil pose dabord le pied sur le dernier chelon de lchelle sociale, mesure que le rcit marchera, latmosphre spurera de plus en plus.

Le 13 dcembre 1838, par une soire pluvieuse et froide, un homme dune taille athltique, vtu dune mauvaise blouse, traversa le pont au Change et senfona dans la Cit, ddale de rues obscures, troites, tortueuses, qui stend depuis le Palais de Justice jusqu Notre-Dame.

Le quartier du Palais de Justice, trs circonscrit, trs surveill, sert pourtant dasile ou de rendez-vous aux malfaiteurs de Paris. Nest-il pas trange, ou plutt fatal, quune irrsistible attraction fasse toujours graviter ces criminels autour du formidable tribunal qui les condamne la prison, au bagne, lchafaud!

Cette nuit-l, donc, le vent sengouffrait violemment dans les espces de ruelles de ce lugubre quartier; la lueur blafarde, vacillante, des rverbres agits par la bise, se refltait dans le ruisseau deau noirtre qui coulait au milieu des pavs fangeux.

Les maisons, couleur de boue, taient perces de quelques rares fentres aux chssis vermoulus et presque sans carreaux. De noires, dinfectes alles conduisaient des escaliers plus noirs, plus infects encore, et si perpendiculaires, que lon pouvait peine les gravir laide dune corde puits fixe aux murailles humides par des crampons de fer.

Le rez-de-chausse de quelques-unes de ces maisons tait occup par des talages de charbonniers, de tripiers ou de revendeurs de mauvaises viandes.

Malgr le peu de valeur de ces denres, la devanture de presque toutes ces misrables boutiques tait grillage de fer, tant les marchands redoutaient les audacieux voleurs de ce quartier.

Lhomme dont nous parlons, en entrant dans la rue aux Fves, situe au centre de la Cit, ralentit beaucoup sa marche: il se sentait sur son terrain.

La nuit tait profonde, leau tombait torrents, de fortes rafales de vent et de pluie fouettaient les murailles.

Dix heures sonnaient dans le lointain lhorloge du Palais de Justice.

Des femmes embusques sous des porches vots, obscurs, profonds comme des cavernes, chantaient demi-voix quelques refrains populaires.

Une de ces cratures tait sans doute connue de lhomme dont nous parlons; car, sarrtant brusquement devant elle, il la saisit par le bras.

Bonsoir, Chourineur.

Cet homme, repris de justice, avait t ainsi surnomm au bagne.

Cest toi, la Goualeuse, dit lhomme en blouse; tu vas me payer leau daff, ou je te fais danser sans violons!

Je nai pas dargent, rpondit la femme en tremblant; car cet homme inspirait une grande terreur dans le quartier.

Si ta filoche est jeun, logresse du tapis-franc te fera crdit sur ta bonne mine.

Mon Dieu! je lui dois le loyer des vtements que je porte...

Ah! tu raisonnes? scria le Chourineur. Et il donna dans lombre et au hasard un si violent coup de poing cette malheureuse, quelle poussa un cri de douleur aigu.

a nest rien que a, ma fille; cest pour tavertir...

peine le brigand avait-il dit ces mots, quil scria avec un effroyable jurement:

Je suis piqu laileron; tu mas gratign avec tes ciseaux.

Et furieux, il se prcipita la poursuite de la Goualeuse dans lalle noire.

Napproche pas, ou je te crve les ardents avec mes fauchants, dit-elle dun ton dcid. Je ne tavais rien fait, pourquoi mas-tu battue?

Je vais te dire a, scria le bandit en savanant toujours dans lobscurit. Ah! je te tiens! et tu vas la danser! ajouta-t-il en saisissant dans ses larges et fortes mains un poignet mince et frle.

Cest toi qui vas danser! dit une voix mle.

Un homme! Est-ce toi, Bras-Rouge? rponds donc et ne serre pas si fort... jentre dans lalle de ta maison... a peut bien tre toi...

a nest pas Bras-Rouge, dit la voix.

Bon, puisque a nest pas un ami, il va y avoir du raisin par terre, scria le Chourineur. Mais qui donc la petite patte que je tiens l?

Cest la pareille de celle-ci.

Sous la peau dlicate et douce de cette main qui vint le saisir brusquement la gorge, le Chourineur sentit se tendre des nerfs et des muscles dacier.

La Goualeuse, rfugie au fond de lalle, avait lestement grimp plusieurs marches; elle sarrta un moment, et scria en sadressant son dfenseur inconnu:

Oh! merci, monsieur, davoir pris mon parti. Le Chourineur ma battue parce que je ne voulais pas lui payer deau-de-vie. Je me suis revenge, mais je nai pu lui faire grand mal avec mes petits ciseaux. Maintenant je suis en sret, laissez-le; prenez bien garde vous, cest le Chourineur.

Leffroi quinspirait cet homme tait bien grand.

Mais vous ne mentendez donc pas? Je vous dis que cest le Chourineur! rpta la Goualeuse.

Et moi je suis un ferlampier qui nest pas frileux, dit linconnu.

Puis tout se tut.

On entendit pendant quelques secondes le bruit dune lutte acharne.

Mais tu veux donc que je tescarpe? scria le bandit en faisant un violent effort pour se dbarrasser de son adversaire, quil trouvait dune vigueur extraordinaire. Bon, bon, tu vas payer pour la Goualeuse et pour toi, ajouta-t-il en grinant les dents.

Payer en monnaie de coups de poing, oui, rpondit linconnu.

Si tu ne lches pas ma cravate, je te mange le nez, murmura le Chourineur dune voix touffe.

Jai le nez trop petit, mon homme, et tu ny vois pas clair!

Alors, viens sous le pendu glac.

Viens, reprit linconnu, nous nous y regarderons le blanc des yeux.

Et, se prcipitant sur le Chourineur, quil tenait toujours au collet, il le fit reculer jusqu la porte de lalle et le poussa violemment dans la rue, peine claire par la lueur du rverbre.

Le bandit trbucha; mais, se raffermissant aussitt, il slana avec furie contre linconnu, dont la taille trs svelte et trs mince ne semblait pas annoncer la force incroyable quil dployait.

Le Chourineur, quoique dune constitution athltique et de premire habilet dans une sorte de pugilat appel vulgairement la savate, trouva, comme on dit, son matre.

Linconnu lui passa la jambe (sorte de croc-en-jambe) avec une dextrit merveilleuse, et le renversa deux fois.

Ne voulant pas encore reconnatre la supriorit de son adversaire, le Chourineur revint la charge en rugissant de colre.

Alors le dfenseur de la Goualeuse, changeant brusquement de mthode, fit pleuvoir sur la tte du bandit une grle de coups de poing aussi rudement assens quavec un gantelet de fer.

Ces coups de poing, dignes de lenvie et de ladmiration de Jack Turner, lun des plus fameux boxeurs de Londres, taient dailleurs si en dehors des rgles de la savate, que le Chourineur en fut doublement tourdi; pour la troisime fois le brigand tomba comme un buf sur le pav en murmurant:

Mon linge est lav.

Sil renonce, ne lachevez pas, ayez piti de lui! dit la Goualeuse, qui pendant cette rixe stait hasarde sur le seuil de lalle de la maison de Bras-Rouge. Puis elle ajouta avec tonnement: Mais qui tes-vous donc? Except le Matre dcole, il ny a personne, depuis la rue Saint-loi jusqu Notre-Dame, capable de battre le Chourineur. Je vous remercie bien, monsieur; hlas! sans vous il massommait.

Linconnu, au lieu de rpondre cette femme, coutait attentivement sa voix.

Jamais timbre plus doux, plus frais, plus argentin, ne stait fait entendre son oreille; il tcha de distinguer les traits de la Goualeuse: il ne put y parvenir, la nuit tait trop sombre, la clart du rverbre tait trop ple.

Aprs tre rest quelques minutes sans mouvement, le Chourineur remua la jambes, les bras, et enfin se leva sur son sant.

Prenez garde! scria la Goualeuse en se rfugiant de nouveau dans lalle et en tirant son protecteur par le bras, prenez garde, il va peut-tre vouloir se revenger!

Sois tranquille, ma fille, sil en veut encore, jai de quoi le servir.

Le brigand entendit ces mots.

Jai la coloquinte en bringues, dit-il linconnu. Pour aujourdhui jen ai assez, je nen mangerai plus; une autre fois je ne dis pas, si je te retrouve.

Est-ce que tu nes pas content? est-ce que tu te plains? scria linconnu dun ton menaant. Est-ce que jai macarone?

Non, non, je ne me plains pas: tu es un cadet qui a de latout, dit le brigand dun ton bourru, mais avec cette sorte de considration respectueuse que la force physique impose toujours aux gens de cette espce. Tu mas rinc; et, except le Matre dcole, qui mangerait trois Alcides son djeuner, personne jusqu cette heure ne peut se vanter de me mettre le pied sur la tte.

Eh bien! aprs?

Aprs?... jai trouv mon matre, voil tout. Tu auras le tien un jour ou lautre, tt ou tard... tout le monde trouve le sien... dfaut dhommes, il y a toujours bien le meg des megs, comme disent les sangliers. Ce qui est sr, cest que, maintenant que tu as mis le Chourineur sous tes pieds, tu peux faire les quatre cents coups dans la Cit. Toutes les filles damour seront tes esclaves: ogres et ogresses noseront pas refuser de te faire crdit. Ah ! mais qui es-tu donc?... tu dvides le jars comme pre et mre! Si tu es grinche, je ne suis pas ton homme. Jai chourin, cest vrai; parce que, quand le sang me monte aux yeux, jy vois rouge, et il faut que je frappe... mais jai pay mes chourinades en allant quinze ans au pr. Mon temps est fini, je ne dois rien aux curieux, et je nai jamais grinch: demande la Goualeuse.

Cest vrai, ce nest pas un voleur, dit celle-ci.

Alors, viens boire un verre deau daff, et tu me connatras, dit linconnu; allons, sans rancune.

Cest honnte de ta part... Tu es mon matre, je le reconnais, tu sais rudement jouer des poignets... il y a eu surtout la grle de coups de poing de la fin... Tonnerre! comme a me pleuvait sur la boule! je nai jamais rien vu de pareil... comme ctait festonn! a allait comme un marteau de forge. Cest un nouveau jeu... faudra me lapprendre.

Je recommencerai quand tu voudras.

Pas sur moi, toujours, dis donc; eh! pas sur moi. Jen ai encore des blouissements. Mais tu connais donc Bras-Rouge, que tu tais dans lalle de sa maison?

Bras-Rouge! dit linconnu surpris de cette question; je ne sais pas ce que tu veux dire; il ny a pas que Bras-Rouge qui habite cette maison, sans doute?

Si fait, mon homme... Bras-Rouge a ses raisons pour ne pas aimer les voisins, dit le Chourineur en souriant dun air singulier.

Eh bien! tant mieux pour lui, reprit linconnu, qui semblait ne pas vouloir continuer la conversation ce sujet. Je ne connais pas plus Bras-Rouge que Bras-Noir; il pleuvait, jtais entr un moment dans cette alle pour me mettre labri: tu as voulu battre cette pauvre fille, je tai battu, voil tout.

Cest juste: dailleurs tes affaires ne me regardent pas; tous ceux qui ont besoin de Bras-Rouge ne vont pas le dire Rome. Nen parlons plus.

Puis, sadressant la Goualeuse:

Foi dhomme, tu es une bonne fille; je tai donn une calotte, tu mas rendu un coup de ciseaux, ctait de jeu; mais, ce qui est gentil de ta part, cest que tu nas pas aguich cet enrag-l contre moi, quand je nen voulais plus. Tu viendras boire avec nous! cest monsieur qui paye. propos de a, mon brave, dit-il linconnu, si, au lieu daller pitancher de leau daff, nous allions nous refaire de sorgue chez logresse du Lapin-Blanc: cest un tapis-franc.

Tope, je paye souper. Veux-tu venir, la Goualeuse? dit linconnu.

Oh! javais bien faim, rpondit-elle: mais de voir des batteries a mcure, je nai plus dapptit.

Bah! bah! a te viendra en mangeant, dit le Chourineur; et la cuisine est fameuse au Lapin-Blanc.

Les trois personnages, alors en parfaite intelligence, se dirigrent vers la taverne.

Pendant la lutte du Chourineur et de linconnu, un charbonnier dune taille colossale, embusqu dans une autre alle, avait observ avec anxit les chances du combat, sans toutefois, ainsi quon la vu, prter le moindre secours lun des deux adversaires.

Lorsque linconnu, le Chourineur et la Goualeuse se dirigrent vers la taverne, le charbonnier les suivit.

Le bandit et la Goualeuse entrrent les premiers dans le tapis-franc; linconnu les suivait, lorsque le charbonnier sapprocha et lui dit tout bas en anglais et dun ton de respectueuse remontrance:

Monseigneur, prenez bien garde!

Linconnu haussa les paules et rejoignit ses compagnons. Le charbonnier ne sloigna pas de la porte du cabaret; prtant loreille avec attention, il regardait de temps autre au travers dun petit jour pratiqu dans lpaisse couche de blanc dEspagne dont les vitres de ces repaires sont toujours enduites intrieurement.

II

Logresse

Le cabaret du Lapin-Blanc est situ vers le milieu de la rue aux Fves. Cette taverne occupe le rez-de-chausse dune haute maison dont la faade se compose de deux fentres dites guillotine.

Au-dessus de la porte dune sombre alle vote se balance une lanterne oblongue dont la vitre fle porte ces mots crits en lettres rouges: Ici on loge la nuit.

Le Chourineur, linconnu et la Goualeuse entrrent dans la taverne.

Cest une vaste salle basse, au plafond enfum, ray de solives noires, claire par la lumire rougetre dun mauvais quinquet. Les murs, recrpis la chaux, sont couverts et l de dessins grossiers ou de sentences en termes dargot.

Le sol battu, salptr, est imprgn de boue: une brasse de paille est dpose, en guise de tapis, au pied du comptoir de logresse, situ droite de la porte et au-dessous du quinquet.

De chaque ct de cette salle, il y a six tables; dun bout elles sont scelles au mur, ainsi que les bancs qui les accompagnent. Au fond une porte donne dans une cuisine; droite, prs du comptoir, existe une sortie sur lalle qui conduit aux taudis o lon couche trois sous la nuit.

Maintenant quelques mots de logresse et de ses htes.

Logresse sappelle la mre Ponisse; sa triple profession consiste loger, tenir un cabaret, et louer des vtements aux misrables cratures qui pullulent dans ces rues immondes.

Logresse a quarante ans environ. Elle est grande, robuste, corpulente, haute en couleur et quelque peu barbue. Sa voix rauque, virile, ses gros bras, ses larges mains, annoncent une force peu commune; elle porte sur son bonnet un vieux foulard rouge et jaune; un chle de poil de lapin se croise sur sa poitrine et se noue derrire son dos; sa robe de laine verte laisse voir des sabots noirs souvent incendis par sa chaufferette; enfin le teint de logresse est cuivr, enflamm par labus des liqueurs fortes.

Le comptoir, plaqu de plomb, est garni de brocs cercls de fer et de diffrentes mesures dtain; sur une tablette attache au mur, on voit plusieurs flacons de verre faonns de manire reprsenter la figure en pied de lempereur.

Ces bouteilles renferment des breuvages frelats de couleur rose et verte, connus sous le nom de parfait-amour et de consolation.

Enfin, un gros chat noir prunelles jaunes, accroupi prs de logresse, semble le dmon familier de ce lieu.

Par un contraste qui semblerait impossible si lon ne savait que lme humaine est un abme impntrable... une sainte branche de buis de Pques, achete lglise par logresse, tait place derrire la bote dune ancienne pendule coucou.

Deux hommes figure sinistre, barbe hrisse, vtus presque de haillons, touchaient peine au broc de vin quon leur avait servi, il parlaient voix basse dun air inquiet.

Lun deux surtout, trs ple, presque livide, rabattait souvent jusque sur ses sourcils un mauvais bonnet grec dont il tait coiff; il tenait sa main gauche presque toujours cache, ayant soin de la dissimuler, autant que possible, lorsquil tait oblig de sen servir.

Plus loin sattablait un jeune homme de seize ans peine, la figure imberbe, hve, creuse, plombe, au regard teint; ses longs cheveux noirs flottaient autour de son cou; cet adolescent, type du vice prcoce, fumait une courte pipe blanche. Le dos appuy au mur, les deux mains dans les poches de sa blouse, les jambes tendues sur le banc, il ne quittait sa pipe que pour boire mme dune canette deau-de-vie place devant lui.

Les autres habitus du tapis-franc, hommes ou femmes, noffraient rien de remarquable, leurs physionomies taient froces ou abruties, leur gaiet grossire ou licencieuse, leur silence sombre ou stupide.

Tels taient les htes du tapis-franc lorsque linconnu, le Chourineur et la Goualeuse y entrrent.

Ces trois derniers personnages jouent un rle trop important dans ce rcit, leurs figures sont trop caractrises, pour que nous ne les mettions pas en relief.

Le Chourineur, homme de haute taille et de constitution athltique, a des cheveux dun blond ple tirant sur le blanc, des sourcils pais et dnormes favoris dun roux ardent.

Le hle, la misre, les rudes labeurs du bagne ont bronz son teint de cette couleur sombre, olivtre, pour ainsi dire, particulire aux forats.

Malgr son terrible surnom, les traits de cet homme expriment plutt une sorte daudace brutale que la frocit; quoique la partie postrieure de son crne, singulirement dveloppe, annonce la prdominance des apptits meurtriers et charnels.

Le Chourineur porte une mauvaise blouse bleue, un pantalon de gros velours primitivement vert, et dont on ne peut distinguer la couleur sous lpaisse couche de boue qui le couvre.

Par une anomalie trange, les traits de la Goualeuse offrent un de ces types angliques et candides qui conservent leur idalit mme au milieu de la dpravation, comme si la crature tait impuissante effacer par ses vices la noble empreinte que Dieu a mise au front de quelques tres privilgis.

La Goualeuse avait seize ans et demi.

Le front le plus pur, le plus blanc, surmontait son visage dun ovale parfait; une frange de cils, tellement longs quils frisaient un peu, voilait demi ses grands yeux bleus. Le duvet de la premire jeunesse veloutait ses joues rondes et vermeilles. Sa petite bouche purpurine, son nez fin et droit, son menton fossette, taient dune adorable suavit de lignes. De chaque ct de ses tempes satines, une natte de cheveux dun blond cendr magnifique descendait en sarrondissant jusquau milieu de la joue, remontait derrire loreille dont on apercevait le lobe divoire ros, puis disparaissait sous les plis serrs dun grand mouchoir de cotonnade carreaux bleus, et nou, comme on dit vulgairement, en marmotte.

Un collier de grains de corail entourait son cou dune beaut et dune blancheur blouissantes. Sa robe dalpine brune, beaucoup trop large, laissait deviner une taille fine, souple et ronde comme un jonc. Un mauvais petit chle orange, franges vertes, se croisait sur son sein.

Le charme de la voix de la Goualeuse avait frapp son dfenseur inconnu. En effet, cette voix douce, vibrante, harmonieuse, avait un attrait si irrsistible, que la tourbe de sclrats et de femmes perdues au milieu desquels vivait cette jeune fille la suppliaient souvent de chanter, lcoutaient avec ravissement et lavaient surnomme la Goualeuse (la chanteuse).

La Goualeuse avait reu un autre surnom, d sans doute la candeur virginale de ses traits...

On lappelait encore Fleur-de-Marie, mots qui en argot signifient la Vierge.

Pourrons-nous faire comprendre au lecteur notre singulire impression, lorsquau milieu de ce vocabulaire infme, o les mots qui signifient le vol, le sang, le meurtre, sont encore plus hideux et plus effrayants que les hideuses et effrayantes choses quils expriment, lorsque nous avons, disons-nous, surpris cette mtaphore dune posie si douce, si tendrement pieuse: Fleur-de-Marie?

Ne dirait-on pas un beau lis levant la neige odorante de son calice immacul au milieu dun champ de carnage?

Bizarre contraste, trange hasard! Les inventeurs de cette pouvantable langue se sont ainsi levs jusqu une sainte posie! Ils ont prt un charme de plus la chaste pense quils voulaient exprimer!

Ces rflexions namnent-elles pas croire, en songeant ainsi dautres contrastes qui rompent souvent lhorrible monotonie des existences les plus criminelles, que certains principes de moralit, de pit, pour ainsi dire inns, jettent encore quelquefois et l de vives lueurs dans les mes les plus tnbreuses? Les sclrats tout dune pice sont des phnomnes assez rares.

Le dfenseur de la Goualeuse (nous nommerons cet inconnu Rodolphe) paraissait g de trente trente-six ans; sa taille moyenne, svelte, parfaitement proportionne, ne semblait pas annoncer la vigueur surprenante que cet homme venait de dployer dans sa lutte avec lathltique Chourineur.

Il et t trs difficile dassigner un caractre certain la physionomie de Rodolphe; elle runissait les contrastes les plus bizarres.

Ses traits taient rgulirement beaux, trop beaux peut-tre pour un homme.

Son teint dune pleur dlicate, ses grands yeux dun brun orang, presque toujours demi ferms et entours dune lgre aurole dazur, sa dmarche nonchalante, son regard distrait, son sourire ironique, semblaient annoncer un homme blas, dont la constitution tait sinon dlabre, du moins affaiblie par les aristocratiques excs dune vie opulente.

Et pourtant, de sa main lgante et blanche, Rodolphe venait de terrasser un des bandits les plus robustes, les plus redouts de ce quartier de bandits.

Nous disons aristocratiques excs, parce que livresse dun vin gnreux diffre compltement de livresse dun affreux breuvage frelat; parce quen un mot, aux yeux de lobservateur, les excs diffrent de symptmes comme ils diffrent de nature et despce.

Certains plis du front de Rodolphe rvlaient le penseur profond, lhomme essentiellement contemplatif... et pourtant la fermet des contours de sa bouche, son port de tte quelquefois imprieux et hardi, dcelaient alors lhomme daction dont la force physique, dont laudace, exercent toujours sur la foule un irrsistible ascendant.

Souvent son regard se chargeait dune triste mlancolie, et tout ce que la commisration a de plus secourable, tout ce que la piti a de plus touchant, se peignait sur son visage. Dautres fois, au contraire, le regard de Rodolphe devenait dur, mchant; ses traits exprimaient tant de ddain et de cruaut quon ne pouvait le croire capable de ressentir aucune motion douce.

La suite de ce rcit montrera quel ordre de faits ou dides excitait chez lui des passions si contraires.

Dans sa lutte avec le Chourineur, Rodolphe navait tmoign ni colre ni haine contre cet adversaire indigne de lui. Confiant dans sa force, dans son adresse, dans son agilit, il navait eu quun mpris railleur pour lespce de bte brute quil venait de terrasser.

Pour achever le portrait de Rodolphe, nous dirons que ses cheveux taient chtain clair, de la mme nuance que ses sourcils noblement arqus et que sa petite moustache fine et soyeuse; son menton un peu saillant tait soigneusement ras.

Du reste, les manires et le langage quil affectait avec une incroyable aisance donnaient Rodolphe une complte ressemblance avec les htes de logresse. Son cou svelte, aussi lgamment model que celui du Bacchus indien, tait entour dune cravate noire noue ngligemment, et dont les bouts retombaient sur le collet de sa blouse bleue, dune nuance blanchtre annonant la vtust. Une double range de clous armait ses gros souliers. Enfin, sauf ses mains dune distinction rare, rien ne le distinguait matriellement des htes du tapis-franc; tandis que son air de rsolution, et, pour ainsi dire, daudacieuse srnit, mettait entre eux et lui une distance norme.

En entrant dans le tapis-franc, le Chourineur, posant une de ses larges mains velues sur lpaule de Rodolphe, scria:

Salut au matre du Chourineur!... Oui, les amis, ce cadet-l vient de me rincer... Avis aux amateurs qui auraient lide de se faire casser les reins ou crever la sorbonne, en comptant le Matre dcole qui, cette fois-ci, trouvera son matre... Jen rponds et je le parie!

ces mots, depuis logresse jusquau dernier des habitus du tapis-franc, tous regardrent le vainqueur du Chourineur avec un respect craintif.

Les uns reculrent leurs verres et leurs brocs au bout de la table quils occupaient, sempressant de faire une place Rodolphe, dans le cas o il aurait voulu se placer ct deux; dautres sapprochrent du Chourineur pour lui demander voix basse quelques dtails sur cet inconnu qui dbutait si victorieusement dans le monde.

Logresse, enfin, avait adress Rodolphe lun de ses plus gracieux sourires. Chose inoue, exorbitante, fabuleuse dans les fastes du Lapin-Blanc, elle stait lev de son comptoir pour venir prendre les ordres de Rodolphe et savoir ce quil fallait servir sa socit, attention que logresse navait jamais eue pour le fameux Matre dcole, terrible sclrat qui faisait trembler le Chourineur lui-mme.

Un des deux hommes figure sinistre que nous avons signals (celui qui, trs ple, cachait sa main gauche et rabattait toujours son bonnet grec sur son front) se pencha vers logresse, qui essuyait soigneusement la table de Rodolphe, et lui dit dune voix enroue:

Le Matre dcole nest pas venu aujourdhui?

Non, dit la mre Ponisse.

Et hier?

Il est venu.

Avec sa nouvelle largue?

Ah a! est-ce que tu me prends pour un raille, avec des drogueries? Est-ce que tu crois que je vais manger mes pratiques sur lorgue? dit logresse dune voix brutale.

Jai rendez-vous ce soir avec le Matre dcole, rpta le brigand, nous avons des affaires ensemble.

a doit tre du propre, vos affaires, tas descarpes que vous tes!

Escarpes! rpta le bandit dun air irrit, cest les escarpes qui te font vivre!

Ah ! vas-tu me donner la paix! scria logresse dun air menaant, en levant sur le questionneur le broc quelle tenait la main.

Lhomme se remit sa place en grommelant.

Fleur-de-Marie, entrant dans la taverne de logresse sur les pas du Chourineur, avait chang un signe de tte amical avec ladolescent figure fltrie.

Le Chourineur dit ce dernier:

Eh! Barbillon, tu pitanches donc toujours de leau daff?

Toujours! jaime mieux faire la tortue et avoir des philosophes aux arpions que dtre sans eau daff dans lavaloir et sans trfoin dans ma chiffarde, dit le jeune homme dune voix casse, sans changer de position et en lanant dnormes bouffes de tabac.

Bonsoir, mre Ponisse, dit la Goualeuse.

Bonsoir, Fleur-de-Marie, rpondit logresse en sapprochant de la jeune fille pour inspecter les vtements qui couvraient la malheureuse et quelle lui avait lous.

Aprs cet examen, elle lui dit avec une sorte de satisfaction bourrue:

Cest un plaisir de te louer des effets, toi... tu es propre comme une petite chatte... aussi je naurais pas confi ce joli chle orange des canailles comme la Tourneuse ou la Tte-de-Mort. Mais aussi cest moi qui tai duque depuis ta sortie de prison... et il faut tre juste, il ny a pas un meilleur sujet que toi dans toute la Cit.

La Goualeuse baissa la tte et ne parut nullement fire des louanges de logresse.

Tiens! dit Rodolphe, vous avez du buis bnit sur votre coucou, la mre?

Et il montra du doigt le saint rameau plac derrire la vielle horloge.

Eh bien, faut-il pas vivre comme des paens! rpondit navement lhorrible femme.

Puis, sadressant Fleur-de-Marie, elle ajouta:

Dis donc, la Goualeuse, est-ce que tu ne vas pas nous goualer une de tes goualantes?

Aprs souper, mre Ponisse, dit le Chourineur.

Quest-ce que je vais vous servir, mon brave? dit logresse Rodolphe, dont elle voulait se faire bien venir et peut-tre au besoin acheter le soutien.

Demandez au Chourineur, la mre; il rgale; moi, je paye.

Eh bien! dit logresse en se tournant vers le bandit, quest-ce que tu veux souper, mauvais chien?

Deux doubles cholettes de tortu douze, un arlequin et trois crotons de lartif bien tendre (deux litres de vin douze sous, trois crotons de pain trs tendre) et un arlequin, dit le Chourineur, aprs avoir un moment mdit sur la composition de ce menu.

Je vois que tu es toujours un fameux licheur et que tu as toujours une passion pour les arlequins.

Eh bien! maintenant, la Goualeuse, dit le Chourineur, as-tu faim?

Non, Chourineur.

Veux-tu autre chose quun arlequin, ma fille? dit Rodolphe.

Oh! non... ma faim a pass...

Mais regarde donc mon matre... ma fille! dit le Chourineur en riant dun gros rire et indiquant Rodolphe du regard. Est-ce que tu noses pas le reluquer?

La Goualeuse rougit et baissa les yeux sans rpondre.

Au bout de quelques moments, logresse vint elle-mme placer sur la table de Rodolphe un broc de vin, un pain et larlequin, dont nous nessayerons pas de donner une ide au lecteur, mais que le Chourineur sembla trouver parfaitement de son got, car il scria:

Quel plat! Dieu de Dieu!.. quel plat! Cest comme un omnibus! Il y en a pour tous les gots, pour ceux qui font gras et pour ceux qui font maigre, pour ceux qui aiment le sucre et ceux qui aiment le poivre... Des pilons de volaille, des queues de poisson, des os de ctelette, des crotes de pt, de la friture, du fromage, des lgumes, des ttes de bcasse, du biscuit et de la salade. Mais mange donc, la Goualeuse... cest du soign... Est-ce que tu as noc aujourdhui?

Noc! ah bien oui! Jai mang ce matin comme toujours, mon sou de lait et mon sou de pain.

Lentre dun nouveau personnage dans le cabaret interrompit toutes les conversations et fit lever toutes les ttes.

Ctait un homme entre les deux ges, alerte et robuste, portant veste et casquette, parfaitement au fait des usages du tapis-franc; il employa le langage familier ses htes pour demander souper.

Quoique cet tranger ne ft pas un des habitus du tapis-franc, on ne fit bientt plus attention lui: il tait jug.

Pour reconnatre leurs pareils, les bandits, comme les honntes gens, ont un coup dil sr.

Ce nouvel arrivant stait plac de faon pouvoir observer les deux individus figure sinistre dont lun avait demand le Matre dcole. Il ne les quittait pas du regard; mais, par leur position, ceux-ci ne pouvaient sapercevoir de la surveillance dont ils taient lobjet.

Les conversations, un moment interrompues, reprirent leur cours. Malgr son audace, le Chourineur tmoignait une sorte de dfrence Rodolphe; il nosait pas le tutoyer.

Cet homme ne respectait pas les lois, mais il respectait la force.

Foi dhomme! dit-il Rodolphe, quoique jaie eu ma danse, je suis tout de mme flatt de vous avoir rencontr.

Parce que tu trouves larlequin de ton got?

Dabord... et puis parce que je grille de vous voir vous crocher avec le Matre dcole, lui qui ma toujours rinc... le voir rinc son tour... a me flattera...

Ah , est-ce que tu crois que pour tamuser je vais sauter comme un bouledogue sur le Matre dcole?

Non, mais il sautera sur vous ds quil entendra dire que vous tes plus fort que lui, rpondit le Chourineur en se frottant les mains.

Jai encore assez de monnaie pour lui donner sa paye! dit nonchalamment Rodolphe; puis il reprit: Ah , il fait un temps de chien... si nous demandions un pot deau daff avec du sucre, a mettrait peut-tre la Goualeuse en train de chanter...

a me va, dit le Chourineur.

Et pour faire connaissance nous nous dirons qui nous sommes, ajouta Rodolphe.

LAlbinos, dit Chourineur, fagot affranchi (forat libr), dbardeur de bois flott au quai Saint-Paul, gel pendant lhiver, rti pendant lt, voil mon caractre, dit le convive de Rodolphe en faisant le salut militaire avec sa main gauche. Ah , ajouta-t-il, et vous, mon matre, cest la premire fois quon vous voit dans la Cit... Cest pas pour vous le reprocher, mais vous y tes entr crnement sur mon crne et tambour battant sur ma peau. Nom dun nom, quel roulement!... surtout les coups de poing de la fin... Jen reviens toujours l, comme ctait fignol!... Mais vous avez un autre mtier que de rincer le Chourineur?

Je suis peintre en ventails! et je mappelle Rodolphe.

Peintre en ventails! Cest donc a que vous avez les mains si blanches, dit le Chourineur. Cest gal, si tous vos camarades sont comme vous, il parat quil faut tre pas mal fort pour faire cet tat-l... Mais puisque vous tes ouvrier, et sans doute un honnte ouvrier... pourquoi venez-vous dans un tapis-franc, o il ny a que des grinches, des escarpes ou des fagots affranchis comme moi, et qui ne peuvent aller ailleurs?

Je viens ici, parce que jaime la bonne socit.

Hum!... hum!... dit le Chourineur en secouant la tte dun air de doute. Je vous ai trouv dans lalle de Bras-Rouge; enfin... suffit... Vous dites que vous ne le connaissez pas?

Est-ce que tu vas mennuyer encore longtemps avec ton Bras-Rouge, que lenfer confonde... si a plat Lucifer!...

Tenez, mon matre, vous vous dfiez peut-tre de moi, et vous navez pas tort... Mais, si vous voulez, je vous raconterai mon histoire... condition que vous mapprendrez donner les coups de poing qui ont t le bouquet de ma racle... jy tiens.

Jy consens, Chourineur, tu me diras ton histoire... et la Goualeuse dira aussi la sienne.

a va, reprit le Chourineur... Il fait un temps ne pas mettre un sergent de ville dehors... a nous amusera... Veux-tu, la Goualeuse?

Je veux bien; mais a ne sera pas long, dit Fleur-de-Marie...

Et vous nous direz la vtre, camarade Rodolphe? ajouta le Chourineur.

Oui, je commencerai...

Peintre dventails, dit la Goualeuse, cest un bien joli mtier.

Et combien gagnez-vous, vous reinter a? dit le Chourineur.

Je suis ma tche, rpondit Rodolphe; mes bonnes journes vont quatre francs, quelquefois cinq, mais dans lt, parce que les jours sont longs.

Et vous flnez souvent, gueusard?

Oui, tant que jai de largent: dabord six sous pour ma nuit dans mon garni.

Excusez, monseigneur... vous couchez six sous, vous! dit le Chourineur en portant la main son bonnet...

Ce mot monseigneur, dit ironiquement par le Chourineur, fit sourire imperceptiblement Rodolphe, qui reprit:

Oh! je tiens mes aises et la propret.

En voil un pair de France! un banquier! un riche! scria le Chourineur, il couche six.

Avec a, continua Rodolphe, quatre sous de tabac, a fait dix; quatre sous djeuner, quatorze; quinze sous dner; un ou deux sous deau-de-vie, a me fait dans les environs de trente ronds (sous) par jour. Je nai pas besoin de travailler toute la semaine; le reste du temps je fais la noce.

Et votre famille? dit la Goualeuse.

Le cholra la mange, reprit Rodolphe.

Quest-ce quils taient, vos parents? demanda la Goualeuse.

Fripiers sous les piliers des Halles, ngociants en vieux chiffons.

Et combien que vous avez vendu leur fonds? dit le Chourineur.

Jtais trop jeune, cest mon tuteur, qui la vendu; quand jai t major, je lui ai red trente francs... Voil mon hritage.

Et votre matre fabricant, cette heure? demanda le Chourineur.

Mon singe? Il sappelle M. Borel, rue des Bourdonnais, bte... mais brutal:... voleur... mais avare; il aime autant se faire crever un il que faire la paye aux ouvriers. Voil son signalement; sil sgare, laissez-le se perdre, ne le ramenez pas sa fabrique. Jai t apprenti chez lui depuis lge de quinze ans, jai eu un bon numro la conscription; je demeure rue de la Juiverie, au quatrime sur le devant; je mappelle Rodolphe Durand... Voil mon histoire.

Maintenant, ton tour, la Goualeuse, dit le Chourineur; je garde mon histoire pour la bonne bouche.

III

Histoire de la Goualeuse

Commenons dabord par le commencement, dit le Chourineur.

Oui... tes parents? reprit Rodolphe.

Je ne les connais pas, dit Fleur-de-Marie.

Ah! bah! fit le Chourineur.

Ni vus, ni connus; ne sous un chou, comme on dit aux enfants.

Tiens, cest drle, la Goualeuse!... nous sommes de la mme famille...

Toi aussi, Chourineur?

Orphelin du pav de Paris, tout comme toi, ma fille.

Et quest-ce qui ta leve, la Goualeuse? demanda Rodolphe.

Je ne sais pas... Du plus loin quil men souvient, je crois, sept huit ans, jtais avec une vieille borgnesse quon appelait la Chouette... parce quelle avait un nez crochu, un il vert tout rond, et quelle ressemblait une chouette qui aurait un il crev.

Ah!... ah!... Ah!... Je la vois dici, la Chouette! scria le Chourineur en riant.

La borgnesse, reprit Fleur-de-Marie, me faisait vendre, le soir, du sucre dorge sur le Pont-Neuf; manire de demander laumne... Quand je napportais pas au moins dix sous en rentrant, la Chouette me battait au lieu de me donner souper.

Je comprends, ma fille, dit le Chourineur, un coup de pied en guise de pain, avec des calottes pour mettre dessus.

Oh! mon Dieu, oui...

Et tu es sre que cette femme ntait pas ta mre? demanda Rodolphe.

Jen suis sre, la Chouette me la assez reproch, dtre sans pre et mre; elle me disait toujours quelle mavait ramasse dans la rue.

Ainsi, reprit le Chourineur, tu avais une danse pour fricot, quand tu ne faisais pas une recette de dix sous?

Un verre deau par l-dessus, et jallais grelotter toute la nuit dans une paillasse tendue par terre et o la borgnesse avait fait un trou pour me fourrer... Tenez, on croit comme a que la paille est chaude; eh bien on se trompe.

La plume de Beauce! scria le Chourineur, tu as raison, ma fille, cest une vraie gele; le fumier vaudrait cent fois mieux! Mais on fait sa tte, on dit: Cest canaille... a t port!

Cette plaisanterie fit sourire Fleur-de-Marie qui continua:

Le lendemain matin la borgnesse me donnait la mme ration pour djeuner que pour souper, et je men allais Montfaucon chercher des vers de terre pour amorcer le poisson; car dans le jour la Chouette tenait sa boutique de lignes pcher sous le pont Notre-Dame... Pour un enfant de sept ans qui meurt de faim et de froid, il y a loin, allez... de la rue de la Mortellerie Montfaucon.

Lexercice ta fait pousser droite comme un jonc, ma fille; faut pas te plaindre de a, dit le Chourineur battant le briquet pour allumer sa pipe.

Enfin, je revenais reinte avec un plein panier de vers. Alors, sur le midi, la Chouette me donnait un bon morceau de pain, et je ne laissais pas la mie, je ten rponds.

De ne pas manger, a ta rendu la taille fine comme une gupe, ma fille: faut pas te plaindre de a, dit le Chourineur en aspirant bruyamment quelques bouffes de tabac. Mais quest-ce que vous avez donc, camarade? Non, je veux dire matre Rodolphe? Vous avez lair tout chose... Est-ce parce que cte jeunesse a eu de la misre? Tiens... nous en avons tous eu de la misre!

Oh! je te dfie bien davoir t aussi malheureux que moi, Chourineur, dit Fleur-de-Marie.

Moi, la Goualeuse!... Mais figure-toi donc, ma fille, que ttais comme une reine auprs de moi! Au moins, quand tu tais petite, tu couchais sur de la paille et tu mangeais du pain... Moi, je couchais les bonnes nuits dans les fours pltre de Clichy, en vrai goupeur (vagabond), et je me restaurais avec des feuilles de chou que je ramassais au coin des bornes; mais, le plus souvent, comme il y avait trop loin pour aller aux fours pltre de Clichy, vu que la fringale me cassait les jambes, je me couchais sous les grosses pierres du Louvre... et lhiver javais des draps blancs... quand il tombait de la neige.

Tiens, un homme, cest bien plus dur; mais une pauvre petite fille, dit Fleur-de-Marie; avec a, jtais grosse comme une mauviette.

Tu te rappelles a, toi?

Je crois bien: quand la Chouette me battait, je tombais toujours du premier coup; alors elle se mettait trpigner sur moi en criant: Cette petite gueuse-l! elle na pas pour deux liards de force: a ne peut pas seulement supporter deux calottes. Et puis elle mappelait la Pgriotte; jai pas eu dautre nom, a t mon baptme.

Cest comme moi, jai eu le baptme des chiens perdus: on mappelait chose... machin... ou lAlbinos. Cest tonnant, comme nous nous ressemblons, ma fille, dit le Chourineur.

Cest vrai, dit Fleur-de-Marie, qui sadressait presque toujours cet homme; ressentant malgr elle une sorte de honte en prsence de Rodolphe, elle osait peine lever les yeux, quoiquil part appartenir lespce de gens avec lesquels elle vivait habituellement.

Et quand tu avais t chercher des vers pour la Chouette, quest-ce que tu faisais? demanda le Chourineur.

La borgnesse menvoyait mendier autour delle jusqu la nuit; car le soir elle allait faire de la friture sur le Pont-Neuf. Dame! cette heure-l, mon morceau de pain tait bien loin: mais si javais le malheur de demander manger la Chouette, elle me battait en me disant: Fais dix sous daumne, Pgriotte, et tu auras souper! Alors, moi, comme javais bien faim, et quelle me faisait mal, je pleurais toutes les larmes de mon corps. La borgnesse me passait mon petit ventaire de sucre dorge au cou, et elle me plantait sur le Pont-Neuf. Comme je sanglotais! et que je grelottais de froid et de faim!...

Toujours comme toi, ma fille, dit le Chourineur en interrompant la Goualeuse; on ne croirait pas a... mais la faim fait grelotter autant que le froid.

Enfin, je restais sur le Pont-Neuf jusqu onze heures du soir, ma boutique de sucre dorge au cou et pleurant bien fort. De me voir pleurer... souvent a touchait les passants, et quelquefois on me donnait jusqu dix, jusqu quinze sous, que je rendais la Chouette.

Fameuse soire pour une mauviette!

Mais voil-t-il pas que la borgnesse, qui voyait a...

Dun il, dit le Chourineur en riant.

Dun il, si tu veux, puisquelle nen avait quun; ne voil-t-il pas que la borgnesse prend le pli de me donner toujours des coups avant de me mettre en faction sur le Pont-Neuf, afin de me faire pleurer devant les passants et daugmenter ainsi ma recette.

Ce ntait pas dj si bte!

Oui, tu crois a, toi, Chourineur? Jai fini par mendurcir aux coups; je voyais que la Chouette rageait quand je ne pleurais pas: alors, pour me venger delle, plus elle me faisait de mal, plus je riais; et le soir, au lieu de sangloter en vendant mes sucres dorge, je chantais comme une alouette, quoique je nen eusse gure envie... de chanter.

Dis donc... des sucres dorge... cest a qui devait te faire envie, ma pauvre Goualeuse!

Oh! je crois bien, Chourineur; mais je nen avais jamais got; ctait mon ambition... et cest cette ambition qui ma perdue, tu vas voir comment. Un jour, en revenant de mes vers, des gamins mavaient battue et vol mon panier. Je rentre, je savais ce qui mattendait, je reois ma paye et pas de pain. Le soir, avant daller au pont, la borgnesse, furieuse de ce que je navais pas trenn la veille, au lieu de me donner des coups comme dhabitude pour ne mettre en train de pleurer, me martyrise jusquau sang en marrachant des cheveux du ct des tempes, o cest le plus sensible.

Tonnerre! a cest trop fort! scria le bandit en frappant du poing sur la table et en fronant les sourcils. Battre un enfant, bon... mais le martyriser, cest trop fort!

Rodolphe avait attentivement cout le rcit de Fleur-de-Marie; il regarda le Chourineur avec tonnement. Cet clair de sensibilit le surprenait.

Quas-tu donc, Chourineur? lui dit-il.

Ce que jai! Comment! a ne vous fait rien, vous? Ce monstre de Chouette qui martyrise cet enfant! Vous tes donc aussi dur que vos poings!

Continue, ma fille, dit Rodolphe Fleur-de-Marie, sans rpondre linterpellation du Chourineur.

Je vous disais donc que la Chouette me martyrisait pour me faire pleurer: moi, a me butte; pour la faire endver, je me mets rire, et je men vas au pont avec mes sucres dorge. La borgnesse tait sa pole... De temps en temps, elle me montrait le poing. Alors, au lieu de pleurer, je chantais plus fort: avec tout a, javais une faim, une faim! Depuis six mois que je portais des sucres dorge, je nen avais jamais got un... Ma foi! ce jour-l, je ny tiens pas... Autant par faim que pour faire enrager la Chouette, je prends un sucre dorge et je le mange.

Bravo, ma fille!

Jen mange deux.

Bravo! Vive la charte!

Dame! je trouvais a bon, mais ne voil-t-il pas une marchande doranges qui se met crier la borgnesse: Dis donc, la Chouette... Pgriotte mange ton fonds.

Oh! tonnerre! a va chauffer... a va chauffer, dit le Chourineur singulirement intress. Pauvre petit rat! quel tremblement quand la Chouette sest aperue de a, hein!

Comment tes-tu tire de l, ma pauvre Goualeuse? dit Rodolphe aussi intress que le Chourineur.

Ah! dame! a t dur; seulement, ce quil y avait de drle, ajouta Fleur-de-Marie en riant, cest que la borgnesse, tout en enrageant de me voir manger ses sucres dorge, ne pouvait pas quitter sa pole, car sa friture tait bouillante.

Ah!... ah!... ah!... cest vrai. En voil une position difficile! scria le Chourineur en riant aux clats.

Aprs avoir partag lhilarit du bandit, Fleur-de-Marie reprit:

Ma foi! moi, en pensant aux coups qui mattendaient, je me dis: Tant pis! je ne serai pas plus battue pour trois que pour un. Je prends un troisime bton, et avant de le manger, comme la Chouette me menaait encore de loin avec sa grande fourchette de fer... aussi vrai que voil une assiette, je lui montre le sucre dorge et je le croque son nez.

Bravo! ma fille!... a mexplique ton coup de ciseaux de tout lheure... Allons... allons, je te lai dit, tu as de latout (du courage). Mais la Chouette a d tcorcher vive aprs ce coup-l?

Sa friture finie, elle vient moi... On mavait donn trois sous daumne et javais mang pour six... Quand la borgnesse ma prise par la main pour memmener, jai cru que jallais tomber sur la place, tant javais peur.. je me rappelle a comme si jy tais... car justement ctait dans le temps du jour de lan. Tu sais, il y a toujours des boutiques de joujoux sur le Pont-Neuf: toute la soire jen avais eu des blouissements.. rien qu regarder toutes ces belles poupes, tous ces beaux petits mnages... tu penses, pour un enfant...

Et tu navais jamais eu de joujoux, Goualeuse? dit le Chourineur.

Moi! es-tu bte, va... Qui est-ce qui men aurait donn? Enfin, la soire finit: quoiquen plein hiver, je navais quune mauvaise guenille de robe de toile, ni bas, ni chemise, et des sabots aux pieds! il ny avait pas de quoi touffer, nest-ce pas? Eh bien, quand ma borgnesse ma pris la main, je suis devenue tout en nage. Ce qui meffrayait le plus, cest quau lieu de jurer, de tempter, sa Chouette ne faisait que marronner tout le long du chemin entre ses dents... Seulement, elle ne me lchait pas, et me faisait marcher si vite, si vite, quavec mes petites jambes jtais oblige de courir pour la suivre. En courant, javais perdu un de mes sabots: je nosais pas le lui dire; je lai suivie tout de mme avec un pied nu... En arrivant, je lavais tout en sang.

La mauvaise chienne de borgnesse! scria le Chourineur en frappant de nouveau sur la table avec colre; a me fait un drle deffet de penser cette enfant qui trotte aprs cette vieille voleuse, avec son pauvre petit pied tout saignant.

Nous perchions dans un grenier de la rue de la Mortellerie: ct de la porte de lalle, il y avait un rogomiste: la Chouette y entra en me tenant toujours par la main. L, elle but une demi-chopine deau-de-vie sur le comptoir.

Morbleu! je ne la boirais pas, moi, sans tre sol comme une grive.

Ctait la ration de la borgnesse; aussi elle se couchait toujours dans les bringues-zingues. Cest peut-tre pour cela quelle me battait tant. Enfin, nous montons chez nous; je ntais pas la noce, je ten rponds. Nous arrivons: la Chouette ferme la porte double tour; je me jette ses genoux en lui demandant bien pardon davoir mang ses sucres dorge. Elle ne rpond pas, et je lentends marmotter en marchant dans la chambre: Quest-ce donc que je vas lui faire ce soir, cette Pgriotte, cette voleuse de sucre dorge?... Voyons, quest-ce donc que je vas lui faire? Et elle sarrtait pour me regarder en roulant son il vert. Moi, jtais toujours genoux. Tout dun coup, la borgnesse va une planche et y prend une paire de tenailles.

Des tenailles! scria le Chourineur.

Oui, des tenailles.

Et pour quoi faire?

Pour te frapper? dit Rodolphe.

Pour te pincer? dit le Chourineur.

Ah bien, oui!

Pour tarracher les cheveux?

Vous ny tes pas: donnez-vous votre langue aux chiens?

Je la donne.

Nous la donnons.

Eh bien, ctait pour marracher une dent!

Le Chourineur poussa un tel blasphme, et laccompagna dimprcations si furieuses, que tous les htes du tapis-franc se retournrent avec tonnement.

Eh bien, quest-ce quil a donc? dit la Goualeuse.

Ce que jai?... Mais je lescarperais si je la tenais, la borgnesse!... O est-elle? dis-le moi. O est-elle? Si je la trouve, je la refroidis!

Et le regard du bandit sinjecta de sang.

Rodolphe avait partag lhorreur du Chourineur pour la cruaut de la borgnesse; mais il se demandait par quel phnomne un assassin entrait en fureur en entendant raconter quune mchante vieille femme avait voulu, par mchancet, arracher une dent un enfant.

Nous croyons ce sentiment de piti possible, mme probable, chez une nature pourtant froce.

Et elle te la arrache ta dent, ma pauvre petite, cette vieille misrable? demanda Rodolphe.

Je crois bien, quelle me la arrache!... et pas du premier coup encore! Mon Dieu! y a-t-elle travaill! Elle me tenait la tte entre les genoux comme dans un tau. Enfin, moiti avec les tenailles, moiti avec ses doigts, elle ma tir cette dent: et puis elle ma dit, pour meffrayer, bien sr: Maintenant, je ten arracherai une comme a tous les jours, Pgriotte; et, quand tu nauras plus de dents, je te ficherai leau: tu seras mange par les poissons; y se revengeront sur toi de ce que tu as t chercher des vers pour les prendre. Je me souviens de a, parce que a me paraissait injuste... Tiens, comme si ctait pour mon plaisir que jallais aux vers!

Ah! la gueuse! casser, arracher les dents une pauvre petite enfant! scria le Chourineur avec un redoublement de fureur.

Eh bien, aprs? Est-ce quil y parat maintenant, voyons? dit Fleur-de-Marie.

Et elle entrouvrit en souriant une de ses lvres roses, en montrant deux ranges de petites dents blanches comme des perles.

tait-ce insouciance, oubli, gnrosit instinctive de la part de cette malheureuse crature? Rodolphe remarqua quil ny eut pas dans son rcit un seul mot de haine contre la femme atroce qui lavait martyrise.

Eh bien, aprs, quas-tu fait? reprit le Chourineur.

Ma foi, jen ai eu assez comme a. Le lendemain, au lieu daller aux vers, je me suis sauve du ct du Panthon. Jai march toute la journe de ce ct-l, tant javais peur de la Chouette. Jaurais t au bout du monde plutt que de retomber dans ses griffes.

Comme je me trouvais dans des quartiers perdus, je navais rencontr personne qui demander laumne, et puis je naurais pas os. Pendant la nuit, javais couch dans un chantier, sous des piles de bois. Jtais grosse comme un rat; en me glissant sous une vieille porte, je mtais niche au milieu dun tas dcorces. La faim me dvorait: jessayai de mcher un peu de pelure de bois pour tromper ma fringale, mais je ne pouvais pas: je nai pu mordre un peu que sur lcorce de bouleau: ctait plus tendre. Par l-dessus je me suis endormie. Au jour, entendant du bruit, je me suis encore plus enfonce sous la pile de bois. Il y faisait presque chaud, comme dans une cave. Si javais eu manger, je naurais jamais mieux t de lhiver.

Ctait comme moi dans un four pltre.

Je nosais pas sortir du chantier, je me figurais que la Chouette me cherchait partout pour marracher les dents et me jeter aux poissons, et quelle saurait bien me rattraper si je bougeais de l.

Tiens, ne men parle plus de cette vieille gueuse-l, tu me fais monter le sang aux yeux!

Enfin, le deuxime jour, javais encore mch un peu dcorce de bouleau et je commenais mendormir, lorsque jentends aboyer un gros chien. a me rveille en sursaut. Jcoute... Le chien aboyait toujours en se rapprochant de la pile de bois. Voil une autre frayeur qui me galope: heureusement le chien, je ne sais pourquoi, nosait pas avancer... mais tu vas rire, Chourineur.

Avec toi, il y a toujours rire... tu es une brave fille, tout de mme. Tiens, vois-tu, maintenant, foi dhomme, je suis fch de tavoir battue.

Pourquoi ne maurais-tu pas battue? je nai personne pour me dfendre...

Et moi? dit Rodolphe.

Vous tes bien bon, monsieur Rodolphe, mais le Chourineur ne savait pas que vous seriez l... ni moi non plus...

Cest gal, jen suis pour ce que jai dit... je suis fch de tavoir battue, reprit le Chourineur.

Continue ton histoire, mon enfant, reprit Rodolphe.

Jtais blottie sous la pile de bois, lorsque jentends un chien aboyer. Pendant que le chien jappait, une grosse voix se met dire: Mon chien aboie! il y a quelquun de cach dans ce chantier. Cest des voleurs, reprend une autre voix... Et kiss! kiss! les voil agacer leur chien en lui criant: Pille! pille!

Le chien accourt sur moi, jai peur dtre mordue, et je me mets crier de toutes mes forces. Tiens! dit la voix, on dirait les cris dun enfant... On rappelle le chien, on va chercher une lanterne; je sors de mon trou, je me trouve en face dun gros homme et dun garon en blouse. Quest-ce que tu fais dans mon chantier, petite voleuse? me dit ce gros homme dun air menaant. Mon bon monsieur, je nai pas mang depuis deux jours; je me suis sauve de chez la Chouette, qui ma arrach une dent et voulait me jeter aux poissons; ne sachant o coucher, jai pass par-dessous votre porte, jai dormi la nuit dans vos corces, sous vos piles de bois, ne croyant faire de mal personne.

Voil-t-il pas le marchand qui se met dire son garon:

Je ne suis pas dupe de a, cest une petite voleuse, elle vient me voler mes bches.

Ah! le vieux pann! le vieux pltras! scria le Chourineur. Voler ses bches; et tavais huit ans!

Ctait une btise... car son garon lui rpondit: Voler vos bches, bourgeois? Et comment donc quelle ferait? Elle nest pas tant si grosse que la plus petite de vos bches.

Tas raison, dit le marchand de bois; mais si elle ne vient pas pour son compte, cest tout de mme. Les voleurs ont comme a des enfants quils envoient espionner et se cacher, pour ouvrir la porte aux autres. Il faut la mener chez le commissaire.

Ah! la fichue bte de marchand de bois...

On me mne chez le commissaire. Je dfile mon chapelet; je maccuse dtre vagabonde; on menvoie en prison; je suis cite la correctionnelle; condamne, toujours comme vagabonde, rester jusqu seize ans dans une maison de correction. Je remercie bien les juges de leur bont... Dame!... tu penses, dans la prison... javais manger; on ne me battait pas, ctait pour moi un paradis auprs du grenier de la Chouette. De plus, en prison, jai appris coudre. Mais voil le malheur! jtais paresseuse et flneuse; jaimais mieux chanter que travailler, surtout quand je voyais le soleil... Oh! quand il faisait bien beau dans la cour de la gele, je ne pouvais pas me retenir de chanter... et alors... comme cest drle... force de chanter, il me semblait que je ntais plus prisonnire.

Cest--dire, ma fille, que tu es un vrai rossignol de naissance, dit Rodolphe en souriant.

Vous tes bien honnte, monsieur Rodolphe; cest depuis ce temps-l quon ma appele la Goualeuse au lieu de la Pgriotte. Enfin jattrape mes seize ans, je sors de prison... Voil qu la porte je trouve logresse dici et deux ou trois vieilles femmes qui taient quelquefois venues voir mes camarades prisonnires, et qui mavaient toujours dit que, le jour de ma sortie, elles auraient de louvrage me donner.

Ah! bon! bon! jy suis, dit le Chourineur.

Mon dauphin, mon bel ange, ma belle petite, me dirent logresse et les vieilles... voulez-vous venir loger chez nous? Nous vous donnerons de belles robes, et vous naurez qu vous amuser.

Tu sens bien, Chourineur, quon na pas t huit ans en prison sans savoir ce que parler veut dire. Je les envoie promener, ces vieilles embaucheuses. Je me dis: Je sais bien coudre, jai trois cents francs devant moi, de la jeunesse...

Et de la jolie jeunesse... ma fille! dit le Chourineur.

Voil huit ans que je suis en prison, je vas jouir un peu de la vie, a ne fait de mal personne; louvrage viendra quand largent me manquera... Et je me mets faire danser mes trois cents francs. a t mon grand tort, ajouta Fleur-de-Marie avec un soupir; jaurais d, avant tout, massurer de louvrage... mais je navais personne pour me conseiller... Enfin, ce qui est fait est fait... Je me mets donc dpenser mon argent. Dabord jachte des fleurs pour mettre tout plein ma chambre; jaime tant les fleurs! et puis jachte une robe, un beau chle, et je vais me promener au bois de Boulogne ne, Saint-Germain aussi ne.

Avec un amoureux, ma fille? dit le Chourineur.

Ma foi, non: je voulais tre ma matresse. Je faisais mes parties avec une de mes camarades de prison qui avait t aux Enfants-Trouvs, une bien bonne fille; on lappelait Rigolette, parce quelle riait toujours.

Rigolette! Rigolette! je ne connais pas a, dit le Chourineur, en ayant lair dinterroger ses souvenirs.

Je crois bien que tu ne la connais pas! Elle est bien honnte, Rigolette; cest une trs bonne ouvrire; maintenant elle gagne au moins vingt-cinq sous par jour; elle a un petit mnage elle... Aussi je nai jamais os la revoir. Enfin, force de faire danser mon argent, il ne me restait plus que quarante-trois francs.

Il fallait acheter un fonds de bijouterie avec a, dit le Chourineur.

Ma foi! jai mieux fait que a... Javais pour blanchisseuse une femme appele la Lorraine, la brebis du bon Dieu; elle tait alors grosse pleine ceinture, avec a toujours les pieds et les mains dans leau son bateau! Tu juges! Ne pouvant plus travailler, elle avait demand entrer la Bourbe; il ny avait plus de place, on lavait refuse, elle ne gagnait plus rien. La voil prs daccoucher, nayant pas seulement de quoi payer un lit dans un garni! Heureusement elle rencontra par hasard, un soir, au coin du pont Notre-Dame, la femme Goubin, qui se cachait depuis quatre jours dans la cave dune maison quon dmolissait derrire lHtel-Dieu.

Eh! pourquoi donc quelle se cachait dans le jour, la femme Goubin?

Pour se sauver de son homme, qui voulait la tuer! Elle ne sortait qu la nuit pour aller acheter son pain. Cest comme a quelle avait rencontr la pauvre Lorraine, qui ne savait plus o donner de la tte, car elle sattendait accoucher dun moment lautre... Voyant a, la femme Goubin lavait emmene dans la cave o elle se cachait. Ctait toujours un asile.

Attends donc, attends donc, la femme Goubin, cest Helmina? dit le Chourineur.

Oui, une brave fille, rpondit la Goualeuse... une couturire qui avait travaill pour moi et pour Rigolette... Dame, elle a fait ce quelle a pu en donnant la moiti de sa cave, de sa paille et de son pain la Lorraine, qui est accouche dun pauvre petit enfant; et pas seulement une couverture, rien que de la paille!... Voyant a, la femme Goubin ny tient pas; au risque de se faire assassiner par son homme qui la cherchait partout, elle sort en plein jour de sa cave et elle vient me trouver. Elle savait que javais encore un petit peu dargent, et que je ntais pas mchante; justement jallais monter en milord avec Rigolette; nous voulions finir mes quarante-trois francs, nous faire mener la campagne, dans les champs... jaime tant les champs, les arbres... les prs... Mais, bah! quand Helmina me raconte le malheur de la Lorraine, je renvoie le milord, je cours ma chambre prendre ce que javais de linge, mon matelas, ma couverture, je fais mettre a sur le dos dun commissionnaire, et je trotte la cave avec la femme Goubin... Ah! fallait voir comme elle tait contente, la pauvre Lorraine! Nous lavions veille nous deux, Helmina; quand elle a pu se lever, je lai aide du reste de mon argent jusqu ce quelle ait pu se remettre son bateau. Maintenant elle gagne sa vie; mais je ne puis pas venir bout de lui faire donner ma note de blanchissage! Je vois bien quelle veut sacquitter comme a! Dabord... si a continue, je lui terai ma pratique..., dit la Goualeuse dun air important.

Et la femme Goubin? demanda le Chourineur.

Comment! tu ne sais pas? dit la Goualeuse.

Non, quoi donc?

Ah! la malheureuse!... Goubin ne la pas manque! Trois coups de couteau entre les deux paules! On lui avait dit quelle rdait du ct de lHtel-Dieu; et un soir, comme elle sortait de sa cave pour aller chercher du lait pour la Lorraine, il la tue.

Cest donc pour a quil a une fivre crbrale, et quil sera, dit-on, fauch dans huit jours? dit le Chourineur.

Justement, dit la Goualeuse.

Et quand tu as eu donn ton argent la Lorraine, quas-tu fait, ma fille? dit Rodolphe.

Dame, alors jai cherch de louvrage. Je savais trs bien coudre; javais bon courage, je ntais pas embarrasse; jentre dans une boutique de lingre de la rue Saint-Martin. Pour ne tromper personne, je dis que je sors de prison depuis deux mois, et que jai bonne envie de travailler: on me montre la porte. Je demande de louvrage emporter; on me dit que je me moque du monde en demandant quon me confie seulement une chemise. Comme je men retournais bien triste... jai rencontr logresse et une des vieilles qui taient toujours aprs moi depuis ma sortie de prison... Je ne savais plus comment vivre... Elles mont emmene... elles mont fait boire de leau-de-vie... Et voil...

Je comprends, dit le Chourineur: je te connais maintenant comme si jtais tes pre et mre et que tu naurais jamais quitt mon giron. Eh bien! voil, jespre, une confession.

On dirait que a tattriste, ma fille, davoir racont ta vie, dit Rodolphe.

Le fait est que a me chagrine de regarder ainsi derrire moi; depuis mon enfance, cest la premire fois quil marrive de me rappeler toutes ces choses-l la fois... et a nest pas gai... nest-ce pas, Chourineur?

Cest a, dit celui-ci avec ironie, tu regrettes peut-tre davoir pas t fille de cuisine dans une gargote, ou domestique chez de vieilles btes soigner les leurs?

Cest gal... a doit tre bon dtre honnte..., dit Fleur-de-Marie avec un soupir.

Honnte! oh!... cte bte!... scria le bandit avec un bruyant clat de rire. Honnte!... Et pourquoi pas rosire tout de suite, pour honorer tes pre et mre que tu ne connais pas?

La figure de la jeune fille avait perdu depuis quelques moments lexpression dinsouciance qui la caractrisait. Elle dit au Chourineur:

Tiens, Chourineur, je ne suis pas pleurnicheuse... Mon pre ou ma mre mont jete au coin de la borne comme un petit chien quon a de trop; je ne leur en veux pas; ils navaient pas sans doute de quoi se nourrir eux-mmes! a nempche pas, vois-tu, Chourineur, quil y a des sorts plus heureux que le mien.

Toi? mais quest-ce donc quil te faut? Tes flambante comme une Vnus; tas pas dix-sept ans; tu chantes comme un rossignol; tu as lair dune vierge, on tappelle Fleur-de-Marie, et tu te plains! Mais quest-ce que tu diras donc quand tu auras une chaufferette sous les arpions, et une teignasse en chinchilla, comme voil logresse!

Oh! je ne viendrai jamais cet ge-l.

Peut-tre que tu auras un brevet dinvention pour ne pas bivarder!

Non, mais je naurai pas la vie si dure! jai dj une mauvaise toux!

Ah! bon! je te vois dici dans le mannequin du trimbaleur des refroidis. Es-tu bte... va!

Est-ce que a te prend souvent, ces ides-l, Goualeuse? dit Rodolphe.

Quelquefois... Tenez, monsieur Rodolphe, vous comprenez peut-tre a, vous: le matin, quand je vais acheter mon sou de lait la laitire au coin de la rue de la Vieille-Draperie, et que je la vois sen retourner dans sa petite charrette avec son ne, elle me fait bien souvent envie, allez... Je me dis: Elle sen va dans la campagne, au bon air, dans sa maison, dans sa famille... et moi je remonte toute seule dans le chenil de logresse, o on ne voit pas clair en plein midi.

Eh bien! sois honnte, ma fille, fais-en la farce... sois honnte dit le Chourineur.

Honnte! mon Dieu! et avec quoi donc veux-tu que je sois honnte! Les habits que je porte appartiennent logresse; je lui dois pour mon garni et pour ma nourriture... je ne puis bouger dici... elle me ferait arrter comme voleuse... Je lui appartiens... il faut que je macquitte...

En prononant ces dernires et horribles paroles, la malheureuse ne put sempcher de frissonner.

Alors reste comme tu es, et ne te compare plus une campagnarde, dit le Chourineur. Est-ce que tu deviens folle? Mais songe donc que toi tu brilles dans la capitale, tandis que la laitire sen va faire la bouillie ses moutards, traire ses vaches, chercher de lherbe pour ses lapins, et recevoir une racle de son mari quand il sort du cabaret. En voil une de ces destines qui peut se vanter dtre... flatteuse!

boire, Chourineur, dit brusquement Fleur-de-Marie aprs un assez long silence; et elle tendit son verre. Non, pas de vin, de leau-de-vie... cest plus fort, dit-elle de sa voix douce, en cartant le broc de vin que le Chourineur approchait de son verre.

De leau-de-vie! la bonne heure! Voil comme je taime, ma fille; tes crne! dit cet homme, sans comprendre le mouvement de la jeune fille et sans remarquer une larme qui vint trembler au bout des cils de la Goualeuse.

Cest dommage que leau-de-vie soit si mauvaise boire... car a tourdit bien..., dit Fleur-de-Marie en remettant son verre sur la table aprs avoir bu avec autant de rpugnance que de dgot.

Rodolphe avait cout ce rcit dune triste navet avec un intrt croissant. La misre, labandon, plus que ses mauvais penchants, avaient perdu cette misrable jeune fille.

IV

Histoire du Chourineur

Le lecteur na pas oubli que deux des htes du tapis-franc taient attentivement observs par un troisime personnage rcemment arriv dans le cabaret.

Lun de ces deux hommes, on la dit, portait un bonnet grec, cachait toujours sa main gauche, et avait instamment demand logresse si le Matre dcole ntait pas encore venu.

Pendant le rcit de la Goualeuse, quils ne pouvaient entendre, ces deux hommes staient plusieurs fois parl voix basse, en regardant du ct de la porte avec anxit.

Celui qui portait un bonnet grec dit son camarade:

Le Matre dcole naboute pas; pourvu que le zig ne lait pas escarp la capahut.

a serait flambant pour nous qui avons nourri le poupard! reprit lautre.

Le nouveau venu, qui observait ces deux hommes, tait plac trop loin deux pour que leurs dernires paroles arrivassent jusqu lui; aprs avoir plusieurs fois trs adroitement consult un petit papier cach dans le fond de sa casquette, il parut satisfait de ses remarques, se leva de table et dit logresse, qui sommeillait dans son comptoir, les pieds sur sa chaufferette, son gros chat noir sur ses genoux:

Dis donc, mre Ponisse, je vais rentrer tout de suite; veille mon broc et mon assiette... car il faut se dfier des francs licheurs.

Sois tranquille, mon homme, dit la mre Ponisse, si ton assiette est vide et ton broc aussi, on ny touchera pas.

Lhomme se prit rire de la plaisanterie de logresse et disparut sans que son dpart ft remarqu.

Au moment o cet homme sortit, Rodolphe aperut dans la rue le charbonnier figure noire et taille colossale dont nous avons parl; avant que la porte ft referme, Rodolphe eut le temps de manifester par un geste dimpatience combien lui tait importune lespce de surveillance protectrice du charbonnier; mais ce dernier, sans tenir compte de la contrarit de Rodolphe, ne quitta pas les abords du tapis-franc.

Malgr le verre deau-de-vie quelle avait bu, la Goualeuse ne retrouvait pas sa gaiet; sous linfluence de cet excitant, sa physionomie devenait au contraire de plus en plus triste: le dos appuy au mur, la tte baisse sur sa poitrine, ses grands yeux bleus errant machinalement autour delle, la malheureuse crature semblait accable des plus sombres penses.

Deux ou trois fois Fleur-de-Marie, rencontrant le regard fixe de Rodolphe, avait dtourn la vue; elle ne se rendait pas compte de limpression que lui causait cet inconnu. Gne, oppresse par sa prsence, elle se reprochait de se montrer si peu reconnaissante envers celui qui lavait arrache des mains du Chourineur; elle regrettait presque davoir si sincrement racont sa vie devant Rodolphe.

Le Chourineur, au contraire, se trouvait fort en gaiet; lui seul il avait dvor larlequin; le vin et leau-de-vie le rendaient trs communicatif; la honte davoir trouv son matre, comme il disait, stait efface devant les gnreux procds de Rodolphe, et il lui reconnaissait dailleurs une si grande supriorit que son humiliation avait fait place un sentiment qui tenait de ladmiration, de la crainte et du respect.

Cette absence de rancune, la sauvage franchise avec laquelle il avouait avoir tu et avoir t justement puni, lorgueil froce avec lequel il se dfendait davoir jamais vol, prouvaient au moins que, malgr ses crimes, le Chourineur ntait pas un tre compltement endurci.

Cette nuance navait pas chapp la sagacit de Rodolphe; il attendait curieusement le rcit du Chourineur.

Lambition de lhomme est si insatiable, si bizarre dans ses prtentions infinies, que Rodolphe dsirait larrive du Matre dcole, de ce brigand terrible quil venait presque de dtrner. Il engagea donc le Chourineur tromper son impatience par la narration de ses aventures.

Allons... mon garon, lui dit-il, nous tcoutons.

Le Chourineur vida son verre et commena ainsi:

Toi, ma pauvre Goualeuse, tas au moins t recueillie par la Chouette, que lenfer confonde! tu as eu un gte jusquau moment o lon ta emprisonne comme vagabonde... Moi, je ne me rappelle pas avoir couch dans ce qui sappelle un lit avant dix-neuf ans... bel ge o je me suis fait troupier.

Tu as servi, Chourineur? dit Rodolphe.

Trois ans; mais a viendra tout lheure. Les pierres du Louvre, les fours pltre de Clichy et les carrires de Montrouge, voil les htels de ma jeunesse. Vous voyez, javais maison Paris et la campagne, rien que a.

Et quel mtier faisais-tu?

Ma foi, mon matre... jai comme un brouillard davoir goup dans mon enfance avec un vieux chiffonnier qui massommait de coups de croc. Faut que a soit vrai, car je nai jamais pu rencontrer un de ces cupidons carquois dosier sans avoir envie de tomber dessus: preuve quils avaient d me battre dans mon enfance. Mon premier mtier a t daider les quarisseurs gorger les chevaux Montfaucon... Javais dix ou douze ans. Quand jai commenc chouriner ces pauvres vieilles btes, a me faisait une espce deffet: au bout dun mois, je ny pensais plus; au contraire, je prenais got mon tat. Il ny avait personne pour avoir des couteaux affils et aiguiss comme les miens... a donnait envie de sen servir, quoi! Quand javais gorg mes btes, on me jetait pour ma peine un morceau de la culotte dun cheval mort de maladie, car ceux quon abattait se vendaient aux fricoteurs du quartier de lcole-de-Mdecine, qui en faisaient du buf, du mouton, du veau, du gibier, au got des personnes... Ah! mais cest que, lorsque javais attrap mon lopin de chair de cheval, le roi ntait pas mon matre, au moins! Je mensauvais avec a dans mon four pltre, comme un loup dans sa tanire; et l, avec la permission des chaufourniers, je faisais sur les charbons, une grillade soigne. Quand les chaufourniers ne travaillaient pas, jallais ramasser du bois sec Romainville, je battais le briquet, et je faisais mon rti au coin dun des murs du charnier. Dame! ctait saignant et presque cru: mais de cette manire-l, je ne mangeais pas toujours la mme chose.

Et ton nom? Comment tappelait-on? dit Rodolphe.

Javais les cheveux encore plus couleur de filasse que maintenant, le sang me portait toujours aux yeux; eu gard a, on mappelait lAlbinos. Les Albinos sont les lapins blancs des hommes, et ils ont les yeux rouges, ajouta gravement le Chourineur, en manire de parenthse physiologique.

Et tes parents, ta famille?

Mes parents? Logs au mme numro que ceux de la Goualeuse... Lieu de ma naissance? Le premier coin de nimporte quelle rue, la borne gauche ou droite, en descendant ou en remontant vers le ruisseau.

Tu as maudit ton pre et ta mre de tavoir abandonn?

a maurait fait une belle jambe!... Mais cest gal, ils mont jou une vilaine farce en me mettant au monde... Je ne men plaindrais pas, si encore ils mavaient fait comme le meg des megs devrait faire les gueux, cest--dire sans froid, ni faim, ni soif; a ne lui coterait rien, et a coterait pas tant aux gueux dtre honntes.

Tu as eu faim, tu as eu froid, et tu nas pas vol, Chourineur?

Non! et pourtant jai eu bien de la misre, allez... Jai fait la tortue quelquefois pendant deux jours, et plus souvent qu mon tour... Eh bien! je nai pas vol.

Par peur de la prison?

Oh! cte garce! dit le Chourineur en haussant les paules et riant aux clats. Jaurais donc pas vol du pain par peur davoir du pain?... Honnte, je crevais de faim; voleur on maurait nourri en prison!... Non, je nai pas vol parce que... parce que... enfin parce que ce nest pas dans mon ide de voler.

Cette rponse vritablement belle, et dont le Chourineur ne comprit pas la porte, tonna profondment Rodolphe.

Il sentit que le pauvre qui restait honnte au milieu des plus cruelles privations tait doublement respectable, puisque la punition du crime pouvait devenir pour lui une ressource assure.

Rodolphe tendit la main ce malheureux sauvage de la civilisation, que la misre navait pas absolument perdu.

Le Chourineur regarda son amphitryon avec tonnement, presque avec respect; peine il osa toucher la main quon lui offrait. Il pressentit quentre lui et Rodolphe il y avait un abme.

Bien, bien! lui dit Rodolphe, tu as encore du cur et de lhonneur...

Ma foi! je nen sais rien, dit le Chourineur tout mu; mais ce que vous me dites l... voyez-vous... jamais je navais rien senti de pareil... Ce quil y a de sr, cest que a... et les coups de poing de la fin de ma racle... qui taient si bien festonns, et qui auraient pu ne finir que demain, tandis quau contraire vous me payez souper... et vous me dites des choses... Enfin suffit, cest la vie et la mort, vous pouvez compter sur le Chourineur.

Rodolphe reprit plus froidement, ne voulant pas laisser deviner lmotion quil ressentait:

Es-tu rest longtemps aide-quarisseur?

Je crois bien... Dabord a avait commenc par mcurer dgorger ces pauvres vieilles btes... aprs, a mavait amus; mais quand jai eu dans les environs de seize ans et que ma voix a mu, est-ce que a nest pas devenu pour moi une rage, une passion que de chouriner! Jen perdais le boire et le manger... je ne pensais qu a!... Il fallait me voir au milieu de louvrage: part un vieux pantalon de toile, jtais tout nu. Quand, mon grand couteau bien aiguis la main, javais autour de moi (je ne me vante pas) jusqu quinze et vingt chevaux qui faisaient queue pour attendre leur tour... tonnerre! quand je me mettais les gorger, je ne sais pas ce qui me prenait... ctait comme une furie; les oreilles me bourdonnaient! je voyais rouge, tout rouge, et je chourinais... et je chourinais... et je chourinais jusqu ce que le couteau me ft tomb des mains! Tonnerre! ctait une jouissance! Jaurais t millionnaire que jaurais pay pour faire ce mtier-l...

Cest ce qui taura donn lhabitude de chouriner, dit Rodolphe...

a se peut bien; mais, quand jai eu seize ans, cette rage-l a fini par devenir si forte quune fois en train de chouriner je devenais comme fou, et je gtais louvrage... Oui, jabmais les peaux force dy donner des coups de couteau tort et travers. Finalement, on ma mis la porte du charnier. Jai voulu memployer chez les bouchers: jai toujours eu du got pour cet tat-l... Ah bien, oui! ils ont fait les fiers! ils mont mpris comme des bottiers mpriseraient des savetiers. Voyant a, et dailleurs ma rage de chouriner stant passe avec mes seize ans, jai cherch mon pain ailleurs... et je ne lai pas trouv tout de suite; alors souvent jai fait la tortue. Enfin, jai travaill dans les carrires de Montrouge. Mais au bout de deux ans a ma sci de faire toujours lcureil dans les grandes rouges pour tirer la pierre, moyennant vingt sous par jour. Jtais grand et fort, je me suis engag dans un rgiment. On ma demand mon nom, mon ge et mes papiers. Mon nom? lAlbinos; mon ge? voyez ma barbe; mes papiers? voil le certificat de mon matre carrier. Je pouvais faire un grenadier soign, on ma enrl.

Avec ta force, ton courage et ta manie de chouriner, sil y avait eu la guerre, dans ce temps-l, tu serais peut-tre devenu officier.

Tonnerre! qui le dites-vous. Chouriner des Anglais ou des Prussiens, a maurait bien autrement flatt que de chouriner des rosses... Mais voil le malheur, il ny avait pas de guerre, et il y avait la discipline. Un apprenti essaye de communiquer une racle son bourgeois, cest bien: sil est le plus faible, il la reoit; sil est le plus fort, il la donne: on le met la porte, quelquefois au violon, il nen est que a. Dans le militaire, cest autre chose. Un jour mon sergent me bouscule pour me faire obir plus vite; il avait raison, car je faisais le clampin: a membte, je regimbe; il me pousse, je le pousse; il me prend au collet, je lui envoie un coup de poing. On tombe sur moi; alors la rage me prend, le sang me monte aux yeux, jy vois rouge... javais mon couteau la main, jtais de cuisine, et allez donc! je me mets chouriner... chouriner... comme labattoir. Jentaille le sergent, je blesse deux soldats!... une vraie boucherie! onze coups de couteau eux trois, oui, onze!... du sang, du sang comme dans un charnier!

Le brigand baissa la tte dun air sombre, hagard, et resta un moment silencieux.

quoi penses-tu, Chourineur? dit Rodolphe lobservant avec intrt.

rien, rien, reprit-il brusquement. Puis il reprit avec sa brutale insouciance: Enfin on mempoigne, on me met sur la planche au pain, et jai une fivre crbrale.

Tu tes donc sauv?

Non, mais jai t quinze ans au pr au lieu dtre fauch. Jai oubli de vous dire quau rgiment javais repch deux camarades qui se noyaient dans la Seine; nous tions en garnison Melun. Une autre fois, vous allez rire et dire que je suis un amphibie au feu et leau, sauveur pour hommes et pour femmes! une autre fois, tant en garnison Rouen, toutes maisons de bois, de vraies cassines, le feu prend un quartier; a brlait comme des allumettes; je suis de corve pour lincendie; nous arrivons au feu; on me crie quil y a une vieille femme, qui ne peut pas descendre de sa chambre qui commenait chauffer: jy cours. Tonnerre! oui, a chauffait... car a me rappelait mes fours pltre dans les bons jours; finalement je sauve la vieille. Mon rat de prison sest tant tortill des quatre pattes et de la langue quil a fait changer ma peine; au lieu daller labbaye de Monte--regret, jen ai eu pour quinze annes de pr. Quand jai vu que je ne serais pas tu, mon premier mouvement a t de sauter sur mon bavard pour ltrangler. Vous comprenez a, mon matre?

Tu regrettais de voir ta peine commue?

Oui... ceux qui jouent du couteau, le couteau de Charlot, cest juste; ceux qui volent, des fers aux pattes, chacun son lot. Mais vous forcer vivre quand on a assassin, tenez, les curieux ne savent pas la chose que a vous fait dans les premiers temps.

Tu as donc eu des remords, Chourineur?

Des remords! Non, puisque jai fait mon temps, dit le sauvage; mais autrement il ne se passait presque pas de nuit o je ne visse, en manire de cauchemar, le sergent et les soldats que jai chourins, cest--dire ils ntaient pas seuls, ajouta le brigand avec une sorte de terreur; ils taient des dizaines, des centaines, des milliers attendre leur tour dans une espce dabattoir, comme les chevaux que jgorgeais Montfaucon attendaient leur tour aussi. Alors je voyais rouge, et je commenais chouriner... chouriner sur ces hommes, comme autrefois sur les chevaux. Mais, plus je chourinais de soldats, plus il en revenait. Et en mourant ils me regardaient dun air si doux, si doux que je me maudissais de les tuer; mais je ne pouvais pas men empcher. Ce ntait pas tout... je nai jamais eu de frre, et il se faisait que tous ces gens que jgorgeais taient mes frres... et des frres pour qui je me serais mis au feu. la fin, quand je nen pouvais plus, je mveillais tout tremp dune sueur aussi froide que de la neige fondue.

Ctait un vilain rve, Chourineur.

Oh! oui, allez. Eh bien! dans les premiers temps que jtais au pr, toutes les nuits je lavais... ce rve-l. Voyez-vous, ctait en devenir fou ou enrag. Aussi deux fois jai essay de me tuer, une fois en avalant du vert-de-gris, lautre fois en voulant mtrangler avec une chane; mais je suis fort comme un taureau. Le vert-de-gris ma donn soif, voil tout. Quant au tour de chane que je mtais pass au cou, a ma fait une cravate bleue naturelle. Aprs cela, lhabitude de vivre a repris le dessus, mes cauchemars sont devenus plus rares, et jai fait comme les autres.

Tu tais bonne cole pour apprendre voler.

Oui, mais le got ny tait pas. Les autres fagots me blaguaient l-dessus, mais je les assommais coups de chane. Cest comme a que jai connu le Matre dcole... mais pour celui-l respect aux poignets! il ma donn ma paye comme vous me lavez donne tout lheure.

Cest donc un forat libr?

Cest--dire, il tait fagot perte de vue, mais il sest libr lui-mme.

Il est vad? On ne le dnonce pas?

Ce nest pas moi qui le dnoncerai, toujours, jaurais lair de le craindre.

Comment la police ne le dcouvre-t-elle pas? Est-ce quon na pas son signalement?

Son signalement! Ah bien, oui! il y a longtemps quil a effac de sa frimousse celui que le meg des megs y avait mis. Maintenant, il ny a que le boulanger qui met les mes au four qui pourrait le reconnatre, le Matre dcole.

De quelle manire sy est-il pris?

Il a commenc par se rogner le nez, quil avait long dune aune; par l-dessus il sest dbarbouill avec du vitriol.

Tu plaisantes?

Sil vient ce soir, vous le verrez; il avait un grand nez de perroquet, maintenant il est aussi camard... que la carline, sans compter quil a des lvres grosses comme le poing, et un visage olive aussi coutur que la veste dun chiffonnier.

Il est ce point mconnaissable!

Depuis six mois quil sest chapp de Rochefort, les railles lont cent fois rencontr sans le reconnatre.

Pourquoi tait-il au bagne?

Pour avoir t faussaire, voleur et assassin. On lappelle le Matre dcole parce quil a une criture superbe et quil est trs savant.

Et il est redout?

Il ne le sera plus quand vous laurez rinc comme vous mavez rinc. Et, tonnerre! je serais curieux de voir a!

Que fait-il pour vivre?

On dit quil sest vant davoir tu et dvalis, il y a trois semaines, un marchand de bufs sur la route de Poissy.

On larrtera tt ou tard.

Il faudra quon soit plus de deux pour a, car il porte toujours sous sa blouse, deux pistolets chargs et un poignard. Charlot lattend, il ne sera fauch quune fois. Il tuera tout ce quil pourra tuer pour schapper. Oh! il ne sen cache pas; et, comme il est deux fois fort comme vous et moi, on aura du mal labattre.

Et en sortant du bagne quas-tu fait, Chourineur?

Jai t me proposer au matre dbardeur du quai Saint-Paul, et jy gagne ma vie.

Mais, puisque, aprs tout, tu nes pas grinche, pourquoi vis-tu dans la Cit?

Et o voulez-vous que je vive? Qui est-ce qui voudrait frquenter un repris de justice? Et puis je mennuie tout seul, moi; jaime la socit, et ici je vis avec mes pareils. Je me cogne quelquefois... On me craint comme le feu dans la Cit, et le quart dil na rien me dire, sauf pour les batteries, qui me valent quelquefois vingt-quatre heures de violon.

Et quest-ce que tu gagnes par jour?

Trente-cinq sous. a durera tant que jaurai des bras; quand je nen aurai plus, je prendrai un crochet et un carquois dosier, comme le vieux chiffonnier que je vois dans les brouillards de mon enfance.

Avec tout a tu nes pas malheureux?

Il y en a des pires que moi, bien sr; sans mes rves du sergent et des soldats gorgs, rves que jai encore souvent, je pourrais tranquillement crever comme un autre au coin dune borne ou lhpital; mais ce rve... Tenez... nom de nom! je naime pas penser a, dit le Chourineur.

Et il vida sur un coin de la table le fourneau de sa pipe.

La Goualeuse avait cout le Chourineur avec distraction, elle semblait absorbe dans une rverie douloureuse.

Rodolphe lui-mme restait pensif.

Les deux rcits quil venait dentendre veillaient en lui des ides nouvelles.

Un incident tragique vint rappeler ces trois personnages dans quel lieu ils se trouvaient.

V

Larrestation

Lhomme qui tait sorti un moment, aprs avoir recommand logresse son broc et son assiette, revint bientt, accompagn dun autre personnage larges paules, figure nergique.

Il lui dit:

Voil un hasard de se rencontrer comme a, Borel! Entre donc, nous boirons un verre de vin.

Le Chourineur dit tout bas Rodolphe et la Goualeuse, en leur montrant le nouveau venu:

Il va y avoir de la grle... cest un raille. Attention!

Les deux bandits, dont lun, coiff dun bonnet grec enfonc jusque sur ses sourcils, avait demand plusieurs fois le Matre dcole, changrent un coup dil rapide, se levrent simultanment de table et se dirigrent vers la porte; mais les deux agents se jetrent sur eux en poussant un cri particulier.

Une lutte terrible sengagea.

La porte de la taverne souvrit; dautres agents