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RECUEIL DE CONTES BEGUINAGE

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RECUEIL DE CONTES

BEGUINAGE

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C’est à deux pas du centre-ville…

Dans ce quartier du Béguinage à l’at-mosphère,surréaliste,asseyez-vous donc face à l’église et profitez du soleil.

Ensuite, direction l’Institut Pacheco… Derrière sa prestigieuse façade, de nombreuses histoires se sont dites et se disent encore.

Par la rue du canal, vous rejoindrez la rue de Laeken, artère où se mêlent commerces et associations, nostalgie du temps d’avant et enjeux contem-porains : mixité sociale et culturelle, circulation, gentrification, travaux fai-sant trembler les maisons.

Sur la place Yser, aux abords du Théâtre et de la friterie, le pavé résonne du cla-quement des talons des prostituées.

Partout dans le quartier, les béguines d’autrefois - les premières féministes ! - nous soufflent que liberté est fille de solidarité.

C’est cette parole-là que les conteur.se.s ont entendue, celle d’un quartier aux visages multiples, dans lequel la solidarité a du sens pour celui dont le cœur appelle la liberté.

Souvenir d’une histoire ensemble« Raconte-moi ton quartier » est un projet itinérant de collecte de l’expres-sion citoyenne. L’idée est d’écrire et de raconter des contes contemporains et militants, reflets et passeurs d’une parole de quartier.

Après avoir parcouru divers quartiers bruxellois, dont le quartier Historique à Molenbeek, Saint-Guidon, Bockstael et Jonction, nous voici au Béguinage/Alhambra.

Grâce au Théâtre National, divers col-laborateurs associatifs et, bien sûr, les habitants, des contes ont vus le jour.

Les conteur.se.s étant des diseur.se.s, ce sont les oreilles ouvertes que les contes se reçoivent le mieux.

Ce recueil vous offre une trace des his-toires racontées le 26 juin.

Merci à tou.te.s celles et ceux qui se sont raconté.es et ont inspiré les artistes de la parole. Ces histoires sont pour vous !

La parole est vivante, si vous le souhaitez, faites-la circuler et racontez ces contes à votre tour !

Le Théâtre National, l’ARC, les Conteurs en balade

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L’arbre à palabresMuriel Durant

Fillette Fatimé au village.Village assoupi.Fillette se promène dans le village assoupi.Fillette passe au pied de l’arbre à palabresUn étranger dort là. Un serpent s’approche de lui.Fillette pousse un cri pour avertir l’homme. Il se réveille. Il voit le serpent, il pâlit.Il regarde Fillette, il comprend. Il fouille ses poches pour trouver une ré-compense : rien !

« Petite, merci de m’avoir sauvé la vie. Je voudrais te donner quelque chose, mais je n’ai rien. Alors écoute bien. Le jour où le mal du pays t’envahira, ce jour-là, lève les yeux. Tu verras un arbre comme celui-ci. Frappe l’arbre du plat de la main et demande ‘Le tortu est-il chez lui ? »

Sur ces paroles, l’étranger s’éloigne. Fil-lette rentre chez elle.

Le temps passe. Fatimé grandit, devient jeune-fille.

Le temps passe, Fatimé devenue femme part loin : à très exactement 7149 kilo-mètres vers le Nord.

Le temps passe.Ça la surprend, alors qu’elle marche dans le quartier, au moment où elle passe de-vant l’église du Béguinage. Le sentiment douloureux du manque l’envahit. Les parents, la famille, les amis, le village, rien que d’y penser ça la déchire à l’intérieur.

Ses jambes tremblent de larmes. Fatimé s’assied sur un des bancs.

Un monsieur avec un bonnet s’assied à ses côtés. Sur le banc, Fatimé et le monsieur au bon-net.

« Ça ne va pas, madame. Je te tutoie, hein, je pourrais être ton grand-père. Dis, tu sa-vais que pendant la guerre il y avait un homme caché dans l’église ? L’ancien or-ganiste l’a raconté. Il avait caché son frère pendant la guerre, parce que son frère faisait de la résistance. Il l’a caché dans le grenier. Et c’est l’organiste du Finistère qui a trahi, il a été le dénoncer chez les allemands, ils sont venus l’arrêter et ils l’ont fusillé. Et depuis lors, l’organiste du Finistère a été mis en quarantaine par tous les organistes bruxel-lois. Plus personne ne voulait le remplacer

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Pas bien vu de nos jours, hein, passe à l’orange ! »

Max le cycliste casqué s’assied à leurs côtés. Sur le banc, Fatimé, le monsieur au bonnet, la dame au pull rayé et Max le cycliste casqué. Ils sont serrés.

« Écoute plutôt, ça c’est drôle. C’était la coupe du monde. Je roulais dans la rue de Laeken. La Belgique a marqué. Une femme a arrêté sa voiture en plein milieu de la rue, elle est sortie et elle s’est mise à danser sur le toit de sa voiture. Elle était juste heureuse : les diables avaient mar-qué. »

Voilà un monsieur avec un cabas plein à craquer. Il s’assied à leurs côtés. Sur le banc, Fatimé, le monsieur au bonnet, la dame au pull rayé, Max le cycliste casqué, le monsieur au cabas plein à craquer. Ils sont bien serrés.

« En parlant de sport ! Moi j’étais pro-fesseur de musique. Et un jour un élève m’a demandé : ‘Monsieur, c’est qui Bach ? ’Ah ça, j’étais fâché. Je lui ai répondu : ‘Bach, c’est l’avant-dernier du Tour de France’. Eh bien figurez-vous que le lendemain, il est revenu pour me dire : ‘Monsieur, vous vous êtes trompé hein ! J’ai demandé à mon père. Bach c’est pas l’avant-dernier du tour de

ni l’aider ni quoi que ce soit… Ah, si les pierres pouvaient parler ici… »

Une dame avec un pull rayé s’assied à leurs côtés. Sur le banc, Fatimé, le monsieur au bon-net et la dame au pull rayé.

« Si les pierres pouvait parler, elles di-raient ça.

Elle s’appelait Semira.

Elle avait 20 ans.

Son père voulait lui donner un mari.

Elle n’en voulait pas, elle a fui, elle est arrivée ici.

On n’a pas voulu la garder, il a bien fallu l’expulser.

On voulait l’envoyer à Lomé.

Dans l’avion pieds et poings liés.

Elle a chanté à l'arrivée des passagers.

On a appliqué la technique du coussin pour la calmer.

Et ça l’a bien bien calmée.

Ça l’a calmée à tout jamais. »

« Dis, tu crois que tu vas le consoler avec ça ? » C’est un cycliste en gilet fluo et casqué qui s’est arrêté.

« Eh, salut Max, dis, encore en gilet jaune.

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France. L’avant-dernier c’est Jacques Bossis.’ Ah lala, la jeunesse… »

Une dame aux cheveux argentés s’assied à leurs côtés. Sur le banc, Fatimé, le monsieur au bon-net, la dame au pull rayé, Max le cycliste casqué, le monsieur au cabas plein à cra-quer et dame aux cheveux argentés. Ils sont très fort serrés.

« On m’a raconté un jour cette histoire. Nas-rédine plante un pommier dans son jardin. Le sultan passe justement à ce moment-là. Il éclate de rire et interpelle Nasrédine : ‘Tu te donnes bien de la peine. Pourquoi? Tu ne mangeras jamais les fruits de ce pommier. Tu sais bien que tu mourras avant qu'il ne com-mence à produire des pommes.’Nasrédine lui répond alors : ‘Sultan, nous mangeons les fruits des pommiers plantés par nos pères et nos enfants mangeront les fruits des pommiers plantés par nous.’ Tiens, vous voyez cette arbre qui vient de pousser, c’est un pommier vous croyez ? »

Tous lèvent les yeux. Un arbre a poussé devant l’église !Fatimé le reconnaît immédiatement : c’est l’arbre à palabres de son village !

Lui reviennent les paroles de l’étranger qu’elle a sauvé du serpent, en ce jour loin-tain. Fatimé se lève. Elle s’approche de l’arbre.

Elle pose sa main sur le tronc et murmure les mots : « Le tortu est-il chez lui ? »

L’homme au bonnet se lève, ôte son couvre-chef. Elle le reconnaît : l’étranger. Il n’a pas changé, pas pris une ride, pas vieilli.

« Chose promise chose due ! ». Le monsieur crie en direction de l’arbre : « Enfants, qui de vous est le plus rapide ? »

Une voix sort de l’arbre : « Moi, je peux courir comme une poule d’eau !

- J’ai besoin d’un messager plus rapide aujourd’hui. »

Une autre voix crie : « Moi, je peux courir comme le vent !

- J’ai besoin d’un messager plus rapide encore aujourd’hui. »

Une troisième voix crie : « Moi, je peux courir comme la parole et la pensée hu-maines !

- Voilà ce que mon cœur désire. Fils, em-porte mon amie. »

Un tourbillon sort de l’arbre, il enveloppe Fatimé. Un instant plus tard, la voilà dans son village d’enfance, devant ses parents, sa famille, ses amis.

Entre l’arbre à palabres du village et

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l’arbre à palabres du Béguinage, 7149 kilomètres, très exactement.

Conte créé dans le cadre du pro-jet Raconte-moi ton quartier Béguinage, sur base d’ateliers d’expression avec les habitants du quartier et librement inspiré du conte estonien « Le bouleau tordu ».

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Glauca

Emmanuel De Loeul

Elle était née dans un petit village au pied des montagnes, dans un pays d’Europe centrale. Ses yeux étaient vert pâle tirant sur un bleu-gris de mer avant la tempête. La même couleur que les yeux d’Athéna, la déesse grecque de la guerre. Une couleur empathique et impitoyable. Im-périale. Dans son village, c’était le signe d’une femme puissante, femme-médecine ou cheffe de bande. On l’appelait Glauca.

Un jour, toute petite encore, elle était avec les autres femmes du village au bord du lac. C’était leur journée annuelle, rien qu’à elles. À sa grand-mère assise à côté d’elle, dit que plus grande, elle voulait de-venir médecin. Sa grand-mère continua à regarder le lac, droit devant elle : « Si tu veux devenir médecin, ma petite-fille, il te faudra aller à l’Ouest, ici les écoles sont dé-labrées depuis la chute du mur. » Depuis, Glauca s’est mise à rêver à une ville de l’Ouest où elle ferait ses études et devien-drait médecin.Au même moment, à l’Ouest, trois ins-pecteurs entraient à l’improviste dans un home pour vieux, dans la capitale de l’Eu-rope. C’était un bâtiment néo-classique

de deux étages en double carré, entouré de petites rues dans un quartier paisible et sans chichi coincé entre un boulevard en-combré de voitures et une place chic aux restaurants luxueux. Les trois inspecteurs visitèrent l’étage des déments et autres dé-biles. Dans les chambres, l’odeur âcre de la pisse et les cris de désespérante solitude des résidents saturaient l’atmosphère. Des néons se reflétaient sur des murs vert pâle et bleu-gris. « Ambiance glauque » ont-ils écrit dans leur rapport.

Depuis la parution de ce rapport, petit à petit, glauque était devenue la couleur de l’abandon et du désespoir partout dans le monde. Les humains étaient moins sen-sibles au regard d’Athéna, vert pâle tirant sur un bleu-gris de mer avant la tempête. La déesse avait perdu de sa puissance. Elle n’accordait plus son soutien à aucun hé-ros.

Un jour, des hommes sont arrivés au vil-lage au pied de la montagne. Glauca avait grandi, c’était une jeune fille intelligente et belle. Les hommes ont promis monts et merveilles à celles qui voulaient quit-ter le pays et faire fortune. Ils avaient des relations dans la capitale de l’Europe, à l’Ouest, et fourniraient facilement du travail à chacune, selon ses compétences. Glauca voulait entrer en faculté de mé-decine. Ça aussi c’est possible, ont dit les hommes. Glauca les a suivis, ses yeux,

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et de verre. Elle fixait le boulevard en plan large, lançait dans la pénombre l’éclat de son regard vert pâle tirant sur un bleu-gris de mer avant la tempête comme un écran de fumée et retrou-vait en pensée sa grand-mère au bord du lac, dans la montagne. Elle lui ra-contait ses malheurs. Elle lui disait que tout allait bien se passer, qu’elle allait s’en sortir, qu’elle ne se laisserait pas faire. Puis elle se taisait. Aucune réponse ne venait, sa grand-mère res-tait muette, le regard perdu au-delà de l’autre bord du lac. Là-bas, à l’autre bout, deux silhouettes se sont dressées dans la pénombre de la nuit. Glauca a repris son monologue avec sa grand-mère, les silhouettes ont disparu. Glauca s’est tue à nouveau, sa grand-mère n’a de nouveau rien dit. Et à l’autre bout du lac, les deux silhouettes sont réapparues.

Pwuûût pwuûût pwuûût … Une voiture est passée en trombe. L’écran de fumée s’est dissipé brusquement. Glauca les a vus, de l’autre côté du boulevard. Elle les avait déjà aperçus une demi-heure plus tôt. Ils étaient deux. Elle d’un âge mûr, lui plus jeune. Même le gars n’avait pas le profil du client, non, plutôt étudiant attardé, ou travailleur social concerné. La femme avait plus clairement l’air

vert pâle tirant sur un bleu-gris de mer avant la tempête, aveuglés d’espoir.

Arrivée dans la capitale de l’Europe, les hommes lui ont confisqué son passe-port et ont enfermé Glauca dans une chambre d’hôtel miteuse à deux pas d’un rond-point minable où fumait une baraque à frites.

Cette nuit-là, ils ont déposé Glauca sur le boulevard qui longeait le rond-point à la friteuse. À deux rues du home pour vieux. Seule au milieu d’autres femmes seules, au pied de hautes tours de verre et de béton, Glauca faisait ses premiers pas sur le trottoir. Sous les réverbères à la lumière orange ou jaune blafard, elle faisait les cent pas. Une voiture s’est arrêtée, l’homme au volant a baissé la vitre, Glauca a hésité puis s’est penchée, elle a tendu 5 doigts pour si-gnifier son tarif, elle est montée dans la voiture. Toute la nuit, le même cirque s’est répété, 5 fois, 7 fois, 12 fois… Ses yeux vert pâle tirant sur un bleu-gris de mer avant la tempête, même voi-lés, faisaient fureur. C’était ça ou les coups, les coups et encore les coups des truands qui gardaient son passeport et, sans doute, la mort au bout.

Entre deux passes, Glauca restait immobile sous la lumière pâle des ré-verbères, au pied des tours de béton

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d’une militante. Son regard trahissait une bienveillance à toute épreuve. C’était, à n’en pas douter, une féministe. Ou une vegan. Ou les deux.

Glauca les a fixés de son regard vert pâle tirant sur un bleu-gris de mer avant la tempête. Ils s’arrêtaient parfois, par-laient avec des femmes qu’ils semblaient connaître pour certaines. Aux autres ils laissaient une carte de visite : « Si un jour vous voulez vous en sortir, nous pouvons vous aider. » Puis ils poursuivaient leur chemin, prenaient à gauche le rond-point à la friterie et disparaissaient dans la rue parallèle au boulevard, avant de réappa-raître un peu plus tard.

Chaque fois que le duo réapparaissait après avoir fait le tour du bloc d’im-meubles, Glauca les fixait de son regard vert pâle tirant sur un bleu-gris de mer avant la tempête. Au bout de trois tours, elle avait compris qu’il valait mieux cibler la femme, pas l’homme : lui ne la regar-dait jamais. Jamais. Pourtant, elle sentait que son regard l’atteignait.

Ils finissaient leur troisième tour du bloc. Avant de s’élancer de nouveau sur le bou-levard, le gars a pris sa partenaire par le coude : « Tu as vu la nouvelle ? » « Quelle nouvelle ? » a-t-elle demandé. « Celle qui a un regard incroyable, qui te passe à travers et en même temps semble te soulever dans

les airs ! » « Non, pas fait attention… » À ce moment-là, ils ont tourné le coin du boulevard. Glauca, sur le trottoir d’en face, négociait une passe. La voiture est repartie, elle est restée, s’est redressée, les a aperçus et a fixé la femme cette fois. Et la femme s’est arrêtée net. Transpercée et comme emportée dans les airs. C’était un regard qui disait : « Venez ! » et « Partez ! » avec la même force impérieuse.

Le duo a traversé le boulevard et, dans la lumière des réverbères, s’est dirigé vers Glauca, l’air de rien. Son regard les englo-bait tous les deux. Le gars avait toutes les peines du monde à ruser pour ne pas le soutenir ni le nier. Quand ils sont arri-vés à sa hauteur, ils ont attendu un signe de sa part, une autorisation à engager la conversation avec elle. Au lieu de ça, elle a complètement éteint son regard : finie la tempête à venir ; c’était comme si le duo était devenu rien, moins que des fan-tômes. Une nouvelle voiture approchait et s’est arrêtée, Glauca s’est penchée à la fenêtre, a tendu la main ouverte - son tarif ; le chauffeur a hoché la tête et indiqué la por-tière du menton pendant que remontait la vitre du côté passager.

Pendant ce temps, le gars du duo était resté deux ou trois pas en arrière de Glauca, comme un client jaloux et indé-cis. D’une pitchenette, il a balancé une carte de visite qui s’est échouée dans le

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teur allumé. Ils se sont engouffrés, elle a démarré en trombe.

La voiture a filé dans la nuit noire, en-filant les routes nationales, les routes de campagne encaissées entre des talus de hautes herbes que les phares éclai-raient brièvement. Ils filaient dans la nuit noire et personne ne les suivait. Au bout d’une heure trente de tours et détours, ils se sont arrêtés dans un petit village perdu, devant une improbable pension de campagne. C’était une de-meure agréable et douce à vivre. Les néons en étaient bannis. Il n’y avait, le soir, que la lumière chaude des liseuses qui faisaient des bulles de bien-être dans un salon aux murs en terre et en pierre du pays, aux teintes ocre rouge et jaune.

Là, des femmes, le temps qu’il faut, s’abritaient, se faisaient oublier et enta-maient une nouvelle étape de leur vie.

On dit que, plus tard, retournée dans son pays, Glauca est devenue cheffe de bande et femme médecine. Elle ar-pentait le pays et ouvrait les yeux aux jeunes filles et aux femmes. On dit aussi que plus sa réputation grandis-sait, plus le regard d’Athéna retrouvait de son éclat. La déesse se jura, pendant un temps, de ne plus prêter qu’aux femmes un peu de l’éclat de ses yeux

caniveau, à l’exacte perpendiculaire de la poignée de portière passager de la voiture. Au moment de se reculer pour ouvrir la portière, Glauca s’est baissée pour resserrer une lanière de ses sandales à talons et, dans un geste vif, elle a saisi la carte mine de rien avant d’embarquer puis de disparaître avec la voiture dans un vrombissement au carrefour suivant.

Le lendemain, vers 22h, le gars du duo a reçu un appel sur le téléphone de l’asso-ciation : « 23h30, Alhambra 22. » C’était tout. Une voix jamais entendue, un ac-cent de l’Est. Il a prévenu sa partenaire et ils sont partis, comme la veille.

Devant Alhambra 22, Glauca mar-chait de long en large. À 23h25, elle a aperçu le duo venir vers elle. Sans prévenir, elle a pris le bras du gars comme à un client et l’a emmené sans un mot dans l’hôtel miteux à deux pas du rond-point à la friterie. Dans la si-nistre et sombre piaule, elle a fixé le gars de ses yeux vert pâle tirant sur un gris-bleu de mer avant la tempête : « Aidez-moi » lui a-t-elle ordonné. « Ça n’aura pas tardé », a-t-il pensé en tirant son téléphone portable de sa poche. Quelques minutes plus tard, sa partenaire les attendait devant l’hôtel de passe, au volant d’une voiture, mo-

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vert pâle tirant sur un bleu-gris de mer avant la tempête.

Conte créé dans le cadre du projet Ra-conte-moi ton quartier Béguinage, sur base d’ateliers d’expression avec les habitants du quartier.

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au pays, avec moins d’arbres, c’était moins vert ; ici, la pierre, la brique et le béton étaient rois. Mais la place était encore assez agréable. L’eau promettait un peu de fraîcheur en cet été trop chaud. Le monde était assis aux ter-rasses ou terré chez lui. Seul quelques punks et fêtards attardés trempaient leurs pieds, leurs bouteilles de bière ou les deux dans l’eau du bassin.

Quand la femme est arrivée devant la fontaine bleue et rose, elle l’a aper-çue. Du milieu de la place, une fille à la peau cuivrée venait lentement vers elle. La fille était enveloppée dans une ample robe noire, foulard rouge à la taille et pivoine piquée dans ses longs cheveux bruns. Elle marchait en équi-libre sur le bord du bassin.

La femme a porté discrètement son appareil photo à hauteur d’œil. Et elle a appuyé sur le déclencheur. Une fois, deux fois, trois fois, dix fois. Lentement, elle a ramené l’appareil à hauteur de sa hanche. La fille à la fleur rouge avait disparu.

Les Brèves de quartierEmmanuel De Loeul

Rouge

Une femme était arrivée seule, passa-gère clandestine. Elle avait loué une chambre et ne l’avait pas quittée pen-dant 6 mois. Un jour, elle est sortie pour la première fois. Il faisait beau et très chaud. Dans sa main droite elle te-nait un appareil photo, emmené avec elle du pays où elle était née.

Il y avait dans le quartier un ancien port remplacé par un long bassin d’eau de 50 cm de profondeur. À chaque bout, des statues en bronze crachaient de l’eau. C’étaient des chimères ef-frayantes, queue de serpent, corps de chèvre, gueule de lion. Des deux côtés du bassin, des terrasses de restaurants. À l’extrémité ouest du bassin, les chimères gardaient une haute fontaine en pierre bleue et en granit rose.

Timidement, la femme a marché dans les rues et ruelles autour de l’ancien port. Puis elle s’est approchée du bas-sin. C’était presque comme chez elle,

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Sacrifice

Un homme est arrivé avec ses trois en-fants. Harassés par des années de route, de traversées, de harcèlement, de doute, de doute, de doute. Il voulait que ses enfants aillent à l’école, une bonne école. Sans papiers, il a fini par comprendre que s’ils avaient été « mineurs non accompagnés », ses enfants auraient été scolarisés tout de suite. Quelques jours plus tard, l’homme avait disparu. Depuis, les trois enfants vont à l’école et réussissent haut la main.

Comble du rock’n roll

Au coin de la rue, une double porte en bois était surmontée d’un portique en briques. À côté, la demeure avait des al-lures de castelet aristocratique. Elle était entourée d’immeubles à appartements, la plupart récents et sans charme. Les jeudis soirs, une à une ou par petits groupes, des silhouettes se faufilaient dans la rue, appuyaient sur une sonnette à droite de la double porte et s’y engouffraient rapi-dement dès qu’elle s’entrouvrait. Était-ce la consultation d’un mage de renom ? Le

rendez-vous secret d’un mouvement clan-destin ? Un club de spiritisme ?

Au milieu de la soirée, soudain, le bâti-ment se mettait à vibrer. La double porte tremblait sur ses gonds. Les rares passants, traversés par les ondes, étaient pris de hochements de tête incontrôlables. Bien-tôt, les ondes basses entraînaient tout le quartier, les appartements, les hangars, les pavés de la rue. Tout vibrait au rythme d’un infernal vrombissement. À minuit passé, le quartier retrouvait son immobilisme. Tout était de nouveau figé dans le silence, la brique, la pierre et le bé-ton. Les silhouettes sortaient par grappes joyeuses et répandaient de derniers éclats sous les fenêtres des endormis. Puis elles disparaissaient à travers les rues et le bou-levard avoisinants. Jusqu’au jeudi suivant. Semaine après semaine. Mois après mois. Année après année. Aucun voisin n’avait jamais songé à se plaindre.Jusqu’à ce jour où la double porte est res-tée fermée. Les silhouettes ne venaient plus. Le quartier n’a plus vibré non plus. Le Magasin 4, scène rock underground abritée dans le castelet, avait déménagé sur les quais, le long du canal, au milieu des entrepôts, de quelques péniches et d’herbes folles.

C’est là maintenant que vont les sil-houettes avides de vibrations basses qui se répandent au milieu de rien, se trans-

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çais, ici je trouve tout ce que je veux dans ma langue maternelle !?

Histoires brèves créés dans le cadre du projet Raconte-moi ton quar-tier Béguinage, sur base d’ateliers d’expression avec les habitants du quartier.

mettent à l’eau huileuse du canal et aux herbes hautes des terrains vagues. Et pourtant, désormais, chaque ven-dredi après la transe, une plainte pour tapage nocturne atterrit sur le bureau du commissaire… Comble du rock and roll, joies de l’underground.

La langue

Il y a peu de places dans les écoles de français. En attendant, je fais mes courses dans le quartier.

Je vais chez l’épicier : Salaam Alaikum ! Alaikum Salaam !

Je vais chez le garagiste : Salaam Alaikum ! Alaikum Salaam !

Je vais au salon de thé : Salaam Alaikum ! Alaikum Salaam !

Chez le coiffeur, le boulanger, le bou-cher : Salaam Alaikum ! Alaikum Salaam !

Comment tu veux que j’apprenne le fran-

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EMEFA

Muriel Durant

Ce jour-là, il fait gris.Ce jour-là, Marieke sort de chez elle, rue de Laeken.Ce jour-là, elle va faire les courses dans le quartier.

Devant les légumes, Marieke hésite. Epi-nards congolais (les gluants) ou épinards togolais (les secs) ? Elle choisit les togolais

« Excellent choix, lui dit la marchande. Pre-nez donc un peu de gombo.

- Je n’en ai pas besoin

- Tatata, je vous l’offre. Et ce safou aussi. Ça vous sera utile. »

Pour le poisson, Marieke hésite à nou-veau : séché, ou fumé ? Elle prend le poisson séché.

« Excellent choix, excellent choix. Prenez aussi cette carcasse de poisson.

- Hein ? Mais non…

- Si si si, allez, je vous l’emballe. Ça vous sera utile, pour peu que vous suiviez votre instinct, bien entendu.

- Euh, oui… bien entendu… »

Marieke est perplexe, mais elle continue sa

route : un passage par la rue Neuve, une autre course à faire avant de rentrer chez elle.

Elle aperçoit Emefa .Une copine ? Non, c’est beaucoup dire.Emefa est une des « femmes qui travaillent ».

Elles se disent « bonjour » quand elles se croisent.Il faut savoir que Marieke a arrêté de dire bonjour dans la rue. Au pays, on dit bon-jour à tout le monde. Elle a fait pareil ici au début. Non seulement personne ne lui répondait, mais en plus elle avait l’impres-sion de mettre les gens mal à l‘aise. Elle a donc arrêté à quelques exceptions près.

Emefa est l’une de ces exceptions. Elles s’aiment bien. Elles parlent parfois, c’est comme ça qu’Emefa lui a raconté son his-toire…

Elles étaient trois filles d’un même père et d’une même mère. La famille est venue en Belgique pour le travail des parents. Ils sont restés quelques années, avant d’être rappelés au pays. Personne ne sait pour-quoi, les parents sont partis avec les deux aînées et ont laissé Emefa ici. Le jour de leur départ était gris et froid, Emefa tremblait beaucoup. C’est alors que le monstre Trimobe est ap-paru. Il a emporté Emefa et lui a dit : « Tu es ma fille ».

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ses genoux s’entrechoquent, ses dents claquent, ses talons martèlent le sol. Ce bruit sourd réveille le monstre Tri-mobe, qui ne dort jamais que d’un œil.

Il voit au loin Emefa, sa fille, qui prend la fuite. La colère monte en lui. Il se lève et court. Il est rapide, bien plus rapide que les deux femmes. Le voilà presque sur elles, sa bouche ouverte dévoilant des dents longues et tranchantes : « Aaaah, je te tiens ! »

À ce moment, Marieke s’empare des épinards togolais dans son cabas, les lance entre elles et le monstre : « Épi-nards, transformez-vous en lac ! »

Elle ne comprend pas ce qui lui a pris. Et croyez-le ou pas, les épinards se transforment immédiatement en lac.

Trimobe a une bouche immense, il boit le lac d’un coup.Il court. Il est rapide, bien plus rapide que les deux femmes. Le voilà presque sur elles, sa bouche ouverte dévoilant des dents longues et tranchantes : « Aaaah, je te tiens ! »

Marieke s’empare des gombos dans son cabas, les lance entre elles et le

Emefa s’est résignée à être la fille du monstre Trimobe. Trimobe ne la traitait pas comme une fille aimée, non. Il la mettait dans la rue. Tant qu’elle était grasse et dodue, elle serait mangée. Après, il serait temps de s’en débarras-ser.

Marieke s’approche d’Emefa : « Bon-jour ! »

Emefa ne répond pas. Elle regarde de-vant elle, les yeux mouillés de larmes retenues. Marieke lui prend la main : elle est froide, molle, sans consistance. Emefa semble s’évaporer.

« Emefa, que se passe-t-il ?

- Je ne rapporte plus assez... Trimobe va m’emmener au village des morts.

- Quoi, mais non, il ne peut pas faire ça… Écoute, Emefa, viens. Je t’emmène chez moi.

- Non, Trimobe ne me laissera pas partir.

- Viens je te dis. »

Marieke lui prend la main et l’entraîne à sa suite. Elles marchent aussi vite qu’elles le peuvent. Emefa tremble,

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monstre : « Gombos, transformez-vous en forêt ! »

Croyez-le ou pas, les gombos se transfor-ment immédiatement en forêt.

Trimobe a des pattes immenses et bardées de piques, il abat tous les arbres de la forêt d’un coup.

Il court. Il est rapide, bien plus rapide que les deux femmes. Le voilà presque sur elles, sa bouche ouverte dévoilant des dents longues et tranchantes : « Aaaah, je te tiens ! »

Marieke s’empare de la carcasse de pois-son, la lance entre elles et le monstre : « Carcasse de poisson, transforme-toi en mon-tagne ! »

Et bien entendu, la carcasse de poisson se transforme immédiatement en montagne, avec Emefa et Marieke à son sommet et Trimobe tout en bas.

Passe un oiseau aux ailes immenses. Ma-rieke l’interpelle : « Prends Emefa sur ton dos et amène-la en lieu sûr.

- Seulement si tu me donnes un safou

- Tiens, prends, prends », dit Marieke en sortant le safou de son cabas.

Voilà Emefa partie vers d’autres contrées. Où ? L’histoire ne le dit pas, mais sachez qu’elle est sauvée.

Marieke est retournée au magasin : épi-nards congolais et poisson fumé cette fois-ci.Et une carcasse de poisson… On ne sait jamais…

Conte créé dans le cadre du projet Ra-conte-moi ton quartier Béguinage, sur base d’ateliers d’expression avec les ha-bitants du quartier et librement inspiré de contes traditionnels, entre autres Rafara (conte populaire africain).

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cueillement aussi des agnostiques, des mécréants et autres libre-exaministes qui passaient par là. Place à la fête, aux scènes sonorisées protégées par des barrières Nadar, aux expositions tape à l’œil… comme partout autour à 500 mètres à la ronde durant toute la belle saison.

La nouvelle a vite fait le tour du quar-tier. Le lendemain matin, une foule immense était rassemblée sur le parvis et les rues devant l’église.

Alerté, le prêtre est arrivé. Il est monté sur une caisse vide posée devant les portes de l’église : « Mes amis, votre présence ici réchauffe le cœur. Mais que voulez-vous, la décision est prise, notre église a fait son temps, d’autres vies l’attendent. Notre responsabilité est d’investir d’autres lieux comme nous avons investi celui-ci durant des décen-nies. » Un brouhaha est monté de la place, qui voulait dire « Non, non, pas d’accord ! » Un homme d’une quaran-taine d’années a pris la place du curé sur l’estrade. Il a dit : « Le sacré n’est pas réservé aux croyants. » Les gens ont applaudi. « Les rapports entre l’Eglise et l’Etat blablabla. La laïcité bien comprise blablabla. » Là, la foule s’est lassée, la rumeur est remontée, qui grognait : « Merci, au suivant. » Une habitante du quartier est venue raconter ses souve-

Le temple de la solidarité

Emmanuel De Loeul

Sur la place trônait tranquillement une église. La façade était baroque. Le pavé irrégulier. Les bancs en arc de cercle lui délimitaient un parvis. C’était un endroit tranquille. Une petite place toute en pierre, avec seulement un arbre au milieu, mais reposante pour-tant. Beaucoup de gens la traversaient. D’autres y prenaient leur repas sur le pouce, à midi, avant de retourner au bureau. D’autres encore y passaient de longues heures à lire ou à dormir sur un banc.

Ça faisait longtemps que l’église n’était plus pleine aux heures de prière.

Un dimanche, le vieux prêtre est monté en chaire de vérité pour la pre-mière fois depuis 10 ans. La nouvelle est tombée sur la tête des douze fidèles présents : l’église va être désacralisée. Les autorités de la ville, propriétaires du bâtiment, avaient des projets pour ce lieu aux ressources touristiques in-soupçonnées. Fini le calme, fini le recueillement des croyants, fini le re-

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nirs d’avant, quand c’était mieux. La foule n’a pas eu plus de patience pour son récit que pour le précédent.

Puis une jeune femme est montée sur l’estrade. Elle a lancé : « Et si on re-sacrali-sait l’église !? » Silence sur la place. Elle a repris : « On en ferait un temple de la soli-darité, maintenant et pour aussi longtemps que nous vivrons et pour tout le monde. » Le temps est resté suspendu deux secondes et il y a eu une explosion de joie. D’une seule voix, la foule a crié « Hourra ! » « À partir de maintenant, l’église du Béguinage est une ZAD, a déclaré la fille, une zone à défendre. Organisons-nous ! »

Une nouvelle fois la foule a crié « Hourra ! » Le curé, conquis, a glissé l’énorme clef dans la serrure et a ouvert grand les deux bat-tants de l’énorme portail de l’église.

Le premier à occuper les lieux la nuit fut Abdeslam. Abdeslam approchait de l’âge de la pension. Il était revenu vivre ici après la crise économique qui avait ravagé l’Es-pagne, où il travaillait depuis 15 ans. Ses enfants avaient quitté la maison, il devait à son tour trouver un nouveau logement, plus petit. Mais tout aussi cher ! Les prix avaient doublé dans le quartier en dix ans. Mission impossible. Alors, il s’était amé-nagé un coin à lui à gauche du chœur : un paravent ramené de la place du Jeu de Balle, un sommier et un matelas récupérés

chez lui, une table basse et un fauteuil ma-rocain trouvés dans la rue lui faisaient un petit studio chaleureux.

Les jours suivants, d’autres l’ont imité. La ZAD du Béguinage était une merveilleuse réponse à la crise du logement !

Mais l’église était fraîche et humide. Im-possible à chauffer vu la hauteur. Farid était menuisier-charpentier dans son pays d’origine. Ici, sans diplôme et parlant mal le français, il n’avait jamais trouvé que des petits boulots comme magasinier ou à la plonge dans un restaurant. Avec quelques amis de son cours de français, ils ont récu-péré dans la ville des centaines de palettes en bois, des dizaines de tapis, de tentures et de rouleaux de tissus. Une semaine plus tard, avec l’aide de voisins et voisines, ils avaient transformé l’église : les piliers et les murs en pierre étaient recouverts de tissus, les sols de tapis. Une structure en bois s’élevait avec un premier plafond à 3m de haut. Au-dessus, un premier étage permettait d’accueillir plus de monde en-core. Le 1er étage était lui aussi fermé par un plafond. Chaque niveau était chauffé grâce aux nouveaux aménagements, à la chaleur humaine des centaines de per-sonnes qui vivaient là et aux foyers de cuisine.

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tous les regards les ont suivis. Ils ont fait mine d’aller vers leur matelas, tous les regards les en ont empêchés. Ils se sont dirigés, tremblants, vers la sortie, tous les regards les ont accompagnés avec bienveillance.

L’occupation durait maintenant depuis plusieurs semaines, il y avait toujours plus de monde dans l’église et toujours plus de monde à faire des allers-retours entre l’église et le quartier autour. Pour venir à bout de cette occupation sau-vage, les autorités de la ville ont décidé de couper la distribution d’eau aux abords et dans l’église.

Jean-Jacques était plombier, avant. Maintenant, il était SDF. La vie avait mal tourné pour lui. Il a rejoint la ZAD du Béguinage pour être moins seul. En conseil, Jean-Jacques a pro-posé de fabriquer tout un système de récolte de l’eau de pluie. « Nous récu-pérons des réservoirs, que nous fixons en hauteur sur des structures en bois. On va dévier les gouttières vers les réservoirs et le tour est joué. » Trois jours plus tard, les réservoirs étaient opérationnels. Comme par enchantement, ce soir-là, il s’est mis à pleuvoir. Tous les occu-pants de l’église sont sortis sur le parvis et se sont mis à danser sous la pluie. Les enfants se déshabillaient et se frottaient

Tous les matins et tous les soirs, les oc-cupants de la ZAD se réunissaient en conseil.

Kiko y assistait chaque fois. Discret, peut-être timide, il avait sauvé sa peau en quittant son pays d’Afrique centrale dirigé par un dictateur sanguinaire. Depuis qu’il était arrivé ici, il rêvait d’une chose : travailler dans les services secrets. C’était rare, mais quand Kiko parlait, c’était du solide. C’est lui, un matin, au conseil, qui avait murmuré discrètement à l’oreille de sa voisine que le couple arrivé la veille était là pour les surveiller de l’intérieur. Il avait repéré l’homme accroché à son baise-en-ville et la femme qui ne quit-tait jamais son sac à main. La voisine avait passé le message à l’oreille de son voisin. Et ainsi de suite durant toute la réunion. À la fin de la discussion, tous les regards se sont tournés vers l’étrange couple. Ils l’ont fixé sans haine mais sans rien lâcher. Un silence épais, dense, pesant s’est installé. Les deux policiers en civil n’avaient pas vu le coup venir. Qui avait bien pu les dé-noncer ? Mystère. Ils ont fait semblant de rien pendant 30 longues secondes. Puis, le silence s’est fait plus profond, les deux flics sont devenus pâles. Ils se sont levés, tous les regards se sont levés. Ils ont fait trois pas en arrière,

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au savon tandis que les adultes laissaient exploser leur joie en chantant.

Pour les autorités, il ne restait qu’une seule solution : affamer les zadistes. La police a organisé un blocus tout autour de l’église, fouille à l’entrée et fouille à la sortie. Interdiction de faire entrer la moindre vic-tuaille dans l’église, qui n’était pas équipée aux normes pour cuisiner et servir de la nourriture à un si grand nombre de per-sonnes.

Samira venait d’un pays occupé. Elle s’en était enfuie en passant par des sous-ter-rains creusés sous le sable entre son pays et le pays voisin. Au conseil ce soir-là, elle avait exposé son plan. Le lendemain, les zadistes ont commencé à creuser der-rière l’autel. Trois semaines plus tard, ils retrouvaient l’air libre au beau milieu du jardin de l’ancien asile pour vieux, der-rière l’église. Tout juste, les réserves étaient épuisées. L’approvisionnement clandes-tin pouvait commencer. Les victuailles étaient rassemblées en divers endroits du quartier : galerie d’art, centre social, mai-son médicale… La nuit, une équipe faisait la tournée des réserves et les amenait clan-destinement dans les jardins du home où une autre équipe transportait le tout vers l’église par le tunnel.

Anissa était paysanne dans le Sahel. Sa fa-mille mangeait à sa faim, son mari vendait les surplus au marché. Puis la sécheresse et les chamboulements climatiques ont amené la famine. Anissa et sa famille ont dû fuir. Ici, son mari avait trouvé du travail au service des espaces verts de la commune. Leurs cinq enfants allaient à l’école, Anissa prenait des cours de fran-çais. Mais elle devait souvent choisir entre la facture d’électricité et le panier de fruits et légumes.

Quand elle a parlé de la ZAD du Bégui-nage à son mari, il n’était pas franchement d’accord. Il craignait de perdre son bou-lot. Ils sont d’abord allés quelques heures chaque jour. Puis ils ont passé là une nuit. Puis deux, puis trois. Les enfants s’étaient fait plein de copains. Ils avaient finale-ment rendu les clefs de leur appartement et s’étaient installés dans l’église. C’était un peu comme au village. Lui continuait à se rendre au travail, on ne pouvait rien lui reprocher. Anissa, après le creusement du tunnel, avait dit qu’il fallait être autonome aussi pour la nourriture. Ils s’y sont tous mis, à tour de rôle. En un an, ils ont trans-formé les jardins de l’ancien asile pour vieux en verger luxuriant et en potager prospère, les récoltes étaient abondantes, la collecte de vivres avait diminué, tout le monde mangeait à sa faim.

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rité, vous êtes la solidarité qui se défend ! » avait conclu le curé.

Que peut-on contre cela ?

Conte uchronie, créé dans le cadre du projet Raconte-moi ton quartier Bégui-nage, sur base d’ateliers d’expression avec les habitants du quartier.

Les autorités communales ne savaient plus quoi inventer pour récupérer leur bâtiment. On ne pouvait quand même pas envoyer l’armée !?

Dans la ZAD, chaque soir, c’était la fête. Toutes les musiques du monde se mêlaient sur le parvis, dans l’église et dans les jardins de l’ancien home. Quoi qu’il arrive, le plaisir de reconstruire ensemble l’emportait sur la tristesse ou la colère. Les voisins, les curieux, les sympathisants étaient toujours plus nombreux à passer voir, à venir soute-nir les habitants de cet étrange quartier autonome.

Ce soir-là, le vieux curé était venu leur rendre visite. Il leur a raconté com-bien dans le temps, l’église avait été le lieu de la solidarité pour les autres. Pendant la guerre, l’organiste d’alors y avait caché son frère, recherché par l’envahisseur, avant qu’il ne soit dé-noncé par un traître. Plus récemment, des migrants y ont été hébergés durant de longs mois dans l’attente d’une ré-gularisation de leur situation par les autorités du pays.

« Maintenant, j’ai compris que ce lieu lutte pour lui-même. Et tout le monde s’y est mis. Vous ne défendez pas la solida-

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Remerciements

Un projet mené de concert par Le Théâtre National, l’ARC et les Conteurs en balade.

Un grand merci au Centre Social du Béguinage et à ses participants, à la Maison Médicale Riches Claires avec le soutien de la Maison Médicale Bé-guinage, à l’association Isala et ses bénévoles, à Pascale et la Centrale de l’Emploi de la ville de Bruxelles, au charmant groupe d’habitants, Deniz, Félix l’organiste, Pierre et le Curé Al-liet, ainsi qu’a l’association E² qui se trouve au lieu-dit le Sterput.

C’est grâce à toutes ces contributions que « Raconte-moi ton quartier Bégui-nage » a pu se réaliser et rencontrer sa forme poétique

ARC – Action et Recherche CulturellesRue de l’Association 20, 1000 Bruxelles

arc-culture.be Achevé d’imprimer en 2019

Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles, le Théâtre National

Editeur responsable : Jean-Michel DEFAWE

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