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* BAUDELAIRE ET LA MUSE Quum vitiorum tempestaa Turbabat omnee semitas Apparuisti, Deitas Piscina plena virtutis Fons aeternae juventutis Labris vocem redde mutis ! Baudelaire n'est pas un de ces poètes, tels que Dante ou Pétrarque, dont l'oeuvre reste liée pour nous au nom d'une seule ' inspiratrice. Les femmes n'ont pas manqué dans sa vie, mais bien qu'il n'en soit guère dont son art n'ait tiré quelque profit, aucune, et la Vénus noire peut-être moins que toutes, n'exerce sur son oeuvre la domination souveraine d'une Béatrice ou d'une Laure. Ce que l'on trouve chez Baudelaire est moins une Muse que la menue monnaie de celle qu'il a vainement cherchée ; mais qu'il ait consciemment et obstinément voulu en trouver une, le fait est hors de doute et ce désir mérite d'autant plus de retenir notre attention qu'il est intimement lié à la manière même dont Baudelaire concevait son art. S'il est vrai que ce poète en quête d'une Muse a finalement échoué, son échec ne fut pas total et l'insuccès se compense par l'étonnante lucidité du témoin qui, chez lui, ne-cesse d'accompa- gner ses propres expériences. A cet égard, Baudelaire serait irremplaçable, si nous n'avions Richard Wagner. Ce ne sont pas leurs grands devanciers qui les expliquent, c'est plutôt à la lumière de leurs confessions qu'on peut interpréter l'histoire de Pétrarque ou de Dante. Plus proches de nous dans le temps, ils nous ont laissé, outre leurs oeuvres, des lettres intimes où

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BAUDELAIRE ET LA MUSE

Quum vitiorum tempestaa Turbabat omnee semitas Apparuisti, Deitas

Piscina plena virtutis Fons aeternae juventutis Labris vocem redde mutis !

Baudelaire n'est pas un de ces poètes, tels que Dante ou Pétrarque, dont l'œuvre reste liée pour nous au nom d'une seule ' inspiratrice. Les femmes n'ont pas manqué dans sa vie, mais bien qu'il n'en soit guère dont son art n'ait tiré quelque profit, aucune, et la Vénus noire peut-être moins que toutes, n'exerce sur son œuvre la domination souveraine d'une Béatrice ou d'une Laure. Ce que l'on trouve chez Baudelaire est moins une Muse que la menue monnaie de celle qu'il a vainement cherchée ; mais qu'il ait consciemment et obstinément voulu en trouver une, le fait est hors de doute et ce désir mérite d'autant plus de retenir notre attention qu'il est intimement lié à la manière même dont Baudelaire concevait son art.

S'il est vrai que ce poète en quête d'une Muse a finalement échoué, son échec ne fut pas total et l'insuccès se compense par l'étonnante lucidité du témoin qui, chez lui, ne-cesse d'accompa­gner ses propres expériences. A cet égard, Baudelaire serait irremplaçable, si nous n'avions Richard Wagner. Ce ne sont pas leurs grands devanciers qui les expliquent, c'est plutôt à la lumière de leurs confessions qu'on peut interpréter l'histoire de Pétrarque ou de Dante. Plus proches de nous dans le temps, ils nous ont laissé, outre leurs œuvres, des lettres intimes où

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les mouvements de leurs cœurs tourmentés s'inscrivent avec une franchise explicite dont bien peu de documents anciens portent la marque. Pourquoi ne pas les interroger sur ce qu'ils attendaient de la Muse désirée ? Il faudrait que l'homme eût bien changé depuis le XVIe siècle pour que la psychologie du poète moderne n'eût rien à nous apprendre sur celle du poète médiéval. De toute manière, relire Baudelaire est toujours un plaisir et, puisqu'il s'agit ici de poésie, le plaisir se confond avec le profit,

Laissant de côté « la muse malade », « la muse vénale » —• et les autres inspiratrices — que Baudelaire lui-même n'a pas tenues pour de véritables muses, nous irons droit à l'incompa­rable lettre qu'il écrivit à Marie Brunaud, de son nom de théâtre Marie Daubrun, « la belle sorcière » de L'Irréparable, dont le poète attendit un moment beaucoup plus que d'aider son esprit « comblé d'angoisse » à étouffer en lui le remords. Théodore de Banville, qui l'aimait aussi, se brouilla quelque temps avec Bau­delaire par une jalousie dont on va voir quelle était sans objet et qui le fût demeurée même si Baudelaire avait obtenu d'elle le peu qu'il espéra finalement en obtenir et qu'il n'en a même pas obtenu. Mais Banville était à cent lieues d'imaginer les vrais sentiments de son étrange rival et, aujourd'hui encore, nous avons quelque peine à les démêler.

Quels sont les faits ? Importunée, semble-t-il, par Baudelaire au cours d'une séance de pose chez quelque artiste, Marie a déclaré qu'elle ne reviendra plus, et le poète éprouve « une tristesse étrange » en apprenant qu'il est la cause involontaire de cette décision. Un sentiment nouveau nait en lui, dont il est lui-même surpris. Baudelaire a dit à cette jeune femme qu'il l'aimait, elle lui a répondu qu'elle en aimait un autre, un seul, et que celui qui viendrait après lui n'obtiendrait d'elle que son indifférence et son mépris. Sur quoi, le poète avait d'abord répli­qué qu'il se contenterait volontiers de miettes, mais un travail s'est accompli dans son imagination depuis cette scène banale entre toutes ; il se méprise lorsqu'il y pense, et le refus de Marie vient de métamorphoser en amour ce qui n'avait été tout d'abord chez lui que le plus commun des désirs,

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Du désir à l'amour, qu'elle est la différence ? Rien ne peut ici -remplacer la lecture directe de cette longue lettre, dont il n'est guère de mot qui n'invite au commentaire. Essayons du moins d'en dégager, malgré l'extrême difficulté qu'éprouve Bau­delaire lui-même à s'exprimer, quelques indications précises.

Il semble d'abord clair que le poète vient de prendre une décision, c'est-à-dire de faire un choix, et qu'au moment où il l'annonce, ce choix lui paraît irrévocable : « Mon parti est pris de me donner à vous pour toujours. » Pourquoi ? C'est que leur conversation l'a laissé dans un" « état nouveau », celui

. même que sa lettre tente de décrire. Depuis qu'elle lui a dit qu'elle ne l'aimait pas et qu'elle ne l'aimerait jamais parce qu'elle en aimait un autre, Marie n'est « plus simplement une femme que l'on* désire, mais une femme que l'on aime pour sa franchise, pour sa passion, pour sa verdeur, pour sa jeunesse et pour sa folie ». La voici donc qui, de simplement désirée, devient aimée, non point du tout parce qu'elle aime celui qui la requiert d'amour, mais, au contraire, pour la passion même qu'un autre lui inspire, et ce paradoxe nous rendrait tout incom-préhensibleVil n'apportait au contraire la solution du problème que pose toujours un sentiment de cette nature à qui l'observe du dehors.

Pour autant que le poète lui-même en ait conscience, ce qui s'ajoute désormais à son désir, et peut-être le remplace, pour lui substituer l'amour, c'est un sentiment de respect. Assuré­ment, la passion qu'éprouve Marie pour un autre la sépare défi­nitivement de Baudelaire, mais elle la pare en même temps d'une inaccessibilité bien faite pour exalter l'imagination du poète. Le voici donc directement intéressé à la solidité d'une barrière dont, en comblant' son désir, la chute le laisserait, sans amour. C'est ce que dit Baudelaire lui-même en termes aussi précis que possible : « J'ai beaucoup perdu à ces explications, puisque vous avez été si décisive que j 'ai dû me soumettre tout de suite. Mais vous, Madame, vous y avez beaucoup gagné : vous m'avez inspiré du respect et une estime profonde. Soyez toujours ainsi, et gardez-la bien, cette passion qui vous rend si belle et si heureuse. » Comment ne pas voir ici ce qui, dès leur nais­sance, confère un caractère propre aux amours de ce genre ? Baudelaire n'était certes pas le premier galant éconduit, et sans1

doute savait-il déjà ce que c'est que de l'être. Pourtant, il ne s'est

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pas dit, comme tant d'autres : « Une de perdue, deux de trou­vées. » Il ne se l'est du moins pas dit ce jour-là, comme lui-même se l'était sans doute déjà dit en pareille circonstance. Il ne s'est pas non plus changé en l'un de ces amoureux transis, qui soupirent pendant vingt ans, dans l'espoir que ce qui leur fut un jour refusé leur sera finalement accordé, au risque de découvrir alors, avec le héros du Portrait dans un miroir, que c'est le reflet de la réalité, et que ce qu'ils possèdent enfin n'est pas ce qu'ils avaient aimé. Baudelaire fait ici tout autre chose, : vertement éconduit par une femme, il s'empare aussitôt du refus qui l'en sépare et la conjure passionnément de le main­tenir. Pour lui confier ainsi la garde du « non » qui, à ses yeux, la transfigure, ne fautol pas que lui-même craigne de beaucoup perdre si, par complaisance ou par lassitude, elle le laissait dégé­nérer en « oui » ?

Que perdrait-il donc ? N'allons pas croire que le poète renonce au désir en même temps qu'à la possession. Et peut-être faut-il raffiner sur cela même, car si l'on pense que tout désir soit volonté d'atteindre son objet, on devra dire que le poète veut conserver l'émotion, d'où naît le désir, sans le désir qu'elle engendre. N'est-ce pas l'état d'âme où Sainte-Beuve assure s'être trouvé envers Adèle Hugo : « Posant sur sa beauté son respect comme un voile, il l'aimait sans désir » ? Aimer sans désir, voilà qui est bien dit, mais cette beauté que le poète se flatte de ne pas désirer, l'homme pourtant la voit et c'est bien e]le qui l'émeut. Si « chaste » qu'un tel amour se prétende, on peut suspecter la pureté d'une émotion où, même refoulée, la sensibilité se mêle aux calculs les plus lucides de la raison. Tout se passe alors comme si, exaltée par son inaccessibilité même, la cause sensible de l'émotion charnelle se trouvait en quelque sorte divinisée. Rien de plus frappant, dans sa banalité plusieurs fois séculaire, que la tendance de tels poètes à parler le langage de la religion. Baudelaire ne fait pas exception à la règle :; ;« Vous ne pourrez empêcher mon esprit d'errer autour de vos bras, de vos si belles mains, de vos yeux où toute votre.vie réside, de toute votre adorable personne charnelle ; non, je sais que voug ne le pourrez pas, mais soyez tranquille, vous êtes pour moi un objet de culte, et il m'est impossible de vous souiller ; je vous verrai toujours aussi radieuse qu'avant. » C'est le culte

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d'une présence charnelle, que le poète adore pourtant comme la pure source de son art.

Tout concourt ici à dérouter notre psychologie, si volontiers simplificatrice et amie de la clarté. D'une émotion passionnelle jaillie au hasard de quelque rencontre, le poète veut dégager une vertu spirituelle assez pure pour qu'elle ait de quoi sur­vivre à son occasion même : « Je vous verrai toujours aussi radieuse qu'avant ! » Ainsi, pendant les vingt ans qu'elle avait survécu à leur première rencontre, l'image de Laure était demeurée dans le souvenir de Pétrarque, telle qu'il l'avait aper­çue d'abord, à l'heure de prime, dans l'église Sainte-Claire d'Avignon. Qu'elle eût ensuite vieilli, perdu la fleur de sa beauté, qu'importe ! La femme que Pétrarque ne cessait de revoir, à quelque âge et si vieillie qu'il la retrouvât, c'était bien la seule qu'il ait jamais aimée, la Laure de la première ren­contre, inséparablement mêlée à l'émotion bouleversante qui, le 6 avril 1327, avait fait du petit clerc d'Avignon l'un des plus parfaits poètes de l'amour que le monde eût jamais connu. C'est même pourquoi, versant après Dante et Pétrarque dans' une banalité qui, chez de tels poètes, ne peut être que l'expression d'une nécessité» Baudelaire situe la source de son émotion char­nelle dans ce que le corps â de plus spirituel : le regard. Lui-même n'y peut rien. Une fois engagé sur cette voie, il lui faut moudre à son tour ce lieu commun de la poésie amoureuse aussi usé que le printemps, les oiseaux et les fleurs, mais- durable comme ces thèmes éternels dont la banalité tient à leur perma­nence même. Là-dessus, le poète des Fleurs du mal pense et parle comme le plus simple des novices. Il vient de découvrir à son tour que le pouvoir de la femme qu'il aime réside dans ses yeux, il le lui a dit et il y insiste : « Vous êtes pour moi la vie et le mouvement, non pas précisément à cause de la rapidité de vos gestes et du côté violent de votre nature, qu'à cause de vos yeux, qui ne peuvent inspirer au poète qu'un amour immortel. Comment vous exprimer à quel point je les aime, vos yeux, et combien j'apprécie votre beauté ? Elle contient deux grâces contradictoires, et qui, chez vous, ne se contredisent pas : c'est la grâce de l'enfant et celle de la femme. Oh ! croyez-moi, je vous le dis du fond du coeur : vous êtes une adorable créature, et je vous aime bien profondément. »

Noua n'en doutons pas et ce flot de banalités aurait de quoi

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désespérer, s'il ne charriait, dans une prose de collégien amou­reux, tant de précieuses suggestions. Car tout y est : la perma­nence durable du premier émoi qui va-survivre aux années, la réduction de la chair à la pure spiritualité du regard, le poncif de la femme enfant jadis illustré par la Béatrice de Dante, petite fille de neuf ans inexpugnablement retranchée dans la pureté de son enfance et dont la vue première avait blessé pour jamais le cœur du poète. Que de roueries subtiles pour assurer la sur­vie de ces fécondantes émotions ! Ce poète, qui voudrait que le refus de la femme aimée ne fût jamais révoqué par elle, qui l'aimera toujours dans l'éblouissant passé de leur première ren­contre et qui réduit son « adorable présence charnelle » à la pure spiritualité du regard, le voici donc séduit par la grâce d'une femme qu'il prétend aimer de cet amour sans tache que peut seule inspirer la grâce de l'enfance. Comment ne pas voir quelle volonté secrète de transfiguration préside à ces méta­morphoses ?. Ce que le corps révèle au poète, c'est l'âme, et ce qu'il veut tirer de la chair, par l'intercession d'une beauté qui soit elle-même esprit, c'est de l'esprit. Nous voici revenus a Plotin et à Platon, ou plutôt à l'expérience humaine que leur doctrine ne faisait que traduire en concepts : Aphrodite est belle parce qu'elle participe d'une beauté intelligible que, dans leurs étreintes les plus passionnées, poursuivent confusément les amants. Ici encore, rien ne saurait dispenser du texte même de Baudelaire : « Je vous aime, Marie, c'est indéniable ; mais l'amour que je ressens pour vous, c'est celui du chrétien pour son Dieu ; aussi ne donnez jamais un nom terrestre, et si sou­vent honteux, à ce culte incorporel et mystérieux, à cette suave et chaste attraction qui unit mon âme à la vôtre, en dépit de votre volonté. Ce serait un-sacrilège. J'étais mort, vous m'avez fait renaître. Oh ! vous ne savez pas tout ce que je vous dois l J'ai puisé dans votre regard d'ange des joies ignorées ; vos yeux m'ont initié au bonheur de l'âme, dans tout ce qu'il y a de plus parfait, de plus délicat. Désormais, vous êtes mon unique reine, ma passion et ma beauté ; vous êtes la partie de moi-même' qu'une essence spirituelle a formée. Par vous, Marie, je serai fort et grand. Comme Pétrarque, j'immortaliserai ma Laure. Soyez mon Ange gardien, ma Muse et ma Madone, et conduisez-moi dans la route du Beau. »

Quoi de plus clair ? En un de ces jours de détresse et d'ari-

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dite où l'homme et l'artiste touchent le fond de leur misère, Baudelaire vient de faire une rencontre que,, de simple aventure galante manquée, son génie espère changer en source inépui­sable d'inspiration poétique. Ce qu'il veut que Marie soit pour lui, n'est-ce pas exactement ce que Laure avait jadis été pour Pétrarque ? Ni Laure, ni Marie, ni les autres Muses ne sont pour quoi que ce soit dans leur élection. Non seulement le poète qui les choisit ne leur demande rien d'autre que d'être et d'être ce qu'elles sont, mais iLne dépend même pas d'elles d'être ou de n'être pas' élues pour toujours. Baudelaire l'écrit à Marie avec une simplicité qui côtoie le comique : « J'attendrai des an­nées, et, quand vous vous verrez obstinément aimée, avec res­pect, avec un désintéressement absolu, vous vous souviendrez alors que vous avez commencé par me maltraiter, et vous avoue­rez que c'était une mauvaise action. Enfin, je ne suis pas libre de refuser les coups qu'il plaît à l'idole de m'envoyer. Il vous a plu de me mettre à la porte. Il me plaît de vous adorer. C'est un point vidé. »

L'idole ! Voilà le grand mot lâché et c'est encore, en même temps qu'un des plus usagés du vocabulaire poétique, un des plus lourds de sens authentique et précis. Marie n'est ni une femme, ni une déesse, mais un faux dieu, c'est-à-dire un de ces objets de culte que nous avons conscience d'avoir créés nous-mêmes et auxquels, parce que nous ne salirions oublier, com­plètement à quel point leur divinité est notre œuvre, nous ne croyons jamais tout à fait. Aux yeux de Pétrarque aussi, Laure avait été surtout une idole. Pourtant, et nous touchons peut-être ici au point le plus mystérieux de ces aventures du cœur et de l'art, une différence à la fois subtile et profonde distingue les deux histoires. Laure, nous le tenons de Pétrarque lui-même, refusa toujours d'être sa maîtresse, mais elle ne refusa certai­nement pas d'être son inspiratrice et c'est pourquoi elle le fut. Tout se passe en effet comme si, pour libérer l'inspiration, la femme aimée devait au moins accepter le rôle que lui assigne son poète. Rôle périlleux entre tous, car elle seule peut entre­tenir au cœur de l'artiste une flamme sans laquelle l'œuvre ne saurait naître, mais à laquelle il lui suffit de se brûler elle-même pour l'éteindre à coup sûr. Laure avait su jouer ce jeu sans commettre une seule faute. Pendant vingt ans, elle avait entretenu la complicité spirituelle, gardée contre elle-même par

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les sévérités nécessaires, qui nous a valu le Canzoniere. A Marie Daubrun, les admirateurs de Baudelaire ne doivent au contraire que peu de chose, quel qu'en soit d'ailleurs le prix, et rien ne fait mieux voir ce que, si libre soit-il dans son choix, le poète doit à la Muse, car; cette fois, le merveilleusement lucide Baudelaire s'est complètement trompé. Il a pensé qu'une Muse non consentante était chose possible. La complicité spirituelle, sans laquelle il semble bien que la femme la plus aimée du plus grand des artistes ne saurait devenir son inspiratrice, Baude-' laire a cru d'abord qu'il pourrait s'en passer : Vous ne m'aimez pas, mais je vous aime, « c'est un point vidé ». Il se trompait, mais peut-être lui-même en était-il moins sûr qu'il ne se vantait de l'être, car il venait de dir~e, dans ce document vraiment iné­puisable que l'on ne remerciera jamais assez Marie Daubrun de nous avoir conservé : « Veuillez me répondre un seul mot, je vous en supplie, un seul. » Ce « témoignage d'amitié », ce « regard » implorés par le poète, c'était bien peu de chose, mais ce minimum était nécessaire et parce que Pétrarque l'avait reçu de Laure, elle avait été vraiment sa Muse. Baudelaire ne l'a pas reçu de Marie Daubrun et il a su tout de suite qu'il ne l'en recevrait jamais. « Si vous saviez combien vous êtes aimée ! Tenez, je me mets à vos pieds; un mot, dites un mot... Non, vous ne le direz pas ! » .

Elle ne l'a pas dit, en effet, et c'est pourquoi Marie Daubruiï n'est pas devenue la Laure de ce nouveau Pétrarque. Décision souveraine du poète, l'élection de la Muse ne dépend aucune­ment de la femme élue, mais il n'y a pas de Muse malgré elle et s'il échoue à obtenir son consentement, l'artiste ne peut que s'incliner. C'est ce qu'a fait Baudelaire. En dépit de ses protes­tations d'amour éternel, il n'a ni « obstinément aimé •» Maria Daubrun, ni attendu « des années » qu'un signe venu d'elle répondît à son appel. Dès cette même année 1852 où il jurait à la candidate réluctante un amour éternel, il la remplaçait par une candidate consentante, trop consentante même pour tenir longtemps le rôle de Muse, mais comme s'il eût craint cette fois que l'homme ne fût comblé au détriment du poète, Baude­laire se protégea par l'anonymat contre la généreuse nature de Mme Sabatier.

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Curieuse aventure en vérité que celle de ce grand artiste, qui, juste au sortir de l'échec qu'on vient de voir, se remet en quête d'une Muse. Car il lui en faut une à tout prix. Dans une suite de billets et de lettres dont chaque ligne et presque chaque mot invitent au commentaire, Baudelaire commence pru­demment le siège d'une forteresse qu'il pouvait craindre de ne pas trouver assez inexpugnable, tant de fois elle avait 'déjà capitulé ! Ajoutons pourtant qu'en se rendant à d'autres, elle n'avait pu leur livrer que ce qu'ils espéraient d'elle et qui était tout autre chose que ce que Baudelaire lui-même en attendait. Qu'on relise seulement ce premier billet anonyme dont il sup­plie qu'on ne le montre à personne : « Les sentiments profonds ont une pudeur qui ne veut pas être violée. L'absence de signa­ture n'est-elle pas un symptôme de cette invincible pudeur ? Celui qui a fait ces vers, dans un de ces états de rêverie où le jette souvent l'image de celle qui en est l'objet, l'a bien vive­ment aimée, sans jamais le lui dire et conservera toujours, pour elle la plus tendre sympathie. » Suit la pièce immortelle A une femme trop gaie :

Ta tête, ton geste et ton air Sont beaux comme un beau paysage. Le rire joue sur ton visage Comme un vent frais dans un ciel clair.

N'en risquons pas la psychanalyse, qui serait d'ailleurs une tâche décourageante, pour ne tenir compte que de l'envoi. La constance des symptômes connus d'ailleurs est ici vraiment sai­sissante. Ce Baudelaire qui se cache n'est ni un amoureux transi ni un galant en quête d'une maîtresse, mais un poète en quête d'une Muse. Il ne désire pas Mme Sabatier et s'il est vrai que, même le jour où elle devait finalement s'offrir à lui, il ne soit pas parvenu à la désirer, c'est sans doute ici-même que s'en trouve la raison secrète. Dès le début, Baudelaire espère d'Apol-lonie Sabatier quelque chose que ses faveurs le condamneraient à perdre. Ce qu'il éprouvera pour elle dans l'avenir, il en parle immédiatement au passé, comme si l'amour qu'elle lui inspire échappait aux lois ordinaires de la durée. En l'entendant parler

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de cette femme qu'il a « bien vivement aimée sans le lui dire » et qu'il aimera « toujours », on sent que le poète vient d'élire une nouvelle Muse. La fidélité que lui voue Baudelaire est d'au­tant plus solidement garantie, qu'elle n'engage en rien la fra­gilité d'un corps ici désintéressé.

De Versailles, le 3 mai 1853, envoi d'un autre poème ano­nyme, suivi d'un troisième, le 9 du même mois, avec un mot pour s'excuser de « cette imbécile rimaillerie anonyme qui sent horriblement l'enfantillage ». Mais qu'y faire ? Notre poète est égoïste, comme les enfants et les malades : « Je pense aux per­sonnes aimées quand je souffre. Généralement, je pense à vous en vers, et quand les vers sont faits, je ne sais pas résister à l'envie de les faire voir à la personne qui en est l'objet. En même temps, je me cache comme quelqu'un qui a une peur extrême du ridicule. » Une fois de plus, notre admirable Bau­delaire vient de tout dire en quatre phrases et comment le dirait-on mieux ? Rien de plus précieux pour lui que cette femme à laquelle il « pense en vers », contre le refus possible de laquelle il se protège par la ruse de l'anonymat, bien qu'il lui faille pour­tant communiquer de quelque manière avec elle, afin que, d'elle à lui, le fluide passe. Cet « égoïste », en quel sens transcendant l'est-il ? Patience, lui-même nous le dira bientôt.

En attendant, les lettres anonymes se suivent, de plus en plus pressées, et il n'en est aucune qui ne jette quelque lumière sur le drame obscur qui se joue dans le cœur du poète. Le 7 février 1854, Mme Sabatier apprend de lui ce qu'il attend d'elle, qui est simplement d'être là : « Vous faites le bien même sans le savoir, même en dormant, simplement en vivant. » Mais encore, quel bien ? « Supposez si vous voulez, que, quelquefois sous la pression d'un opiniâtre chagrin, je ne puisse trouver de soulagement que dans le plaisir de faire des vers pour vous, et qu'ensuite je sois obligé d'accorder le désir innocent de vous les montrer avec la peur horrible de vous déplaire. Voilà ce qui explique la lâcheté ». Soit, mais cet homme qui n'oublie son cha­grin que dans le plaisir de faire des vers pour celle qu'il aime, et qu'il aime anonymement pour éviter, soit qu'elle accueille trop généreusement son amour, soit qu'elle lui refuse son amitié, nous le connaissions déjà, c'est Dante qui, lorsque les amies de Béatrice lui demandaient quel bonheur il trouvait dans son amour leur avait simplement répondu : « Les louanges que je

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.lui adresse. » Baudelaire, de même. Après une nuit de plaisir et de désolation, le chant que lui inspire l'image aimée monte à ses lèvres, le purifie et le rachète. Qu'il se demande parfois avec inquiétude si les femmes aimées des poètes, sont, comme elles devraient l'être, « fières et heureuses de leur action bien­faitrice », n'empêche pas cette action de s'exercer. « Je ne sais, écrit-il le 16 février 1854, si jamais cette douceur suprême me sera accordée, de vous entretenir moi-même de la puissance que vous avez acquise sur moi et de l'irradiation perpétuelle que votre image crée dans mon cerveau ».

Comment souhaiter formule plus précise et plus juste ? Bau­delaire ne souhaite assurément rien de plus que cette « irradia­tion » féconde à laquelle il doit certains de ses poèmes les plus beaux et dont la beauté se distingue essentiellement de celle des autres. Que nul amour ne soit « plus désintéressé, plus idéal, plus pénétré de respect », on peut l'en croire. Il n'attend de Mme Sabatier aucun « plus •» qui serait ici un « moins » et, en ce sens, son désintéressement d'homme est parfait, mais son désin­téressement de poète, non pas, et Baudelaire est trop merveil­leusement lucide pour se leurrer sur ce point. Car il ne désire toujours pas Mme Sabatier, il est même si peu jaloux de ses amants que, comme il avait fait pour Marie Daubrun, il la féli­cite d'avoir si bien choisi celui qu'elle aime. Tout cela lui est égal, mais il ne l'en « utilise » pas moins à sa manière, bien que ce soit à d'autres fins et qu'il en fasse plus noble usage. Une fois de plus, son texte est irremplaçable : « Pour en finir, pour vous expliquer mes silences et mes ardeurs, ardeurs presque religieuses, je vous dirai que, quand mon être est roulé dans le noir de sa méchanceté et de sa sottise naturelles, il rêve pro­fondément de vous. De cette rêVerie excitante et purifiante naît généralement un accident heureux. Vous êtes pour moi non seu­lement la plus attrayante des femmes, mais encore la plus chère et la plus précieuse des superstitions. Je suis un égoïste, je me sers de vous. »

Une fois de plus aussi, Baudelaire décourage le commentaire et l'on ne* peut qu'inviter son lecteur à le suivre. Superstition qu'il tient pour telle, Mme Sabatier l'est, dans l'esprit de Bau­delaire, en tant qu'elle lui doit le pouvoir de lui donner cela même qu'il attend d'elle. Il le sait si bien qu'on peut se demander s'il disposait du minimum de candeur requis pour qu'un poète

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puisse se donner une Muse. On ose à peine commenter cette lettre, qui se termine par l'envoi de ce qu'il nomme, sauf res­pect, son « malheureux torche-c... » et qui n'est autre chose que l'hymme pur dont la musique chantera désormais dans toutes les mémoires : • .

A la très chère, à la très belle Qui remplit mon cœur de clarté, A l'ange, à l'idole immortelle, Salut en l'immortalité !

« Pardonnez-moi, conclut le poète, je ne vous en demande pas plus. » Comme il a raison ! Mais Mme Sabatier a voulu lui donner davantage, et c'est alors que tout s'est gâté. On sait la suite des événements. En 1857 paraissent Les Fleurs du mal, recueil dont le titre résume d'ailleurs parfaitement le sens de toute cette histoire. Baudelaire en adresse à Mme Sabatier un exemplaire relié, qui mettait officiellement fin à un anonymat depuis longtemps percé à jour. La Muse ne pouvait ignorer désormais quel poète l'avait utilisée aux fins de son art. Le 18 août 1857, en plein procès, dans la lettre même où il lui dit quelles pièces furent écrites pour elle, Baudelaire s'indigne que « les misérables » chargés de le juger aient osé incriminer, entre autres poèmes, deux des pièces composées pour sa chère idole (Tout entière et A celle qui est trop gaie). Evidemment, les magistrats sont à cent lieues du vrai problème ! Ils imagi­nent un poète salace, qui mettrait le public dans la confidence de ses plaisirs, et le pis est que tout le monde le croit. Mais tout le monde se trompe et nous devons plutôt en croire littérale­ment Baudelaire, lorsqu'il dit avoir été « glacé » en entendant la jeune « sœur » — ou fille — de son idole lui demander dans un éclat de rire s'il en était toujours « amoureux ». Sur quoi, sa réponse éclate, superbe, méprisante, définitive : « Les pqlis-sont sont amoureux, mais les poètes sont idolâtres. »

L'admirable mot ! Qui ne comprendrait pas encore serait cette fois sans excuse. Le culte du poète pour son idole n'est pas l'amour du polisson pour sa maîtresse, fût-ce avec quelque raffi­nement qui le rehausserait, il l'exclut rigoureusement comme son contraire propre, et, de tous les lieux dont il lui interdit l'accès, on n'en voit aucun dont il garde le seuil plus jalouse­ment que le domaine du grand art. Pour celui qui, comme on dit,

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chante sa passion et met en vers des émotions organiques du type le plus élémentaire, Baudelaire n'éprouve qu'un mépris transcendant. Il l'écrivait à Ancelle, le 18 février 1866 : « A propos du sentiment, du cœur et autres saloperies féminines, souvenez-vous du mot profond de Leconte de Lisle : Tous les élégiaques sont des canailles. » Sa vivace inimitié contre Alfred de Musset trouve sans doute ici sa racine la plus profonde. L'une des plus sûres grandeurs de Baudelaire est précisément, aux prises avec une exigeante sensualité, non seulement de ne l'avoir pas confondue avec l'art, mais d'avoir conçu la création poétique comme le moyen propre dont l'artiste dispose pour s'en libérer. En un sens, il se méprenait, car c'était demander à l'art ce que peut seule donner la religion, mais c'était une noble, méprise et qui n'était sans doute pas totale. Elle explique en tout cas de quelle « idolâtrie » parle ici le poète, et pourquoi, plus il cherche à voir clair en lui-même, plus il conçoit comme une sorte de sentiment religieux et d'exclusive dévotion le lien qui l'unit à sa Muse : << On dit, écrit-il, qu'il a existé des poètes qui ont vécu toute leur vie les yeux fixés sur une image chérie. Je crois en effet (mais j 'y suis trop intéressé) que la fidélité est un des signes du génie. Vous êtes plus qu'une image chérie et rêvée, vous êtes une superstition. » Ainsi, c'est bien Dante et Pétrarque dont le souvenir le hante, ceux que le culte d '̂une seule idole a victorieusement protégés contre les facilités de l'élégie. Pourtant, et c'est ici la misère de cette grandeur même, une simple image ne suffirait pas à produire ce miracle, il y faut une femme aussi réelle que le trouble qu'elle inspire. Bref, il y faut un amour dont, tout humain qu'il est, l'homme, qui le demande et la femme qui le donne n'attendent pourtant rien d'autre que la naissance de l'œuvre d'art.

Mme Sabatier pouvait donner là-dessus quelques inquié­tudes, et Baudelaire le savait. Que de précautions il a prises pour la maintenir dans ce rôle d'idole qui lui convenait si mal ! Le 18 août 1857, cinq ans après le premier billet anonyme, il lui écrit encore : « Quand je fais quelque chose de bien, je me dis : voilà quelque chose qui me rapproche d'elle, en esprit. » C'est lui qui souligne et jamais on n'a dit plus clairement ni plus obstinément à une femme : « Je ne vous désire pas. » Ne soyons donc pas trop surpris que, lorsque l'idole descendit spon­tanément d'un socle où elle s'ennuyait, son fidèle n'ait pu la trai-

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ter, comme elle espérait l'être, en simple mortelle. Les experts, dont nous ne sommes pas, se disputent sur ce qui est arrivé, les mieux renseignés assurant même qu'il n'est rien arrivé. C'est possible, bien que la fameuse lettre du 31 août 1857 puisse être interprétée tout autrement. En tout cas, s'il n'arriva rien ce jour-là, ce fut précisément parce que, loin d'avoir jamais sou­haité qu'il arrivât quelque chose, Baudelaire avait pris toutes les précautions possibles pour qu'il n'arrivât jamais rien.

Que dit le Nigel de Charles Morgan menacé d'un accident tout semblable ? « Qui est celle dont la chair repose là ? Elle peut dans l'obscurité revêtir la forme de celle que j'aimais, elle ne lui en est pas moins étrangère. La possession de son corps sera toujours un adultère spirituel. » Dans le cas de Baudelaire, il s'agissait d'une profanation et d'un sacrilège. Pour quelque raison qu'il ne l'ait pas commis, l'occasion de le commettre eut les mêmes effets que l'acte. Une Muse, qui lui offrait ce qu'il pouvait si facilement trouver ailleurs, lui refusait du même coup ce qu'il ne pouvait trouver qu'en elle. Disons du moins, ce qu'il avait si courageusement lutté pour se persuader, en dépit des apparences contraires, qu'elle l'aiderait à le conserver en sa pureté. Ne l'accusons pas de naïveté. Rien ne prouve qu'il n'y ait pas eu, chez cette aimable femme, de quoi justifier l'ambi­tion que Baudelaire avait conçue pour elle et comme une voca­tion dont il s'est fallu peut-être de bien peu qu'elle fût digne. Toujours est-il que le lendemain matin, 31 août, Baudelaire s'est réveillé malade des nerfs à en crier, avec « l'inexplicable malaise moral » qu'il a emporté la veille de chez son amie. Inexplicable ? Moins que lui-même ne le dit. Le 30 août, il avait une Muse, le 31 août, il n'en a plus et la perspective de l'avoir désormais pour maîtresse est fort loin de le consoler.

Deux lettres d'elle sont devant lui, où elle s'offre avec un « manque absolu de pudeur », et non point seulement en rêve, mais « de corps, d'esprit et de cœur ». Comment se fût-elle dou­tée que le corps était ici de trop ? Si totale qu'elle ait été, son erreur n'en était pas moins excusable et Baudelaire seul en porte la responsabilité. Le poète s'était trompé dans le choix de sa Muse, Il avait négligé dans ses calculs cette importante donnée, que si Laure elle-même n'avait pas droit de figurer dans un Triomphe de la Virginité, elle était du moins à sa place dans un Triomphe de la Chasteté. Mme Sabatier n'a

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jamais émis la moindre prétention à figurer dans l'un ni dans l'autre et Baudelaire ne pouvait la blâmer de si mal jouer un rôle qu'il avait choisi pour elle, mais qu'elle n'avait pas désiré et pour lequel elle n'était point faite. Tout ce qu'il trouve à lui repro­cher, c'est d'avoir lui-même commis sur elle une erreur, dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle n'avait rien fait pour la provoquer.

C'est ce qu'il ne manque pas de faire avec une injustice toute masculine, mais qui n'est pas elle-même sans excuses, car il sait désormais que Mme Sabatier ne peut plus lui donner ce qu'il attendait d'elle et qu'elle le paye en retour de promesses impos­sibles à tenir. Il lui avait voué un amour éternel et dont rien n'interdisait en effet qu'il fût éternellement fidèle, car ce qui rend éternel l'amour mutuel du poète et de la Muse, c'est que la fidélité des corps n'y est pas intéressée. Or c'est précisément cette improbable fidélité que Mme-Sabatier promettait à Baude­laire et le poète ne dissimule pas à son amia qu'il n'y compte guère plus que sur la sienne : « Bref, je n'ai pas la foi; vous avez l'âme belle, mais, en somme, c'est une âme féminine », c'est-à-dire, sans doute, plus indulgente aux plaisirs du polis­son qu'ouverte aux ambitions du poète. Quel manque d'enthou­siasme ! Mais ce n'est pas tout, car le pauvre Baudelaire est trop bourrelé d'inquiétudes pour qu'on ne se demande pas s'il souhaiterait même obtenir cette fidélité qu'il n'ose se pro­mettre. Le voici qui calcule et fait ses comptes : « Voyez, comme en peu de joars notre situation a été bouleversée ! » D'abord, il y a le titulaire de l'emploi, Mosselman : « un honnête homme .qui a le bonheur d'être toujours amoureux » et qu'ils craignent « d'affliger » ! Ensuite, il y a la crainte que tous deux doivent éprouver de leur propre orage, car ils savent, et Baudelaire surtout, « qu'il y a des nœuds difficiles à délier ». Cet amoureux manque manifestement d'ardeur, mais n'est-ce pas qu'en lui le poète veille ? Car la grande et décisive objection n'en vient pas moins sûrement pour venir la dernière : « Et enfin, enfin, il y a quelques jours, tu étais une divinité, ce qui est si com­mode, ce qui est si beau, si inviolable. Te voilà femme mainte­nant. »

Quelle tranquille et impitoyable cruauté ! Baudelaire ne sait pas encore s'il a trouvé une maîtresse, ni pour combien de temps, mais il sait fort bien qu'il a perdu sa Muse. L'inspi-

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ratrice est morte. Elle était son idole, mais une divinité pro­fanée cesse d'être sacrée. Elle était sa superstition, mais com­ment lui-même pourrait-il encore y croire, depuis que l'idéal intangible dont elle était pour lui le symbole s'est muée en une réalité de l'espèce la plus commune ? Never meet or never part ! Le beau cachet que celui dont Mme Sabatier a scellé sa der­nière lettre ! Mais en comprend-elle elle-même la solennité ? C'est le never meet que cette aimable femme a trahi, car « cela veut dire positivement qu'il vaudrait bien mieux ne ^ s'être jamais connu, mais que, quand on s'est connu, on ne doit pas se quitter. Sur une lettre d'adieu ce cachet serait très plaisant. »

N'est-ce pas atroce ? Car cette- lettre même qu'il écrit, c'est la lettre d'adieu du poète à la Muse qu'il vient de perdre. Puis­que nous nous sommes connus, essayons de ne plus nous quitter, mais il n'en reste pas moins positivement vrai « qu'il vaudrait bien mieux ne s'être jamais connu ! » Pourtant le mal est fait : '« Arrive ce que pourra. Je suis un peu fataliste. Mais ce que je sais bien, c'est que j 'ai horreur de la passion, parce que je la connais, avec toutes ses ignominies, et voilà que l'image trop aimée qui dominait toutes les aventures de la vie devient trop séduisante. » Après cela, recueillons seulement ce dernier trait parmi les lignes de la fin : « Adieu, chère bien'-aimée, je vous en veux un peu d'être trop charmante. »

On se méprendrait, semble-t-il, en confondant avec une défaillance physiologique de l'homme, le refus psychologique et moral d'un poète devant le lamentable dénoflement d'une des plus belles aventures de son art. La réalité souffre ici d'assez de misères pour qu'on n'avilisse pas ce qu'elle a malgré tout de grand. En fait, le genre d/amour que lui offrait bonnement son amie, n'était pas celui dont il avait besoin pour atteindre les hauts sommets de la poésie. Loin de l'y aider, cet orage sensuel ne pouvait que contrarier l'effort qui lui tenait seul à cœur : « Le travail par lequel une rêverie devient un objet d'art. »

* Voilà de quoi, soit dit sans reproche, Mme Sabatier n'avait

aucun souci, non certes par manque de cœur ou d'esprit, mais parce que le problème où se débattait Baudelaire lui était natu­rellement étranger. L'étonnant n'est pas qu'elle se soit perdue dans ce labyrinthe, mais plutôt qu'elle en ait confusément deviné l'issue. Humiliée, blessée et franchement irritée par l'attitude

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de Baudelaire, elle n'y a pas vu la marque d'une défaillance physique, mais un refus. C'est bien là ce qui l'indignait et, après tout, nul de nous ne saurait, sans ridicule, prétendre savoir mieux qu'elle ce qui les a vraiment séparés. Or, lorsqu'elle tente de s'expliquer cette mésaventure, Mme Sabatier n'hésite pas un instant : « Ma colère était bien légitime. Que dois-je penser quand je te vois fuir mes caresses, si ce n'est que tu penses à l'autre dont l'âme et la face noires viennent se placer entre nous ? » Elle se trompe ? Assurément, mais elle se trompe intel­ligemment, car il est bien vrai que ce qu'elle offre à Baudelaire, c'est ce que Jeanne Duval était beaucoup mieux faite qu'elle-même pour lui donner. Comme maîtresse de Baudelaire, elle n'avait pas le physique de l'emploi, mais elle avait celui d'une Muse, dont l'âme seule lui faisait défaut. Ainsi, offrant à l'homme ce qu'il ne désirait pas, elle frustrait le poète de la seule chose qu'il attendît d'elle. Rendons-lui du moins cette jus­tice qu'elle a parfaitement vu ce qu'elle eût dû être pour que ses offres fussent acceptées. Quoi qu'il en soit, l'affaire deve­nant un simple malentendu des deux côtés, elle semble avoir pris fin rapidement et sans laisser grande amertume. Le billet où, moins d'un an après, Baudelaire embrasse son amie comme un « très ancien camarade », ou comme un très ancien quel­que chose d'un peu moins vulgaire et d'un peu plus tendre qu'un camarade, nous renseigne assez bien sur ce qui s'est passé. Une Muse ne pouvait devenir une camarade et c'est pourquoi le petit groupe dis pièces écrites pour Mme Sabatier ne s'est dès lors plus accru d'une seule unité.

Tel qu'il est, il reste fort curieux, car il figure dans Les Fleurs du Mal.comme une enclave pétrarquiste, où l'on aurait d'ailleurs tort de prendre pour imitation ce qui est plutôt recommencement. L'émouvante Confession y rend le son dis­tinct, à cette date encore unique pour Baudelaire, d'une expé­rience de Mme Sabatier, femme réelle et non point Muse :

Une fois, une seule, aimable et douce femme, A mon bras, votre bras poli

S'appuya...

Ces vers n'expriment que pitié pour celle dont c'était le « dur métier que d'être belle femme » et pour la plainte

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que celle qui était naturellement « trop gaie » avait laissé ce soir-là s'échapper de ses lèvres, « confidence horrible chuchotée au confessionnal du cœur ». Mais qu'on relise Tout entière, Que diras-tu ce soir, Le Flambeau vivant, Réversibilité, on y verra la femme réelle métamorphosée en Muse, objet du culte idéal que lui rend le poète : « Ange, plein de bonheur, de joie et de lumières », « Je suis l'Ange gardien, la Muse et la Madone », « Chère Déesse, être lucide et pur », « Ils mar chent devant moi ces yeux pleins de lumières », autant de vers qui pourraient avoir été écrits à Vaucluse. Mais si Baudelaire parle d'Apollonie Sabatier comme Pétrarque avait parlé de Laure, n'est-ce pas qu'ils ont vécu tous deux la même expé­rience ? Que d'ailleurs certains vers écrits pour Mme Saba­tier soient directement empruntés à la prose de sa lettre à Marie Daubrun, rien n'est plus naturel. On a vu dans ce trait la preuve de la « subjectivité » du poète. Oui, en un sens, car c'est d'abord à son œuvre qu'il s'intéresse en ces affaires, mais on y verrait aussi bien la preuve du contraire, car ce qu'il avait offert à Marie Daubrun, c'était de devenir sa Muse, et les nobles titres qu'il lui décernait d'avance, si elle acceptait de le devenir, comment Mme Sabatier ne les eût-elle pas possédée durant les sept années qu'elle en joua le rôle ? Ce qui carac­térise Baudelaire en l'occurrence, c'est plutôt sa remarquable objectivité.

Il y a, dans Les Fleurs du Mal, une pièce particulièrement curieuse : ces Franciscae meae laudes dont aucun éditeur que je sache n'a identifié la destinatrice. Ecrite dans la langue et le rythme d'une prose liturgique médiévale, elle évoque immé­diatement à l'esprit l'image d'un temps où l'amour prenait volontiers l'aspect d'un culte. C'est d'ailleurs bien dans cette intention que le poète avait choisi cette forme inaccoutumée pour célébrer une modiste érudite et dévote : « Ne semble-t-il pas au lecteur, comme à moi, que la langue de la dernière décadence latine — suprême soupir d'une personne robuste déjà transformée et préparée pour la vie spirituelle — est singulièrement propre à exprimer la passion telle que l'a com­prise et sentie le monde poétique moderne ? La mysticité est l'autre pôle de cet aimant dont Catulle et sa bande, poètes brutaux et purement épidermiques, n'ont connu que le pôle sensualité ». Notons au passage le trait décoché au prince des

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ëlégiaques latins et l'insistance du poète à se réclamer d'ua moyen âge dont la spiritualité religieuse pourrait alimenter son art. Ce qui importe surtout, c'est la fidélité de Baudelaire à cette petite pièce, dont on a fait remarquer qu'elle était la seule à figurer dans les trois recueils qu'il ait publiés lui-même, en 1857, 1861 et 1866. Elle méritait en effet cette dilection toute particulière, car même moins riche qu'elle ne l'est de grâces et de musicalité, elle mériterait encore de rester comme une parfaite description de la Muse idéale telle que Baudelaire l'a conçue. Quel qu'ait été son vrai nom, et n'eût-elle été rien d'autre pour lui qu'un jeu de l'imagination, cette Françoise par qui ses péchés sont remis, qui paraît comme une divinité lorsque la tempête des vices confond sa route et qui lui rend la voix lorsque ses lèvres sont muettes, comment ne pas la recon­naître ? Elle est le rêve même que, sous divers noms de femmes, il a obstinément poursuivi.

Mais où était pour lui la vraie réalité, dans ces choses de la terre dont il a dit lui-même qu'elles n'existent que bien peu ou, comme il le croyait plutôt, seulement dans les rêves ? Il faudrait sortir de l'art et entrer dans la métaphysique pour en décider. Baudelaire ne l'a pas fait, mais lorsqu'il lui arrive de poser la question, la réponse qu'il entre­voit n'est pas simple. Sans doute, la préface des Paradis arti­ficiels affirme en passant la primauté existentielle du rêve sut-la réalité et ce platonisme latent est une des tendances les plus stables et les plus profondes de sa pensée, mais lorsqu'il se demande, dans les Petits Poèmes en Prose : « Laquelle est la vraie ? » la complexité du problème s'impose à lui dans toute sa force. Les deux Mme Sabatier sont vraies, quoique sur des plans et en des sens différents. Et que, vraies l'une et l'autre, elles soient à la fois diverses et la même, c'est là qu'est le mys­tère. La vraie Benedicta est bien cette sœur de l'éternelle Béa­trice, qui « remplissait l'atmosphère d'idéal, et dont les yeux répandaient le désir de la grandeur, de la beauté, de la gloire et de tout ce qui fait l'immortalité ». Ne croirait-on pas lire une traduction de Pétrarque ? Comme Mme Sabatier et tant 'd'autres Muses, cette fille était trop belle pour vivre longtemps. Elle est morte, et le poète l'a enterrée « bien close dans une bière d'un bois parfumé et incorruptible comme les coffres de l'Inde », tels la Vita Nuova, le Canzonierc, Les Fleurs du Mal.

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Mortes, Béatrice et Laure rayonnaient paisiblement sur leurs tombes. Femmes d'autres mœurs et d'un autre temps que les Muses de Baudelaire, ces « filles miraculeuses » n'engendraient en mourant aucun vampire. On ne leur voyait pas survivre une petite personne « qui ressemblait singulièrement à la défunte » et qui, piétinant avec rage sa propre tombe, disait en éclatant de rire : « C'est moi, la vraie Benedicta ! C'est moi ! Une

i fameuse canaille ! Et, pour punition de ta folie et de ton aveu­glement, tu m'aimeras telle que je suis ! »

Telle qu'elle est ? Mais, précisément, qu'est-elle ? S'il pensait alors à une autre que Mme Sabatier, dont la canaillerie toute poétique ne pouvait être que celle de la Muse déchue, Baude­laire n'en avait que plus claire conscience de cette étrange pola­rité féminine, qui resta l'un de ses constants sujets de réflexion. C'est par elle que la femme fut toujours pour lui le plus tentant des paradis artificiels. Cette « source la plus naturelle des voluptés les plus naturelles », comment se fait-il qu'elle verse au cœur de l'homme, mêlée à son flot boueux, l'essence pure que seul l'art du poète en saura distiller ? Mais le plus surprenant n'est pas là. C'est plutôt que le poète, non content de dégager le spirituel des troubles émotions qui vont du corps au corps, veuille s'en emparer, faire qu'il cesse d'être pour lui de ]'« autre » et tente eh quelque sorte de le devenir. Souvenons-nous de la profonde parole de Baudelaire à Marie Daubrun : « Vous êtes la partie de moi-même qu'une essence spirituelle a formée. » Tout se passe comme si le poète ne pouvait devenir lui-même qu'en s'intégrant l'essence spirituelle d'une femme, qui, désormais partie de l'œuvre comme elle l'est du poète, est une condition nécessaire de son art. L'amour du poète pour la Muse est cette intégration même. Que cette essence spirituelle ne soit donnée que dans un corps, c'est à quoi tiennent, pour l'un comme pour l'autre, les risques du métier ; mais que, pour atteindra les cimes du grand art, il faille courir ces risques, c'est ce que suggère du moins la psychologie des grands poètes que le souci de 1' « éternel féminin » n'a cessé de hanter.

Le rôle que joue la Muse dans l'œuvre de certains hauts artistes est en effet trop constant pour qu'on le juge dépourvu de signification. Sans doute, il y a des femmes dans la vie de tous les hommes, mais, même dans celle du créateur de beauté, toutes ne sont pas des Muses. Peut-pn se représenter ce qu'eût

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été la Divine Comédie, sans la grâce lumineuse qu'elle doit à la présence de Béatrice ? Oui, sans doute, il suffit pour cela de se souvenir de YEnfer et d'imaginer ce que seraient le Purga­toire et le Paradis, si le poète vieilli n'avait gardé intacte !a tendresse passionnée que lui inspirait encore le beau visage d'une enfant entrevue au temps de sa jeunesse. Il s'agit bien ici de son art même et de ce que serait poétiquement son œuvre, si lui-même ne s'était si totalement intégré la féminité de Béa­trice, car nulle peut-être n'est plus mâle que l'œuvre de Dante, mais la puissance d'émotion qui s'en dégage ne vient-elle pas précisément de ce que, jusque sur ses hauts plateaux les plus dénudés, on y respire encore l'atmosphère de ce Mundus Muliebris dont parlait Baudelaire et faute duquel, une moitié de l'humain faisant alors défaut, l'œuvre n'est plus complète­ment humaine ? Il est vrai que ce monde féminin, est peuplé de corps et,que, puisqu'il est homme, l'artiste communique d'abord avec lui par son propre corps. S'y engager, pour le transcender, au risque constant d'y retomber, c'est la loi d'une relation dont on dirait qu'elle est le type même de la liaison dangereuse, si la récompense n'en était parfois d'un tel prix. Telle est du moins celle où s'engagèrent certains des plus hauts poètes et c'est pour­quoi, plutôt que de l'anecdote, ces aventures sentimentales d'un ordre si parfaitement défini relèvent de la philosophie de l'art.

Se représenter Pétrarque comme un poète galant est une illusion bisn curieuse, même si, dans ses mauvais, moments, il lui arrive de n'être pas davantage ; mais qu'on se ie représeat^ un instant tel qu'il eût été, si le clerc d'Avignon n'avait paj rencontré Laure ! Nous aurions encore son Afrique, que nul ne lit, et ses Epîtres qui sont à peine lisibles ; peut-être même aurions-nous les Triomphes, mais certes pas la juste per­fection des plus belles pièces du Canzoniere. Baudelaire, de même. Il le savait et les prosaïsmes où nous le voyons sombrer dans ses heures de sécheresse font assez voir que, sur ce point, il avait bien sujet de craindre. Ce qu'il écrit dans Les Paradis artificiels, en un passage célèbre des Chagrins d'Enfance, sur la molle atmosphère féminine où baigna longtemps sa jeunesse, est d'une portée tout autre qu'anecdotique. Ce qu'il demande aux troubles émotions dont il ne pourrait s'affranchir sans dimi­nuer en lui l'artiste, c'est d'insérer la pureté de l'idée dans la sensualité de la forme, qui est le secret même du grand art. Lui-

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même le dit. Gomme la jeune passion de Dante pour Béatrice baigne encore de tendresse le plus altier des poèmes, Baudelaire demande à Marie Daubrun et à Mme Sabatier de donner à son œuvre cette « distinction d'accent », plus profondément encore « cette espèce d'androgynéité sans lesquels le génie le plus âpre et le plus viril reste, relativement à la perfection de l'art, un être incomplet ». Assurément, plus encore que Béatrice, ces aimables Muses de deuxième zone étaient de ces fausses images du bien « qui ne tiennent jamais complètement leurs promesses ». Baudelaire ne l'ignorait pas, mais c'est en s'éga-rant à les suivre qu'il a trouvé certains de ses plus beaux poè­mes. Il savait, en tout cas, ne pouvoir les trouver que là, car « la femme est fatalement suggestive ; elle vit d'une autre vie que la sienne propre ; elle vit spirituellement dans les imagi­nations, qu'elle hante et qu'elle féconde ».

Que cette méditation s'arrête ici, au seuil d'un profond mys­tère. Pour créer la vie, l'homme doit avoir avec lui la femme. Pour créer le beau le plus parfait, peut-être faut-il que l'homme soit aussi la femme, mais l'être exclut ici l'avoir et c'est sans doute pourquoi le grand artiste veille si jalousement à rester libre d'une passion charnelle qui l'asservirait au lieu de le grandir. Il ne saurait se laisser exploiter par celle qu'il exploite lui-même au point de la devenir aux fins de son art. Plus il est grand, plus tôt il peut se passer d'elle, mais plus l'œuvre dont il rêve approche l'inaccessible niveau de la création pure, moins il peut d'abord s'en passer.

ET. GILSON.