basarab nicolescu, le dialogue interrompu : fondane, lupasco et cioran

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Le dialogue interrompu : Fondane, Lupasco et Cioran 1. Introduction Fondane a connu et fréquenté la plupart de grands Roumains de Paris, de Brancusi à Eliade. La Roumanie était, certes, leur lien matriciel. Parmi les nombreux amis et connaissances de Fondane, Lupasco et Cioran étaient ses proches amis. La philosophie était leur passion commune. Mais, comme nous le verrons par la suite, il y avait entre eux un lien encore plus puissant, plongé dans les profondeurs de l’inconscient. Fondane était de deux ans l'aîné de Lupasco. Peu de temps après la publication, en 1935, de la thèse de Doctorat d'État ès- Lettres de Stéphane Lupasco Du devenir logique et de l'affectivité 1, méditation approfondie sur le caractère contradictoire de l'espace et du temps révélé par la théorie de la relativité 1

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De la non-contradiction comme pacte avec le diable: Cioran, Benjamin Fondane et Stéphane Lupasco.

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Page 1: Basarab Nicolescu, Le dialogue interrompu : Fondane, Lupasco et Cioran

Le dialogue interrompu : Fondane, Lupasco et Cioran

1. Introduction

Fondane a connu et fréquenté la plupart de grands Roumains de Paris, de Brancusi à

Eliade. La Roumanie était, certes, leur lien matriciel. Parmi les nombreux amis et connaissances

de Fondane, Lupasco et Cioran étaient ses proches amis. La philosophie était leur passion

commune. Mais, comme nous le verrons par la suite, il y avait entre eux un lien encore plus

puissant, plongé dans les profondeurs de l’inconscient.

Fondane était de deux ans l'aîné de Lupasco. Peu de temps après la publication, en 1935,

de la thèse de Doctorat d'État ès-Lettres de Stéphane Lupasco Du devenir logique et de

l'affectivité 1, méditation approfondie sur le caractère contradictoire de l'espace et du temps

révélé par la théorie de la relativité restreinte d'Einstein, Fondane veut faire sa connaissance.

Ainsi commence une des amitiés intellectuelles et spirituelles les plus exemplaires de ce siècle.

Leur amitié, courte par la décision du destin mais d'une grande intensité, couvre tous les aspects

de la vie et elle se prolonge dans la mort et même au delà de la mort. La passion de leur vie était

la compréhension de l'être, au-delà des aléas du temps et de l'histoire.

Cioran a connu Fondane bien plus tard, grâce à Lupasco, et s’il a désiré le rencontrer

c’était plutôt pour l’interroger sur Chestov, référence majeure des intellectuels roumains de la

période d’entre les deux guerres mondiales.

L'amitié entre Lupasco, Cioran et Fondane a laissé de traces écrites durables.

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Ainsi Fondane publie en 1943 une étude intitulée "D’Empédocle à Stéphane Lupasco ou

"la solitude du logique"" 3 sur le deuxième livre de Lupasco L'expérience microphysique et la

pensée humaine 4. Dans cet ouvrage, paru en 1941, Lupasco assimile et généralise

l'enseignement de la nouvelle physique - la physique quantique - dans une véritable vision

quantique du monde. Il s’agissait d’un acte de courage intellectuel et moral dont l’importance n’a

pas échappé au regard attentif de Fondane, dans un monde fortement dominé par le réalisme

classique.

En 1947 Lupasco publie un émouvant témoignage sur Fondane dans "Cahiers du Sud".

Avec grande discrétion Lupasco évoque leur dernière entrevue : "Il y a trois ans, en mars 1944,

dans une petite pièce de la préfecture de Police à Paris, à l'odeur dense et caractéristique, devant

l'oeil morne de jeunes agents désoeuvrés sur leurs banc, je voyais Fondane pour la dernière fois.

Avec sa soeur, arrêtée la veille en même temps que lui [...] il consolait une petite jeune fille,

qu'un car de gardes mobiles avait cueillie au sortir d'un lycée, pour l'envoyer à Drancy, et qui

pleurait atrocement. Je le vois debout, sous le jour sale de cet après-midi de fin d'hiver, me

regardant de ses clairs yeux bleus, aux multiples lueurs, jaillissant de son masque ravagé, si

digne, si calme, avec ce sourire affectueux et narquois, indicible, devant mon émotion, que je

contenais mal" 5. Maintenant l'épisode est connu. Jean Paulhan prévient Lupasco et Cioran de

l'arrestation de Fondane, pourtant de nationalité française, et de sa sœur, qui était de nationalité

roumaine. Lupasco et Cioran obtiennent la libération de Fondane, mais Fondane refuse de quitter

le camp de Drancy sans sa soeur 6. Il meurt gazé à Birkenau. Il est étrange que, seulement

quelques jours avant son arrestation, Fondane demande à Lupasco de lui faire rencontrer Robert

Lacoste, un des principaux chefs de la Résistance. Nous ne savons pratiquement rien de la teneur

de la discussion qui a eu lieu dans l’appartement de Lupasco, en présence d’un autre résistant,

Robert Monod. Le témoignage discret de Lupasco laisse entendre qu’il a été plutôt question de la

philosophie de la politique que de la politique elle-même.

Cioran nous a laissé, lui aussi, un beau témoignage sur Fondane dans ses Exercices

d’admiration [7].

Fondane laissa à sa mort un bon nombre de manuscrits. Dans une longue lettre du 5 juillet

1946 adressée à Yvonne et Stéphane Lupasco, l'épouse de Fondane, Geneviève, écrit : "J'ai

constaté, à ma grande satisfaction, que le manuscrit que j'avais déjà apporté à Kolbsheim, de

L'Être et la Connaissance, était beaucoup plus au point que la copie de travail que je vous ai

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montrée dernièrement et qui m'avait tant désespérée" 8. Cet essai sur Lupasco ne sera publié

que 54 ans après la mort de Fondane 9. Par une étrange coïncidence, il est paru le jour même

d'un important colloque dédié à l'oeuvre de Lupasco et qui a eu lieu à l’Institut de France 10.

2. De la non-contradiction comme pacte avec le diable

Je dois avouer avec franchisse que j’ai éprouvé un sentiment de malaise en lisant L’Être

et la connaissance - Essai sur Lupasco. Tout d'abord le manuscrit est resté inachevé. Ensuite, au

moment de la rédaction de ce manuscrit, Lupasco n'avait publié que deux ouvrages sur les quinze

qui forment la totalité de son oeuvre et donc le jugement de Fondane ne pouvait être que partiel

et fragmentaire. Enfin, l'absence de tout appareil critique dans l'édition qui a été publiée rend

inintelligible l'enjeu du débat lancé par Fondane. Mais ce sentiment de malaise est heureusement

contrebalancé par la révélation apportée par ce livre sur l'ampleur de la propre pensée

philosophique de Fondane, au-delà de la philosophie de son maître, Léon Chestov.

L'admiration que Fondane éprouve pour la philosophie lupascienne est indiscutable.

D'autant plus grande sera son exigence.

"Ce n'est pas une petite révolution que celle qui enlève à la pensée d'identité la

domination despotique du réel et l'amène modestement à la partager avec sa victime, la pensée de

non-identité [...] Ni l'une ni l'autre n'est le logique qui, d'après Lupasco, est la seule relation des

deux. C'est là une révolution réelle et dont les conséquences pourraient être incalculables..." 11

- écrit Fondane. Dès le début du livre il est évident ce qui attire Fondane dans la philosophie

lupascienne : pour Fondane, cette philosophie "ouvre sous nous l'abîme sans issue de la

contradiction infinie [...]" 12. Fondane fait référence ici au premier principe de la logique

classique, le principe d'identité. Cette logique est fondée sur trois axiomes ou principes:

1. Le principe d’identité : A est A.

2. Le principe de non-contradiction : A n’est pas non-A.

3. Le principe de tiers exclu : il n’existe pas un troisième terme T (T de "tiers

inclus") qui est à la fois A et non-A.

L'option de Fondane est claire. Il pense remplacer le principe de non-contradiction par le

principe de contradiction : A est non-A. Du coup, le principe d'identité se dédouble : A est à la

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fois A et non-A. Il est intéressant de remarquer que cette option est aussi celle d'Alfred

Korzybski, qui, en 1933, sous la pression des paradoxes de la mécanique quantique, a proposé un

système de pensée non-aristotélicien, à une infinité de valeurs 13 et qui a eu comme émule le

célèbre écrivain de science-fiction Alfred Van Vogt, auteur de l’ouvrage Le monde des Ā [14],

que Boris Vian accueillis et traduisit avec enthousiasme.

Il est intéressant de noter que Cioran lui-même mettait en doute le principe d'identité.

Dans l'entretien accordé à Lea Vergine, Cioran évoque sa courte carrière de professeur de lycée,

en ces termes: "L'élève répondait: "Un phénomène psychique est instinctuel, normal". Et moi:

"Ce n'est pas vrai, tout ce qui est psychique est anormal, non seulement ce qui est psychique,

mais aussi ce qui est logique", et j'allais jusqu'à ajouter: "Le principe d'identité lui-même est

malade."" [15]

L'option de Fondane est dans la droite ligne de Chestov qui, dans son ouvrage Les

révélations de la mort [ ], écrit: "Mais il faut croire que le principe de non-contradiction n'est

nullement aussi fondamental qu'on nous le dit [...]. [...] la vie n'a pas été créée par l'homme; ce

n'est pas lui non plus qui a créé la mort. Et, tout en s'excluant elles coexistent dans l'univers, au

désespoir de la pensée humaine qui est obligé d'admettre qu'elle ignore où commence la vie et où

commence la mort [...]" [16]

Pour Fondane le principe d'identité équivaut à un pacte avec le diable : "...la soif d'une

connaissance de plus en plus certaine [...] a poussé Aristote et toute l'histoire de la philosophie et

des sciences à signer, avec le diable, le pacte du principe d'identité" 17. Et Fondane se met à se

demander si Lupasco ne cède pas à la même tentation. Ce "pacte avec le diable" est profond, car,

pour Fondane, il signifie le renoncement à la connaissance intérieure au nom d'une connaissance

mentale, logique. Le diable est celui qui sépare : il nous sépare de nous-mêmes, catastrophe

ontologique dont seul un poète peut prendre la juste mesure. Fondane saisit pourtant avec finesse

la portée de la dialectique lupascienne entre identité et altérité, dans le processus d'actualisation :

"Toute actualisation [...] donne lieu, par réaction, à une production d'idées, de formes, d'éléments

objectifs, qui est autre chose qu'elle-même. Et il résulte de là ce paradoxe étonnant qu'une pensée

d'identité est le produit d'un existant qui ne tient pour réel que l'irrationnel, et qu'une pensée

irrationnelle est le produit d'un existant qui ne tient pour réel que l'identité" 18.

Le sommet de l'intuition de Fondane est atteint quand il comprend, contrairement à toutes

les apparences, que la logique de Lupasco est, en fait, une logique de non-contradiction : "De qui

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Lupasco tient-il cette science? du logique spontané qui actualise des hétérogénéités? non, du

logique élaboré de non-contradiction. Ce n'est donc pas à une philosophie de la contradiction,

comme on nous invite, que nous avons affaire, mais à une philosophie identifiante qui porte sur

le contradictoire" 19.

La conclusion de Fondane est stupéfiante par sa profondeur prémonitoire. En effet, ce

n'est qu'en 1951 que Lupasco publie Le principe d'antagonisme et la logique de l'énergie -

Prolégomènes à une science de la contradiction 20. Dans ce livre Lupasco présente une

formalisation axiomatique de la logique de l'antagonisme, formalisation qui respecte le principe

de non-contradiction. Mais, à cause de la notion de tiers inclus, la confusion persiste même

aujourd'hui : beaucoup de commentateurs de la philosophie lupascienne sont convaincus qu'elle

viole le principe de non-contradiction. Le malentendu est engendré par la confusion assez

courante entre le principe de tiers exclu et le principe de non-contradiction. La logique du tiers

inclus est non-contradictoire, en ce sens que le principe de non-contradiction est parfaitement

respecté, à condition qu’on élargisse les notions de "vrai" et "faux" de telle manière que les règles

d’implication logique concernent non plus deux termes (A et non-A) mais trois termes (A, non-A

et T), coexistant au même moment du temps. C'est une logique formelle, au même titre que toute

autre logique formelle : ses règles se traduisent par un formalisme mathématique relativement

simple.

La compréhension de l’principe du tiers inclus - il existe un troisième terme T qui est à la

fois A et non-A - s’éclaire complètement lorsque la notion de "niveaux de Réalité" est introduite.

J'ai formulé cette notion dans une série d'articles parus en 1983 et elle a trouvé sa formulation

plénière en 1985, dans mon livre Nous, la particule et le monde 21.

Pour obtenir une image claire du sens du tiers inclus, représentons les trois termes de la

nouvelle logique - A, non-A et T - et leurs dynamismes associés par un triangle dont l’un des

sommets se situe à un niveau de Réalité et les deux autres sommets à un autre niveau de Réalité.

Si l’on reste à un seul niveau de Réalité, toute manifestation apparaît comme une lutte entre deux

éléments contradictoires. Le troisième dynamisme, celui de l’état T, s'exerce à un autre niveau de

Réalité, où ce qui apparaît comme désuni est en fait uni, et ce qui apparaît contradictoire est

perçu comme non-contradictoire.

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C’est la projection de T sur un seul et même niveau de Réalité qui produit l’apparence des

couples antagonistes, mutuellement exclusifs (A et non-A). Un seul et même niveau de Réalité ne

peut engendrer que des oppositions antagonistes. Il est, de par sa propre nature, auto-destructeur,

s’il est séparé complètement de tous les autres niveaux de Réalité.

Tout cela Fondane ne le savait pas. Mais il a eu l'intuition fondamentale de la non-

contradiction de la philosophie lupascienne, vue, il est vrai, plutôt comme un défaut qu'une

vertu : "Qu'allait-il faire Lupasco de cette immense liberté que sa nouvelle définition du logique

mettait entre ses mains? - écrit Fondane. À peine en possession de son nouveau logique, Lupasco

ne songe plus à la critique radicale dont il est armé, il ne songe qu'au moyen de faire bénéficier

les sciences de sa découverte et s'empresse donc d'édifier une nouvelle connaissance. Et tout de

suite sa contradiction se transforme en une non-contradiction : sur l'abîme qu'il avait créé, il jeta

un lien; [...] sa contradiction même devint un mur que l'on ne pouvait sauter, et dont la porte ne

pouvait s'ouvrir à personne - car il l'avait scellée par le principe de non-contradiction" 22.

Terrible reproche. Pour Fondane, il y a chez Lupasco un refus de Dieu au sein de sa

logique : sa philosophie est une nontologie, "une sorte d'ontologie du non-être" 23. Fondane

connaît, certes, le rôle que Lupasco attribue à l'affectivité. Mais, l'affectivité lui semble être

surajoutée, à côté de la connaissance : "Ce qui est resté hors de la connaissance, à la porte, ce

n'est rien de moins que l'Être; et ce qui mieux est, seul l'Être ne peut entrer dans la connaissance;

car, s'il y entrait, adieu la connaissance! Heureusement pour nous, il n'y entre pas " 24.

On reconnaît bien ici la tonalité des échanges entre Lupasco et Fondane, toute faite de

passion pour l'être et la connaissance. Lupasco écrit dans son témoignage : " [...] pour Fondane

[...] je logicisais, j'enfermais dans l'univers de la contradiction, essentiellement logique, ce par

quoi justement il croyait fuir, le logique et aborder à ce havre d'une liberté métalogique, qui était

Dieu même, le Dieu d'Abraham, de Jérusalem, par opposition à ce Dieu d'Athènes, qui n'en était

pas un [...] On comprend sans doute que j'étais son plus troublant adversaire. Et la violence de

nos discussions, que n'interrompaient ni le froid, ni la faim, ni les bombes, ni même les angoisses

de l'occupation et de la résistance en témoignait, on peut dire, avec éclat" 25. Lupasco conclut

par une question, aujourd'hui encore d'actualité, car le mystère de Fondane reste entier : "Que

voulait-il, cet Homme?" 26.

Que voulait-il, cet Homme?

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Il est pratiquement impossible de répondre à cette question. On peut toutefois l'approcher

en formulant d'autres questions.

Un premier point de vue intéressant est exprimé par Cioran : "À la vérité, il ne

s'intéressait pas tant à ce qu'un auteur dit mais à ce qu'il aurait pu dire, à ce qu'il cache, faisant

ainsi sienne la méthode de Chestov, à savoir la pérégrination à travers les âmes, beaucoup plus

qu'à travers les doctrines" 27. C'est précisément ce que Fondane fait dans le cas de Lupasco : il

lui demande de lui montrer ce qu'il cache, il lui demande d'aller plus loin encore. Fondane rêve

d'une véritable révolution qui révèle l'Être dans toute sa splendeur de participation à la

connaissance.

Son esprit prémonitoire se manifeste une fois encore dans ses imprécations à l'encontre de

Lupasco, contenues dans l'article publié dans "Cahiers du Sud" : "Il fait du logique un devenir,

mais un devenir fermé, immanent à lui-même, hostile à l'intrusion, dans son sein, d'un troisième

terme (N.B. : c'est nous qui soulignons) [...] Il répugne encore à voir dans son logique pur

quelque chose qui n'est ni identité, ni divers, mais un au-delà du divers et de l'identique [...] "

28.

A mon sens, la conclusion que tire de ce débat Michael Finkenthal, dans sa préface à

L’Être et la connaissance, n’est pas justifiée. Michael Finkenthal écrit : « Dans le langage

lupascien, il aurait voulu fonder une philosophie de l’affectivité, une philosophie rendue

impossible par le système lupascien même. Finalement donc, ce système, tel que l’a connu

Fondane, ne pouvait le guider vers la sortie du labyrinthe » [29]. Une sortie du labyrinthe existe

pourtant et la clé est fournie par le tiers inclus. Il ne peut pas y avoir de philosophie exclusive de

l’affectivité. L’affectivité et le tiers inclus se trouvent dans une relation d’unité des

contradictoires. L’affectivité sans le tiers inclus n’est qu’un mot vide.

Fondane est mort trop tôt. En 1951 son voeu eut été comblé. Le principe d’antagonisme

et la logique de l’énergie - Prolégomènes à une science de la contradiction est un livre

prophétique et inaugural : avec lui, le tiers inclus acquière ses pleins droits dans la philosophie

contemporaine. "La logique dynamique du contradictoire se présente [...] comme la logique

même de l'expérience, en même temps que comme l'expérience même de la logique" - écrit

Lupasco 30. Pour Lupasco la logique est bien "l'expérience même de la logique" : le sujet

connaissant est impliqué lui-même dans la logique qu'il formule. "L'expérience" est ici

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l'expérience du sujet. Le caractère circulaire de l'affirmation "logique comme expérience même

de la logique" découle du caractère circulaire du sujet : pour définir le sujet il faudrait prendre en

considération tous les phénomènes, éléments, événements, états et propositions concernant notre

monde, et de surcroît l'affectivité. Tâche évidemment impossible : dans l'ontologique de Lupasco

le sujet ne pourra jamais être défini. Tout ce que la logique peut faire c'est expérimenter un cadre

axiomatique bien défini.

Il y a, chez Lupasco, trois types de tiers inclus 31.

Le tiers inclus logique est utile sur le plan de l'élargissement de la classe des phénomènes

susceptibles d'être compris rationnellement. Il explique les paradoxes de la mécanique quantique,

dans leur totalité, en commençant avec le principe de superposition. Plus loin encore, de grandes

découvertes dans la biologie de la conscience sont à prévoir si les barrières mentales par rapport à

la notion de niveaux de Réalité vont graduellement disparaître. Cela va pouvoir montrer la

fécondité du tiers inclus ontologique, impliquant la considération simultanée de plusieurs

niveaux de Réalité. Le troisième tiers - le tiers secrètement inclus - est le gardien de notre

mystère irréductible, seul fondement possible de la tolérance et de la dignité humaine. Sans ce

tiers tout est cendres.

C'est peut-être ce tiers que cherchait Fondane, à la frontière entre la poésie, la mystique et

la philosophie. Le tiers secrètement inclus est l’autre nom de l’affectivité. Dans la lettre déjà

citée, Geneviève Fondane écrivait : "Je viens, par hasard, de découvrir plusieurs pages sur la

mystique, étonnantes, et si chrétiennes qu'elles en deviennent trop chrétiennes [...] C'est par excès

qu'il devient hétérodoxe" 32.

Cioran cherchait lui aussi ce tiers, mais sa posture, dans toute son oeuvre, est celle du

négateur du tiers et de Dieu lui-même. Dans sa monographie sur Cioran, Simona Modreanu

remarque avec grande subtilité: "Ne pouvant adhérer ni à un "oui" spontané, ni à un "non"

torturé, Cioran adopte d'abord une logique, ensuite une sorte de métaphysique du tiers inclus

[...] , fondée sur la "volupté de la contradiction" et une certaine noblesse de la lamentation qui

dilue ses pleurs dans les subtilités du paradoxe." 33

Mais laissons le dernier mot à Benjamin Fondane. Dans une lettre inédite adressée le 23

juillet 1943 à Stéphane Lupasco, il écrit: " On écoute la radio ; on suit les cartes ; on fait sa

promenade quotidienne au Jardin des Plantes ; on, on, on. Oui, mais moi, dans tout cela? [...] Je

dois vous avouer qu'en ce moment je lis un bouquin sur la Logique, qui me prépare au gros

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événement de la vôtre [...] L'alerte continue. Ou plutôt le silence - plein de bombardements

virtuels, potentiels, que sais-je ? Ça ne finit pas, de ne pas finir [...] Je reprends mon bouquin."

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Basarab NICOLESCU

Physicien théoricien au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS)

Membre de l’Académie Roumaine

Président du Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires (CIRET),

Paris, France

NOTES ET RÉFÉRENCES

1 Stéphane Lupasco, Du devenir logique et de l’affectivité, Vol. I - « Le dualisme

antagoniste et les exigences historiques de l’esprit », Vol. II - « Essai d’une nouvelle théorie de la

connaissance », Vrin, Paris, 1935 ; 2e édition : 1973 (thèse de doctorat) ; La physique

macroscopique et sa portée philosophique, Vrin, Paris, 1935 (thèse complémentaire).

3 Benjamin Fondane, D’Empédocle à Stéphane Lupasco ou « la solitude du logique »,

Cahiers du Sud, n° 259, Marseille, 1943.

4 Stéphane Lupasco, L’expérience microphysique et la pensée humaine, P.U.F., Paris,

1941; 2e édition : Le Rocher, Collection « L’esprit et la matière », Paris, 1989, préface de

Basarab Nicolescu.

5 Stéphane Lupasco, Benjamin Fondane, le philosophe et l’ami, Cahier du Sud, n° 282,

Marseille, 1947 ; texte réédité in Benjamin Fondane, Non Lieu, n° 2-3, Paris, 1978.

6 Olivier Salazar-Ferrer, Benjamin Fondane, Oxus, Collesction « Les Roumains de

Paris », Paris, 2004, p. 224-229.

7 Cioran, Exercices d’admiration – Essais et portraits, Gallimard, Collection

« Arcades », Paris, 1986, p. 151-158.

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Page 10: Basarab Nicolescu, Le dialogue interrompu : Fondane, Lupasco et Cioran

8 Geneviève Fondane, lettre à Yvonne et Stéphane Lupasco du 5 juillet 1946, inédit,

archives Alde Lupasco-Massot.

9 Benjamin Fondane, L’Être et la connaissance - Essai sur Lupasco, Editions Paris -

Méditerranée, Paris, 1998, préface de Michael Finkenthal.

10 Stéphane Lupasco - L’homme et l’oeuvre, Le Rocher, collection

« Transdisciplinarité », Monaco, 1999, sous la direction de Horia Badescu et Basarab Nicolescu.

11 Benjamin Fondane, L’Être et la connaissance - Essai sur Lupasco, op.cit., p. 28.

12 Ibid., p. 29.

13Alfred Korzybski, Science and Sanity, The International Non-Aristotelian Library

Publishing Company, Lakeville, Connecticut, 1958 (la première édition date de 1933).

14 A. E. van Vogt, Le monde des Ā, J’ai lu, no 362, Paris, 1981, traduit de l’américain

par Boris Vian.

15 Cioran, Entretiens, Gallimard, Collection "Arcades", Paris, 1995, p. 134-135.

16 Léon Chestov, Les révélations de la mort, Plon, Paris, 1958, p. 13, préface et

traduction de Boris de Schloetzer.

17 Benjamin Fondane, L’Être et la connaissance - Essai sur Lupasco, op.cit., p. 56.

18 Ibid., p. 43.

19 Ibid., p. 58.

20 Stéphane Lupasco, Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie -

Prolégomènes à une science de la contradiction, Coll. « Actualités scientifiques et

industrielles », n° 1133, Paris, 1951 ; 2e édition : Le Rocher, Collection « L’esprit et la matière »,

Paris, 1987, préface de Basarab Nicolescu.

21 Basarab Nicolescu, Nous, la particule et le monde, Le Mail, Paris, 1985 ; 2e édition :

Le Rocher, collection « Transdisciplinarité », Monaco, 2002.

22 Benjamin Fondane, L’Être et la connaissance - Essai sur Lupasco, op.cit., p. 92.

23 Ibid., p. 62.

24 Ibid., p. 65.

25 Stéphane Lupasco, Benjamin Fondane, le philosophe et l’ami, op.cit., p.59.

26 Ibid., p. 60.

27 E.M.Cioran, Exercices d'admiration - Essais et portraits, ch. "Benjamin Fondane",

pp. 155-156.

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Page 11: Basarab Nicolescu, Le dialogue interrompu : Fondane, Lupasco et Cioran

28 Benjamin Fondane, D’Empédocle à Stéphane Lupasco ou « la solitude du logique »,

op.cit.

29 Michael Finkenthal, in Benjamin Fondane, L’Être et la connaissance - Essai sur

Lupasco, op.cit., p. 20.

30 Stéphane Lupasco, Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie -

Prolégomènes à une science de la contradiction, op.cit., p. 21.

31 Basarab Nicolescu, Le tiers inclus - De la physique quantique à l'ontologie, in

Stéphane Lupasco - L’homme et l’œuvre, op.cit., p.

32 Geneviève Fondane, lettre à Yvonne et Stéphane Lupasco du 5 juillet 1946, op. cit.

33 Simona Modreanu, Cioran, Oxus, Collection « Les Roumains de Paris », Paris, 2003,

p. 197.

34 Benjamin Fondane, lettre à Stéphane Lupasco du 23 juillet 1943, inédit, archives

Alde Lupasco-Massot ; l'adresse du destinataire est la suivante : Monsieur Stéphane Lupasco, La

Chapelle d'Abondance, Hôtel des Cornettes, Haute Savoie.

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