b malinowski vie sexuelle 1

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Bronislaw Malinowski (1930) LA VIE SEXUELLE DES SAUVAGES DU NORD-OUEST DE LA MÉLANÉSIE Description ethnographique des démarches amoureuses, du mariage et de la vie de famille des indigènes des Îles Trobriand (Nouvelle-Guinée) (Première partie : chapitres 1 à 9) Un document produit en version numérique par M. Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Courriel: [email protected] Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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  • Bronislaw Malinowski (1930)

    LA VIE SEXUELLEDES SAUVAGESDU NORD-OUEST DE LA MLANSIE

    Description ethnographique des dmarches amoureuses, du mariage et de la vie de familledes indignes des les Trobriand (Nouvelle-Guine)

    (Premire partie : chapitres 1 9)

    Un document produit en version numrique par M. Jean-Marie Tremblay,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    Courriel: [email protected] web: http://pages.infinit.net/sociojmt

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec ChicoutimiSite web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

  • Bronislaw Malinowski (1930), La vie sexuelle des sauvages du Nord-Ouest de la Mlansie. Chapitres 1 9. 2

    Cette dition lectronique a t ralise partir de :

    Bronislaw Malinowski (1930),

    La vie sexuelle des sauvagesdu nord-ouest de la Mlansie.Description ethnographique des dmarches amoureuses, dumariage et de la vie de famille des indignes des les Trobriand(Nouvelle-Guine).

    Chapitres 1 9.

    Louvrage original a t traduit par le Dr S. Janklvitch en 1930.

    Texte du domaine public.

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times, 12 points.Pour les citations : Times 10 points.Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word2001 pour Macintosh.

    Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5 x 11)

    dition complte le 5 mars 2002 Chicoutimi, Qubec.

  • Bronislaw Malinowski (1930), La vie sexuelle des sauvages du Nord-Ouest de la Mlansie. Chapitres 1 9. 3

    Table des matiresFICHIER 1 DE 2 :

    INTRODUCTION par Bronislaw Malinowski

    1. - LES RAPPORTS ENTRE LES SEXES DANS LA VIE TRIBALE.

    I. Les principes du droit maternelII. Un village des les TrobriandIII. La vie de familleIV. La rpartition de la proprit et des devoirs entre les sexes

    2. - LE STATUT DE LA FEMME DANS LA SOCIT INDIGNE

    I. Privilges et charges affrents, aux rangsII. Rites mortuaires et ftesIII. Le rle des femmes dans la magie

    3. - LES RAPPORTS PRNUPTIAUX ENTRE LES SEXES

    I. La vie sexuelle des enfantsIl. Division des gesIII. La vie amoureuse de l'adolescenceIV. La maison de clibataires

    4. - LES AVENUES DU MARIAGE

    I. Les motifs du mariageIl. Le consentement de la famille de la femmeIII. Cadeaux de mariageIV. Fianailles d'enfants et mariages entre cousins.V. Alliances matrimoniales dans une famille de chefVI. Le crmonial des fianailles d'enfants

    5. - LE MARIAGE

    I. La camaraderie conjugaleIl. Adultre et jalousie sexuelleIII. Tributs conomiques pays par la famille de la femmeIV. Polygamie des chefsV. Aspect domestique de la polygamie

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    6. - LE DIVORCE ET LA DISSOLUTION DU MARIAGE PAR LA MORT

    I. Le divorceII. La mort et ceux qu'elle met en deuilIII. Crmonies funraires et obligations du deuilIV. L'idologie du deuil

    7. - LA PROCRATION ET LA GROSSESSE D'APRS LES CROYANCES ET LES COUTUMESDES INDIGNES

    I. Croyances relatives l'organisme de l'homme et de la femme et l'impulsion sexuelleIl. La rincarnation et le chemin qui mne la vie dans le monde des espritsIII. Ignorance de la paternit physiologique .......IV. Preuves par lesquelles les indignes justifient leur manire de voirV. Enfants privs de pre dans une socit matriarcaleVI. Les singulires prtentions de la paternit physiologique

    8. - LA GROSSESSE ET L'ENFANTEMENT

    I. Prparation aux rites de la premire grossesseII. Crmonial de la premire grossesseIII. Coutumes en rapport avec la grossesse et l'accouchementIV. La mre et l'enfant

    9. - LES FORMES COUTUMIRES DE LA LIBERT SEXUELLE

    I. L'lment rotique des jeuxIl. Jeux impliquant un contact physiqueIII. Les saisons des amours et des ftesIV. Runions crmonielles : KayasaV. Ftes orgiaquesVI. Ulatile : La jeunesse la recherche d'aventures amoureusesVII. Katuyausi : Escapade crmonielle de jeunes fillesVIII. Yausa : Assauts orgiaques excuts par des femmesIX. De l'authenticit des pratiques orgiaques

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    FICHIER 2 DE 2 :

    TABLE DES MATIRES :

    10. - LA VIE AMOUREUSE ET SA PSYCHOLOGIE

    I. Attraction rotiqueII. Sentiment de rpulsion prouv devant la laideur, la vieillesse, la maladieIII. Beaut du visage et du corps humainIV. Les soins du corpsV. volution d'une intrigueVI. Cas d'affection personnelleVII. Aspect commercial de l'amourVIII. La jalousieIX. Beaut, couleurs et odeurs et leur rle dans les dmarches amoureusesX. De quoi s'entretiennent deux amoureuxXI. Approches rotiquesXII. L'acte sexuel

    11. MAGIE D'AMOUR ET DE BEAUT

    I. Importance de la beautII. Occasions crmonielles de la magie de beautIII. Magie de beaut Rituel des ablutionsIV. Magie de beaut Rituel de la parureV. La magie de la scurit et de la bonne renomme dans les ftesVI. La magie d'amourVII. Le rite et l'incantation dans la magie d'amourVIII. La part de la ralit dans la magie d'amourIX. La magie de l'oubli

    12. RVES ET FANTAISIES ROTIQUES

    I. RvesIl. La sexualit dans le folklore : Figures en ficelles (jeu de la scie)III. La sexualit dans le folklore : FactiesIV. La sexualit dans le folklore : Lgende et mytheV. Le paradis rotique des Trobriandais

    13. - MORALE ET MURS

    I. Dcence et dcorumII. La morale sexuelleII. La censure des aberrations sexuellesIV. Modestie dans la parole et dans la conduiteV. Exogamie et prohibition de l'incesteVI. Le tabou suprme

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    14. - UN MYTHE PRIMITIF SUR L'INCESTE

    I. Les sources de la magie d'amourIl. Texte original du mytheIII. Cas d'inceste rel

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    INTRODUCTIONPar Bronislaw Malinowski

    Retour la table des matires

    J'ai choisi pour ce livre le plus clair, c'est--dire le plus sincre, et cela dans le but aussibien de contribuer la rhabilitation du ternie sexuel dont on abuse si souvent, que d'annon-cer directement ce que le lecteur doit s'attendre trouver dans les paragraphes les plus hardis.Pas plus que pour nous, la sexualit n'est, pour l'habitant primitif des les du Pacifique, unesimple affaire physiologique : elle implique l'amour et les dmarches amoureuses; elle de-vient le noyau d'institutions aussi vnrables que le mariage et la famille; elle inspire l'art etconstitue la source de ses incantations et magies. Elle domine, en fait, presque tous les as-pects de la culture. La sexualit, dans son sens le plus large, celui qu'elle assume dans le titrede cet ouvrage, est plutt une force sociologique et culturelle qu'un simple rapport charnelentre deux individus. Mais l'tude scientifique de la question comporte galement un vifintrt pour son noyau biologique. Aussi l'anthropologue doit-il, en donnant une descriptionde l'approche directe, telle qu'elle s'effectue entre deux amants dans les les de l'Ocanie,tenir compte de la forme que leur impriment les traditions, l'obissance aux lois et la confor-mit aux coutumes de la tribu.

    En anthropologie, les faits essentiels de la vie doivent tre exposs simplement et d'unefaon complte, bien que dans un langage scientifique; et une pareille manire de procdern'a rien qui puisse offenser mme le lecteur dou de la sensibilit la plus dlicate ou le plusenclin aux prjugs. Les amateurs de Pornographie n'y trouveront rien qui soit de nature flatter leur passion, et encore moins cette manire franche et objective de traiter la questionpourra-t-elle veiller une curiosit malsaine chez la jeunesse au jugement peu mr. Ce n'estpas en exposant les faits directement et simplement qu'on suscite cette curiosit, mais en lesprsentant d'une faon dissimule, sous une lumire oblique et crpusculaire. Les lecteurs netarderont pas s'apercevoir que les indignes, la longue, traitent la sexualit non seulement

  • Bronislaw Malinowski (1930), La vie sexuelle des sauvages du Nord-Ouest de la Mlansie. Chapitres 1 9. 8

    comme une source de plaisir, mais comme une chose srieuse et mme sacre. D'autre part,leurs coutumes et ides ne sont pas de nature dpouiller la sexualit de son pouvoir detransformer les faits matriels bruts en d'admirables expriences spirituelles, d'entourer d'uneaurole d'amour romanesque ce qu'il y a d'un peu trop technique dans les dmarches amou-reuses. Les institutions des Trobriandais sont faites pour permettre la passion brutale de sepurifier et de devenir un amour qui dure autant que la vie, de se pntrer d'affinits per-sonnelles, de se fortifier grce aux multiples liens et attachements que crent la prsence desenfants, les angoisses et les espoirs communs, les buts et les intrts dont se compose la viede famille.

    C'est dans ce mlange d'lments purement sensuels et d'lments romanesques, c'estdans cette richesse et multiplicit de l'amour que rsident son mystre philosophique, le char-me qu'il prsente pour le pote et l'intrt qu'il offre pour l'anthropologue. Cette complexitde l'amour, les Trobriandais la connaissent aussi bien que nous, c'est elle qui nous rend plusfamiliers mme ceux de ses aspects qui, premire vue, nous paraissent choquants et chap-pant tout contrle.

    Mconnatre ce dernier aspect, se drober l'tude de la base purement matrielle del'amour, c'est faire oeuvre anti-scientifique qui ne peut conduire qu' des rsultats faux. C'estcommettre le pch inexcusable de fuite devant la ralit. A celui qui ne s'intresse pas lasexualit nous ne pouvons donner qu'un conseil : s'abstenir d'acheter et de lire ce livre; etquant ceux qui abordent ce sujet dans un esprit non scientifique, nous les prvenons ds ledbut qu'ils ne trouveront dans les chapitres qui suivent rien de suggestif ou d'allchant.

    Je tiens avertir que les comparaisons auxquelles je me suis livr et l, mais surtoutdans les derniers chapitres, entre la vie sexuelle des indignes et celle des Europens, ne sontpas destines former un parallle sociologique : elles sont pour cela trop superficielles.Encore moins faut-il voir dans ces comparaisons l'intention de fltrir nos propres faiblessesou d'exalter nos propres vertus. Si nous avons eu recours ces comparaisons, c'est unique-ment parce que, pour rendre intelligibles des faits tranges, il est ncessaire de les ramener des faits familiers. Dans ses observations, l'anthropologue doit s'efforcer de comprendrel'indigne travers sa propre psychologie, et il doit composer le tableau d'une culture tran-gre l'aide d'lments faisant partie de sa propre culture et d'autres dont il possde uneconnaissance pratique et thorique. Toute la difficult et tout l'art des enqutes sur une vastechelle consistent prendre pour point de dpart les lments d'une culture trangre quinous sont les plus familiers, pour arriver ranger peu peu dans un schma comprhensiblece que cette culture prsente d'trange et de diffrent de ce que nous connaissons. Sous cerapport, l'tude d'une culture trangre ressemble celle d'une langue trangre : elle com-mence par une assimilation et une traduction brute, pour finir par un affranchissement com-plet du milieu ancien et une matrise d'orientation dans le nouveau. Et puisqu'une descriptionethnographique adquate doit reproduire en miniature le processus graduel, long et pnibledu travail d'enqute sur le terrain, les rfrences ce qui est familier, les parallles entreEuropens et Trobriandais doivent servir de point de dpart.

    Aprs tout, pour atteindre le lecteur, je dois compter sur ses expriences personnelles,qu'il a acquises dans notre socit nous. De mme que je n'ai pas pu faire autrement qued'crire en anglais et de traduire en anglais les termes et textes indignes, il m'a fallu. pourprsenter les conditions existant chez les Mlansiens dans toute leur ralit comprhensible,les dcrire dans des termes emprunts nos conditions nous. L'un et l'autre de ces procdsne sont pas exempts d'erreurs, mais ces erreurs sont invitables. Un anthropologue a beau serpter l'adage, traduttore traditore, il n'y peut rien; il ne lui est pas possible d'exiler pour unecouple d'annes ses quelques lecteurs patients sur les atolls de corail du Pacifique et de les y

  • Bronislaw Malinowski (1930), La vie sexuelle des sauvages du Nord-Ouest de la Mlansie. Chapitres 1 9. 9

    faire vivre la vie des indignes. Tout ce qu'il peut faire, hlas ! c'est crire des livres et fairedes confrences sur ses sauvages.

    Encore un mot sur la mthode de prsentation. Tout observateur scientifique conscien-cieux se doit non seulement d'exposer ce qu'il sait et de dire comment il est arriv savoir cequ'il sait, mais aussi d'indiquer les lacunes qui existent dans ses connaissances, les fautes etles omissions qu'il a commises au cours de son enqute. J'ai expos longuement ailleurs(Argonauts of the Western Pacific, chapitre 1er 1) les cautions dont je puis me prvaloir : du-re de sjour dans les les, aptitudes linguistiques, mthode dont je me suis servi pour runirles documents et les renseignements. Je ne reviendrai donc pas ici sur ce sujet, et le lecteurtrouvera dans le texte (chapitre 9, IX ; chapitre 10, introd., chapitres 12 et 13, introductions)les quelques remarques additionnelles que j'ai jug ncessaire de formuler sur les difficultsque prsente l'tude de la vie intime des sauvages.

    L'ethnologue et l'anthropologue comptents et expriments (les seuls qui s'intressent la marge d'exactitude, la mthodologie de la preuve et aux lacunes pouvant exister dans lesinformations) n'auront pas de peine, d'aprs les donnes relates dans ce livre, de se faire uneide de la valeur de la documentation qui leur sert de base, de son degr de solidit et de suf-fisance, variable selon les cas. Lorsque j'nonce une simple proposition, sans l'appuyer d'ob-servations personnelles, sans l'tayer de faits, cela signifie que je me borne me fier ce quim'a t dit par mes informateurs indignes. C'est l, je tiens le dclarer, la partie la moinssre de mes matriaux.

    Je me rends parfaitement compte que mes connaissances obsttricales et celles relatives l'attitude de la femme pendant la grossesse et l'accouchement sont plutt maigres. De mme,l'attitude du pre pendant les couches et la psychologie masculine, telle qu'elle se manifesteen cette occasion, n'ont pas t tudies comme elles auraient d l'tre. Un certain nombred'autres points, d'une importance moindre, ont t traits d'une faon propre rvler au sp-cialiste non seulement les cas o l'information a t incomplte, mais aussi l'orientation quedevront adopter les recherches ultrieures pour combler les lacunes. Mais, en ce qui concerneles points d'importance capitale, je suis convaincu de les avoir scruts jusqu'au fond.

    J'ai dit ailleurs (Argonauts of the Western Pacific) les nombreuses obligations que j'avaiscontractes au cours de mes travaux d'enqute. Mais il me plat de mentionner ici plusparticulirement les services dont je suis redevable mon ami Billy Hancock, ngociant enperles aux les Trobriand, mort mystrieusement pendant que j'crivais ce livre. Il tait mala-de et attendait Samara, tablissement europen de la Nouvelle-Guine orientale, le bateauqui devait l'emmener dans le Sud. Il disparut un soir, sans que depuis lors personne l'aitjamais vu ou ait jamais entendu parler de lui. Il tait non seulement un excellent informateuret collaborateur, mais un ami vritable, dont la socit et l'assistance m'ont t d'une grandeaide matrielle et d'un grand rconfort moral dans mon existence quelque peu pnible etfatigante.

    J'ai t beaucoup encourag crire ce livre par l'intrt qu'y portait M. Havelock Ellis,dont j'ai toujours admir l'uvre et que j'ai toujours rvr comme un des pionniers de lapense honnte et de la recherche hardie. Sa prface n'est faite que pour rehausser la valeurde mon travail.

    Mes amis, lves et collgues, qui ont collabor avec moi aux travaux de recherches etd'enseignement anthropologiques la School of Economics de Londres, m'ont beaucoup

    1 Traduction franaise : Gallimard.

  • Bronislaw Malinowski (1930), La vie sexuelle des sauvages du Nord-Ouest de la Mlansie. Chapitres 1 9. 10

    aid mettre de la clart dans mes ides et prsenter mes matriaux, surtout ceux relatifs la vie familiale, l'organisation de la parent et aux lois matrimoniales. Je me rappelleraitoujours avec gratitude les noms de ceux qui m'ont prt leur concours pour la rdaction deschapitres sociologiques les plus difficiles de ce livre : Mrs. Robert Aitken (Miss BarbaraFreire-Marecco), le docteur R. W. Firth (actuellement aux les Salomon), M. E. B. Evans-Pritchard (qui rside actuellement parmi les Azand), Miss Camilla Wedgwood (actuelle-ment en Australie), le docteur Gordon Brown (actuellement au Tanganyika), le docteurHortense Powdermaker (actuellement en route pour Papoua), M. I. Schapera (tabli autrefoisen Afrique du Sud), M. T. J. A. Yates (ayant sjourn en gypte), Miss Audrey Richards.

    Mais c'est ma femme que va ma plus grande reconnaissance pour la part qu'elle a prise ce travail, comme tous mes autres travaux. Ses conseils et sa collaboration pratique ontrussi transformer en une tche agrable le travail de rdaction plutt pnible desArgonauts of the Western Pacific et du prsent ouvrage. Si ces deux livres prsentent pourmoi personnellement une certaine valeur et un certain intrt, c'est grce la part qu'elle aprise au travail commun.

    Londres. B. M.

  • Bronislaw Malinowski (1930), La vie sexuelle des sauvages du Nord-Ouest de la Mlansie. Chapitres 1 9. 11

    1Les rapports entre les sexesdans la vie tribale

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    L'homme et la femme aux les Trobriand, leurs rapports. dans l'amour, dans le mariage etdans la vie de la tribu : tel sera le sujet de la prsente tude.

    La phase la plus dramatique et la plus intense des relations entre hommes et femmes,celle pendant laquelle ils aiment, contractent des mariages et procrent des enfants, doitoccuper le premier rang dans toute considration sur la vie sexuelle. Pour la personnemoyenne et normale, quelque type de socit qu'elle appartienne, l'attraction exerce par lesexe oppos et les pisodes passionnels et sentimentaux qui en dcoulent constituent lesvnements les plus significatifs de la vie, ceux qui se rattachent le plus troitement sonbonheur intime, l'essence et au sens de l'existence. Aussi le sociologue qui tudie un typede socit particulire doit-il attacher la plus grande importance celles de ses coutumes,ides et institutions qui ont pour centre la vie rotique de l'individu. S'il veut, en effet, semaintenir la hauteur de son sujet, le situer. dans une perspective naturelle et correcte, lesociologue doit, dans ses recherches, suivre la ligne des valeurs et des intrts de la viepersonnelle. Ce qui, pour l'individu, constitue le suprme bonheur doit tre mis la base del'tude scientifique de la socit humaine.

    Mais la phase rotique, bien que la plus importante, n'est qu'une des nombreuses phasesau cours desquelles les individus des deux sexes se rencontrent et entrent en relations les unsavec les autres. Il est impossible d'tudier cette phase en dehors de son contexte, c'est--diresans la rattacher au statut lgal de l'homme et de la femme, leurs rapports domestiques, ladistribution de leurs fonctions, la besogne ordinaire de la vie de tous les jours.

  • Bronislaw Malinowski (1930), La vie sexuelle des sauvages du Nord-Ouest de la Mlansie. Chapitres 1 9. 12

  • Bronislaw Malinowski (1930), La vie sexuelle des sauvages du Nord-Ouest de la Mlansie. Chapitres 1 9. 13

    L'histoire de la vie amoureuse d'un peuple doit commencer ncessairement par une des-cription des associations de la jeunesse et de l'enfance, pour arriver peu peu la dernirephase, qui est celle de l'union permanente et du mariage. Mais le rcit ne doit pas s'arrter l,tant donn que la science ne peut pas revendiquer le privilge de la fiction. La manire donthommes et femmes arrangent leur vie commune et la vie de leurs enfants ragit sur leurs rela-tions amoureuses, et aucune de ces deux phases ne peut tre comprise sans la connaissancede l'autre.

    Ce livre traite des rapports sexuels en vigueur chez les indignes des les Trobriand,archipel de corail situ au nord-est de la Nouvelle-Guine. Ces indignes appartiennent larace Papoue-Mlansienne et prsentent dans leur apparence physique, leur constitutionmentale et leur organisation sociale la plupart des caractristiques des populations del'Ocanie, associes certains traits des populations Papoues, plus arrires, de la Nouvelle-Guine mme 1.

    1. LES PRINCIPESDU DROIT MATERNEL

    Retour la table des matires

    Nous trouvons chez les habitants des les Trobriand une socit matrilinaire o ladescendance, la parent et toutes les relations sociales ont pour point de dpart la mre; lesfemmes jouent un rle considrable dans la vie tribale, jusqu' prendre une part prpond-rante aux activits conomiques, crmonielles et magiques: fait qui exerce une influencetrs profonde sur les coutumes de la vie rotique, ainsi que sur l'institution du mariage. Aussiferions-nous bien de considrer tout d'abord les relations sexuelles sous leur aspect le pluslarge, en commenant par une rapide description des coutumes et des lois tribales qui sont la base du droit maternel, ainsi que des diffrentes ides et conceptions qui l'clairent etl'expliquent. Aprs quoi, un bref expos des principaux domaines de la vie tribale - domes-tique, conomique, lgal, crmoniel et magique - fera ressortir les sphres respectives danslesquelles s'exerce, chez ces indignes, l'activit de l'homme et de la femme.

    L'ide d'aprs laquelle la mre serait le seul et unique auteur du corps de l'enfant, le prene contribuant en rien sa formation, constitue le facteur le plus important du systme lgaldes indignes des les Trobriand. Leur manire de concevoir le processus de la procration,corrobore par certaines croyances mythologiques et animistes, est que, sans doute et sansrserve, l'enfant est fait de la mme substance que la mre et qu'entre le pre et l'enfant iln'existe aucun lien, physique ou autre (voir chapitre 7).

    1 Pour la description gnrale et complte des Massim. du Nord, dont les habitants des les Trobiand forment

    un embranchement, voir le trait classique du professeur C.-G. Seligman, Melanesians of British NewGuinea, Cambridge, 1910, qui montre galement les rapports qui existent entre les habitants des lesTrobriand et les autres races et cultures de la Nouvelle-Guine et de ses alentours. On trouvera galementun bref expos de la culture des habitants des les Trobriand dans mon ouvrage : Argonauts of the WesternPacific.

  • Bronislaw Malinowski (1930), La vie sexuelle des sauvages du Nord-Ouest de la Mlansie. Chapitres 1 9. 14

    Que la mre contribue en toutes choses la formation du nouvel tre auquel elle doitdonner naissance, c'est l un fait que les indignes acceptent comme certain et qu'ils expri-ment avec force dans des propositions comme celles-ci : La mre nourrit l'enfant pendantqu'il est dans son corps; puis, quand il en sort, elle le nourrit de son lait. La mre fait l'en-fant avec son sang. Frres et surs sont de la mme chair, puisqu'ils proviennent de lamme mre. Ces propositions et d'autres analogues expriment leur attitude l'gard de cefait, le principe fondamental de leur conception de la parent.

    Cette attitude se trouve galement implique, avec plus de relief encore, dans les rglesrelatives la descendance, l'hritage, la succession dans le rang, l'attribution du titre dechef, aux offices hrditaires et la magie, bref toute transmission par la voie de la parent.Dans une socit matrilinaire la position sociale est transmise par le pre aux enfants de sasur, et cette conception exclusivement matriarcale de la parent joue un rle de premireimportance dans les restrictions et rglementations auxquelles est soumis le mariage et dansles tabous portant sur les rapports sexuel&-Ces ides sur la parent manifestent leur action,avec une intensit particulirement dramatique, au moment de la mort. C'est que les rglessociales qui prsident aux obsques, aux lamentations et au deuil, ainsi que certaines crmo-nies, trs compliques, qui accompagnent la distribution de la nourriture, reposent sur leprincipe que des gens, unis par les liens de parent maternelle, forment un groupe troite-ment serr dont les membres sont rattachs les uns aux autres par l'identit de sentiments etd'intrts et sont faits de la mme chair. Et de ce groupe sont rigoureusement exclus, commen'ayant aucun intrt naturel prendre part au deuil, mme ceux qui lui sont unis par lemariage ou par des rapports de pre enfant (voir chap. 6, II-IV).

    Ces indignes possdent une institution du mariage bien tablie, malgr l'ignorance danslaquelle ils sont quant la part qui revient l'homme dans la procration des enfants. Enmme temps, le terme pre a, pour l'indigne des les Trobriand, une signification claire,bien qu'exclusivement sociale : celle de l'homme mari la mre, vivant dans la mme mai-son qu'elle et faisant partie du mnage. Dans les discussions sur la parent, le pre m'a tdcrit expressment comme un tomakawa, un tranger ou, plus correctement, comme un outsider . Ce terme est frquemment employ par les indignes dans la conversation,toutes les fois qu'ils veulent tablir un point d'hritage ou justifier une ligne de conduite ourabaisser la position du pre dans une querelle quelconque.

    Il faudra donc que le lecteur soit bien pntr de cette ide que le mot pre , tel qu'ilest employ ici, doit tre pris, non avec les nombreuses implications lgales, morales etbiologiques qu'il comporte pour nous, mais dans un sens tout fait spcifique et propre lasocit dont nous nous occupons. Il et t prfrable, dirait-on, pour viter toute possibilitde malentendu, d'employer, la place du mot pre , le mot indigne tama et de parler, aulieu de Paternit , de relation tama . Mais, dans la pratique, cela n'aurait pas t biencommode. Aussi le lecteur, toutes les fois qu'il rencontrera le mot pre dans les pages quivont suivre, ne devra-t-il pas oublier qu'il est employ, non au sens que lui donnent les dic-tionnaires europens, mais en accord avec les faits de la vie indigne. J'ajouterai que la mmergle s'applique tous les termes comportant des implications sociologiques, c'est--dire tous les termes exprimant des relations telles que mariage , divorce , fianailles , amour , l'acte de faire la cour , etc.

    Que signifie pour l'indigne le mot tama (pre) ? Le mari de la mre : telle sera la pre-mire rponse que vous donnera un informateur intelligent. Et il ajoutera que tama estl'homme dans la socit duquel il a grandi, jouissant de son amour et de sa protection. Eneffet, puisque le mariage est patrilocal aux les Trobriand, c'est--dire puisque la femme mi-

  • Bronislaw Malinowski (1930), La vie sexuelle des sauvages du Nord-Ouest de la Mlansie. Chapitres 1 9. 15

    gre dans la communaut du village de son mari et vient habiter sa maison, le pre est pourses enfants un compagnon de tous les instants; il prend une part active aux soins qui leur sontprodigus, prouve pour eux une profonde affection qu'il manifeste par des signes visibles etprend part, plus tard, leur ducation. Dans le mot tama (pre), en ne considrant que sasignification motionnelle, se trouvent donc condenses une foule d'expriences de la pre-mire enfance, et il exprime le sentiment typique d'affection rciproque qui existe entre ungaron ou une petite fille et un homme mr, plein de tendresse, faisant partie de la mmemaisonne; tandis que dans son sens social ce mot dnote la personne mle, en relationsintimes avec la mre et matre du mnage.

    Jusqu'ici le mot tama ne diffre pas essentiellement du mot pre , tel que nous l'enten-dons. Mais mesure que l'enfant grandit et commence s'intresser des choses sans rapportdirect avec la maison et ses propres besoins immdiats, certaines complications surgissent etle mot tama prend ses yeux un autre sens. Il apprend qu'il ne fait pas partie du mme clanque son tama, que son appellation totmique est diffrente de celle de son tama et identique celle de sa mre. Il apprend, en outre, que toutes sortes de devoirs, de restrictions et deraisons motivant son orgueil personnel l'unissent sa mre et le sparent de son pre. Unautre homme apparat l'horizon, que l'enfant appelle kadagu (le frre de ma mre). Cethomme peut habiter aussi bien la mme localit qu'un autre village, et l'enfant apprend quel'endroit o rside son kada ( le frre de la mre ) est aussi son propre village lui; quec'est l que se trouve sa proprit et de l qu'il tire ses droits de citoyennet; que c'est l quel'attend sa future carrire et l qu'il peut trouver ses allis et associs naturels. Il peut mme,dans le village o il tait n, tre trait d' outsider (tomakava), tandis que dans son village lui , c'est--dire dans celui o rside le frre de sa mre, c'est son pre qui est un tran-ger, tandis que lui en est un citoyen naturel. Il constate galement qu' mesure qu'il grandit,le frre de la mre acquiert sur lui une autorit de plus en plus grande, rclamant ses services,l'aidant dans certaines choses, lui accordant ou lui refusant la permission d'accomplir certainsactes, alors que l'autorit du pre s'efface de plus en plus et que ses conseils jouent un rle demoins en moins important.

    C'est ainsi que la vie d'un indigne des les Trobriand se droule sous une double influ-ence : dualit dans laquelle on aurait tort de voir un simple jeu superficiel de la coutume. Elleplonge par de profondes racines dans l'existence de chaque individu, provoque de bizarrescomplications des usages, cre de frquentes tensions et difficults et provoque souvent uneviolente rupture de continuit dans la vie tribale. C'est que cette double influence de l'amourpaternel et du principe matriarcal, qui s'exerce si profondment sur l'ensemble des institu-tions, ainsi que sur les ides et sentiments sociaux des indignes, ne se manifeste pas tou-jours, dans la vie relle, d'une manire parfaitement quilibre 1.

    Il nous a paru ncessaire d'insister sur les relations qui existent entre un Trobriandais,d'une part, son pre, sa mre et le frre de sa mre, d'autre part, car ces relations forment lenoyau du systme complexe du droit maternel ou matriarcal et que ce systme rgit toute lavie sociale de ces indignes. Cette question se rattache, en outre, d'une faon toute spcialeau principal sujet de ce livre : l'amour, le mariage et la parent en sont les trois aspects quis'offrent successivement l'analyse sociologique.

    1 Voir mon ouvrage : Crime in Savage Society, Kegan Paul, 1926. Trad. fran. in Trois essais sur la vie

    sociale des primitifs. Payot, Paris, PBP no 109.

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    II. UN VILLAGEDES ILES TROBRIAND

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    Dans ce qui prcde, nous avons donn une dfinition sociologique de la paternit, desrapports avec le frre de la mre et de la nature du lien existant entre la mre et l'enfant, lienfond sur les faits biologiques de la gestation et sur l'attachement psychologique trs troitqui en rsulte. Le meilleur moyen de faciliter la comprhension de cette dfinition abstraiteconsiste dcrire les manifestations de ces relations dans la vie concrte d'une communauttrobriandaise et montrer comment elles ragissent les unes sur les autres. C'est ce que nousallons faire, et cela nous permettra d'introduire incidemment quelques personnalits quifigureront avec un rle plus actif dans la suite de notre rcit.

    Le village Omarakana est, dans un certain sens, la capitale de Kiriwina, principal districtde ces les. Il est la rsidence du principal chef, dont le nom, le prestige et la renommes'tendent loin dans l'archipel, bien que son pouvoir ne dpasse pas la province de Kiriwina 1.Le village est situ dans une plaine fertile et unie de la partie nord de la grande et plate le decorail Boyowa (voir la carte). Une route plate, partant des lagunes de la cte occidentale, yconduit, travers des tendues monotones, couvertes de brousse et interrompues et l parun bocage frapp de tabou ou par un grand jardin : plant de vignes qui s'enroulent autour delongue perches, celui-ci ressemble, lorsqu'il est en plein dveloppement, une exubrantehoublonnire. On traverse plusieurs villages; le sol devient de plus en plus fertile et leshabitations de plus en plus denses et rapproches, mesure qu'on s'approche de la longuerange des mergences coraliennes qui se dressent sur la cte orientale et sparent la mer desplaines de l'intrieur de l'le.

    Un gros bouquet d'arbres apparat une certaine distance : ce sont des arbres fruitiers, despalmiers et la partie encore vierge et intacte de la jungle, qui forment une ceinture autour duvillage Omarakana. Nous traversons le jardin et nous nous trouvons en face d'une double ran-ge de maisons, construites en deux anneaux concentriques sur une vaste place ouverte (voirfig. 1). Entre l'anneau extrieur et l'anneau intrieur se trouve une rue circulaire qui contour-ne le village et, en passant dans cette rue, on aperoit des groupes de gens assis devant leurshuttes. L'anneau extrieur se compose de maisons d'habitation, l'anneau intrieur de cabanesservant de greniers dans lesquels on conserve d'une rcolte l'autre le taytu, varit d'igna-mes qui forme la base de la nourriture des indignes. Nous avons t frapp la fois par lefini, par la meilleure construction, par les embellissements et la dcoration plus soigne etplus recherche qui distinguent les maisons-greniers des maisons d'habitation. Nous tenantsur la vaste place centrale, nous pouvons admirer la range circulaire des maisons-greniers,que nous avons devant nous, car aussi bien celles-ci que les maisons d'habitation regardentvers la place centrale. A Omarakana une belle maison-grenier appartenant au chef se trouveau milieu de cette place. Un peu plus pi-s de l'anneau, mais toujours sur la place, se 'trouveun autre vaste difice : la maison d'habitation du chef.

    1 Pour plus de dtails concernant cet minent personnage et pour une description des devoirs et des droits du

    chef, voir C.-G. Seligman, op. cit., chapitres 49 et 51. Voir galement mes Argonauts of the WesternPacific, passim, et Baloma, Spirits of the Dead , Journ. R. Anthropol. Inst. 1916.

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    La singulire disposition symtrique du village est d'une grande importance, car ellereprsente un schma sociologique dfini. La place intrieure est l'arne de la vie et des ftespubliques. Une partie de cette place est occupe par le vieux cimetire des villageois, et l'un de ses bouts se trouve le terrain de danse o se droulent toutes les solennits crmo-nielles et festivales. Les maisons qui entourent ce terrain, c'est--dire celles qui font partie deJ'anneau intrieur forme par les maisons-greniers, participent de son caractre quasi-sacr etsont l'objet de nombreux tabous. La rue qui spare les deux ranges de maisons est le thtrede la vie domestique et des vnements de tous les jours. On peut dire sans exagration quela place centrale constitue la partie mle du village, tandis que la rue appartient aux femmes.

    Et, maintenant, faisons la connaissance prliminaire de quelques-uns des habitants lesplus importants d'Omarakana, cri commenant par son chef actuel, To'uluwa. Lui et lesmembres de sa famille ne sont pas seulement les personnages les plus importants de la com-munaut, mais ils occupent plus de la moiti du village. Ainsi que nous le verrons plus loin(chap. 5, section IV), les chefs des Trobriandais jouissent du privilge de la polygamie.To'uluwa, qui habite la grande maison situe au milieu du village, a un grand nombre defemmes qui occupent toute une range de cabanes (A-B sur le plan, fig. 1). Ses parents

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    maternels, qui appartiennent sa famille et au sous-clan appel Tabalu, occupent eux seulsune partie spciale du village (A-C). La troisime partie de celui-ci, B-C, est occupe par desroturiers, qui ne sont ni enfants ni parents du chef.

    La communaut est donc divise en trois parties. La premire se compose du chef et deses parents maternels, les Tabalu, qui revendiquent la proprit du village et se considrentcomme les matres de son sol et les seuls bnficiaires des privilges qui dcoulent de cettepossession. La deuxime partie se compose des roturiers, diviss eux-mmes en deux grou-pes : ceux qui se rclament de droits de cit reposant sur des raisons mythologiques (cesdroits sont nettement infrieurs ceux des membres du sous-clan du chef, et les rclamantsne restent dans le village qu' titre de vassaux ou de servants du chef) ; les trangers dont lesservices font partie de l'hritage chu au chef et qui ne vivent dans le village qu' ce titre etqu'en vertu de ce droit. Enfin, la troisime partie de la communaut se compose des femmesdu chef et de leur

    En raison du caractre patrilocal du mariage, ces femmes doivent rsider dans le villagede leur poux, et il va sans dire qu'elles gardent auprs d'elles leurs plus jeunes enfants. L25fils adultes ne sont autoriss rsider dans 12 village qu' la faveur de l'influence personnellede leur pre. Cette influence contrecarre la loi tribale, d'aprs laquelle chaque homme doitrsider dans son propre village, c'est--dire dans celui de sa mre. Le chef est toujours plu-,attach ses enfants qu' ses parents maternels. il prfre toujours leur socit; comme toutpre typique des les Trobriand, il pouse, sentimentalement du moins, leur cause dans toutedispute et il cherche toujours les doter de privilges et de bnfices aussi nombreux quepossible. Un pareil tat de choses ne convient naturellement pas tout fait aux successeurslgaux du chef, c'est--dire ses parents maternels, aux enfants de sa sur; aussi voit-on sou-vent, do ce fait, se produire entre les deux sections une tension considrable et des discordesaigus.

    Un tat de tension de ce genre avait abouti rcemment un soulvement violent qui avaitsecou la tranquille vie tribale d'Omarakana et compromis pour des annes son harmonieintrieure 1. Une dissension de longue date existait entre Namwana Guya'u, la fils favori duchef, et Mitakata, son neveu et troisime successeur au gouvernement. Namwana Guya'utait l'homme le Plus influent du village, aprs le chef, son pre : To'uluwa l'autorisa exer-cer un pouvoir considrable et lui accorda plus que sa part de richesses et de privilges.

    Un jour, six mois environ aprs mon arrive Omarakana, la querelle prit une tournureaigu. Namwana Guya'u, le fils du chef, accusa son ennemi Mitakata de se livrer l'adultreavec sa femme; aussi l'ayant amen devant le tribunal du rsident blanc, le fit-il condamner un mois de prison, ou peu prs. La nouvelle de cet emprisonnement parvint de la rsidencegouvernementale, situe quelques milles de l, aprs le coucher du soleil, et provoqua unepanique. Le chef lui-mme s'enferma dans sa cabane personnelle, plein de mauvais pressenti-ments touchant son favori qui avait inflig un si grave outrage aux lois et aux sentiments dela tribu. Les parents de l'emprisonn, qui tait un des successeurs la dignit de chef, bouil-lonnaient de colre et d'indignation refoules. La nuit venue, les villageois abattus souprentsilencieusement, chaque famille part. Il n'y avait personne sur la place. Namwana Guya'un'tait pas visible, le chef To'uluwa restait enferm dans sa cabane, la plupart de ses femmesavec leurs enfants se tenaient galement chez elles. Tout coup, une voix forte rompit le

    1 Le rcit qui suit a dj t publi (dans Crime and Custom, pp. 101 et suiv.). Comme il tait la reproduction

    peu prs exacte de la rdaction originale, telle qu'elle figurait dans mes notes de campagne, je prfre lepublier une fois de plus toi quel, avec quelques modifications verbales seulement.

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    silence du village, Bagido'u, l'hritier prsomptif et le frre an de l'homme emprisonn, setenant devant sa hutte, s'cria, s'adressant ceux qui avaient offens sa famille :

    Namwana Guya'u, tu es une cause de trouble. Nous, Tabalu d'Omarakana, t'avons auto-ris rsider ici, vivre parmi nous. Tu avais autant de nourriture que tu en voulais, Omarakana. Tu as mang de notre nourriture. Tu avais ta part des porcs qui nous taientapports en tribut, et de la viande. Tu as navigu dans nos canos. Tu as construit une huttesur notre sol. Et maintenant tu nous fais du mal. Tu as racont des mensonges. Mitakata esten prison. Nous ne voulons plus que tu rsides ici. Le village est nous. Tu es ici un tran-ger. Va-t'en ! Nous te chassons ! Nous te chassons d'Omarakana !

    Ces paroles furent prononces d'une voix forte, perante, qu'une forte motion faisaittrembler. Chacune de ces brves phrases tait suivie d'une pause. Chacune, telle un projec-tile, fut lance travers l'espace vide dans la direction de la cabane o Namwana Guya'u taitassis songeur. Ensuite, ce fut la plus jeune sur de Mitakata qui se leva et parla, et aprs ellece fut le tour d'un jeune homme, un de leurs neveux maternels. Ils prononcrent peu prsles mmes paroles que Bagido'u, ayant pour refrain la formule du renvoi ou de l'expulsion :yoba. Ces discours furent accueillis dans un profond silence. Rien ne remuait dans le village.Mais, avant que la nuit ft finie, Namwana Guya'u quitta Omarakana pour toujours. Il allas'tablir quelques milles de l, dans son propre village , Osapola, dont sa mre taitoriginaire. Pendant des semaines, celle-ci et sa sur se sont livres son sujet des gmisse-ments et des lamentations, comme si elles avaient pleur un mort. Le chef est rest troisjours dans sa hutte, et lorsqu'il en est sorti, il paraissait vieilli et bris par la douleur. Tout sonintrt personnel et toute son affection taient concentrs sur son fils favori, mais il nepouvait en rien lui venir en aide. Ses parents avaient agi d'une manire strictement conforme leurs droits et, d'aprs les lois de la tribu, il ne pouvait pas sparer sa cause de la leur. Il n'yavait pas de pouvoir susceptible de changer le dcret de l'exil. Ds que les paroles : Va-t'en , bukula, nous te chassons , kayabaim, furent prononces, l'homme devait partir. Cesparoles, qui sont rarement prononces avec une intention srieuse, possdent une force irr-sistible et un pouvoir presque rituel, lorsqu'elles sont prononces par des citoyens contre unrsident tranger. Un homme qui essaierait de braver le terrible outrage qu'elles impliquent etvoudrait rester malgr elles, serait dshonor jamais. En fait, l'habitant des les Trobriandne conoit rien qui ne se rattache directement une exigence rituelle.

    Le ressentiment du chef contre ses parents fut profond et durable. Au dbut, il ne voulutpas leur adresser la parole. Pendant un an ou plus, aucun d'eux n'osa lui demander de l'emme-ner avec lui dans ses expditions maritimes, bien qu'ils eussent tous droit ce privilge.Deux ans plus tard, en 1917, lorsque je revins aux les Trobriand, Namwana Guya'u rsidaittoujours dans l'autre village, l'cart de ses parents paternels ; cela ne l'empchait pas devenir souvent visiter Omarakana, pour assister son pre, surtout lorsque To'uluwa s'absentait.Sa mre mourut dans l'anne qui suivit son expulsion. Ainsi que le racontaient les indignes : Elle gmissait, gmissait, refusait la nourriture et mourut. Les relations entre les deuxprincipaux ennemis furent compltement rompues, et Mitakata, le jeune chef qui avait temprisonn, rpudia sa femme qui appartenait au mme sous-clan que Namwana Guya'u. Il yeut une profonde fissure dans toute la vie sociale de Kiriwina. C'est l un des plus drama-tiques incidents auxquels j'aie assist aux les Trobriand. Je l'ai dcrit tout au long, parce qu'iloffre une frappante illustration de la nature du droit maternel, de la force de la loi tribale etdes passions qui se manifestent l'encontre et en dpit de celle-ci. Il montre galement leprofond attachement personnel qu'un pre prouve pour ses enfants, la tendance qui lepousse user de toute son influence personnelle pour leur assurer une forte situation dans levillage, l'opposition que ses efforts dirigs dans ce sens provoquent de la part de ses parentsmaternels et les tensions et les ruptures qui en rsultent. Dans des conditions normales, dans

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    une communaut plus petite, o les parties adverses sont plus humbles et moins importantes,une pareille tension se serait termine, aprs la mort du pre, par le retour ses parentsmaternels de tous les biens et privilges que ses enfants auraient reus de lui de son vivant.Quoi qu'il en soit, ce double jeu de l'affection paternelle et de l'autorit en ligne maternelleimplique pas mal de prtextes de mcontentement et de conflits et des mthodes d'tablisse-ment fort compliques : on peut dire que le fils du chef et son neveu maternel sont des enne-mis ns.

    Nous aurons revenir sur ce sujet dans la suite de notre expos. En parlant du consente-ment au mariage, nous aurons l'occasion de montrer limportance de l'autorit paternelle eten quoi consistent les fonctions des parents de ligne maternelle. La coutume des managesentre cousins constitue un moyen de conciliation traditionnel entre les deux principes oppo-ss. Il est impossible de comprendre les tabous sexuels et les prohibitions de l'inceste, tantqu'on n'a pas bien saisi la signification des principes discuts dans cette section.

    Nous avons eu affaire jusqu'ici To'uluwa, sa femme favorite Kadamwasila, morte lasuite de la tragdie du village, leur fils Namwana Guya'u, et l'ennemi de celui-ci,Mitakata, fils de la sur du chef; et nous aurons encore l'occasion de rencontrer les mmespersonnages, car ils sont parmi mes meilleurs informateurs. Nous ferons galement laconnaissance des autres fils du chef et de sa femme favorite et de quelques-uns de ses parentsmaternels des deux sexes. Nous suivrons quelques-uns d'entre eux dans leurs affairesd'amour, et dans leurs arrangements en vue du mariage; nous aurons nous mler de leursscandales domestiques, porter un intrt indiscret leur vie intime. Car ils ont tous t,pendant une longue priode, l'objet d'observations ethnographiques, et c'est leurs confiden-ces, surtout celles relatives aux scandales qui les mettaient aux prises, que je suis redevabled'un grand nombre de mes matriaux.

    Je donnerai galement beaucoup d'exemples emprunts d'autres communauts, et nousferons de frquentes visites aux villages des lagunes de la cte occidentale, des localits dela partie mridionale de l'le et quelques-unes des les plus petites du mme archipel, voi-sines des Trobriand. Les conditions qui prvalent dans toutes ces autres communauts sontplus uniformes et plus dmocratiques, ce qui donne leur vie sexuelle un cachet quelque peudiffrent.

    III. LA VIE DE FAMILLE

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    En entrant dans le village, nous avons eu traverser la rue qui court entre les deux ran-ges concentriques de maisons. C'est l que se droule normalement la vie journalire de lacommunaut, et c'est l que nous devons retourner si nous voulons examiner de prs lesgroupes de gens assis devant leurs habitations. On constate qu'en rgle gnrale chaquegroupe ne se compose que d'une seule famille, mari, femme et enfants, prenant leurs loisirsou engags dans une activit domestique qui varie avec les heures du jour. Par une bellematine, nous les verrons absorber htivement un frugal djeuner, aprs quoi l'homme et lafemme se mettront prparer, avec l'aide des enfants plus les grands, les outils devant serviraux travaux de la journe, tandis que le bb sera couch distance sur une natte. Puis,

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    pendant les heures fraches qui prcdent la chaleur mridienne, chaque famille se rendraprobablement son travail, laissant le village peu prs dsert. L'homme, accompagn d'au-tres villageois, se livrera la pche ou la chasse, sera occup la construction d'un canoou la recherche d'un tronc d'arbre. La femme se mettra cueillir des coquillages ou desfruits sauvages. Ou, encore, l'homme et la femme travailleront dans les jardins ou feront desvisites. L'homme se livre souvent des travaux plus durs que la femme; mais lorsqu'ils sontde retour, aux heures chaudes de l'aprs-midi, l'homme se repose, tandis que la femme vaqueaux travaux domestiques. Vers le soir, lorsque le soleil couchant projette des ombres pluslongues qui font venir un peu de fracheur, la vie sociale commence dans le village. On voitalors le groupe familial se tenir devant la cabane, la femme prparant la nourriture, lesenfants jouant, tandis que le mari amuse le bb le plus jeune. C'est le moment o les voisinss'appellent les uns les autres, o des conversations sont change de groupe groupe.

    Ce qui frappe tout de suite le visiteur qui sait observer, c'est la franchise et le ton amicaldes entretiens, le sentiment manifeste d'galit, l'empressement du pre se rendre utile dansles affaires domestiques, surtout avec les enfants. La femme intervient librement dans lesplaisanteries et les conversations; elle s'acquitte de son travail en toute indpendance, noncomme esclave ou servante, mais comme quelqu'un qui administre son dpartement d'unefaon autonome, Elle donne des ordres son mari, lorsqu'elle a besoin de son aide. Uneobservation attentive, jour par jour, confirme cette premire impression. L'administrationdomestique typique repose, chez les indignes des les Trobriand, sur les principes de l'ga-lit et de l'indpendance des fonctions : l'homme est considr comme le matre, car il estdans son propre village et la maison lui appartient; mais, sous d'autres rapports, la femmeexerce une influence considrable; elle et sa famille contribuent dans une large mesure assurer le ravitaillement de la famille; certains objets dans la maison lui appartiennent enpropre; et elle est, avec son frre, le chef lgal de sa famille.

    La division des fonctions l'intrieur du mnage est, certains gards, parfaitementdfinie. La femme doit faire cuire les aliments, qui sont simples et n'exigent pas une grandeprparation. Le principal repas est pris au coucher du soleil et se compose d'ignames, de taroset autres tubercules, rtis mme le feu ou, moins souvent, bouillis dans un pot ou cuits dansla terre; on y ajoute de temps autre du poisson ou de la viande. Le lendemain matin lesrestes sont mangs froids et parfois, non rgulirement, des fruits, des coquillages ou uneautre lgre collation, sont mangs midi.

    Dans certaines circonstances, c'est l'homme qui prpare et fait cuire les aliments : envoyage, en croisire sur mer, la chasse ou la pche, bref, toutes les fois o il n'est pasaccompagn d'une femme. Dans d'autres occasions, par exemple lorsqu'on fait cuire dans degrands rcipients de terre des gteaux de taro ou de sago, la tradition exige que les hommesaident leurs femmes. Mais dans les limites du village et de la vie journalire normale, l'hom-me ne s'occupe jamais de cuisine. Faire la cuisine est considr comme une occupation hon-teuse pour l'homme. Tu es un homme-cuisinire (tokakabwasi yoku), lui dirait-on en leraillant. La peur de mriter cette pithte, d'tre raill ou dshonor (kakayuwa) est extrme.Les sauvages prouvent cette crainte et cette honte caractristiques, toutes les fois qu'ils fontdes choses qu'il ne faut pas ou, qui plus est, lorsqu'ils font des choses qui constituent lesattributs intrinsques de l'autre sexe ou d'une autre classe sociale (voir chapitre 13, sections I-IV).

    Il existe un certain nombre d'occupations que la coutume de la tribu assigne strictement un seul sexe. La manire de transporter les charges constitue sous ce rapport un exempleremarquable. C'est sur la tte que la femme doit porter les charges, entre autres le panier enforme de cloche, ce rcipient spcialement fminin, tandis que les hommes ne doivent porter

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    leurs charges que sur les paules. C'est avec une vritable apprhension et un profond senti-ment de honte qu'un homme envisagerait la perspective de transporter quelque chose d'unemanire propre au sexe oppos, et pour rien au monde il ne poserait une charge sur sa tte,mme titre de plaisanterie.

    L'approvisionnement en eau constitue une occupation exclusivement fminine. C'est lasurveillance de la femme que sont confies les bouteilles eau. Celles-ci sont confectionnesavec de l'corce ligne de cocotiers mrs et bouches avec une feuille de palmier tordue. Lematin ou un peu avant le coucher du soleil elle s'en va les remplir au puits, distant parfoisd'un demi-mille : c'est l que les femmes se runissent, se reposent et bavardent, remplissent tour de rle leurs rcipients eau, les nettoient, les rangent dans des paniers ou sur degrands plateaux en bois et, au moment de s'en aller, les arrosent avec un jet d'eau final, afinde leur donner un vernis suggestif de fracheur. Le puits, c'est le club des femmes et le centrede leurs commrages, et comme tel il joue un rle important, car il existe, dans un villagetrobriandais, une opinion publique spcifiquement fminine et un point de vue distinctementfminin : les femmes y ont des secrets que les hommes doivent ignorer, de mme que ceux-ciont des secrets auxquels les femmes ne doivent pas tre inities.

    Nous avons dj dit que le mari partage avec la femme les soins donner aux enfants. Ilcaresse et promne l'enfant, le nettoie et le lave et lui donne les substances vgtales enpure, que l'enfant reoit, presque ds le premier jour de sa venue au monde, en plus du laitmaternel. En fait, porter l'enfant sur les bras ou le tenir sur les genoux, acte que les indignesdsignent par le mot kopo'i, constitue le rle et le devoir spcialement dvolus au pre(tama). On dit des enfants de femmes non maries, enfants qui, d'aprs l'expression des indi-gnes, n'ont pas de tama (c'est--dire, rappelons-le, dont les mres n'ont pas de maris),qu'ils sont malheureux ou tristes , parce qu' ils n'ont personne pour les soigner et leschrir (gala taytala bikopo'i). D'autre part, si vous demandez pourquoi les enfants ont desdevoirs envers leur pre qui n'est, en somme, qu'un tranger pour eux, on vous rpondrainvariablement : A cause des soins qu'il donne (pela kopo'i), parce que ses mains ont tsouilles par les excrments et l'urine de l'enfant (voir chap. 7).

    Le pre s'acquitte de ses devoirs avec une tendresse nave et naturelle : il promne l'en-fant pendant des heures, le regardant avec des yeux pleins d'amour et d'orgueil, de plusd'amour et d'orgueil que ne tmoignent beaucoup de pres europens. Tout loge l'adressede l'enfant le touche infiniment et il ne se lasse pas de raconter et de montrer les vertus et lesfaits et gestes de la progniture de sa femme.

    En effet, lorsqu'on observe une famille indigne chez eue ou qu'on en rencontre une sur laroute, on a aussitt l'impression qu'il existe entre ses membres une union troite et intime. Etcette affection mutuelle, nous l'avons vu, ne diminue pas avec les annes. C'est ainsi quenous dcouvrons dans l'intimit de la vie domestique un autre aspect de la lutte intressanteet complique entre la paternit sociale et motionnelle, d'une part, et le droit maternel,lgalement, explicitement reconnu, de l'autre.

    Il est noter que nous n'avons pas encore pntr dans l'intrieur d'une maison, car par lebeau temps les scnes de la vie de famille se droulent devant la maison d'habitation. Usindignes ne se> retirent dans leur maison que lorsqu'il fait froid ou qu'il pleut, ou la nuit oupour des affaires intimes. Pendant les soires de la froide saison, lorsque l'air est humide etqu'il fait du vent, les rues du village sont dsertes, on voit travers les petits interstices desmurs des cabanes vaciller de faibles lumires et on entend venant de l'intrieur des voixengages dans une conversation anime. L, dans un petit espace rempli d'une paisse fume,les gens sont assis par terre autour du feu ou reposent sur des litires couvertes de nattes.

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    Les maisons sont construites mme le sol et leurs planchers sont en terre battue. Onvoit, dans la figure ci-dessous (fig. 2), les principaux lments de leur composition, qui estfort simple : le foyer form par une range circulaire de petites pierres, avec trois grandespierres servant de support la marmite; des lits de camp en bois placs les uns au-dessus desautres et fixs sur le mur arrire et sur un mur latral faisant face au foyer et un ou deuxrayons pour la filets, les pots de cuisine, les jupons de femme en tissu vgtal et autres objetsd'usage domestique. L'habitation personnelle du chef est construite d'aprs le mme modleque les maisons ordinaires, mais en plus grand. Les greniers o on conserve les ignames sontd'une construction quelque peu diffrente et plus complique et sont lgrement surlevsau-dessus du sol.

    Dans un mnage typique la journe normale s'coule dans une troite intimit familiale :tous les membres couchent dans la mme hutte, mangent en commun et restent les uns ctdes autres pendant la plus grande partie de leurs travaux et de leurs loisirs.

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    IV. LA RPARTITION DELA PROPRIT ET DES DEVOIRSENTRE LES SEXES

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    Les membres d'une maisonne sont encore lis les uns aux autres par la communaut desintrts conomiques. Ce point exige cependant un expos dtaill, car la question est impor-tante et complique. En ce qui concerne, en premier lieu, le droit de proprit, je dirai tout desuite que la proprit personnelle est, pour l'indigne, une affaire de grande importance. Letitre toli ( propritaire ou matre , qu'on ajoute titre de prfixe aux mots dsignant lesobjets qu'on possde) prsente en soi une valeur considrable, en ce qu'il confre une sorte dedistinction, alors mme quil ne s'agit pas du droit de proprit exclusive. Ce terme et lanotion de proprit ont, dans chaque cas particulier, un sens bien dfini, mais les rapportsvarient selon les objets, et il est impossible de les rsumer en une seule formule applicable tous les cas 1.

    Fait remarquable : tout en tant des lments constitutifs du mnage, dont ils sont thori-quement insparables, les ustensiles domestiques et nombre d'objets meublant la maison nesont pas possds en commun. Mari et femme ont chacun des droits de proprit individuelssur certains objets. La femme est propritaire de ses jupes en tissu vgtal; elle en a gnrale-ment de 12 20 dans sa garde-robe, le costume qu'elle met variant selon les occasions. Pourse les procurer, elle ne compte que sur son propre zle et sa propre habilet, si bien qu'enmatire de toilette une femme de Kiriwina ne dpend que d'elle-mme. Les rcipients eau,les outils pour la confection des vtements, beaucoup d'articles d'ornement personnel sontgalement sa proprit exclusive. L'homme possde en propre ses outils, haches et doloires,filets, lances, accessoires de danse, tambour, ainsi que les objets de grande valeur que lesindignes appellent vaygu'a et qui consistent en colliers de dentelles, en ceintures, en brace-lets faits de coquillages, en grandes lames de hache polies.

    La proprit particulire n'est pas dans ces cas un simple mot sans signification pratique.Le mari et la femme peuvent disposer, et disposent, leur gr de chacun des articles qu'ilspossdent en propre, et aprs la mort de l'un d'eux les objets qui lui appartenaient passent,non au conjoint survivant, mais une classe spciale d'hritiers entre lesquels ils sont rpar-tis. Lorsqu'clate une querelle domestique, le mari peut dtruire un des objets appartenant la femme, en brisant par exemple ses bouteilles eau ou en dchirant ses robes, de mme quela femme peut dtruire le tambour ou les boucliers de danse du mari. L'homme est galementtenu raccommoder ses objets et veiller leur bon tat, de sorte que la femme ne doit pastre considre comme une mnagre au sens europen du mot.

    Les biens immeubles, tels que terrains de jardins, arbres, maisons, ainsi que les embarca-tions constituent la proprit presque exclusive de l'homme, ainsi que le cheptel d'ailleurs,qui se compose principalement de porcs. Nous reviendrons sur ce sujet, lorsque nous parle-rons de la position sociale de la femme, car le droit de proprit sur les objets de cette cat-gorie est en raison directe du degr de pouvoir.

    1 Voir Argonauts of the Western Pacific, chap. 6 et passim.

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    Passant des droits conomiques aux devoirs, nous considrerons d'abord la rpartition destravaux entre les sexes. Pour les travaux durs, tels que le jardinage, la pche et le transport degrosses charges, la spcialisation est trs nette. La pche et la chasse, cette dernire jouantd'ailleurs un rle peu important aux les Trobriand, sont rserves l'homme, tandis que lesfemmes s'occupent seules cueillir des coquillages. Le jardinage, travail le plus pnible,puisqu'il faut couper la broussaille, construire des palissades, remuer les lourds supports ignames, planter les tubercules, est assur uniquement par l'homme. L'arrachage est untravail spcialement fminin, tandis que les travaux des phases intermdiaires sont accomplistantt par l'homme, tantt par la femme. Les hommes soignent les cocotiers, les palmiers auxnoix d'areca et les arbres fruitiers, tandis que ce sont principalement les femmes qui surveil-lent et soignent les porcs.

    Toutes les expditions en mer sont faites par les hommes, et la construction de canos estleur occupation exclusive. La plus grande partie du commerce est assure par les hommes,surtout en ce qui concerne l'important change, entre les habitants de l'intrieur et les villa-geois de la cte, d'aliments vgtaux contre du poisson. Dans la construction des maisons, lacharpente est difie par l'homme, tandis que les femmes font la couverture de chaume. Lesdeux sexes se partagent la besogne des transports de charges : les hommes transportent lescharges les plus lourdes, tandis que les femmes S'acquittent de leur tche en faisant desvoyages plus frquents. Et nous avons dj vu qu'il existe pour chaque sexe une manirecaractristique de porter les charges.

    En fait de travaux moins importants, tels que la confection de petits objets, nattes, brace-lets et ceintures, le soin en incombe aux femmes. Il va sans dire que ce sont elles, et ellesseules, qui confectionnent leurs vtements personnels, de mme que c'est aux hommes seulsqu'incombe la charge de confectionner l'habillement masculin, peu compliqu, mais fait avecbeaucoup de soin : la feuille pubienne. Ce sont les hommes qui travaillent le bois, mmepour les objets d'un usage exclusivement fminin; ils fabriquent des gourdes en pierrecalcaire pour le btel mcher, et, autrefois, ils avaient l'habitude de polir et d'affiler tous lesoutils en pierre.

    Cette spcialisation des travaux selon les sexes imprime, dans certaines saisons, la viedu village un aspect caractristique et pittoresque. A l'approche de la moisson, on commence confectionner des robes neuves et de couleur qu'on mettra lorsque la rcolte sera rentre etpendant les ftes qui suivront. On apporte dans le village quantit de feuilles de bananiers etde pandanus qu'on blanchit et durcit au feu. La nuit, tout le village est illumin par ces feux;auprs de chacun d'eux se tiennent deux femmes en face l'une de l'autre et promenant lafeuille devant la flamme. Des bavardages haute voix et des chants animent le travail; laperspective des amusements venir rend tout le monde gai. Lorsque les matriaux sont prts,il faut les tailler, les arranger et les teindre. Cette dernire opration s'effectue l'aide dedeux racines qu'on apporte de la brousse : l'une donne une coloration pourpre fonce, l'autreune teinte cramoisi brillante. Les teintures sont mlanges dans de grands rcipients faitsavec d'normes coquilles de clam, aprs y avoir tremp les feuilles, on les suspend, pourscher, en grosses touffes sur la place centrale, et tout le village se trouve gay par leursvives couleurs. Vient ensuite un travail trs complexe d'ajustement des pices, et on se trouveen prsence d'une cration splendide ; le jaune dor du pandanus, la coloration vert tendreou brune des feuilles de bananier, le cramoisi et le pourpre des couches teintes forment uneharmonie de couleur vraiment belle, ct de la peau lisse et brune des femmes.

    Certaines manipulations sont excutes la fois par les hommes et les femmes. Les deuxsexes, par exemple, prennent part au travail mticuleux qu'exige la prparation de certains

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    ornements en coquillages 1, tandis que filets et rcipients eau sont fabriqus par l'un oul'autre sexe.

    On voit donc que ce ne sont pas les femmes qui supportent le fardeau de tous les travauxpnibles et durs. C'est l'homme qu'choient les travaux les plus durs que comporte lejardinage, ainsi que les besognes les plus monotones. D'autre part, les femmes ont un champd'activit conomique qui leur est propre; ce champ est considrable, et c'est l que s'affir-ment leur rle et leur importance.

    1 Voir Argonauts of the Western Pacific, chap. 15.

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    2Le statut de la femmeDans la socit indigne

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    Les ides des indignes sur la parent et la descendance, avec leur affirmation que laprocration est l'uvre exclusive de la mre; la position de la femme dans le mnage et lapart considrable qu'elle prend la vie conomique : tout cela montre que la femme jouedans la communaut un rle trs influent et que la place qu'elle y occupe est d'une importan-ce incontestable. Aussi examinerons-nous dans la premire section de ce chapitre son statutlgal et sa position dans la tribu, autrement dit son rang, son pouvoir, son indpendance vis--vis de l'homme.

    Dans la premire section du chapitre prcdent nous avons tudi les ides sur la parentqui, chez les indignes dont nous nous occupons, reposent sur le principe de la descendancematrilinaire. Nous y avons montr galement que la tutelle vritable de la famille est assu-re, non par la femme mme, mais par son frre. On peut rsumer cet tat de choses en disantque, dans chaque gnration, c'est la femme qui continue la ligne et c'est l'homme qui lareprsente. En d'autres termes : le pouvoir et les fonctions inhrents une famille sont repr-sents par les hommes d'une gnration, bien qu'tant transmis par les femmes.

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    I. PRIVILGES ET CHARGESAFFRENTS AUX RANGSRetour la table des matires

    Examinons quelques-unes des consquences du principe que nous venons d'noncer. Pourla persistance, et mme pour l'existence de la famille, l'homme et la femme sont galementindispensables. Aussi les indignes attribuent-ils aux deux sexes une valeur et une impor-tance gales. Dans des discussions gnalogiques, l'indigne envisage toujours la question dela continuit de la ligne en fonction de l'importance numrique des femmes vivantes. Deshommes appartenant un sous-clan de haut rang, les Tabalu d'Omarakana, par exemple, aveclesquels j'avais eu l'occasion de m'entretenir au sujet de sa composition ethnographique, medisaient qu'ils seraient trs heureux de pouvoir dclarer que les femmes de ce sous-clan sontnombreuses Omarakana, car ce serait l un fait favorable et important. Malheureusement,elles n'y sont qu'au nombre de deux, alors que les hommes sont beaucoup plus nombreux.C'est l, disaient-ils, un fait regrettable, mais ils ajoutaient aussitt qu'il y avait, en revanche,beaucoup plus de femmes dans la ligne plus jeune d'Olivilevi, village situ dans la partiesud de l'le et administr galement par les Tabalu. Lorsqu'il parle de la composition de safamille, tout homme, quelque clan qu'il appartienne, fait ressortir avec orgueil, comme unfait de grande importance pour sa ligne, le nombre de ses surs et de leurs enfants de sexefminin. La naissance d'une fille est accueillie avec le mme plaisir que celle d'un garon; l'un et l'autre les parents accordent le mme intrt, et ils manifestent leur gard le mmeenthousiasme, la mme affection. Inutile de dire que l'ide de la suppression violente desenfants de sexe fminin apparatrait aux indignes aussi absurde qu'odieuse.

    Nous avons dit que c'tait la femme qui dtenait les privilges de la famille, mais quec'tait l'homme qui les exerait. C'est l une rgle gnrale dont nous devons tudier de prsle fonctionnement, si nous voulons nous en faire une ide exacte et, mme, en dlimiter quel-que peu la porte. L'ide du rang, c'est--dire d'une supriorit intrinsque, sociale, qui s'atta-che certaines gens par droit de naissance, est trs dveloppe parmi les insulaires trobrian-dais; et un examen de la manire dont le rang affecte l'individu fera mieux ressortir lefonctionnement du principe gnral.

    L'ide du rang s'attache certains groupes hrditaires, de nature totmique, que nousavons dj dsigns sous le nom de sous-clans (voir galement chapitre 13, section V).Chaque sous-clan a un rang dfini; il se prtend suprieur certains autres et reconnat soninfriorit par rapport d'autres. On peut distinguer, en gros, cinq ou six principaux rangs,chaque rang comportant des grades d'importance moindre. Pour plus de brivet et de clart,je me contenterai d'une comparaison entre le sous-clan Tabalu, le plus lev en rang, et dessous-clans d'un rang infrieur.

    Chaque communaut de village appartient un sous-clan ou est possde par lui entoute proprit , et l'homme le plus g est le chef du village. Lorsque le sous-clan fait par-tie du rang le plus lev, l'homme le plus g n'est pas seulement chef de son propre village,mais exerce son autorit sur un district tout entier. Il existe donc une association troite entrela dignit de chef et le rang, ce dernier confrant non seulement la distinction sociale, maisaussi le droit de gouverner. Or, de ces deux attributs, un seul, celui de la distinction sociale,est commun aux hommes et aux femmes. Toute femme du rang le plus lev, celui du sous-clan Tabalu, jouit de tous les privilges personnels de la noblesse. Les membres masculins

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    du clan diront souvent que l'homme est plus aristocrate, plus guya'u, que la femme, mais celane signifiera dans leur bouche qu'une affirmation trs gnrale de la supriorit masculine.Dans toutes les manifestations concrtes du rang, traditionnelles ou sociales, les deux sexesse trouvent placs sur un pied de parfaite galit. Dans la riche mythologie relative l'originedes diffrents sous-clans, une femme-anctre figure toujours ct de l'homme (qui est sonfrre), et il y a mme des mythes qui font remonter l'origine d'une ligne une femme, sansl'assistance d'un homme 1.

    Une autre manifestation importante du rang est reprsente par le systme complexe detabous auxquels l'homme et la femme sont galement astreints se conformer. Les tabousinhrents au rang comprennent de nombreuses prohibitions d'ordre alimentaire, portant plusspcialement sur certains animaux, et des restrictions souvent assez gnantes, comme cellequi interdit de faire usage d'une eau qui ne provient pas des creux des montagnes de corail. Aces tabous s'attachent des sanctions surnaturelles, et leur transgression, mme accidentelle,est suivie de maladie. Mais la force relle qui assure leur maintien rside dans la profondeconviction des assujettis aux tabous que les aliments prohibs sont de qualit rellement inf-rieure, c'est -dire rpugnants et susceptibles de souiller ceux qui en absorberaient. Lorsqu'onpropose un Tabalu de manger du porc-pic ou du sanglier, il manifeste des signes derpulsion qui n'ont rien de simul; et l'on cite des cas de vomissements, avec tous les signesde nause, survenus chez des hommes de rang ayant absorb par mgarde une substanceprohibe. Un habitant d'Omarakana parle des mangeurs de porc-pics, qui habitent lesvillages de la rgion des lagunes, avec le dgot et le mpris du brave Britannique parlantdes Franais mangeurs d'escargots, ou l'Europen des Chinois mangeurs de chiens et d'ufspourris.

    Or, la femme de rang partage absolument ce dgot et court le mme danger que l'hom-me, lorsqu'elle transgresse un tabou. Lorsqu'elle pouse, ce qui arrive parfois, un hommed'un rang infrieur, elle doit avoir ses plats elle, ses propres ustensiles de cuisine et rci-pients boisson, et manger une nourriture spciale; bref, elle ne doit avoir, sous ce rapport,rien de commun avec son mari, moins que celui-ci ne renonce son tour, et c'est le cas leplus frquent, aux aliments qui sont tabou pour la femme.

    Le rang justifie le port de certains ornements qui servent la fois d'insignes et de bijouxqu'on arbore dans les ftes. Tel ornement, par exemple, fait de disques de coquillages rouges,ne peut tre port sur le front ou sur l'occiput que par les membres du rang le plus lev.Mais les gens appartenant au rang qui vient immdiatement aprs sont autoriss porter lemme ornement, sous forme de ceinture et de bracelet. Un bracelet sur l'avant-bras est unsigne de la plus haute aristocratie. Les ornements personnels prsentent de nombreuses vari-ts et distinctions, mais qu'il nous suffise de dire que la rglementation dont ils sont l'objets'applique aussi bien aux femmes qu'aux hommes. Il est utile d'ajouter que celles-l font deces ornements personnels un usage beaucoup plus frquent que ceux-ci.

    En ce qui concerne les objets servant la dcoration d'une maison, tels que tables sculp-tes ou motifs en coquillages, leurs modles et les matriaux dont ils sont faits constituent lemonopole de certains rangs suprieurs. Ils ont t primitivement rservs l'usage exclusifdes reprsentants mles de ces rangs, mais une femme qui pouse un homme d'un rang inf-rieur au sien est autorise garnir sa maison avec ces objets.

    Le crmonial trs important et complexe qui accompagne ls manifestations de respectenvers des gens de rang repose sur l'ide qu'un homme de noble ligne doit toujours demeu-

    1 Voir mon ouvrage : Myth in primitive Psychology, vol. IL Trad. franaise in Trois essais..., op. cit.

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    rer un niveau physiquement suprieur celui des gens qui ne sont pas de son rang. Enprsence d'un noble, tout homme d'un rang infrieur doit baisser la tte ou se pencher enavant ou s'accroupir par terre, selon le degr de son infriorit. Sous aucun prtexte, on nedoit dresser la tte de faon dpasser celle du chef. La maison du chef est garnie de petitesestrades; pendant les runions tribales il se tient sur l'une d'elles, et tous les assistantscirculent librement, tout en restant un niveau infrieur au sien. Lorsqu'un homme du com-mun doit passer devant un groupe de nobles assis par terre, il doit leur crier de loin : tokay !(debout !); aussitt les chefs se redressent sur leurs jambes et restent debout pendant quel'autre passe devant eux en rampant 1. On pourrait croire qu'tant donn la complicationpassablement gnante de ce crmonial les gens sont souvent tents de s'y sous traire. Il n'enest rien. Il m'est arriv souvent, pendant que j'tais assis dans le village, en train de converseravec le chef, de voir celui-ci se lever instantanment, ds qu'il entendait crier tokay ! Cela seproduisait peu prs tous les quarts d'heure, et chaque fois le chef se levait et restait debout,pendant que le roturier passait lentement. courb bas 2.

    Les femmes de rang jouissent exactement des mmes privilges. Lorsqu'une femmenoble est marie un roturier, celui-ci doit se tenir inclin devant elle en publie, et les autreshommes doivent plus forte raison se conformer cette rgle. On dresse pour elle une estra-de leve sur laquelle elle se tient seule aux assembles tribales, alors que son mari circuleau-dessous d'elle ou se tient accroupi comme les autres assistants.

    Le caractre sacr de la personne du chef a pour localisation particulire sa tte qui estentoure d'un halo de tabous trs stricts. Les rgions spcialement sacres sont le front etl'occiput avec la nuque. Seuls ceux qui appartiennent au mme rang que lui, ses pouses etquelques personnes particulirement privilgies, sont admis toucher ces rgions, pour leslaver, les raser, les orner ou les dbarrasser des poux. La tte d'une femme faisant partie dusous-clan noble prsente le mme caractre sacr; et lorsqu'une femme noble pouse unroturier, son mari ne doit pas toucher (thoriquement du moins) son front, son occiput, sa nuque et ses paules, 'mme pendant les phases les plus intimes de la vie conjugale.

    C'est ainsi que dans le mythe et en ce qui concerne l'observance de tabous et les marquesde respect, la femme jouit exactement des mmes privilges de rang que l'homme; mais ellen'exerce jamais le pouvoir rel qui y est associ. Les femmes n'ayant jamais t la tte d'unsous-clan ne peuvent devenir chefs. Qu'arriverait-il en l'absence de membres mles dans unegnration donne ? C'est ce que je ne saurais dire, dfaut de prcdents; mais l'exercicepar une femme de la rgence intrimaire ne parat nullement incompatible avec les ides desTrobriandais. Seulement, ainsi que nous le verrons plus loin (chap. 5, section IV), le pouvoirdu chef repose sur le privilge de la polygamie, alors que les femmes ne jouissent pas dudroit de polyandrie.

    Beaucoup d'autres fonctions sociales inhrentes au rang sont exerces directement par leshommes seuls, les femmes se contentant de leur part de prestige social. C'est ainsi, parexemple, que les canos appartiennent en proprit aux chefs (bien que tous les habitants du

    1 Comme substantif, tokay signifie galement roturier . Il se peut que le substantif constitue un driv

    tymologique du verbe.2 Lorsque To'uluwa, le principal chef des Trobriand, fut mis en prison par le rsident, ce dernier, voulant

    surtout, je le crains, humilier son rival indigne, dfendit aux roturiers incarcrs avec lui de ramper devantlui. Malgr cela, et le fait m'a t attest par des tmoins oculaires dignes de foi, les roturiers continurent marcher courbs, sauf lorsque le satrape faisait son apparition. Nous avons l un exemple de la politique courte vue, pratique par des fonctionnaires blancs qui pensent ne pouvoir maintenir leur autorit qu'auxdpens de celle des chefs indignes. Cette politique a pour effet de ruiner la loi tribale indigne etd'introduire un esprit d'anarchie.

  • Bronislaw Malinowski (1930), La vie sexuelle des sauvages du Nord-Ouest de la Mlansie. Chapitres 1 9. 32

    village y aient certains droits), tandis que les femmes ne possdent que le prestige (bittura)de cette proprit, c'est--dire le droit de parler des canos en termes de propritaire et des'en vanter 1. Ce n'est que dans des cas exceptionnels que les femmes accompagnent leshommes dans leurs expditions maritimes. D'autre part, les hommes possdent en exclusivittous les droits et privilges et sont les seuls exercer les activits se rattachant la kula, sys-tme spcial d'changes d'objets prcieux. La femme, pouse ou sur de l'homme, ne parti-cipe l'affaire qu'occasionnellement. Le plus souvent elle n'en reoit qu'une gloire ou unesatisfaction indirecte. Faire la guerre est le privilge exclusif des hommes, bien que les fem-mes assistent aux prparatifs et aux crmonies prliminaires et viennent mme, l'occasion,jeter un coup dil sur le champ de bataille lui-mme 2.

    Nous tenons noter qu'en parlant, dans cette section, des rles respectifs dvolus auxdeux sexes, nous avons port notre comparaison aussi souvent sur le frre et la sur que surle mari et la femme. Dans le rgime fond sur le principe matrilinaire, le frre et la sursont, en effet, dans toutes les affaires lgales et coutumires, les reprsentants associs etrespectifs des droits masculins et fminins. Dans les mythes se rapportant aux origines desfamilles, le frre et la sur mergent simultanment de la terre, travers un creux qui s'ouvretout seul. Dans les affaires de famille, le frre est le gardien et chef naturel du mnage de sasur et de ses enfants. Dans les usages de la tribu, leurs devoirs et obligations respectifs sontstrictement dfinis et forment un des principaux piliers sur lesquels repose l'difice social.Mais dans leurs relations personnelles le frre et la sur sont diviss par les tabous les plusrigoureux, destins empcher toute intimit entre eux 3.

    La femme tant limine de l'exercice du pouvoir et de la proprit foncire et tantprive de beaucoup d'autres privilges, il s'ensuit qu'elle ne peut prendre part aux runions dela tribu ni faire entendre sa voix dans les dlibrations publiques o sont discutes les affai-res se rapportant au jardinage, la chasse, la pche, aux expditions maritimes, aux dtailscrmoniels, aux ftes et aux danses.

    1 J'ai examin ces questions en dtail dans Argonauts of the Western Pacific, chap. 9, sections IV et V; chap.

    11, section IL Voir galement chap. 6 du prsent ouvrage et Crime and Custom, op. cit.2 Pour une description complte de la Kula, voir Argonauts. La guerre a t dcrite dans l'article : War and

    Weapon among the Natives of the Trobriand islands, Man , 1920.3 Voir chap. 12, section VI, et chap. 14.

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    II. RITES MORTUAIRESET FTESRetour la table des matires

    Il existe, d'autre part, un certain nombre de crmonies et de ftes au sujet desquelles lafemme a son mot dire et auxquelles elle prend une part active. Ceci est plus particulire-ment vrai des crmonies mortuaires, qui sont les plus importantes par leur solennit et leurcaractre sacr, ainsi que les plus imposantes par leur ampleur et leur mise en scne. Danstoutes les activits qui commencent immdiatement aprs la mort d'un membre important dela tribu et se poursuivent ensuite certains intervalles pendant des mois et mme des annes :veille du corps, cortge funbre, enterrement avec ses rites varis et les multiples distribu-tions solennelles de nourriture, les femmes jouent un rle important et ont des devoir dfinis remplir. Certaines femmes, attaches au dfunt par des liens de parent spciaux, doiventtenir le cadavre sur leurs genoux et le caresser. Et pendant que le corps est veill dans la ca-bane, d'autres femmes, galement parentes du dfunt, accomplissent au-dehors un remarqua-ble rite de deuil : soit deux par deux se faisant vis--vis, soit individuellement, elles excu-tent une danse lente, en avanant et en reculant sur la place centrale, au rythme d'un chantplaintif. En rgle gnrale, chacune tient la main un objet qui a t port par le dfunt ou luia appartenu. Ces reliques jouent un grand rle dans le deuil et sont portes par les femmeslongtemps aprs l'enterrement. Une autre catgorie de femmes apparentes au dfunt a pourmission d'envelopper le corps et de veiller ensuite sur la tombe.

    Certaines fonctions qui prcdent l'inhumation, notamment l'affreuse coutume du dcou-page du cadavre, sont accomplies par des hommes. Pendant la longue priode de deuil quisuit, la lourde charge de l'expression dramatique de la douleur incombe principalement auxfemmes : une veuve porte le deuil plus longtemps qu'un veuf, une mre plus longtemps qu'unpre, une parente plus longtemps qu'un parent du mme degr. Dans les distributions mortu-aires de nourriture et d'autres objets, qui reprsentent une sorte de rmunration que lesmembres du sous-clan auquel appartenait le dfunt accordent aux autres parents pour la partqu'ils ont prise au deuil, les femmes jouent un rle considrable et souvent mme dirigeant.

    Je n'ai donn qu'une esquisse sommaire des crmonies mortuaires, sur lesquelles nousaurons revenir dans la suite (chap. 6, sections III et IV), mais ce que j'ai dit suffit montrerla part que prennent les femmes cet ensemble de rites religieux ou crmoniels. Nousdonnerons plus loin une description dtaille de quelques crmonies dans lesquelles lesfemmes sont les seules jouer un rle actif; contentons-nous de dire pour l'instant qu'ellesont une part prpondrante dans le crmonial long et compliqu de la premire grossesse(chap. 8, sections I et II) et dans les rites de beaut magiques pendant les ftes (chap. 11,sections II-IV).

    Dans le rituel associ la premire grossesse, ainsi qu' l'occasion de la premire sortieaprs les couches, et lors des grandes danses tribales et des Kayasa (sorte de concoursd'lgance), les femmes se prsentent en grande toilette et avec tous leurs ornements, ce quicorrespond l'attirail complet que les hommes revtent, leur tour, dans les grandes ftes.

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    La milamala, saison annuelle de danses et de ftes qui suivent la moisson, est marquepar un pisode intressant. Elle commence par une crmonie dont le principal but consiste briser le tabou qui pse sur les tambours. Aprs une distribution de nourriture, les hommes,portant tous les accessoires de danse, se rangent de faon former un cercle dont le centreest occup par les tambourineurs et les chanteurs. Comme si de rien n'tait, les chanteursentonnent un chant et les hommes se mettent danser lentement, pendant que les tamboursbattent la mesure. Mais cela ne dure pas longtemps, car aux premiers battements des tam-bours, on entend clater les gmissements et les lamentations des femmes qui, toujours endeuil, sont restes dans les huttes; et peu aprs ces femmes quittent leurs maisons, se prci-pitent furieuses et poussant des cris sur la place, attaquent les danseurs, se mettent lesfrapper avec des btons, leur lancer des noix de coco, des pierres et des morceaux de bois.La coutume n'oblige pas les hommes faire preuve, en cette occasion, de trop de courage :aussi bien les tambourineurs qui avaient, avec tant de solennit, ouvert la crmonie, dispa-raissent-ils en un clin d'il. Les femmes s'tant mises la poursuite des fuyards, le villagedevient vide. Mais le tabou est rompu et, dans l'aprs-midi du mme jour, les danses recom-mencent, sans que personne vienne les troubler cette fois.

    Portant la grande toilette de danse, ce sont surtout les hommes qui talent leur beaut etleur adresse. Certaines danses, comme celles qui sont excutes sur un rythme rapide, avecdes planches sculptes ou avec des touffes de banderoles, ou dans lesquelles on imite d'unemanire conventionnelle tels ou tels animaux, sont rserves aux hommes seuls. Il n'existequ'une danse traditionnelle, celle pour laquelle les hommes revtent les jupes en fibres desfemmes, et laquelle la coutume n'interdit pas celles-ci de prendre part. Mais bien que j'aieassist un grand nombre de reprsentations de ce genre, je n'ai vu qu'une seule femme pren-dre rellement part la danse, et cette femme tait du rang le plus lev. Cependant, mmeen tant que spectatrices et admiratrices passives, les femmes forment un lment trs impor-tant de ce genre de jeu.

    Mais, en dehors de la saison des danses, il existe aux les Trobriand beaucoup d'autrespriodes de jeux, priodes longues et continues au cours desquelles les femmes manifestentune activit plus grande. La nature du jeu est fixe l'avance et reste la mme pendant toutela priode. Ces jeux, qu'on appelle kayasa (voir chapitre 9, sections II-IV), sont de plusieursgenres. Il est une kayasa au cours de laquelle des groupes de femmes, portant leurs vte-ments et ornements de fte, s'installent tous les soirs sur des nattes et chantent; au cours d'uneautre, hommes et femmes changent entre eux des couronnes et des guirlandes de fleurs; aucours d'une autre encore, tous ceux qui y prennent part exhibent le mme jour une certainevarit d'ornements. Parfois les membres d'une communaut confectionnent de minusculescanos voile et organisent tous les jours des rgates en miniature sur des eaux peuprofondes. Il y a galement, de temps autre, une kayasa de flirts. Quelques-uns de ces di-vertissements sont exclusivement fminins (chants en commun et exhibition de certainsornements); d'autres prennent part les deux sexes (change de fleurs, flirt, dcoration descheveux); d'autres enfin sont rservs aux hommes seuls (les canos minuscules).

    Mais lors mme qu'il s'agit de ftes et de divertissements auxquels les femmes