aventures sans frontiÈresexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · le code de la propriété...

46

Upload: others

Post on 22-Jul-2020

2 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une
Page 2: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

AVENTURES SANS FRONTIÈRES

Collection dirigée par Daniel Riche

Page 3: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

DU MÊME AUTEUR

ROMANS

Pianissimots, avec Gérard Gréverand, Manya, 93. Tropicales, Aventures sans frontières, Fleuve Noir, 95.

ŒUVRE RADIOPHONIQUE

L'iris, Des parfums et des jours, nouvelle dite par Martine Sarcey, Radio France, 1993.

POUR LA JEUNESSE

L'île aux iguanes, Les Maîtres de l'aventure, Rageot, 90 (épuisé). Kami le Molhag, Fantasia Poche Contemporain, Magnard, 90. La malédiction de Blandin-le-diable, Col. Biblio. Rouge & Or, 91. La griffe du jaguar, Cascade, Rageot, 92. Mission aedes, Zanzibar, Milan, 92. Un kimono pour Tadao, Cascade, Rageot, 92. Le village des singes, Cascade, Rageot, 93. Billy crocodile, Cascade, Rageot, 94. Adaptation de Vingt mille lieues sous les mers, Pleine Lune, Nathan, 94. Karatéka, Mille Passions, Milan, 95. Une ombre à Pétreval, Zanzibar Aventure, Milan, 95. Drame de cœur, Cascade policier, 95. Prisonniers des sables, Pleine Lune, 96. Roy et le koubilichi, Demi Lune, Nathan, 96. Le puma aux yeux d'émeraude, Pleine Lune, Nathan, 96. Le roi des piranhas, Cascade contes, Rageot, 93. Au pays des kangourous, Cascade contes, Rageot, 93. Un phoque loufoque, Cascade contes, Rageot, 94. Un vampire à l'école, Cascade contes, Rageot, 96. Le roi, c'est moi ! illustrations de Jean-Marx Moreau, Iris éditions, 96.

SCÉNARIO

Uluwalipo, théâtre pour marionnettes, Cayenne, 1989.

Page 4: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

JARARACA

Page 5: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

DANS LA MEME COLLECTION

(format poche)

Les nuées d'Anaa Lucien Maillard

Tropicales Yves-Marie Clément La nuit de l'apagón Gérard Delteil Rendez-vous à Khusdar André Jammet Après le bout du monde Pierre Pelot Le rallye des Incas Marc Eisenchteter Monsieur Afrique

et le rat de brousse Vladimir Huit morts dans l 'eau froide Jean-Pierre Andrevon Les marchands de Bali André Jammet 24 000 Années Kââ

DANS LA MEME COLLECTION

(grand format)

Bourlingages François Migeat Le Transafricain Jean-Pierre Bastid Milana Thierry Marignac Rivière salée José Varela Au nord du Rio Balsas Gérard Delteil

Les yeux rouges de Pékin Marc Eisenchteter

A PARAITRE

L'armoire du fou Jean-Gérard Imbar

Page 6: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

YVES-MARIE CLÉMENT

JARARACA

FLEUVE NOIR

Page 7: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non desti- nées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contre- façon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

© 1997 Éditions Fleuve Noir

ISBN : 2-265-05554-9

Page 8: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

Yves-Marie CLÉMENT

Né en 1959 à Fécamp, en Normandie, Yves-Marie Clément a suivi des études d'histoire à l'université de Rouen. Après avoir été professeur, il se consacre entière- ment à l'écriture depuis quelques années.

Passionné de voyages (Asie, Afrique, Amérique), il vit actuellemnt en Guyane française, à Saint-Laurent-du- Maroni, avec sa femme et ses deux enfants.

Yves-Marie Clément est également un adepte des arts martiaux qu'il pratique régulièrement depuis une ving- taine d'années. Il affirme retrouver dans l'écriture la séré- nité et la rigoureuse discipline qu'il a découvertes dans leur pratique.

Auteur de nombreux ouvrages, il écrit tantôt pour la jeunesse, tantôt pour les adultes, contes, nouvelles, romans, dictionnaires de jeux de mots... Il a notamment publié les titres suivants, inspirés de la Guyane : La griffe du jaguar, Le roi des piranhas, Le village des singes, chez Rageot Éditeur, Mission aedes, aux Éditions Milan et Tropicales aux Éditions Fleuve Noir dans la collection « Aventures sans frontières ».

Page 9: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

Pour Jean-Marie et Béatrice

Page 10: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

1

Trois mois de pluies, d'averses, d'orages. Trois mois de flotte, sans discontinuer.

Dans les jardins mal entretenus de Macara das Costas, les feuilles des cocotiers, des frangipaniers et des flam- boyants n'avaient jamais été aussi vertes. D'un vert épais, brillant, charnu, qu'on aurait eu envie de couper au cou- teau. Épais tout comme ces fichus nuages : cumulo-nim- bus ventrus, noirs à souhait, enclumes géantes s'étirant à perte de vue et d'altitude, prêtes à exploser en orages terri- fiants.

La forêt glissait ses racines à l'entrée du village, lan- çant des lianes en éclaireur, envahissant les abattis aban- donnés. Les orchidées étaient reines dans ce fouillis d'émeraude.

C'était la saison des pluies. Chaque matin, en me levant, je regardais le ciel. Ce

ciel. Mon unique horizon. Je m'installais au balcon pour surveiller ce qui se tramait là-haut. Et chaque matin, la vieille Encarnaçâo, l'épicière d'en face, me souriait, pen- sant sans aucun doute que j'étais en train de faire mes humbles salutations au Seigneur, premier citoyen du royaume des cieux.

Observer le ciel, c'était devenu mon réflexe matinal et professionnel. Dans le village, mis à part les moustiques,

Page 11: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

j'étais le seul à apprécier la pluie car elle était favorable à mes activités de traqueur de serpents.

Quand le sol de la forêt était détrempé, les animaux rampants recherchaient le sec. Et il m'arrivait de les récol- ter facilement sur les pistes. Je gagnais ainsi des heures de marche en forêt tout en limitant le risque de m'y perdre... à jamais !

Cela faisait deux ans que je travaillais pour l'institut d'État Toxitropico. Cette importante entreprise, installée à Belem, était un complexe de fabrication de sérum antive- nimeux et de produits pharmaceutiques élaborés à base de certaines toxines contenues dans le venin des crotales.

Les serpents me fascinaient depuis longtemps. Je les avais tout d'abord considérés avec beaucoup de recul et de respect, l'imagination nourrie de ces légendes et de ces superstitions qui foisonnent à leur sujet dans le monde entier.

Quelle étrange divinité leur avait donc donné le pou- voir de se déplacer en rampant ? Celui de tuer grâce à un venin foudroyant, d'étouffer à l'aide d'une musculature sans pareille, d'ingurgiter des proies trois fois plus grosses que leur tête ?

Tentaculaires, les dieux-serpents avaient envahi la Terre... Ils s'étaient insinués au plus profond du subcon- scient, ils symbolisaient la force primitive. Apopsis, le serpent géant de l'Égypte antique. Quetzalcoatl, le serpent à plumes des Aztèques. Ouroboros, Watramana, Dembala- Wedo... Les hommes les craignaient et les respectaient depuis la nuit des temps.

Pour moi, ils étaient devenus mon gagne-pain.

Le village de Macara das Costas avait poussé en plein cœur de la forêt amazonienne, champignon de bois coloré

Page 12: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

et de tôle dans son écrin aux mille nuances de vert. Et là, grâce à l'aide d'Ulu et de Walipo, deux guides

amérindiens tupinamba, et d'Apina, un jeune garçon qui s'était lié d'amitié avec moi depuis mon arrivée à Macara das Costas, je parcourais les pistes, les layons, les rivières, à la recherche des venimeux. Ma mission était de fournir régulièrement le laboratoire d'État en crotalidés et en éla- pidés de toutes sortes.

En saison sèche, nous rentrions parfois bredouilles après une semaine de bivouac. En saison des pluies, par contre, il nous arrivait de capturer plus de soixante-dix animaux dans la même journée... Dans le coffre de la voi- ture, les sacs et les caisses grouillaient alors de bêtes sur- excitées, prêtes à mordre pour retrouver leur liberté.

Huit heures du matin. Samedi. Je me réveillai, les paupières lourdes de sommeil. Je

frissonnai. Malgré la température invariable et proche des 30°, j'éprouvais une agréable sensation de fraîcheur. Je savais que cela ne durerait pas. Bientôt, le soleil cognerait sur les toits de tôle ondulée. Sa chaleur suffocante s'abat- trait sur les rues, s'engouffrerait dans les habitations.

Jeisa avait déjà quitté la maison de bois, laissant der- rière elle un parfum de coco mêlé aux senteurs de l'amour.

Jeisa... Son prénom chantait entre mes lèvres, léger. Il chantait comme les mots dans sa bouche, ses mots de l'amour jaillis de son ventre, silences et soupirs. Cascades limpides, profondes.

Nous nous connaissions depuis à peine trois semaines. Nous nous étions rencontrés à Belem, sur la rive de l'Amazone, simplement, comme on se rencontre au Brésil... Regards échangés, sourire à peine esquissé. Au

Page 13: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

Brésil, la drague n'existe pas. Elle se compose entre les lignes, en filigrane. Même dans la plus mauvaise des dis- cothèques, elle n'est que finesse et subtilité. Battement d'ailes de papillon. Froissement de plumes dans l'air du soir...

Après plusieurs jours passés ensemble à Belem, elle avait voulu m'accompagner au village. Je pris soin de l'avertir que la maison grouillait de serpents dangereux. Elle me dit avec malgré tout une légère réticence que cela ne la dérangeait pas.

Sa voix était belle, douce, profonde, pleine. Sa voix chantait la langue du Brésil. J'avais le sentiment qu'elle trahissait la moindre de ses émotions. « Tu élèves des ser- pents? » Sa voix avait vibré. A l'instar du commun des mortels, elle n'appréciait pas plus que ça la gent ram- pante.

Elle éparpilla aussitôt ses affaires parmi les miennes, mêlant nos odeurs, faisant sans peine sa place dans mon quotidien. Elle ajoutait à mon existence sa note de sensua- lité provocante.

Les volets ajourés criblaient les rayons du soleil. Jeisa avait quitté la chambre sur la pointe des pieds,

pour ne pas me réveiller. Je caressai le drap froissé, imagi- nant les contours de son corps, son corps de cuivre rouge réfléchissant la douce lueur de la lampe jaune. Ses che- veux noirs, longs, bouclés, épais, qu'elle libérait d'un geste lent avant de faire l'amour. Son regard dans lequel battait le cœur du Brésil. Elle devait être le fruit d'un incroyable métissage. Le sang portugais et le sang africain s'étaient mêlés à celui de lointains ancêtres amérindiens.

Avec Jeisa, l'Amérique du Sud était plus « afro-amé- rindienne » que « latine », étiquette imposée par la société dominante issue de la civilisation occidentale.

Page 14: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

Je fis revenir sur le bout de la langue, entre les dents, les mots de la nuit. Mots prononcés dans un demi-vertige, dans la sueur de nos corps mêlés. « Deus Amor », langue mélodieuse et sucrée du Brésil. « Murmúrio do vento. »

Je me levai. J'entrouvris les volets. La chaleur soudaine envahit la pièce. Un parfum légèrement acide de farofa1 montait des trottoirs. Un ravet surpris par l'intense lueur du jour traversa la chambre pour aller se réfugier sous la plinthe disjointe.

— Saleté ! Mon juron fut suivi d'un hurlement, auquel répondirent

deux coups de feu : la télévision... Tous les postes de Macara das Costas étaient allumés depuis l'aube, captant TV Globo, volume à fond. Cela produisait un étrange bourdonnement très désagréable que seul le fracas de la pluie sur les toits de tôle pouvait espérer couvrir.

Le soir, à l'heure du sacrosaint feuilleton télévisé, les rues se vidaient soudain, comme par enchantement. Macara das Costas s'éteignait, mourait. Étouffement. Petite mort d'une heure...

Portes fermées, les familles se rassemblaient autour de l'écran. En silence, hommes, femmes et enfants se gorgeaient pour la nuit d'authentiques passions, de drames consommés, de vrais sentiments... pas tout à fait comme dans la vie. Les bouteilles de bière Antarctica et de guarana s'accumulaient sur les tables des cafés. Les doigts plongeaient machinalement dans les assiettes d '

Trêve quotidienne dans la vie du village...

1. Farofa : farine de manioc. 2. Acarajés : beignets de crevettes.

Page 15: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

2

T r è s v i te , il s e m i t à f a i r e l ou rd . C h a l e u r h u m i d e , é t o u f -

f a n t e , qu i e m p ê c h e la p e a u d e respi rer . M o n d o s d é g o u l i -

na i t . D u b o u t d e l ' i n d e x , j e t a p o t a i m a c h i n a l e m e n t m o n

h y g r o m è t r e m u r a l .

— T u d é b l o q u e s , m o n v i e u x ! T u d é b l o q u e s !

L ' a i g u i l l e s ' a g i t a à p e i n e . E l l e s ' o b s t i n a i t à i n d i q u e r 9 9 % . . . L e t a u x d ' h u m i d i t é ava i t r a r e m e n t a t t e i n t u n tel

n i v e a u . U n p a s s u r le b a l c o n . J e j e t a i u n c o u p d ' œ i l d a n s la

rue . L a v i e i l l e E n c a r n a ç â o , a s s i s e d e v a n t s o n é p i c e r i e , m e

fi t un pe t i t s i g n e d e l a m a i n . S i g n e d e c r o i x ? J e lui r e n d i s son sa lu t .

D e r r i è r e e l l e , d a n s l e m a g a s i n , j e d i s t i n g u a i d e u x

p e t i t e s o m b r e s . L e s g a m i n e s q u ' e l l e e m p l o y a i t à l a j o u r -

n é e é t a i e n t e n t r a i n d e c h a r g e r d e s s a c s d e r i z s u r u n

c a b r o u e t . D e s s a c s d e t r e n t e k i los . E l l e s n ' a v a i e n t p a s h u i t

ans . L a p e a u s u r les os .

C h a q u e s a m e d i soir , a p r è s d e s h e u r e s d e t r a v a u x f o r c é s ,

l a v i e i l l e l e u r l â c h a i t à c o n t r e c œ u r t r o i s o u q u a t r e r e a i s ,

l ' é q u i v a l e n t d e v i n g t f r a n c s f r a n ç a i s . . . p o u r u n e s e m a i n e

d e labeur . J e s o u p i r a i .

U n h o m m e s ' a r r ê t a d e v a n t s a b o u t i q u e . C ' é t a i t u n

I n d i e n U r u b ú . T o u s les j o u r s , il se r e n d a i t a u m a r c h é a v e c

l a r é c o l t e d e s o n a b a t t i s : m a n g u e s , a v o c a t s , p a p a y e s ,

m a n i o c . Il p o s a s a b r o u e t t e c h a r g é e d e l o n g u e s b a n a n e s -

c o c h o n s , ô t a s o n c h a p e a u , s e p a s s a l a m a i n s u r le f ron t .

E n c a r n a ç â o i n s p e c t a r a p i d e m e n t les f ru i t s e t h o c h a l a tê te .

S a n s d o u t e t r o p m û r s à s o n goû t .

A u b o u t d e l a r u e p r i n c i p a l e ( q u ' o n ava i t b a p t i s é e n o n

s a n s f i e r t é l ' « a v e n u e d u g é n é r a l E m i l i o M e d i c i »), ve r s le

m a r c h é , u n e f e m m e a r r o s a i t d e p é t r o l e s o n b r a s e r o . E l l e

p r i t u n à u n les p o u l e t s e m p i l é s s u r u n e p e t i t e t a b l e e t l es

p o s a s u r u n e l a rge g r i l l e p o u r les rôtir.

Page 16: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

Je levai le n e z , p a u p i è r e s p l i s s ée s . L e c ie l é t a i t d é g a g é .

L e s n u a g e s s ' é t a i e n t r e p l i é s a u n o r d , v e r s l e R i o

T o c a n t i n s . L e v e n t sou f f l a i t p a r v a g u e s , s ' e n g o u f f r a n t s o u s les a u v e n t s , s o u l e v a n t l ' o d e u r é c œ u r a n t e e t a c i d e d e f i en t e

d e c h a u v e - s o u r i s . D e s p é t a l e s d ' h i b i s c u s , d e f r a n g i p a n i e r s

e t d e b o u g a i n v i l l é e s r o u l a i e n t d a n s la p o u s s i è r e , p a r s e m a n t

le sol d e l a té r i t e d e t a c h e s m u l t i c o l o r e s . J a u n e vif , r o u g e

sang , r o se d é l a v é . J ' a l l u m a i l a r a d i o . L e s i n f o r m a t i o n s i n t e r n a t i o n a l e s

n ' é t a i e n t p a s v r a i m e n t r e lu i s an t e s . R e t o u r à la ba rba r i e . J e

c h e r c h a i , s a n s t r o p d ' e s p o i r , à c a p t e r u n e s t a t ion p l u s in té-

r e s s a n t e et m o i n s p e s s i m i s t e .

S u r R a d i o P a r a , j e c r u s r e c o n n a î t r e la v o i x d u d o c t e u r

D o l i v r a m e n t o , c h e f d e l ' i n s t i t u t d ' É t a t T o x i t r o p i c o , p o u r

l eque l j e t r ava i l l a i s :

« C h a c u n s a i t d e p u i s l o n g t e m p s q u e n o s p r o d u i t s o n t

l a r g e m e n t f a i t l e u r s p r e u v e s , e t q u ' a v e c l e s l a b o r a t o i r e s

d e s É t a t s - U n i s , q u e v o u s c o n n a i s s e z d ' a i l l e u r s , n o u s

s o m m e s les s e u l s à p o u v o i r n o u s p r é v a l o i r . . . »

C ' é t a i t b i e n lui . J ' a u g m e n t a i le v o l u m e . L e p o s t e s e m i t

à c r a c h o u i l l e r . P u i s à c r aque r . D ' h a b i t u d e , c ' é t a i t v r a i m e n t

m a u v a i s s i g n e .

L e j o u r n a l i s t e s e m b l a i t a v o i r b e a u c o u p d e m a l à d o n n e r

la p a r o l e à s o n i n t e r l o c u t e u r .

« Enf in , m o n s i e u r D o l i v r a m e n t o . . . l a i s s e z d o n c p a r l e r

le p r o f e s s e u r D o s S a n t o s M a c i e l . — C e t h o m m e e s t u n c h a r l a t a n !

— D o c t e u r , j e v o u s e n p r i e , v o u s a v e z v o u s - m ê m e

a c c e p t é ce d é b a t ! P r o f e s s e u r , n o u s v o u s é c o u t o n s !

— M e r c i . . . S a c h e z q u e j e n ' a i j a m a i s c h e r c h é à n i e r

l ' e f f i c a c i t é d u SAV1, d o c t e u r D o l i v r a m e n t o . I l a s a n s d o u t e

s a u v é d e s c e n t a i n e s d e v ies d e p u i s q u e v o u s e n a s s u r e z l a

1. Sérum antivenimeux.

Page 17: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

f a b r i c a t i o n . M a i s n ' a - t - i l p a s m i s e n d a n g e r d e m o r t d e

n o m b r e u x a u t r e s p a t i e n t s ?

— M o n s i e u r , j e v o u s e n p r i e ! Vous s a v e z t r è s b i e n q u e

l e s c h o c s a n a p h y l a c t i q u e s s o n t c o n n u s e t a c t u e l l e m e n t

m a î t r i s é s p a r l e s u t i l i s a t e u r s d e s d o s e s d e s é r u m . E t p u i s

c e s a c c i d e n t s n e r e p r é s e n t e n t d ' a p r è s l e s d e r n i è r e s s t a t i s -

t i q u e s q u e 0 , 2 % d e s c a s ! »

L e t o n d u p r o f e s s e u r D o s S a n t o s M a c i e l m o n t a d ' u n

c r a n , s a n s t o u t e f o i s d e v e n i r a g r e s s i f . S a v o i x s e m b l a i t

a t t e i n d r e u n e s o r t e d e s o m m e t a u q u e l il n ' é t a i t p a s h a b i - tué . C e d e v a i t ê t r e u n h o m m e e x t r ê m e m e n t c a l m e e t c o u r -

tois . L e d é b a t p a r a i s s a i t c a p t i v a n t . . .

« J e s u i s t o u t à f a i t d e vo t r e avis , d o c t e u r ! L e s c h o c s

a n a p h y l a c t i q u e s s o n t m a î t r i s é s m a i s u n i q u e m e n t d a n s l e

c a s o ù les u t i l i s a t e u r s d u SAV s o n t d e s m é d e c i n s , e t q u ' i ls

a g i s s e n t e n m i l i e u h o s p i t a l i e r ! M a i s q u e f a i t e s - v o u s d u

p a u v r e b o u g r e q u i s e f a i t m o r d r e p a r u n c r o t a l e à c i n q

j o u r s d e t o u t e h a b i t a t i o n ?

— Vous v o u l e z p a r l e r d e s g a r i m p e i r o s , d e s s e r i n g u e i r o s e t d e s a v e n t u r i e r s ?

— I l s s o n t d e s c e n t a i n e s d e m i l l i e r s . . . D e s m i l l i o n s .

M a i s j e v e u x p a r l e r é g a l e m e n t d e s I n d i e n s !

— É c o u t e z . . . n e m ' e n t r a î n e z p a s s u r le t e r r a i n d e l a

s e n s i b l e r i e . J e t r o u v e vo t r e m a n œ u v r e v r a i m e n t m e s q u i n e !

— T r è s b i e n ! J e v o u s d i r a i s e u l e m e n t q u e m o n p r o p r e l a b o r a t o i r e e s t d é s o r m a i s e n m e s u r e d e c o m m e r c i a l i s e r u n

p r o d u i t d o n t l e s effe ts s u r u n i n d i v i d u e n v e n i m é p a r m o r -

s u r e d e s e r p e n t s o n t é q u i v a l e n t s a u vô t r e a i n s i q u ' a u SAV

a m é r i c a i n . E t c e l a s a n s les r i s q u e s . . . e t d o n t le c o û t . . . »

L e d o c t e u r D o l i v r a m e n t o l ' i n t e r r o m p i t :

« Vous n ' a u r e z j a m a i s l e s é p a u l e s a s s e z l a r g e s p o u r

v o u s b a t t r e c o n t r e nous , p r o f e s s e u r .

— D o i s - j e c o n s i d é r e r c e l a c o m m e u n e m e n a c e ?

— P a s le m o i n s d u m o n d e . M a i s il v o u s f a u d r a i t f a i r e

Page 18: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

v o s p r e u v e s , e t j e s u i s c o n v a i n c u q u e v o t r e r e m è d e d e

b o n n e f e m m e . . .

— D é t r o m p e z - v o u s , d o c t e u r D o l i v r a m e n t o ! E t o u v r e z

d o n c l e s yeux . M o n a n t i d o t e e s t a u c o n t r a i r e t o u t à f a i t r é v o l u t i o n n a i r e . C ' e s t l a m é d e c i n e d e d e m a i n . S a c h e z

é g a l e m e n t q u e j e n e m e c o n s i d è r e n u l l e m e n t c o m m e vo t r e

c o n c u r r e n t . I l n ' y a p a s d e p l a c e p o u r l a c o m p é t i t i o n d a n s

le d o m a i n e sc i en t i f ique .

— C ' e s t u n s c o o p !

— Moi , d o c t e u r D o l i v r a m e n t o , j e c r o i s à l ' e n t r a i d e e t à

l ' é m u l a t i o n . L a v i o l e n c e q u e . . . »

L a v o i x d u p r o f e s s e u r D o s S a n t o s M a c i e l d i s p a r u t d a n s

u n s i f f l e m e n t i n s u p p o r t a b l e . J e t apa i s u r le h a u t - p a r l e u r .

— N o m d e n o m , c ' e s t p a s p o s s i b l e !

L e s c l a q u e s n e f i r e n t p a s r e v e n i r le son . J e t e n t a i d e

s e c o u e r l ' a p p a r e i l , m a i s c e l a le p l o n g e a d a n s u n s i l e n c e

i m m u a b l e . L e s p i l e s a c h e t é e s à M a c a r a d a s C o s t a s a v a i e n t

e n g é n é r a l u n e d u r é e d e v i e t rès l imi tée .

D é ç u , j ' a l l u m a i le m a g n é t o p h o n e , i n t r o d u i s i s u n e c a s -

s e t t e d e c h a n s o n f r a n ç a i s e , d e r n i e r c a d e a u e n v o y é p a r m a

m è r e . M o u s t a k i , B a r b a r a , R e g g i a n i . . . P o t - p o u r r i d e

p a r o l e s d é b o r d a n t e s d e l a r m e s , n o s t a l g i q u e s .

A n g e l o D o s S a n t o s M a c i e l . . . J ' a v a i s b i e n s û r e n t e n d u

p a r l e r d e c e p r o f e s s e u r r e j e t é d u m i l i e u s c i e n t i f i q u e p o u r

s e s t r a v a u x m a r g i n a u x . J e p o s s é d a i s d e lu i p l u s i e u r s

a r t i c l e s p a s s i o n n a n t s e t j e s a v a i s q u ' i l é t u d i a i t d e p u i s d e

n o m b r e u s e s a n n é e s les p h a r m a c o p é e s t r a d i t i o n n e l l e s d e s

T u p i n a m b a , d e s J a c u n d a , d e s T e m b é , d e s M e h i n , d e s

M a n a y é e t d e s G u a j á , les g r a n d e s f a m i l l e s a m é r i n d i e n n e s

d e l a r é g i o n . S o n i n t e n t i o n ava i t t o u j o u r s é t é d e p a r v e n i r à

f a b r i q u e r u n a n t i d o t e a u x e n v e n i m a t i o n s a c c e s s i b l e à t ous .

A u c u n d e ses c o n f r è r e s n e l ' a v a i t j a m a i s su iv i , ni é c o u t é

d ' a i l l e u r s . D o l i v r a m e n t o et les a u t r e s le p r e n a i e n t p o u r u n c h a r l a t a n .

Page 19: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

P o u r t a n t , a u j o u r d ' h u i , D o s S a n t o s M a c i e l p a r a i s s a i t

i n q u i é t e r le m o n d e s c i e n t i f i q u e .

Ava i t - i l d o n c r é u s s i s o n e x p l o i t ?

J ' e s p é r a i s a v o i r u n j o u r l ' o c c a s i o n d e le r e n c o n t r e r .

M a i s c e q u e j ' i g n o r a i s , e n s i f f l o t a n t l ' a i r d e L ' A i g l e

n o i r , c ' e s t q u e c e t h o m m e - l à a l l a i t b i e n t ô t p e r t u r b e r

q u e l q u e p e u le c o u r s t r a n q u i l l e d e m o n e x i s t e n c e . . .

3

Je jetai un coup d'œil rapide sur mon bureau. J'avais accumulé beaucoup de retard dans mon tra-

vail. Courrier urgent, articles à terminer pour un col- loque sur les ophidiens de l'Amazonie, photos de serpents à trier et à expédier à OKPACE, une grande agence londonienne...

Tous mes documents sentaient l'humidité, la moisis- sure. L'encre traversait les feuilles et finissait par dispa- raître. Les photos se couvraient d'une fine pellicule de champignons blancs. Saison des pluies...

Je devais préparer cette conférence sur les venimeux que j'avais accepté de donner une fois par mois à l'institut Toxitropico... justement pour arrondir ces fins de mois. J'avais également à rédiger un article pour une gazette publiée par une association de terrariophiles allemands.

J'ouvris mon classeur. J'écrivis rapidement le titre de l'article : « Prédation et nutrition chez les crotalidés d'Amérique du Sud ». Je reposai aussitôt mon stylo.

— Prédation et nutrition... Ce sera pour la prochaine fois !

De toute façon, les piges ne m'étaient pas toujours

Page 20: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

payées. Ou alors, au lance-pierre. Rien à faire... je préfé- rais mille fois la forêt à mon bureau.

Je descendis l'escalier.

Au rez-de-chaussée, soixante-dix vivariums faisaient le tour de la pièce centrale. Ils contenaient ce que notre bon Créateur avait conçu de plus dangereux sur la Terre. La mort perfectionnée. Crotales, bothrops, serpents corail que je prenais le temps de soigner avant de les envoyer à l'ins- titut.

Au moins, avec cet arsenal de crochets à venin, je ne risquais pas d'être cambriolé !

Ici, j'étais connu comme le loup blanc. On m'appelait parfois « o francés », mais le plus souvent, je répondais au nom de « o senhor das cobras », l'homme aux serpents... Deux fois j'avais retrouvé des mauvais sorts devant la porte. Des bouteilles contenant des plumes de perroquet trempées dans le sang. Mon activité gênait. Le Diable en personne se trouvait peut-être dans le corps de l'un de mes pensionnaires.

Toujours au rez-de-chaussée, j'avais aménagé une pièce de quatre mètres carrés, où j'entreposais des ser- pents en quarantaine.

En effet, il m'arrivait de capturer des bêtes visiblement malades, parasitées, blessées. Je les destinais rarement à l'institut, mais je les ramenais quand même chez moi pour les remettre « sur pied » et pour les étudier. Je les relâ- chais ensuite dans leur biotope.

J'en profitais pour essayer d'établir des protocoles de traitement des différentes maladies et atteintes des ophi- diens.

Je rentrai dans ma zone de quarantaine. J'allumai la lumière. Un jeune boa de Cook redressa la tête, ébloui. Il

Page 21: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

frappa, gueule ouverte, contre la vitre épaisse, au risque de se blesser la pointe du museau.

Corallus enydris, l'espèce de serpent la plus agressive que je connaisse. Toujours prêt à mordre, le cou en S, la détente fulgurante. Véritable coup de poing. Combien de fois m'étais-je fait mordre par inadvertance ! J'en gardais chaque fois le souvenir d'une douleur cuisante.

Je me dirigeai vers le dernier terrarium. Il contenait un serpent corail que j'avais trouvé sur la piste, à la sortie du village. Je l'avais découvert exsangue, la tête et le cloaque couverts de tiques. Cela faisait quinze jours que je me bat- tais pour le débarrasser de ses parasites, et je commençais à perdre l'espoir de le sauver.

J'avais réussi à vaincre l'anémie à force d'injections, mais je ne parvenais pas à lui ôter ses tiques. Maintenant, le terrarium entier en était infesté.

La veille, j'avais tenté l'expérience de la dernière chance : introduire un collier antipuces dans sa cache. Je pensais que son action insecticide serait assez forte pour le débarrasser des tiques tout en ne présentant aucun dan- ger pour lui. Le moment de vérité était arrivé. Qu'en était-il ?

J'ouvris le couvercle non sans une légère appréhension. Je soulevai délicatement la tuile sous laquelle se cachait mon protégé. C'était un spécimen de petite taille. Je le trouvai lové sur le collier antipuces. Je le saisis avec déli- catesse derrière la tête. Bien que possédant un venin hau- tement neurotoxique, cette espèce n'était absolument pas agressive ni mordeuse. Il se laissa manipuler et s'enroula autour de mes doigts. L'expérience semblait pour le moins concluante. Toutes les tiques avaient disparu... Je venais de mettre au point une méthode assez originale.

Dans la pièce qui me servait de cuisine, Jeisa avait pré-

Page 22: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

paré un plateau à mon intention. Un bol de café... froid, fort. Café brésilien. Et une assiette de biscuits secs. Une colonne de minuscules fourmis avait commencé à déjeu- ner sans m'attendre. De petits morceaux de biscuit sem- blaient se déplacer tout seuls sur la table, en file indienne.

Jeisa devait être en train de profiter du marché. C'était le grand marché du mois. Des Indiens venaient

de la forêt pour vendre les produits de leur artisanat. C'était également le jour où l'on pouvait acheter des pois- sons de l'océan, généralement plus appréciés que ceux des rivières et du fleuve.

Je bus plusieurs gorgées de ce café amer auquel je m'étais habitué depuis longtemps, et grignotai un peu.

J'ouvris le frigo. Sa carapace blanche couverte de rouille suintait de toute part. Le moteur n'allait pas tarder à rendre l'âme. J'avalai une gorgée d'eau fraîche à la bou- teille.

Je me rendis dans la cour derrière la maison pour me débarbouiller et me rafraîchir un peu. Près du jardin, j'avais confectionné des sanitaires de fortune. Je tournai le robinet, mais n'obtins qu'un léger filet d'eau. Dans ce pays où il pleuvait des cordes un jour sur deux, il n'y avait pas un millibar de pression dans les robinetteries ! Je regrettais parfois le confort des villes.

Je remontai dans la chambre et m'habillai en vitesse. J'avais donné rendez-vous à Ulu et Walipo en milieu de matinée. Ils m'accompagnaient à presque toutes mes sor- ties en forêt. C'étaient les meilleurs guides de la région. Ils possédaient un sens du terrain extraordinaire. Ils connaissaient tous les animaux de la forêt. Leur cri, leur trace, leurs habitudes, leurs ruses. Ils savaient exactement où se terraient les serpents. Jamais ils ne se trompaient.

Seul l'alcool, venin de l'Occident, entamait parfois

Page 23: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

leurs capacités. Et chaque fois que j'allais les chercher dans leur village, j'espérais qu'ils n'avaient pas trop bu.

Avant de sortir, je caressai un petit serpent de porce- laine vert et rouge que m'avait offert Jeisa. L'animal, par- faitement inoffensif, trônait à la place d'honneur sur mon bureau. J'en avais fait une sorte de fétiche...

Dans la rue. Les maisons alignées, peintes de toutes les couleurs et

repeintes avec des fonds de pot, rappelaient certains petits villages au sud du Portugal. Des touffes d'hibiscus et de bougainvillées ondulaient avec nonchalance sous l'effet de la brise.

Ce jour-là, le vieux Nerielzo avait décidé de s'installer devant ma porte. C'était un signe de chance.

Nerielzo était le seul Noir du village. Un vrai Noir. Un Nègre à la peau d'obsidienne. Son teint avait « arpenté » les siècles sans jamais se mêler de blanc ni de cuivre. Il passait la nuit près de l'église. Au petit matin, il traversait Macara das Costas et choisissait la maison devant laquelle il resterait toute la journée.

Au village, on le respectait par crainte de ses pouvoirs. Était-il le fils d'un démon africain ?

Il s'était assis sur la petite marche de bois, les bras bal- lants de chaque côté des genoux, aiguilles d'une horloge géante aux rouages cassés, sa peau plissée tantôt mordue par le soleil, tantôt battue par des trombes d'eau.

Indifférent. Il tuait le temps, son temps, en se racontant des his-

toires dans un langage inaudible. Nerielzo faisait à peine partie du monde d'ici-bas.

Nerielzo-le-temps-qui-passe. Je le saluai... — Tudo bem ?

Page 24: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

dains d'aras multicolores. Contrastes des couleurs. Rose des fleurs de jacaranda, noir des boulets de granit arrachés à la montagne, rouge du sol latéritique des chablis. Chants stridulants, langoureux, inquiétants des oiseaux se dispu- tant la canopée.

Extraordinaire forêt primaire. Symphonie de la nature. Je m'arrêtai au pied d'un arbuste dont les feuilles pos-

sédaient la vertu d'éloigner les insectes piqueurs. J'en cueillis rapidement quelques-unes et me frottai les bras et le cou. Le parfum frais et légèrement acidulé de la plante s'épancha autour de moi.

— Tu connais tous ces arbres ? me demanda John. — Une centaine d'espèces, seulement. — Seulement ? — Sur quelques milliers ! L'air était plus lourd qu'ailleurs. Chargé des gaz issus

de la décomposition accélérée des plantes. Senteur piquante d'acide formique rivalisant avec les marques odorantes laissées par le jaguar ou le puma aux frontières de leur territoire.

J'avais relâché mon attention. Je marchais derrière Apina, pensant à Jeisa, fouillant nos souvenirs, me rappe- lant les moments passés ensemble.

Un coup de feu éclata. La salve de plombs passa au- dessus de nos têtes, coupant en deux une feuille d'hélico- nia. Dur retour à la réalité. Je plongeai sur Apina pour le plaquer au sol.

Ils étaient là. Mais nous nous étions fait surprendre. Comme des débutants ! Il fallait désormais improviser un plan. Pourvu qu'ils n'achèvent pas leurs prisonniers ! Ma gorge se serra.

Je me retournai. John s'était déjà protégé derrière un tronc d'arbre. Il arma son fusil d'une main tremblante. Plusieurs cartouches tombèrent par terre. Maintenant que

Page 25: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

nous nous trouvions en plein feu de l'action, pouvait-on encore compter sur lui ?

Le silence se fit. Je cherchai Walipo du regard. Il avait disparu en forêt,

continuant sans doute à progresser seul vers le placer. Le silence sembla se durcir. Il fut interrompu par le

chant d'un oiseau. Apina me fit signe. Il venait d'aperce- voir Walipo, accroupi derrière une rangée de fougères géantes. Notre guide se déplaçait par bonds. Sans bruit. La couleur rouge de sa peau enduite de roucou se mariait à merveille aux tons du sous-bois.

Soudain, une voix s'éleva du campement. L'homme s'exprimait dans la langue des Gavioes, les

Indiens du Sud. Bordée d'insultes et de menaces. Je compris que nous avions fait fausse route. Ce

n'étaient pas les mercenaires de Simâo Marques qui vivaient ici.

Walipo lui répondit calmement et leva la main vers lui en signe de paix. L'homme braqua le fusil dans sa direc- tion.

Après une brève discussion, Walipo parvint à le convaincre de nos intentions.

— C'est bon, senor Jacques ! Vous pouvez venir ! John soupira. Moi, je voyais s'envoler nos chances de retrouver les

prisonniers. Je me mis également à douter de nos capaci- tés. Nous nous étions fait repérer trop facilement.

La forêt plongeait dans l'obscurité. Nous décidâmes de rester sur le placer pour la nuit.

Une vingtaine d'Indiens et de métis travaillaient ici de façon plutôt artisanale pour extraire quotidiennement de la montagne une pincée de paillettes. Ils se relayaient à creu- ser le sable et la boue, à remplir les batées et les couis, le

Page 26: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

visage et les cheveux maculés de boue, trempés de sueur. D'autres apportaient les seaux d'eau pour laver la terre au- dessus d'une sluice en bois. Les pelles creusaient le sol sans relâche.

Chaque jour, l'or s'accumulait au fond d'un petit pot en verre conservé par le chef. L'or brillait dans les yeux, suçait lentement la raison de ces hommes. Ils étaient prêts à tuer pour quelques grammes de cette poudre jaune que les belles Européennes porteraient un jour autour du cou.

Chaque mois, quand le négociant venait acheter la galette de métal précieux, il y avait des morts.

Les carbets étaient installés de façon très sommaire. Les hamacs crasseux pendouillaient sous des lampes à pétrole aux verres noircis. Les poteaux des abris, attaqués sans relâche par les termites, étaient vaguement consoli- dés et menaçaient de s'effondrer.

Un singe saïmiri attaché à une longue corde faisait des cabrioles entre les poteaux au risque de se pendre. Étrange mascotte, bouffée par la vermine. Deux femmes préparaient à manger en silence. Elles faisaient cuire une énorme mar- mite de riz. Deux métisses. Petites, grosses, les cheveux tressés en natte dans le cou. Elles s'affairaient mécanique- ment pour servir les hommes. Prostituées au rebut.

À quelques mètres des carbets, la poubelle. Leur pou- belle. Un tas impressionnant d'immondices jetées là sans la moindre gêne : bouteilles de verre, de plastique, boîtes de conserves. Des nuées de mouches bourdonnaient au- dessus de cette décharge.

Un canal à demi envasé fraîchement creusé faisait le tour complet du campement.

— Dégueulasse ! s'exclama John en français avec son accent américain. Je suppose qu'ils ont réussi à détourner une rivière pour laver la boue et les éclats de quartz qui contiennent le précieux métal.

Page 27: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

— Hum ! Je ne crois pas. Ce canal doit avoir une autre fonction. Mais laquelle ?

John écrasa sur sa cuisse plusieurs moustiques gorgés de sang et constata :

— En attendant, c'est un vrai bouillon de culture ! Le gîte larvaire idéal pour toutes ces saloperies de bestioles. Peut-être élèvent-ils les moustiques ?

Sur la table, dans une petite coupe de verre, un petit tas de paillettes et de poudre d'or. Je l'estimais à environ cent soixante grammes. L'or était là, sur la table, accessible, sous les yeux de tous. C'était sans aucun doute la meilleure façon de le protéger. C'était le talisman, le totem, l'objet interdit, le fruit de toutes les convoitises. On avait à peine le droit de le regarder.

John se pencha sur la coupe. Je le prévins : — Celui qui porte la main est un homme mort ! Il recula aussitôt. — On dit que l'or fait vivre près de deux millions

d'hommes dans ce pays... fit-il remarquer. — Pas étonnant ! La forêt est truffée de ces placers

clandestins où repris de justice et abandonados viennent chercher fortune.

— Je commence à comprendre, vieux ! Il devient impé- ratif de la protéger, ta sel va !

— Tu commences en effet à comprendre, John ! Vers le nord-ouest, certains garimpos prenaient très

vite l'allure de véritables villes. Favelas tuméfiant la forêt. Et chaque année, ces orpailleurs rejetaient dans les fleuves des centaines de tonnes de mercure.

Je gardai mon fusil en bandoulière. Je ne l'avais pas déchargé. Je restai sur le qui-vive. Sans prévenir, l'un de ces types imbibés d'alcool aurait pu nous descendre pour nous dépouiller de nos biens.

Page 28: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

41

Dono Pelado, le chef, nous invita à partager leur repas. Riz aux haricots rouges baignant dans une sauce grasse à base de fruits de palmier. Pour l'occasion, le plat unique fut accompagné de porc-épic grillé au feu de bois. Quand l'une des femmes apporta la gamelle de viande, John s'écria, visiblement dégoûté :

— Je ne bouffe pas de ça ! Walipo et Apina sourirent. Eux se régalaient à l'avance.

Dono Pelado regarda John dans le blanc des yeux. Je découvris alors avec dégoût un énorme abcès qui lui déformait complètement l'oreille gauche.

— Nous sommes leurs invités, John. Autant ne pas les vexer. Ces types-là changent d'avis au moindre courant d'air qui leur titille les oreilles.

— Au point de nous descendre comme des lapins ? — Que crois-tu ? Plus aucune règle ne régit le compor-

tement de ces gars-là ! Si tu les offenses, ils te tueront ! — C'est la loi des nerfs... La femme lui tendit une assiette en aluminium vague-

ment débarrassée des traces du dernier repas. John baissa les yeux. Il saisit une rangée de côtes du bout des doigts et la porta à sa bouche.

Un grand brasier éclairait la lisière du bois, attirant des insectes de toutes sortes. Papillons nocturnes, coléoptères au vol lourd, mantes religieuses, guêpes et libellules.

Des odeurs de graisse brûlée se mêlaient au parfum de l'encens et à la puanteur des poubelles.

Assis dans son hamac, un Indien se mit à secouer sèchement des maracas. Il ajusta bientôt son rythme à la respiration de la forêt, s'accordant au sifflement d'une grenouille arboricole et au coassement d'un crapaud- bœuf. Au bout de la grande table, une guitare lui répondit.

Page 29: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

Le rythme s'accéléra légèrement. Les notes claires, lim- pides, glissaient maintenant dans la pénombre, semblant venir de nulle part, trouvant leur écho au cœur de chacun d'entre nous. Les voix devinrent plus douces, les rires chantaient. Le sourire se dessina sur le visage des deux femmes.

Et la laideur du garimpo parut soudain devenir beauté.

Avant de passer à table, Dono Pelado sortit un peigne africain de sa poche revolver et se recoiffa. Ses boucles noires brillaient à la lueur du soir. La lueur du feu de bois lui donnait le teint jaune. Son nez paraissait démesuré, enflé comme une patate douce. Il replaça son chapeau de paille sur la tête et s'assit en face de moi.

— Tu es le chef ? me demanda-t-il. Je lui fis signe que oui. Ici, il fallait un chef. Un maître.

Un homme qui avait tous les droits. Celui de vie ou de mort sur les autres. J'étais le chef. Dono Pelado ne s'adresserait qu'à moi. Nous étions du même rang.

Je lui demandai à mon tour : — Comme toi, n'est-ce pas ? Il fouilla dans l'une de ses poches. Il en sortit un papier

jauni recollé avec du scotch. Il me le tendit. Je le dépliai. C'était un document d'octroi d'une concession minière. Il n'avait plus grand-chose d'authentique. Raturé, les dates grossièrement changées, les cotes illisibles prouvaient qu'il était passé de main en main. Il n'avait de valeur que celle que lui accordaient Dono Pelado et ses hommes. Celui qui en était le propriétaire possédait tous les droits sur la mine.

Dono Pelado me reprit le papier. Il le replia soigneuse- ment et me dit, regard grave :

— Dépêche-toi de partir, senor. Ou tu ne retrouveras jamais tes amis !

Page 30: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

— Pourquoi ça ? — C'est la saison des fourmis-légionnaires, senor.

Écoute ! Il leva la main. Les instruments se turent. Les hommes

suspendirent leurs gestes. Nous fîmes le silence. Dans le lointain, je crus percevoir un chuintement

continu. Je murmurai : — Les fourmis-légionnaires. Un frisson me parcourut le dos. J'avais lu un rapport de

thèse sur ces incroyables insectes. Ce n'était pas des insectes mais plutôt un tapis d'insectes. Le tapis de la mort.

Des milliards de fourmis se dirigeaient lentement, tel un fleuve de lave, vers le placer. Elles brûleraient tout sur leur passage. Tout sans exception. Mues par un irrépres- sible instinct de destruction. Elles déchiquetteraient plantes et animaux à l'aide de leurs pinces puissantes, laissant derrière elles une large piste blanchie par l'acide formique.

En moins d'une minute, elles investissaient un arbre entier, fouillant la moindre brindille, obligeant insectes et larves à se jeter dans le vide pour être dépecées au sol.

Je frissonnai. Je n'avais jamais vu ces fourmilières géantes en déplacement. Mais on en parlait souvent, tou- jours à la même époque de l'année. Leurs longues colonnes avançaient inlassablement, guidées par l'instinct de chasse. Rien n'échappait à leur appétit. Elles mettaient en pièces les autres insectes, encerclaient les serpents, les crapauds, les mammifères, les oiseaux surpris au nid et les lacéraient, les dépeçaient pour ne laisser qu'un squelette parfaitement blanchi.

Trois mois auparavant, les vertèbres d'un anaconda géant avaient été retrouvées sur la rive du Tocantins. Sûr de son invulnérabilité, l'animal s'était laissé surprendre

Page 31: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

par les fourmis. Il mesurait dix mètres cinquante et ne devait pas peser moins de deux cent cinquante kilos.

Ces colonnes étaient généralement accompagnées de tamanoirs et d'une multitude de petits oiseaux prédateurs de fourmis...

— Où sont-elles ? — Elles sont au sud du garimpo à moins d'un kilo-

mètre, et elles remontent vers le nord. Elles seront-là demain.

— Peut-être ne passeront-elles pas par ici... fit remar- quer Apina.

— On n'en sait rien... Mais nous sommes prêts. Nous les attendons !

Dono Pelado nous montra un baril de pétrole et le fameux canal creusé autour du campement.

— Quand elles arriveront, nous y verserons le pétrole et nous y mettrons le feu.

— Tu ne ferais pas mieux de quitter le garimpo pour quelques jours, Dono Pelado ? lui demanda naïvement John.

— Quitter le garimpo ? Não, não, não ! Il savait que d'autres attendaient, terrés dans la forêt,

prêts à se battre, à prendre sa place pour creuser la mon- tagne.

Lui et ses hommes, ils avaient la certitude qu'un jour, ils tomberaient sur le filon. Ils trouveraient la pépite géante, celle des légendes, celle qui rend riche pour tou- jours. Il ne pouvait en être autrement. Ce serait la récom- pense de Dieu, la récompense des dieux, pour ces années passées à creuser, pour leur persévérance, pour leur cou- rage. Ici-bas, c'était chacun son tour. Et leur tour viendrait bientôt. La roue de la chance allait tourner.

Ils seraient riches. Ils posséderaient la fortune qui donne le droit de tuer et qui permet de tout s'offrir,

Page 32: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

comme les colonels qui habitent en ville. Car c'était ça le bonheur. Sortir de la misère, écraser les autres à son tour. Se payer des filles, beaucoup de filles. Et surtout, une belle voiture.

Oui, c'était ça la vraie vie. Dono Pelado se leva. Pour montrer sa détermination, il saisit la crosse du

fusil à canon scié placé en permanence devant lui. Il caressa le bois vernis comme on caresse une femme, la peau douce d'une femme. Son visage se referma. Une goutte de sueur perla à sa tempe. Il posa vivement l'autre main sur son oreille infectée. Elle devait le faire souffrir atrocement. Mais il serrait les dents. Sa seule médecine : l'alcool.

Il crèverait bientôt de septicémie. Les hommes se bat- traient pour prendre sa place. Il y aurait des morts. Puis un nouveau Dono Pelado surgirait de cette fange...

La guitare reprit. Rythme de samba. Les maracas accrochèrent la mélopée en route.

Le chef suprême du garimpo ne portait qu'un panta- lon coupé aux genoux, retenu par un large ceinturon garni d'une rangée de cartouches de chevrotine. La boue séchée crottait ses bottes de caoutchouc crevées de toutes parts.

Un coutelas pendait sur sa cuisse droite. Une balafre courait sur sa peau cuivrée en travers de la poitrine, de la pointe du sternum à la naissance de l'épaule. Un mauvais coup de sabre pris à l'occasion d'une bagarre. La cicatrice était parfaite. Un trait net, légèrement boursouflé.

Entre les deux pectoraux pendait une pépite dont le jaune luisait étrangement à la lueur des lampes à pétrole. Son foie était gonflé. Il faisait une pointe sous la peau hui- leuse et distendue de son ventre.

La fièvre de l'or brillait dans son regard vitreux, dans

Page 33: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

ses prunelles d'un jaune pisseux. L'or, éternel pour- voyeur de rêves. Marchand de sable de ces rejets de la société.

Je fis un signe à Walipo et dis : — Nous partons ce soir !

42

Ma décision ne sembla pas déplaire à Dono Pelado. Sans doute n'était-il pas tout à fait convaincu de nos bonnes intentions. En signe d'amitié, il nous fit remettre des manuês, galettes de farine de maïs au miel et au lait de coco, et une bouteille de batida.

— Les fourmis aiment ça ! lança-t-il en riant. Entre les fourmis et ces hommes, je crois que je

n'aurais pas su que choisir. Nous prîmes la direction du nord. Bientôt, le chuinte-

ment des fourmis-légionnaires ne fut plus qu'un mauvais souvenir. Je savais que rien ne pouvait les arrêter. Pas même le feu. Dono Pelado le savait également. Seulement, il espérait. Il croyait plus en sa bonne étoile qu'en son dérisoire baril de pétrole.

Marche de nuit en forêt. C'était un des plus grands plaisirs d'Ulu. Promesse de rencontres exceptionnelles, de captures nombreuses.

Au fil des jours, je réalisais qu'Ulu me manquait vrai- ment. Sa voix un peu rauque, ses gestes mesurés, son ombre légère se glissant dans les fourrés, ses mains bran- dissant un serpent vers le ciel, son sourire, tout cela me manquait cruellement.

Vers deux heures du matin, une halte nous permit de faire le point et de prendre un peu de repos.

Page 34: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

— Alors, vieux... qu'est-ce qui nous attend, mainte- nant ? me demanda John en s'allongeant dans son hamac.

— Le garimpo maldito... — Le placer maudit, répéta John. — Si nous marchons bien, nous devrions y arriver en

milieu de matinée. — Et si tes Indiens nous avaient envoyés n'importe

où ? Je ne lui répondis pas. La paix avait envahi la forêt. Apina dormait déjà. Il ronflait, complètement recroque-

villé dans son hamac. Un feulement attira mon attention. Sans doute nous trouvions-nous sur le territoire d'un oce- lot ou d'un jaguar.

Walipo restait assis près du feu. Il roulait tranquille- ment une longue feuille pour se faire un cigare. Les flammes étiques dansaient dans son regard. Regard ne tra- hissant aucune émotion. Il ne disait rien, il ne parlait plus. Je savais qu'il ne se remettait pas de la mort d'Ulu.

Je m'installai à mon tour, le fusil à portée de la main. La rage brûlait en moi. La mort d'Ulu me revenait en bouffées attisant ma soif de vengeance. Des images m'assaillirent. La morgue, le laboratoire. Ma rencontre avec le professeur. Jeisa. Jeisa, la paume de ma main caressait lentement ta peau. J'avais du mal à contenir le tremblement de mes doigts. L'émotion. L'émotion intense, si forte de l'amour. La chaleur de ton corps irradiait mon bras, mon ventre, ma poitrine gonflée de ton parfum. Parfum de femme, saveur de l'amour.

À l'aube, une pluie torrentielle s'abattit sur nous. Je me levai, fatigué, hébété. Je n'avais guère dormi. L'averse cessa comme elle avait commencé. La moiteur tomba aus- sitôt de la cime des arbres, dégringolant en cascades sur

Page 35: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

les larges feuilles des plantes parasites. La lumière avare du petit matin perçait à peine les feuillages. De grosses gouttes continuaient de dégringoler des hauteurs.

Walipo et Apina avaient coupé un jeune palmier was- saï. Notre petit déjeuner. Sac au dos, nous empruntâmes un layon de chasse tracé sans doute par des Indiens.

Vers huit heures, la forêt s'emplit d'un grondement inquiétant.

— Il y a des chutes au programme ? s'étonna John. Je dépliai la carte. Le papier gonflé d'humidité se

déchira aux plis. Je la posai sur mon sac à dos. — Il y a en effet une rivière sur la carte. Mais d'après

les courbes de terrain, je ne crois pas qu'il y ait un fort dénivelé.

Je me trompais. Nous arrivâmes bientôt sur un pro- montoire granitique surplombant des rapides. L'eau bouillonnait, se fracassant contre d'énormes rochers sculptés par le courant.

Les tracés topographiques n'étaient pas toujours justes. Trois cascades se succédaient, d'égale importance.

Nous devions absolument les traverser pour continuer notre route. Les contourner était impossible. Walipo indi- qua un endroit en amont des chutes.

— Il faut passer par là, suggéra-t-il. — À la nage ? demanda John. La rivière fait une

dizaine de mètres de large, et avec ce courant... J'observai les frondaisons. Des racines aériennes pen-

daient des hautes branches et les lianes-tortues, très longues et particulièrement robustes, ne manquaient pas.

— Nous allons confectionner un câble et le tendre entre les deux rives...

— Un pont de singe ? Il faudrait d'abord passer de l'autre côté.

— Pas de problème, ces lianes feront l'affaire !

Page 36: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

Le grondement de l'eau devenait assourdissant. Des geysers explosaient sur les rochers et retombaient en pluie fine sur les berges. Cela me rappela le fracas des vagues sur la longue plage de Fécamp les jours de tempête. Le ciel obscurci, noir. Anthracite. Les violentes rafales de vent qui transpercent la tête et donnent le vertige. Les voix qui ne parviennent pas à passer le cap des lèvres, le souffle emporté par la bourrasque. Vacarme assourdissant des galets aspirés par le ressac. L'homme n'est plus grand- chose quand les éléments se déchaînent.

John hocha la tête. Il hurla : — Tu ne sembles pas mesurer le danger, vieux ! — Tu proposes une autre solution ? J'avais de nouveau l'impression de toucher au but.

J'étais bien décidé. Plus rien ne pourrait m'arrêter. Vingt minutes plus tard, je plongeai dans l'eau tumul-

tueuse, tenant fermement l'extrémité de notre pont de lianes. Le courant m'entraîna aussitôt vers les rapides. Mais, grâce à la rigidité de l'ensemble, je pus me diriger vers la rive opposée. Là, je l'attachai solidement au tronc d'un jeune moutouchi.

Dix heures trente. Nous marchions en silence, approchant de notre pro-

chain objectif. Dans une trouée de la végétation, j'aperçus un vol d'urubus qui emplissait le ciel.

Ces charognards aux larges ailes noires tournaient au- dessus des arbres et plongeaient l'un après l'autre dans l'épais feuillage.

Walipo prépara son arc. Non loin de là se trouvait sans doute un animal agonisant qui pourrait s'avérer dangereux pour nous.

— Tapir ! murmura Walipo. L'animal gisait sur le tapis de feuilles mortes. Deux

Page 37: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

filets de sang s'écoulaient de son flanc. L'un au-dessus du cœur, l'autre sous l'échine. Blessures mortelles, l'animal s'était traîné en pleine forêt, agonisant. Une colonne de petites fourmis rouges avait commencé son travail de net- toyage.

Les premières mouches bourdonnaient sur les plaies. Je me penchai pour observer les blessures de plus près. Les balles qui l'avaient touché étaient visiblement de très petit calibre. Comme celle que j'avais ramassée au labo- ratoire.

Le moment était venu de donner les dernières consignes...

— Nous allons approcher lentement le site. À mon ordre, vous vous arrêterez et chercherez à vous camoufler le mieux possible en utilisant le relief et la végétation.

— Tu sais à quoi ressemble l'endroit ? demanda Apina. — D'après les descriptions de Luis, le site se trouve

sur un immense terrain vague. La forêt a été rasée sur une très grande parcelle.

— Ça aura sans doute repoussé ! lança John. — C'est vrai ! Les aménagements y sont de plus relati-

vement importants. Les garimpeiros avaient creusé des galeries dans la montagne, et ils utilisaient des wagonnets pour sortir les remblais. Il faut repérer dans quelle baraque les mercenaires ont installé leur lieu de vie. Il faut les dénombrer exactement. Savoir où se trouvent les prison- niers, s'ils sont ligotés ou bien libres de leurs mouvement. Nous ne sommes pas des mercenaires, et nous ne pren- drons aucun risque. Quand nous aurons tous ces rensei- gnements, nous élaborerons un plan d'attaque. Dernière chose... il n'y a pas de temps à perdre !

Nous arrivâmes bientôt en vue du placer. Il se trouvait au pied d'un inselberg percé d'une multitude de galeries. Trois carbets s'étaient écroulés. Les toits de tôles gisaient

Page 38: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

au sol, recouverts par des lianes rampantes. Le carbet cen- tral, celui que j'attribuai aux chauves-souris enragées, était vide. Un de ses piliers s'était effondré, et le toit pen- chait de façon alarmante.

Au centre d'un plateau envahi de balisiers nains, deux maisons de bois. Je sortis mes jumelles. Devant la pre- mière, un feu achevait de se consumer. Autour, des reliefs de repas.

Pas de sentinelle. Seulement le ronronnement d'un petit groupe électrogène. Et pourtant, ils étaient là. Ennemi invisible. Nous avaient-ils repérés ?

43

Un homme apparut devant la première baraque. Il por- tait une chemise à carreaux, un jean, pistolet au ceinturon. Il se retourna pour jeter un papier dans le feu. Simâo Marques ! Lunettes aux verres épais, profil de chouette. Il souleva la visière de sa casquette et, d'un geste machinal, replaça en arrière son abondante chevelure noire.

Une deuxième silhouette se découpa devant l'entrée. Jeisa. Elle s'approcha de Marques et le prit par le cou.

Mon cœur se mit à cogner fort. Jeisa ! À quel jeu jouait-elle donc ? Je ne comprenais pas. Était-elle à la solde de Marques ? L'avait-il jetée dans mes bras pour me convaincre de ne pas travailler pour le professeur Dos Santos ? Elle était arrivée dans ma vie de façon tellement étrange. Maintenant, tout semblait clair dans mon esprit. Jeisa était à la solde de Marques. Ce qu'on avait vécu à deux s'effondrait d'un seul coup, comme un château de sable balayé par une vague.

Midi.

Page 39: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

Le soleil à son zénith cognait terriblement. Accompagné de Walipo, je décidai de m'aventurer le plus près possible du campement. J'armai mon fusil. John se mit en position de tir en prenant appui sur une branche basse. Il se disait tireur d'élite. Il nous couvrirait en cas de danger. Apina restait en retrait, prêt à disparaître en forêt et à retourner au village pour donner l'alerte.

Nous nous faufilâmes dans un fourré de parasoliers. En contournant le campement, nous pourrions passer inaper- çus dans l'épaisse végétation.

Nous arrivâmes devant la première baraque. Walipo resta en retrait. Il s'accroupit dans la végétation et prépara son arc. Il s'immobilisa, parfaitement invisible, se fondant dans le rideau formé par les hautes herbes. Devenant minéral. À la moindre alerte, une flèche mortelle frappe- rait en silence. Venue de nulle part. Je le savais.

Je rampai jusqu'à la baraque, le fusil dans la main droite. Le sol était détrempé par la pluie. Le soleil tapait furieusement sur mes épaules et ma nuque. Chaleur étouf- fante. Mon dos ruisselait. Les fourmis s'en donnaient à cœur joie, m'infligeant de cuisantes piqûres.

Elles remplissaient leur fonction de soldats. L'Amazonie était le royaume absolu des fourmis. De

leur profusion dépendait l'existence de centaines d'espèces végétales. Les fourmis protégeaient l'arbre de l'invasion des chenilles, des coléoptères ou des saute- relles. Elles découpaient les lianes venues s'accrocher à ses branches. En échange de quoi l'arbre les nourrissait grâce à de petits sacs de protéines et de sucre qu'il produi- sait en abondance à la base de chacune de ses tiges.

Je me plaquai le dos à la cabane. Je jetai un coup d'œil vers la lisière de la forêt. Walipo n'avait pas bougé.

À travers les lattes de bois disjointes de la cloison,

Page 40: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

j'observai l'intérieur. Un ventilateur cloué au-dessus de la porte brassait l'air dans un vrombissement continu.

Un gros type se dirigea vers la table placée au centre de la pièce. Il se versa un quart d'alcool, prit un briquet, et alluma une cigarette en grognant. La lueur de la flamme éclaira son visage : le caïd à la tresse. Il avait troqué son cos- tume noir contre un pantalon et une veste de treillis. Il aspira une longue bouffée et disparut dans l'ombre d'un hamac.

Cinq hamacs se balançaient mollement. Des corps se retournaient, cherchant la meilleure place. Une jambe pendait dans le vide. Des blagues fusaient, suivies de rires.

La rage me brûla. Ces types-là avaient tué Ulu. Ils avaient assassiné de sang-froid ceux du laboratoire. Mon pouce caressa la sécurité du fusil. L'image de la tuerie montait en moi.

Ils riaient. La vie n'avait pas de poids pour eux. Tuer était devenu un acte insignifiant. Un acte sans gravité, qui leur procurait du plaisir. Plaisir de tuer. Plaisir d'abattre froidement un homme, de couper le fil de sa vie. Effacer sa mémoire, ses projets. Trancher son présent. Supprimer l'existence...

Des moustiquaires crasseuses et trouées, agitées par le courant d'air permanent du ventilateur, balayaient le plan- cher. Une grosse mygale matoutou avait fait sa toile à l'angle du plafond. Elle attendait qu'une proie passe à sa portée.

Deux autres hamacs étaient vides : sans doute ceux de Marques et de Jeisa, restés à discuter devant le feu.

Plusieurs fusils de guerre étaient accrochés à un râtelier de fortune. Je calculai rapidement nos chances de réussite. Ces types venaient de manger. Dehors, il faisait une cha- leur insupportable. J'espérais qu'ils allaient maintenant piquer un gros somme.

Page 41: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

La seconde baraque se trouvait isolée au beau milieu de la clairière, à une vingtaine de mètres de la première. Vingt mètres à découvert. Vingt mètres à traverser sans se faire voir.

Pas de fenêtre. Juste une porte, fermée de l'extérieur. Les prisonniers devaient y être enfermés. Il n'y avait pas d'autre endroit. Attendre la nuit ? Ce serait peut-être trop tard.

Je fis sauter la sécurité de mon fusil. Le cœur serré, je traversai le glacis accroupi, le doigt sur la détente. Dans la fournaise. Marques et Jeisa me tournaient le dos. D'un bond, je me plaquai contre la cloison. Dos collé aux planches de bois, le cœur battant. J'échangeai un regard avec Walipo. Il avait bandé son arc et visait dans la direc- tion de Marques.

Je me glissai jusqu'à la porte. Elle était simplement fer- mée par un loquet en bois. Je le soulevai et l'entrouvris, provoquant un courant d'air. Le professeur et sa fille étaient assis sur un banc.

Ébloui par la lueur soudaine, le professeur Dos Santos se protégea le visage de l'avant-bras. Ils n'étaient pas atta- chés. J'entrai dans la pièce et refermai aussitôt derrière moi.

— Jacques ! s'exclama le professeur. — Je vais vous sortir d'ici ! Sa fille leva son regard vers moi. Deux grands yeux

noirs. Deux tourbillons sans fin, profonds, qui vous atti- rent comme par magie. Magie de ses ancêtres noirs. Magie de la forêt du Dahomey et de l'ancienne Côte d'Ivoire. Magie des Baoulés, des Sénoufos, des Dans et des Guérés. Magie de ces hommes et de ces femmes enchaînés à fond de cale qui allaient injecter leur sang dans les ports et les plantations de toute l'Amérique.

Dans la pièce, pas de hamac, mais une grande planche

Page 42: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

couverte d'une natte aux fibres humides, auréolée de moi- sissures. Pas de ventilateur, bien sûr. Chaleur étouffante. Odeur de bois pourrissant et de sueur. Le dos contre la porte, je tournai lentement la poignée pour surveiller les agissements de nos ennemis. Dehors, grand calme. Marques et Jeisa continuaient de discuter devant le feu. Le ton montait parfois.

— C'est bon ! Elizangela me demanda : — Comment avez-vous... — Vous êtes en grand danger. Il n'y a pas de temps à

perdre ! Pouvez-vous marcher ? — Nous avons été maltraités, mais ça ira ! m'avoua le

professeur. — Alors, suivez-moi ! Je sortis le premier, suivi des deux prisonniers. Je

replaçai le loquet. Nous fîmes le tour de leur prison. Déplacements lents, souffle court. La voix de Jeisa était maintenant entrecoupée de rires sonores. Elle ne pouvait pas imaginer ma présence.

Un cri retentit. Ça venait de l'autre cabane. La sueur me coula entre les omoplates. Une voix rauque s'éleva .

— Qu'est-ce qui t'arrive, Eglio ? — Putains de punaises de merde ! Je me fais bouffer... Walipo nous attendait en lisière. La forêt n'était plus

qu'à quelques mètres. Y aller. Foncer. Traverser le glacis. Je levai les yeux vers le ciel, comme pour faire une prière. Le soleil éclaboussait le garimpo tandis qu'une montagne de nuages progressait lentement au-dessus de la selva. Montagne noire. Une grosse goutte, tiède, s'écrasa sur mon épaule. L'averse s'abattit pratiquement sans prévenir.

Jeisa et Simâo Marques se précipitèrent à l'abri. La voie était libre. Je fis signe au professeur et à sa fille. Courir sans se

Page 43: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

retourner. Nous traversâmes les fourrés de bois-canons sous une pluie battante. Un éclair zébra le ciel, suivi de près par un roulement de tonnerre. Le ronronnement du groupe électrogène fut couvert par le fracas de cette tem- pête soudaine.

Un craquement plus fort que les autres. Une balle siffla à mes oreilles, fit éclater une grosse branche au-dessus de nous. Les salauds avaient sans doute trafiqué leurs balles. Une petite fente bien placée suffisait à les rendre explo- sives. Des cris, Des ordres. Nous étions repérés.

Le professeur et sa fille continuèrent leur course, accompagnés de Walipo. Je pris appui contre un tronc d'arbre. À travers le rideau de pluie, je distinguais à peine le camp.

Eux connaissaient les lieux. Ils pouvaient me prendre par surprise. Dans une trouée, une ombre apparut. J'ajus- tai mon arme. Mais un éclair déchira la pénombre. Une balle traversa la feuille géante d'un héliconia. Je m'accroupis.

La pluie cessa. Je jetai un coup d'œil en direction du camp. Je ne le sentis pas s'approcher. L'embout métallique du

canon s'enfonça dans mon cou. Mon sang se figea. — Pose le fusil ! Je m'exécutai et levai lentement les mains. La culasse

claqua. — Tu aurais pu travailler pour nous, Moreno. Tu faisais

un excellent chasseur de serpents. Maintenant, tu vas nourrir la terre. Tu vas nourrir la forêt.

Je retenais mon souffle. Le coup allait partir. Le doigt appuya sur la détente. Simâo Marques prenait son temps, tout son temps. Ça devait le faire jouir. Un sifflement presque inaudible lui fit tourner légèrement la tête. Ce froissement de l'air, un papier qu'on déchire, fut immédia-

Page 44: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

tement suivi du bruit sec d'un rondin de bois coupé en deux par une hache.

Le corps de mon agresseur s'effondra sur moi. Le crâne traversé d'une flèche. Walipo se tenait à une tren- taine de mètres de là. Ulu était vengé. Je ramassai le pisto- let-mitrailleur et m'enfonçai dans la forêt.

John n'avait pas changé de place. Apina avait observé toute la scène avec les jumelles. Il se précipita vers moi :

— Deux hommes se dirigent vers le camp, Jacques ! J'avais mal fait mes comptes. Les mercenaires de

Simão Marques étaient plus nombreux que prévu. Je saisis les jumelles.

Deux hommes en treillis marchaient courbés sous la pluie. Ils rentraient de la chasse. Le premier portait une biche cariacou en travers des épaules. Les autres les aver- tirent de notre action commando. Mais il était trop tard pour ces poursuivants. Nous étions à l'abri dans la forêt.

— Trois minutes plus tôt, et nous faisions leur connais- sance ! Il ne faut pas traîner.

— Ils possèdent mes documents, Jacques ! Je ne peux pas partir...

— Que dites-vous ? — Toutes mes formules... — Vous les ont-ils montrées ? — Non ! — C'est ce qu'ils vous ont fait croire, professeur. Je

suis moi-même retourné au laboratoire. Vos documents sont en ma possession.

— Je m'en doutais... ajouta sa fille. L'eau de pluie ruisselait encore des lianes et des

feuilles géantes des philodendrons. Le sol n'absorbait plus rien, et de larges flaques se formaient à nos pieds. Paisible mosaïque d'émeraude et de boue.

— Allons-y !

Page 45: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

Le professeur semblait fatigué. Traits tirés, paupières lourdes.

Pendant que nous chargions nos sacs, je regardai une dernière fois en direction du camp. Le professeur resserrait les lacets de ses chaussures de brousse. Je lui demandai :

— Que savez-vous de Jeisa ? — La fille ? — Oui... la fille. — Nous avons surpris de nombreuses conversations,

Jacques. Je pense avoir compris qu'elle était la compagne de Marques depuis longtemps. Ces deux-là vous ont bafoué, n'est-ce pas ?

Je ne m'étais pas trompé. — En quelque sorte. — Tout cela est arrivé à cause de moi... ajouta-t-il. — Ne vous en voulez pas ! Walipo passa en tête du convoi. Nous allions prendre

un autre chemin pour retrouver la piste où j'avais laissé la Coccinelle. Deux bonnes journées de marche. J'étais épuisé mais je me sentais bien. J'avais l'impression de m'être débarrassé d'un poids.

Maintenant, la police militaire allait prendre le relais de cette affaire. Les hommes en noir débarqueraient en hélico sur le placer, mitraillette au poing. Marques et ses hommes auraient disparu depuis longtemps. Et Jeisa...

44

Les gouttes emprisonnées dans les cheveux d'Elizangela captaient la faible lumière du jour. Je mar- chais auprès d'elle. Sur la peau noire et lisse de son visage, des lèvres épaisses dessinaient une courbe parfaite.

Page 46: AVENTURES SANS FRONTIÈRESexcerpts.numilog.com/books/9782265055544.pdf · Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une

— Vous l'aimez... me demanda-t-elle. — Quoi ? — La selva ! Sa voix était claire, suave. Réconfortante. La selva...

Était-ce elle qui m'avait volé Ulu ? Pris Jeisa ? — Je crois... Et vous-même ? Elle leva ses longs bras vers le ciel encore chargé de

pluie, embrassant la forêt. — Moi, je suis faite pour la vie en forêt. Tout en marchant, je la considérai avec un peu plus

d'insistance. N'avait-elle pas elle-même quelque chose de sauvage ? Son corps élancé, aux formes élastiques, don- nait une impression de force sauvage. Sur son dos se balançaient de longues tresses noires.

Déesse africaine aux reins cambrés, aux épaules puis- santes, au regard décidé.

— Vous pensez que votre père va reprendre ses travaux ? — J'en suis convaincue. Rien ne pourrait l'arrêter.

Mais vous, qu'en pensez-vous ? — Je crois qu'il réussira !

Cinq jours plus tard, la police militaire investissait le quartier général de Simâo Marques. Ses hommes avaient plié le camp.

Jeisa resterait introuvable.

Le docteur Dolivramento et le professeur Dos Santos furent reçus au ministère. Les travaux du professeur furent estimés et aussitôt reconnus par un comité scientifique, et les deux hommes tombèrent d'accord sur une coopération entre leurs laboratoires.

Cette aventure m'avait fortement marqué. Les nuits peuplées de cauchemars se succédaient. Je