artesalma
DESCRIPTION
centre d'art culturel contemporainTRANSCRIPT
EditorialPendant longtemps, la modernité a discrédité l’enseigne-
ment artistique. Les plus grands peintres, les artistes dont
l’histoire du 20e siècle a retenu les noms ne sont-ils pas
ceux qui ont refusé l’Académie « I’académisme », et qui
avaient d’autant moins à apprendre d’un maître qu’ils en-
tendaient inventer eux-mêmes de nouvelles techniques
pour mieux affirmer la singularité absolue de leur mes-
sage. Cela était vrai jusqu’à ce que les nouvelles techno-
logies envahissent le domaine de la création artistique;
il faut bien alors apprendre le maniement de nouveaux
outils, certains particulièrement sophistiqués, et onéreux;
des lieux sont devenus nécessaires pour accueillir de très
jeunes artistes qui avaient besoin d’autre chose que d’un
radiateur près duquel se chauffer, c’est-à-dire du maté-
riel le plus performant tant il est vrai que les idées ne sont
jamais aussi bien sollicitées, renouvelées, que par le pro-
grès et la maîtrise techniques. Artesalma se veut donc l’un
de ces lieux. Mieux encore: Artesalma tend à devenir un
pôle, un lieu de rencontre et d’échange ouvert, qui sans
cesse se renouvelle.
Mais que n’a-t-on pas entendu, justement, lors de son ou-
verture, sur les coûts de son installation et de ses équipe-
ments ! Que c’était payer cher des joujoux destinés à une
poignée de privilégiés. Des étudiants du monde entier se
présentent au concours d’entrée et, pour ceux qui y au-
ront été admis, redistribueront à travers les quatre conti-
nents un peu du savoir qu’ils y auront acquis. De certains
on peut dire déjà que leur œuvre ira un jour prochain
rejoindre celle des prestigieux professeurs, eux aussi de
toutes nationalités, qu’ils y auront côtoyés.
Élèves et professeurs y viennent les uns et les autres avec
un projet défini, qu’ils réalisent sur place, « à échelle un »
précise Alain Fleischer, son initiateur et directeur, et ex-
posent au public. Si bien que la relation entre les uns et
les autres n’est pas simplement celle de la transmission,
mais celle de l’échange.
Ce que permet Artesalma, le public pourra le mesurer
en visitant Dans la nuit, des images. Création visuelle et
numérique en Europe. Pendant quatorze nuits, du 1er au
15 octobre 2010, on s’émerveillera de visiter le tout récent
bâtiment, inondée de la lumière des œuvres projetées.
De quelle autre manifestation pouvait-on rêver pour fê-
ter l’ouverture du centre ? Des œuvres issues d’une école
située à l’un des carrefours géographiques de l’Europe,
travaillant en liaison étroite avec d’autres institutions
européennes, mais aussi point de rencontre d’artistes
venus de tous les horizons. Ce numéro accompagne la
manifestation, juxtapose images des projets en cours et
futurs, tout en espérant donner au public un aperçu des
ambitions du Centre, de la réflexion qui y est menée, de
ses projets encore à venir, autant qu’il est possible de le
faire étant donné la richesse de l’ensemble.
Roger Dubois
Directeur de la publication
SommaireArts plastiques Ron MueckArtiste ou technicien ? p. 12-17 Thomas OttInterwiew p. 18-27
Éditorialp. 2-3
Sommairep. 4-5
Artistes du moisp. 6-7
Brèvesp. 8-11
4 -
5 So
mm
aire
Danse Sasha WaltsDanse et musique p. 42- 49
Réflexion
Le Symbolismeses intuitions fondatrices Michael F. Gibson p. 50-57 Marcel Dzamaune innocence radiante p. 58-64
Musique JoraneChanteuse violoncellite
p. 28-33
Private domainle Classique rencontre
l’Electroniqua
p. 34-41
Artiste de novembre
#1 - Lorenzo Mattotivit et travaille a Paris. Après ses études d’architecture,
il se consacre à la bande dessinée. Pour les enfants, il a
illustré et publié Pinocchio de Collodi, Le pavillon sur les
dunes de Stevenson et Eugenio qui a eu en 93 le Grand
Prix di Bratislava.
#2 - Ron Mueck Ron Mueck, né à Melbourne en 1958 est un sculpteur
australien hyperréaliste travaillant en Grande-Bretagne.
Son père et sa mère étaient respectivement fabricants de
jouets en bois et de poupées de chiffons.
#3 - Christian GonzenbachDans mon travail, j’emploie un vocabulaire qui semble
famillier mais étrangement décalé. Ma recherche est
d’explorer cette frontière ténue entre le normal et le
bizarre, là où le monde perd son sens et bascule dans
l’absurdité, le loufoque ou le poétique.
#4 - Tim-Macpherson Drôle, originale, surprenante, dérangeante, quel que soit
votre sentiment, il se passe toujours quelque chose face à
une photo de Tim MacPherson.
6 - 7
Art
iste
de
nove
mbr
e
#5 - Trent MitchellDes clichés qui vous retournent la tête et l’esprit ;
et de la meilleure manière qui soit.
#6 - Crystals & LasersChaque oeuvre a pour but de perdre l’oeil du spectateur
dans des illusions optiques, et de le laisser distinguer le
bas du haut, la gauche de la droite. Bienvenue dans le
futur.
#7 - Sam WeberLes illustrations de Sam Weber mêlent un univers
sombre, parfois glauque avec une approche esthétique
proche de la nature morte.
#8 - El Jefe DesignGarsphiste et illustrateur, A découvrir si vous êtes calés
devant votre écran, les créations de cet américain pas-
sionné de catch !
Performance
Water sound figuresMack triger
Performance en directe de son, pein-
ture et eau. Balai liquide et fascinant
à découvrire, au kunst museum de
bâle.
Brèves
Installations sonores
Retrospective Zimoun + Pelang
De superbes expériences avec cet ensemble de sculp-tures sonores, conçues par le duo d’artistes suisses : Zimoun et Pelang. A découvrir en rétrospective au centre Mudac à Lausanne.
Exposition
Aron WiesenfeldGalerie Wilfred
Exposition à voire, au centre
Pasquart à bienne, jusqu’au 31
décembre 2010
8 - 9
Brè
ves
Exposition
Nick BrandtMusée de l’Elysée
Découvrez ce photographe anima-lier, à l’ocasion de l’exposition au musée de l’Elysée du 28.12.2010 au 28.02.2011.
Danse
L’Allegro, il Penseroso ed il ModeratoMark Morris
Magistral performance de danse sur l’allegro, il Pense-
roso ed il Moderato, à découvrir le 28 novembre au grand
théâtre de Genêve.v
Photo
PanneauJosef-Schultz
Exposition à voire, au centre
Pasquart à bienne, jusqu’au 31
décembre 2010
Par Emilie Chevillard.
Couverture : tête de bébé
Présent en ce mois de Novembre à Arltesalama, dé-couvrez les oeuvres de Ron Mueck, sa philosphie, et l’avis des critiques sur ses sculptures.
SON ENFANCERon Mueck ( prononcé Mou-ick ) est un sculpteur austra-
lien au talent immense. L’hyperréalisme époustouflant
de ses œuvres fascine et trouble à la fois. Ses sculptures
donnent l’impression d’être vivantes… Ce sentiment de
malaise est amplifié par un élément très important : elles
ne sont jamais à taille humaine en dépit de leur aspect
« plus vrai que nature ». Cela me rappelle Alice au pays des
merveilles de Lewis Caroll.
Il suffit de repenser à ses diverses transformations :
« Quelle drôle d’impression, se dit Alice, je crois que je rentre en moi-même comme un télescope. Et c’était vrai : elle mesurait à peine vingt-cinq centimètres de haut [ … ] »
« […] je vois que je m’allonge comme le plus grand té-lescope du monde. Adieu, petits pieds ! […] A ce mo-ment précis sa tête heurta le plafond du couloir. C’est qu’elle mesurait près de trois mètres de haut. »
Je ne sais pas si Ron Mueck a été influencé ou non par
ce conte mais le monde de l’enfance a toujours été très
présent dans sa vie. Jetons un coup d’œil à son parcours.
Il naît en 1958 à Melbourne en Australie. Ses parents sont
fabricants de jouets. Son père s’adonne à la sculpture sur
bois tandis que sa mère crée une entreprise artisanale
de fabrication de poupées en chiffon. Ron crée lui aussi
de son côté « J’ai passé toute mon enfance seul dans une
pièce à fabriquer des trucs… C’est ce que je fais encore
principalement » dit-il. Cette continuité s’exprime à l’âge
adulte par la création de marionnettes. Il s’inspire pour
cela de Sesame Street. Mueck travaille ensuite, pendant
trois ans, comme étalagiste chez Myer avant de rejoindre,
en 1979, l’émission pour enfants « Shirl’s Neighbourhood »
où il crée et anime des marionnettes d’animaux.
En 1983, Ron quitte l’Australie. Il s’installe à Londres où un
nouveau contrat l’attend. En effet, Jim Henson l’engage
dans son équipe de marionnettistes de Sesame Street et
du Muppet Show. Leur collaboration se poursuit dans
de nouveaux projets. Il s’agit des long-métrages Dream-
child et Labyrinth. Jim Henson réalise et Ron Mueck est
chargé des effets spéciaux.Les films terminés, Ron fonde
sa propre société et se met à fabriquer des mannequins
pour la publicité.
Page de droite ) Homme assis
PINOCCHIOLa carrière de Mueck va changer brutalement de direc-
tion … En 1996, un évènement imprévu se produit et lui
permet de se lancer, à 38 ans, dans une carrière vérita-
blement artistique. Sa belle-mère anglaise, Paula Rego,
peintre contemporaine renommée, d’origine portugaise,
prépare à l’époque un travail en vue d’une exposition à
la Galerie Hayward de Londres. Ce travail s’inspire des
mythes et contes de fées. Paula éprouve des difficultés
pour l’une de ses toiles dont le sujet est Pinocchio. Il lui
faudrait un modèle. Elle demande alors à Ron de réaliser
une sculpture de Pinocchio afin de lui venir en aide.
Là, l’influent collectionneur d’art, Charles Saatchi, deu-
xième personnage important dans la réorientation pro-
fessionnelle de Mueck, entre en scène. Il débarque dans
le studio de Paula Rego et découvre le Pinocchio sculpté
par Ron. Subjugué devant tant de talent, il lui commande
quatre nouvelles œuvres. C’est le début de l’aventure ar-
tistique pour Ron !
Le succès ne tarde pas. Un an plus tard, la Royal Academy
de Londres accueille les sculptures de Ron Mueck au côté
des œuvres de Damien Hirst, Tracey Emin, Sarah Lucas,
les frères Chapman, Rachel Whiteread, etc. L’exposition
s’intitule « Sensation : Young Artists from the Saatchi Col-
lection » et fait beaucoup de bruit. Un scandale éclate à
propos des œuvres présentées dont la plupart sont pro-
vocantes. Je pense notamment à Myra de Marcus Harvey
( portrait de la tueuse d’enfant Myra Hindley réalisé par
Ron Mueck
des empreintes de doigts d’enfants ). Ron se fait surtout
remarquer avec sa sculpture « Dead Dad ».
Il s’agit de la réplique parfaite de son père récemment
décédé. Elle est saisissante de réalisme à une exception
près : il mesure moins d’un mètre ! Certains se choquent
de cette représentation. Comment peut-on donner à voir
un père, son propre père, rétrécit, cadavérique et nu ? Loin
d’être scandalisée, je trouve qu’il s’agit d’un magnifique
hommage. Il ose immortaliser son père vaincu par la mort
dans une société qui la refuse. Quand je pense à toutes ces
heures que Mueck a dû passer à essayer de se remémorer,
le plus fidèlement possible, la moindre parcelle du corps
de son père … Ce travail de remémoration extrêmement
minutieux est déjà un sublime hommage en soi.
Page de droite ) tête d’homme
ETRANGE RÉALISMERon est le sculpteur de la fragilité, de l'émotion. Ses
œuvres sont souvent l'incarnation de nos failles, de nos
imperfections, de notre humanité. On est toujours à la
limite, les êtres sculptés sont dans un entre-deux qui les
rend vulnérables :
- le dernier mois de grossesse où la transformation
physique est à son point culminant et laissera bientôt
place à une nouvelle vie,
- les premières heures de la vie du nouveau-né
recroquevillé sur le ventre de sa mère,
- l’adolescence où l’on n’est plus vraiment un enfant
mais pas encore un adulte,
- et enfin l’extrême vieillesse où la vie semble si fragile
que l’on sent la mort déjà présente.
ARTISTE OU TECHNICIEN ?Certains critiques d’art ne sont pas très tendres avec Ron
Mueck. Ils ne le considèrent pas comme un artiste. Porte-
raient-ils le même jugement si celui-ci était diplômé en
art et non un ex-marionnettiste ? Ils le comparent même
avec un certain dédain à Madame Tussaud. D’autres,
au contraire, s’enthousiasment devant ses sculptures et
louent son talent. Ils l’élèvent au rang de maître en rai-
son de sa capacité à capturer et recréer les détails des
muscles, de la peau ( veines, rides, barbe de trois jours,
grain de beauté sur le cou de la femme enceinte géante
de trois mètres, cheveux et poils poncés, sculptés au scal-
pel puis insérés un par un ). Qui croire ? Ron Mueck est-il
un artiste ou un excellent technicien ? Ce débat semble
d’ailleurs le laisser indifférent. « Je n’ai jamais eu l’ambi-
tion d’être un sculpteur […] Je ne sais pas pourquoi je fais
ça mais je ne sais pas ce que je pourrais faire d’autre. Je
ne me revendique pas artiste, c’est simplement la seule
chose que je sais faire « déclare-t-il. Il n’a en effet jamais
souhaité quitter le monde de la pub avant que Charles
Saatchi ne le propulse sur le devant de la scène artistique
VIVANT ?Alors Ron est un artiste ou non ? J’aurais tendance à faire
comme lui c’est-à-dire à ne pas me positionner dans cette
polémique. Non pas que je n’ai pas ma petite idée à ce
sujet ( selon moi, Ron Mueck est un artiste ) mais là n’est
pas l’intérêt. Au lieu d’entrer dans un débat finalement
essentiellement théorique, je préfère évoquer l’émotion
que ses œuvres suscitent. Contrairement aux sculptures
de ses confrères hyperréalistes John de Andrea et Duane
Hanson, celles de Mueck ne cherchent pas à dénoncer
quoique ce soit. Ce n’est pas une critique sociale mais
plus un hymne à l’être humain, à l’émotion. Un élément
fondamental le distingue des hyperréalistes : la taille des
sculptures. L’hyperréalisme fonctionne ici comme un
trompe-l’œil puisqu’il ne s’agit jamais d’une copie par-
faite ( c’est toujours beaucoup plus petit ou plus grand
que nature ). Et c’est justement là que réside l’ingéniosité
de ce sculpteur : il crée un trouble, un malaise. Ce fami-
lier, si proche de nous, devient étranger, différent. J’ai dit
plus tôt, qu’il était le sculpteur de l’entre-deux mais j’ai
envie de dire aussi qu’il est le sculpteur de l’inquiétante
étrangeté. Ces œuvres convoquent à la fois la réalité et la
déformation de celle-ci dans un duo des plus intriguants.
On retrouve ainsi le thème du mensonge et de la vérité
incarné par la sculpture qui l’a fait connaître : Pinocchio.
Ron Mueck n’a jamais fait de la sculpture à taille humaine
car il ne trouve pas cela intéressant : « On voit des gens de
taille humaine tous les jours ! ». Il recherche davantage à
créer une présence à laquelle on peut croire. Mais il aime
par dessus-tout que l’on ne soit pas sûr de leur nature :
vivant ou pas ? On retrouve ici le même doute voire l’effroi
provoqué par Olympia chez Nathanaël dans les contes
d’Hoffmann. Est-elle une femme ou une automate ?
Monsieur Mueck avec ses sculptures nous emmènent lui
aussi vers l’irrationnel, la douce folie …
page de droite ) vieilles femmes
16 -
17
Ro
n M
ueck
Un
hym
ne à
l’êt
re h
umai
n, à
l’ém
otio
n.
Par Arno Guillou.
Couverture : visuel d’« Hellville »
Crimes, assassinats et morts violentes : l’univers gra-phique de Thomas Ott est marqué par un attrait pro-noncé du dessinateur suisse pour la Mort. L’économie de texte et de dialogue caractéristique de ses dessins noir et blanc contraste nettement avec le personnage : souriant et peu laconique, son humour et sa décontrac-tion lui permettent de garder la distance opportune à tout âpre travail.
INTERVIEWQu’est-ce qui t’a amené à la bande dessinée ?Très tôt, étant gamin, j’ai lu tout ce qui me tombait devant
les yeux, des trucs pour les enfants, bien qu’en Suisse il
n’existait pas grand chose mis à part Lucky Luke et As-
térix. J’ai copié ça, puis j’ai essayé de faire mes propres
fanzines, en photocopie. Ensuite, à seize ans, je suis ren-
tré dans un magasin qui vendait de la bande dessinée
pour adulte. C’était le seul à Zurich. Là, j’ai découvert des
bouquins de Loustal, Moebius, etc. En parallèle, je faisais
une école d’Arts Décoratifs, j’étudiais le graphisme, pour
avoir une profession proche du dessin, et pendant ces
études, j’ai commencé à faire des illustrations à droite et
à gauche, dans des fanzines, des magazines de musique.
Quand j’ai terminé cette école, j’ai travaillé comme illus-
trateur et dessinateur de BD.
Réussis-tu à en vivre ?Des illustrations, oui. De la BD, c’est autre chose : quand
je fais un album, c’est comme une carte de visite ; c’est-à-
dire que je fais ce que j’ai envie de faire, un peu pour mon-
trer aux gens ce que je fais, et grâce à ça on me contacte
pour des illustrations.
Tu travailles dans la presse ?Dans des magazines hebdomadaires en Suisse, dans des
suppléments de journaux qui sortent une fois par se-
maine. Mais c’est assez libre, ce n’est pas politique, c’est
plutôt littéraire. Et puis je fais des pochettes pour des
groupes de rock, des couvertures de romans.
Es-tu « connu » ailleurs qu’en France et en Suisse ?C’est difficile à dire. Dans la scène indépendante, on peut
toujours dire qu’on est connu quand on est publié un peu
partout dans des petites éditions : mes bouquins sont sor-
tis en Espagne, Italie, Finlande…
C’est-à-dire que ton style est assez international : pas de bulle, peu de texte …Oui ; les cinq dernières années, mon travail a été bien dif-
fusé en Europe. Dernièrement, Kitchen Sink, une maison
d’édition de Seattle, a décidé de prendre toutes mes BD
pour les publier aux Etats-Unis. Mais ils ont fait faillite, et
une autre maison d’édition, Fantagraphics est intéressée,
mais bon, avec les Américains de toute façon, ça prend
toujours des centaines d’années pour que ça bouge. Pour
revenir à la question, je suis un peu connu au niveau de la
scène indépendante, mais pas dans la grande masse qui
lit la BD commerciale.
Tu as l’air d’avoir un attrait assez prononcé pour tout ce qui a trait à la mort … Comment tu analyses ça ?Ouf ! En général, je ne préfère pas trop analyser.
C’est comme un rêve que je fais, et quand je me réveille,
je me demande : « Mais qu’est-ce que ça veut dire ? » J’ai
pris la mort comme thème, car évidemment, comme
tout le monde, ça me fout la trouille, et je préfère être en
face de ce qui me fait peur, et avoir moins d’angoisses.
C’est un moyen… hum…
Page de droite ) Entre-page de « Tales of Error »
… d’exorciser ?Oui, peut-être. Je dirais que mes BD sont assez moralistes.
Souvent, il y a le gros doigt derrière qui dit : « Non, non,
il ne faut pas faire ci, faut pas faire ça, sinon il t’arrive ce
qu’il arrive au monsieur dans l’histoire ! » Tout en étant
assez cyniques…
Tes dessins et scénarios rappellent beaucoup la série B américaine des années 50, ou des séries télé comme Les Contes de la crypte...Ça date de quand j’ai découvert les rééditions de Shock
Suspens Stories, Tales From the Crypt … et ç’a été clair
pour moi de faire un hommage à ça ; le premier bouquin
Thomas Ott
que j’ai sorti, Tales of Error, avec la couverture et tout,
c’est fait comme ces bouquins-là. Et puis après, je me
suis éloigné de plus en plus de ce style d’histoires, sim-
plement choquantes, avec une fin comme un sketch,
une petite blague de chute, et je me suis intéressé à des
histoires plus cauchemardesques, moins claires, plus
abstraites. Ceci dit, il reste toujours ce ton, cette lumière.
Mais je pense que c’est la technique qui fait ça aussi.
Page de gauche ) Entre-page de « Tales of Error »
Justement, pourquoi as-tu choisi la technique de la carte à gratter ? Ça m’est tombé un peu dessus… J’ai souvent vu cette
technique chez d’autres dessinateurs, bien qu’il n’y en ait
pas beaucoup qui la pratiquent, mais quand tu la vois, ça
saute à l’œil. Au début, je travaillais à l’encre. Or ça deve-
nait de plus en plus noir : à la fin je prenais mon pinceau
et je faisais de gros aplats noirs, et le carton à gratter, déjà
noir, correspondait mieux à ce que je voulais raconter.
Quand j’ai fait mes premiers essais à la carte à gratter,
c’était encore un peu différent, mais j’ai assez vite appris
à créer des volumes, à travailler la lumière.
Techniquement, est-ce que ça n’est pas plus contrai-gnant que la plume et l’encre ?Ce qui me dérange un peu en travaillant, c’est quand j’ai
une idée, ça prend trois heures pour la réaliser : je travaille
en négatif, je fais apparaître du blanc, il faut vraiment
s’appliquer pour un seul dessin A5, alors qu’à la plume,
tu couches beaucoup plus vite ton dessin, ça correspond
mieux à l’émotion du moment. Il faut beaucoup plus viser
ce que tu veux obtenir avec la carte à gratter.
Tu as quand même le droit à l’erreur ?Ça fait quinze ans que je pratique cette technique, alors
j’ai appris comment corriger. Déjà par la façon de tra-
vailler, je fais une couche après l’autre, en travaillant sur
tous mes dessins en même temps, pour garder une unité.
Est-ce que dans ton travail d’illustration, ta technique et tes sujets sont les mêmes que dans tes BD ?Oui. Et le fait que ça soit les mêmes sujets m’arrange plu-
tôt ! Là, j’ai pensé aussi travailler sur un bouquin pour
enfants, sur le côté un peu « cauchemar ». On peut très
bien essayer de faire quelque chose de beau, tout en étant
assez sombre… C’est pas forcément utile de faire, avec
un style triste, uniquement des têtes de mort et que des
histoires horribles, ça peut être intéressant d’avoir un peu
les deux ; par exemple, j’ai fait une fois une histoire avec
David B, qui a réalisé exprès pour moi un scénario, une
histoire sans parole, dans laquelle il y avait une petite fille,
des lapins… j’ai mis ça à mon style, ça devenait totale-
ment absurde, et je pense que ça marche très bien.
Il semble y avoir peu d’introspection dans ton travail, et en tout cas jamais d’autobiographie. Les histoires que tu dessines ont l’air totalement détachées de toi, par le sujet ou par l’époque à laquelle elles se passent. Tu as fait le choix de ne pas parler de toi ?Quand j’ai une idée, j’invente un truc totalement loin de
moi, et quand je l’analyse, je vois que c’est la situation
dans laquelle je suis. Ça n’est pas toujours aussi clair,
mais bon… Il n’y a pas longtemps, j’ai fait une histoire de
science-fiction avec un type dans son vaisseau spatial qui
tombe en panne ; il sort du vaisseau pour réparer à l’ex-
térieur, et il commence à délirer, il voit des poissons, il se
croit au fond de la mer, il voit une sirène, et il se détache,
et il est foutu, quoi ! ça, à l’époque, je pouvais dire que
ç’était ma situation.
Il me semble que tu travailles aussi sur un projet de cinéma ?C’est-à-dire qu’il y a deux ans, je suis retourné à Zurich
pour faire une école de cinéma, et actuellement je suis en
troisième et dernière année. C’est une école très intéres-
sante, beaucoup basée sur la pratique, et j’ai eu l’occasion
de faire cinq projets durant cette période, un court-mé-
trage et des essais de lumière, de caméra… L’idée de cette
école, c’est de tout montrer aux élèves, mais tu peux aussi
te focaliser sur ce qui t’intéresse plus ; moi, ce qui m’inté-
resse, c’est la réalisation, travailler avec les acteurs…
22 -
23
Tho
mas
Ott
Ça
m’e
st to
mbé
un
peu
dess
us …
Déjà dans tes BD, ta mise en forme des cases a un côté très story-board, ce qui donne l’impression que cette idée de cinéma te suit depuis longtemps. Ça n’est pas un hasard ?Non, mais déjà le fait de raconter des histoires sans pa-
roles implique qu’il doit y avoir un mouvement dans les
images qui semble assez cohérent et clair ; et je me suis
souvent posé la question en dessinant : « Où pourrait être
la caméra qui filme cette scène ? » Le cinéma, c’est un pas
plus loin dans ce que je fais. Mais durant cet apprentis-
sage, je me suis bien rendu compte que du story-board ou
de la bande dessinée au cinéma, il y a encore beaucoup
de différence. Dans une BD, l’univers graphique est très
vite expliqué : quand tu regardes un dessin, l’univers est
inventé, il n’existe pas. Avec mon style, je peux déjà don-
ner le ton de ce qui va se passer, alors qu’au cinéma, il y a
un acteur, tu ne crois pas forcément ce que tu vois. Enfin,
si tu y crois, ça veut dire que c’est bien fait. Pour arriver à
ce stade, il faut en savoir beaucoup plus que ton histoire,
il faut savoir ce qui s’est passé avant ou après, qui est la
personne que tu fais jouer, c’est beaucoup plus complexe.
Tu veux recréer ton univers de BD au cinéma ?Oui, c’est mon idée ; c’est toujours bien de rester sur ce
qu’on fait, sur ce qu’on est. Pour l’instant, je n’ai pas vrai-
ment l’impression d’avoir retrouvé l’univers de mes des-
sins dans les petits films que je suis en train de faire. Mais
j’ai cette référence aux films noirs. Quand je pense au ci-
néma, c’est en noir et blanc, avec des lumières contras-
tées, des personnages expressifs, maquillés plus que dans
un autre film. L’envie de choisir un acteur avec une tête
particulière, plutôt qu’un acteur « normal ».
Page de droite ) Mémoires du Mexique
Ça semble proche de films comme M le Maudit de Fritz Lang, l’expressionnisme allemand…Oui, mais même plus récemment dans le temps, des films
comme ceux des frères Coen, qui arrivent vachement
bien à avoir des gueules dans leurs films, une ambiance
sordide…
A long terme, tu laisserais tomber la BD pour le cinéma ?Pour l’instant, je fais les deux. En BD, j’ai un peu moins
de projets. En Avril 2000, j’ai terminé un projet pour l’As-
sociation sur le Mexique. C’est tout, à part mon travail
d’illustration. Mais question cinéma, c’est clair aussi que
ce n’est pas parce que j’aurai terminé mon école que je
vais faire mes films. Si j’ai de la chance, je vais peut-être
travailler sur un projet personnel, mais il faut trouver un
producteur, ça dure un an, deux ans… il faut encore at-
tendre un an pour voir si vraiment tu peux faire le film, et
peut-être que dans cinq ans je serai prêt à faire un petit
court-métrage…
Mais ce choix du cinéma, ça n’est pas parce que tu en as marre de la BD ?C’est clair que j’en avais un peu marre de travailler tout
seul dans mon atelier, à gratter, et que j’avais envie de
changer, d’essayer autre chose dans ma vie. J’avais 30
ans à l’époque, je ne voulais pas finir à 60 ans en me di-
sant : « Ouais, voilà, j’ai gratté toute ma vie… ». Je ne vais
pas dire que je suis totalement dégoûté du dessin, que je
ne veux plus en faire, pas du tout ! Mais j’avais besoin de
changement. Là, déjà, le fait d’être dans cette école ne me
laisse presque plus le temps de dessiner, et ça me donne
envie de faire un dessin de temps en temps. C’est souvent
le fait d’être empêché de travailler qui donne envie.
En France, tu n’es publié que chez Delcourt et l’Association ?J’ai commencé à être publié par l’Association, pour la re-
vue Lapin, puis j’ai fait deux petits livres dans la collec-
tion Patte de mouche. Delcourt m’a proposé de publier
Exit, un recueil d’histoires publiées en Suisse, sorti plus
petit, moins cher, parce que de toute façon les bouquins,
comme ils étaient édités en Suisse, n’étaient presque pas
achetés, ce sont presque des ouvrages de luxe, carton-
nés… et c’est quasiment l’ensemble de ma production ;
il y a peut-être une vingtaine de pages en plus mais c’est
tout. Je ne suis pas quelqu’un qui travaille vite. Je ne pro-
duis pas autant que David B par exemple ! Lui, c’est un
fou !
24 -
25
Tho
mas
Ott
Comment s’est passé ce projet au Mexique avec l’Association ?Ils savaient que je tenais beaucoup à y aller. Et je pense
que la meilleure chose pour voyager c’est quand tu as
quelque chose à faire, un travail ; pendant le voyage, j’ai
amené tous mes cartons, je voulais travailler, puis évidem-
ment j’ai pas fait un trait. J’étais quand même conscient
de ce que je devais faire, et j’ai tenu un petit journal pen-
dant les cinq semaines où j’y étais. L’idée, c’était de sortir
quinze pages autobiographiques, et moi j’ai eu beaucoup
de peine à raconter ma vie, je n’avais pas ça en tête. J’ai
proposé une fiction, mais j’ai senti en discutant avec l’édi-
teur que ce n’était pas forcément ce qu’il voulait. Je me
suis donc forcé à raconter des choses que j’avais vues, en
illustration, pas sur une histoire.
3 ) Entre-page de « Tales of Error ».
Tu as ramené de là-bas encore beaucoup d’iconographie sur la mort, je pense à ces squelettes jouant de la guitare, entre autres.C’est-à-dire qu’on m’avait dit d’aller là-bas, que ça me
plairait, qu’il y avait des têtes de mort partout, et j’ai fini
par trouver ça un peu bête ; je me disais : « OK ! Mais c’est
pas parce que j’aime les têtes de mort que je vais me plaire
là-bas. » Evidemment, j’ai plein de têtes de mort autour
de moi, j’en dessine facilement, mais je ne prends pas ça
trop au sérieux.
Ça ne hante pas ta vie au jour le jour ?Oui et non, c’est vrai que c’est le thème principal de ce qui
m’intéresse, et que je pense à la mort tous les jours ; on
meurt tous les jours, ça fait partie de la vie… Sentir la vie,
c’est sentir la mort. Au Mexique, la mort est présente, on
en parle, on voit des cadavres tous les jours, et les Mexi-
cains sont comme des gamins, ils jouent avec ; quand tu
te ballades dans la rue et que tu vois un kiosque à jour-
naux, sur les premières pages, tu vois une tête coupée
qu’on a trouvée, un bébé brûlé… évidemment ce sont des
journaux à sensations, mais tu ne verras pas ça en France.
Est-ce que ça guide tes choix jusqu’à lire tel livre ou voir tel film qui traite de ce sujet, la mort ?Oui, bien sûr… Il y a ce bouquin qui est sorti, Dead Sins :
c’est un vieux policier à Los Angeles qui a collectionné
et archivé toutes les photos des meurtres et accidents
de voitures pendant des années. Si tu te penches sur ce
thème, tu trouves plein de bouquins, les tueurs en séries,
etc. C’est à mi-chemin entre le voyeurisme et la mode.
Par contre, je n’aimais pas du tout cette mode du tueur
en série il y a quelques temps, avec par exemple Natural
Born Killers de Oliver Stone, etc. A un moment donné on
ne parlait que de ça. Mais par contre un film comme Hen-
ry, Portrait of a Serial Killer est un film très très fort. Il y a
un dessinateur aussi que j’aime beaucoup, c’est Edward
Gorey. Mais ceci dit, dans mon quotidien, je ne suis pas
quelqu’un de sombre, j’aime bien sortir, faire la fête. Sou-
vent, les dessinateurs sont des gens très fermés, qui vivent
dans leur coin, avec leurs lunettes et leurs boutons, moi je
ne me sens pas timide. Je ne suis pas frustré de la vie, pas
du tout. Et le fait de penser tellement à la mort, c’est parce
que j’aime la vie. C’est le noir et le blanc, le positif et le
négatif, c’est une énergie.
Bibliographie :Tales of Error, éditions ModerneGreetings from Hellville, éditions ModerneExit, Delcourt ( recueil des deux précédentes parutions )La bête à cinq doigts, l’AssociationLa douane, l’AssociationParticipations :à la revue Hopital Brut, éditée par Le dernier crià la revue Lapin, éditée par l’Associationau recueil Comix 2000, édité par l’Associationau recueil L’Association au Mexique, édité par… l’Association
26 -
27
Tho
mas
Ott
OK
! M
ais
c’es
t pas
par
ce q
ue
j’aim
e le
s tê
tes
de
mo
rt q
ue
je v
ais
me
pla
ire
là-b
as.
JoranePar Emilie Lapierre.
Images : visuel de « Vers à soi »
Jorane a découvert la musique très jeune. À cinq ans, la jeune femme originaire de Québec jouait déjà du piano. Ce n’est pourtant qu’à l’âge de dix-neuf ans, pendant ses études au département de musique du Cégep Sainte-Foy, à Québec, qu’elle découvre le violoncelle. Jorane a la tête remplie de projets et elle souhaite continuer à explorer plusieurs avenues
PETITE BIOGRAPHIEAprès avoir parcouru la planète pendant plus de sept an-
nées consécutives, Jorane s’est momentanément arrêtée
pour se ressourcer. Un voyage en Inde et la naissance de
son fils en 2006 sont des événements marquants qui ont
changé sa vie et inspiré son dernier album, Vers à soi. Au
Québec, les critiques parlent d’elles-mêmes :
« Un disque spacieux, vibrant et marqué par un rapport plus franc avec les mots. » −Michel Defoy, Voir ( Québec )
« Vers à soi risque de surprendre même les oreilles les plus familières avec le monde de Jorane. » −Alexandre Vigneault, La Presse ( Montréal )
« Vers à soi, un album où Jorane joue des nuances de sa voix comme jamais auparavant. » − Kathleen Lavoie, Le Soleil ( Québec )
L’aventure Vers à soi ne fait que commencer et déjà, l’al-
bum de 11 chansons en français est accueilli à bras ou-
verts par le public et la critique, autant sur disque que
sur scène. Les sonorités organiques et la voix aérienne
de Jorane font de Vers à soi une valeur sûre pour tous les
mélomanes…
Depuis le lancement de Vent fou, son premier album,
en juin 1999, Jorane a suscité de grands coups de cœur
aux quatre coins de la planète. En 2000, la sortie de son
second album 16 mm a confirmé sa place originale dans
le monde de la musique. À l’automne 2002, Jorane sou-
lignait de belle façon trois années de carrière extraordi-
naires avec le lancement de l’album Jorane Live enregis-
tré au Spectrum dans le cadre du Festival International de
Jazz de Montréal.
En février 2004, elle lance le premier volet de deux, Eva-
pore mini-album de six nouvelles pièces. Jorane en signe
les paroles et la musique, à l’exception de Pour ton sou-
rire, une chanson inédite écrite par nul autre que Daniel
Lanois qui a également prêté sa voix et sa guitare à l’en-
registrement. Cet album fut enregistré à Los Angeles avec
le réalisateur de renom Michael Brook ( Brian Eno, Jane
Siberry, Youssou N’Dour, Nusrat Fateh Ali Khan et colla-
borateur du Real World de Peter Gabriel ).
Automne 2004, Jorane présente son nouvel album
The You and the Now, deuxième volet annoncé qui fait
suite au mini-album Evapore. Michael Brook se met de
nouveau à l’œuvre pour offrir une collection de 11 chan-
sons inoubliables. Musicienne d’exception, compositrice
audacieuse, charismatique personnage scénique, voilà
que Jorane collabore pour la première fois avec des au-
teures afin d’approfondir son introspection et peaufiner
son écriture. Lisa Germano ( John Mellencamp, Simple
Minds, Indigo Girls ), Simon Wilcox ( Three Days Grace,
Randy Bachman ) et Shira Myrow ( Seal, Michael Brook )
ont ainsi collaboré avec elle.
Jorane totalise pas moins de 14 nominations à l’ADISQ
dont celles d’Auteur ou compositeur de l’année, Artiste
québécois s’étant le plus illustré hors Québec et Inter-
prète féminine de l’année, et deux nominations aux
Juno’s Awards. Elle raflait le Félix Album de l’année – Folk
contemporain pour Evapore au gala de l’ADISQ en 2004.
Sa dernière nomination à l’ADISQ pour Canvas or Can-
vass ? en 2007 dans la catégorie Album de l’année – Mu-
sique électronique ou techno souligne une fois de plus la
diversité de sa démarche artistique.
12 -
31 P
riva
te D
omai
n
32 -
33
Jo
rane
En 2006, elle reçoit le Gémeaux dans la catégorie
Meilleure musique originale – documentaire pour la mu-
sique de Indécences ( LoveSick ) de Lewis Cohen et un
prix Jutra pour la musique du film Un dimanche à Kigali
( Robert Favreau ) en février 2007. Ces prix soulignent l’ex-
cellence de son travail de composition dans le milieu du
cinéma. Jorane a aussi signé la musique de Je n’aime que
toi ( Claude Fournier ), Kamataki ( Claude Gagnon ) ainsi
que contribué à des trames sonores de productions hol-
lywoodiennes et étrangères telles Unfaithful, La Planète
Blanche, et I am Dina.
Jorane est montée sur la scène de plus d’une vingtaine de
villes à travers le Canada. En Europe, on a pu la voir dans
plus de 70 villes à ce jour et elle compte deux tournées au
Japon ainsi qu’au Mexique. Les États-Unis ne sont pas en
reste avec déjà plusieurs spectacles donnés notamment
à New York, Los Angeles, San Francisco et l’Angleterre où
elle a déjà complété deux tournées et quelques passages
en festival dont le prestigieux Womad de M. Peter Gabriel.
Discographie :Vent fou ( 1999 )16 mm ( 2000 )Live au Spectrum ( 2002 )The You and the Now ( 2004 ) et avec pochette diffé-rente aux É-U ( 2005 ) et version Française contenant Evapore ( 2004 ).Evapore ( 2004 )Je n’aime que toi ( bande sonore du film ), ( 2004 )Canvas or Canvass ( 2007 ) Vers à Soi ( 2007 )X Dix ( 2008 )
Ent
re o
mbr
e et
lum
ière
12 -
35 P
riva
te D
omai
n
Private Domain Par Frédérick Bouyot
Illustration de M-P-Y
Couverture : pochette de l’album
Associée à quelques-uns des artistes les plus créatifs venus de l’électronique et de la pop, la mystérieuse Iko revisite ou réinvente les grandes oeuvres du passé à l’ère du numérique et fait tout simplement découvrir Bach, Mozart, Beethoven ou Monteverdi autrement.
POP-ROCK //ELECTRO
De formation classique, ayant étudié en Europe la direc-
tion et le chant, Iko ( qui préfère rester discrète sur ces ac-
tivités, sans pour autant réclamer l’anonymat ) s’est ainsi
entourée d’un quatuor de jeunes artistes et producteurs.
Personnalité mondialement reconnue de l’électronica ( la
frange la plus laborantine de la scène techno ), le Mexi-
cain Murcof s’empare ainsi avec maestria du « Death And
Maiden », tiré de La jeune fille et la mort de Schubert, ain-
si que du Lamento Della Ninfa de Monteverdi, leur confé-
rant une aura à la fois moderniste, sombre et spirituelle.
Para One, nouvelle figure de l’électro française, se saisit
d’un fragment du Requiem de Mozart, de l’allegretto de
la Septième Symphonie de Beethoven, ou encore de La
Passion selon St Jean de Bach, dans une veine plus frin-
gante, ardente et lumineuse. Emilie Simon marie sa maî-
trise des machines, sa voix rêveuse et son timbre parfois
insouciant aux textes volontiers tragiques de Didon et
Enée de Purcell et d’Après un rêve de Fauré. Et quant au
producteur et musicien Marc Collin, il apporte son sens
de l’écriture et de l’ornementation pop à La Traviata de
Verdi ou aux Indes Galantes, la pièce de Rameau ayant été
quant à elle adaptée avec la complicité du duo vocal, Paul
et Louise.
38 -
39
Priv
ate
Do
mai
n
VISIONS MUSICALESSelon Iko, ce projet à pour origine une forme de « vision
musicale », née à l’écoute de Bach et de Schubert. « La
violence contenue dans le premier chœur de La passion
selon St Jean, m’a beaucoup marqué. Ces appels adressés
à Dieu ont finit par tourner dans ma tête, alliés à cette pul-
sation, cette idée du pied, inéluctable et fort, si typique de
Bach et de la musique baroque. En quelque sorte, ici, le
rapport entre Bach et la modernité électro m’est apparu
criant. Par la suite, c’est avec La jeune fille et la mort de
Schubert, que j’ai eu à nouveau envie de pénétrer une
œuvre plus en profondeur. C’est un thème assez simple,
que Schubert varie à l’infini. Je me suis donc dit qu’avec
les possibilités inouïes de l’électronique, il serait possible
d’ amener dans un autre univers ce jeu de variations. Vous
savez, mon travail dans la musique classique est motivé
par une forme de recherche de la beauté, de la grandeur,
de l’immatériel, des sentiments, de la perfection tech-
nique. J’ai trouvé ici une façon de travailler très créative
dans laquelle j’ai essayé de transcrire ces visions très
personnelles ( d’où le titre de Private Domain ). L’usage
de l’ordinateur m’a permis d’assouvir quelques fan-
tasmes sonores, et m’aidera je l’espère à communiquer
avec un nouveau public. Marier la richesse fascinante de
l’électronique au classique, c’est pour moi une manière
d’alerter l’oreille des gens, de ceux qui, trop nombreux,
pensent encore que le classique est une musique terne et
lisse… ». Classique vs Electro Pourtant, Iko et ses musi-
ciens ne sont pas les premiers à tenter ce type de rencontre.
Depuis quelques années déjà, une poignée d’artistes, de
Djs, de producteurs, d’arrangeurs ou d’orchestres se sont
essayés, avec plus ou moins de bonheur, à ce périlleux
exercice. Si le producteur britannique William Orbit est
l’auteur d’un redoutable Pieces In A Modern Style, séries
de relectures électroniques de compositions signées Bar-
ber, Ravel ou Vivaldi, on peut lui préférer par exemple le
plus inspiré Warp Works & 20th Century Masters du Lon-
don Sinfonietta, où le célèbre orchestre revisitait quant à
lui des œuvres de musiciens électros comme Aphex Twin
ou Squarepusher. Plus récemment, c’est l’ensemble Les
Siècles, sous la direction de François-Xavier Roth qui a
réussi lors d’un concert sold-out à la Cité de la Musique,
à transcrire pour orchestre, certaines des plus belles com-
positions de l’un des autres grands pionniers de la techno
de Detroit, Carl Craig. Enfin, c’est ce même Carl Craig
qui, aux côtés de Moritz Von Oswald, autre personnalité
de la sphère électro, a été récemment invité par Deutsche
Grammophon, à revisiter avec maestria sur la série « Re-
compose », des œuvres de Ravel et Moussorgski. Une
basse obstinée, une inspiration vocale Pour donner corps
à cette vision moderniste, le choix d’Iko s’est porté sur un
répertoire correspondant au style baroque et aux débuts
du classique. « On retrouve très souvent dans cette mu-
sique, ce que l’on appelle une basse obstinée, une basse
répétée sous une forme de quatre ou huit mesures, et c’est
sans doute la raison pour laquelle ces « visites » fonction-
nent plutôt bien. Toutes ces compositions possèdent éga-
lement en commun un « tactus », une pulsation régulière,
qu’il est plus facile de marier avec les beats et les boucles
de l’électronique ou de la pop actuelle. Ce choix de La
Traviata et d’Après un rêve est une manière pour moi de
mettre en valeur les chanteuses, d’ouvrir l’album vers un
répertoire plus moderne, et enfin de le doter d’une conso-
nance plus pop et vocale. D’ailleurs tous les titres sont ici
chantés, même si à l’origine, les compositions de Schu-
bert ou Beethoven ne possédaient pas de partie vocales.
Il me semble que ce choix permet à l’auditeur de s’ap-
proprier plus facilement l’album et son répertoire ». Une
question d’équilibre Pour marier les mélodies de Bach,
Mozart ou Fauré aux traitements du numérique, Iko s’est
par ailleurs plongée dans un travail minutieux et tech-
niquement complexe ( arrangements, modifications des
formes, enregistrement de tous les instruments en pistes
séparées, transcriptions en codes MIDI… ), afin d’adap-
ter les musiques d’origine. Une fois enregistré et numé-
risé au cœur d’un ordinateur, ce riche matériau a pu par
la suite être transfiguré par le talent des remixeurs et des
arrangeurs invités sur le projet, ces artistes travaillant
main dans la main et face à l’ordinateur, aux côtés d’Iko.
Cette fructueuse collaboration, ce travail patient et com-
mun, explique d’ailleurs cet équilibre de présence entre
instruments et machines, cet alliage délicat entre cordes, Mai
n da
ns la
mai
n et
face
à l’
ordi
nate
ur
vents et sons électroniques, pulsations baroques et syn-
thétiques, mélodies graciles et boucles obsédantes, qui
fait toute la qualité de ce Private Domain. Visités et réin-
ventés par Murcof, Para One ou Marc Collin, c’est comme
si ces compositions de Schubert, Monteverdi, Mozart,
Beethoven ou Rameau, se dotaient ici d’une consistance
plus abstraite et éthérée encore que par le passé. Réinven-
tées et modernisées à l’heure du numérique, ces œuvres
semblent même posséder désormais, cette même nature
rêveuse et obsédante, propre à l’électronique, ou à la pop
actuelle la plus inventive.
LES PARTICI-PANTS AU PRO-JETSChanteurs, chanteuses, remixeurs et arrangeurs
Murcof : Musicien électronique mexicain originaire de
Tijuana, Fernando Corona vit et travaille aujourd’hui à
Barcelone. Il se fait remarquer dès 2002 grâce à son al-
bum Martes et son « univers profond et dense » selon
Iko, mariant à merveille les sonorités et les cordes de la
musique contemporaine, aux inventions du numérique
et de l’électronica. Il a récemment signé The Versailles
Sessions, composé pour la nouvelle féérie des eaux du
Château de Versailles. Para One : Le premier album de
Jean-Baptiste de Laubier, Epiphanie, sorti en 2007 chez
Naïve, a imposé ce jeune producteur français parmi la
nouvelle génération des producteurs électros, que l’on
désigne parfois sous le nom de French Touch 2.0. Outre
le tube dancefloor « Dudun-Dun », l’album contient le
titre « Liege », une adaptation du « Fratres » d’Arvo Pärt. Le
Français, de formation classique et issu d’une famille de
mélomanes, s’est par ailleurs fait remarquer pour sa B.O
très ambient du premier film de Céline Sciamma, Nais-
sance des pieuvres. Marc Collin : A la fois producteur et
compositeur, arrangeur ou directeur de label, Marc Collin
est une figure de la scène pop et électronique française
depuis le début des années 90. Auteur de nombreux al-
bums sous une pléthore de pseudonymes, il s’est autant
essayé à la house music, la techno, la musique concrète,
la bande originale de film ou la pop la plus gracile. Depuis
2004, il a connu un grand succès public avec sa formation
de reprises new wave, Nouvelle Vague, menée aux côtés
d’Olivier Libaux. Emilie Simon : Chanteuse et composi-
trice française, Emilie Simon s’est fait remarquer dès son
premier album édité en 2003, grâce à son alliage de pop,
de chanson française, et de pratiques sonores volontiers
inspirées par les avant-gardes, notamment électroniques.
Un type d’expériences qu’elle développera par la suite sur
la bande originale du film La Marche de l’Empereur et sur
son plus récent album, Végétal.
LES MUSICIENS, CHANTEURS ET CHANTEUSESAfin d’interpréter toutes les parties classiques, plus d’une
soixantaine de musiciens et de chanteurs, issus des en-
sembles vocaux et de musique baroque les plus réputés,
ont été invités sur ce projet. Côté pop, c’est Marc Collin
qui a introduit le tout jeune duo parisien Paul & Louise
à Iko, afin qu’ils interprètent et arrangent les paroles du
titre d’ouverture de l’album, « Here In This Place », adapté
de « La danse des sauvages » tirée des Indes Galantes de
Jean-Philippe Rameau. Idem avec la méconnue Jenia, ori-
ginaire de St Petersbourg, qui interprète ici le très éthéré
« Addio del passato » tiré de La Traviata de Giuseppe Ver-
di. Enfin, Piana, d’origine américano-japonaise, venue
du monde de l’électro et de la pop, chante quant à elle,
« Amor », tiré du Lamento della Ninfa de Monteverdi, ré-
créé sur cet album par Murcof. Enfin, de sa voix grave et
profonde, le comédien André Wilms fait ici une appari-
tion amicale et remarquée au terme de La Passion de
Bach, revisité par Para One.
40 -
41
Priv
ate
do
mai
n
Sasha Waltz Par Céline Laflute
Couverture : performance
Après avoir assis sa réputation de chorégraphe avec plusieurs pièces maîtresses, la Berlinoise d’adoption signe cet automne son troisième opéra et sa première commande pour l’Opéra national de Paris, « Roméo et Juliette ».
MAÎTRESSE DES LIEUXCaractérisée par sa force de conviction et sa sensibilité,
Sasha Waltz entre en communion avec les lieux et les dan-
seurs. A 44 ans, la puissance de son investissement a porté
ses fruits. Programmée dans les grands lieux de la danse
en France - le théâtre de la Ville, l’Opéra de Lyon et l’Opéra
de Paris, de grands festivals - la chorégraphe semble s’ins-
crire dans le sillage d’une Pina Bausch qui aurait ( définiti-
vement ) troqué la théâtralité pour l’abstraction.
page de droite ) Sasha Waltz
DES LIEUX AUX SOURCES DE LA CRÉATION Le parcours de cette fille d’architecte, attirée par Berlin
depuis l’énergie libérée par la chute du Mur, est délibé-
rément inscrit dans les espaces qu’elle a successivement
investis ; des lieux, sinon historiques, unanimement char-
gés d’histoire : un ancien presbytère en briques rouges,
les Sophiensäle, où elle installe sa compagnie en 1996 ;
la Schaubühne am Lehniner Platz de l’architecte Eric
Mendelsohn qu’elle codirige pendant cinq ans avec Tho-
mas Ostermeier, Jens Hillje et Jochen Sandig, un ancien
cinéma devenu la fameuse institution que l’on connaît
et, depuis 2006, le RadialSystem V, une ancienne usine
hydraulique au bord de la Spree reconvertie en centre
des arts. A chaque nouveau théâtre qu’elle fait sien cor-
respond d’ailleurs une pièce maîtresse : « Allee der Kos-
monauten » ( 1993 ), qui a inauguré les Sophiensäle avec
le thème universel de la famille, fut jouée dans les rues
de la banlieue est avant d’être programmée dans de nom-
breux festivals internationaux. Conçue au sein du musée
juif de Berlin, sa trilogie autour du corps a marqué le pas-
sage de la compagnie à la Schaubühne et orienté le travail
de la chorégraphe vers davantage de gravité et d’abstrac-
tion. C’est en auscultant l’espace, ses proportions et ses
volumes, en palpant son histoire - en se confrontant au
passé de l’Allemagne dans le bâtiment de Daniel Libes-
kind - que « l’architecte des chorégraphes » dialogue avec
les lieux qui l’inspirent. Sasha Waltz a aimé travailler à la
Schaubühne, dénudant ses murs de béton pour retrouver
sa « force religieuse de cathédrale », malgré la précipita-
tion imposée par le rythme de cette entreprise cumulant
plusieurs spectacles à l’affiche. Pour elle, les pièces pré-
existent aux lieux, y sont inscrites : « L’espace est extrê-
mement important, car il est la première expression de
la pièce et porte déjà en lui le thème central. Dans mon
esprit, l’espace est à ce point déterminant qu’il doit mar-
quer de son empreinte le langage corporel et permettre
ou non certaines possibilités. » C’est ainsi que l’espace - et
le décor - modèlent les mouvements.
SASHA WALTZ ET SES « GUESTS » Le nom de sa compagnie, Sasha Waltz & Guests - fondée
en 1993 - est révélateur de la relation intime très forte,
voire fusionnelle, que Sasha Waltz entretient avec ses
danseurs . En les incluant dans son processus de création,
elle les « provoque comme chorégraphes » ; elle attend
« que chacun mette en oeuvre ses propres expériences »
pour faire émerger la création du travail collectif et exige
aussi « des performeurs conscients et présents à chaque
44- 4
5 sa
sha W
altz
seconde du spectacle. » Certains, comme Takako Suzuki,
Juan Kruz Diaz de Garaio Esnaola ou encore Nicola Mas-
cia , travaillent avec elle depuis plus de dix ans et partici-
pent de son sentiment de former plus qu’un groupe : une
famille. Mascia résume ainsi les attentes de Sasha Waltz :
“Son processus de création est très personnel et elle se
sert de ce qui vient de toi. » A la question de Rosita Bois-
seau : « La partie du corps qui vous inspire le plus et danse
en premier chez vous ? » , elle répond : « L’organisme, l’es-
pace, le groupe. Ce qui m’inspire chez les autres, c’est ce
qui m’est le plus étranger, le plus lointain. » Des danseurs
de sa compagnie, Sasha Waltz reconnaît qu’ils « com-
prennent aveuglément ce qu’[elle] recherche. » Invités six
semaines dans ses studios berlinois pour la préparation
de « Roméo et Juliette », les trois danseurs étoiles Aurélie
Dupont, Hervé Moreau et Wilfried Romoli ont fait l’expé-
rience de cette communication profonde avec celle qui
confie avoir l’impression qu’il s’agit de ses propres dan-
seurs depuis qu’ils ont assimilé sa manière de travailler.
Sasha Waltz n’est pas de ces chorégraphes qui donnent
tout, au contraire, sa curiosité offre de l’espace aux dan-
seurs et une grande écoute. C’est une hôtesse exigeante.
On ne s’étonnera donc pas que les projets d’expérimenta-
tion indépendants que développe l’artiste depuis le début
des années 1990, en parallèle de ses grandes pièces, s’ap-
pellent des « Dialogues ».
LE CORPSEST INFINI Un dialogue sans cesse réinventé. C’est ce qui la fait avan-cer. Comme chaque danseur interprète différemment, Sasha Waltz n’hésite pas à retoucher certains mouve-ments et à faire du sur mesure pour les danseurs de l’Opé-ra de Paris avec « Roméo et Juliette », conçu pour moitié à Berlin. La chorégraphe pratique « l’improvisation contact » qu’elle explicite de la manière suivante : « Deux personnes entrent en contact et laissent cheminer ce point de contact tout au long du corps. » Aurélie Dupont, qui a expérimenté cette technique, souligne l’écoute de l’autre qu’elle nécessite, l’importance de la continuité, de la fluidité du rythme interne, par opposition aux à-coups, aux mouvements terminés. En cela, Sasha Waltz s’aco-quine avec la philosophie de la danse contemporaine : le jeu avec la gravité du sol, l’horizontalité, les courbes et les spirales qui emmènent toujours vers un autre mouve-ment. La patte Sasha Waltz est notamment reconnais-sable dans les effets de groupe qui amalgament les corps pour ne donner forme qu’à un seul organisme vivant. Pour la danse des tritons et des néréides de « Dido & Ae-neas », elle teste la sensation de flottement du corps en plongeant ses danseurs dans un bassin. Le corps dans tous ses états est aussi le sujet de sa trilogie magistrale ini-tiée par « Körper » en 2000. Ce premier volet à la fois sen-suel et clinique qui ambitionne de « montrer le corps dans toute sa nudité […] sans susciter le désir » opte pour le si-lence qui laisse entendre la pulsation propre du corps. « J’ai essayé de pousser notre intériorité vers l’extérieur » afin de faire accéder le spectateur aux sensations de son propre corps. Eludés dans « Körper », la sexualité et l’éro-tisme sont traités dans « S » ( 2001 ) à partir du « Jardin des délices » de Jérôme Bosch. « noBody » créé en 2002, peu après la mort de la mère de l’artiste, clôture le triptyque en abordant le passage, ce qui subsiste au-delà du corps, et fut présentée au Palais des papes.
page de droite ) performance « Mouvement #2 »
48 -
49 S
asha
Wal
tz
LE BALLET-OPÉRA En 2005, Sasha Waltz mettait en scène son premier opéra,
« Dido & Aeneas ». Elle récidive cette année avec « Mé-
dée », également présenté au Staatsoper Unter den Lin-
den de Berlin, et « Roméo et Juliette » à l’Opéra Bastille.
L’opéra réunit en effet tout ce qui intéresse Sasha Waltz :
le corps, l’artiste, l’image, la lumière, la musique, l’amé-
nagement de l’espace et les costumes. Sasha Waltz y dé-
montre de manière plus grandiose encore sa maîtrise de
la scénographie et de la mise en scène. ( 6 ) Tout comme
le décor, les costumes et les accessoires font partie inté-
grante de son oeuvre. Dans ses premières pièces, notam-
ment « TravelogueTrilogie », les objets du quotidien fa-
çonnent la chorégraphie avec humour : un lit, un tiroir…
jusqu’au sofa de ’Allee der Kosmonauten’. Avec ‘Roméo
et Juliette’, Sasha Waltz confirme sa tendance à l’abstrac-
tion pour « rendre visible ». Les costumes sont légers et
intemporels. Objet social, le décor mouvant qui évolue
avec l’action influence les mouvements et crée de l’ins-
tabilité avec ses plans inclinés et ses petites surélévations.
Une même structure évolue pour figurer successivement
l’antagonisme, un balcon abstrait, puis l’espace de la ré-
conciliation des Capulet et des Montaigu. Le processus
habituel de création de l’artiste reposait sur l’invention
du mouvement, avant la conception de la bande-son qui
convenait. Récemment, il lui a fallu procéder de la ma-
nière inverse pour des pièces où les musiques de Purcell,
Dusapin et Berlioz étaient premières. Pour ces grands
projets, Sasha Waltz a conçu la partition comme un écha-
faudage dont s’imprégner avant de trouver une structure
propre qui s’entrecroisera avec la partition musicale.
Pour ‘Roméo et Juliette’, l’artiste a relevé un défi. Si elle
aime travailler avec des chanteurs, elle reconnaît que,
pour intégrer danse et chant dans un ensemble, mouvoir
un choeur peut prendre des heures… surtout lorsque ce
« petit choeur » est constitué de 76 choristes - et encore,
Berlioz en prévoyait 150 ! En prenant tout en main, de la
chorégraphie à la scénographie en passant par les salles
où sont présentées ses oeuvres, elle parvient à concré-
tiser ces « images qu’elle a dans la tête ». Mais cette im-
pression de maîtrise totale est contrebalancée par la place
laissée aux danseurs avec lesquels elle collabore et dont
elle puise l’essence de son matériel chorégraphique. Si
elle avait une devise, « l’union fait la force » pourrait être
celle-ci. Comme la qualifie Jochen Sandig, son mari et le
directeur artistique de sa compagnie. « Je suis amoureuse
de mes danseurs », propos recueillis par Muriel Stein-
metz, L’Humanité, 2 mai 2001. L’un de ses assistants sur
« Roméo et Juliette » à l’Opéra national de Paris. Extrait du
documentaire de Brigitte Kramer, « Jardin des délices - La
chorégraphe Sasha Waltz » ( Arte ). ( 5 ) Dans « Panorama
de la danse contemporaine », éd. Textuel. Sa chorégraphie
« Insideout » obtient le prix OPUS pour sa scénographie, à
Graz ( Autriche ) en 2003.
page de guache ) le ballet-opéra
51
53
55
57
59
61
63
65