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Mémoire en Sciences Sociales Mention Histoire des sciences, technologies et sociétés EHESS-Centre A. Koyré 2008-2009 Les années 1968 et la science Survivre … et Vivre, des mathématiciens critiques à l’origine de l’écologisme Sous la direction de Christophe Bonneuil Céline Pessis

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  • Mémoire en Sciences Sociales

    Mention Histoire des sciences, technologies et sociétés

    EHESS-Centre A. Koyré

    2008-2009

    Les années 1968 et la science

    Survivre … et Vivre,

    des mathématiciens critiques à l’origine de l’écologisme

    Sous la direction de Christophe Bonneuil

    Céline Pessis

  • Je remercie Christophe Bonneuil et Amy Dahan-Dalmedico

    pour leurs relectures et leurs conseils.

    Je remercie Jacqueline Feldman et Michel Armatte pour les

    discussions fructueuses que j’ai menées avec eux.

    Je remercie toutes les personnes qui ont bien voulu m’accorder

    de leur temps pour évoquer avec moi un moment de leur vie.

    Je voudrais également rendre hommage à Pierre Samuel et Mireille

    Tabare qui sont décédés pendant la rédaction de ce mémoire.

  • 1 _ PAG

    Introduction ................................................................................................................................3 La construction d’un objet......................................................................................................3 Quelques aperçus d’un objet hétéroclite...............................................................................10

    Chapitre 1. Un savant entre en dissidence................................................................................36 1. Un savant sort de sa tour d’ivoire......................................................................................37

    1.1. Alexandre Grothendieck : un éminent Bourbaki...........................................................37 1.1.1. Des camps de réfugiés à la reconnaissance sociale ................................................37 1.1.2. Auprès du groupe Bourbaki.................................................................................41

    1.2. Grothendieck s’engage contre la guerre du Vietnam (1966-1970) ...............................49 1.3. Grothendieck fonde Survivre auprès des scientifiques américains (juillet 1970) .........54 1.4. Le congrès de Nice : l’apparition de Survivre dans un climat troublé (septembre 1970)..............................................................................................................................................60 1.5. Survivre dans les milieux non-violents .........................................................................64

    2. Combler « le fossé entre Science et Vie » ............................................................................70 2.1. Entre responsabilité sociale et morale de Savant ..........................................................72

    2.1.1. La responsabilité sociale des scientifiques .............................................................72 2.1.2. Une morale de Savant.............................................................................................76

    2.2. Démocratiser la science.................................................................................................79 2.2.1. Diffuser la science ..................................................................................................80 2.2.2. Une science pour le peuple.....................................................................................82

    Chapitre 2. Genèse d'un groupe de mathématiciens critiques dans l'après Mai 68 .................84 2.1. Première filiation : deux Bourbaki ébranlés par Mai 68 ...............................................85

    2.1.1. Pierre Samuel..........................................................................................................86 2.1.2. Claude Chevalley....................................................................................................87 2.1.3. De la « délégitimation » à la remise en cause des « mathématiques pures » .........90

    2.2. Seconde filiation : des jeunes professeurs de mathématiques en révolte ......................98 2.2.1. Des rencontres à la faculté des sciences de Paris en grève.....................................98 2.2.2. Des mathématiciens au Centre expérimental de Vincennes.................................103

    2.3. La constitution d'un collectif .......................................................................................109 Chapitre 3. Une critique du scientisme...................................................................................114

    3.1. Des positions morales aux positions sociales..............................................................117 3.2. Déconstruire l’universalité de la science.....................................................................125

    3.2.1. La réforme des mathématiques modernes ............................................................126 3.2.2. Les mathématiques : une « langue universelle ? » ...............................................129

    3.3. La science comme entreprise de dépossession............................................................134 3.3.1. Un questionnement du savoir scientifique dans sa nature même .........................134 3.3.2. La science comme « Nouvelle Eglise Universelle » ............................................138 3.3.3. La critique de la posture d'expert..........................................................................141

    3.4. Redistribuer la parole et le pouvoir à la base ..............................................................142 3.4.1 Entre caution scientifique des luttes et redistribution de la parole à la base .........143 3.4.2. Faire émerger une parole autre .............................................................................146 3.4.3. Une science par le peuple .....................................................................................149

    Conclusion..............................................................................................................................152 Annexes ..................................................................................................................................160

    Les groupes locaux de Survivre .........................................................................................160 Témoignage de Grothendieck sur Survivre ........................................................................163 Ségolène Aboulker/Aymé ..................................................................................................164 Une étudiante en médecine rejoint Survivre ......................................................................164 Contribution libre de Mireille Tabare du 05 mars 2009.....................................................165

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    Liste de personnes apparaissant dans Survivre et Vivre et dans les Bulletins de Liaison de Survivre et Vivre ................................................................................................................167 Associations et journaux en relation avec Survivre ...........................................................170 Descriptif des numéros de Survivre et de Survivre...et Vivre ............................................172 Entretiens réalisés :.............................................................................................................205

    BIBLIOGRAPHIE .................................................................................................................206

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    Introduction

    La construction d’un objet

    Des sources écrites

    Survivre...et Vivre est le nom d’une revue et d’un mouvement que j’ai rencontrés lors

    d’entretiens exploratoires avec des physiciens engagés au milieu des années 1970 dans le

    mouvement antinucléaire qui, eux-mêmes, n’avaient pas participé à Survivre1. Dans leurs

    archives personnelles, ils avaient conservé des exemplaires différents de ce petit journal d’une

    quarantaine de pages. Aujourd’hui, la plupart des numéros et des bulletins de liaison ont été

    mis sur Internet2. Survivre...et Vivre est brièvement mentionné dans les livres s’intéressant à

    l’histoire de l’écologie politique3, domaine par ailleurs encore peu étudié. Enfin, c’est un nom

    que l’on rencontre dans l’histoire, universitaire ou « profane », de la critique des sciences4.

    Objet conservé sur les rayonnages de la bibliothèque nationale, chez soi dans de poussiéreux

    dossiers ou à portée de main, mêlé à des textes sur le yoga et la médecine chinoise ou au sein

    d’un dossier sur le mouvement antinucléaire, stocké numériquement dans un mystérieux

    processeur, cette revue de 19 numéros s’est progressivement imposée comme mon sujet

    d’étude. Au langage à l’abord étrange, aux dessins provocants, à la cohérence instable,

    Survivre ne cesse pourtant d’évoquer notre présent, nous invitant à saisir les déplacements

    d’hier à aujourd’hui.

    Outre les 19 numéros de la revue, j’ai mobilisé dans mon travail les documents mis à

    disposition sur Internet : les 14 bulletins de liaison et trois conférences de Grothendieck de

    1967, 1969 et 1970, respectivement prononcées à la Halle au Vin, à l’université d’Orsay et au

    CERN. Je me suis aussi appuyée sur des documents conservés par les participants à la revue5

    1 Patrick Petitjean, Monique Sené, Philippe Courrège. Ce dernier, mathématicien, a aussi travaillé dans le domaine des sciences humaines, physiques et biologiques. 2 http://www.grothendieckcircle.org/ 3 Yves Frémion, Histoire de la révolution écologique, Jean Jacob, Histoire de l’écologie politique, Serge Moscovici, De la nature. Pour penser l’écologie, Editions Métailié, Paris, 2002. 4 Michel Armatte, « Ca marche, enquête sur les branchés », Jacqueline Feldman et Françoise Laborie (dir), Le sujet et l’objet : confrontations, Editions du CNRS, Paris, 1984 ; Patrick Petitjean, La critique des sciences en France, Alliage n°35-36, 1998 ; Oblomoff, Pourquoi il ne faut pas sauver la recherche, L’échappée, 2009. 5 Des textes rangés dans les archives de P. Samuel comme « textes fondateurs d’A. Grothendieck », une lettre de J.-P. Malrieu au Nouvel Observateur et un manuscrit incluant des textes de lui qui fournirent le substrat d’articles de Survivre...et Vivre.

  • 4 _ PAG

    ou par des gens ayant été en contact avec eux6. En marge de la revue, la rédaction de

    monographies impliqua des personnes sur un sujet précis. Hormis celles de Grothendieck7, je

    n’en ai malheureusement pas retrouvées. Enfin, j’ai recherché les textes publiés parallèlement

    dans des revues, journaux et livres de l’époque par les gens participant à Survivre8 – aucun

    texte ne semblant être signé Survivre comme s’en revendiquait le journal.

    Ces sources écrites de nature différente rendent compte de divers modes d’existence du

    mouvement, des contextes de circulation et d’élaboration des idées de Survivre, ainsi que des

    préoccupations plus ou moins parallèles de chacun des participants. Les différents modes de

    conservation de ces textes illustrent la variété de l’investissement dont ils furent l’objet.

    Le bulletin de liaison9, qui débute en février 1972 et dont les 14 numéros couvrent un

    peu plus d’une année, mérite une attention particulière. Rédigé par une ou plusieurs personnes

    à l’identité souvent incertaine, il se présente comme un tri dans un flot de courriers reçus :

    compilation d’informations diverses, de lettres d’amis ou d’adhérents, de l’actualité de revues

    marginales, de récits de luttes et de fêtes, recensement des actions parisiennes menées par les

    membres de Survivre, réflexions quant à l’organisation interne du mouvement et

    questionnements sur ses frontières, etc. S’y animent des figures parisiennes rédigeant le

    bulletin ou participant aux réunions, de personnes montant un groupe local dans leur région

    ou menant un combat ami, tel que le refus du service militaire ou le développement de

    réseaux d’écoles parallèles. On y voit apparaître pêle-mêle des individus, groupes,

    associations, publications, dont Survivre est plus ou moins proche : des agrobiologistes

    proposant des stages, le journal Labo-contestation de scientifiques lyonnais antihiérarchiques,

    la petite association bretonne Nature et vie, le mouvement fédérateur Pollution-non,

    l’ethnologue Robert Jaulin, pour n’en citer que quelques uns parmi de nombreux autres.

    On y voit se dessiner tout un réseau plus ou moins écologisé de la « contre-culture »

    française. Le bulletin de liaison de Survivre semble en effet tenir temporairement le rôle

    6Une lettre d’un mathématicien à A. Grothendieck de 1972 et sa réponse, des textes de Ravetz, de D. Kubrin et du groupe américain News Alchimists ayant circulés dans les milieux scientifiques proches de Survivre. 7 La grande crise évolutionniste (1970) et Où allons-nous. Nos besoins essentiels (1971). 8 Des textes liés directement à Survivre paraissent dans Le Monde, La Recherche, Après-demain. Des participants de Survivre s’expriment dans Robert Jaulin (dir), Pourquoi la mathématique ?, Union générale d’éditions, Paris, 1974 ; Pierre Samuel, Ecologie : détente ou cycle infernal ?, Union générale d’Editions, 1973 ; Le livre des arbres, arbustes et arbrisseaux, Pierre Lieutaghi, Editions Morel, 1969 ; Paul R. Ehrlich, La bombe P, Fayard/les Amis de la Terre, Paris, 1972 ; Alain Jaubert, Jean-Marc Lévy-Leblond (Auto)critique de la science, Editions du Seuil, Paris, 1973. Des participants de Survivre collaborent à d’autres revues, comme Tel Quel, Le cri du peuple, La Gueule Ouverte, Tant qu’on a la santé, La taupe noire, etc. 9 Ceux qui se sont occupé de la mise en ligne des bulletins de liaison y ont ajouté des documents et des lettres, comme celles de P. Samuel expliquant le conflit qui l’oppose à ceux qui continueront la revue.

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    d’organe d’information d’un mouvement écologique en construction, avant que ce relai ne

    soit pris officiellement par l’APRE (Agence de Presse de Réhabilitation Ecologique) et

    informellement par les réseaux constitués autour de Fournier à Charlie-Hebdo puis à La

    Gueule Ouverte, journal d’écologie politique qu’il créé en novembre 1972. Il peut fournir un

    angle d’approche très riche pour étudier la construction du mouvement écologiste en France.

    La courte vie du bulletin de liaison est agitée par une réflexion sur sa légitimité et sa fonction

    qui le dépasse en partie, le numéro 1410 s’intitulant ironiquement « Halte à la croissance du

    BL ! ».

    Des sources orales

    Par ailleurs, j’ai effectué des entretiens pour comprendre le sens que prenait pour

    chacun la participation à Survivre et pour réinscrire cet engagement dans des trajectoires de

    vie particulières.

    J’ai éprouvé des difficultés – imputables en partie à la brièveté et la mouvance des

    engagements de l’époque – à reconstituer les réseaux des gens impliqués dans Survivre. A

    partir des noms apparaissant dans la revue, j’ai rencontré les acteurs principaux du groupe

    parisien rédigeant la revue, Pierre Samuel, Denis Guedj, Ségolène Aboulker11, Jean-Paul

    Malrieu, Daniel Sibony, Alexandre Grothendieck étant retiré du monde et Claude Chevalley

    décédé. Je n’ai pas rencontré Didier Savard, le dessinateur du groupe, ni Laurent Samuel, le

    fils de P. Samuel. J’ai également effectué des entretiens avec Mireille Tabare, Denis Meuret,

    Daniel Samain, Jean-Charles Faye, Claudine Galliot, qui y participèrent à moments différents,

    y signant ou non des articles. Parmi les gens de province liés à Survivre, j’ai été en contact

    avec Thierry Sallantin, Jean-François Pressicaud et Jean Coulardeau.

    J’ai retrouvé ces gens à partir des noms apparaissant dans le journal ou le bulletin de

    liaison – les personnes n’écrivant pas étant invisibles – par l’intermédiaire des personnes

    rencontrées précédemment et au « hasard » de rencontres inattendues. Il s’est avéré

    particulièrement difficile de retrouver les femmes ayant participé à Survivre, peu nombreuses

    par ailleurs, à cause de leur changement de nom lors d’un mariage ou d’un divorce et alors

    que le milieu des années 1970 est riche de bouleversements dans les vies affectives.

    Complémentairement, j’ai mené des entretiens avec des scientifiques, principalement

    des mathématiciens, pour avoir des aperçus du milieu universitaire du début des années 1970.

    10 De mars 1973 environ. 11 De son nom de mariage de l’époque, aujourd’hui Ségolène Aymé.

  • 6 _ PAG

    Quand ils l’avaient connu, ils m’ont également fait part de leur perception de Survivre. J’ai

    rencontré six personnes qui ne participèrent pas à Survivre mais fréquentèrent des

    « survivois »12 et trois personnes qui n’ont pas participé à Survivre mais auraient pu13.

    Ces entretiens ont été menés de différentes manières : par une rencontre directe

    lorsque cela était possible, par des échanges téléphoniques, des correspondances par Internet

    et par lettres. Lorsque j’ai été contrainte de faire des entretiens à distance, les personnes

    interrogées en sont parfois venues à prendre directement la plume pour répondre à mes

    questions ou me livrer d’elles-mêmes leur récit. Cette pratique, inattendue, s’est révélée très

    intéressante et a permis d’engager autrement une discussion. Ces entretiens ont été l’occasion

    pour les gens ayant participé à Survivre de revenir sur ces années et d’évoquer des souvenirs

    « joyeux » ou « subversifs », ce qu’ils ont fait le plus souvent avec un grand plaisir14 –

    certains envisageant d’écrire leurs mémoires – et un souci de rigueur dans leur témoignage15.

    Retours critiques et nostalgiques sur une période bouillonnante de rêves et d’utopies, ces

    entretiens mobilisèrent des gens intéressés par l’écriture de l’histoire à laquelle ils

    participèrent

    Dans ces petits récits de vie, Survivre est un nom qui se projette jusqu’à aujourd’hui.

    Le mouvement Survivre, après l’arrêt de la revue, se prolongea dans les pratiques festives

    d’un petit groupe, dans des expérimentations d’agriculture biologique et s’ «incarna » dans

    des communautés. La plupart des gens que nous avons rencontrés décrivent la continuité qui

    les conduisit d’hier à aujourd’hui, comme M. Tabare : « A mon modeste niveau, j'ai tenté

    d'appliquer ces idées à ma vie. […] Le passé semble rejoindre le présent ». Plusieurs

    personnes, les plus jeunes notamment, évoquent Survivre comme un lieu de formation

    intellectuelle et politique et tiennent actuellement un discours proche de celui de la revue.

    Ce qui relie peut-être aujourd’hui les gens que j’ai rencontrés, par delà la diversité des

    parcours personnels, est un rapport privilégié à l’écrit. Lorsque nous les avons rencontrés, ils

    12 Jean-François Méla (alors mathématicien, maître de conférence à l’université d’Orsay puis de Vincennes), Pierre Rancurel (physicien), Dominique Pignon (physicien), tous trois ayant été proches de la revue Porisme du CNJS (Centre National des Jeunes Scientifiques) à la fin des années 1960, Claude Bruter (mathématicien enseignant à la faculté de Rennes et en thèse à l’Institut des Hautes Etudes Scientifiques où travailla Grothendieck jusqu’en 1970), Philippe Courrège, Serge Moscovici, formé à l’histoire des sciences et spécialiste de psychologie sociale. 13 José Dias (étudiant et professeur de mathématiques) Pierre Lusson (mathématicien) et Jacqueline Feldman (de formation physicienne, passée aux mathématiques appliquées aux sciences sociales). 14 Une seule personne n’a pas souhaité me rencontrer et une autre a demandé que l’entretien soit bref. 15 Les textes en résultant ont été relus, modifiés et complétés au cours de ces échanges.

  • 7 _ PAG

    ont évoqué leur dernière publication, effectuée dans un cadre professionnel et/ou militant16.

    Malgré l’imprécision de la formule, on les qualifierait volontiers d’intellectuels engagés.

    Les discours que j’ai recueillis relèvent d’une reconstruction historique qu’il convient

    de mettre à distance. La saisie des postures actuelles des interviewés me fut indispensable

    pour mettre en perspective ces témoignages livrés à travers le prisme de la mémoire et de

    l’évolution personnelle de chacun. En effet, le début des années 1970 représente une période

    de cassure dans les trajectoires de vie des acteurs de Survivre.

    Une période charnière pour ses acteurs

    Moment de reconfiguration des rapports science-société, le début des années 1970

    correspond pour ces scientifiques à un « bouleversement » personnel. Leur réflexion sur leur

    métier de chercheur est partie prenante d’une remise en cause générale des façons d’être en

    société.

    Le rassemblement initial autour de Survivre tient tout autant de fortes affinités

    personnelles, créées dans un contexte d’effervescence et d’intense sociabilité, que de

    convergences idéologiques. Dans les propos des gens, malgré leurs réserves à divulguer

    l’intimité de chacun, on décèle l’importance et la force des relations amicales et amoureuses

    au sein du groupe. Guedj par exemple, qui sera un des piliers du groupe de 1971 à 1975, y

    vient dans un premier temps par amitié pour Chevalley bien qu’il soit plutôt réticent aux

    propos qui s’y tiennent.

    La participation à Survivre est indissociable des remous des vies privées, qui elles-

    mêmes se politisent. Parmi les personnes que nous avons rencontrées, nombreuses sont celles

    qui divorcèrent à cette époque et s’engagèrent dans des expériences diverses. Pour n’en citer

    qu’une, on peut évoquer Grothendieck qui présente sa nouvelle compagne rencontrée aux

    Etats-Unis dans les bulletins de liaison de Survivre et se propose de vivre en communauté.

    16 J.-P.Malrieu, physicien théoricien, vient de publier un livre invitant à saisir les transformations du capitalisme et les portes de sortie, Jean Coulardeau, agriculteur impliqué dans l’homéopathie uniciste, un plaidoyer contre l’ordinateur, Mireille Tabare, exerçant diverses activités, journalistiques notamment, expose dans un livre les dangers du nucléaire, Denis Guedj s’emploie à « expliquer les mathématiques à ses filles » et revient dans ses romans sur l’histoire des mathématiques, dénonçant par ailleurs la mathématisation du secteur financier, Denis Meuret pense la différence des systèmes d’enseignement à la lumière des conceptions de Durkheim et de Dewey, Daniel Sibony publie de nombreux livres de psychanalyse et étudie les différentes dimensions de la technique, Laurent Samuel dans ses activités de journaliste suit les évolutions de la pensée écologique, Pierre Samuel retrace l’histoire des Amis de la Terre où se prolongea pendant une vingtaine d’années sa réflexion écologique, A. Grothendieck est tourné actuellement vers une écriture mystique, Didier Savard publie des bandes dessinées et dans un livre récent, Ségolène Aymé, directrice d’Orphanet, réfléchit au développement des techniques médicales.

  • 8 _ PAG

    Pris dans un mouvement plus large qui le dépasse et le lie intimement à d’autres, il exprime

    son ressenti dans Charlie-Hebdo : « L’évolution en cours ne se fixera sur aucun « truc » quel

    qu’il soit. Il faut évoluer en route, ou rester en route17 ».

    L’engagement dans Survivre participe d’un engagement plus large mettant en jeu et en

    lien les différentes sphères de l’existence. « On avait le sentiment collectif à l’époque

    d’assister à une rupture18 ». Cette citation reflète l’euphorie collective, cette « ouverture des

    possibles » consécutive à Mai 68. Pour les personnes que nous avons rencontrées, ces années

    sont marquées d’un sceau particulier, années de transition, de recherche de formes de vie et

    d’action, années fondatrices, précédant souvent un départ à la campagne. En cela s’expliquent

    en partie la radicalité des discours et leur forme utopique.

    Des discours révolus

    A la lecture de leurs textes, les acteurs de l’époque éprouvent aujourd’hui un sentiment

    d’étrangeté. Le décalage le plus fort concerne les discours de critique de la science, placés

    sous le signe de l’oubli : « Je ne suis pas dans la même disposition, ce n’est pas que je renie,

    mais c’est plus flou19 », « Je ne sais plus trop. Je ne sais pas ce que l’on disait contre la

    science d’ailleurs »20. Cette réticence ou cette difficulté à parler de la critique de la science,

    qui est pourtant au premier plan dans Survivre, ne peut manquer de désarçonner lorsque l’on

    aborde le sujet. L’oubli invoqué se double d’une opacité des discours, les phrases sont

    inachevées, les jugements tranchés bien que contradictoires, les oppositions pourtant si

    affirmées paraissent incompréhensibles, ponctuées d’ « antiscience », de « scientisme », de

    « technophobes » ou de « technophiles ».

    En premier lieu, il faut considérer que les réponses aux questions soulevées alors se

    cherchent toujours. L’écriture de l’histoire des mouvements de critique de la science, en ce

    qu’elle ne peut manquer de parler de leur postérité, relève d’un enjeu que nous ne pouvons

    dénier, et qui se retrouve dans la plupart de nos entretiens. L’effacement du débat sur le

    nucléaire, le déplacement des questions autour de nouvelles technologies et dans de nouveaux

    champs disciplinaires ont en partie recouvert les enjeux de l’époque, tandis que la polémique

    autour de l’affaire Sokal a attisé la tension qui entoure ces questions. Le présent a tendance à

    17 « Lettre à Fournier », publiée dans Charlie-Hebdo n°41 du 30 août 1971, p 12. 18 Entretien avec Jean-Paul Malrieu, 20 décembre 2008. 19 Entretien avec Denis Guedj, 14 mai 2008, qui poursuit ainsi : « A la fois, il y a plein de choses de cette époque sur lesquelles je n’ai pas changé. Maintenant je n’arrive plus très bien à comprendre mes motivations pour les justifier. » 20 Entretien avec Denis Meuret, 3 juin 2008.

  • 9 _ PAG

    être rabattu sur le passé, sans que l’évolution plus générale de la place des sciences dans la

    société ne soit prise en compte.

    Les personnes les plus directement impliquées dans la formulation de ces critiques

    radicales ont souvent le plus de difficultés à en parler. La virulence de ces propos contre la

    Science prétendument neutre ou objective prenait sens dans un contexte discursif violent, où

    les accusations ad hominem étaient fréquentes et placardées sur les murs du quartier latin. Elle

    tient à leur nouveauté et à la nécessité « de passer par une phase très offensive, très

    subversive, vis-à-vis de « l’ordre établi » car ce dernier apparaissait très solide21 ». Le

    décalage créé par la relative diffusion de ces idées, leur assouplissement et leur

    institutionnalisation partielle 22 est renforcé par les changements qui ont affecté la nature

    sociale des sciences : marchandisation croissante des sciences et techniques, prise en compte

    et mise en place d’une gestion nouvelle des risques, invocation croissante de la science

    doublée d’une contestation plus apparente de ses produits et de ses énoncés, et de sa légitimité

    à ordonner la société.

    Par ailleurs, l’affrontement frontal entre le scientifique et la « Science » tel qu’il est

    mis en scène par Survivre est une posture difficilement supportable sur le long terme. Ceux

    qui sont restés chercheurs et qui tiennent un discours proche de Survivre, tout en soulignant

    l’inconfort de leur position, n’en étaient pas alors les principaux porteurs. Certains, à défaut

    de changer la science, se sont eux-mêmes déplacés, abandonnant les questions scientifiques,

    les travaillant de l’extérieur ou s’aménageant une place spécifique dans le milieu scientifique.

    L’étrangeté que leur inspire aujourd’hui leur propre discours reflète ce déplacement et la

    difficulté qu’ils eurent à trouver une postérité à leurs positions d’alors.

    Les auditeurs et les spectateurs lointains en parlent plus volontiers, estimant souvent

    que cette critique de la science reste d’actualité pour penser les promesses de bonheur

    accompagnant les nanotechnologies ou les développements actuels de la médecine. Les

    choses s’éclairent aussi partiellement lorsque l’on n’aborde pas les questions de front, que

    l’on abandonne les questions idéologiques pour parler de médecine ou d’expérimentations

    techniques.

    Pour restituer les enjeux de l’époque, le sens de cette attaque frontale de « La

    Science » et la valorisation d’une nouvelle science et d’une nouvelle technique « par le

    peuple », il me semble indispensable de replacer ces discours dans leur dimension à la fois

    utopique et de critique radicale.

    21 Entretien avec J.F. Pressicaud, mars 2009. 22 Analysée par les travaux en cours de M. Quet.

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    Le discours écologiste de Survivre possède un statut similaire lorsqu’il proclame

    l’adéquation entre écologie et révolution ou dessine le tableau utopique d’une société

    écologisée. Pourtant, la légitimité conférée aujourd’hui aux questions écologiques oriente les

    entretiens vers un discours plus consensuel, la valorisation d’une sensibilité écologique faisant

    parfois pendant au silence entourant la critique de la science ou de l’expertise. Toutefois, j’ai

    été frappée par la complexité des positions des personnes les plus impliquées dans Survivre.

    Tandis que l’Histoire des Amis de la Terre de P. Samuel rappelle aux plus jeunes l’époque où

    l’association défendait une position moins gestionnaire, nombreux sont ceux qui ont renoncé,

    avec Survivre, à aborder directement la question écologique. Ces entretiens m’ont appris la

    réticence initiale vis-à-vis de la « mentalité écologique » de ceux qui tenteront de la définir

    comme l’opposé de la « mentalité technicienne23 » avant d’en faire une critique étayée.

    Corroborant l’impression que donne la lecture des bulletins de liaison, ces entretiens montrent

    que la sensibilité écologique était plus ancrée dans les groupes provinciaux de Survivre, dont

    elle fut le moteur premier de constitution.

    Ces entretiens nous ont permis de recueillir des informations de statuts variables, nous

    permettant en outre d’adopter différents points de vue sur la revue. Ils nous aident à décrire

    les dynamiques qui amenèrent ces personnes à se regrouper autour d’une revue et à se doter

    d’un certain type d’organisation, mais ils nous ont aussi appris, comme le dit J.-P. Malrieu,

    « les histoires que l’on se racontait » et les expressions de l’époque que les gens retrouvent

    lorsqu’ils se mettent à parler.

    Nous ne pouvons donner une vision exhaustive de ce que fut Survivre mais nous

    voudrions commencer par suggérer certaines facettes de cet objet hétéroclite.

    Quelques aperçus d’un objet hétéroclite

    Une géographie

    Trois éminents Bourbakistes, C. Chevalley et R. Godement et A. Grothendieck se

    retrouvaient avec quelques autres pour réfléchir et dénoncer la militarisation de la recherche,

    dans le sillage de la mobilisation contre la guerre du Vietnam et sur le modèle de sa

    23 « Vers un mouvement … de subversion culturelle », Survivre...et Vivre n°12.

  • 11 _ PAG

    contestation par les scientifiques américains. Ils se rencontraient occasionnellement quand,

    l’été 1970, Grothendieck revient des Etats-Unis avec les textes du premier numéro de

    Survivre. La réalisation d’une revue, dont C. Chevalley est le premier directeur de

    publication, active les débats au sein du petit groupe la soutenant. Celui-ci s’élargit

    progressivement et les réunions jouent un rôle de plus en plus important dans l’élaboration

    des numéros de la revue tandis que la place prise par les articles de Grothendieck et de ses

    correspondants nationaux et internationaux se réduit.

    Des réunions se tiennent les mardis soir à Massy où Grothendieck et sa femme

    reçoivent chaleureusement ce petit groupe d’amis mathématiciens. La maison de Chourik –

    Alexandre en russe – héberge aussi le secrétariat de Survivre. Puis, des permanences en soirée

    sont également assurées par des membres de Survivre. Le jeudi soir, P. Samuel et L. Samuel

    ouvrirent longtemps la porte de leur appartement de Bourg-la-Reine, tandis qu’un dimanche

    par mois, celui de S. et J.-P. Aboulker voyait défiler de nombreuses personnes – S. Aboulker

    se souvient bien du service continu de spaghettis qu’elle assurait alors24. Les « survivois »,

    ainsi qu’ils se nomment parfois eux-mêmes, y sont rejoints par des amis ou des curieux ayant

    lu le journal où les réunions sont annoncées. Certains, comme J.F. Méla, s’en tiennent à

    quelques visites occasionnelles, d’autres s’investissent dans le mouvement, comme Didier

    Savard, apparu là un soir, accompagné de sa femme dans une tenue parfaitement

    conventionnelle, provoquant la surprise générale.

    Au printemps 1972, le secrétariat et la bibliothèque de Survivre quittent la maison de

    Grothendieck pour un local, au 5 rue Thorel dans le 2ème arrondissement de Paris où le Service

    Civil International25 les héberge gracieusement. Le local, où travaillent quasiment à plein

    temps ceux qui se chargent du secrétariat, devient un endroit de passage, de discussions et de

    réunions informelles. Survivre déménagera à nouveau en 1973 lorsque l’orientation de la

    revue changera pour s’installer dans une cave peu avenante rue Chappe dans le 18ème

    arrondissement de Paris.

    Des lieux de discussion

    24 Entretien avec S. Aymé, 7 avril 2009. 25 Le Service Civil International (SCI) est une association regroupant des objecteurs de conscience, en lutte pour l’obtention d’un véritable statut, qui se charge de l’organisation des services civils. Depuis sa création, Survivre est en relation avec elle.

  • 12 _ PAG

    Dans ces différents lieux de réunions se tiennent des conversations commentant

    l’actualité politique et sociale, les livres et journaux récents, le traitement médiatique des

    questions nucléaires et environnementales. Guedj et Chevalley y introduisirent rapidement

    l’idée que « la science n’est pas neutre »26, qui connaîtra de grands développements et

    deviendra un des sujets de réflexion privilégiés de ces réunions. Au cours de celles-ci se

    dégagent et se discutent les thèmes des numéros de la revue. Dans un milieu scientifique

    agité, la production d’une revue est une occasion de rassemblement, de croisement des

    préoccupations. Les mathématiciens sont rejoints par quelques physiciens, chimistes et

    ingénieurs et les articles de Survivre contribuent à fabriquer une certaine cohérence de la

    critique. Les réunions de Survivre deviennent un point de départ pour des interventions sur les

    facultés de science.

    On vient aux réunions de Survivre en famille, comme les Samuel, en couple, marié ou

    non, comme les Boyer, en communauté, en groupe de travail, comme les cinq doctorants d’un

    laboratoire de l’Ecole de chimie de l’ENS d’Ulm, ou avec des amis d’une même sensibilité

    politique. Les femmes sont très peu nombreuses et toujours « la femme de » ou « l’amie de ».

    Certains se déplacent de province pour assister aux réunions de Survivre, comme le firent T.

    Sallantin et J. Coulardeau, tandis que des participants de Survivre se déplacent dans toute la

    France pour y animer des réunions. On vient y débattre, prendre des contacts, simplement par

    curiosité ou pour se former.

    De fortes personnalités dominent les discussions. « Survivre m’a formée. C’était très

    flou alors pour moi, j’avais une prise de conscience mais ils étaient très en avance dans la

    formulation. Surtout Grothendieck, mais je m’en méfiais car il avait une très grande force de

    persuasion que je vivais comme une violence », témoigne S. Aboulker. Figure fascinante ou

    repoussoir, la personnalité de Grothendieck polarise longtemps les affects. Certains évoquent

    son dogmatisme, d’autres, comme Mireille Tabare, sa générosité et sa chaleur27. Grothendieck

    ne semble pas avoir écrasé ou dominé les réunions de Survivre, vraisemblablement parce que

    les personnes regroupées autour de lui surent s’affirmer – ce qui ne favorisa pas l’expression

    des femmes présentes. Les plus jeunes n’y prennent pas toujours la parole, comme se souvient

    Jean-Charles Faye, jeune doctorant lorsqu’il rejoignit Survivre vers 1973: « Je suis resté

    estomaqué parce que je ne connaissais pas ce langage, je suis resté silencieux, à regarder.

    26 Entretien avec Denis Guedj, 14 mai 2009. 27 « Il jouait du piano et on chantait de nombreuses chansons en russe. Il était très spontané, sentimental. », Entretien avec Mireille Tabare, 12 mars 2009.

  • 13 _ PAG

    J’allais aux réunions, il y avait Denis Guedj, Denis Meuret, Philippe Aigrain, Jean-Paul

    Malrieu, des esprits brillants, ils m’impressionnaient beaucoup. » Cet aspect paraît se

    renforcer dans les deux dernières années d’existence de la revue, alors que la régularité de

    parution des numéros – qui donnait lieu à une polémique constante – ne semble plus

    préoccuper les orateurs.

    Un espace d’engagement

    Survivre délimite ainsi un espace de discussion plus qu’elle ne représente un

    mouvement constitué. Débordant les cadres des structures de regroupement, ce sont les

    individus qui se suivent les uns les autres qui contribuent à définir l’orientation de ces petits

    mouvements d’extrême gauche, les thèmes semblant ainsi circuler d’un groupe à un autre.

    Beaucoup de gens ne savent plus comment ils sont arrivés à Survivre, sans doute par une

    personne, disent-ils, ou une autre, ou bien par l’intermédiaire d’un groupe proche. Le cri du

    peuple, petit journal libertaire qualifié d’ « anarcho-désirant » sert notamment de « sas » vers

    Survivre, via D. Guedj. Survivre doit ainsi son existence et sa forme à la souplesse et à la

    multiplicité des politisations, à la « porosité » des petits groupes radicaux dans l’après Mai 68,

    telle que l’analyse I. Sommier28. Cette ouverture et cette « fragilité » du mouvement Survivre

    nous semble aller de pair avec l’imbrication des relations amicales, professionnelles et

    politiques ainsi qu’avec l’influence de personnalités singulières.

    Survivre représente pour beaucoup de ces participants une facette de leur engagement

    de l’époque parmi d’autres. Ils ne considèrent pas que la revue portait l’ensemble de leurs

    préoccupations. P. Samuel est un des rares hommes à participer aux premiers mouvements

    féministes. S. et J.-P. Aboulker et d’autres fréquentent parallèlement des mouvements de

    réflexion critique sur la médecine, tels que Tant qu’on a la santé. D. Guedj s’investit dans un

    journal libertaire : « En même temps, j’étais dans le Cri du peuple. C’était vraiment des anars,

    on faisait des choses sur les militants anarchistes italiens qui avaient été jetés par la

    fenêtre.[…] Je me faisais bien de cette double vie, ça ne me gênait pas du tout29. » J.-P.

    Malrieu reste lié à des mouvements plus marxistes : « Mes préoccupations politico-sociales,

    sur les questions de la lutte des classes, des rapports sociaux, sur la question des richesses, ce

    n’était pas présent [dans Survivre]. […] Ce n’était effectivement pas non plus une époque où

    28 Isabelle Sommier, « Les gauchismes », Mai-juin 68, Editions de l’Atelier/Editions Ouvrières, Paris, 2008. 29 Entretien avec D. Guedj, 14 mai 2009.

  • 14 _ PAG

    l’on s’engageait à 100% de sa vie30. » Le militantisme, dont on rappelle que l’origine vient du

    terme « militaire », est alors fortement décrié et assimilé à l’obéissance aveugle des

    intellectuels au Parti communiste.

    Dans la nébuleuse gauchiste, Survivre se signale par sa non-violence, son abandon de

    la référence à la classe ouvrière et son attirance pour la révolution culturelle, thématiques qui

    rapprochent le mouvement de petits groupes anarchistes et maoïstes, particulièrement actifs

    au Centre expérimental universitaire de Vincennes.

    La participation à la revue s’inscrit dans des formes d’engagements personnels

    diverses, allant des conférences magistrales de Grothendieck dans les hauts lieux de la science

    à des installations en communauté à la campagne, en passant par des pratiques végétariennes.

    Dans le cadre de Survivre, des personnes animeront des conférences ou des débats, sur des

    thèmes variés, qu’ils choisiront eux-mêmes ou selon les demandes d’interventions reçues au

    secrétariat de Survivre. Ces personnes ne sont pas toujours des participants actifs à la

    rédaction de la revue, comme l’astrophysicien J. Delord. Survivre fournit également un cadre

    de mobilisation aux groupes locaux de Survivre qui luttent contre l’installation de centrales

    nucléaires, de camps militaires ou d’industries polluantes. Le groupe parisien s’investira dans

    la dénonciation des « conditions » de stockage des déchets nucléaires sur le site du CEA de

    Saclay.

    Seul Grothendieck se consacre exclusivement à Survivre, en assurant le secrétariat

    pendant deux ans et mettant ses talents d’orateur au service d’une véritable carrière de

    conférencier. Pourtant, la forme et la nature de son engagement n’ont cessé d’évoluer, son

    cheminement personnel se confondant en partie avec l’évolution du mouvement. Il s’est

    ouvert à d’autres problématiques et à un milieu qu’il ne connaissait pas. Il laisse

    progressivement la place à d’autres, se retirant sur ses projets personnels de vie en

    communauté, puis de départ à la campagne et d’expérimentation technique, choisissant

    finalement de se retirer du groupe. On peut parler avec D. Guedj, en qui il trouva un

    compagnon de route, de son côté « buté-ouvert31 ». Couple improbable selon J.-P. Malrieu32,

    30 Entretien avec J.-P. Malrieu, 20 décembre 2008. 31 « Grothendieck, avec son côté buté-ouvert - quand il s’ouvre, il s’ouvre et quand il se met à travailler, il travaille-, 15 jours ou 3 semaines après [que C. Chevalley et D. Guedj aient abordé la question de la neutralité de la science à une réunion de Survivre] a sorti un texte de trente pages, à son habitude, dans lequel il brassait toute la question de la neutralité de la science. » Entretien avec D. Guedj, 14 mai 2008. 32 « C’était [Grothendieck] un personnage tellement surplombant du point de vue de la capacité formelle, de la capacité d’abstraction. Guedj était absolument tout son contraire, intuitif, enthousiaste, pas rigoureux du tout, souvent analogique. », Entretien avec J.-P.Malrieu, 20 décembre 2008.

  • 15 _ PAG

    eau et feu pour J.F. Méla33, ils sillonnèrent tous deux longuement la France, leurs différences

    faisant la richesse de leurs interventions dans les débats, les amenant à sympathiser, qui avec

    des non-violents, qui avec des révolutionnaires. Les numéros de Survivre sont à l’image de cet

    étrange équilibre.

    Un collectif de rédaction

    Une petite dizaine d’auteurs réguliers – cf tableau en annexe – et de nombreux auteurs

    occasionnels y collaborent. Aucune ligne directrice n’est définie mais, comme le répète un

    encart sur la première page à partir du numéro 8, elle « est en train de se dégager ». Les

    articles dessinent une sensibilité commune ; s’y répètent des expressions telles que « libérer

    les besoins et les désirs ». Après avoir participé à une réunion où elle parla d’agriculture

    biologique, Mireille Tabare rédigea un article sur ce thème34 dont la forme illustre le rôle de

    rapporteur imparti à certains et que l’on décèle dans d’autres articles. Son point de vue

    personnel s’y exprime dans l’ordonnancement des différentes conceptions de l’agriculture

    biologique qui furent débattues à la réunion. Les articles des participants parisiens, assemblant

    avec plus ou moins de clarté des idées proches, sont souvent le fruit de ces réflexions

    collectives et sont parfois signés par plusieurs personnes. On peut même parler d’écriture

    collective lorsque les articles ont évolué au fil des réécritures.

    Des points de vue divergents s’expriment aussi dans la revue, entre les articles ou par

    un jeu de mise en page35 – un dessin de Savard ajoutant une pointe d’ironie à un article. Des

    sensibilités particulières s’y affirment. Les articles de D. Sibony colorent notamment la revue

    d’une dimension psychanalytique, y imposant une conception de la subversion par

    l’émergence d’une parole collective. Le petit groupe parisien de Survivre valorise la

    singularité des personnes, l’intelligence, la diversité et la nouveauté des approches.

    Similairement, la revue se veut plus théorique que militante, la conception de D. Guedj qui

    33 « Guedj-Grothendieck, c’est un paradoxe en soi ! C’est l’eau et le feu. Guedj était très axé sur la qualité de la vie. Il avait créé un réseau de gens qui vivaient les uns chez les autres. (…) Il voulait embellir la vie. (…) Il était plutôt épicurien, A. Grothendieck était un moine-soldat. », Entretien avec J.F. Méla, 2 avril 2009. 34 M. Tabare, « Pour de nouvelles cultures », Survivre...et Vivre n°10. 35 Par exemple, un exposé sur les dangers de la radioactivité est introduit par les mentions « cours n°1 » et « puisqu’on doit en passer là…chose promise chose due », Grothendieck, « Les pépins des noyaux », Survivre...et Vivre n°14.

  • 16 _ PAG

    privilégie la nouveauté de chaque numéro l’emportant sur celle de Grothendieck qui aurait

    souhaité une publication plus régulière et un mouvement plus large36.

    Le groupe parisien ne remplit pas à lui seul les colonnes de Survivre. Si les tribunes se

    font plus rares avec le succès du journal, les rédacteurs publient tels quels des articles envoyés

    par des personnes de province et des extraits choisis de lettres.

    En 1972, le nombre de collaborateurs potentiels a cru, les lettres affluent au secrétariat

    et les réunions attirent un nombre croissant de personnes. Survivre décide de formaliser un

    fonctionnement démocratique et ouvert : aux réunions doivent se définir les thèmes du

    numéro suivant et un comité de rédaction se constituer. Celui-ci travaillera ensuite de manière

    autonome.

    Ce fonctionnement favorisera des numéros thématiques37 et la rédaction de longs

    articles introductifs collectifs signés par le comité de rédaction et dont d’autres articles du

    numéro développent un point particulier. Présentés parfois comme des éditoriaux, ils

    explicitent les opinions de fond des auteurs et définissent un cadre d’action pour un

    mouvement social. On peut considérer ces articles, sur la science, la subversion culturelle et le

    nucléaire, comme des manifestes. Ils sont d’ailleurs reproduits et circulent indépendamment

    de la revue. Il nous a semblé judicieux de nous appuyer plus amplement sur ces textes, par

    ailleurs matériaux de travail appréciables, pour présenter le discours de Survivre.

    Parallèlement à la revue, des textes écrits par les participants à Survivre

    s’échangeaient, connaissaient des réécritures selon les critiques, et contribuèrent à la

    construction d’une réflexion collective. Ils alimentèrent les articles du journal, donnèrent lieu

    à de petites publications, et, sous le nom de monographies, devaient faire l’objet de brochures

    traitant d’un sujet particulier. A. Grothendieck envisage de les faire publier chez Maspero

    mais le projet ne semble pas avoir abouti. Une dizaine de monographies tirées à quelques

    centaines d’exemplaires circulèrent cependant et, parfois, leur(s) auteur(s) se chargère(nt) par

    la suite de donner une autre forme à leur réflexion, comme le physicien Yves Le Hénaff ou

    l’ethnobotaniste autodidacte Pierre Lieutaghi38.

    36 Bulletin de liaison n°4. 37 Les numéros 9 et 10 seront centrés sur la critique de la science, les numéros 14 et 15 sur le nucléaire. 38 Y. Le Hénaff rédige en 1972 une contre rédaction d'une monographie de George Comte – au statut particulier, vu son caractère « scientifique » – sur la pollution radioactive éditée par Survivre avant de continuer ce travail au cours d’un engagement soutenu dans le mouvement antinucléaire. P. Lieutaghi qui réalisa une monographie sur l’agriculture naturelle aura dans ses livres ultérieurs de nombreuses autres occasions d’en présenter les bienfaits.

  • 17 _ PAG

    Le petit bulletin ronéo change d’aspect au printemps 1971 lorsque les dessins de D.

    Savard y font leur apparition. Ces dessins sont un support rhétorique majeur du journal,

    comme l’illustre le choix de consacrer la page de couverture et parfois la dernière à un grand

    dessin. Cette formule rappelle celle de Charlie-Hebdo et sera utilisée ensuite par La Gueule

    Ouverte, créée par Fournier à la fin de l’année 1972. Progressivement, la mise en page se

    déstructure, le sommaire se cache parmi les articles qui commencent sur une page et se

    finissent bien plus loin. Des brèves, des petites annonces et des dessins émaillent chaque

    page, s’insérant au milieu des articles. S’en dégage une impression de prolifération,

    d’effervescence, d’explosion de vie. Les derniers numéros achèvent la déconstruction de la

    forme classique du journal. Selon la mode situationniste, des collages de photos et de

    coupures de journaux apparaissent, tandis que les articles se dotent de titres sans rapport avec

    leur contenu. Les signataires des articles appartiennent un temps à l’Académie française, puis

    à la Comédie française, les pseudonymes se multiplient, et enfin, dans les trois derniers

    numéros, les articles ne sont plus signés.

    Les engagements parallèles dans d’autres mouvements des participants à Survivre

    transparaissent dans la revue : soutien aux objecteurs de conscience, aux anarchistes italiens,

    au docteur Carpentier attaqué en raison de son combat pour la liberté sexuelle, lutte contre des

    centrales nucléaires ou contre des politiques d’aménagement du territoire. Ces différentes

    actions alimentent la réflexion de la revue, formant la toile de fond d’articles plus généraux

    sur l’industrie antipollution et la politique de protection de la nature par exemple.

    Les récits occupent une place importante dans Survivre. Occasion de décrire

    l’atmosphère des milieux scientifiques ou lycéens, ils dépeignent les positions et les

    argumentations en présence. Les actions menées par les « survivois » prennent là un autre

    sens, trouvent une continuité et acquièrent une valeur subversive exemplaire. Pensées comme

    des piques à la société, elles servent à analyser sa façon de réagir, son état de décomposition

    et de fermentation écologique. Ces récits permettent de faire le point sur le développement du

    mouvement écologique, comme après la manifestation du 10 juillet 1971 contre la centrale du

    Bugey et d’ouvrir une réflexion critique sur les formes de lutte, par exemple à la suite de la

    manifestation du 05 août 1972 sur la pollution du bassin d’Arcachon.

    L’exposition des scènes où se joua l’affaire des fûts fissurés de Saclay permettra à ses

    acteurs de circonscrire différents enjeux du développement du nucléaire (conditions de travail

    et position des syndicats, danger de la pollution radioactive, dimension locale de la

    contestation, statut des experts). La critique de la science et des experts se développe et évolue

  • 18 _ PAG

    au fil de l’engagement des survivois dans le mouvement antinucléaire. Le discours de la revue

    se construit ainsi à travers les actions et les évolutions de ses participants. La production du

    journal se veut en effet partie prenante du mouvement de « subversion culturelle » que prône

    la revue, ainsi que le rappelle Michel Auffret du groupe de Nantes : « Le journal est à mon

    avis un instrument d’intervention au même titre que le débat subversif, l’exposition, la

    manifestation, […] c’est à chaque groupe de déterminer ses propres formes d’action 39 ».

    Si Survivre est le support de multiples initiatives et un lieu de rassemblement et de

    rencontre, c’est aussi une petite publication manuelle réalisée de toutes pièces par ses

    participants.

    La production de la revue

    Déplorant le manque d’approfondissement de certaines thématiques, D. Guedj

    témoigne de l’investissement nécessaire : « On avait déjà du boulot ! Il fallait faire marcher la

    machine. C’était une très très grosse machine. Grothendieck s’y adonnait toute la journée. Et

    pendant un an et demi ou deux, je l’ai fait toute la journée ». Au cours de l’année 1971,

    Survivre augmente progressivement son tirage : de 1 300 exemplaires en janvier, elle passe à

    10 000 exemplaires l’hiver 1971 puis à 12 500 exemplaires en 197240. La revue se vend

    « comme des petits pains » et tous les exemplaires trouvent acheteur. Les premiers numéros

    tirés à moins d’exemplaires étant épuisés, le biologiste J.-C. Demaure en assure une réédition

    nantaise courant 1971. Rares sont les publications militantes qui parvinrent à réaliser

    intégralement fabrication et routage d’un si grand nombre d’exemplaires et à assurer elles-

    mêmes leur financement. Dans un premier temps, la revue a fonctionné grâce aux dons de

    Grothendieck qui y versait l’argent des conférences qu’on l’invitait à donner à l’étranger.

    Selon le trésorier P. Samuel, les comptes de Survivre sont équilibrés à partir de 1972.

    Le travail de secrétariat croît progressivement, Survivre étant en contact avec une

    multitude de petits groupes radicaux et de personnes de province. Répondre aux lettres,

    organiser des déplacements, rédiger le bulletin de liaison, mettre en forme la revue, assurer

    son routage et une liaison avec les diffuseurs occupe effectivement Grothendieck à plein

    temps de l’été 1970 au printemps 1972, mis à part ses deux voyages aux Etats-Unis. Ayant

    démissionné de l’Institut des Hautes Etudes Scientifiques en septembre 1970, il a choisi de se

    39 Michel Auffret, lettre de fin 1972, adjointe aux bulletins de liaison. 40 Le numéro 6 (janvier 1971) est tiré à 1300 exemplaires, le numéro 7 (février-mars 1971) à 2 000, le numéro 8 (juin-juillet 1971) à 3 000, le numéro 9 (août-septembre 1971) à 5 000, les numéro 10 et 11 (octobre-décembre 1971 et printemps 1972) à 10 000, le numéro 12 (juin 1972) à 12 500.

  • 19 _ PAG

    consacrer exclusivement à cette tâche et a cessé toute recherche mathématique, assurant

    simplement des cours hebdomadaires au Collège de France puis à l’université d’Orsay. Lors

    de son premier voyage aux Etats-Unis début 1971, il a oublié de faire transférer son courrier

    et le numéro 7 de la revue devra attendre son retour. Un certain partage des tâches semble se

    mettre en place à la suite de cet incident. D’autres personnes dégagent du temps sur leurs

    activités professionnelles et prennent en partie le relai, comme D. Guedj, alors maître-

    assistant à l’université de Vincennes. Le statut de chercheur de la plupart des survivois leur

    laissent en effet un temps libre appréciable, particulièrement aux mathématiciens reconnus,

    comme le professeur émérite P. Samuel, et aux jeunes doctorants41.

    Le courrier reçu demandant une réponse, soit une quinzaine de lettres par jour en

    1972, est dispatché entre une dizaine de personnes, au hasard ou selon les thématiques

    privilégiées par chacun. La rédaction du bulletin de liaison, assurée dans un premier temps par

    Grothendieck et les objecteurs de conscience travaillant à Survivre, devient également le fait

    de plusieurs personnes passant au secrétariat à des moments différents et y épluchant la presse

    reçue.

    Dans les deux premières années de la revue, la réalisation concrète du journal est

    assurée en grande partie par Ségolène Aboulker, la seule femme fortement impliquée dans

    Survivre: « J’ai l’impression que j’ai joué un rôle très mineur mais pratique. Je tapais à la

    machine sur une énorme machine à écrire électrique de l’armée. Eux, ils écrivaient. Je faisais

    le courrier des lecteurs, la mise en page, les collages avec du scotch. La fabrication et le

    routage42. » En 1972, lorsqu’elle part vivre à Aix, elle sera remplacée dans ce rôle

    traditionnellement dévolu aux femmes par des objecteurs de conscience faisant leur service

    civil à Survivre et auxquels Survivre fait appel en septembre 197143.

    Ceux-ci assurent également dans l’ombre des fonctions de secrétaires, aux côtés de

    Grothendieck puis de Guedj. Jacques Bille, dont les premiers numéros de Survivre

    soutiennent le combat pour obtenir un statut, rejoint la revue après un court séjour en prison.

    Il se fait appeler Jésus et, comme P. Samuel l’a évoqué, il semble que les objecteurs-

    secrétaires – il est en outre fait mention dans les bulletins de liaison de trois secrétaires

    41 Comme ils estiment qu’il est de la responsabilité des chercheurs de consacrer une partie de leurs cours aux questions de la survie, du rôle du mathématicien dans la société ou à des questions « épistémologiques » – respectivement Grothendieck au Collège de France et dans ses conférences, P. Samuel dans son séminaire à Orsay et l’équipe de professeurs rassemblés à Vincennes autour de Chevalley – leur engagement dans Survivre leur apparaît comme une contrepartie de leur statut et de leur salaire. 42 Entretien avec Ségolène Aymé, 7 avril 2009. 43 « Bulletin (plus ou moins) intérieur », Survivre...et Vivre n°9, p 34.

  • 20 _ PAG

    pacifistes pratiquant l’espéranto – menaient une vie ascétique et mystique44. Silencieux, ils ne

    semblent pas prendre part aux discussions ni écrire d’articles. Ils contribuent certainement à

    maintenir Survivre en lien avec les mouvements non-violents et d’objecteurs de conscience

    qui diffusent le journal, comme Anarchisme et Non-violence ou le Groupement d’Action et de

    Résistance à la Militarisation. En juin 1972, 20 objecteurs demandent à faire leur service à

    Survivre45 qui a soutenu leurs luttes depuis sa création.

    Survivre envisage au printemps 1971 de fonder une imprimerie communautaire avec

    d’autres petits groupes militants mais ne parvient pas à réaliser son projet et continue à

    fréquenter l’imprimerie Roto-Technique-Offset d’Aubervilliers.

    La diffusion de Survivre ne suit pas le circuit commercial classique ; des centaines

    d’exemplaires sont envoyés à des gens de province qui les vendent dans des universités, des

    associations ou dans la rue, à leurs proches, leurs collègues et à des inconnus. « Grothendieck

    dans les premiers mois a fait des conférences dans les universités de province et dans les

    écoles d’ingénieurs et à chaque fois, il faisait un appel pour la distribution. Il a disséminé

    comme ça46 ». Un nouvel appel à participer à la diffusion de Survivre est lancé avec succès

    dans Survivre...et Vivre n°9. Des librairies militantes (au nombre de 24), comme la Librairie-

    coopérative et l’Agalsi de Strasbourg47, vendent aussi le journal, principalement dans le

    quartier latin de Paris. Ces vecteurs spécifiques de diffusion favorisent un certain type de

    public, souvent déjà partie prenante d’expériences proches de celles du groupe parisien. Les

    121 personnes diffusant Survivre en province tiennent un rôle de relai, insérant la revue dans

    des mouvements ou des lieux spécifiques. Elles sont souvent à l’origine d’un groupe local de

    Survivre et l’on peut les considérer comme le terreau du mouvement ; ces groupes de

    province sont d'ailleurs bien plus intéressés que le groupe parisien par les questions de mise

    en réseau, d'organisation, ce qui prendra vraiment forme avec Les Amis de la Terre au milieu

    des années 1970. L’organisation de la diffusion de la revue s’appuie ainsi sur un petit réseau

    qu’elle constitue et qui se développe ensuite localement. Par sa structuration même, dont elle

    affirme le caractère politique, Survivre amène les gens à se rencontrer et à entrer en relation.

    Parallèlement aux parisiens fréquemment en déplacement, la revue circule de Paris vers la

    44 J. Bille s’exprime une fois brièvement dans un bulletin de liaison où il est question du secrétariat. Il évoque son attirance pour la solitude et le don de soi et dit trouver le bonheur en dormant sur une natte. 45 Bulletin de Liaison de Survivre… et Vivre n°1, février 1972, p 1. 46 Entretien avec Ségolène Aymé, 7 avril 2009. 47 Librairie coopérative qui se veut une « institution de subversion culturelle » et est un lieu de discussion regroupant des trotskystes, des maoïstes, des déviationnistes, des anarchistes, etc.

  • 21 _ PAG

    province, tandis que l’argent des ventes remonte, accompagné de commentaires sur le dernier

    numéro.

    Un objet aux usages multiples

    La revue est aussi un objet qui s’échange avec d’autres groupes militants. Plus que de

    « diffusion » et de « réception » des idées de Survivre dans certains milieux spécifiques, on

    peut parler de liaison avec ces groupes. Les participants de Survivre sont en effet impliqués

    parallèlement dans ces mouvements ou bien les découvrent et s’y investissent. Par exemple,

    Laurent Samuel travaille à la constitution d’un réseau de producteurs/consommateurs de

    produits biologiques, selon les principes de la « subversion alimentaire » prônée par la

    communauté d’agriculture biologique Germinal.

    Si à Paris la réalisation de la revue est une occasion de rassemblement de personnes de

    sensibilités diverses et d’élaboration d’une réflexion collective, en province Survivre est un

    objet diffusé et discuté par des petits groupes affinitaires déjà existants. Au sein de ces

    mouvements, elle est une ressource pour certains, une voix discordante pour d’autres.

    J.F. Pressicaud introduit Survivre dans le Cercle Proudhon de Limoges et dans les

    petits milieux anarchistes de la région qu’il fréquente. Le mouvement anarchiste est alors

    plutôt apologétique de la science et de la technique. La lecture de Survivre, combinée avec

    celle d’Ellul48, infléchit le positionnement de J.F. Pressicaud qui trouve alors dans la revue un

    élément d’affirmation et de démarcation49. Survivre est ainsi mobilisé dans un débat interne

    au milieu anarchiste, contribuant à en déplacer les frontières et les clivages.

    La « place de marché » qu’est Survivre selon Denis Guedj participe à la mise en

    relation de groupes, à la diffusion de la critique de la science et de la technique dans le

    mouvement anarchiste, de la mise en question du scientisme dans les mouvements de

    protection de la nature.

    Survivre apparaît à bien des égards comme un objet-ressource. Outre les compte-rendu

    de livres50 qu’il propose, on y trouve des adresses utiles : la dernière page est consacrée à des

    48 Jacques Ellul, La technique ou l’enjeu du siècle, Armand Colin, Paris, 1954. 49 Entretien avec J.F. Pressicaud, mars 2009. 50 Illich Une société sans école, Editions du Seuil, 1971 ; Spencer Klaw The new brahmins – scientific life in America, Morrow, New York, 1968 ; Friends of The Earth, Environmental Handbook, Friends of the Hearth Book, New York, 1970.

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    renseignements sur l’objection de conscience, des présentations de nouveaux groupes

    écologistes ou de comités antinucléaires sont faites régulièrement, des appels aux

    manifestations, aux fêtes, aux contre-colloques scientifiques sont lancés, tandis que les petites

    annonces se multiplient, invitant à rejoindre une communauté, un service vétérinaire

    alternatif, un centre de recherche de technologies douces, etc.

    Survivre se dote d’une bibliothèque et prête des livres par correspondance pour une

    durée d’un mois. Nous ignorons si cette initiative, certainement mise en place par

    Grothendieck, rencontra un succès auprès des lecteurs et quelle était la taille de la

    documentation de Survivre. Celle-ci est alimentée par une littérature américaine : le petit

    recueil de sources complémentaires que nous avons collecté révèle l’importance de la

    circulation de textes en provenance des Etats-Unis et la constitution d’un petit stock de

    littérature anglo-saxonne, alimentée par les fréquents voyages de ces mathématiciens aux

    Etats-Unis. Survivre est abonné à quelques publications américaines, entreprend des

    traductions d’articles ou de livres51. Dans la bibliothèque, on trouve notamment The Making

    of counter country de T. Roszak, Post-Scarcity Anarchism de Boockchin, The population

    bomb de P. Ehrlich52. Des livres de naturalistes français comme J. Dorst, des livres sur

    l’éducation, des livres d’ethnologie dont ceux de R. Jaulin, complètent a minima cette

    collection.

    On s’adresse à Survivre pour organiser des expositions « écologiques » dans des

    écoles ou des Maisons des Jeunes et de la Culture. Le groupe possède les panneaux d’une

    exposition sur les cycles naturels de la biosphère que P. Samuel a présenté à La Saine expo au

    printemps 1971 puis ceux de l’exposition itinérante de l’été 1972, réalisée à partir des travaux

    de Robert Jaulin, quelques vidéos sur les effets radioactifs des bombes A, et des livres. Mais il

    n’est guère en mesure de répondre à ces sollicitations.

    Survivre est aussi un objet qui s’exhibe, sur lequel on peut s’appuyer. J.F. Pressicaud

    et J. Coulardeau se rendent à une réunion du professeur d’écologie communiste Labeyrie

    munis de leurs numéros de Survivre qu’ils brandiront pour le contredire.

    Les « dessins-choc » de Didier Savard dont l’ironie mordante en dit souvent plus long

    qu’un article sont reproduits en grand nombre, comme ceux de Fournier dans Charlie-Hebdo

    51 Je n’ai pas pu travailler directement sur ce déplacement et cette appropriation des textes anglo-saxons mais il y a tout lieu de penser que cela se révèlerait riche d’enseignements. Ainsi, le mouvement des News Alchimists devient une référence centrale pour A. Grothendieck qui diffuse leurs textes et voudrait lancer un mouvement similaire de technologies douces. 52 Theodor Roszak ,The Making of counter country, Editions Stock, Paris, 1970, Peter Boockchin Post-Scarcity Anarchism, Rampart Press, 1971, Paul R. Ehrlich, The Population Bomb, Ballantine, New York, 1968. Bulletin de liaison n° 11, p 21.

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    auxquels ils empruntent quelques clichés, tels que la représentation des malformations

    génétiques suite à une exposition aux rayons ionisants. Les dessins agrandis sont exposés ou

    promenés lors de manifestations, rendant palpable l’absurdité des grands projets scientifiques

    et ancrant la contestation du « progrès » dans une culture visuelle explicite. L’Afrique ravagée

    par la famine contemplant la conquête de la Lune, Grothendieck assis sur les rails d’un train

    lancé à toute vitesse vers lui haussant les épaules puisque « l’on n’arrête pas le progrès », ou

    l’image d’un expert scrutant à la loupe un échantillon de laboratoire quand des fûts

    radioactifs béent dans son dos sont autant de déconstructions efficaces des représentations

    linéaires du progrès, de la rationalité scientifique et de ses « retombées positives ». La

    popularité de cette pratique de reproduction de dessins, attestée par les lettres insérées dans les

    bulletins de liaison53, nous amène à considérer la revue en elle-même comme un objet de la

    « révolution culturelle » dans lequel elle prétend se fondre mais dont elle participe à produire

    une représentation.

    La construction d’un réseau

    Survivre exprime une volonté de dilution du mouvement dans la société, qu’il prétend

    travailler de l’intérieur, refusant une quelconque extériorité. Tout le monde peut se réclamer

    de Survivre mais nul n’a le droit de parler en son nom. Cette conception, qui doit beaucoup à

    D. Guedj, s’élabore dans la remise en cause des règles de fonctionnement mises en place par

    Grothendieck. Abandonnant parallèlement la recherche d’une solution spécifique au monde

    scientifique, Survivre s’oriente vers une critique sociale plus large.

    Contrairement à Fournier qui tient une double page « écologique » plutôt marginale –

    dans un premier temps - dans Charlie-Hebdo et qui tâche de convaincre les gauchistes qui

    achètent l’hebdomadaire du caractère révolutionnaire de l’écologie, Survivre, qui se retrouve

    plutôt dans les mains de gens avertis, élabore un discours théorique, stratégique ou réflexif

    plus interne au vaste mouvement de subversion culturelle qu’il appelle de ses vœux.

    Le journal entretient une atmosphère de familiarité avec les lecteurs dont il passe de

    longs extraits de lettres, créant le sentiment d’une appartenance à un monde commun. Il

    expose les affaires internes de Survivre, les comptes comme les accidents quotidiens du

    journal. Les lecteurs peuvent se reconnaître dans le dessin quelque peu moqueur d’un comité

    de rédaction convivial, où fusent les interrogations sur le sens du mouvement, où des hommes

    53 Plusieurs personnes en entretien ont également attiré notre attention sur cet aspect.

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    aux cheveux longs fument et boivent en discourant chacun sur leur sujet fétiche, tandis que

    des femmes tricotent.

    Dans ce travail de construction d’une appartenance commune, la désignation et la

    représentation des ennemis est un élément clé. Les dessins de D. Savard, dépeignant un

    monde industriel monstrueusement pollué, des gens abrutis par la télévision, assimilant cité-

    dortoir, usines, écoles et prisons, remplissent à merveille cette fonction. L’ennemi principal,

    dont on cite les meilleures phrases et passe les tracts les plus succulents, est incarné par le

    syndicaliste de la CGT. Sur la page de couverture de Survivre...et Vivre n°12, les « casseurs

    de grève » manifestent, masque à gaz au nez dans un monde enlaidi par la pollution des

    usines, pour revendiquer « des sous » et « 0, 012 ». Les débats rapportés dans la revue mettent

    en scène la confrontation des scientifiques critiques et des communistes qui vouent une foi et

    une admiration sans borne au progrès scientifique. Ces derniers sont rapidement rejoints par la

    figure de l’expert, à laquelle ils peuvent aussi s’assimiler. L’expert en blouse blanche, muni

    de sa loupe ou de son cartable de cuir noir, se livre à des manipulations techniques étranges,

    comme, lorsqu’ayant découvert « l’équation du plaisir », il actionne une machine qui fait faire

    l’amour à deux corps. Quittant son habit de scientifique, il lui arrive aussi de sonder les

    Vietnamiens sur leur appréciation – « très mécontent, plutôt mécontent, plutôt satisfait ou

    plutôt indifférent » - de l’aide américaine au Vietnam54. Expulsant toute forme de vie et de

    subjectivité du monde qu’il fait advenir, l’expert se distingue par l’étroitesse de son jugement

    et sa mentalité « rond de cuir », par l’absurdité de son raisonnement55. Enfin, la caricature

    ciblera le militant écologique austère et triste, en grève de la faim ou reclus dans le noir.

    Survivre présente ceux qu’elle considère comme travaillant dans le même sens

    qu’elle : des individus ou des groupes modèles américains et ses « alliés » français. Elle

    dresse ainsi les portraits de Georges Krassovsky et Désiré Mérien qui éditent respectivement

    les petites revues Combat pour l’homme et Nature et Vie, et organisent des fêtes de la vie, de

    la nature ou des animaux auxquelles se rendent des participants de Survivre. Survivre travaille

    à faire connaître de petits groupes existants, à tisser des liens entre eux. En faisant apparaître

    côte à côte le Comité de Sauvegarde de Fessenheim et de la Plaine du Rhin, le mouvement

    des écoles libres et des critiques de la médecine, elle participe à la construction des contours

    du mouvement écologique. La mise en circulation des pratiques et des idées qu’elle propose

    54 Page de couverture de Survivre...et Vivre n° 9, Août/Septembre 1971. 55 Dans Survivre...et Vivre n°15, un expert EDF répond à une maman l’interrogeant sur la débilité de son fils – que l’on suppose causée par une irradiation radioactive - : « …certes, mais vous avez la TV couleurs, la cuisinière électrique et la machine à laver la vaisselle. …De quoi vous plaignez-vous ? ».

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    permet aux gens d’éprouver la solidité de leurs idées. A cet égard, Survivre tient un temps un

    rôle parallèle à celui qu’assume progressivement Fournier dans Charlie-Hebdo.

    Survivre attache d’ailleurs une grande valeur à son rôle de mise en relation. En

    témoignent le rôle d’information du bulletin de liaison, l’attention portée aux réponses aux

    lettres, parfois point de départ de relations privilégiées, et surtout le souci de faire se

    rencontrer ses lecteurs d’une même région. Les parisiens, par lettres ou par leurs

    déplacements, tentent d’appareiller des gens voulant constituer des groupes locaux ou qui se

    sentent simplement d’une sensibilité proche. Des relations fortes et personnelles se créent,

    impulsant des actions communes. S. et J.-P. Aboulker vont ainsi s’installer à Aix en 1972

    après avoir sympathisé avec des membres du groupe Survivre-Méditerranée (rassemblement

    de plusieurs petits groupes) qu’ils fréquenteront régulièrement.

    Outre les groupes de scientifiques engagés américains, les non-violents et les

    objecteurs, les premiers militants contre le nucléaire civil trouvent dans Survivre une tribune

    où ils peuvent exposer leur combat. Alors que les journaux à grand tirage leur refusent leurs

    colonnes, que les radios et les télévisions se montrent aussi peu disposées à leur donner la

    parole, Survivre accueille les articles de l’instituteur Jean Pignero56 et de l’ingénieur Daniel

    Parker57, premières figures du mouvement antinucléaire dont Fournier se fait parallèlement le

    porte-parole dans Charlie-Hebdo. La revue consacre sept pages à la traduction du rapport des

    scientifiques américains Gofman et Tamplin contestant les normes de sécurité fixées par

    l’Atomic Energy Commission.58 Elle est un des seuls journaux à relayer les appels de

    Fournier aux manifestations du Bugey et de Fessenheim qui marquent l’entrée sur la scène

    publique du mouvement antinucléaire. Il semble que Survivre soit le premier à parvenir à

    briser le silence de la grande presse sur ce sujet59. En 1972, l’affaire des fûts fissurés du CEA

    56 Jean Pignero , « L’association pour la protection contre les rayonnements ionisants », Survivre n°5, Décembre 1970 et J. Pignero « Gaffe aux câbles transatlantiques (le gros souci de la CEA) » , Survivre n°8, Juin/Juillet 1971. 57 Daniel Parker, « L’industrie nucléaire mise en question. Vaincre la conspiration du silence », Survivre n°6, Janvier 1971 et Daniel Parker, « Population control throught nuclear pollution, A. R. Tamplin and J. W. Gofman », Survivre n°8, Juin/Juillet 1971. 58 J.W. Gofman (trad. J. Bullot), « Pollution radioactive et atomic energy commission », Survivre n°5, Décembre 1970 ; J.W. Gofman « Pollution radioactive et atomic energy commission » (suite), Survivre n°6, Janvier 1971 ; Daniel Parker « Population control throught nuclear pollution, A. R. Tamplin and J. W. Gofman », Survivre n°8, Juin/Juillet 1971. 59 « Des savants tirent la sonnette d’alarme », Le Monde, 16 juin 1971, p 16. Cet appel, qui ne rassemble pas que des scientifiques, est signé par neuf personnes dont quatre membres de Survivre : Alexandre Grothendieck, Alain Hervé, Daniel Parker, Jean Pignero, Pierre Samuel, Roger Godement, Etienne Wolff, Ségolaine Aboulker, Esther Peter-Davis. Une double page sur Les dangers des centrales nucléaires, l’encadre.

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    de Saclay révélée par Survivre est le premier scandale touchant l’industrie nucléaire

    amplement relayé par les médias60.

    En 1971, quelques comités antinucléaires se constituent autour des centrales en

    construction et de récentes associations font du nucléaire un des principaux enjeux de leur

    lutte « écologique ». Autour du mouvement antinucléaire, se structure un mouvement

    écologiste « dénaturalisé » dont Survivre est un des principaux acteurs.

    Un acteur clé de la dénaturalisation du mouvement écologiste

    L’ « environnement » apparaît en France dans les années 1960 dans l’agrégation des

    problèmes liés à la pollution, aux déchets, à la protection de la nature, au bruit, etc. Comme le

    montre F. Chavrolin, cette mise en relation systémique de différents aspects est issu du travail

    d’un réseau de naturalistes qui retournent vers la métropole les outils de conservation et

    d’administration de la nature forgés dans les colonies61. Au cours des années 1960, tandis

    qu’émergent dans certains milieux administratifs, comme la DATAR, les embryons d’une

    politique environnementale, les grands journaux accordent une place croissante aux

    problèmes de la pollution et de la dégradation des espaces naturels. Des journalistes, comme

    Pierre Pellerin, s’associent et se spécialisent dans le traitement de ces questions. En 1969,

    Marc Ambroise-Rendu orchestre la campagne contre l’aménagement du Parc de la Vanoise

    qui prend une tournure nationale. L’environnement n’est donc pas une question marginale en

    1970, année de protection de la nature. Pourtant, le mot n’apparaît quasiment pas dans

    Survivre.

    Le mouvement écologiste qui se constitue alors sur le modèle américain mobilise des

    personnes étrangères à ces milieux naturalistes et journalistiques – à l’exception peut-être de

    la dynamique alsacienne. De nouvelles associations, qui se nomment écologiques, se créent, à

    l’image des Friends of The Earth, moins centrées sur la préservation locale des espaces

    naturels mais cherchant plutôt à poser les questions environnementales dans une perspective

    globale et à repenser le développement industriel et urbain à une échelle nationale ou

    internationale. Pour reprendre l’expression de Fournier, on peut parler du développement d’un

    « éco-gauchisme » dont il devient la figure de proue. Survivre s’inscrit au cœur de ce

    60 Notamment dans : Le Nouvel Observateur du 09 octobre 1972, Politique-Hebdo, du 12 octobre 1972, Le Monde du 17 octobre 72. L’information est donnée par RTL le 13 octobre, entraînant l’intervention rassurante à la télévision de la Ministre de la Santé le 14 octobre, du directeur du CEA et du Ministère de l’environnement. 61 Florian Chavrolin, « Comment renouveler l’expertise sur la crise environnementale : cinq thèses sur l’origine de l’environnement », Quaderni n°64, Automne 2007.

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    mouvement qui rassemble des pacifistes, des objecteurs de conscience, des scientifiques

    critiques, « le » mouvement communautaire, un mouvement libertaire multiforme qui connaît

    une vigueur nouvelle dans l’après Mai 68, autour notamment des écoles libres, et les

    mouvements, tout aussi variés, pour une vie naturelle ou saine, centrés sur les questions de

    l’alimentation ou de médecine.

    Les grandes absentes du mouvement écologiste que l’on voit se constituer autour de

    Survivre sont bien les associations de protection de la nature. Celles-ci, implantées

    localement, sont alors engagées dans une dynamique de fédération62 au niveau national, qui

    va de pair avec leur politisation et dont le conflit sur l’aménagement touristique du massif de

    la Vanoise est un moment clé. Acteurs reconnus par le Ministère de l’Environnement créé en

    1971, elles ont voix au chapitre dans les projets d’aménagement du territoire et trouvent à

    s’exprimer dans les journaux nationaux et régionaux. Leur structuration nationale et leur

    radicalisation rapide à partir de la deuxième moitié des années 1960 amènera une partie des

    fédérations régionales ou locales de la Fédération Française des Sociétés de Protection de la

    Nature à soutenir la proposition d’une candidature écologique aux élections de 1974 en

    désaccord avec la position nationale. Cette campagne de René Dumont marque la

    convergence, partielle, entre ce milieu naturaliste en mutation et le récent « éco-gauchisme »

    qui se soucie plus d’inventer d’autres modes de vie que de protection de la nature.

    Dans cette reconfiguration, le rôle de l’écologie, discipline peu développée en France

    – les premières chaires d’enseignement se créent à la fin des années 1960 – reste à analyser.

    La mise en cause de la société industrielle par les associations de défense de l’environnement

    semble avoir partie liée avec le déploiement d’une vision éco-systémique qui démontre la

    complexité et la fragilité des interdépendances unissant les êtres vivants à l’échelle de la

    biosphère63. Contrairement aux Amis de la Terre, Survivre ne prête pas une grande attention à

    l’écologie en tant que science et n’affirme pas vouloir en tirer des enseignements pratiques.

    Exception faite de Pierre Lieutaghi et de Jean-Claude Demaure, enseignant la biologie

    à la faculté de Nantes proche de la ligue de protection des oiseaux de Bretagne, Survivre ne

    62 La Fédération Française des Sociétés de Protection de la Nature (FFSPN) est créée en 1968. A côté des grandes fédérations organisées autour de la défense d’un équilibre écologique régional, telles que la FRAPNA, la SEPANSO, Nord Nature, il faut mentionner des mouvements défendant les animaux, les usagers de domaines naturels spécifiques, les mouvement luttant pour la préservation d’un lieu pour son biotope ou pour la cadre de vie de ses habitants, ceux pour le respect d’une forme de beauté ou d’un style de vie, comme les Maisons paysannes de France. 63 La thèse de Dominique Allan-Michaud (Le discours écologique, Université de Bordeaux 1, Certificat international d’écologie humaine, 1979) laisse à penser que la scientifisation des revues de protection des animaux va de pair avec leur politisation, tandis que celle de J. Jacob (La subversion écologique, op cit.) montre comment l’écologie déstabilise le mouvement naturaliste.

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    semble pas rencontrer de sympathie particulière parmi les naturalistes et les biologistes64, qui

    rejoignent plutôt les rangs des associations de protection