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C’est le propre des grands cœurs dedécouvrir le principal besoin des tempsoù ils vivent et de s’y consacrer.

P. LACORDAIRE.

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AVANT-PROPOS

Le mot du Père Lacordaire, qui sert d'épigrapheà la collection pour laquelle cet essai sur Aristoteété écrit, est de lui-même une réponse à quis'étonnerait de voir compter le Philosophe parmile, grands cœurs qui ont aimé les hommes.

Plus que nul autre, en effet, Aristote sut« découvrir le principal besoin de son temps » et« s’y consacrer » avec vaillance.

Mais son œuvre déborde amplement la Grècepaïenne du IVe siècle avant l'ère chrétienne.

L'humanité entière, l'humanité, même renouveléepar le christianisme, est tributaire de l'effortsplendide de son ample et lucide intelligence.

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LES GRANDS CŒURS

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I

L'HOMME

§ 1 – Premières années. – A l'école de Platon.

Vers l'année 366 av. J.-C., Platon revenait deSicile, l'âme lourde de désillusion. L'échec subipar lui vingt ans auparavant, lorsqu'il avait pourla première fois expérimenté, auprès du roi deSyracuse, la difficulté de faire admettre par unchef d'État son idéal politique, cet échec venait dese renouveler cruellement : le nouveau roi, Denys,tout fraîchement couronné, et qui avait prié Platonà sa cour, ne s'était pas montré plus docile queson père. L'enthousiasme de Dion, favori du jeunemonarque, grand ami de Platon et prônant,indiscrètement peut-être, ses théories, n'avaitservi de rien. Dion, devenu bientôt suspect, s'étaitvu exilé. Platon, impérieusement retenu à la cour,

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avait pu se croire prisonnier. Enfin libéré, il avaithâte de se retrouver à Athènes sous les gaisombrages familiers de l'Académie, entouré de sesvéritables disciples.

Or, si son merveilleux génie avait pu, à cemoment, prévoir l'avenir, quelle joie n'eût-il paséprouvée en apercevant, parmi les jeunes gensvenus à sa rencontre, cet étranger de dix-sept oudix-huit ans, de mise élégante, un peu troprecherchée peut-être au goût d'Athènes, et qui luifut présenté sous le nom d'Aristote, fils deNicomaque, comme arrivé de l'année précédentevers le temps où lui-même s'embarquait pourSyracuse ! Quelle revanche du moins sur sesdéboires de réformateur politique, s'il eût deviné lavaleur exceptionnelle de ce disciple auxapparences assez ordinaires, sans beauté nousdit-on, les yeux petits, la bouche trop large etfacilement moqueuse, mais que bientôt ilappellerait « l'Intelligence » !

Ce jeune Aristote venait du Nord. Il étaitoriginaire de Thrace. Grec de bonne souchecependant, car sa ville natale, Stagire (depuis :Stavro), située au nord-est de la presqu'île deChalcidique, non loin de la côte qui s'allonge ausud pour border l'étroit promontoire où s'élèvel'Athos, était une colonie déjà ancienne.

La proximité de la Macédoine ne pouvait, il estvrai, laisser indifférente la petite cité grecque, qui,hélas ! serait absorbée bientôt, et détruite par sa

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puissante voisine. Mais la famille d'Aristote,descendant de médecins célèbres, était en faveurà la cour des rois de Macédoine. Son père était lemédecin du roi Amyntas II. Cette situationprivilégiée, si elle ne fut pas sans très grandsavantages pour notre philosophe, lui valut aussi,en mainte circonstance, de graves ennuis.

Au moment où Aristote arrivait à Athènes pourachever ses études auprès des Maîtres les pluscélèbres, Platon était déjà dans sa soixante etunième année. Mais il devait vivre encore près devingt ans, et conserver jusqu'à la fin uneextraordinaire avidité d'esprit.

Pendant ces vingt années Aristote fréquenta sesleçons et fit partie officiellement de son École.C'est le témoignage le plus certain et le plussignificatif que nous puissions souhaiter de lacordialité de leurs relations.

Parce qu'Aristote s'éloigna des opinionsphilosophiques de son Maître, et parce que, dansles notes qui nous sont restées de sonenseignement, il formule ses critiques avec uneprécision souvent acérée, l'on a soupçonné entreces deux grands esprits une rivalité assezmesquine. Mais c'est là très mal comprendre latrès grande souplesse de Platon, son expériencedes jeunes gens, et la liberté affectueuse quiexistait entre le Maître et ses disciples (lesDialogues en témoignent assez !) ; c'est aussioublier que des notes de cours, des indications

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manuscrites rapidement rédigées (si elles traitentde philosophie surtout !) laissent peutransparaître les sentiments les plus personnels àl'auteur, ou au contraire les accusent d'unemanière excessive.

« Platon et la vérité, disait Aristote, je les aimel'un et l'autre, mais la vérité plus encore ».Prenons cet aveu en son vrai et beau sens.

Aristote, l'esprit éveillé et sagace, d'unecuriosité passionnée, trouve en fait son Maître enpleine crise intellectuelle. Vite oubliées lesémotions de Syracuse ! Platon s'est remis àl'étude. Et – nous le savons par les Dialoguescomposés à cette époque, les plus profonds et lesplus difficiles de tous – il s'est jeté avec unevirtuosité dialectique inouïe dans la discussion desa fameuse théorie des Idées, alors vivementcontestée. Quoi d'étonnant dès lors si le jeuneAristote se laisse gagner à son tour par cetentraînement, et si les impressions, toujoursdurables, des premiers enthousiasmesintellectuels, fixent son esprit en ce point de vuecritique, qui était par ailleurs de si hauteimportance pour tout l'ensemble de la penséephilosophique ? En tout cas, ainsi orienté, il nepouvait manquer de sentir profondément l'amourde la vérité qui animait les recherches de Platon.Lui-même brûlait du désir de savoir. Tel fut bienvraiment le sentiment commun qui les unit, nonmoins sans doute que la haute idée qu'ils sefaisaient l'un et l'autre de la vie morale. Si les

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pages très élevées consacrées plus tard parAristote à l'amitié, sont en partie le souvenird'expériences personnelles, au nombre de cesdernières il est permis 'd'inscrire son profondattachement à un Maître aussi séduisant. Quelleverdeur de jeunesse, quelle raillerie d'intellectueltrop passionné d'idées auraient brisé commerceaussi noble ? Ou, de la part de Platon, quellejalousie de Maître à son déclin ? Sentiments trophumains peut-être pour n'être pas vraisemblables.Mais le fait est là : mille fois en vingt ans, Aristoteaurait pu trouver l'occasion de rompre et d'ouvrirécole en face. S'il est resté à l'Académie jusqu'à lamort du Maître, c'est pour le moins par respect etvénération : mais ne serait-ce pas encore de lapart d'un si haut génie, si peu timide, si peusentimental, le plus bel acte d'amitié ?

Il ne faudrait cependant pas s'imaginer quejusqu'à trente-huit ans Aristote se soit considérécomme un élève humblement, ou prudemment,soumis à toute parole de son professeur. Un jeuneGrec, fin, intelligent, courtois, rompu à ladialectique, pouvait se permettre à Athènes unegrande liberté de pensée et de parole. Le maître,impatient de dominer, n'eût pas eu les rieurs deson côté, et les rieurs étaient nombreux dans lesgymnases de la légère Athènes ! Mais de plusAristote était un travailleur. « Le liseur ! » disaitencore de lui Platon. Ce simple mot permetd'entrevoir l'acharnement avec lequel Aristote semit à étudier toutes les œuvres, anciennes ou

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contemporaines, qu'il était facile de se procurer à'Athènes. Nous savons de plus qu'il n'attendit paslongtemps, avant de se mettre lui-même à écrire.Ses premiers œuvres (elles ne nous sontmalheureusement point parvenues) datentcertainement de cette époque. Il enseigna aussi,sous la forme tout au moins de conférencespubliques, telles qu'elles se pratiquaient dansl'école platonicienne. Bref, son activité scientifique,tout cet immense labeur dont témoigne son œuvreécrite, était dès lors commencée.

§2. – Départ d'Athènes.

A la mort de Platon, ce ne fut cependant pasAristote qui prit la direction de l'École ; celle-ci futconfiée à Speusippe, le neveu de Platon. Aristote enfut-il froissé, et faut-il voir là le motif pour lequel ilquitta Athènes ? Il semble plutôt que la raisondécisive de son départ fut d'ordre politique. Unparti puissant commençait à se former autour deDémosthène pour lutter contre l'ambition toujourscroissante de Philippe, le roi de Macédoine. On sepréparait à la guerre ; on parlait de prendre desmesures sévères contre les étrangers. Peut-êtreAristote, qui, à Athènes, se classait inévitablementparmi les métèques, jugea-t-il prudent des'éloigner. L'on n'ignorait pas ses relations suiviesavec la cour de Macédoine. De là à les suspecter iln'y avait pas loin.

Aristote partit pour l'Asie-Mineure. Il débarqua

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sur les côtes de Mysie, dans la petite ville d'Assos,sur laquelle régnait l'un de ses amis, Hermiasd'Atarnes. Mais, trois ans après, Hermias, trahi etlivré aux Perses, était mis à mort. Aristote devaitse réfugier à Mytilène, dans Pile voisine de Lesbos,emmenant avec lui, pour lui épargner la captivité,la nièce et fille adoptive du « tyran » malheureux,et bientôt la prenant pour femme.

Survint alors l'événement qui devait le plusmarquer dans la vie extérieure d'Aristote. Philippede Macédoine lui confie l'éducation de son filsAlexandre, âgé de treize ans.

§ 3. – Préceptorat en Macédoine. – Alexandre le Grand

Quel accueil le jeune prince fit à son savantprécepteur ? Comment celui-ci comprit samission ? Essaya-t-il, comme l'avait fait Platon àSyracuse, de former un roi à l'image de saphilosophie politique ? Quels furent ses rapportspersonnels avec les autres professeursd'Alexandre ? A ces questions si intéressantes,nous ne pouvons malheureusement pas répondreavec beaucoup d'assurance. Ce qui nous estrapporté d'Alexandre le Grand, de sa natureimpétueuse mais contenue, de son intelligence, deson ambition et de son activité extrêmes, nous lefait imaginer enfant turbulent, difficile, mais trèsattachant. D'autre part les habitudes d'espritd'Aristote, son souci d'observer, de différencier,d'adapter l'action pratique aux circonstances, en un

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mot de tenir compte des faits, des réalités, invitentà penser qu'il sut vite discerner le tempérament del'héritier royal. Il connaissait aussi la Macédoine ;et ce que l'on sait de ses études sur l'organisationpolitique des cités grecques nous persuade qu'iln'était guère disposé à rêver pour n'importe quellerégion une même conception idéale de l'État.Aristote avait à un haut degré le sens du concret,du réalisable.

Devons-nous donc lui attribuer, pour une part,la gloire précoce du jeune conquérant ? Mystère,sans doute.

L'incertitude des méthodes éducatives avaitdéjà vivement impressionné Platon. Tantd'hommes illustres ont eu de mauvais fils ! Lesdons de l'esprit et du cœur ne viennent-ils pas desdieux plus que de l'enseignement des hommes ?Aristote se souvint peut-être de cette expérienceun peu amère. Et l'on pourrait se demander si,tout en faisant de son mieux pour instruire etformer son élève, il ne fut pas tenté parfois demettre à profit surtout la situation exceptionnelleoù il se trouvait, pour intéresser Philippe auxtravaux qu'il avait entrepris, et dont certainsnécessitaient de grandes dépenses. Car il est defait que Philippe se montra très généreux ; paramour de la science peut-être, mais aussi paraffection pour Aristote : n'alla-t-il point, pour luiêtre agréable, jusqu'à faire reconstruire à ses fraisStagire, la ville natale du philosophe, saccagée etruinée par la troupe ?

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Mais enfin, si nous en croyons le bon Plutarque,Alexandre avait en grande estime la culturegrecque ; il savait aussi se servir avec réflexiond'une intelligence hardie et prompte, et prépareravec un soin minutieux ses entreprises les plusaudacieuses ; habituellement encore, et malgré desubits et terribles accès de passion qui le menèrentjusqu'au meurtre, il étonnait ses courtisans par satempérance et la grande maîtrise de sa volonté.Pourquoi refuser à l'influence d’Aristote d'avoircontribué au développement de ces qualitésd'esprit et de caractère, si remarquables chez unmonarque jeune, puissant, auquel toutréussissait ? L'on cite aussi d'Alexandre ce joli traitd'humeur impériale, qui nous le montre accessibleà l'orgueil intellectuel autant qu'à celui du succèsde ses armes : apprenant un jour qu’Aristote avaitpublié une partie de son enseignement, jusque-làsecrète et réservée aux initiés, il lui en fitreproche : « En quoi serions-nous donc supérieursau reste des hommes, si les sciences que vousm'avez apprises deviennent communes à tout lemonde ? J'aimerais mieux encore les surpasser parles connaissances sublimes que par la puissance. »A quoi Plutarque ajoute qu'Alexandre tenait aussid’Aristote le goût de la médecine, et qu’il prescrivaitremèdes et régimes à ses amis. Cet aspect bienhumain de sa curiosité scientifique n'est pas lemoins vraisemblable.

Cependant dès l'âge de dix-sept ans Alexandreprenait part aux campagnes militaires du roi son

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père. En 338 il est à Chéronée, à la tête de lacavalerie, et il s'enivre de ses premières joies devictoire devant le désastre des alliés. Athènes elle-même, malgré un dernier sursaut d'énergie,accepte la paix et, quelques mois après,l'hégémonie militaire du roi de Macédoine.

Depuis ce jour mémorable, il est clair quel'action éducative d’Aristote se fit de plus en plusdiscrète. Ce fut aussi, d'ailleurs, lecommencement de disputes de famille etd'intrigues de palais, auxquelles le prince héritierne fut pas étranger, et qui devaient avoir deux ansaprès leur sanglant dénouement : en 336 Philippeétait assassiné par Pausanias. A vingt ansAlexandre montait sur le trône, et, après avoirchâtié les meurtriers de son père, il commençaitaussitôt les opérations militaires qui devaientimmédiatement affermir son trône, et bientôtaprès mener ses armées victorieuses jusqu'auxIndes. Aristote n'avait donc plus rien à faire enMacédoine. Vers la fin de 335 il est de retour àAthènes. C'est alors seulement (il était dans sacinquantième année) qu'il put songer à mettre àexécution le projet, sans doute formé depuislongtemps, de fonder une École.

§ 4. – La fondation du Lycée.

Au nord-ouest d'Athènes, près d'un bois sacré(dédié à Apollon Lycien, l'on avait depuis peuconstruit un gymnase. Aristote choisit ce gymnase

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le Lycée, pour y réunir ses disciples. Unpromenoir : (peripatos, en grec) y était attenant.C'est là que ses disciples le retrouvaient le plushabituellement comme semble du moins l'indiquerle nom de péripatéticiens qui leur fut donné par latradition.

De l'organisation de l'École nous savons peu d(chose. Aristote y donnait un double enseignementl'un moins spécial, plus accessible, sorte deconférences destinées aux auditeurs libres ou augrand public, comme nous disons aujourd'hui ;l'autre aridement scientifique et que seuls lesdisciples : proprement dits devaient pouvoirsuivre. L'un e l'autre enseignement était d'ailleursabsolument gratuit. Comment nous représenterces leçons ? Maître : et disciples devisaient-ils enallant et venant dans h promenoir ? L'habitudes'était-elle conservée de : dialogues à la manièrede Socrate ? Il vaudrait mieux sans doutel'imaginer ainsi que d'avoir présentes à l'esprit lesattitudes nobles et stylisées de L'École d'Athènes,ou, à l'extrême opposé, l'atmosphère grise etrenfermée de nos amphithéâtres de Sorbonne.Mais il est extrêmement probable, d'après ladernière manière des Dialogues de Platon etsurtout d'après le caractère contant des écritsd'Aristote qui nous sont parvenus, que sonenseignement prenait la forme de leçons suivies,et, dans le cercle plus restreint de ses disciples dechoix, de leçons techniques, sévères, rigoureuses,où le charme et la liberté ne pouvaient guère venir

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que du dehors, des arbres voisins, consacrés audieu de la musique, de la lumière frémissante oùbaignaient les collines athéniennes.

Il faudra, lecteur, vous en souvenir lorsque,dans les chapitres suivants, nous essaierons dedire quelles pensées savantes occupaient l'espritdu Maître et passionnaient ses disciples.

Tout l'ensemble des sciences alors connuesétait tour à tour abordé. Le sage, ou plusmodestement l'ami de la sagesse, le « philosophe »,n'en voulait ignorer aucune. Mais ce n'est pasassez dire, car, à peu près dans tous les domainesde l'esprit, sauf en mathématiques, Aristote fut uninitiateur. Il fonda des sciences nouvelles, commela logique, et, dans une large mesure au moins, labiologie ; il renouvela par des observationsétendues et précises, et par la rigueur de sesméthodes, toutes celles auxquelles il appliqua sonétonnant génie : la psychologie, la morale, lapolitique, la philosophie proprement dite. A cepoint que pendant des siècles, son École, de plusen plus nombreuse cependant, ne fit guère que lerépéter et le commenter. Ce fut contre lui plustard l'un des griefs de la pensée moderne, qu'il aitpu donner à croire, par l'immensité même de sontravail, qu'après lui aucun progrès n'était pluspossible.

Une telle encyclopédie, pour se constituer etpour être tenue à jour, demandait, en argent et enlivres, des ressources considérables. Aristote

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organisa au Lycée une bibliothèque, la premièregrande bibliothèque de l'antiquité, et peut-êtreaussi un laboratoire d'histoire naturelle. Les fondsqui le lui permirent venaient, comme toujours, dela cour de Macédoine.

Aristote cependant ne disposa que d'unedouzaine d'années pour parfaire son œuvre.

§ 5. – Dernières années.

En 323 en effet, Alexandre le Grand mouraitinopinément, emporté par la fièvre. A Athènesaussitôt le parti national, anti-macédonien, relevala tête et se mit en mesure de pourchasser lesétrangers. Depuis deux ans Aristote, à la suite dela disgrâce et de la mort cruelle infligées à son.neveu le rhéteur Callisthène, s'était brouillé avecAlexandre. Mais ce fait d'ordre privé n'avait puapaiser les rancunes athéniennes. Contre lui onusa du moyen classique employé depuis plus d'unsiècle, à tort ou à raison peu importait, pour sedébarrasser des philosophes : on l'accusapubliquement d'impiété envers les dieux. Unemême accusation avait entraîné soixante-seizeans plus tôt la mort de Socrate. Mais Aristote,étranger à Athènes, n'avait pas les mêmes raisonsque Socrate de se croire tenu d'obéirhéroïquement aux ordres d'une patrie ingrate.Comme il l'avait fait une première fois devant unemoindre menace, il quitta Athènes. Il n'y avait paslieu, disait-il ironiquement, de permettre aux

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Athéniens un nouveau crime de lèse-philosophie.Il se retira dans l'île d'Eubée, à Chalcis.

Mais la fin de sa vie était proche ; dès l'annéesuivante, il mourait d'une maladie d'estomac, âgéseulement de 63 ans.

La même année exactement, un de sescontemporains les plus illustres, né comme lui en385, Démosthène, l'ennemi le plus acharné de laMacédoine, mais accusé de s'être laissé corromprepar l'or perse, banni deux fois, puis enfincondamné à mort par les Athéniens, Démosthènes'empoisonnait volontairement dans Pile deCalaurie, aux pieds de l'autel de Neptune.

Ce rapprochement saisissant de la fin de cesdeux grands hommes nous permet d'entrevoir unefois de plus sur quel fond agité et tragique sedétache la vie méditative du Philosophe.

§ 6. – L'œuvre accomplie.

Jamais, semble-t-il, Aristote ne s'occupaactivement de politique, même à la cour deMacédoine. Malgré tant d intérêts et de passionsqui devaient le solliciter d'intervenir, il voulutconserver jusqu'en ce domaine sa libertéd'observateur et de théoricien. Il y a là de la partd'un Grec, et qui reconnut par ailleurs avec tantde force la soumission nécessaire de l'individu aubien de la Cité, quelque chose d'étrange. NiSocrate, ni Platon n'avaient eu la même réserve.

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L'explication de ce fait est, sans doute, dans lasituation précaire de la petite cité de Stagire, auxportes de la Macédoine, et si éloignée d'Athènes,avec laquelle d'ailleurs elle avait euantérieurement plus d'un démêlé. Pensons àl'individualisme outré de chacune de ces cités etau manque d'unité politique de la Grèce ! Puis laMacédoine elle-même était de population et delangue grecques. Sans manquer au patriotisme,Aristote pouvait ne pas s'émouvoir de l'humiliationde Thèbes, Athènes ou Sparte, et se persuader quel'avenir véritable de la civilisation hellénique étaitentre les mains des rois de Macédoine, dont ilconnaissait si bien les ressources.

L'on dit aussi (de quelle valeur est cet on-dit ?)qu'Aristote souffrait d'un défaut de prononciation ;d'aucuns traduisent : il fut bègue, la vie politiquelui était interdite. Mais Démosthène n'eut-il pasraison d'un obstacle analogue ?

La raison décisive de son attitude est à prendrebien plutôt du sentiment très profond qu'il devaitavoir de sa vocation philosophique et de laconviction où il était du rôle social éminent tenudans la cité par le sage, par le seul fait de sonactivité scientifique et de sa contemplationdésintéressée du vrai.

La grandeur morale d'Aristote est de cet ordre.Les besoins de la Grèce étaient, de son temps,

multiples, pressants. La moralité, l'art lui-même,étaient en décadence. L'anarchie politique, les

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dissensions entre cités, de nouvelles menacesd'invasion annonçaient la fin d'une civilisation quiavait été pourtant si brillante ! La missiond'Aristote fut de recueillir, de mettre au point et dedévelopper, l'on peut même dire de mener au plushaut point de perfection alors concevable, tous lesessais scientifiques et philosophiques de sesprédécesseurs, et, au moment où la penséegrecque allait s'affaiblir et se disperser, de leurdonner la forme précise, rigoureusement définie,qui leur permettrait de demeurer pour le bien del'humanité, en attendant le jour où une penséeinfiniment plus haute et plus riche, la penséedivine de Jésus, viendrait transformerl'intelligence et la vie humaines, et donner auxrésultats les meilleurs de la plus géniale aviditéintellectuelle de la Grèce, en les mettant à sonservice, une extension insoupçonnée.

Assurément il y avait là une ordonnanceprovidentielle, mystérieuse, dont Aristote nepouvait avoir aucunement conscience. Mais n'enest-il pas ainsi du lien de toute activité humaineaux fins de la Providence divine ? La grandeurmorale d'Aristote fut de ne pas se refuser auxexigences ardues, au labeur continu d'unevocation, impérieuse sans doute, mais incertainepour lui en ses conséquences et difficile à suivremême aux temps où il vivait.

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§ 7. – Aristote intime.

N'allons pas croire pour autant qu'Aristote aitvécu pour la seule intelligence, demi-dieu solitaireau milieu des hommes. De sa vie intime et de sesrelations de famille et d'amitié nous savons peu dechose. Un témoignage cependant nous a étéconservé de sa bonté et de sa sollicitudeaffectueuse pour les siens : et c'est son testament.

Ce document tout personnel, dont l'authenticitén'est pas discutée, n'est pas très long : il seressent de la concision habituelle au Philosophe.Mais concision n'est pas nécessairementsécheresse de cœur. Voici en effet ce qu'il nousapprend.

Nous avons vu à la suite de quellescirconstances tragiques Aristote avait épousé lanièce de son ami Hermias. Celle-ci lui avait donnéune fille, appelée, comme sa mère, Pythias.Devenu veuf après dix ou quinze ans de mariage,Aristote avait pris auprès de lui, on ne sait à quelmoment, une nommée Herpyllis, une « hétaïre » audire incontrôlable d'un historien grec, et il auraitcontracté avec elle une union légale, distinctecependant, d'après les usages, du mariageproprement dit. Il en avait eu un fils, du nom deNicomaque, lequel devait mourir assez jeune,après avoir publié un traité de son père, intitulédepuis Morale à Nicomaque. Aristote adopta aussiun jeune garçon, Nicanor, le fils d'un de ses amis.

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Au sujet de chacun de ces proches, le testamentPuis, lorsqu'à lui-même on aura élevé un

tombeau, les cendres de sa première femme,Pythias, y seront transportées comme elle-mêmeen avait décidé (signe certain que Pythias avaitaimé Aristote).

Enfin Nicanor n'oubliera pas le vœu fait par sonpère adoptif le jour où il fut en si grand danger(nous ignorons quel fut ce danger auquel échappaNicanor), et il fera élever à Stagire des Statues depierre de quatre coudées en l'honneur de Zeus etd'Athénée sauveurs.

N'est-ce pas inattendu cet intellectuel asseztendre et assez dévot pour s'émouvoir à ce pointde la vie menacée d'un fils adoptif, et tenir àaccomplir son vœu ?

Décidément ce n'est pas trop dire : Aristote futun excellent mari, un père affectueux et dévoué,un brave homme.

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II

L’ECRIVAIN

§- L'opinion des anciens.

Aristote est-il un grand écrivain ? Il pourraitparaître aujourd'hui paradoxal de le soutenir. Etpourtant ce fut l'opinion des anciens, grecs et latins,qui s'y connaissaient peut-être autant que nous ! Lesavant historien et grammairien Denysd'Halicarnasse met Aristote à côté de Démocrite etde Platon parmi les philosophes qui n'ont pas étédépassés pour l'harmonieuse composition de laphrase. Et si l'on attend le jugement d'un véritablehomme de lettres, voici celui de Cicéron : à plusieurs

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reprises, au hasard de sa plume rapide, il faitallusion à la manière d'écrire d'Aristote, et chaquefois avec de nouvelles louanges ; il vante sapuissance ; il oppose à la phrase saccadée desStoïciens qui se débite lentement syllabe par syllabe,le discours aristotélicien « qui s'écoule comme unfleuve d'or » ; il ne comprend pas que l'on puisses'ennuyer à le lire et que l'on ne goûte pas son« incroyable abondance et sa suavité » ; il fait mêmeallusion, moins clairement il est vrai, à sa couleur.D'autres encore n'ont pas assez d'admiration pour lestyle clair et gracieux de ses lettres.

Voilà qui est bien pour nous surprendre ! Quide nous ayant ouvert un traité quelconqued'Aristote, ne serait-ce que dans une traductionlatine ou française, n'a pas été découragé par laconcision elliptique de la phrase, par un exposétrès abstrait, souvent subtil et diffus, plein deretours et d'incidentes, sans ordre apparent ?

Ce contraste étrange entre le goût ancien etnotre goût moderne s'explique en grande partieparce que nous n'avons plus tous les ouvragesd'Aristote. Ceux qui étaient le plus répandusautrefois, à cause précisément de leur caractèreplus littéraire et moins technique, ne sont pasarrivés jusqu'à nous. Nous ne pouvons lire queses traités spéciaux de science et de philosophie ;

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et la plupart peut-être n'ont été eux-mêmesdirectement écrits que pour l'usage personneld'Aristote : recueils d'observations scientifiques,ou texte de ses leçons orales au Lycée.

Les écrits, de nous inconnus, étaient desdialogues philosophiques, du genre de ceux dePlaton, moins la vivacité, l'élan, le drame, lasouple fantaisie, la variété inépuisable ; nous lesavons encore par Cicéron. Il y avait de plus desdiscours, des lettres et même des poésies. Lespremiers vers de l'un de ces poèmes, composé parAristote pour honorer la mémoire de son amiHermias d'Atarnes, victime des Perses, par le plusgrand hasard nous ont été conservés. Un aussirare spécimen de l'imagination lyrique duPhilosophe, mérite bien que nous le traduisions.Le voici :

« O vertu, si pénible à la race mortelle.But suprême de la vie !Pour ta beauté, ô vierge,

À la mort même on va s'offrir en notre Hellade,Et l'on supporte les dures fatigues, sans trêve !

Tel est l'amour dont tu pénètres les cœurs,Fruit immortel, plus précieux que l'or,

Et la noblesse ou la douceur du sommeil !A cause de toi Héraclès, fils de Zeus, et les fils

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de LédaSe soumirent à des épreuves nombreusesPour se rendre maîtres de ta puissance.

Tes amours attirèrent AchilleEt Ajax, aux demeures d'Hadès.

Et pour toi encore,Pour ta chère beauté, lui aussi, l'enfant

d'Atarnes, [s'est vu privé de la lumière du soleil.Aussi ses actions méritent d'être chantées,

Et les Muses te feront immortel.Les filles de Mnémosyne

Qui exaltent la sainteté de Zeus hospitalier et la[gloire de l'amitié fidèle ! »

Ce n'est peut-être pas de la « poésie pure »,même en grec. Et quelques vers, même supposéschoisis entre les meilleurs par les caprices del'histoire, ne suffisent pas à former notresentiment. Mais enfin nous entrevoyons que lePhilosophe, se faisant poète, entrait délibérémentdans les lois du genre, et que son inspiration nemanquait ni de sentiment, ni d'éloquence.Regrettons de le si mal connaître !

Regrettons-le, mais ne soyons pas certains quede le mieux connaître nous fasse, à coup sûr,partager l'admiration des anciens.

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Car il n'est pas tout à fait exact que les élogesd'un Cicéron, par exemple, ne s'adressent qu'auxœuvres d'Aristote aujourd'hui perdues. Déjàlorsque Cicéron compare à la prose haletante desStoïciens le « fleuve d'or » de la phrasearistotélicienne, le passage des Académiques où ilfait cette réflexion montre bien qu'il a en vue unexposé strictement philosophique de la penséed'Aristote. Mais surtout quand il s'étonne del'ennui causé à certains par la lecture duPhilosophe et fait valoir son abondance et sadouceur, il se réfère explicitement à un ouvrageque nous connaissons fort bien, les Topiques, etfranchement (que le lecteur en fasse l'essai !) lesTopiques sont fastidieux au possible ! Noussommes tentés de donner pleinement raison àceux que rabroue Cicéron ; de nous demandermême si l'excellent homme ne plaisante pas. Ladouceur des Topiques, où la prend-il ?L'abondance, certes oui ; mais juste ciel ! quelleabondance ? Que l'on s'imagine une multitude depetits paragraphes, drus, serrés, subtils, quientassent au bout du compte, bien analysés etétiquetés, plusieurs centaines de procédéslogiques ! Cicéron se moque.

Mais non ! Cicéron est très sérieux. Cicéronaime les Topiques. Il les aime parce que c'est unouvrage très bien composé, l'un des plus achevés

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que nous ayons d'Aristote. Il les aime aussi, etsurtout, comme orateur : c'est un de ses ouvragesde prédilection, et qu'il a résumé et commentéavec soin. Car les Topiques sont une étudeapprofondie des « lieux communs » qui serventaux raisonnements oratoires ; ils sont le livre dechevet de l'avocat et de l'orateur politique. Cicéronne peut être soupçonné à leur endroit que departialité excessive.

Mais nos avocats, nos députés – à l'exceptionpeut-être de deux ou trois hellénistes distingués –vont-ils s'inspirer des Topiques ? Soyons sincères.La partialité même de Cicéron suppose deuxconditions qui nous manquent bien. Il savaitadmirablement le grec, et nous ne le savons plus. Ilprenait plaisir au jeu des idées abstraites, à leurenchaînement subtil, à la force logique de la preuve.Ne sommes-nous pas déshabitués de goûter unstyle où la clarté vigoureuse de la pensée et lemouvement de la raison dédaignent les grâces dusentiment et les couleurs imprévues de l'image ?L'épreuve est facile à faire. Ouvrons Platon. PrenonsPhédon, le Banquet, ou Phèdre, dans l'une dessavantes et élégantes traductions de Mario Meunierou de la collection Guillaume Budé. Combiend'entre nous, qui se laisseront prendre au charmede la mise en scène, n'éprouveront plus que fatigue

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et ennui dès que Socrate se mettra à raisonner ?Voilà, ici, la pierre de touche.

Aristote il est vrai, et il n'y a pas à s'en dédire,Aristote n'a point écrit pour les publier et les fairelire, le plus grand nombre des traités classiquesque nous avons en main. Mais ce serait un excèsde les ranger tous sous l'étiquette commode :« notes de cours », et d'en prendre excuse pourdéprécier leur style. Plus d'un passage, tout aumoins, plus d'un livre de l'un ou l'autre traité, aété composé à loisir ; on n’en peut pas douter. Ilnous reste donc un effort à faire pour comprendreles véritables mérites d'un écrivain philosophique,si universellement apprécié dans l'antiquité.

§ 2. - Mérites véritables.

Le plus certain de ces mérites est d'avoirconsidérablement enrichi la langue grecque. Nousne disons pas seulement : Aristote a inventé lesmots dont il avait besoin, chacun en est capable.Mais, ce qui est beaucoup plus rare, il a trouvéceux que la pensée grecque demandait pours'exprimer pleinement, et ce grand nombre determes nouveaux (les linguistes les ont énumérés),il les a choisis avec tant de bonheur qu'ils se sontimposés après lui. Un bon nombre même ont

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passé de la langue scientifique et philosophiquedans l'usage courant. Si la première qualité del'écrivain est de savoir heureusement exprimer sapensée, ce don de créer le vocabulaire d'un peupleest un incontestable mérite littéraire.

La source de cette richesse verbale ne pouvaitêtre assurément que l'activité intellectuelle intensedu penseur. Sa valeur d'expression ne pouvait nonplus lui venir sinon de son rapport exact aux idéesincessamment créées. Ne demandons pas à Aristoted'avoir trouvé des mots qui émeuvent ou quiévoquent au souvenir mille nuances ou résonancesfugitives. Sa langue est celle de l'intelligence pure. Ilen exige la clarté, la précision, la fermeté absolue,qui permettent à l'idée une fois définie de s'exprimertoujours par le même terme. « Aristote, écrivaitÉmile Boutroux, a été le véritable fondateur de lalangue scientifique universelle ».

Son style est celui qui convient à une aussidure et inaltérable matière. Il est de métal ; de cemétal qui est l'or, comme l'a décidément bien ditCicéron. Style sobre, aux lignes nettementdessinées, mais, s'il le faut, fines et souples,comme une belle ciselure.

Mais ce style d'or s'épand comme un fleuve,continue Cicéron ? Eh oui ! la métaphore hardiepeut se soutenir, et pour les mêmes raisons

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profondes. L'agencement des mots, le mouvementde la phrase, suivent avec une telle fidélité l'ordreet la vie de l'esprit, qu'ils laissent transparaître leflot de la pensée qui les crée, et pour peu que l'onpuisse se laisser conduire à leur fil, vousentraînent dans leur courant calme et fort. Il y alà une éloquence de la raison qui demande certes,pour être perçue, l'effort exigé pour se mettre auniveau d'idées souvent très abstraites. Maislorsque le sujet traité s'y prête mieux, dans lesquestions morales par exemple, il n'est pas sidifficile, et sans grande préparation, de se laisserémouvoir. Que l'on en juge par ce beau texte surla contemplation du sage, qui termine un chapitrede l'Éthique à Nicomaque :

« Si donc, parmi les actions vertueuses, cellesde la vie publique et de la guerre l'emportent parla beauté et la grandeur, il leur manquecependant le repos de l'âme (indispensable au vraibonheur), et on les veut pour autre chose, et ellesne sont pas d'elles-mêmes des vertus. L'activité del'intelligence, au contraire, présente cetteparticularité distinctive importante : elle dlspéculative et ne poursuit pas d'autre fin qu'elle-même, elle s'accompagne d'une joie parfaite etbien à elle, et qui accroît encore sa vigueur, elle sesuffit à elle-même dans un loisir sans fatigue,autant du moins qu'il cil permis à l'homme, elle

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semble enfin réunir toutes les conditions dubonheur. C'est donc elle qui serait le parfaitbonheur de l'homme, si toutefois elle remplissaitla durée totale de la vie, rien d'inachevé nepouvant constituer le bonheur. Une telle vie seraittrop belle pour être une vie humaine ! Si l'hommepeut vivre ainsi, ce n'est pas en tant qu'il esthomme, mais en tant qu'il y a en lui quelquechose de divin ; et autant cette partie diffère ducomposé humain, autant son activité diffère decelle des autres vertus. Si donc l'intelligence estdivine par rapport à l'homme, la vie selonl'intelligence est divine en comparaison de la viehumaine. Par suite, il ne faut pas, comme on nousle conseille, étant hommes avoir des penséeshumaines, mortels des pensées mortelles, maisautant qu'il cil possible nous rendre immortels, etfaire tout pour vivre selon ce qui, dans notre vie,cil le meilleur ; ce meilleur tient, sans doute, peude place, mais par sa puissance et par sa dignité ileu tellement au-dessus de tout ! »

Il est incontestable que dans un morceau de cegenre l'élévation des pensées soutient le style etlui donne une chaleur inaccoutumée. Mais laphrase s'y prête bien, et le choix ne manqueraitpas, dans l'œuvre d'Aristote, de textes, moinsattrayants par l'idée exprimée, qui aient le même

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élan ferme et fluide.Ajoutons enfin, pour terminer ce plaidoyer, que

le Philosophe, aussi curieux de grammaire et derhétorique que de n'importe quel autre art ouscience, connaissait par le menu toutes lesfinesses de la syntaxe, et tous les artifices dustyle ; disciple de Platon, il devait aussi aimer àbien écrire. S'il le néglige souvent, pour 'lesraisons que nous avons dites, un philologuecependant ne perdrait peut-être pas sa peine àrechercher quelle science de la langue grecquesupposent ses meilleures pages.

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III

LE SAVANT

Malgré sa valeur incontestable d'écrivain,Aristote ne fut sans doute pas un artiste. Nousl'avons indiqué aussi, il n'exerça aucune influencepolitique ou sociale sur la vie des Grecs. Lagrandeur de son œuvre personnelle et d'un toutautre ordre, plus difficile à faire bien comprendre etqui touche moins d'esprits : il fut un savant et unphilosophe. Il n'est donc à notre disposition d'autremoyen d'attirer l'attention sur les services rendus àl'humanité par l'élévation même de son caractère etla noblesse de sa vie, que de tenter une esquisse,claire et rapide, de son œuvre

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§ 1. — La science avant Aristote.

Aristote fut un très grand savant, un savant àpeu près universel, et qui fit progresser d'unemanière prodigieuse la connaissance de la nature.Pour s'en rendre compte, cela va de soi; ce seraitenfantillage' de rapprocher les résultats de sesrecherches, des conquêtes étonnantes de la sciencemoderne. Vingt-deux siècles, ne l'oublions pas,nous séparent de lui. Nos connaissances les plusprofondes en mathématiques, en physique ou enchimie, que paraîtront-elles seulement dans cinqou six cents ans ?

Ce serait une autre erreur de faire commencertoute science véritable avec Aristote. Sansremonter, bien sûr, jusqu'au premier homme,auquel les théologiens ont de solides raisonsd'attribuer des connaissances exceptionnellementétendues (lesquelles, d'ailleurs, depuis le péchéoriginel, étaient devenues bien précaires), sansparler de l'Inde, de la Chaldée, de Babylone, del'Égypte, encore trop mal connues sous cerapport, restons en Grèce : deux siècles au moinsavant Aristote, nous surprenons les indicescertains de la curiosité et de l'esprit d'observationscientifiques ; l'expérimentation elle-même n'étaitpas inconnue. Les savants d'alors étaient avanttout, semble-t-il, des techniciens, ingénieurs ou

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architectes, curieux de résoudre les problèmesposés par leur art ; le nom de l'un d'eux,Eupalinos, nous et devenu familier, pour avoir étécélébré, avec un si grand talent, par l'un de nosplus jeunes académiciens. Il y avait aussi uneécole de médecine très florissante. Hippocrate enétait le chef reconnu.

Les premiers philosophes, ceux du moins quenous appelons tels, n'étaient pas étrangers à cemouvement. Des hommes comme Thalès de Milet,Pythagore et ses disciples, ou même une sorted'illuminé, quelque peu charlatan, commeEmpédocle, et, plus proche d'Aristote dans letemps et par son esprit positif, un Démocrite, biend'autres encore avaient recueilli déjà, en diversdomaines, nombre d'observations intéressantes.Bref, le branle était donné depuis longtemps.

§ 2. - Aristote historien.

Aussi l'un des plus vifs soucis d'Aristote, et paroù s'affirme déjà le tour particulier de sonintelligence, fut de s'informer des travaux de sesprédécesseurs. Aristote est un historien de lascience. Aux yeux de nos jeunes générations dontla pétulance, le besoin d'action immédiate et legoût de l'absolu font assez bon marché de la

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connaissance exacte du passé, ce n'est peut-êtrepas là son plus grand titre à notre admiration.Mais Aristote aimait, non sans raison, que lascience a œuvre collective et fruit de l'effortcontinu de l'esprit. Les tâtonnements, lesébauches des premiers chercheurs ont à ses yeuxune utilité manifeste. Ils permettent d'aller plusloin sans recommencer perpétuellement lesmêmes écoles. Par leurs fautes mêmes ilsinstruisent et préservent de l'erreur. Aristotefaisait le plus grand cas des expériences du passé.Les nombreux travaux d'histoire de ses disciples(ils nous servent encore aujourd'hui, et l'onregrette bien de n'en avoir que de pauvresfragments !) attestent clairement qu'ilrecommandait avec instance l'usage de cetindispensable moyen de culture intellectuelle.

Moyen de culture, certes, et non pas fin en soi,objet dernier de l'étude. Il le faut bien marqueraussi. Aristote ne s'attardait pas à la vérificationcontinuelle des documents dont il disposait, ni auplaisir stérile d'établir avec minutie la réalité depetits faits sans intérêt pour la connaissance del'homme et du monde. Nous lui reprocherionsbien plutôt de n'avoir pas suffisamment remarquéles difficultés et les exigences critiques d'unehistoire parfaitement rationnelle. Il se préoccupemoins de fixer la nuance personnelle, distinctive,

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des réflexions de ses devanciers, que de trouver eneux des précurseurs : il exprime, du moins, leurpensée par rapport à la sienne propre, en destermes qu'ils n'ont pas eux-mêmes, sans douteemployés, et qui l'aident à justifier les théoriesauxquelles il s'arrête. Point de vue légitime, pointde vue supérieur en définitive à celui du purhistorien, qui se refuserait à poursuivre sontravail jusqu'à ces comparaisons fécondes.L'étonnant n'est pas qu'il ait été celui d’Aristote,mais bien plutôt que le Philosophe se soit astreintà enregistrer d'abord, aussi fidèlement était alorspossible de le faire, les questions posées et lesessais de solution donnés avant lui.

§ 3. — Le naturalise.

L'esprit dans lequel Aristote abordait larecherche historique, en vue du plus- grand profitde la science, devait aussi lui en révéler nettementles limites. Les observations et les explications desanciens n'étaient qu'un premier pas. Il fallait allerplus loin. Le progrès demandait que de nouvellesobservations fussent faites, et en très grandnombre. Aristote était excellemment préparé à sedonner tout entier à cette nouvelle tâche parl'hérédité dont il bénéficiait. Il était encore trop

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jeune à la mort de son père pour avoir reçu de luisa première formation scientifique. Mais aussibien que son père, son grand-père et ses arrière-grands-pères avaient tous été médecins. Unetradition forte s'était donc établie dans sa famille.Et si l'on songe au prestige, toujours un peusuperstitieux, dont jouissent encore de nos joursauprès du peuple les médecins, prestige qui, à cesépoques reculées, devait être fabuleux, l'onadmettra volontiers que les secrets du métier setransmettaient religieusement de père en fils,comme un trésor sacré. D'une façon quelconque lejeune Aristote reçut la tradition ; il dut même, àcause de son intelligence, être initié de très bonneheure, sans doute avant son départ pour Athènes.L'intérêt de ce fait n'est évidemment pas dans lanature et l'étendue des connaissances médicalesainsi recueillies par Aristote. Estimons-les, si l'onveut, insignifiantes, malgré le manque d'équitéd'un jugement si hâtif. La vraie valeur del'enseignement reçu de ses pères, fut le goût, lapassion communiquée à cet esprit, néobservateur, de l'étude attentive et détaillée desêtres vivants.

Aristote savant, c'est en effet, plus que tout,Aristote naturaliste. Dans son œuvre scientifique, labiologie tient une place de choix. A tel point que, del'avis des plus modernes historiens de la science, il

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fallut attendre jusqu'à l'illustre naturaliste suédoisLinné (1707-1778) pour que de nouveaux progrèsfussent réalisés dans cette science, comparables àceux dont elle est redevable à Aristote, et encontinuité réelle avec eux.

Il est bon, ici, de souligner déjà combien cettetendance profonde de son génie, distingue Aristotede son maître Platon. Ce n'est pas, certes, quePlaton ait été moins capable que le Philosophe des'intéresser à la vie et d'en noter avec finesse lesmoindres manifestations. L'on exagère souvent, àcontre-sens, l'idéalisme platonicien, oubliant lesdons merveilleux de l'artiste. Quelle aisance, quelnaturel, quelle prodigieuse variété des caractèresdans la mise en scène des Dialogues ! Seul unpsychologue pouvait ainsi faire revivre sescontemporains. Mais lorsqu'il fait œuvre descience, Platon néglige et méprise le plus souventtout ce qui est richesse individuelle passagère. Lesaspects multiples et la mobilité de l'univers luisont, presque, un scandale. Ce n'est guère plusqu'un songe, une fantasmagorie brillante etséduisante, mais décevante pour l'esprit avide devérité. Ce n'est pas en tout cas l'être vrai,immuable, éternel, seul capable de satisfairel'intelligence. Aristote, au contraire, voit d'abord leréel dans la nature vivante. Il met toute sa

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perspicacité à l'analyser, à la décrire telle que nosyeux de chair la perçoivent. Écoutons-le, parexemple, nous dire quelle sottise ce serait de nepas estimer l'étude des réalités les plus humbles :

« Même s'il s'agit des choses les plusdésagréables à voir et à sentir, c'est une joieincomparable offerte par la nature, leur mère, àceux qui sont nés philosophes et capables deconnaître les causes, de les contempler parl'intelligence. Quel étrange contre-sens serait-ce dese réjouir à la contemplation des images deschoses parce que l'on connaît aussi l'art qui les aproduites, peinture ou sculpture, et de ne pasprendre un plus grand plaisir encore à voir lesœuvres mêmes de la nature, lorsqu'il est possibled'en connaître en même temps les causes ! Il n'y adonc pas lieu de s'effaroucher puérilement del'étude des animaux les plus vils. Toute productionde la nature est une merveille ! Entendant un jourses hôtes qui demandaient à le voir et n'osaientpas entrer dans la cuisine où il se chauffait,Héraclite s'écriait : « Mais entrez donc sans crainte,ici encore il y a des dieux ! » Entrons de même sansrougir dans la recherche et l'étude de n'importequel animal : en chacun se retrouve quelque chosede la nature et de sa beauté. »

Pour mener à bien l'analyse anatomique et

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physiologique, qui l'intéressait à un si haut point,Aristote ne disposait pas des instruments multiplesde la science moderne. Il mit en pratique cependantdes méthodes de dissection et d'observationcomparée, déjà très perfectionnées, et, sauf dansl'étude du corps humain pour laquelle les habitudesd'esprit et les mœurs de l'époque ne lui laissaientpas la même liberté, il est parvenu sur bien despoints à des résultats solides.

Mais c'est plus spécialement encore dans ladécouverte des principes de classification desespèces naturelles qu'Aristote est le plusadmirable, au dire des spécialistes les moinsdisposés à lui rendre hommage. Il sut reconnaîtrela continuité hiérarchique des êtres vivants,depuis les plantes les plus infimes jusqu'auxanimaux supérieurs et la transition insensibleselon laquelle ils s'ordonnent ; l'analogie de laStructure et la correspondance des fondions entreceux qui paraissent à première vue les plusdissemblables ; l'importance primordiale de lacorrélation des parties du corps dansl'organisation de la vie. Avec les moyensrudimentaires dont il disposait, il sut discerner etclasser près de cinq cents espèces animales.

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§ 4. — La finalité dans la nature.

Ces travaux de biologie imposaient à Aristote deprendre parti dans la grande querelle qui, de toustemps, a mis les savants aux prises, au sujet de lafinalité dans la nature. Mais, sur ce point, il nepouvait hésiter beaucoup. Toute sa penséephilosophique, et l'influence de Platon qui avaitdéjà discuté ce problème, lui faisaient uneobligation de soustraire le monde à une nécessitémécanique aveugle, et d'en expliquer l'ordonnanceet la beauté par une tendance immanente vers lebien. Il y a nécessairement des causes finales.Elles sont les premières à rendre compte de lastructure des êtres. Une maison est debout :voudra-t-on l'expliquer par les bras qui ontsoulevé les pierres et les ont mises l'une, surl'autre ? L'explication est bonne, elle est juste ;sans le mouvement des bras, sans le poids et lasolidité de la pierre, jamais la maison n'aurait puse construire. Mais qui ne voit l'insuffisance deces excellentes raisons ? Si l'on ne suppose pasqu'une maison devait être élevée, et non unassemblage informe de matériaux, et que l'idée dela maison à faire a présidé au travail, commentexpliquer la disposition des pierres les unes parrapport aux autres ? Le but à atteindre prime

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donc ici tout le reste. Ainsi dans la nature.Observant l'évolution d'une graine ou d'un œuf,nous pouvons bien dire, et sans crainte de noustromper, que l'état primitif du germe détermineses premières transformations, et celles-ci lessuivantes, et ainsi de suite jusqu'à la formationcomplète de la plante ou de l'animal ; mais quecette croissance ainsi rigoureusement déterminéeaboutisse à l'épi de blé ou à l'hirondelle, cela estinintelligible si, dès le tout premier instant, l'idéede l'être vivant qui doit éclore n'est pasmystérieusement présente et adive à l'intérieur dugerme. Aristote a mis dans une très belle lumièrecette considération très simple, mais trèsimportante, et que des préjugés de toutes sortes,aujourd'hui encore, viennent obscurcir dansl'esprit de tant de savants.

En conséquence il ne pouvait admettre quel'étendue, le mouvement et les lois brutes de lamatière puissent suffire à expliquer l'univers.Chaque espèce de corps ou de vivants possède uneloi propre, inscrite au plus profond de son être.Cette idée directrice recevra un nom différent selonla perfection plus ou moins grande vers laquelle elles'ordonne ; on dira simplement « forme » ou« nature » pour les minéraux ; l'on réservera le nomd' « âme » pour les vivants, distinguant encore « âme

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végétale », « âme animale », « âme humaine ouraisonnable » ; mais en n'importe quelle substancela raison d'être de ce principe indispensable esttoujours la même : assurer l'unité, l'originalitépropre et l'activité coordonnée des multipleséléments qui concourent à la formation et àl'existence de chacune d'elles.

Cette finalité immanente n'est pas la seule.L'activité extérieure des êtres vivants estégalement soumise à une fin qui est leur bien, etqui harmonise leur vie avec l'ensemble du monde.Mais ce dernier aspect de la finalité des choses estinfiniment plus difficile à connaître, et vouloircoûte que coûte le fixer en toute occasion mènesouvent à l'arbitraire, sinon au ridicule. Le melona-t-il des côtes pour être mangé en famille ?...Aristote n'évite pas toujours ce travers, qui a tantcontribué à discréditer les causes finales. Il acependant posé le principe qui permet d'en limiterl'application, même lorsqu'il s'agit de finalitéimmanente, en faisant très large la part de lacontingence, de l'accidentel, bref del'indétermination foncière qui conditionne malgrétout les êtres les plus parfaits et explique leserreurs de la nature, les monstres, tout ce qui estévénement fatal et brutal, suite nécessaire maisimprévisible de lois particulières échappant tout àcoup à l'emprise habituelle d'une fin plus haute.

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Aristote a concilié avec beaucoup d'adresse lacontingence et la nécessité, le mécanisme et lafinalité, l'imperfection du monde et sa beauté.

§ 5. — Aristote astronome.

Attentif à observer les réalités les plus humbles,Aristote ne néglige pas non plus l'étude des êtressupérieurs, l'homme et ... les Ares, car ceux-ciforment à ses yeux un ensemble à part, d'uneperfection qui surpasse de beaucoup celle denotre monde sublunaire.

En psychologie la méthode d'observation esttoujours celle des sciences naturelles. Aristotel'applique à toutes les manifestations de la viehumaine, à ses conditions les plus élémentaires,aux productions les plus complexes de l'esprit.Union de l'âme et du corps, sensations et leursorganes, images, rêves, souvenirs, idées,sentiments, volonté, activité motrice, vie sociale,art, rhétorique, poésie : son investigation se faitpartout ingénieuse et minutieuse. Mais, laissonspour l'in tant ce qu'il pense de l'homme et de sadestinée. L'occasion se présentera d'y revenir.

L'astronomie, ni les mathématiques, ne furentcultivées par Aristote de manière aussiapprofondie que les sciences naturelles. Il

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connaissait cependant les éléments desmathématiques, sans être allé peut-être jusqu'às'assimiler tous les progrès déjà réalisés de sontemps ; il les connaissait assez pour s'en inspireravec bonheur dans ses études logiques sur lanature de la démonstration. En astronomie ils'efforça de perfectionner les théories admisespour expliquer les mouvements apparents desaires ; mais il lui arrive aussi de renvoyersimplement son lecteur aux spécialistes. Unerencontre curieuse à signaler est celle qui se faitdans l'esprit d'Aristote entre sa conception, pournous si étrange, de la nature des aires, et lamanière, très moderne au contraire, dont il jugeles méthodes employées pour calculer les lois deleurs mouvements. La matière de ces corps divinsest, à ses yeux, très différente de celle des corpsterrestres ; ils ne peuvent pas être engendrés, ilsne peuvent pas périr, ils ne peuvent être sujets àaucune transformation chimique, ils sontincorruptibles et éternels. S'ils se meuvent c'estd'un mouvement circulaire, le plus parfait desmouvements ; ils sont d'ailleurs animés et sous laconduite d'intelligences divines. Par contre lesthéories imaginées pour expliquer la combinaisonde leurs mouvements paraissent à Aristote nepouvoir posséder qu'une valeur relative. Nousinventons des systèmes plus ou moins aptes à

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représenter ce qui se passe, ou mieux ce que nousen pouvons apercevoir ; mais nos systèmes nefont guère que « sauver les apparences ». Ainsi denos jours a-t-on jugé de la valeur de nos théoriesphysiques les plus savantes. Et le rapprochementest d'autant plus significatif que l'astronomie étaitalors l'un des très rares domaines où lesmathématiques étaient en usage dans l'explicationdes phénomènes. L'on sait combien, depuis, cetteapplication s'est généralisée et qu'elle domineabsolument tout l'ensemble de la physiquecontemporaine. Ainsi, là même où le Philosopheest le plus éloigné de nos conceptionsscientifiques, un indice, une lueur brille, quirévèle par-dessus l'évolution séculaire de lascience, l'identité foncière de l'intelligencehumaine à toutes les époques de l'histoire.

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IV

LE LOGICIEN

Le savant cherche, et fait la science. Le logicienréfléchit sur les conditions de la science et sur sesméthodes ; ce qui et bien aussi, en réalité, uneautre manière de chercher à savoir. Le savantveut connaître la nature ; le logicien s'intéresse àl'activité de l'esprit en quête de science, il veutconnaître les lois de l'esprit et les règles à suivrepour se bien servir de la raison.

Il n'est pas rare qu'un même esprit soitinégalement doué pour la science et pour lalogique. Tel appliquera spontanément lesméthodes de la science, qui sera assez inhabile àles critiquer ; tel autre, au contraire, analysera

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avec précision les procédés employés par lessavants, qui ne fera de sa vie aucune découverteintéressante. Aptitudes très différentes, elles nesont pas liées l'une à l'autre. Cependant Aristotelogicien n'est pas inférieur à Aristote savant. S'ilfut l'un plus que l'autre, ce serait au logicienplutôt qu'il faudrait donner la palme. Du moinsest-ce par son œuvre logique qu'il marqua le plusprofondément tous les esprits qui se mirent à sonécole. Son œuvre logique fut aussi plus durable.

§ 1. — L'intelligence et le réel.

Elle venait du reste bien à son heure. L'espritgrec s'était engagé à la fois dans toutes lesdirections qui s'offraient à son ardent besoind'activité. Il l'avait fait un peu au hasard. Plusd'une fois l'inexpérience l'avait conduit dans desimpasses, d'où il ne savait plus comment sortir.L'une des oppositions qui l'avaient le plusdéconcerté était celle qui semblait partager l'espriten deux tendances nettement divergentes. D'unepart le besoin de clarté, de simplicité, de certitudeabsolue, de vérité éternelle ; d'autre part lanécessité de rester en contact avec un mondeinfiniment divers, compliqué et mobile ; d'un côtéencore la beauté d'une science immobile, disant

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une fois pour toutes ce qui est et enchaînant sespropos avec une parfaite rigueur ; de l'autre lesexigences multiples et contradictoires deshommes à connaître et à gouverner, et l'utilitémanifeste de savoir plier sa raison au gré descirconstances ; tantôt la nature, et l'inflexible loide la vérité ; tantôt la coutume changeante,l'habileté, ou l'arbitraire de la force. La premièretendance se réclamait des grands noms deParménide, Socrate, Platon ; la deuxièmeprétendait se rattacher à Héraclite, et elleinvoquait l'autorité de Protagoras et de tous lesplus célèbres Sophistes.

Il y avait au fond de ce débat un problème delogique. Mais ce n'était pas sans raison s'ilétendait ses conséquences jusqu'en morale et enpolitique. Toutes nos idées sur l'homme changentselon que nous imaginons diversement sonintelligence.

L'originalité d'Aristote fut de trouver la solutionmoyenne assez souple et assez forte pour concilierles deux points de vue, en éliminant de chacun lesexcès.

On l'a dit plus haut, aux yeux d'Aristote laréalité étudiée par la science c'est le monde lui-même, tel qu'il se donne à notre pensée parl'intermédiaire des sens. Doubler cet univers

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sensible, comme le voulait Platon, d'un mondeidéal vers lequel devrait s'élever l'intelligence pourtrouver lumière et certitude, c'est abandonnermaladroitement la partie, c'est construire ununivers impossible, sans rapport avec le seulmonde réel qui s'offre à notre science. Mais,d'autre part, nous ne laisserons pas l'intelligencealler se perdre dans la mobilité pure et le multipleindéfini. Dans cet univers mouvant, innombrable,il n'est rien assurément à quoi nous devionsrenoncer ; la moindre apparence, aussi singulièreet fugitive soit-elle, relève de notre pensée. Ce nesera pas cependant au même titre que les réalitésplus stables. Notre pensée a des fonctionsdiverses. Par les sens, par la conjecture, parl'opinion, par des raisonnements même plus oumoins probables, elle se tient au niveau desaspects sensibles, individuels et passagers deschoses. Ces modes inférieurs de la connaissancepeuvent servir à la science et lui être d'utilespréliminaires. Ils ne sont pas la science. Lascience ne s'occupe pas de l'accidentel, sinon pourl'écarter. Elle ne s'intéresse pas à l'événementimprévisible, au phénomène unique, à l'infant quipasse. La science e1 ce mode supérieur de notrepensée qui nous permet de connaître ce qui estpartout et toujours, l'universel. En cela Socrate etPlaton ne se sont pas trompés. Mais Platon n'a

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pas vu combien l'universel et intimement mêlé ausensible, l'immobile à l'être changeant, la loi aufait, le nécessaire au contingent. L'objet de lascience n'est pas ailleurs que dans ces mêmesêtres multiples et mobiles, saisis par les sens etpar l'incertaine opinion. Mais il est en eux plusprofondément ; il les pénètre, il les domine, ilcommande tout ce qu'ils sont et tout ce qu'ils font,il est leur essence et leur substance.

Voyez par exemple la science de l'homme.S'amusera-t-elle à fixer les particularités les plusinfimes de la personnalité physique ou morale deSocrate, de Démosthène, de Périclès, de chacundes Grecs d'Athènes et du Péloponnèse ? Celapeut être intéressant à d'autres points de vue.L'art, celui du médecin comme celui du peintre,ou du comédien, l'action politique et l'anionmorale, ont besoin de descendre à ces détails.Mais la science ne s'y arrête pas ; à les vouloirénumérer, elle perdrait de vue son objet propre,car l'énumération des qualités individuelles dechacun des hommes, présents et à venir, ne serajamais terminée, et le serait-elle, elle ne nousdirait pas ce qui et commun à tous les hommes,mais seulement ce par quoi chacun se distinguede son voisin. Or il y a manifestement unensemble de caractères communs à tous leshommes, et qui se retrouvent partout et toujours,

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là où il y a des hommes. Et voilà ce qui intéressela science. Ces caractères communs seraient-ilsséparés des hommes où ils se retrouvent ? Quelnon-sens ! Ils sont en chacun d'eux, en Socrate,en Périclès, en Démosthène ; et unis intimementen chacun d'eux à ses caractères les pluspersonnels, au nez camus de Socrate, à la voixémouvante de Démosthène. Mais cette pénétrationmutuelle et l'aspect unique, incommunicable,donné en chaque homme à la nature humaine parles caractères individuels, n'empêchent pas qu'enchacun d'eux la nature humaine soit l'élément leplus profond, le plus important, le plus essentiel,celui qu'il importe avant tout de connaître si l'onveut même pouvoir donner un sens auxobservations de l'anatomie ou de la psychologieindividuelles. Prendre cette nature universellepour objet de son étude, ce n'est pas travailler enl'air et dans le vide, c'est bien au contraire semettre en mesure de connaître avec certitudel'être le plus réel de l'homme.

Tel était le point de vue d'Aristote, comme il estencore celui, non pas de tous les philosophes, maisau moins de tous les savants qui réfléchissent sansparti pris sur la manière dont ils font la science.Un chimiste perdra-t-il son temps à échantillonner,afin de les bien distinguer l'une de l'autre,

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plusieurs parcelles de radium ? S'il soumet lesunes et les autres â l'analyse, c'est pour conclureaux propriétés du radium en général, et il estimera,l'épreuve terminée, que chaque milligramme ducorps qu'il vient de traiter possède réellement lanature et les propriétés du radium.

La chose paraît aller de soi, tant elle satisfait lebon sens.

§ 2. - L'intelligence et l'expérience.

Mais s'il en est ainsi, il est nécessaire au savaisde se mettre en relation avec ce monde où il vit, ede l'observer. Nous avons dit que ce fut en effet hpratique tonnante d'Aristote. Ouvrir les yeux,entendre, toucher de ses mains, appliquer en unmot tous ses sens à explorer l'univers, c'est lapremière tâche du savant, et dont rien ne peut ledispenser Pourtant les sens par eux-mêmes nevont pas plu: loin que la donnée sensible,individuelle, périssable qui les impressionne.Chimiste, je vois dans mor laboratoire et je palpece morceau de soufre, j'er perçois l'odeur âcre etfade ; je puis bien aussi voir et toucher celui quiest à côté, et n'importe que autre, mais de mesyeux et de mes mains je n'atteindrai en fait quetels ou tels morceaux de soufre déterminés, et non

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pas jamais LE SOUFFRE en général. Cela, c'est l'objetréservé à l'intelligence. comment donc se fait lepassage ? A quel moment, à quelle; conditionssurtout jaillit-elle cette lumière intellectuelle quiouvre le regard de l'esprit sur l'essence deschoses ? Aristote n'a pas eu la prétention derésoudre entièrement ce très difficile problème.Son mérite est de l'avoir étudié de sang-froid,tenais ferme aux faits les mieux observés,précisant les résultats acquis, sans s'épouvanterni s'impatienter des obscurités qui demeurent. Il leconstate tout d'abord : avec l'idée, avecl'intelligence, nous sommes à un niveau de pensée,bien distinct de l'imagination et des sens; un objetnouveau est conçu et compris, qui débordeinfiniment par son ampleur tout ce que je puisimaginer et sentir : L’ARBRE, L’HOMME, LA BEAUTÉ …Ici encore Platon avait raison. Mais, d'autre part, ily a une continuité certaine entre mes idées, mesimages et mes sensations : j'imagine et je sens desarbres, des hommes, des choses belles. Continuitéet distinctions, continuité psychologique etdistinction de nature, l'une et l'autre doivent êtresauvegardées. L'on dira donc: l'intelligence perçoitl'intelligible comme le sens le sensible ; elle est enquelque façon passive sous le choc de l'idée,comme l'œil sous l'impression de la couleur ; maisl'idée qui la frappe, d'où vient-elle ? des choses

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vues, senties, imaginées ? oui, sans doute,puisqu'il faut observer avant de comprendre etpuisque l'idée luit toujours dans une image : ainsil'exige la continuité psychologique attestée parl'expérience ; mais cela ne peut suffire : uneintelligence n'et pas moins nécessaire pour formerl'idée que pour la recevoir une fois faite ; la naturede l'idée exige donc une activité intellectuelleantérieure à l'existence même de l'idée, antérieureaussi, bien entendu, à l'action de l'idée surl'intelligence. Nous sommes en plein mystère :mystère d'une intelligence à la fois active etpassive, mystère d'une intelligence à la foisindépendante et dépendante de l'image et dessensations.

Or, nous ne pouvons savoir avec certitudecomment Aristote est sorti de ce labyrinthe ; letexte qui devrait nous l'apprendre est d'uneobscurité décourageante. L'on a cru pouvoir direque, d'après lui, l'activité qui forme l'idée est celled'une intelligence supérieure à l'homme : puresprit ou Dieu. Explication dangereuse, quimenace de ruiner la personnalité et l'immortalitéde l'âme. Admettons plutôt avec saint Thomasd'Aquin, qui connaissait si bien la penséed'Aristote, que pour le Philosophe il y a un doubleaspect de l'intelligence humaine, une doublefaculté, l'une active, l'autre passive, en

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dépendance l'une et l'autre, précise saint Thomas,de l'intelligence divine, et ne cherchons pas iciplus avant. Tenons les deux bouts de la chaîne.

L'intelligence permet donc au savant de formermystérieusement et de concevoir l'idée au contactdes images. Or là et tout le secret du génie. Car sichacun des hommes possède le même pouvoir, etsi, comme le dira Descartes, « le bon sens est lachose du monde la mieux partagée », d'un hommeà l'autre cependant, sens et imagination ne sontpas également disposés à se prêter auxilluminations de l'intelligence. Étendue, belleordonnance et finesse du sens intérieur et dessens externes, vigueur et clarté de l'intelligence,ces dons de la nature ne sont jamais remplacéspar aucune méthode, par aucune technique, paraucun procédé. Eux seuls permettent en définitiveles vues rapides et profondes de l'esprit.

§ 3. — Le lien des idées. — La définition.

Cependant Aristote attendait autre choseencore d° la science. Découvrir les idées, c'estbien : œuvre divine, en quelque sorte, et, de toutesles taches intellectuelles, la plus féconde. Mais ilfaut ensuite les ordonner, car elles ont entre ellesdes liens, comme sont liées entre elles les réalités

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qui composent l'univers.A l'intérieur d'une même science ce lien des

idées est de deux sortes : selon qu'il unit lescaractères essentiels qui définissent une nature,et trouver ce lien c'est précisément définir ; oubien selon qu'il relie à la nature déjà définie lespropriétés qui en dérivent, et les effets à leurscauses, et c'est l'objet de la démonstration.

La première de ces fondions de la science avaitété très bien étudiée par Socrate et par Platon. Ilsavaient vu clairement sa nécessité et à quellesconditions elle avait à répondre. Platon avait aussitenté l'esquisse d'une méthode déductive,permettant de classer et d'ordonner les idées entreelles par une sorte de division, coupant l'idée laplus générale en deux idées nouvelles, puis, de lamême manière, l'une ou l'autre de celles-ci endeux, et ainsi de suite. Mais il faut croire que rienn'est difficile comme de bien définir, car Aristote,après avoir montré sans peine l'insuffisance de laméthode platonicienne, ne sut pas en définitivepar quoi la remplacer. L'on montrera bien, dit-il, àquels signes une définition proposée serareconnue insuffisante : cela n'est pas long àdiscerner; mais savoir positivement si la définitionest exacte et nécessaire, si elle exprime vraiment,comme il le faudrait, le lien du genre prochain et

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de la différence spécifique, il ne semble pas y avoirde méthode générale qui permette d'y parveniravec certitude. C'est à voir sans doute en chaquecas particulier, de quelle manière il importe dedoser l'observation, la comparaison des faits etdes idées, le raisonnement ! Sans doute, lorsqu'ils'agit seulement de déterminer, parmi les êtresvivants, l'espèce naturelle, nous avons un signecertain, qui est la reproduction de l'espèce par lesindividus mâle et femelle ; le mulet ne se reproduitpas, il n'appartient donc pas à une espècenaturelle. Mais l'on voit aisément que le problèmelogique de la définition est d'une autre nature.L'âne et le cheval sont incontestablement desespèces naturelles : quelle est cependant ladifférence spécifique qui vient pour chacunedéfinir le genre animal ? Dans la pratique, nousl'avons dit, Aristote sut atteindre malgré tout àdes classifications très précises, commeaujourd'hui encore les naturalistes, qui seheurtent aux mêmes difficultés théoriques.

§ 4. — Le syllogisme.

Aristote fut beaucoup plus heureux avec ladémonstration. Là vraiment, et sur un terrain àpeu près entièrement neuf, où les travaux de ses

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devanciers servaient seulement de matière à sesobservations personnelles, il parvint à constituerune théorie définitive, à laquelle on ne prétenditguère que de nos jours apporter quelquesperfectionnements. Aristote avait à distinguer lesbons syllogismes des mauvais, ceux quipermettent une conclusion probable de ceux quivraiment concluent avec une entière certitude,puis à classer toutes les formes que notre espritpeut donner à ses raisonnements les plus subtils.Il avait certes de quoi observer autour de lui ! LesGrecs ne l'avaient pas attendu pour raisonner etpour se complaire aux jeux de la dialectique !Orateurs, rhéteurs, sophistes, dialecticiens,philosophes, disputeurs de tout genre faisaientretentir les places publiques et les gymnases deleur manie raisonneuse. La difficulté était bienplutôt de se reconnaître dans ce bavardage et deséparer le bon grain du foisonnement des herbesfolles. Aussi le travail d'Aristote devait-il servirnon pas seulement à la science, mais aussi à l'artoratoire et à l'art de la discussion, si appréciésl'un et l'autre à Athènes. Nous avons eu l'occasionde dire quelle reconnaissance lui en eut plus tardun Cicéron. Comme les Topiques, la Rhétoriqueest l'un des ouvrages d'Aristote les plus achevés.

Dans l'usage de la science, Aristote se rendaitparfaitement compte de la fonction propre au

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syllogisme démonstratif, du moment où il peutintervenir, et du rôle plus ou moins grand qu'il est- appelé à tenir selon la nature de chaque science.En mathématiques, par exemple, le syllogismeintervient constamment, et il y a toute sa force ;en morale et dans toutes les sciencesd'observation, il a beaucoup moins de part et uneinfluence très atténuée. S'il nous semble parfoisqu'Aristote en use un peu trop, n'oublions pasqu'il devait, plus souvent que nous, suppléer auxexpériences qu'il n'était pas en état de faire, etque, mieux que nous, avec plus de lucidité et definesse, il apercevait la portée exacte des raisonsdont il lui fallait bien se contenter.

Aristote enseigne aussi, et avec une insistanceremarquable, que tout ne se démontre pas, mêmedans les sciences où le syllogisme règne le plusexclusivement. Nulle part le syllogisme n'estpremier, nulle part il n'est l'assise dernière descons-truffions de l'esprit. Et poux une bonneraison ; c'est à savoir que tout syllogisme reposelui-même sur des notions et sur des principes.Même donc si telle science déductive se composaitd'une longue suite ininterrompue de syllogismes,le premier syllogisme de la série devrait s'appuyerà des principes indémontrables. De telles suitessont dû reste bien rares, et, dans les sciences les

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plus abstraites, le recours est fréquent àl'expérience, à l'intuition ou à l'hypothèse.

Mais alors toute notre science serait-ellehypothétique ou conventionnelle, commel'affirment quelques logiciens modernes ? Aristotene l'aurait jamais admis. Si le syllogisme ne sesuffit pas à lui-même, au-dessus du syllogisme etde la raison dont il est l'instrument, nousretrouvons l'intelligence. Notions et principespremiers sont perçus par elle en toute vérité.L'intelligence, destinée par nature à connaître leréel, est le principe absolu de toute notre science.Et, dans l'ordre des faits, la certitude de laperception sensible est assez forte pour noussuffire. Insensé, par exemple, qui voudrait nier laréalité du mouvement dans la nature !

§ 5. — L'organisation de la science.

C'est encore à l'intelligence qu'Aristotedemandera le principe de cette organisationdernière de nos idées qui est la classification dessciences.

Il ne suffit pas, en effet, de trouver le lien quiunit nos idées à l'intérieur d'une même science,soit pour définir, soit pour démontrer. Notrescience attaque, si l'on peut dire, les choses à des

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niveaux différents ; elle pratique dans la réalitédes coupes méthodiques, dont chacune lui révèleun seul aspect du monde. Il revient donc aulogicien de justifier ce procédé et de montrercomment s'organisent les plans partiels d'universrelevés par le savant, comment ils s'ajustent entreeux, pour représenter toutes les dimensionsréelles des choses.

Aristote a distingué tout d'abord sciencesthéoriques et sciences pratiques. Les sciencespratiques, ou sciences de l'action, dont la morale estle type par excellence, ont ceci d'intéressant qu'ellesfont le lien entre l'activité purement théorique del'intelligence et ces fondions secondaires de laconnaissance (règles de l'art, procédés empiriques,tact de la prudence) qui conduisent le jugement del'esprit jusqu'aux réalités individuelles dont lascience, comme telle, se désintéresse. Du purthéoricien le moraliste apprendra que la raisonspécifie l'homme ; il en déduira les règles de l'actionraisonnable conforme à la nature de l'homme ; etcomme il veut agir, et non pas seulement savoir, ils'inquiétera encore d'appliquer ces règles, commeelles doivent l'être, aux différents actes de sa vie ; illes saisira donc, ces actes, en leurs circonstancesles plus individuelles, et les plus passagères, maisdans leur rapport avec la loi morale universelle. Et

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ainsi en est-il de la politique et de toutes lesconnaissances qui règlent la pratique des arts.Aristote conciliait, par cette vue profonde etharmonieuse, l'idéale rigidité de Socrate et dePlaton, avec la complexité mobile de la vie humaine.

Dans les sciences théoriques il distinguait troisdivisions générales : la physique où il faisait entrertoutes les sciences de la nature et la psychologie;en second lieu les mathématiques ; enfin laphilosophie première ou théologie, appelée depuismétaphysique, du nom donné au recueil où setrouvent assemblées les leçons d'Aristote sur cettepartie suprême de la science. En chacun de cestrois domaines en effet, l'intelligence pénètre laréalité à des profondeurs diverses et la dépouilleplus ou moins de son aspect matériel : lesmathématiques se réservent l'étude de la quantité,et abandonnent à la physique le mouvement et lesqualités des corps perçues par les sens ; lamétaphysique s'avance plus loin encore, et,laissant l'étendue et le nombre, scrute la nature etles propriétés de l'être même, de la substance.

Divisions très nettes, mais cependanthiérarchisées, et telles que les sciencessupérieures dominent les inférieures et gardentsur elles certains droits d'intervention. Enphysique, en physique générale surtout, Aristote

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fait souvent intervenir le point de vuemétaphysique, et s'il n'use que rarement desmathématiques (il ne connaissait leur applicationqu'en astronomie, en optique et en musique) leprincipe est admis par lui, qui légitime lesprocédés modernes de la physique mathématique.De même les points de vue généraux et lesméthodes des mathématiques ne sauraientéchapper au jugement du philosophe.

§ 6. — Science et philosophie.

Ainsi s'accusent les rapports qui unissent laphilosophie aux sciences. A dire vrai, aux yeuxd'Aristote, la philosophie et aussi une science, et lapremière de toutes. Elle a sa méthode propre,comme chacune des autres sciences a aussi lasienne. Mais considérons l'un quelconque des êtresdu monde étudiés par les sciences. Aucune scienceparticulière ne le connaîtra tout entier. Un seul êtrevivant, par exemple, relèvera par ses dimensions dela géométrie, par son poids et sa chaleur de laphysique, par ses échanges nutritifs de la chimie etde la biologie, par ses organes et leurs fondions dela physiologie, etc., etc. Or le dernier mot sur cetêtre ne sera pas dit tant que le philosophe ne l'aurapas jugé et apprécié dans son être même, tant que

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le philosophe n'aura pas déterminé selon quelleslois profondes la substance de ce vivant synthétiseen elle tant d'aspects divers. Aucun de ces aspectsmultiples n'est lui-même de la compétence duphilosophe, mais leur unité dans l'être, lui seul lafera comprendre.

Aujourd'hui les savants ne s'inquiètent plusguère du morcellement indéfini des sciences, et laplupart se désintéressent de la philosophie ; deleur côté les philosophes abandonnent l'universaux savants, un univers qu'ils croient sans réalitépropre ni substance, et ils n'ont plus de curiositéque pour l'activité de l'esprit s'amusant à laconstruction laborieuse et vaine de sciences sansautre objet qu’elles-mêmes. Les idéalistesmodernes ont perdu le sens du réel, et ils leméprisent. Aristote voyait au contraire en ce sensaigu du réel la qualité propre du philosophe.

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V

LE PHILOSOPHE

§ 1. — L'analogie de l'être.

Le philosophe, et nous voulons dire : lephilosophe par excellence, le métaphysicien, lephilosophe prend donc pour objet de sesréflexions l'être même des choses. « Tel futautrefois, dit Aristote, tel est encore maintenant ettel sera toujours l'objet des recherches et desdiscussions : qu'est-ce que l'être, qu'est-ce que lasubstance ? » L'on dirait plus volontiersaujourd'hui : qu'est-ce que le réel ?

Les anciens auxquels pensait Aristote, avaient

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devant l'esprit, en s'interrogeant de la sorte,l'ensemble du monde et la vie incessante de lanature. Et ils répondaient de manières biendiverses et obscures : ce qui est vraiment, c'estl'un des éléments, eau, air ou feu, et tout le resten'est que transformation de ce principe unique ;ce qui est, s'écriaient d'autres, c'est l'Être ! c'estl'Un ! Eh ! non, voulait-on ailleurs, ce sont lesatomes éternels ! Mais ce sont les Nombres, disaitPythagore ; les Idées ! corrigeait Platon...

En chacune de ces réponses hâtives, etcontradictoires entre elles, Aristote sut trouverquelque vérité. Mais, en somme, il commence pardéplacer la question afin d'y mieux satisfaire.Tous ces vieux physiciens, comme il aime à dire,ont toujours l'air de croire qu'il faut absolumentchoisir entre les réalités du monde : les unes, enpetit nombre, existent et expliquent tout, lesautres n'existent pas, ou à peine. L'un d'eux,Parménide, a bien mis en lumière, etvigoureusement formulé, l'état d'esprit qui, aufond, leur est commun à tous, en déclarant avecforce : « L'Être seul est, le Non-Être n'est pas !Jamais tu ne sortiras de cette pensée ! » Voilà bienen effet leur préjugé. Ce sont des esprits simpleset rigides. Ils s'imaginent, dès qu'ils pensent à cequi est, que le mot être a toujours et partoutmême signification. Et ils viennent par là à des

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conséquences ruineuses, parfaitement contrairesau bon sens, à celle-ci, par exemple, de nier laréalité du mouvement dans la nature, sous cebeau prétexte que « ce qui devient n'est pas ».Platon lui-même a été la victime de ce paradoxeinsoutenable. S'il met les Idées bien à part dumonde, c'est que seules, à ses yeux, ces Formesidéales existent vraiment. Le monde sensible n'estpas puisqu'il est en incessant devenir.

A une compréhension aussi étroite du mot et del'idée de l'être, Aristote oppose l'observationréfléchie et l'analyse de la pensée. Il n'est pasexact que nous donnions toujours à ce motabsolument le même sens. Il y a mille et millemanières d'être. Et nous le savons très bien. Nedisons-nous pas d'un aveugle : « il dl privé de lavue ? » ou de Socrate : « il cil camus ? » Mais nousdisons aussi simplement : « Socrate cil » ; et nouspouvons dire avec Platon « la grandeur est, ou labeauté est ». Pourquoi nous entêter à vouloirqu'en chacune de ces phrases le mot cil reçoive lamême valeur ? Ce serait aller contre nosintentions les plus manifestes. Nous ne voulonspas dire du tout que la privation de la vue dontsouffre l'aveugle soit, au même titre que Socrateest : une privation n'est pas comme un individu ;et de même, s'il y a grandeur et beauté dans le

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monde, nous entendons par là : il y a des chosesbelles et grandes, et non pas : grandeur existe,beauté existe, justice existe, comme autant depersonnalités distinctes. Puisque nous parlons etpensons ainsi, il faut s'y tenir. La parole est signede la pensée, et la pensée exprime les choses.

Si le sens du mot est multiple, c'est que dans laréalité même il y a de multiples manières d'être. Dèslors il n'y a pas lieu de choisir entre elles, commevoulaient les anciens, il les faut prendre toutes.

Le lecteur ne doit pas l'ignorer, et croire cesremarques insignifiantes : nous sommes ici aucœur même de la philosophie aristotélicienne, enson inspiration la plus profonde. Aristote savant,Aristote logicien, l'on s'autoriserait facilement deces deux épithètes pour se détourner de l'espritraide et trop intellectualiste du Philosophe et luipréférer l'âme frémissante et souple de Platon. Envérité, quelle méprise ! En philosophie pure, lasouplesse de l'esprit eS1 le don d'Aristote, et larigueur est toute platonicienne. Ne trouverait-onpas, dans l'histoire de la pensée, d'autresexemples de natures d'artistes fines, subtiles,fuyantes, ondoyantes, mais dont la vivacité et lafantaisie semblent chercher leur contrepoids dansquelques vues de l'esprit, simples, absolues, sanslien bien établi, sans cohérence peut-être ? tandis

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que des esprits moins sensibles aux nuances etaux émotions de l'art étonnent par leur flexibilitédocile à suivre sans heurt les détours, lescomplexités imprévues de l'idée pure ? Quoi qu'ilen soit, et sans vouloir forcer injustement lecontraste, Platon, en philosophie, n'a pas su sedéfendre assez d'une certaine rigueur étroite, et,d'autre part, si l'esprit d'observation et la logiqueattentive d'Aristote ont pu se rendre maîtres desdifficultés philosophiques qui avaient paralysé ouretardé l'essor de la pensée, même de la penséeplatonicienne, ce fut pour s'être laissés modelersans résistance selon la multiple diversité deschoses. En bon philosophe, Aristote admire lavariété surprenante du 'réel, il s'étonne de tant decontradictions apparentes, il cherche àcomprendre, mais jamais il ne se récrie, jamais ilne se bute. Ses préoccupations de logicien luiservent à assouplir sa pensée, bien loin de la figer.Et c'est pourquoi sans doute l'ensemble de sonsystème, si bien ordonné soit-il, dl resté ouvertaux importantes modifications que lui fera subirla pensée chrétienne, c'est pourquoi aussi certaineétroitesse géométrique de l'esprit et je ne saisquelle hostilité chronique à l'adresse duphilosophe adopté par les théologiens, peuventtoujours, s'arrêtant à l'un des aspects de sapensée, ne pas en saisir l'harmonie véritable.

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Il y a donc de multiples manières d'être, et cetteremarque préliminaire est essentielle : nousserons loin d'en épuiser, dans ce rapide aperçu,l'entière signification.

§ 2. - La substance.

Mais le réel ni l'intelligence ne sont livrés àl'anarchie. A cette multitude il faut un principe.Où le trouverons-nous ? Aristote, ici encore, arecours à l'analyse de la pensée. Manifestement,quelle que soit la diversité de l'être, dans nosjugements nous attribuons toujours telle ou tellemanière d'être, si ténue soit-elle, à un sujet. Maisde ce sujet-là nous pensons qu'il existe, sansl'attribuer à un autre sujet. Nous dirons :« Alexandre est plein d'ardeur », attribuant ainsil'ardeur à Alexandre. Mais nous penserons :« Alexandre est », sans attribuer Alexandre à quoique ce soit. Alexandre existe en lui-même, par lui-même. Tandis que ses vertus, ses défauts, sesactions, et tout ce que, en un mot, l'on peut direde lui, tout cela n'existe qu'en lui et par lui. Il yavait donc une part de vérité dans le dire desanciens. S'il y a de multiples manières d'être, toutn'est pas cependant au même degré, et certainaspect de la réalité est privilégié par rapport auxautres. Il y a une réalité première, centrale, qui

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est plus et mieux que tout le reste, et qui, enquelque façon, prête à tout le reste son être et sonnom, ce nom d'être qui lui revient en propre. Pourla distinguer des autres formes de la réalité, etpour marquer son rôle primordial de sujet, l'on a,depuis Aristote, appelé cet être premiersubstance. Mais le mot grec, plus satisfaisant quele mot français, le met dont se servait Aristote(ousia) ne soulignait pas cette fonctionmystérieuse de soutien (substare, se tenirdessous) et mettait seule en relief sa primautéd'être, sa réalité essentielle. La substance est, parexcellence.

La même méthode de recherche inévitablementdétournait Aristote de penser que la substance,ainsi reconnue, fût unique. Certains philosophesavaient cru à l'unité absolue du « cosmos ». Etd'autres, plus proches de nous dans le temps, unSpinoza par exemple, penseront la démontrer avecune rigueur absolue. Mais Aristote, avec samanière prudente, attachée à l'expérience et àl'analyse des formes les plus obvies de la pensée,ne pouvait entrer dans une opinion semblable. Ane considérer que notre monde sensible, celui oùnous vivons chaque jour de notre vie, il est clairque nous sommes entourés d'êtres substantiels,et que chacun de nous est une substance. Ici

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encore le langage est le témoin de ce que voitspontanément l'intelligence.

Toute la métaphysique de notre monde sensibleaura donc pour objet de bien connaître lasubstance, telle que nous l'y rencontrons, c'est-à-dire d'abord multiple, réalisée en d'innombrablesindividus, et revêtue en chacun d'eux-de modalitésaccidentelles très variées ; puis organisée en cesréalisations individuelles selon des rapports --de-genre et d'espèce ; soumise enfin à la génération età la corruption et à tous les rapports de lieu, detemps, de mouvement, d'action, de passion, etc.,qui les conditionnent. Tous ces nombreux aspectsdevant être d'ailleurs envisagés toujours d'un seulpoint de vue, celui de leur lien, logique et réel, avecl'être même de la substance.

De cette étude métaphysique, poussée très loinpar le Philosophe, nous ne voulons retenir ici quedeux points, qui nous achemineront vers cettepartie suprême de la « philosophie première » quila fait appeler par Aristote lui-même théologie,vers la métaphysique des substancesimmatérielles, vers la métaphysique de l'être divin.

§ 3. — La philosophie du mouvement.

Par sa critique de Parménide et de Platon, et en

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assouplissant comme nous avons dit l'idée del'être, Aristote s'obligeait avant tout à concilierl'être et le mouvement. Rappelant sur la terre,d'où Platon l'avait exilé, l'être véritable, et avec luil'objet de la science, l'idée, l'intelligible, Aristote sedevait d'expliquer comment l'être est mobile,comment l'être par excellence, la substance, peuts'engendrer et périr. C'est là que l'attendaient,sans aucun doute, les disciples de l'Académie,restés fidèles à leur maître. Par quelle audacenouvelle ce Stagirite allait-il concilierl'inconciliable ?

L'extension déjà donnée à l'idée de l'êtrefacilitait singulièrement à Aristote la solution del'énigme. Sans elle il eût risqué de resterprisonnier du dilemme parménidien : ou l'êtreimmobile, ou le néant. Mais puisque la notion del'être est complexe, il doit être possible d'y intégrerla mobilité la plus radicale, celle dont la naturenous donne à chaque instant le spectacleréconfortant ou tragique: la naissance et la mort.Que ferions-nous donc d'une philosophie qui sevoilerait la face pour ne pas les voir, cesinéluctables réalités ?

Il n'y a pas de lien, veut Parménide, du néant àl'être, ni de l'être au néant ? Mais voyons ce qui sepasse, et quelles sont les réactions spontanées de

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l'intelligence. Un poussin brise à coups de bec sacoquille et s'élance dehors. Vient-il de l'œuf ?

Formé du germe enfermé avant lui dans lacoquille? Mais qui en douterait serait fou. Etpourtant avant cette naissance merveilleuse, nousdisions : l'œuf est, le poussin n'est pas l'œuf ; lepoussin n'est pas. Et nous avions raison. EtParménide va triompher : un être de poussin nevient pas d'un néant de poussin, le poussin nevient pas de l'œuf qui n' est pas le poussin... Orne voit-on pas l'absurde sophisme ? Est-ce lemême de dire : l'œuf n’est pas le poussin, ou cettepierre n'est pas le poussin ? Les deux affirmationssont vraies. Mais avec l'oiseau l'œuf a une relationque la pierre n'aura jamais : l'œuf peut devenirpoulet, mais non pas la pierre. N'est-ce pas làdans l'œuf quelque chose de bien réel, et qui n'estd'aucune façon dans la pierre ? Or, un fait aussibanal se répète assez souvent dans la nature,sous une forme ou sous une autre, qu'il s'agissedes animaux, des plantes ou des hommes, pourque nous disions avec confiance : il n'y a passeulement dans l'univers ce qui di et ce qui n'estpas, il y a aussi ce qui peut être, et cet aspect depossible, cet être en puissance, est d'uneimportance considérable

Et voilà un nouvel exemple du génial bon sens du

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Philosophe. Chacun peut trouver son raisonnementtrès simple, sa conclusion d'une évidence à laportée du moindre esprit. Mais il fallait lesdécouvrir, et, les ayant découverts, s'apercevoir quesous leur simplicité apparente se dissimule leprincipe de solution d'un très grand nombre dedifficultés philosophiques. Encore Aristote, malgrésa perspicacité, ne verra-t-il pas toute la féconditéde sa découverte. Ses disciples en philosophie, lesgrands théologiens du moyen âge, feront donner àce principe ses dernières conséquences.

§ 4. — La causalité.

De l'être en puissance on s'explique que l'êtreproprement dit, ou être en acte, puisse venir.Toutefois, c'est à la condition de compléter cetteexplication par une théorie générale de l'action,productrice du réel, en d'autres termes par unethéorie de la causalité. Ici toujours la penséed'Aristote est bien facile à comprendre.

L'on a vu (au chapitre III') Aristote admettre unefinalité dans les œuvres de la nature. Ce n'estpoint hasard ou aveugle nécessité si du grain deblé germe l'épi de froment et non pas l'avoine.Dès sa formation le grain est orienté par lanature vers sa fin propre. Cette fin le domine

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tout entier. Elle est cause. Or cette cause finaleest pour Aristote la première des causes.

La cause finale est première parce que sonefficace se fait sentir, non seulement sur l'effetà produire, mais sur les autres causes quiconcourent à la production. L'art humain, unefabrication quelconque, le fait vite saisir. VoyonsHerpyllis, veuve d'Aristote, se décidant à faireélever à la mémoire de son mari un monumentfunéraire ; une idée plus ou moins précise de cemonument lui est présente à l'esprit. Mais cettefin poursuivie se pourrait-elle réaliser par sonseul désir ? Herpyllis va trouver Gryllos lestatuaire (cause efficiente), et celui-ci choisit sesmatériaux (cause matérielle)... Or, ne voit-on pasque la fin à atteindre agit sur l'esprit de Gryllos,lui commande le choix de la pierre, et dirigeson ciseau jusqu'à l'achèvement de l'œuvre ? etque celle-ci, réalisée, n'a telle forme donnée(cause formelle) que pour répondre aussi à lafin poursuivie ? La cause finale a donc donné lebranle et tout déterminé : cause efficiente(Gryllos), matérielle (la pierre), formelle (la formedu monument).

La production des œuvres de la nature suit lesmêmes lois.

Nous parlions tout à l'heure d'être en puissance.

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Si l'animal ou la plante est en puissance dans legerme, c'est que, sous l'influence d'une causeefficiente (les parents), elle-même déterminée etorientée par une fin (l'espèce à perpétuer), unematière vivante (les éléments qui constituent legerme) a reçu l'impulsion animatrice qui,développant elle-même ses effets, reproduiral'espèce (cause formelle) dans un individu nouveau.Sans ce concours ordonné des causes il n'y auraitplus ni être en puissance, ni effet produit. Sansl'attirance de la cause finale, nul agent ne seraitdéterminé ni excité à produire. Ici, l'originalité quidistingue l'action génératrice de la nature desfabrications de l'homme, eS1 l'immanencemystérieuse de la vie, communiquant au germe laloi et l'impulsion de son développement. L'analogieavec l'art est dans le rapport des causes.

Or, malgré le raccourci de ce schème, l'onse rend compte aussi, peut-être, de laressemblance très étroite qui apparente la causefinale à la cause efficiente et à la causeformelle ? C'est au fond une même idée quihabite l'imagination du Statuaire, anime samain, achève le monument ; c'est l'idée d'unemême espèce animale qui est présente à tousles instants du cycle de la génération, dans lesparents qui produisent le germe, dans le germe

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qui évolue vers sa perfection, dans l'individunouveau une fois formé. Une même idée, sous desétats différents, est fin, est loi de l'action, etforme de son effet. Nous sommes de nouveau icitrès proches de Platon, lequel d'ailleurs, surtoutdans ses derniers Dialogues, a plus quepréparé cette théorie des causes. MaisAristote a définitivement replacé les Idées ausein même de l'évolution du monde pour ladiriger et l'animer de l'intérieur.

Ce geste hardi devait l'obliger, nous l'allonsvoir, à compléter sa philosophie du monde, parune théologie, en grand progrès elle aussi sur lapensée platonicienne.

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VI

LE THÉOLOGIEN

Aristote appelle lui-même théologiens tous lesanciens, poètes ou philosophes, qui ont parlé de ladivinité. Avec plus de précision, dans saMétaphysique, il réserve l'appellation auxphilosophes qui cherchent à connaître la nature del'être divin. Il a donc bien le droit d'être à son tourainsi qualifié, d'un terme qu'il est peut-êtred'ailleurs le premier à avoir employé, malgré notreusage (si pleinement justifié) de faire aujourd'hui dece vocable la propriété exclusive du christianisme.

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§ 1 — La théologie platonicienne.

Aristote est théologien plus qu'on ne le croitgénéralement. La postérité ne lui a pas renduparfaite justice à cet égard ; à cause évidemmentde la révélation, juive et surtout chrétienne, dontles enseignements sur Dieu dépassent infinimenttout ce qu'il a pu essayer de dire, mais aussi parcequ'on a beaucoup exagéré la valeur de la théologieplatonicienne. De très bonne heure et sanss'inquiéter de l'anachronisme, on prit l'habitude delire Platon à travers les spéculations mystiques,beaucoup plus tardives, de Plotin et de Proclus, etl'on en fit bénéficier largement la philosophiereligieuse des Dialogues. Pourtant, si l'on veut êtreéquitable envers Aristote et bien saisir sa pensée, ilest élémentaire de commencer par lire lesDialogues sans parti pris. La place de Platon estassez belle dans l'histoire de la philosophie grecquepour que l'on ne s'expose pas à la mal comprendreet à la rendre invraisemblable, sous le prétexte dela faire plus belle encore !

Or, le sentiment très profondément religieux dePlaton, le lyrisme des pages où il chante les Idéesdu Bien et de la Beauté, ses louanges au dieuartisan du monde, ne peuvent remédier à unelacune, pour nous bien étrange, de sa pensée

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philosophique : à la disjonction radicale qui vientséparer, pour ainsi dire, sa pensée d'avec elle-même et orienter ses réflexions en deux directionsdivergentes, qui ne réussiront plus, dans sonesprit, à se rejoindre. D'une part, Platon continued'imaginer les dieux sur le type traditionnel dupolythéisme grec, comme des êtres vivants etintelligents, mais d'autre part il s'en persuadé. c'enlà l'originalité foncière de sa philosophie, que touteconnaissance certaine serait abolie si les Idéesn'existaient pas absolument simples et immobiles,en dehors de ce monde mouvant et multiple et endehors de toute intelligence. Voit-on où le conduitinévitablement ce dualisme ? Ces Idées simples,immatérielles, sont aussi éternelles, et chacune en,en toute perfection, ce qu'elle en. Mais ce sont làdes caractères divins ! Les Idées seraient-elles doncaussi des dieux ? Platon ne le dit nulle part. Enrevanche plus d'une fois il donne l'impression queles Idées ont une perfection supérieure encore àcelle des dieux. Les dieux contemplent les Idées ;celui qui façonne le monde prend modèle sur cemonde idéal ; l'Idée du Bien, la plus élevée detoutes les Idées, paraît dominer toute réalité ettoute activité. Platon, dans ses dernières années,s'en aperçu de ce qu'il y a de paradoxal à tenirainsi séparées de la réalité absolue la vie etl'intelligence, et à mettre au-dessus de tout, même

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des dieux, des êtres sans vie et dépourvus depensée. Mais il n'en point parvenu à établir lasynthèse qui lui eût permis de se faire uneconception plus juste de la divinité.

Ce progrès décisif était réservé à Aristote.

§ 2. - Le monde des esprits.

Disons-le cependant sans plus attendre : lepréjugé du polythéisme, si fortement ancré dansl'esprit des Grecs, et qui en le premier responsabledu paradoxe platonicien, ne sera pas encoreparfaitement éliminé par Aristote lui-même. Nousrencontrons dans ses œuvres l'affirmationraisonnée d'êtres spirituels, beaucoup trop voisinspar leur nature du Dieu suprême.

Et en effet, tout préoccupé que soit Aristote decorriger la philosophie de son maître enréintégrant dans la nature l'être réel, il ne cessede se demander si, en un sens qui resterait àpréciser, il n'y aurait rien à retenir del'enseignement de Platon, et si, au delà dessubstances corporelles, il ne faudrait pas aussiadmettre l'existence de substances immatérielles.Et il finit par conclure à leur existence.

La preuve qu'il en donne en intéressante, parcequ'elle montre que l'existence de ces réalités

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spirituelles n'en pas dans sa philosophie un hors-d'œuvre, sans relation avec l'ensemble de sapensée. Toute sa conception du monde matériel,soumis au mouvement, exigeait la présence avivede causes qui soient elles-mêmes indépendantes del'altération matérielle et du déplacement dansl'espace. Certes, il aurait pu, et, en bonne logique,il aurait dû limiter à une seule la Cause nécessaire.L'idée qu'il se faisait des astres et de la supérioritéde leur matière sur celle des corps sublunaires, lepersuada d'attribuer leurs orbes si parfaits à laconduite d'intelligences en nombre égal au leur.

Jusque-là sans doute on pourrait encore lesuivre. Savons-nous si les anges n'ont pas reçumission d'assurer la régularité des loisastronomiques ? Mais, voulant caractériser lanature de ces substances spirituelles, Aristote lesdéfinit d'un trait propre à la seule nature divine,selon l'enseignement véritable de notre théologie.Il les dit entièrement exempts de ce principe del'imperfection et de la contingence, qui met leschoses en puissance de l'être à recevoir ou del'action à produire, il en fait des actes purs. Or,pour nous, Dieu seul est Fade pur. Notons-le sansen tenir trop rigueur au Philosophe : la questionétait si loin d'être mûre !

Malgré cela il n'est pas douteux que pour lui

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ces intelligences ne soient subordonnées à unepensée suprême dont la prééminence absolue sefait sentir dans l'univers entier. De l'avoir compriset philosophiquement justifié est le grand mérited'Aristote ; maître vraiment incontestable si l'onprend soin (simple justice !) de l'apprécier enregard de la pensée grecque antérieure.

§ 3. — Dieu.

Ce Dieu absolument premier est nécessairepour expliquer le mouvement premier de la sphèrecéleste, qui entoure le monde et règle lestransformations incessantes des choses. Sonaction ne s'exerce pas cependant à la manièred'une cause efficiente donnant l'impulsionmotrice. Aristote croit de la perfection de lapremière cause d'exercer son influence, si décisiveet si étendue qu'elle puisse être, comme une finqui se fait aimer. Le monde est suspendu à Dieupar le désir, par le désir d'imiter autant qu'il luiest possible la perfection divine. Ainsi déjà pourPlaton, l'Idée suprême du Bien devait être, par sonattirance, la raison dernière de tout.

Dieu est acte pur, nous l'avons dit, c'est-à-direperfection absolument réalisée, sans riend'inachevé, sans aucune tendance vers un bien

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qu'il ne posséderait pas encore. Ce ne veut pasdire qu'il soit inerte et sans personnalité. Tout aucontraire. L'actualité parfaite, pure de toutmélange de passivité, comprend en ellenécessairement toute la perfection que les êtresinférieurs atteignent par le développementsuccessif, toujours fragmentaire, de leur vie.L'actualité parfaite, c'est la vie totale, au plus hautdegré où elle puisse atteindre, et tout entière à lafois possédée. Dieu dl le premier Vivant.

Par le fait même il dl la première Intelligence,car l'intelligence est la forme la plus haute de lavie. Mais, ajoute Aristote , la première Intelligencene serait pas en même temps l'Être le plus parfaitsi elle devait prendre pour objet de sa pensée uneréalité qui fût distincte d'elle-même : car cet objet-là serait alors l'Être le plus parfait. Souvenons-nous: Platon n'avait pas évité cet écueil. La Penséepremière se pense éternellement elle-même,toujours éveillée, toujours vivante, enfin toujoursheureuse. Et c'est là le dernier mot d'Aristote ,suggérant que la Pensée première, en mêmetemps que le premier Bien, est aussi le premierAmour, trouvant en la possession de sa Beauté lajoie parfaite.

Si l'on avait le loisir de suivre pas à pas depuisHomère, ou depuis les premiers sages, l'idée que

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les Grecs se sont faite de la divinité, l'on serait trèsvivement frappé de la supériorité de la conceptionaristotélicienne. Elle est un sommet, dontquelques-uns s'étaient approchés : Anaxagore,peut-être Socrate, Platon sans aucun doute, maisce dernier lui-même n'avait pas franchi le dernierpas, le plus difficile. Les philosophes postérieurs,très spécialement ces néo-platoniciens dont nousavons dit que l'on avait prêté à Platon lesdoctrines, les Plotin, les Proclus, sont redevables àAristote de l'unification en un seul principe,parfaitement simple, des attributs divins, et de sadistinction parfaite d'avec l'ensemble de l'univers,en mouvement vers la participation de sa Beauté ;ils lui doivent encore l'idée de la hiérarchie desêtres qui composent le monde. Mais s'ils sont aveccela d'âme plus religieuse, plus mystique, toutbien examiné il serait à voir si leur principesuprême n'est pas plus éloigné quel'aristotélicienne « Pensée de la Pensée » de lavéritable notion de Dieu.

§ 4. — Insuffisances.

En tout cas, tout ce que le Philosophe affirmepositivement de Dieu, nous l'admettons aussi,nous chrétiens. Là même où du seul point de vuede la raison nous devons compléter sa pensée,

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nous ne pouvons pas dire qu'il ait nié nosconclusions : il n'en dit rien, et nous savonsd'autre part qu'une partie de son œuvrephilosophique ne nous est point parvenue.N'admettait-il, par exemple, d'aucune façon laProvidence, que nous voyons, peu de temps aprèslui, enseignée par les Stoïciens ? Ce qui est plussûr c'est qu'il ne paraît s'être fait aucune idée dela création du monde, de la dépendance radicale àl'égard de Dieu, de tout être distinct de lui. Laliberté de Dieu est aussi très en dehors de saperspective. Autant qu'il nous est permis de fixerles limites de sa réflexion théologique, il sembleque nous devions dire : d'après Aristote le monde,qui n'a pas eu de commencement et qui sera sansfin, ne tient de la Pensée première que l'ordre deses évolutions régulières. L'être de Dieu estabsolument nécessaire, et de même celui desintelligences, des purs esprits qui gouvernent lesastres. Mais de plus est nécessaire aussil'ensemble du monde matériel, et tout ce qui, enlui, est à un degré quelconque loi de ce qui est etde ce qui devient. A un degré quelconque, car untrès grand nombre des lois de la nature nes'appliquent pas avec une régularité absolue; ellesn'ont leur effet que la plupart du temps, le plussouvent ; quelque chose leur échappe, de parl'élément d'indétermination et de contingence,

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sans lequel les transformations de la matièreseraient inintelligibles ; il y a dans le monde del'accidentel et du hasard. Il v a aussi, et c'estimportant, la liberté humaine, à laquelle nousverrons Aristote moraliste faire une place réelle,sinon aussi parfaitement justifiée qu'elle le futplus tard par les docteurs chrétiens.

Cette nécessité, qui tient si étroitementl'univers, ne doit pas faire qualifier de panthéismela philosophie aristotélicienne. Le Philosophe atrop marqué la simplicité de Dieu et sa séparationde toute matière pour que ce terme désobligeantpuisse, en aucune façon, convenir à exprimer sapensée fondamentale. L'unité du monde est uneunité d'ordre, et le principe de cette unité estdistinct de toutes les parties qu'il ordonne. Ilserait plus justifié de dire que, malgré lasuprématie de la Pensée première, le polythéismeimprègne encore profondément l'esprit duPhilosophe ; si pour lui le monde était divin, ceserait au même titre que les ares et lesintelligences qui les meuvent ; mais nulle part, àma connaissance, il n'a enseigné, comme faitPlaton, par exemple, dans son Timée, quel'univers considéré dans son ensemble forme unêtre vivant auquel convient le nom de dieu.

Polythéisme n'est pas l'équivalent, prenons-y

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garde, de mythologie. Aristote ne paraît avoir euaucun goût, pas plus que Platon lui-même, pourtoutes les histoires de généalogies des dieux etpour leurs aventures burlesques. Il accepte, onn'en peut pas douter, les formes, admises enGrèce, de la piété populaire. Il prie lui-même et ilhonore les dieux. Il les invoque, on l'a vu plushaut, dans le danger qui menace un fils adoptif, etil fait le vœu, s'il est exaucé, d'élever des Statues àZeus et à Athénée sauveurs. Mais il n'est pasdouteux non plus que, sous ces noms et sous cesformes traditionnelles, il ne voie en réalité d'autresdivinités que celles dont sa philosophie lui adémontré l'existence, et, en premier lieu, la Penséesuprême dont l'amour inspire et règle la marchedu monde. Sa dévotion elle-même, très peuapparente dans ses œuvres, beaucoup moins quecelle de Platon dans les Dialogues, ne dut pas biensouvent s'émouvoir comme au jour où il invoquaZeus et Athénée pour le salut de Nicanor. Ce futlà, sans doute, dans sa vie un fait assezexceptionnel ; de conviction sincère cependantpuisque, dans son testament, il ordonne que sonvœu soit accompli. Mais on se le représente plusvolontiers comme honorant la divinité de lamanière réfléchie, concentrée, qui lui esthabituelle. Religion d'un philosophe païen, qui nepeut pas ne pas nous paraître froide et distante.

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Religion d'un moraliste pour lequel la conduiteraisonnable de l'homme est le plus bel hommagerendu à la divinité ; et non pas religion d'unmystique, avide d'union personnelle avec Dieu.

Sans la Miséricorde infinie à laquelle nousdevons d'être chrétiens, n'aurions-nous pas dû,nous aussi, nous résigner à quelque religion de cegenre, moins haute peut-être encore et moinsferme ? Et aussi bien, nous allons trouver dansles réflexions les plus positives, les plus savantes,d'Aristote moraliste comme un pressentiment etcomme une tristesse de l'inachèvement de ladestinée naturelle de l'homme.

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VII

LE MORALISTE

§ 1. — L'inquiétude morale.

Aristote n'eût pas été de la lignée philosophiquedes Socrate et des Platon s'il n'eût accordé à lamorale une attention toute privilégiée. Socrate, levéritable fondateur de la philosophie moralegrecque, avait abandonné toute autre recherchepour se vouer exclusivement à l'étude de l'homme.Pour l'âme si haute de Platon, le problème denotre destinée se trouvait lié aux spéculations enapparence les plus abstraites, et, au cours de salongue vie de philosophe, plus d'une fois il en fut

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tourmenté et inquiet, peut-être, malgré sonhabituel sourire, jusqu'à l'angoisse. Lapréoccupation d'Aristote ne fut pas moins vive.Elle se traduit, selon son tempérament tenace dechercheur avide de savoir positif, par une séried'analyses et de discussions serrées, richesd'observations précises, fines, profondes, et parune théorie d'ensemble fortement liée ; par lesouvenir aussi, très souvent rappelé, des limitesimposées à l'humaine faiblesse. Or il n'est pastéméraire, croyons-nous, de penser que nulle partailleurs ne s'expriment plus au clair le caractère,les aspirations profondes du Philosophe. Aristoten'aborde pas l'étude de la morale en dilettante, nimême en pur théoricien. Il se plaît à le redire : lamorale est science pratique. Elle étudie l'actionhumaine, non pas seulement pour la connaître,mais pour la diriger efficacement. Le moraliste n'apas atteint son but lorsqu'il a savamment dissertésur la fin de l'homme et sur la vertu ; il lui reste àvivre selon les principes reconnus vrais, et, dansla mesure où cela peut dépendre de lui, à dirigeren ce sens la conduite des autres hommes. Sansdoute, si Aristote ne faisait que ressasser les lieuxcommuns de la morale, développer plus ou moinsheureusement, comme tant d'orateurs ou desophistes, des généralités banales, il y auraitquelque naïveté à le prendre au sérieux, à voir, à

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travers ses phrases, son âme. Mais ce n'est pas dutout sa manière. Il met à profit, certes, lesrésultats obtenus par Socrate et par Platon, ilentre dans la voie qu'ils avaient ouverte. Mais c'estpour y marcher plus avant. Les solutions donnéesaux problèmes du bonheur et de la vertu ne lesatisfont pas entièrement. Il reprend à son compteles questions posées ; il les discute à fond, avecl'intention visible de n'en laisser dans l'ombreaucun aspect et de leur donner une réponse surlaquelle il n'y ait plus à revenir. Tant d'ardeur,une si forte volonté d'aboutir, l'engageaientvraiment tout entier dans la recherche ; etl'obligation entrevue d'avoir à conformer sa viepersonnelle à l'idéal accepté, obligationpubliquement reconnue et enseignée, l'eussentbien empêché d'établir une morale trop exigeantesi sa nature même ne l'eût pas généreusementincliné au bien.

§ 2. - La fin de l'homme. — Le bonheur.

Quelle est donc pour Aristote la fin del'homme ?

Le bonheur ; on n'en saurait douter, à voirl'avidité que met chacun à le poursuivre. Et par lebonheur il faut entendre évidemment la

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possession paisible et permanente d'un bien assezparfait pour suffire à combler nos désirs.

Un bien qui réponde à tous nos besoins et nousassure une joie parfaite ! Un bien possédé dans lapaix et tout le long de notre vie ! C'est là en effetnotre rêve ! Mais où trouver bien pareil ? Voilà oùles hommes ne s'entendent plus guère. Etcomment les départager entre eux ? Qui nous dirace qui vaut le mieux du plaisir, de la vertu, de lascience, du pouvoir, de la santé, de la fortune ?L'un de ces biens est-il la fin, le terme dernier oùtous les autres doivent conduire ? Tous ne sont-ilspas souhaitables ? Et qui les posséderait tous,serait-il assuré de les posséder toujours ? A quelmoment sera-t-il donc heureux ce privilégié ?Serait-ce, ô dérision ! à l'instant où après unelongue vie exceptionnellement comblée, la mort luiviendrait ravir, avec tous ces biens, la crainte deles perdre ?

Une chose bien certaine, répond Aristote, c'estque notre bien suprême, quel qu'il soit, le biencapable de donner à l'homme le bonheur, doit êtreun bien humain, qui tombe sous nos prises, quinous soit accessible. Allons plus loin : ce doit êtreun bien qui convienne en propre à notre natured'homme. Nous ne sommes ni des plantes, ni desimples animaux. La plante, l'animal ont chacun

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leur nature, leur bien, leur perfection. L'homme demême. Et nous saurons donc quel bien, quelleperfection nous reviennent si nous savons ce quenous sommes. Or, personne n'en doute : ce quinous distingue, non seulement de la plante, maisde l'animal, dont nous paraissons plus proches,c'est l'intelligence. Il faut donc l'affirmer aveccertitude : le bien, la perfection de l'homme est devivre selon l'intelligence.

Qu'est-ce que vivre selon l'intelligence ? C'est .penser, c'est savoir. Mais c'est aussi diriger par laraison toute notre vie. Car ce sont là les deuxfonctions de l'esprit : voir et contempler le vrai,éclairer et motiver l'action. Et par l'action il fautentendre avant tout, puisqu'il s'agit de notrebonheur, celle qui s'exerce sur nous-même etprend nos aies pour matière, non pas la productionou l'art qui façonnent des matériaux. La science etla vertu, voilà les véritables biens de l'homme.

Cette déduction rapide est rigoureuse. Elle nesatisfait pas cependant à toutes les données duproblème. Il faut la compléter d'abord enpoursuivant l'application du principe sur lequelelle repose. La raison nous fait hommes, mais nonpas la raison seule. L'homme est animalraisonnable. Sa nature inférieure a elle aussi sesexigences. Notre bien complet ne saurait en

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abstraire. La vie de l'intelligence, spéculative oupratique, serait impossible en fait si notre corps,si notre vie animale ne recevait pas lessatisfactions légitimes auxquelles elle a droit. Celane peut faire difficulté ; il suffit de se souvenir del'ordre de nature qui soumet l'inférieur ausupérieur, la vie animale à la vie de la pensée.Tous les biens matériels : nourriture, santé,fortune, etc., sont indispensables, mais ils nepeuvent vraiment contribuer au bonheur que s'ilspermettent et facilitent la vie supérieure de lapensée et de la vertu. Dans la mesure où ilsviendraient s'y opposer, ils seraient nuisibles. Enprincipe pour être utiles, ils ne doivent pas êtretrop abondants.

§ 3. — Le plaisir et le bien.

Il est moins facile de dire quelle place ilconvient de faire au plaisir. A en croirel'expérience universelle, c'est lui vraiment quiserait notre fin. Le plaisir, la joie, sous toutes sesformes, n'est-elle pas en définitive ce que nousdésirons plus que tout ? et le bonheur serait-ilencore le bonheur s'il ne se traduisait en notreconscience par la jouissance éprouvée de sapossession ? Mais, d'autre part, nous ne saurionsaccepter que n'importe quel plaisir indifféremment

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soit partie intégrante du bonheur, car il y a desplaisirs honteux, incompatibles avec la vertu etavec la vie de l'intelligence. Pour ce motif, Platonétait allé jusqu'à distinguer entièrement le bien duplaisir, et tandis qu'il mettait le bien au nombrede ces Idées immatérielles qui, d'après lui, sont lesseules réalités véritables, il reléguait le plaisirdans le monde incertain du devenir. La solutionplatonicienne est certainement inacceptable. Ni lebien n'est en dehors de nous, ni le plaisir n'estmouvement. Bien plutôt faut-il concevoir le plaisircomme un état immobile de repos et comme leterme du mouvement qui se porte vers lui par ledésir. Mais nous distinguerons entre plaisirs etplaisirs, entre joies et joies. La vérité, en effet, estque chacune de nos actions, accomplie avecl'aisance et la perfection qui lui est naturelle, sansobstacle qui la vienne gêner, est génératrice deplaisir ou de joie. Le plaisir n'est pas quelquechose d'adventice qui se surajoute du dehors aubien parfait de l'action. Il est en l'épanouissementnaturel, la fleur ; il s'en dégage comme la beautéde l'homme jeune lorsqu'il atteint sa pleinevigueur. Aussi le plaisir a-t-il même valeur quel'action dont il procède ; tel acte, dirons-nous, telplaisir. Les actions qui composent le bonheur del'homme entraînent chacune avec soi le plaisir quilui est propre, et ces plaisirs divers s'ordonnent

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entre eux comme le bien des actions dont ilsprocèdent. Ce serait en somme un procédé contrenature de prétendre séparer le plaisir du bien.Aucun prétexte ne pourrait d'ailleurs l'excuser,même pas celui d'une prétendue contrariété entrele plaisir et le bien, car un plaisir n'est pascontraire au bien de l'action qui le fait naître ;bien plus il facilite cette action, il en accroîtl'énergie. L'opposition ne se rencontre que d'unplaisir au bien d'une action à lui étrangère ; lesplaisirs de la table ou de l'amour, par exemple,empêchent l'activité de l'esprit, comme enrevanche les joies de la pensée font obstacle ànotre vie animale. Mais c'est encore pour la mêmeraison : l'âme se laisse absorber, aux dépens detoute autre action, par l'activité que favorise leplaisir du moment.

Cependant une difficulté demeure : le biens'épanouit en joie ; mais lequel est la fin del'autre ? la jouissance est-elle pour le bien ? ou lebien est-il voulu pour la jouissance qu'il procure ?Aristote soulève ce délicat problème ; il ne lerésout malheureusement pas ; et, de ce chef, uneincertitude obscurcit la valeur de sa philosophiemorale, jusque-là si bien engagée. Que lui a-t-ilmanqué pour s'apercevoir, comme saint Thomasle devait faire, que si le plaisir reçoit sa valeur del'acte qui lui donne aussi naissance, c'est que la

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bonté, la perfection de l'acte est première ennature, et prend ainsi valeur de fin par rapport auplaisir ? Il lui a manqué, semble-t-il, d'avoir unenotion tout à fait claire et précise du devoir moral.

§ 4. — Le devoir.

Nous disons : une notion claire et précise,philosophiquement élaborée. Ce serait bien osé,en effet, de prétendre que l'idée du devoir fut toutà fait absente de la conscience morale d'Aristote,et, par contrecoup, inconnue de toute lacivilisation grecque, car l'un entraînerait l'autrecomme son explication nécessaire, à moinsd'admettre, contre tout bon sens, chez lePhilosophe, une régression, une aberration,unique dans l'histoire. Mais dl-il un peuple, etparmi les plus primitifs, qui ait jamais été privé detoute notion du devoir moral ? En fait les termesqui expriment l'idée de devoir sont fréquents dansla littérature grecque, dans la langue d'Aristote enparticulier. La difficulté commence seulementlorsqu'on essaie de savoir quelles conceptionsdistinctes ces termes recouvrent dans l'esprit deceux qui les emploient, ou, si l'on préfère, lorsquel'on s'efforce de discerner à quel degré ils avaientpris conscience de leur propre pensée. Or, il faut

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convenir que pour nous, grâce au christianisme,la notion du devoir a pris une force inconnue desanciens Grecs. Que nous y pensions ou non, ledevoir commande nos ales au nom de Dieu qui lefonde et le sanctionne. L'obligation qui nous lie nenous paraît si impérieuse que parce qu'elleexprime la volonté expresse, positive, de Dieu.Même un Kant, lorsqu'il nous parle en son jargond' « impératif catégorique » prononcé par la seuleraison, est sous l'influence inconsciente du« piétisme » protestant très rigide, où il fut élevé.Et nos philosophes à nous, et nos théologiens,voulant par scrupule de méthode et loyautéscientifique reconnaître à quoi nous oblige notreseule nature raisonnable, avant même de faireintervenir sa dépendance à l'égard de Dieu, ils nepeuvent empêcher leur foi d'éclairer commemalgré eux et de fortifier la notion appauvrie dudevoir qu'ils s'efforcent alors de fixer.

Cet incomparable rayonnement surnaturelmanquait absolument à l'esprit des Grecs.

Les Grecs admettaient bien que les dieux sontfavorables à l'homme vertueux. Platon se plaît àimaginer l'accueil reçu par les sages auxdemeures célestes et les châtiments infligés auxméchants. Mais il y a loin de cette complaisancedivine un peu vague et de cette justice

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hypothétique aux commandements de Dieu !Aristote parle aussi parfois ce langage reçu. Maisson Dieu suprême, qui semble isolé dans saPensée parfaite et ne pouvoir s'intéresser auxhommes, n'exerce en tout cas sur eux qu'unattrait semblable à celui par lequel il meutl'univers ; il n'impose pas ses volontés. Le bien del'homme est de s'efforcer vers sa ressemblance.Cet effort est-il obligatoire ?

En un sens oui, cependant, mais en un sensqu'il nous est difficile de très bien entendre. Le biende l'homme, en effet, ce bien qui consiste avanttout dans l'activité de son intelligence, spéculativeet pratique, c'est un bien de nature. Or une naturetend, de soi, vers sa perfection propre ; elle ne peutse libérer de cette tendance foncière avec laquelle,on peut le dire, elle s'identifie ; ou, si elle s'endégage en fait, c'est par suite d'anomaliespassagères, relativement peu fréquentes, dues àl'élément matériel qui introduit la contingence dansle monde. L'humaine nature serait doncinintelligible sans une inclination profonde vers lebien de la raison. Dès qu'un homme prendconscience de ce bien véritable pour lequel il estfait, l'on s'expliquerait mal comment il pourrait nepas le vouloir. Sa nature l'oblige à ce choix.

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§ 5. —La liberté.

Par malheur ce raisonnement irréprochableexpose à concevoir l'obligation au bien sur le typedes lois naturelles soumises au déterminisme. Etc'en bien en somme où en vinrent Socrate etPlaton, pour lesquels la faute morale avait pourseule cause l'ignorance : personne, disaient-ils, nepèche volontairement, la science véritable du bienentraîne nécessairement l'action bonne, la vertuest une science. Pour avoir méconnu les assisesdivines de la loi morale, les Grecs en exagéraientla nécessité, au grand détriment de la liberté.

Aristote ne fit pas cette faute. Plus exactement,il sut mettre à profit l'expérience de ses maîtres etdiscerner l'erreur commise. Contre Socrate ilreconnut explicitement l'indispensable rôle de lavolonté dans l'action humaine. De telle sorte quela loi naturelle de l'homme détend sondéterminisme et se rapproche de la loi moraleproprement dite. Dans quelle mesure ? Dans lamesure où Aristote reconnut à l'homme la liberté.

L'homme, enseigne-t-il, maître de ses actes. Lavolonté intelligente, qui est en lui, est une caused'action qui ne peut se confondre ni avec lanature, ni avec la nécessité, ni avec le hasard.L'homme est maître d'agir bien ou d'agir mal,d'agir ou de ne pas agir ; le oui et le non est entre

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ses mains. Le bien agir consiste à choisir aprèsréflexion ce qui, en vérité, est bon, c'est-à-dire cequi est réellement conforme, en chaquecirconstance, au bien de notre nature. Aristote apoussé très loin cette analyse des conditions del'action vertueuse. Il a montré avec une trèsgrande finesse ce qu'elle suppose de prudence, detan, de discernement pratique, et comment notredélibération intérieure, et le jugement qui latermine, font appel constamment, pour resterdans la vérité morale, à la droiture de nosintentions, à la volonté permanente du bien, etmême à la possession totale de toutes les vertus.Saint Thomas d'Aquin trouvera peu de chose àajouter à ces merveilleuses analyses. De ce pointde vue, rien absolument ne gêne le regardpénétrant du Philosophe. L'acquisition volontairedes vertus lui paraît indispensable au choixassuré du bien en toutes circonstances ; à sesyeux, vraiment, la nature humaine n'est pasd'elle-même suffisamment déterminée à sonvéritable bien. A l'éveil de la raison, semble-t-ildire, chacun de nous peut délibérément poser lesactes qui, par leur répétition incessante, ferontnaître la vertu, ou bien, tout au contraire, choisirnon moins volontairement le vice. N'est-ce pas làune pleine et entière liberté ?

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Néanmoins, une fois engagés dans le chemin dubien ou dans celui du mal, il est moins faciled'expliquer comment nous pouvons échapper audéterminisme auquel nous nous sommesvolontairement soumis, comment, vicieux,l'homme peut revenir à la pratique du bien, etcomment, vertueux ou proche de le devenir enperfection, il peut encore pécher par faiblesse.Aristote est ici moins assuré. Déjà, pour tout dire,malgré son affirmation très ferme de la maîtriseégale où nous sommes du mal comme du bien,l'acte mauvais lui est plus obscur que l’acte bon.Comment choisir un faux bien, un bien apparentet non pas réel ? En vertu d'une dispositionindividuelle mauvaise. Mais sommes-nous maîtresde cette disposition ? pouvons-nous la modifier ànotre gré ? A plus forte raison, déjà habitués aubien et connaissant ce qu'il est en vérité pournous, est-il malaisé de comprendre comment unedisposition mauvaise peut nous reprendre aupoint de nous faire ignorer pratiquement notrevrai bien et nous faire choisir le mal. La passionentraîne ces revirements. Mais à l'instant oùl'entraînement a lieu, que devient donc notrescience du bien ? Elle demeure en nous, répond lePhilosophe, et nous serions encore capables del'exprimer en paroles, mais comme un homme ivredébiterait de beaux vers sans les entendre. En ces

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moments-là, on ne sait plus vraiment ce que l'onsait, et l'on n'en voit plus le lien avec lacirconstance présente. Si on le savait encore, ilfaut le concéder à Socrate, on éviterait le mal, onagirait bien.

En définitive, Aristote n'a pas entièrementréussi à justifier la liberté, bien que par sacritique de Socrate et son analyse de l'actionhumaine, il en ait implicitement posé toutes lesconditions. Par suite, nous l'avions laissé prévoir,sa conception du devoir reste assez incertaine.

La nature de l'homme, d'après lui, ne tend pasnécessairement vers son véritable bien ; nonseulement elle peut s'en écarter accidentellement,de temps à autre, mais chaque homme est lemaître de s'orienter vers le bien ou vers le mal, etla vertu pleinement possédée peut seule acheverde le déterminer. Comme le dit superbement notrePhilosophe, le vertueux a réussi à faire en sorteque ce qui est bon par nature soit aussi son bienà lui ; il est devenu par là juge et mesure du bien.En quoi le vertueux a, sans aucun doute, choisi lemeilleur, le seul bien véritable ; en quoi il a faitpreuve de noblesse d'âme, de beauté morale etd'intelligence. Mais pour autant que sa natured'homme était indéterminée au bien de la vertu,lui faisait-elle une obligation de choisir en ce

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sens ? Et pour autant que son tempéramentpersonnel l'inclinait au bien, ne se trouvait-il pasnécessité à le choisir ? Telle est l'antinomie dontnous ne trouvons pas la solution claire dans lesécrits d'Aristote.

Et ce n'est pas la dernière obscurité de saphilosophie morale, — la plus haute cependant,la plus cohérente et la plus humaine del'antiquité grecque !

§ 6. — Vertus morales et contemplation.

Revenons en effet, après ce long détour, à ladéfinition du bien de l'homme par la vie selonl'intelligence. Cette vie, disions-nous, comporte deuxaspects, l'un théorique, l'autre pratique : d'une partla science, la sagesse, la contemplation du vrai ;d'autre part la vertu. En quels rapports mettrons-nous la vertu et la science ? Laquelle est supérieureà l'autre, et plus capable à elle seule de répondreparfaitement à notre idée du bonheur ? Nous avonscité, dans un précédent chapitre, la belle page quidonne la supériorité au pur contemplatif, au purthéoricien, uniquement adonné à l'activitédésintéressée de l'intelligence. Aristote, qui neménage pourtant pas son estime aux vertusmorales, à celles surtout qui ont trait au bien de la

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Cité, vertus civiques et vertus guerrières, leurpréfère sans hésitation la pensée pure. Non pointseulement par goût personnel, mais pour desraisons théoriques. La pensée, la science, lacontemplation réalisent mieux les conditionsreconnues en droit au bien parfait qui définit lebonheur. Les vertus du citoyen et du soldat ont leurraison d'être dans une fin qui leur est extérieure età laquelle elles sont soumises : le bien de la Cité ;par suite, elles manquent de cette autonomie, decette plénitude de perfection, qui convient ausouverain bien. Et que dire de l'agitation, destracas, des souffrances qu'elles occasionnent ? Toutà l'opposé la pensée pure : le sage contemple pourcontempler et dans le plus absolu loisir ; sa penséese suffit à elle-même, soutenue, fortifiée par une joiesans mélange de peine.

Mais il manque, hélas ! à la pensée humaine depouvoir durer. Elle n'en qu'une lumière fugitive, inTable. Au cours de notre vie, quelle place tient-elle ? Et puis il faudra mourir. Quelle mélancoliedans ces réflexions du Philosophe ! Dans sajeunesse il avait écrit un dialogue surl'immortalité, où sans doute, à l'exemple dePlaton, il devait chercher à se persuader quel'immortalité en duc à notre intelligence. Maisparvint-il à établir et à conserver cette conviction ?

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Nous ne lisons rien dans ses œuvres qui nouspermette de le croire. Soyons immortels, dit-il,dans toute la mesure où il nous en permis del'être... Et c'en tout. Et sa pensée en que la vie del'intelligence en en nous quelque chose de divin,qui nous fait participer en quelque mesure àl'immortalité des dieux. « N'acceptons pas, s'écrie-t-il, le pessimisme terre à terre du poète, ne nousrésignons pas « humains à des pensées humaines,mortels à des pensées mortelles ! »

Ce beau courage aboutit malgré tout à uneconclusion décevante. Par la pensée qui nous faithommes, nous sommes en quelque manière plusque des hommes. Pour atteindre à la perfection devie intellectuelle que nous ne pouvons pas ne pasdésirer, puisqu'elle définit strictement le bonheurde l'être intelligent, il faudrait que nousdépassions les limites et les conditions qui sontaussi, par ailleurs, celles de notre nature, ilfaudrait que nous fussions des dieux ! Car lesdieux n'ont d'autre bonheur que celui d'unecontemplation ininterrompue et sans fin. Faute depouvoir nous élever jusque-là, et par comparaisonavec la vie divine, il restera donc que les vertusmorales, moins parfaites que la pensée pure, sontplus adaptées à notre condition humaine. Lesdieux n'en auraient que faire ! Pour nous ellessont de chaque jour, de chaque instant. Tandis

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que la vie intellectuelle, plus haute, plus parfaite,plus riche de sérénité et de joie, en si rare !...« Qu'eu-ce donc que nous crie cette avidité et cetteimpuissance... Quelle chimère est-ce donc quel'homme ?... » Pascal aurait ici beau jeu de fairesentir au Philosophe l'insuffisance de sa raison,son appel inconscient d'une interventionsurnaturelle...

§ 7. — Portrait du magnanime.

Aristote cependant n'était pas homme à sedécourager, ni même peut-être à s'attristerlongtemps devant le mystère. De même qu'ilrecommande de ne pas renoncer aux penséesdivines malgré notre faiblesse avérée, avec autantde bon sens il se garde de bouder contre laprédominance pratique, en notre vie humaine, desvertus morales. Il les étudie, il les observe, avecune pénétration rare. Son disciple Théophraste,dans ses fameux Caractères, n'aura pas toujoursautant de profondeur. Voyez, par exemple, ceportrait du magnanime, le vrai type aristotéliciendu « grand cœur »

« La grandeur d'âme suppose toutes les vertus :elle les fait toutes grandir ; elle les organise, si l'onpeut dire, en beauté. Aussi est-il difficile d'être

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réellement magnanime, car on ne l'est pas sansune vertu parfaite. Le magnanime est surtoutsensible à l'estime et au mépris ; mais il ne seréjouit jamais qu'avec mesure des honneurs lesplus grands, même lui venant des gens de bien,car ce lui est chose familière ou même négligeable(quel honneur égalerait le mérite de la vertu !). Ilacceptera néanmoins ces honneurs, puisque l'onn'a rien de mieux à lui offrir. Mais il ne prêteraaucune attention aux hommages qui viendraientdu vulgaire, ou qui s'attacheraient à des riens... Iltraitera de même toutes marques de mépris. Avecla même mesure il se comporte encore à l'égard dela richesse, du pouvoir, de la bonne et de lamauvaise fortune, quoi qu'il lui arrive, sans excèsde joie dans le bonheur, sans excès de tristessedans le malheur... A qui en effet la gloire dl peu dechose, le reste n'est rien. Et voilà pourquoi lesmagnanimes paraissent dédaigneux... Lemagnanime n'aime le danger que s'il est grand,mais alors il n'es pas ménager de sa vie qu'iln'estime pas outre mesure. Disposé à faire dubien aux autres, il a quelque honte d'en recevoir,l'un étant marque de supériorité, l'autred'infériorité ; et il veut rendre plus qu'on ne lui adonné, de manière à obliger encore celui qui a prisl'initiative d'un bienfait à son égard, et à méritersa reconnaissance...I1 cil encore de son caractère

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de ne faire appel que très rarement à l'aided'autrui, mais d'être lui-même très empressé àrendre service ; de témoigner quelque hauteur àceux qui sont dans la prospérité et comblésd'honneurs, mais d'être simple avec les gens decondition moyenne... Il n'est ni entreprenant, niprécipité, sauf là où il y a quelque grande action àfaire, quelque honneur insigne à conquérir ; il faitpeu de choses, mais de grandes et glorieuses.

Ce lui est une nécessité de montrerouvertement ses haines et ses amitiés, car lescacher est d'un homme craintif. Il s'inquiètebeaucoup plus de la vérité que de l'opinion, il a lafierté de parler et d'agir au grand jour. Et, parsuite, toujours il dit la vérité, sauf peut-êtrelorsqu'il se déprécie ironiquement lui-mêmedevant le vulgaire... Sa démarche est lente, sa voixgrave, sa parole posée. Pourquoi se hâterait-il ? ila peu d'entreprises. Pourquoi s'animerait-il? rienn'est grand à ses yeux... »

§ 8. — Portrait de l'homme du monde.

En regard de cette belle figure un peu hautaine,qui fut peut-être d'abord esquissée pour servir demodèle au prince héritier de Macédoine, Alexandrele Grand, voici maintenant le portrait plus amène de

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l'homme sociable, disons de l'homme du monde :« Dans les relations, la vie sociale, les échanges

de la conversation et des affaires, il cil des gensqui semblent chercher à plaire, approuvanttoujours tout pour faire plaisir, ne contredisantjamais en rien, et persuadés qu'il ne faut faire depeine à personne. A l'extrême opposé, d'autresn'ont jamais fini de contredire, sans se préoccuperle moins du monde de la peine qu'ils peuventfaire, gens difficiles et querelleurs. Ce sont là, onle voit, mœurs également blâmables. Seule doitêtre approuvée la conduite intermédiaire quiaccueille et repousse également ce qu'il faut etcomme il faut. Cette disposition moyenne n'a pasreçu de nom particulier, mais c'est à l'amitiéqu'elle ressemble le plus. Car volontiers nouspenserions de celui qui la possède qu'il est unparfait ami, s'il nous aimait. Mais ce n'est pas unami parce qu'il n'éprouve ni sentiment ni affectionà l'égard de ceux qu'il fréquente ; ce n'est pasamitié ou inimitié s'il prend tout comme il le fautprendre, mais il est ainsi fait. Qu'il se trouve avecdes inconnus ou des personnes de connaissance,avec des habitués ou des gens qu'il voit rarement,il ne change pas, sauf à s'adapter à chacuncomme il convient ; car la manière de témoignerintérêt ou mécontentement varie selon qu'il s'agitde familiers ou d'étrangers... Il tiendra compte à

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ce point de vue des différences de situation, desdegrés d'intimité, etc., distribuant à chacun ce quilui revient, ayant même mesure pour décider duplaisir à faire ou de la peine à ne pas éviter,attentif aux conséquences et les appréciant auxnormes de l'utile et du beau, sachant fairequelque petite peine s'il en doit résulter plus tardun grand plaisir. »

§ 9. — Le juste milieu de la vertu.

Par ces deux exemples, on peut se rendrecompte de la manière positive et finementnuancée d'Aristote moraliste ; l'on remarqueraaussi pourtant que ces descriptions sont donnéescomme ayant valeur d'idéal, et non pas commesimples observations de caractères ; en chacund'eux il s'agit d'un type de vertu à proposer àl'imitation des hommes. Or la note générale qui,de ce point de vue, leur est commune, est larecommandation constante du juste milieurationnel. Notion aujourd'hui entrée, et depuislongtemps, dans la morale courante, et, à causede cela même, plus ou moins bien comprise, maisdont la première mise au point dl bien due àAristote. Le vertueux est un homme de raison qui,entre les excès divers où l'inclinent les passions

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(car la passion est, de soi, sans mesure), saitdiscerner et choisir son vrai bien en toutescirconstances. Par le fait même il modère sespassions, et il leur impose une limite ; entre leursexcès opposés, dont l'un ou l'autre est toujours àredouter, il détermine un milieu ; milieu qui n'arien de mathématique et le divise pas les passionscomme en parties égales, mais qui indique la ligneà suivre en chaque occurrence par l'anionraisonnable, donnant plus, donnant moins àchacune des passions selon qu'il est requis, aujugement de la prudence, par la fin à atteindre etles circonstances. Des passions fortes, maissouples et bien en main, y seront parfois, souventmême peut-être, plus utiles qu'une sensibilitémédiocre et atone. Ainsi l'homme le plus sociablen'aura pas toujours, s'il est vertueux, le mêmesourire, et il devra pouvoir, à l'occasion, se mettreen colère. Et le magnanime, dit Aristote, qui dl enquelque sorte à l'extrême limite de toute grandeurhumaine, n'en est pas moins au juste milieu quilui convient en raison.

§ 10 — L'amour de soi.

La même persuasion de la supériorité de laraison et de son pouvoir directif sur tous les actesde la vie morale dite au Philosophe ce qu'il doit

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penser de cet instinct si profondément ancré aucœur de l'homme, et que nous appelons l'égoïsme.L'égoïsme, au sens péjoratif du mot, est un amourde soi qui s'inspire de nos tendances inférieures,et, se laissant aller à leurs exigences sans mesure,leur sacrifie jusqu'aux plus nobles causes. Cetégoïsme, si atténué soit-il, dl toujours une erreurmorale, un vice. Mais il est une autre manière des'aimer, et qui est vraie, et qui est bonne. Elle estvraie, parce qu'elle s'adresse à ce qui est en nousle plus vraiment nous-même, à notre natureraisonnable. Elle est bonne, parce que la raison nepeut s'aimer soi-même sans vouloir que tout ennous, et dans nos moindres actions, lui soitsoumis ; or cette soumission aux ordres de laraison est la condition essentielle de la vertu. Cetamour de soi est parfaitement noble etrecommandable. Comme il serait à souhaiter queles hommes n'en connussent point d'autre ! etqu'il n'y eût d'autre émulation entre eux que cellede la vertu ! Loin de s'opposer aux actes dedévouement et d'héroïsme, c'est lui qui les inspire,car celui qui se veut véritablement vertueux et quiaime en soi l'intelligence et la raison, préfère à unelongue vie insignifiante un acte bref d'éclatantcourage. Ce très noble amour de soi est encore leprincipe de la véritable amitié.

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§ 11 — L'amitié.

L'amitié 1 Nous touchons ici aux pages les plusconnues, les plus célèbres, et à juste titre, del'Éthique à Nicomaque. Aristote s'est fait del'amitié véritable une idée si haute et si humaineque sa Morale s'achève naturellement par ce beautraité de l'amitié où elle trouve en quelque façonson couronnement. De tous les biens quiconcourent au bonheur, l'amitié est à ses yeux,après la sagesse et la vertu, le plus estimable et leplus indispensable à l'homme. Le magnanime lui-même, malgré la hauteur et l'universalité de sondétachement, ne peut s'en passer.

Mais il y a amitié et amitié. Et toute lapréoccupation d'Aristote est de discerner avec soin,entre les nombreuses formes qu'elle peut revêtir,celle qui convient vraiment à l'homme de bien.

En grec, en effet, comme en français, amitié estun mot qui sert à désigner des relations denatures assez diverses. Non pas cependant toutesrelations sociales. Nous avons vu Aristote refuserde l'appliquer à cette humeur facile et souple,vertueuse par ailleurs, si utile aux bons rapportssociaux. Amitié dit toujours un lien réciproque desentiment, d'affection ; sentiment, affection, dontla sociabilité la plus adroite se passe fort bien.Mais des liens de sympathie mutuelle n'ont pas

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nécessairement même origine, mêmes effets,mêmes caractères ; il y a des liens de famille, desliens patriotiques, des liens de camaraderie, etc.,etc. Plutôt que de les énumérer et de les analysersous ces multiples chefs, Aristote va au plus courtet, en logicien, il les classe selon les trois grandescatégories de biens que nous pouvons rechercherpour nous-mêmes ou pour ceux que nousaimons : le plaisir, l'utile, le bien de la vertu. Il neveut pas dire assurément que toute relationd'amitié appartienne exclusivement à l'un de cesgenres : on peut s'être associé par intérêt etrenforcer ce premier lien par des jeux ou desplaisirs communs ; l'un même peut rechercherl'autre pour la seule joie de le voir, de l'entendre,de le sentir présent, et celui qui se voit l'objet deces sentiments de tendresse en profiter surtoutpour avancer ses propres affaires. Aristote neferme jamais les yeux aux complexités du réel. Ilentend simplement que les relations d'amitié onttoujours à un moment donné (il n'oublie pas nonplus que les amitiés se transforment) une notedominante qui donne à chacune un caractère bienmarqué, une qualité plus ou moins haute, unestabilité plus ou moins durable.

La moins estimable à ses yeux est l'amitié quise fonde sur l'intérêt. Amitié de commerçants, de

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politiciens, d'hommes d'affaires. Amitié peufréquente dans la jeunesse, encore que certainsjeunes gens, remarque-t-il avec malice, se piquentde n'en pas vouloir accepter d'autre. Elle durecette amitié autant que l'intérêt commun qui lui adonné naissance. On se plaît, tant que l'on abesoin l'un de l'autre.

Aristote a plus d'indulgence pour l'amitié quicherche avant tout à jouir. Il a d'ailleurs ici en vuemoins les camaraderies de jeux et de plaisirs, queles sentiments mutuels nés de la joie d'aimer oude plaire, et qui se nourrissent exclusivement decette jouissance. Amitié proche de l'amour et qui,chez les Grecs, glissait alors habituellement, surcette pente dangereuse, jusqu'aux piresperversions. L'indulgence du Philosophe s'arrêted'ailleurs à temps, et, plus nettement que Platon, ilblâme et méprise ces excès honteux. Ses réflexionsamusées ne vont qu'à ces vives et mobilesaffections des jeunes gens, qui se donnent et sereprennent vingt fois le jour, se déclarant à chaquefois éternelles. Il arrive parfois d'ailleurs,remarque-t-il, que si les caractères se conviennent,ces liaisons plus ou moins frivoles ou mauvaises,se transforment et prennent plus de solidité.

Mais entre gens de bien il et une troisième formed'amitié, beaucoup plus haute, beaucoup plus rare

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aussi : celle qui naît de la vertu. Elle en naît, pourainsi dire spontanément, l'homme de bien ayantd'abord, comme tout autre homme, le goût de lasociété, l'horreur de la solitude ; mais il a aussibesoin d'amis pour exercer à leur égard sa bonté,sa générosité, son amour du bien ; enfin chérissantla vertu plus que tout autre bien, il ne peut larencontrer sans l'aimer ; et, comme il est plusfacile encore de la reconnaître et de la contemplerdans un autre que dans sa propre vie, il aura plusde joie, en un sens, à la voir en autrui qu'en soi-même. Ainsi l'amitié dl comme un prolongementinévitable de la vertu ; elle la complète ; elle estessentielle au véritable bonheur.

L'amitié vertueuse est, en chacun des amis, unebienveillance affectueuse qui veut à l'autre sonvéritable bien. Bienveillance mutuelle, et qui semanifeste avec assez d'évidence pour que l'on nedoute pas, de part et d'autre, de l'affection de sonami. C'est d'ailleurs là une condition générale detoute amitié. C'en est une aussi que les amisprennent plaisir à mettre en commun ce à quoichacun tient le plus, et c'est précisément cettecommunauté des aptitudes et des goûts qui lesunit l'un à l'autre. Plus donc, entre les amis,l'occasion sera fréquente de se témoigner leurmutuelle bienveillance, en s'encourageant, en

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s'aidant à la vertu, plus ils seront sûrs l'un del'autre et plus leur amitié s'affermira. Le plussouhaitable pour eux est donc de vivre ensemble,afin de se voir le plus souvent possible.

C'est d'ailleurs aussi bien l'instinct de leurcœur. Nos joies ne sont en effet rien autre que lesentiment du bien possédé, et le premier de cesbiens est l'être et la vie : plus nous nous sentonsvivre, plus nous sommes joyeux. Ainsi à l'égard del'ami que nous aimons comme un autre nous-même : mieux nous savons qu'il est et qu'il vit, etselon cette manière d'être et de vivre que nousaimons en lui, plus l'amitié nous donne de joie. Orcomment le mieux savoir qu'en sa présence,lorsqu'il se tient près de nous ?

L'amitié vertueuse, telle que la conçoit Aristote,n'a donc rien de froid, d'austère ou de gourmé.Elle est un épanouissement, l'épanouissement dela vertu, comme la vertu elle-même estl'épanouissement normal d'une activité humainepleine de vie, de force, d'intelligence et de joie. Ellen'exclut pas l'agrément mutuel ; celui de la vertupossédée en commun, on vient de le dire ; maisaussi cet agrément plus humble, plus modeste,moins solide, mais indispensable à toute relationsociale, et qui provient soit d'une sympathieinstinctive, soit d'avantages tout extérieurs. Sans

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cet attrait, le premier rapprochement, les premierscontas qui permettent la formation de l'amitié,seraient-ils possibles, et seraient-ils assezdurables ? L'amitié vertueuse ne naît pas en unjour. On veut être amis avant de l'être vraiment. Ilfaut le temps de se bien connaître, de s'éprouvermutuellement, de se manifester l'un à l'autre desvertus réellement possédées.

Tout ce temps d'épreuve se pourrait-ilsupporter si les tempéraments se heurtent, si lesmanières déplaisent ? Durera-t-il encore si lesintérêts sont trop souvent contraires, et seconcilient rarement ? L'utile et l'agréable seretrouvent donc nécessairement à quelque degrédans les amitiés les plus hautes, maissubordonnés toujours au bien de la vertu, etposant parfois dans la pratique de jolis cas deconscience, où les vertus amies essaient de sesurpasser l'une l'autre en délicatesse. Ces amitiésvertueuses une fois formées ont la solidité mêmede la vertu. Ce sont les plus durables. Il peutarriver cependant, soit au cours de leur formation,soit même déjà éprouvées, que la rupture seproduise, tant l'homme est changeant, tant il estdifficile de ne pas se méprendre les uns sur lesautres. Comment se comporter alors à l'égardd'anciens amis ? Aristote a de fines et généreuses

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remarques sur cette situation épineuse.La supériorité décisive de l'amitié vertueuse

n'interdit pas au sage toute autre relation d'intérêtou de pur agrément. Pour être inférieures, cesamitiés ont néanmoins leur raison d'être etpeuvent être pratiquées sans manqueraucunement aux préceptes de la morale. Aristoten'a-t-il pas déclaré vertu la simple sociabilité,pratiquée comme elle doit l'être ? Pours'agrémenter de quelque affection réciproque lasociabilité ne perd pas ce caractère. La justiceserait bien autrement observée entre citoyens s'ilsétaient tous unis d'amitié ! Et la concorde qui doitrégner entre eux n'est-elle pas, au reste, une façond'amitié ? Mais nos amitiés, quelle qu'en soit laqualité, ne sauraient être bien nombreuses. Bienvite elles se gêneraient mutuellement, à moins depouvoir toujours accorder nos amis les uns avecles autres. Une réciprocité parfaite, même del'intérêt ou de la sympathie, n'est d'ailleurs pastrès fréquente. A plus forte raison l'amitiévertueuse dl-elle extrêmement rare ! A plus forteraison est-elle limitée à quelques personnes !Comme tous les sentiments forts et profonds, ellesemble même ne pouvoir atteindre sa perfectionque dans l'étroite intimité de deux amis. « Tropd'amis, pas d'ami », aimait à dire le Philosophe. Etle magnanime, ce héros de la morale

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aristotélicienne, n'a qu'un seul ami.Admirons ici encore le sérieux et la profondeur

des sentiments du Philosophe, et commentl'observation la plus positive de la réalité sait enlui se concilier avec le sens le plus élevé de l'idéal.Sa Morale est, à ce point de vue, une forte écoled'optimisme, d'un optimisme très sain.

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VIII

LE SOCIOLOGUE

§ 1. — Politique et morale.

Si nous avions voulu suivre à la lettre, dans leprécédent chapitre, le texte de l'Éthique àNicomaque dont nous résumions l'enseignement, ilnous eût fallu indiquer dès l'abord que l'étude dela morale est présentée par Aristote commerelevant de la science sociale et politique. Lascience de la société politique est, en effet, à sesyeux, la plus générale de toutes les sciences del'homme, celle, par: suite, qui indique à toutes lesautres leur fin, et qui les juge en dernier ressort.

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Nous ne l'avons pas fait afin d'éviter que l'on seméprenne. Le « politique d'abord » n'est, en aucunsens et d'aucune manière le fait d'Aristote. Bien aucontraire, nous allons voir sans tarder, toutel'activité politique doit être selon lui soumise auxfins les plus hautes de l'homme. En notre langagemoderne, nous exprimerions beaucoup plusexactement la pensée du Philosophe en disant quela science et l'art du gouvernement politique, aussibien que la sociologie, sont essentiellement dessciences morales, nécessairement subordonnées àla morale générale. Que signifie, comment estpossible ce renversement des points de vue ?Voici : L'homme est par nature un animal social ;et c'et-à-dire, si la société politique est la formeparfaite de la vie sociale, un animal politique. Unsolitaire se mettrait hors l'humanité : au-dessuss'il était dieu, ou bien au-dessous... L'hommen'atteint donc la perfection de sa nature que danset par la société politique dont il fait partie et àlaquelle il se trouve ainsi subordonné. L'homme,agrégé à la société politique, ne peut vivre et agir,et atteindre sa fin, et être heureux, que dans lasoumission à la vie plus générale, à l'activité, à lafin, au bonheur de la société politique. De ce pointde vue, la science la plus compréhensive del'action humaine di évidemment la sciencepolitique. Ainsi parle Aristote.

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« Mais il ajoute aussitôt : les mœurs de l'hommeen société seront-elles régies par la coutume oupar la nature ? Or la clé de l'énigme est la réponsefaite à cette question qui défrayait depuis prèsd'un siècle les discussions entre sophistes grecs.

Les lois de l'activité humaine sont-ellesuniquement affaire de coutume ? Alors la sociétépolitique est absolument première, et, en elle, laforce ou le nombre, qui introduit, maintient et par làjustifie la coutume. C'est la solution positiviste,reprise de nos jours et plus ou moins adroitementperfectionnée par les Auguste Comte et lesDurkheim. La société politique dicte à l'homme safin dernière et juge à cette norme toutes ses actions.

Y a-t-il au contraire une nature à l'origine del'action ? Dans ce cas la société politique oùs'unissent et s'organisent les hommes, tient sa loipremière, comme chaque individu, de la nature.Or, la nature qui serait le principe de l'action del'homme, vivant seul ou avec ses semblables, c'estassurément la nature de l'homme. La naturehumaine serait ainsi première absolument àl'égard de la société comme à l'égard de l'individu.C'est elle qui exigerait de l'individu qu'il vive ensociété, mais c'est elle qui donnerait à la sociétécomme à l'individu ses lois fondamentales. Il yaurait un droit naturel, antérieur à toute loi

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positive. Il y aurait une morale générales'imposant à l'activité politique elle-même.

Aristote s'est prononcé très nettement, à la suitede Platon et de Socrate, pour cette dernière solution.

Et c'est en conséquence de cette position prisequ'il commence, selon sa méthode constante, parétudier les exigences naturelles générales del'action humaine, indépendamment de touteapplication individuelle ou sociale. S'il conclut enassignant pour fin à la nature de l'homme lebonheur, et en définissant le bonheur avant toutpar l'activité de l'intelligence, la conclusion estétablie pour la société autant que pour l'individu,et même, dans sa pensée, pour la société plus quepour l'individu.

Notons bien ce point de départ important, sanslequel les théories sociales et politiques d'Aristoten'auraient plus aucun sens. La société politiqueest nécessairement ordonnée au bien parfait del'homme c'est-à-dire en notre langage moderne àce bien que définit et règle la loi morale. PourAristote comme pour Platon, le gouvernementpolitique n'est pas seulement limité dans sonpouvoir par la loi morale, il a pour fonctionessentielle de promouvoir activement le bienmoral ; et son autorité à cet égard peut sepermettre une exigence qui paraîtrait tyrannique à

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nos sociétés modernes si profondémentimprégnées de libéralisme.

Par ailleurs cependant, et malgré l'élévation et lavérité de ce moralisme social, sur plus d'un point,l'organisation de la société politique et la législationprévues ou souhaitées par Aristote sont en fait trèsinférieures aux nôtres. Il se passe ici quelque chosed'analogue à ce que nous avons pu déjà constatertouchant le rapport de la philosophie et dessciences. Tandis que, depuis Aristote, les sciencesse sont à peu près totalement transformées, et àleur avantage, alors que la philosophiearistotélicienne conserve sa valeur et demeure biensupérieure aux philosophies modernes, ainsi lesconditions de la vie sociale et politique sontaujourd'hui bien différentes de ce qu'elles étaientau ive siècle avant N.-S., de même que lesconceptions morales sont généralement plushautes, grâce au christianisme, et cependant laphilosophie aristotélicienne de la société garde unegrande partie au moins de sa valeur et se faitapprouver du christianisme lui-même. Il estd'ailleurs assez facile de faire le départ entre lavérité qui demeure et les observations ou opinionsdevenues caduques.

Mais, dès nos premiers pas la nécessité de cediscernement va nous apparaître.

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§ 2. – La Cité.

En comparaison de nos grands États modernes,la société politique telle que la conçoit Aristote, estquelque chose d'extrêmement réduit et mesquin.Pour fixer tout de suite les idées, disons que pourlui la Cité (polis, d'où vient notre mot : politique),qui est l'unité politique par excellence, ne doitcompter, pour être viable, que moins de ioo.000citoyens. Ce chiffre de ioo.000 n'est même donnépar lui, et il l'est à plusieurs reprises, que parmanière d'exagération manifeste, comme un chiffre,de l'aveu de tous, impossible et chimérique. Il serefuse à dire exactement le nombre d'âmes que laCité doit contenir, mais il est bien évident que lapopulation ne devra jamais atteindre un chiffresemblable ! Sans doute Aristote avait-il le fait sousles yeux, et aucune des grandes villes grecquesd'alors n'atteignait-elle cc nombre d'habitants. Maisdans l'esprit du Philosophe ce n'est pas seulementun fait constaté : en principe, absolument, legouvernement d'une pareille masse seraitimpossible ; les gens ne se connaîtraient plus entreeux ; le choix des magistrats et des fonctionnairesse ferait à l'aveugle : tout irait à vau-l'eau.

La Cité, c'est-à-dire la ville avec sesdépendances territoriales ou maritimes

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immédiates, dl, avec ses dimensions et sapopulation restreintes, l'unité politiqueentièrement achevée et formée. Au delà, il n'y apas d'État politiquement organisé, mais seulementdes alliances, des fédérations possibles, venantunir pour des buts limités et en des conditionsbien déterminées, plusieurs Cités. Athènes,Sparte, Thèbes, Corinthe etc., autant de sociétéspolitiques organisées en parfaite indépendance lesunes des autres, et dont les liens mutuels sont àpeu près ceux qui unissent aujourd'hui les Étatsde l'Europe. A peu près seulement, car les Grecsavaient, malgré tout ce qui les divisait, uneconscience très vive de l'unité de leur langue et deleur tradition nationale. Voilà précisément ce quiles oppose le plus à nous cette séparation simarquée entre l'unité politique et l'unité nationale.

§ 3. — La Nation et l'État.

La nation, dans la langue d'Aristote, paraîtsignifier l'ensemble plus ou moins dispersé etincohérent de familles, de villages et de Cités, quipourraient se rattacher à une souche commune etqui ont conservé de leur origine une suffisanteidentité de langue et de religion. La nation est déjàconstituée lorsque, même avant la formation despremiers villages, un certain nombre de familles

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se sont détachées de la famille primitive pour vivreséparément aux alentours. La nation subsistetandis que les villages s'organisent et peu à peuévoluent vers la constitution des Cités. MaisAristote n'a pas prévu le cas où, l'évolutionprogressant encore, l'ensemble de la nationparviendrait à l'unité politique. La plus hauteunité nationale qu'il paraît avoir jamais conçue estcelle d'une alliance entre les Cités grecques sousl'hégémonie militaire, d'ailleurs large etbienveillante, de la Macédoine. L'unité politique dela Grèce était plus loin encore de son esprit que,du nôtre, l'unité politique de l'Europe. Grandeleçon, pour ceux qui se défient à l'excès de l'avenirpossible d'une Société des Nations !

Aristote est si pénétré de sa manière de voir quela Cité lui semble l'organisation politique définitiveexigée par la nature de l'homme ; elle est lecomposé parfait vers lequel s'oriententprogressivement les sociétés de forme plusélémentaire, moins évoluée, comme l'enfants'achemine vers l'âge adulte. La société, enfinorganisée en Cité, assure à l'homme le maximumde ressources auxquelles il peut prétendre. Elleest en quelque façon l'homme parfait, l'adulteentièrement développé.

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§ 4. — L'État et la famille.

Appliquant à ce cas très spécial ses théoriesphilosophiques générales sur l'unité de l'êtrevivant, Aristote eût facilement incliné à se faire del'unité politique de la Cité une conceptionbeaucoup trop rigide ; et la conséquence inévitableeût été la destruction de la famille, absorbée parl'État. Mais une fois de plus le Philosophe futpréservé de l'erreur par son esprit d'observation,et sans doute aussi par les théories funestes oùl'esprit de système avait conduit Platon. L'on saiten effet où Platon en était venu, à force de vouloirtout subordonner au bien de la Cité :communauté des biens, c'est-à-dire socialismed'État, et, au moins pour la classe des guerriersqui tient une place si importante dans saRépublique, communauté des femmes

Aristote critique sévèrement cette aberration.La famille et pour lui, comme pour nous, l'unitésociale primitive, celle que la nature exige etobtient avant toute autre ; l'unité de la famille etintangible ; malgré les droits très étendus de laCité (nous les retrouverons à propos del'éducation des enfants) les liens qui unissentmari et femme, parents et enfants, maîtres etserviteurs, car la société familiale comprend tousces liens, ne sont nullement amoindris par le fait

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des relations nouvelles nées de l'organisationpolitique. La Cité respecte et protège la' famille.

D'une façon générale d'ailleurs, Aristotes'oppose délibérément à une conception tropétroite de l'unité de la Cité. La Cité est unorganisme très différencié, et dont les différentsmembres conservent à l'égard les uns des autreset à l'égard du tout dont ils font partie, uneautonomie relative, très supérieure à celle desmembres du corps. La société n'est pas une, àl'égal de l'individu. Les mots l'expriment assez !

§ 5. — Le citoyen.

Mais, précisément, de quels membres secompose la Cité ? Est-ce indifféremment de tousceux qui de fait logent à l'abri de ses murs, àl'exception bien entendu des étrangers ?

Non pas. Et tout d'abord ne sont pas considéréscomme citoyens les esclaves.

Aristote se montre assez humain à l'égard desesclaves. Il les veut voir traiter sans violence ; parla promesse de l'affranchissement, dit-il, on peuten obtenir ce que l'on veut ; et, de fait, à sa mort ilaffranchit tous ceux qui avaient été à son servicepersonnel. Mais il admet que certains hommessont par la nature même destinés à l'esclavage,

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faute d'intelligence et par la supériorité de leursaptitudes au travail matériel. Combien, parmi nospaïens modernes, le pensent aussi en secret ?Aristote du moins avait cette excuse : en déclarantcertains hommes naturellement esclaves il limitaitl'extension de l'esclavage, car il s'ensuivait que nulhomme libre ne pouvait être réduit en esclavage,même après une guerre, par le vainqueur.

Les esclaves exclus, la qualité de citoyen nerevenait pas indifféremment à tout homme libre.Les conditions qui en rendaient digne variaientavec le régime et les lois de chaque gouvernement.Le vœu manifeste d'Aristote est que certainsmétiers soient tenus en dehors de la Citéproprement dite : tous ceux en principe dont lapratique se montre peu compatible avec la vertu.Au premier rang de ces indésirables il met sanspitié les commerçants, à la probité desquels ilrefuse de croire. Certains ouvriers et technicienslui paraissent aussi trop dépendants, tropasservis au goût public, pour pouvoir faire debons citoyens.

Tout compte fait, même dans les Cités les plusdémocratiques, le nombre des citoyens proprementdit devait être, on le voit, très restreint.

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§ 6. — La forme du gouvernement.

Sur les avantages et les inconvénients desdifférentes formes de gouvernement, Aristote semontre, à son habitude, extrêmement réaliste. Ilavait étudié très en détail un grand nombre deconstitutions politiques et il savait, pour l'avoirobservé, que les combinaisons entre les deuxformes de gouvernement les plus simples,aristocratie et démocratie, peuvent varier presqueà l'infini, et que les plus parfaites, les mieuxadaptées aux besoins de la Cité, sont exposées àse corrompre sous l'influence des événements etde la malice des hommes. En principe toutgouvernement dl bon qui assure le bien communde la Cité. Il devient mauvais dès que lesgouvernants, quels qu'ils soient, recherchent enpremier lieu leurs avantages personnels. Lemeilleur gouvernement, soit la monarchie, devientalors le pire qui est la tyrannie.

La monarchie serait donc, pour le Philosophe, lemeilleur des gouvernements ? En théorie absolueoui, mais à une condition assez rarementréalisée : lorsque dans la Cité un homme serencontrerait tellement parfait, tellementvertueux, tellement au-dessus des autres hommes

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qu'une seule place deviendrait pour lui possible :la première. En dehors de cette circonstanceexceptionnelle, Aristote considère la monarchiecomme étant le régime qui convient en propre auxgroupes sociaux encore peu différenciés, et restésproches de l'organisation familiale. Monarchiepatriarcale, antérieure à la formation de la Cité.En fait, pour les Cités grecques qu'il avait sous lesyeux et où il vivait, indépendamment sans doutede la Macédoine, pays alors encore jeune, Aristoteestimait le régime monarchique dépassé, etincompatible avec l'égalité qui convient auxcitoyens. Les hommes libres, membres de la Cité,n'ont aucune supériorité absolue les uns sur lesautres. Le seul moyen possible de respecter cetétat de fait est que chacun, tour à tour, puisseavoir accès aux différentes magistratures, et quetous prennent leur part de la direction généraledes affaires. Sans doute l'on ne peut nier que lapermanence dans un emploi quelconque permetted'acquérir une expérience, un savoir-faire, quenulle aptitude ne peut remplacer. De ce point devue, Socrate avait raison de déplorerl'incompétence de ceux qui se mêlent des affairespubliques sans préparation, alors que le moindreouvrier doit apprendre son métier s'il veut yréussir. Mais le moyen que chacun s'instruise, parla pratique, de l'art de gouverner ? Et si ce sont

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toujours les mêmes qui tiennent les premièresplaces, que devient l'égalité civique ? Or il vautmieux, pense Aristote, que cette égalité soit sauve.Les inconvénients qui peuvent survenir secompensent par ceci que, à plusieurs, l'on voitmieux ce qui convient. Dans l'action politique, lescirconstances sont si nombreuses, les situationssi complexes, qu'un seul esprit ne peut parvenir àles percevoir ni à les bien apprécier. Aristote tienttant à l'égalité que, malgré sa très réelle bontéd'âme et son amour de la justice, il justifiel'ostracisme, lorsque cette mesure jalouse s'avèreindispensable pour éviter à la Cité la dominationintempestive d'un homme trop supérieur à sesconcitoyens. Il vaudrait mieux cependant,concède-t-il, s'organiser de manière à éviterpareille nécessité.

L'organisation politique qui a ses préférences, endéfinitive, est celle qui a le plus de chances dedurer, et, en satisfaisant le plus grand nombre decitoyens, d'éviter les révolutions, les changementsde régime. L'aristocratie, d'habitude favorisant lesriches, a tôt fait de mécontenter gravement ceuxqui ne le sont pas. La démocratie agit en senscontraire et, par ses vexations, provoque les richesà s'emparer du pouvoir. Mais un régimeintermédiaire paraît possible (appelé par Aristote

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politeia), qui s'appuierait sur les classes moyennes,et tendrait à leur développement, à leuraffermissement dans la Cité. Ce régime serait plusproche de la démocratie que de l'aristocratie,puisqu'il favoriserait le nombre. Mais, affaiblissantles extrêmes et les obligeant l'un et l'autre às'appuyer sur le centre pour faire valoir leursrevendications, il assurerait à l'État la plus grandestabilité possible. Autrement dit, notre Philosopheavait clairement vu le rôle régulateur indispensablede la classe moyenne en toute organisationpolitique, et son but était de porter à sonmaximum de rendement cette fonction essentielle.

§ 7. — Le bien commun.

La Cité une fois organisée suivant le type degouvernement qui lui convient le mieux, il luiappartient de légiférer et de gouverner en vue dubien commun à tous les citoyens, le bien communsupérieur étant celui de l'intelligence et de lavertu. Aristote avait sans doute un sens trop vifdes réalités pour ne pas se faire une juste idée desnécessités matérielles très diverses auxquellesl'État doit subvenir, soit pour la simplesubsistance et le bien-être des citoyens, soit pourleur défense contre l'ennemi. Si l'on pouvait icientrer dans le détail, il serait facile de faire

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observer jusqu'où descend sa sollicitude.Cependant, ce qui caractérise sa conceptionpropre de l'État, même par rapport à la conceptionplatonicienne — à plus forte raison par rapportaux conceptions modernes — c'est la fermeté etl'esprit de suite avec lesquels toujours ilsubordonne les nécessités matérielles aux besoinsspirituels. L'État aristotélicien n'est ni un Étatmilitaire, ni un État marchand.

La guerre n'est qu'un moyen violent de défendreou d'obtenir son droit. Juste en certainescirconstances, elle ne peut pas se légitimer par leseul droit de conquête, à moins qu'il ne s'agisse depeuples barbares auxquels la domination subie soitun bienfait. La guerre est un moyen, et sa fin est lapaix. Cela dirime toute la question du droit deguerre aux yeux du Philosophe, comme plus tardaux yeux des théologiens. Jamais la guerre ne peutdevenir la raison d'être, l'idéal d'un État. Tandis quela paix doit être toujours et constamment vouluecomme fin, même lorsque la justice ou l'honneuroffensés obligent de recourir à la guerre.

De même la Cité ne doit pas être organisée envue du commerce, comme si l'enrichissement et lebien-être matériel des citoyens étaient le butdernier de ses efforts. Idéal grossier, peu digned'hommes libres ! Aristote paraît même en

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réaction voulue contre l'extension prise en sontemps par l'activité commerciale. Il bannit lescommerçants de sa République, comme Platon lespoètes, et par un même souci de moralité.Certains paraissent s'imaginer que la grandeur dela Cité dépend du nombre de ses relationsextérieures et de l'activité de ses échanges ; ils nesongent qu'à augmenter les facilités d'accès à lamer, à multiplier la flotte. Conception dangereuse,qui accroît les chances de guerre ! Conceptionmatérialiste qui méconnaît la véritable grandeurde l'homme ! Supposons un État coupé de toutecommunication avec l'extérieur, sans richessesconsidérables, mais se suffisant pour vivre. S'il estcomposé de citoyens vertueux et intelligents, etdéployant dans cet ordre spirituel toutes lesressources de leur activité, cet État dépasse envaleur tous les autres ! Comme nous sommes loinhélas, même en chrétienté, de nous rallier à ce belet juste idéal !

§ 8. — La vertu civique.

Il importe beaucoup cependant de leremarquer : Aristote n'attend pas de tous lescitoyens une vertu héroïque, et il n'exige pas quel'État travaille effectivement, par sa législation etpar ses initiatives, à l'avènement d'une vertu

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parfaite au sein de la Cité. Platon, au temps où ilassignait pour fin au sage la contemplation desIdées, avait dû reconnaître l'impossibilité, pour lamajorité des pauvres mortels, de s'élever si haut.Au commun des hommes il demandait seulementune vertu d'ordre inférieur, suffisante au bien dela Cité. Aristote a conservé cette distinction. Avecmoins de décision peut-être, et sans être aussipersuadé de sa nécessité. Car, dans saphilosophie morale, cette nécessité en effet estmoindre. Mais en fait, il la suppose à peu prèstoujours. Il n'est sans doute aucun acte de vertuqui ne puisse avoir son retentissement dans la viesociale, et le vertueux parfait pense à bien agir envue du bien même de la Cité ; la justice parfaiteest une justice sociale, dont l'exigence s'étendjusqu'aux plus hautes vertus. Mais l'État, sidésireux soit-il de la moralité des citoyens, doitrestreindre son ambition et son intervention. Il y aune vertu civique moyenne, plus à la portée de lamasse, et qui est, pratiquement du moins, la seuleque la Cité soit en droit d'obtenir. Peut-êtred'ailleurs faudrait-il avouer ici une certaine gêne,une opposition de points de vue mal conciliés,dans la pensée du Philosophe. Le vertueux parfaitn'a d'autre place, dans la Cité idéale, que lapremière. Mais, au cas où de tels sages seraientnombreux, faudrait-il leur appliquer la dure loi de

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l'ostracisme et les exclure de la Cité ? La Citédémocratique idéale, rêvée par Aristote, ne semblepas avoir intérêt à souhaiter un bien grandnombre de citoyens très vertueux, bien que sonbut dernier soit la vertu de tous !

§ 9. — La personne humaine.

En revanche, l'antinomie a son bon côté, si l'onpeut dire. Elle met en valeur la personnalité dujuste, et la sou trait à l'emprise excessive de la viesociale. On a peut-être trop dit, et sans un trèsgrand souci de l'équité, que les anciens avaientméconnu entièrement la dignité de la personnehumaine. Le Christianisme nous a donné tant delumière, à ce sujet comme â beaucoup d'autres,que les lueurs concédées par Dieu à la raisonpaïenne nous paraissent négligeables. Pour ce quiest d'Aristote en tout cas, il faut tenir compte de laforce avec laquelle il affirme la maîtrise volontairede l'homme sur ses actes, et l'indépendance dujuste, règle et mesure vivante du bien, même âl'égard de la société. A prendre à la lettre sesdires, l'État n'aurait plus à se mêler de vouloirdiriger et contrôler la vie du juste. Par saperfection celui-ci échappe à la contrainte sociale.Si ce juste n'est pas une personne, au sens le plusfort du mot, qu'est-il donc ?

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La vérité est que, dans l'esprit du Philosophe, levertueux parfait est dans une situationexceptionnelle, parce qu'il a su donner à sesvolontés et à ses goûts une valeur absolue, en lesfaisant conformes au bien universel de la natureraisonnable. Les autres citoyens ne s'élèvent pas àce degré, et, dans cette mesure, ils s'effacentdevant le droit et devant l'autorité de la Cité. Aplus forte raison ces individus qui servent la Cité,sans être dignes d'en être membres : marchands,ouvriers, esclaves. A plus forte raison aussi lesbarbares. La personnalité humaine paraîtdépendre, à un degré sans doute excessif, dudéveloppement de l'intelligence et de la moralité.Selon la culture que l'on a pu ou voulu acquérir,selon le fait des circonstances, des dons denature, de la volonté, l'on est plus ou moins unhomme, l'on a plus ou moins droit au bonheur.Aristote se désintéresse du bonheur des esclaveset des barbares. Voilà où le christianisme devaitvenir bouleverser les conceptions du paganismegrec, en nous apprenant la valeur spirituelle, ladignité absolue du moindre enfant de Dieu, fût-ilen tous sens le plus disgracié parmi les hommes.

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IX

L'ÉDUCATEUR

Aristote ne prit jamais aucune part effective augouvernement. Mais, éducateur, il le fut trèsréellement auprès d'Alexandre le Grand, pour neparler que de l'occasion la plus brillante qui lui futdonnée de mettre à l'épreuve ses idées et sontalent. Malheureusement aucun témoignageprécis ne nous est parvenu de son ad ionpersonnelle sur l'héritier au trône de Macédoine.Seule nous est connue sa théorie générale del'éducation, qui est une partie de sa sociologie, etqui s'adresse à l'élite cultivée des citoyens grecs.

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§ 1. — Les droits de l'État sur l'enfant.

Le chapitre qui précède l'a laissé pressentir :l'éducation donnée aux citoyens (les autreshommes au service de la Cité, libres ou esclaves,n'intéressent pas Aristote) est affaire proprementsociale et politique. Elle relève du gouvernementde la Cité. L'éducation est le moyen essentiel dontdispose l'État pour promouvoir, comme il le doit,la vertu. Son pouvoir législatif, et le contrôleassidu de sa surveillance, s'étendent à tous lesmoments de la formation du jeune Grec. Ils lesaisissent dès avant sa naissance, par lalégislation sur le mariage et sur l'hygiènematernelle. La famille garde son indépendancerelative et ses moyens propres d'action, surtout àl'égard des enfants en bas âge ; elle est le milieunaturel où se fait l'éducation première,l'instrument le mieux adapté aux fins quepoursuit la Cité ; mais enfin elle doit se conformerà l'idéal prescrit par le bien commun et dont l'Étatest le seul juge ; étant toujours donné par ailleurs,il est opportun d'y insister encore, que l'État estastreint lui-même, non pas seulement à respecter,mais à faire pratiquer la vertu.

Conception inattaquable, du point de vue du

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naturalisme grec, pour lequel la Cité est l'uniquesociété des âmes. Mais, pour nous chrétiens,absolument insuffisante, à moins que l'État nereconnaisse, comme il le doit, la suprématiespirituelle de l'Église. Entre l'État païen, ou, ce quiest pire, athée et le catholicisme, le conflit, sur cepoint qui est fondamental, toujours sera ouvert. Ilnous est difficile de ne pas en conserver quelqueméfiance, quelque antipathie, à l'égard duPhilosophe si excusable qu'il soit, lorsque nous levoyons faire usage, en cette matière, de principesdont l'application nous a fait tant souffrir. Maisces principes et leur application ne sont devenusinjustes que par suite du mauvais vouloir de ceuxqui refusent de reconnaître le fait duchristianisme ; fait absolument nouveau, faitunique, qui introduit dans les rapports del'individu à la société politique, une donnéed'ordre divin, incommensurable aux conditionsnaturelles, seules connues d'un Aristote.

Pour celui-ci la liberté individuelle, ou la libertédu père de famille, ne pouvait avoir, en droit,aucun recours contre la législation familiale etscolaire, tant que l'État ne contredisait aucune loimorale naturelle. Le culte lui-même relevait dupouvoir de l'État.

Il n'y a donc pas lieu de s'étonner, ni de se

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scandaliser, si l'on voit le Philosophe reconnaître àla Cité le droit d'exiger, pour tous les enfants, uneéducation uniforme, et lui recommander de dirigercette éducation de manière à assurer lapermanence du régime établi. Principes de bonssens politique, sans autre correctif alors que lesprincipes plus élevés de la morale. Ces derniersétant saufs, il est clair que le bien de la Citédemande l'union des esprits et l'accoutumancecordiale à l'esprit des lois. Il faut éviter les divisionset les inintelligences profondes résultant de ladiversité des éducations reçues ; il ne faut pasdonner des goûts d’aristocrates à ceux qui sontappelés à vivre en démocratie, ni inversement deshabitudes démocratiques à de futurs aristocrates.Il faut faire aimer le régime politique que l'on veutvoir durer. Et il est bon pour la Cité que le régimeétabli dure, quel qu'il soit, du moment qu'il nemanque pas gravement à sa mission.

§ 2. -- L'éducation physique.

Ces directives générales établies, le législateurse conformera aux vues d'Aristote s'il se donnepour but de former vraiment des hommes libres,harmonieusement cultivés, de corps, d'esprit etd'âme. L'honnête homme, tel est déjà l'idéal

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aristotélicien. L'honnête homme grec, c'est-à-dire,plus soucieux encore que notre gentilhommefrançais de la beauté et de la souplesse du corps.

Le bon état physique dépend, à son principe, dela conception même de l'enfant. La loi y veillera,indiquant les conditions les meilleures où elle estcensée se produire, fixant l'âge en deçà et au-delàduquel l'union des parents sera interdite. Sous lepieux prétexte de visites journalières aux déessesde la maternité, l'on obligera la mère auxpromenades hygiéniques qui favorisent ledéveloppement de l'enfant et sa naissance. Si,malgré les précautions prises, l'enfant naîtcontrefait, on ne le laissera pas vivre. Parfois mêmedans certains cas, strictement réduits par Aristote,l'avortement est obligatoire. Cette dure prévoyancesociale, excessive jusqu'au crime, est si entrée dansles mœurs qu'elle se fait accepter du Philosophe.

D'autre part cependant, Aristote est très éloignéde souhaiter que la Cité soit composée d'athlètes.La culture physique intensive lui répugne même.Rien de trop poussé, rien d'excessif qui déforme lecorps ou qui soit un obstacle au développement del'intelligence et de la vertu. Il ne s'agit nullementd'éduquer ni d'entraîner des professionnels, depréparer des records. Les méthodes sportivescontemporaines, celles qui sont la gloire des États-

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Unis d'Amérique, feraient horreur au Philosophe.Même dans la pratique des beaux-arts, enmusique par exemple, il ne veut pas de virtuoses,ni de professionnels ; ceux-ci, du moins, — l'on nepeut s'en passer tout à fait, — ne seront pasrecrutés parmi les citoyens. Le professionnel, enmusique et ailleurs, devient facilement mercantile,à en croire le Philosophe ; devant vivre de son art,il est soumis au goût du public, et par suite à samoralité qui peut être basse ; le professionnel n'apas la liberté qui convient à l'honnête homme etlui permet l'indépendance de la vertu. Il serabaisse, il déchoit.

Les exercices gymnastiques se répartiront surdeux périodes ; pendant l'enfance, depuis l'âge deraison jusqu'à la puberté, ils seront accommodésaux forces de l'enfant ; ils ne reprendront ensuiteque vers l'âge de dix-huit ans et pour être portés,pendant deux années, à leur maximum. Lesannées intermédiaires seront réservées à laculture intellectuelle. On évitera alors toutexercice violent, fatigant, pour ne pas nuire audéveloppement de l'esprit.

§ 3. — L'instruction.

Chose curieuse ! L'ingérence de l'État n'est

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nulle part aussi discrète que dans l'instructiondes enfants et des jeunes gens. A Athènes lepremier venu avait le droit de tenir école, et lasurveillance de l'instruction donnée était à peuprès inexistante. Les écoles ne se comptaient plus.Chaque maître enseignait l'une quelconque desmatières qui constituaient pratiquement leprogramme reçu. Entre eux, aucune coopération,aucun groupement. Chacun se tirait d'affairecomme il pouvait, tâchant de se procurer desélèves, et de préférence les plus riches. Aristote vitclairement l'inconvénient de ces méthodes sansunité, de ces pratiques vénales qui lui répugnaienttant. Mais il ne réagit que faiblement, exhortantl'État à s'inquiéter d'une situation aussi anormale,plutôt que lui indiquant les réformes précises àinstituer. Est-ce parce que lui-même profitait decet état de choses ? Une législation plus strictel'eût-elle laissé libre, lui étranger à Athènes,d'ouvrir au Lycée une école supérieure ? Mêmedans son propre intérêt cependant, il netransigeait pas avec la gratuité de l'enseignement.Jamais il n'aurait accepté de ses disciples lamoindre rémunération. Sa fortune personnelle, lesdons importants des rois de Macédoine,suffisaient d'ailleurs, semble-t-il, et au delà, auxbesoins de son école. Celle-ci, après la mort dufondateur, reçut, nous le savons, de nouveaux

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dons. Il est donc permis de le penser : le régimefinancier des écoles devait être, selon lePhilosophe, la fondation privée, la générositédésintéressée des particuliers. L'on ne voit nullepart qu'il ait songé à confier à l'État la propriété etl'administration scolaires. L'école échappait doncbien dans une très large mesure à l'influenceréelle de l'État. C'est ainsi qu'en fait, dans lesCités grecques les plus étatistes et les plusdémocratisées, les mœurs gardaient quelquechose d'aristocratique, et laissaient place àl'initiative privée.

Sur le programme scolaire prévu par Aristote, iln'y a pas lieu de nous arrêter. L'intérêt seraitgrand pour nous, de connaître sa conception del'enseignement supérieur tel qu'il le pratiquait auLycée. Nous présumons seulement, avec quelquevraisemblance, que cet enseignement ne pouvaitguère s'adresser qu'à des jeunes gens déjà formés,ayant achevé les deux années de culturephysique, plus ou moins militarisée, qu'ilsdevaient subir entre dix-huit et vingt ans. Legrade d'instruction, que l'on peut fairecorrespondre à notre enseignement secondaire,comportait surtout l'étude des lettres, par quoil'on entendait alors la lecture, l'écriture, le calculet la lecture des poètes, à la fréquentation

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desquels l'enfant devait apprendre à se former lesmœurs autant que le goût. La musique avait aussisa part, nous y avons fait allusion. Mais Aristotes'en occupe en moraliste et non pas en technicien.Car la musique passait alors pour avoir uneinfluence très caractérisée sur l'éducation dessentiments. Certains modes, certains rythmessont prescrits ; d'autres au contraire proscrits,selon la nature des émotions qu'ils expriment ouqu'ils excitent dans l'âme des jeunes gens.Aristote paraît persuadé que l'expression musicaleprovient d'un rapport naturel entre la sensibilitéet la musique. Il y a là dans sa psychologie unaspect intéressant, peu conforme à première vue àl'intellectualisme par où l'on aime à caractérisersa doctrine et qui devrait bien tenter la curiositéd'un helléniste, musicien et psychologue.

§ 4. -- L'éducation morale.

En réalité, dans sa morale, et par suite dans sathéorie de l'éducation, Aristote est en réactioncontre l'intellectualisme excessif de Socrate et dePlaton. L'enseignement a certainement un rôledans la formation morale. Mais tout importantqu'il soit, il est très loin de suffire. Son influencedi conditionnée par deux fadeurs indispensables,et l'un et l'autre extra-intellectuels.

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A quoi pourrait bien aboutir en effetl'enseignement de la vertu, s'il s'adresse à desnatures complètement rebelles au bien ? Il fautêtre de naissance disposé de quelque manière à lavertu, pour être en état de l'acquérir un jour. Lacoutume barbare de l'exposition des enfants malvenus cherchait à se légitimer non pas seulementpar des raisons d'hygiène sociale et de beauté :l'on faisait valoir l'impossibilité pour des êtresdifformes d'être mieux doués moralement quephysiquement. Les mauvaises dispositionsmorales ne sont pas toujours liées cependant àdes malformations apparentes, bien qu'à leurfaçon elles soient aussi une maladie. Ellesdemandent à être discernées. Leur présencereconnue, le mauvais caractère de l'enfant nelaisse aucun espoir de s'améliorer jamais. Sévèreet triste réalisme ! trop vrai hélas, en dehors del'intervention de la grâce divine !

De bonnes dispositions naturelles sont, pourl'éducateur, une première mise, sans laquelle sonart est complètement impuissant. Elles demandentà leur tour à être cultivées, à être développées.Cela se fera par l'exercice, par la répétition desactes, qui donnera naissance à l'habitude.

De ce point de vue surtout, les éducateurs parexcellence sont le père et la mère, celle-ci plus

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encore. Leur sollicitude, leur amour pour l'enfants'éveillent dès avant sa naissance. C'est uninstinct de nature. Un instinct puissant qui, àaucun moment, n'a besoin pour conserver savivacité d'un retour d'affection ; un instinct qui sedistingue à peine de l'amour de soi, l'enfant étantquelque chose des parents, de la mère surtout quil'a porté dans son sein. Aucun principe d'actionne pourrait le valoir auprès de l'enfant, pourobtenir de lui les actes d'où naîtront les bonneshabitudes. L'on a peine à comprendre que Platonne s'en soit pas aperçu et qu'il ait cru possible deconfier l'enfant à n'importe qui, ou à peu près, etde charger directement l'État de son éducation.Comme c'était là méconnaître le cœur humain !Les parents ont encore cet immense avantaged'avoir une connaissance tout à fait précise,détaillée, aussi réelle que possible, dutempérament, du caractère de leurs enfants. Or, siles connaissances universelles sont premièresdans l'ordre théorique de la science, dès qu'il estquestion d'agir rien ne vaut la connaissanceindividuelle, concrète, singulière. La mère nesaura peut-être pas ce qui peut convenir d'unefaçon générale à un enfant craintif, ou à un enfantcolère, mais vis-à-vis de son enfant à elle, aumoment où il pleure et se fâche, elle n'hésiterapas sur la conduite à tenir, elle saura bien s'il

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vaut mieux le laisser crier à son aise ou leconsoler par de douces paroles.

Il y aurait excès, sans aucun doute, à faire duPhilosophe un adversaire des théories et de l'artpédagogiques ; sa pensée n'est pas que les parentsn'aient rien à apprendre sur ce point ; volontiers ilreconnaîtrait combien de parents sont maladroitsou insouciants, lorsque l'enfant surtoutcommence à grandir. Mais la théorie et l'art, pourêtre efficaces, ont absolument besoin d'une étroiteadaptation à la réalité la plus singulière, la plusindividuelle. L'art le plus savant, s'il est inadapté,s'il procède par application rigide de ses principes,est plus malfaisant qu'il n'est utile ; mieux vautalors, et de beaucoup, l'empirisme d'une bonnevieille nourrice venant du fond de sa campagne.

Les indications données par Aristote sur lesprocédés à suivre pour dresser l'enfant n'ont riende spécialement original. Bon signe d'ailleurs, ences matières où l'expérience humaine a trouvéd'assez nombreuses occasions de s'exercer et dese contrôler, pour n'espérer plus faire de bienimportantes découvertes ! Le plaisir et la douleur,tout l'homme est là ! avait écrit Platon, désabusé,vers la fin de ses jours. Eh ! oui, convient Aristote, et à plus forte raison l'homme encore enfant. Iln'y a pas sur l'enfant d'autre prise possible que

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par ces deux impressions primitives. Le tout estde les employer à propos, et comme il convient enchaque circonstance. Dans les commencements ilest à prévoir que la correction et la coercitionseront plus fréquentes, car, la vertu non encoreétablie, il en coûte de bien agir, et la crainte seranécessaire pour obtenir l'obéissance de l'enfant.Aussi l'autorité paternelle doit-elle être forte, et,pour l'être, pouvoir s'appuyer au besoin sur la loi.Nous retrouvons ici l'action du législateur, qui nepeut se désintéresser du succès de l'influence desparents, et se doit de la favoriser, de la ;simuler,de l'éclairer. Mais la douleur infligée doit céder lepas, chaque fois qu'il est possible, au plaisir,parce que la joie est l'accompagnement normal, lerésultat naturel de l'action vertueuse. Il est bon,semble vouloir dire Aristote, que l'enfant s'enaperçoive au plus tôt ; il est bon d'incliner au bienson penchant vers le plaisir, de l'habituer à goûterla joie du bien-agir. A mesure, du reste, que lesbonnes habitudes prennent consistance, ellesengendrent d'elles-mêmes la joie, car nous aimonsà suivre nos habitudes, à nous laisser aller à leurstendances faciles. L'homme vraiment vertueux atoujours plaisir à bien agir.

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§ 5. — L'absence de formation religieuse.

Une grave lacune vient amoindrir à nos yeuxtous ces excellents conseils. Jamais Aristote ne ditIn seul mot de l'éducation religieuse de l'enfant.Elle n'est pas exclue positivement, mais elle estpassée entièrement sous silence, au moins (cetterestriction est, ici encore, nécessaire) dans lesouvrages d'Aristote qu'il nous est permis de lire.Même ainsi limité, ce silence étonne, car l'occasionse présentait de le rompre. Il donne droit, semble-t-il, de conclure que les enfants grecs ne devaientguère avoir d'autre formation religieuse que cellequi leur pouvait venir de l'assistance, somme touteassez rare, aux fêtes religieuses, et, à l'école, de lalecture des poètes. Sans doute aussi Aristoten'avait-il point pour eux d'autre exigence. Une foisde plus le froid nous saisit, de ce paganisme sansprofondeur religieuse !

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X

LE CRITIQUE D'ART

§ 1. - L'art en général.

L'universelle curiosité du Philosophe ne pouvaità ce point se laisser absorber par l'étude moralede l'homme qu'elle en vint à négliger de considérerl'anion exercée par l'homme sur la nature, pour entirer profit ou lui faire exprimer ses pensées et sessentiments. L'art et l'anion morale se partagentl'activité humaine. L'art qui fabrique les objets etinstruments divers, utiles à la vie, l'art qui agitsur l'homme par l'éducation, la politique, lamédecine, et l'art qui transforme et idéalise la

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matière pour le plaisir de l'intelligence et du cœur.Il ne faut pas s'étonner de voir le Philosophecomprendre sous le même terme, et expliquer parles mêmes principes généraux, des formes d'art sidistinctes. Il le fait à bon escient, et, le momentvenu, il traite à part de ce que, aujourd'hui, nousappelons les beaux-arts. Il en traite, d'ailleurs,longuement et avec beaucoup plus de détails quedes arts utiles.

Ce que ces formes de l'art ont de commun ?Elles se distinguent tout d'abord par un mêmecaractère, de l'activité naturelle et de l'anionmorale. Le principe de l'activité naturelle estintérieur à l'individu qu'elle affecte et modifie :l'œuvre d'art a son principe dans un êtreintelligent distinct d'elle ;

humaine de l'ordre moral s'exerce sur les actesmêmes de l'homme qui les dirige : l'anionhumaine de l'ordre artistique agit sur une matièreextérieure à l'artiste. De même encore, arts utileset beaux-arts se définissent par opposition à lascience parce qu'ils dirigent immédiatementl'anion, et par opposition à une pratique toutempirique et routinière parce qu'ils se conformentà des règles définies, clairement connues.

Ce dernier aspect semblerait-il accuser à l'excèsl'intellectualisme de l'art et mieux convenir à la

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fabrication en série qu'à l'œuvre d'art proprementdite ? L'on atténuerait facilement cette impressionen rappelant que, d'après Aristote, l'art est avanttout réalisateur. L'art désigne dans l'artiste, moinsses facultés de conception, que l'aptitude à modelerla matière selon ce qu'il conçoit ; encore que lavaleur de l'œuvre dépende étroitement de la penséequ'elle exprime. Aussi l'artiste parfait n'a-t-il pas àdélibérer sur les moyens à prendre pour exécuterl'œuvre conçue; sa main dl soumise à l'idéalcomme l'être vivant aux lois de l'espèce ; dans sonordre l'angle parfait agit d'instinct. Quant à laconception même de l'œuvre, si elle a aussi seslois, celles-ci ont dû être découvertes ; elles ont faitappel à un effort de l'esprit, variable en sesrésultats selon le génie de chacun et la traditiondont il dépend. Enfin l'exécution est œuvreindividuelle ; l'auteur y met toujours sa marque, lamatière employée sa consistance et son grain ; l'artest adaptation adive, et par le fait même originale,d'un idéal abstrait à une réalité concrète.

§ 2. - Les beaux-arts.

Les beaux-arts n'ont pas pour caractèredistinctif de réaliser l'œuvre belle. La beauté sepeut rencontrer en toute œuvre de l'homme,comme en toute œuvre de la nature.

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La beauté, qu'est-ce à dire ? En vérité, àl'exemple de Platon, Aristote en parle souvent avecadmiration, mais il ne la définit guère. Il sembleque pour lui beauté soit synonyme de perfection,d'une perfection où la grandeur, la mesure etl'ordre interviennent en première ligne. Il estconforme aussi à l'ensemble de sa philosophie depenser que chaque espèce d'être vivant, commechaque espèce d'œuvre d'art, a une beauté propre,définie par la perfection de sa nature. En ce sens,comme disait déjà Socrate, un instrument utile,bien adapté, a sa beauté ; et tout individu estbeau, être vivant, action, ou œuvre quelconque,qui réalise pleinement la perfection de son espèce.

De quelle nature est donc cette œuvre d'art parexcellence, où, avant toute autre, nous sommesinclinés à chercher la beauté ? A première vue, etinsuffisamment comprise, la réponse d'Aristoteparaît étroite, et, pour nous, peu satisfaisante. Enréalité, elle dl juste et profonde. L'œuvre d'art, dit-il, est premièrement imitation.

Et voici comme il l'entend. Les arts auxquels ilpense, en donnant cette définition. ce sont lalittérature, la musique, le dessin, la peinture et lasculpture. De l'architecture il ne parle pas. Etsans doute y voit-il plutôt, ce qu'elle est bien enréalité, un art utile, répondant aux nécessités de

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la vie, et dont la beauté propre est dépendante decette destination première.

Ces arts réalisent chacun une sorte d'imitationdu réel. Platon lui-même, auquel on ferait peut-être plus volontiers crédit en ces matières, Platonle concevait déjà ainsi, et Aristote ne fait quereprendre ici l'enseignement de son maître. Platonmettait à l'affirmer une certaine note péjorative.L'œuvre d'art n'est qu'une imitation du réel, ellen'est pas la réalité. Du point de vue de Platon,l'œuvre d'art n'est même qu'une imitation ausecond degré, une image d'image, puisque déjà lesréalités du monde sensible sont reproductionsimparfaites et passagères des Formes idéales,seules réalités véritables. Platon, si grand angledans ses Dialogues, juge de l'œuvre d'art enmétaphysicien, épris du Réel, et pour cela il laméprise. Rectifiant la notion platonicienne du réel,le faisant descendre sur terre, Aristote élève par lefait même d'un degré la valeur de l'œuvre d'art. Iln'affecte pas, comme son maître, de l'estimer peuà l'occasion cependant il laisse voir clairement sespréférences pour les œuvres de la nature.

Arts d'imitation, les beaux-arts se distinguentaussi par là de tous les arts utilitaires. Ceux-citransforment des matériaux, en font un objetnouveau, désormais à notre usage ; ou, s'il s'agit

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d'arts comme la médecine, l'éducation, lapolitique, ils opèrent directement sur le corps ousur l'esprit de l'homme pour aider la nature àprendre son développement normal. Les beaux-arts n'ont aucune utilité de ce genre. Par ailleurs,pourquoi tracer des lignes plus ou moinscompliquées, assembler des couleurs, tailler lapierre, harmoniser des sons, si chacune desœuvres produites n'a aucun sens, ne conduitl'esprit nulle part, n'a rien à voir avec nossentiments ? L'œuvre d'art ainsi comprise, insinueAristote, ne nous offrirait plus aucun intérêt,aucun plaisir ; l'on ne s'expliquerait pluscomment l'art a pris naissance.

L'art est né de cet instinct d'imitation, qui et siprofond chez l'homme, beaucoup plus qu'en aucunanimal, et qui est le grand ressort de l'éducation.L'homme prend naturellement plaisir à imiter cequ'il voit, et il prend plaisir encore à reconnaîtredans son œuvre ce qu'il a voulu imiter. Aristoteferait mauvais accueil, on le voit, aux explicationsrécentes, par la magie, de l'art des cavernes ! Lespremiers hommes ont imité d'instinct, au hasard,sans trop savoir où ils allaient ; les mieux douésont continué, et, suivant leurs goûts personnels etleurs aptitudes, ils se sont orientés vers telleimitation plutôt que vers telle autre ; l'expérience

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aidant, ils ont dégagé les lois de l'œuvre d'art etreconnu ses différentes espèces.

§ 3. — Imitation de la nature et originalité de l'art.

Les arts d'imitation se distinguent entre euxsoit par l'objet imité, soit par les moyens dont ilsse servent pour imiter, soit par le degré d'imitationqu'ils recherchent. Ces trois aspects essentiels àchaque œuvre d'art vont nous faire mieuxentendre la pensée d'Aristote, comment elle selimite et se définit.

Toute réalité n'est pas imitable par n'importequel art. Cela est clair. Mais de plus, il n'est pasrequis d'imiter toujours absolument ce qui est.L'on peut peindre les choses et les hommes mieuxqu'ils ne sont en fait, ou bien moins parfaits, oumême encore se contenter de prendre pourmodèles les opinions plus ou moins fondées quel'on en peut avoir. Ces quatre hypothèses laissentà l'artiste un champ assez large. Aristote ajouteaussi expressément, à propos de l'épopée et de latragédie (mais sa pensée porte plus loin), que cesdeux formes de l'art littéraire sont très différentesde l'histoire ; différentes et supérieures, parce queles caractères qu'elles mettent en action et lesfaits qu'elles animent dépassent la représentation

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singulière de simples faits individuels ; ilsprennent valeur de types universels ; le poète estplus proche du philosophe que l'historien. Aristoten'a pas un sentiment moins vif de l'originalité desmoyens, des procédés, dont chaque art dispose, etdes conditions très particulières faites à chacunpar les matériaux qu'il emploie. L'art se

juge par la fin qu'il poursuit, mais aussi parl'adaptation à cette fin des procédés qu'il met enœuvre. Autres les moyens et procédés de lapeinture, autres ceux de la sculpture ; et enlittérature, où il y a tant de genres différents,l'épopée par exemple ne pourra se réaliser par lesmoyens de la tragédie, ni la tragédie par lesmoyens de la comédie. Pareillement en musique,et à plus forte raison ! L'imitation dont la musiqueest capable, d'après Aristote, n'est pas celle quicaractériserait la musique descriptive. La musiqueimite les sentiments et les passions. Voilà sonobjet propre. Entre la sensibilité et la musique,Aristote reconnaît, on l'a déjà noté, un rapportnaturel. Nos sentiments trouvent dans la phrasemélodique, l'harmonie, le rythme, le timbre, uneexpression immédiate, directe ; tel mode musical,tel rythme appelle tel sentiment et non pas telautre. Certaine musique tempérée, Aristote ditlittéralement : morale, traduit les sentiments

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mesurés, ordonnés, qui conviennent le plussouvent à la vertu ; d'autre exprime et excite auplus haut degré la passion.

La beauté de l'œuvre d'art se définira donc parle rapport entre les moyens propres de l'art, lanature de la réalité qu'il veut exprimer, et le degréd'imitation qu'il veut atteindre.

Mais ce n'est pas assez dire. Aristote est plusprécis encore.

§ 4. — Le plaisir esthétique.

L'œuvre d'art imite à sa manière le réel. Maiscette imitation elle-même tend vers une fin, etcette fin est notre plaisir. Le plaisir ce la fin proprede l'art. Et, en définitive, c'est au plaisir donné àcelui qui est vraiment qualifié pour en jouir, quela vraie valeur d'une œuvre d'art se mesure.

De quelle nature est donc, pour le Philosophe,le plaisir d-thétique ?

C'est tout d'abord un plaisir intellectuel. Etcelui-ci s'alimente à plusieurs sources. Plaisir del'imitation reconnue, ou, si l'on veut, du sensgénéral de l'œuvre. C'est le plus générique, le pluscommun, puisqu'il tient à la nature de l'art ; leplus fondamental aussi et sans lequel l'esprit serait

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dérouté1. Plaisir de la beauté propre à l'œuvrecontemplée, et qui lui vient essentiellement del'ordre, de la mesure, et de la grandeur des moyensmis en œuvre ; secondairement de leur adaptationà notre intelligence, puis à nos sens eux-mêmes,indispensables à la connaissance de l'œuvre d'art,et qui doivent eux aussi trouver satisfaction pourne point gêner notre plaisir. Plaisir encore deconnaître, par cette œuvre, le talent de l’artiste, etde savoir qu'il en est l'auteur.

Au reste, Aristote ne groupe pas méthodiquementces remarques, et il n'entend nulle part analyser

1 Un critique moderne, au nom roumain si je ne me trompe, mais quianalyse avec une extrême finesse et un sens subtil du rythme le plus libre,notre versification française, disait récemment à propos de ces vers deVerlaine :

Les sanglots longsdes violons

de l'automne etc...« Il y a bien un sens. Mais pourquoi ? Parce que l'absence de sens

blesserait notre attente — nous sommes si raisonneurs —et nousréveillerait de l 'émotion sonore.. . Verlaine, ce jour- là, prend la rimecomme un sculpteur prendrait une matière splendide et significativepar elle-même, et se borne à supprimer, par deux ou trois l ignesexquises et discrètes, cette sensation de gêne qu'on a devant unepierre admirable qui ne signifie rien. » (Servien COCULESCO, Lesdeux Rimes, dans la Revue des cours et conférences du 30 mai 1927,p. 372). Cette remarque met bien en lumière le fond même de la penséed'Aristote. Et M. Brémond lui-même y souscrirait, je crois bien.

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dans le détail tous les éléments du plaisiresthétique. La justesse de ces notations, jetées enpassant, n'en a que plus d'intérêt.

§ 5. — La « catharsis ».

Le plaisir de l'intelligence, causé par lacontemplation de l'œuvre d'art, n'est pas le seul. Ils'accompagne d'un plaisir sentimental, auquel ilsemble parfois que le Philosophe donne uneimportance prépondérante, et c'est à savoirlorsqu'il parle, à l'occasion de la musique et de latragédie, de cette fameuse catharsis, oupurification (littéralement : purgation), que tousnos grands artistes ou critiques ont commentée,chacun à sa manière. La pensée d'Aristote sur cepoint s'exprime en peu de phrases, et trèsconcises. Cependant, analysées avec un peu desoin, et bien tenues dans leur contexte, sanspréoccupation de leur trouver un sensextraordinaire ou mystique (qui serait bienétranger aux habitudes d'esprit du Philosophe),ces phrases ont un sens très sûr et très clair.

L'erreur parfois commise, et qui obscurcit cepetit problème d'exégèse aristotélicienne, est devouloir identifier le vocabulaire d'Aristote aveccelui de Platon. Platon emploie le mot catharsis au

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sens de purification morale, et même mystique.Aristote, fils de médecin, le prend au sens plusimmédiat, plus terre à terre, de purgation, oumieux, pour éviter l'équivoque de ce termemédical, et pour parler net, il lui fait signifiertoute libération, toute expulsion, naturelle ouprovoquée, d' « humeur », devenue gênante par sasurabondance. En esthétique, il s'agit sans doutede l'âme et non pas du corps. Mais Aristote parle,ici, en psychologue, en naturaliste de l'art et nonpas en moraliste. Et sa pensée, très simple, trèsobvie, est celle-ci : certaine musique (non pastoute musique) certaine musique, ardente,passionnée, et la tragédie lorsqu'elle exprime,comme elle le doit, la pitié ou la terreur,déterminent en fait chez l'auditeur ou lespectateur qui s'est laissé gagner aux passionsexprimées, une jouissance qui, l'auditionterminée, laisse une impression de libération,d'apaisement, de calme, comme si l'œuvreentendue avait donné l'occasion de s'écouler autrop-plein des émotions. Aristote constatesimplement le fait. Il n'avoue pas l'avoir éprouvé.Mais « nous le voyons, dit-il, chez certaines genstrès impressionnables, en particulier à l'auditionde chants sacrés qui les enthousiasment. » Unecourte appréciation morale suit simplement : « ceplaisir est innocent »...

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Et personne ne voudrait sans doute prétendrele contraire, ni reprocher au Philosophe d'avoir vu,dans la contemplation de l'œuvre d'art, undérivatif aux sentiments inemployés.

Que ce phénomène psychologique, d'observationcommune, intéresse aussi, comme tout autre, lemoraliste, et qu'il demande à être soumis, dansl'application, aux principes de la morale, Aristotene l’a d'ailleurs point contesté. Il le soupçonnait sibien que lorsqu'il est question de l'éducation desjeune: gens, il leur défend toute musique exaltante.S'agit il pour eux d'apprendre la musique, ou sesert-or de l'influence psychologique de la musiquepour le. former à la vertu ? Une seule musiqueleur con vient, celle que le Philosophe appellemorale, di sons : tempérée ou grave.

Le plaisir de la catharsis n'est pas non plus Lseul que procure la musique. La musique est leplu souvent un délassement honnête ou unaccompagne ment indispensable de la tragédie, etqui aide plu que tout autre au charme duspectacle. Plusieurs réflexions de ce genre endonnent l'impression : le Philosophe devaitprendre un vif plaisir, au sorti: de ses absorbantesétudes, à l'audition de quelque chant, de quelquemélodie paisible.

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§ 6. — La tragédie.

Pour préciser et compléter ces observations diverses sur l'art, voudrait-on quelques exemples deleur application possible ? Le choix seraitabondant, bien que la Poétique d'Aristote noussoit parvenue mutilée. Voici, tout au moins,quelques-unes de ses réflexions sur la tragédie etsur le style.

La tragédie imite l'anion, par l'action ; l'actionhaute, émouvante, qui excite la crainte ou la pitié.Son but est le plaisir éprouvé à être purgé de cesmêmes passions.

L'action est donc le moyen principal de latragédie, celui auquel tous les autres doivent êtreentièrement subordonnés, celui qui fait la vraievaleur de la pièce.

Le drame qu'elle fait revivre est supposé choisi,selon la tradition du théâtre grec, parmi lesévénements connus de l'histoire ou de la légende.Mais, dit Aristote, c'est pour en faciliter lavraisemblance, ou, comme dit aujourd'hui duroman Paul Bourget, d'un mot qui traduit trèsexactement celui d'Aristote, la crédibilité. La véritéimporte ici en effet assez peu, et le poète doit avoirtoute liberté de présenter les faits de la manière quiconvient le mieux au but qu'il se propose. Or, la

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vérité passe parfois la vraisemblance, elle étonne,elle surprend trop pour persuader le spectateur.

Le poète simplifiera l'intrigue et concentreral'intérêt sur un seul événement. Il s'arrangera demanière à ce que les péripéties diverses et ledénouement soient nécessaires et vraisemblables ;qu'ils s'engendrent de l'action même, et neparaissent pas amenés du dehors. L'action aurad'ailleurs le plus grand développement possible,c'est-à-dire tout celui que comporte le déroulementpsychologique du drame, ou, comme s'exprimeAristote, le passage du bonheur au malheur, qui dil'essence de l'événement tragique. Il faudracependant que la possibilité soit laissée auspectateur de suivre facilement la pièce et d'enprendre sans effort, de mémoire, la vue d'ensemble.

Il n'y a pas d'action sans caractères. Le caractèredes personnages mis aux prises, tel ce donc ledeuxième élément de la tragédie. Mais Aristote yinsiste : ce n'est bien que le deuxième. Et tel auteurqui excelle à peindre les mœurs et les caractères neréussit pas à faire une bonne tragédie, faute desavoir vraiment les mettre en action. L'action, ledrame, voilà la grande difficulté à vaincre.

Après le caractère des personnages, et toujoursdans l'ordre d'importance, les pensées qu'ilséchangent. Elles doivent être conformes aux

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caractères, et plus encore à l'action ; par suiteavoir cette note réelle, pratique et volontaire, quiles distinguera de dissertations toutesspéculatives et de discours de pure rhétorique.

Viennent enfin les agréments secondaires :style, musique, mise en scène, dont le plussympathique dl la musique, et le moinsindispensable la mise en scène, car une bonnetragédie doit nous émouvoir à la simple lecture,quoi qu'en puissent penser ces gens peu cultivés,pour lesquels le spectacle extérieur fait toute labeauté de la pièce.

§ 7. — L'art d'écrire.

Dans la tragédie, le style ne vient qu'auquatrième rang, mais il est d'autres formes de l'artlittéraire, poésie ou prose, où il tient une placeéminente. De ce point de vue la Poétique d'Aristoteest à compléter par sa Rhétorique.

Une première remarque, tout à fait générale, etqui élargit encore l'idée aristotélicienne del'imitation artistique : la matière, de toutes la plusapte à l'imitation, c'est la voix humaine, c'est lemot, c'est donc le Ryle, parlé ou écrit. Avions-noustort de traduire imitation par sens, ousignification, ou expression de l'œuvre d'art ?

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Comme la musique imite ou exprime les passions,de même la poésie et la prose imitent parexcellence, ou expriment, tout ce que l'artiste al'intention de dire.

Le pouvoir d'imitation du mot lui vient du sensdonné par l'usage ou par l'auteur, de la consonancede ses syllabes, et de leur rythme. La phrase etl'ensemble du discours ajoutent encore à ceséléments premiers de l'expression toutes lesressources de la syntaxe et de la composition ;l'éloquence, celles de la voix, de l'intonation et dugeste. Aristote ne néglige aucun des aspects de cetteriche matière d'art qu'est le verbe de l'homme ; leseffets les plus inattendus des stylistes les plussubtils sont légitimés par lui, dans le principe.

Cependant tous les moyens d'expression dont lestyle dispose ne peuvent être utilisésindifféremment en n'importe quel genre littéraire.Aristote tient beaucoup à la distinction desgenres. Il y a faute de goût manifeste à user, dansl'un, des procédés qui conviennent à l'autre. Teldiscours sera parfait à l'audition, qui nesupportera pas la lecture, et, inversement, undiscours écrit avec beaucoup de soin et agréable àlire, ne fera aucun effet sur les auditeurs.Pourquoi ? Parce que, dans le discours, place doitêtre faite à la voix, à l'accent, au geste, à l'action

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personnelle de l'orateur ; or l'intervention de cesmoyens d'expression modifie l'économie de laphrase. De même il y a toujours quelque ridicule àparler en prose le langage de la poésie. Aristote semoque volontiers de ce travers, donnant quelquesexemples piquants, empruntés aux discoursampoulés des sophistes. Poésie, prose, éloquence,devront aussi chacune être attentive à varier leurseffets, selon les convenances diverses du sujettraité. Un discours politique n'est pas uneplaidoirie, un exposé de géométrie néglige de partipris les ornements du style.

L'on ne s'étonnera pas que la première qualitéexigée de l'écrivain par le Philosophe soit la clarté.C'est l'office propre du mot, déclare-t-il, de bienexprimer l'idée. Le moyen le plus sûr d'être clairest &employer les mots usuels dans leur sensobvie ; c'est encore de bien construire la phraseselon le génie de la langue dont on se sert ; engrec, par exemple, la place des conjonctions doitêtre très surveillée ; il faut aussi bien ponctuer.

L'inconvénient du langage reçu est cependantde supprimer l'élégance et l'originalité du style. Ilfaut savoir le relever par des expressions plusrares, sans nuire à la clarté. Et c'est là tout letalent de l'écrivain. Son secret pour y parvenir estla métaphore, ou, ce qui revient à peu près au

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même, la comparaison. Bien choisir ses images,trouver les rapprochements inattendus etéclairants, animer le style, voilà le véritable don. Ala condition toutefois de ne pas obscurcir lapensée, de rester sobre, rapide et concis, si l'onécrit en prose, car le lecteur a plaisir àcomprendre et à comprendre vite. L'on n'oublierapas non plus d'harmoniser avec l'image et l'idée laconsonance des syllabes, le rythme des mots et dela phrase ; en évitant là aussi tout excès, endissimulant ses procédés afin de rd-ter naturel.En poésie, cela va de soi, liberté beaucoup plusgrande dl laissée à la richesse, à l'imprévu, auxcombinaisons multiples du rythme et de l'image ;la poésie est un élan divin qui doit enthousiasmer

Soulignons cette dernière réflexion duPhilosophe.

Poésie, intelligence, à propos de l'une et del'autre, Aristote évoque la divinité ! Ailleurs encoren'avait-il pas dit : qui aime la sagesse, aime aussila poésie ? L'intellectualisme aristotélicien est pluslarge, plus profond, plus accueillant à touteaspiration humaine qu'on ne le dit parfois.

Il le fut même assez pour s'ouvrir un jour àl'inspiration vivifiante du christianisme !

Il nous reste à dire un mot, pour finir, de cetteétonnante fortune.

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XI

ARISTOTE ET LA PENSÉE CHRÉTIENNE

« Poi che innalzai un poco più le cigliaV id i i l ma es t ro d i co lo r ch e sa n n oSeder tra filosofica famiglia.

Tutti l'ammiran, tutti honor gli fanno. »(Inf.1V,130ss.)

L'hommage rendu à Aristote par Dante en cesvers bien connus de la Divine Comédie, l'admirationexprimée au « maître de ceux qui savent » par legrand poète théologien, sont un écho des sentimentsqui étaient ceux de toute la chrétienté à la fin dumue siècle. Après bien des contradictions et desluttes passionnantes, dont nous n'avons pas à

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rappeler l’histoire, et malgré les craintes sérieusesque sa philosophie, interprétée surtout par lesArabes, avait suscitées dans l'Église, Aristote étaitdevenu pour tous le Philosophe par excellence ; nulmieux que lui n'avait exploré l'immense domaineabandonné par Dieu à la curiosité de la raisonhumaine ; nul n'avait préparé meilleur instrument àla foi pour acquérir une plus parfaite intelligence desmystères révélés.

Aujourd'hui, l'on peut dire que l’estime de laphilosophie aristotélicienne ne s'est nulle partconservée aussi haute que dans l'Églisecatholique, chez les théologiens disciples de saintThomas d'Aquin. Depuis la Renaissance, endehors de l'Église, Aristote n'éveille plus guèred'autre intérêt que celui des philosophes curieuxdu passé. Encore est-il apprécié et discuté par euxsans beaucoup de bienveillance. On lui pardonnedifficilement l'empire qu'il a si longtemps exercé.On étend jusqu'à lui l'hostilité, plus ou moinsouverte, que l'on ressent à l'égard duchristianisme ; à cause précisément de l'usage faitde sa philosophie par les théologiens.

Au sein même de l'Église, malgré l'autorité aveclaquelle les Souverains Pontifes, depuis Léon XIII,ont imposé aux professeurs des Séminaires, desCollèges religieux, des Universités catholiques,

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l'enseignement de la philosophie thomiste, et malgrél'influence de plus en plus pénétrante exercée par lapensée de saint Thomas en des milieux jusqu'icifermés ou indifférents, il y a aujourd'hui en bien desesprits sincèrement croyants et profondémentreligieux, une gêne, une répulsion, provoquées parl'étonnante persistance de la philosophiearistotélicienne à l'intérieur d'une penséeessentiellement religieuse, surnaturelle, révélée, etqui devrait, semble-t-il, ne dépendre à aucun degréd'une pensée païenne, si étrangère à son esprit, siétroitement liée à des conditions historiques aboliesdepuis tant de siècles. Ces esprits, imprégnés dephilosophie moderne, et qui perçoivent vivementl'opposition de leur pensée à l'enseignement désuet,disent-ils, de la Scolastique, s'impatientent du jougoù les thomistes paraissent les vouloir tenir, et ilssouhaitent que la théologie s'affranchisse de laphilosophie grecque, et ils s'efforcent d'établir et depropager une philosophie nouvelle, plus chrétienne,prétendent-ils encore, et mieux adaptée aux besoinsde l'intelligence contemporaine. Leurs protestationsse font parfois éloquentes contre l'impuissance oùserait la pensée grecque d'exprimer la métaphysiquevéritable du christianisme.

En terminant une étude écrite à la louanged'Aristote, il ne nous est pas possible de négliger

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cet état d'esprit et de nous taire sur la nature et lesraisons profondes de l'estime inattendue, étrangepeut-être, accordée même de nos jours par l'Églisecatholique à une philosophie inspirée pour une silarge part de la pensée du philosophe grec.

Le point de départ obligé et ferme de touteréflexion sur ce sujet dl, et sera toujours, lareconnaissance expresse de l'originalité absolue etde la transcendance surnaturelle du christianisme.

La révélation faite par Jésus, et confiée en dépôtà son Église, est en elle-même indépendante detoute philosophie, quelle qu'elle soit, même la plusvraie et la plus profonde. Elle vient de Dieu. Elles'adresse à tous les hommes, de toute époque etde toute culture. Elle leur enseigne, avec uneautorité décisive, « tamquam potestatem habens »,la vérité sur Dieu et sur le monde. Elle leurapprend la véritable vie. Elle est pour tous lasagesse suprême et définitive. Là-dessus aucunedivergence n'est possible entre catholiques.

Absolument originale et transcendante, lasagesse chrétienne est aussi d'elle-même assezriche, assez parfaite, pour combler les désirs lesplus profonds de l'intelligence et du cœur.Pleinement comprise et vécue, elle a de quoipleinement suffire, en son inépuisable fécondité,aux esprits les plus élevés comme aux plus

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humbles. Le chrétien un peu averti dessplendeurs de la révélation dont il vit, se persuadesans effort que des hommes à l'intelligence vive,éminente, puissent se passer, s'il plaît à Dieu, detoute spéculation philosophique, et trouver dansleur foi et dans l'exercice des dons intellectuels del'Esprit-Saint, l'aliment de leur pensée. En fait,dans la vie de l'Église, les exemples ne manquentpas de haute vie contemplative d'où la pauvresagesse des philosophes est totalement absente.Et, le plus souvent, les âmes qui se donnent àDieu dans la ferveur de l'adolescence, s'étonnentque l'Église leur demande de s'appliquersérieusement à l'étude de la philosophie. Cesjeunes chrétiens n'éprouvent pas le besoin d'unevue rationnelle du monde ; ils ne sont guèredisposés à s'en informer que pour les nécessitésde la théologie et de l'apologétique.

Cependant une expérience plus étendue desconditions faites par Dieu à la vie de la véritéchrétienne, apprend que la révélation divine s'estproposé de conquérir et d'ordonner sous sa loil'ensemble de l'activité humaine, sans l'annihilerni la diminuer, en lui assurant bien au contraireun développement normal. L'activité scientifiquede l'intelligence serait-elle seule à ne pasbénéficier de cette bienveillante sagesse ? Et pour

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quel motif la lui voudrait-on refuser ? Serait-ce àcause des graves dangers d'erreur auxquelss'expose la faible raison de l'homme, lorsqu'elleprétend exercer sa réflexion sur les problèmes lesplus élevés de la philosophie ?

Ou encore à cause de l'orgueil qui menace lesavant et le philosophe, prompts à s'enivrer deleur propre pensée ? Ces périls ne sont que tropréels. Ils furent redoutables au moment oùl'aristotélisme pénétra en Occident, et ilsépouvantèrent alors de bons esprits et de grandssaints. Tout chrétien vivant de sa foi est en gardecontre eux. Tout chrétien, vivant de l'amour deDieu, entend aussi préserver son âme de latyrannie d'une curiosité trop avide, capable detarir les sources de la vie mystique. « Là où estvotre trésor, là aussi est votre cœur. » Le chrétienn'abandonne pas le trésor de la vie divine pourcelui de la science. Mais la question dl de savoir sices craintes légitimes, si ces craintes religieusesparfaitement nobles et sages, ont valeuruniverselle pour l'ensemble de la vie de l'Église, etsi leur effet doit être de détourner à jamais lesvéritables enfants de Dieu de toute activitérationnelle spéculative. Or l'histoire a désormaisrésolu le problème ; l'histoire de l'Église, et, enune telle matière, pour nous chrétiens, l'histoiredécide : car l'histoire de l'Église, plus que toute

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autre, est le fait de Dieu. Contre un tel fait nulledéduction ne saurait valoir, eût-elle pour baseapparente l'enseignement même de l'Évangile. Dela prédication de Jésus nulle prudence humainen'aurait su déduire qu'un jour la révélationchrétienne s'assimilerait la pensée grecque. Ceprodige réalisé, refuserons-nous de l'accepter ?puis de le vouloir comprendre ?

Il semble pourtant bien que la force conquérantede la vie chrétienne se manifeste avec éclat par cetteassimilation imprévisible ; et que le pouvoir derénovation spirituelle de la foi s'affirme plus radicalpar le redressement de la raison et l'impulsiondonnée à son activité naturelle. que par le refus detoutes ses prétentions. Qu'il y ait eu des chrétiens,qu'il y ait eu de véritables saints, chez lesquels la vienaturelle de l'intelligence ait pu s'épanouir selon sesexigences les plus rigoureuses ; que leur foi, loind'en souffrir, leur ait été un stimulant et un guidesûr ; que l'Église ait officiellement accepté etencouragé leur spéculation scientifique ; n'est-cepas à la gloire de l'Évangile ? Eût-il été préférableque la vie religieuse intense instaurée par Jésusn'eût réussi à exalter dans l'homme que lespuissances de l'imagination et du cœur ? et que lechristianisme eût donné occasion et matière à unehistoire de l'art ou à une histoire littéraire du

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sentiment religieux, mais non pas à une histoire dela pensée et de la doctrine ? Il faudrait pour lesoutenir un bien grave mépris de l'intelligence. Nousadmettrons plutôt que nulle faculté humaine n'étaitplus en droit de trouver sa perfection naturelle aucontact vivifiant de la foi chrétienne. Chaquechrétien, assurément, n'est pas appelé à cedéveloppement de l'intelligence ; le plus grandnombre l'ignore ; parmi les mieux doués, la plupartpeut-être n'éprouvent guère, ou n'éprouvent paslongtemps, le besoin de la science philosophique ;mais il et heureux que les esprits chez lesquels cedésir est vif et exigeant se sentent à l'aise, euxaussi, dans la grande communauté chrétienne etpuissent attendre de leur foi, non pas seulement laliberté de penser, mais aussi, mais surtout, lesoutien et la lumière indispensables au labeurprolongé de la science. Dans cette atmosphèred'estime et de confiance, le rayonnement de leurintelligence ne sera-t-il d'ailleurs pas un gain pourla communauté entière ?

Mais, dira-t-on, revenez au fait. Prétendez-vouslier ces considérations à l'aristotélisme ? Voulez-vous insinuer que la philosophie d'Aristote,transformée sans doute par saint Thomasd'Aquin, représente à jamais cette perfection del'intelligence humaine à laquelle la foi prête sonconcours ? Allez-vous refuser au christianisme de

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donner lui-même naissance, sans l'aide des Grecs,à cette perfection de l'intelligence que vous luifaites honneur de vouloir réaliser dans l'homme ?

Oui, revenons au fait. Ici encore il peut nouséclairer.

Le christianisme en-il capable, à lui seul, de sefaire une philosophie ? Sans doute. Et quelchrétien le voudrait nier ? Mais doit-ilnécessairement la constituer sans tenir compte desessais tentés par la seule raison ? Ceux-ci seraient-ils tous d'avance voués à l'erreur ? ou la raisonserait-elle si étrangère à la foi que celle-ci se voieobligée en principe, pour demeurer dans sonvéritable esprit, de tout reprendre à pied d'œuvre ?

Mais ce fidéisme est condamné par l'Église.La possibilité reste donc entière, pour la foi, soit

de mettre à profit la réflexion antérieure de laraison, soit, si elle le préfère, de travailler ànouveaux frais.

Qui décidera pour nous, après vingt siècles dechristianisme ? Le fait, ici encore.

Or le fait, aujourd'hui, est clair.L'Église recommande officiellement une

philosophie dont la formation première et laméthode générale remontent à l'antiquité païenne,et qui s'est enrichie par la suite d'apports divers, de

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provenance néo-platonicienne ou arabe, et qui, denos jours encore, se montre ouverte à touteacquisition de pensée compatible avec ses principeset acceptable par la foi. Cette philosophie, après desdiscussions parfois orageuses, est entrée au servicede la théologie et elle fait corps, depuis, avec elle enquelque manière. Par un effort considérable deréflexion méthodique, par un discernement génial,la raison des docteurs chrétiens, leur raisonsoutenue et éclairée par la foi, contrôlée parl'autorité vivante de l'Église, a réussi à transformer,à développer, à accommoder aux vérités révélées unsystème philosophique né de l'effort de la seuleraison naturelle. Si l'Église, gardienne del'enseignement de Jésus, en est satisfaite, quelleoutrecuidance de nous en plaindre, nous, au nomde la pensée chrétienne !

Les exigences de la pensée chrétienne, l'Égliseles connaît en effet mieux que quiconque. Et c'estprécisément en leur nom qu'elle encourage ici,qu'elle désapprouve ailleurs.

Ces exigences sont nombreuses. Il ne nous estpas possible, et il n'y a pas lieu, de les rappelertoutes. Mais quelques-unes vont directement ànotre sujet.

L'Église, aujourd'hui spécialement, a confiancedans la méthode aristotélicienne et dans la

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philosophie thomiste qui s'en inspire, parce que l'uneet l'autre sauvegardent les droits de l'intelligence àl'encontre des diverses philosophies contemporaines.

Croire en Dieu, tel qu'il s'est révélé, espérer lavie éternelle, aimer Dieu pour lui-même, toute lavie religieuse de l'âme chrétienne suppose eneffet entre l'âme et Dieu des rapports, que laraison philosophique se doit de ne pascontredire et d'exprimer au contraire le pluscorrectement possible.

Or, l'idéalisme philosophique, par exemple, estimpuissant à sauvegarder ces rapports essentiels.Sa tendance manifeste est au contraire de lessupprimer.

L'un des maîtres les plus écoutés de la jeunessestudieuse en Sorbonne, avait encore récemmentl'occasion de développer sa conception personnellede la vie religieuse2. Quelle négation du christianismedans cet exposé respectueux, grave, pénétré, et, parmoments, d'une onction surprenante ! Quelleinexpérience de la vie religieuse profonde etpratiquement vécue ! Pour satisfaire à l'idéalisme dece philosophe, il faudrait que notre Dieu ne fût pas,réellement et substantiellement, distinct de l'activitéintellectuelle qui se manifeste en chacun de nos

2 Léon BRUNSCHVICG. Le progrès de la conscience dans laphilosophie occidentale.

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jugements. Dieu serait la Pensée active, maisindéterminée, libre mais strictement immanente àchacun de nous, supérieure à la matière mais àchaque instant obligée de surmonter ses résistancespour se réaliser soi-même. Avant tout examenphilosophique, la vie religieuse chrétienne sedétourne d'une théorie pareille. Le moindre acte defoi, la charité la plus tiède, affirme cela même qu'elleprétend détruire.

D'autres philosophies, idéalistes ou non,diminuent plus notablement encore la valeur del'intelligence, soit que, avec le pragmatismemultiforme, l'intelligence n'ait d'autre rôle que deservir l'action, soit que, selon les vues limitées dupositivisme, elle soit bonne simplement à classerles faits, à les analyser, à les prévoir, mais sansjamais s'élever jusqu’à saisir leur vraie nature,moins encore jusqu'à connaître leurs principesmétaphysiques. Quelques-uns veulent cependant,de ce point de vue, glorifier la raison, et l'ordreque cette Minerve au front étroit, au regard dur,impose aux réalisations de l'art et de la politique.Mais il va de soi que les larges profondeurs de lavie religieuse ne peuvent s'ouvrir qu'à uneintelligence vraiment haute, spirituelle, et hardie.

Aussi, de plus profonds esprits et plus subtils,de vrais chrétiens d'ailleurs, mieux avertis des

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nécessités de la vie religieuse et qui, chaque jour,en ont l'intime expérience, cherchent ailleurs laphilosophie qui devrait, à leur gré, remplacerl'aristotélisme.

Si l'on suit la formation de leur pensée, l'ons'aperçoit sans doute qu'elle n'a pas été sans seressentir assez profondément de l'influenceexercée par l'idéalisme et par le pragmatisme.Mais leur effort est de se dégager de cette emprisepar un appel à l'unité profonde de toutes lesforces vives de l'âme, par un recours auxintuitions de l'amour et de l'anion.

La faiblesse de l'aristotélisme, pensent-ils, et detoute philosophie qui en dérive, et de prendrepour normes les décisions de l'intelligenceabstraite et raisonneuse, de se laisser guider auxaperçus schématiques des concepts. Ceux-ci,assurément, ont une fonction à remplir, unefonction importante si l'on veut, mais non pasdécisive. Ils se doivent subordonner à ce contactdirect avec le réel, qui nous dl donné dansl'expérience immédiate de l'anion morale et del'amour spirituel. Les aspirations les plus élevéesde l'homme, —entendez, non pas d'un hommeabstrait, irréel, mais des hommes vivants quenous sommes — révèlent à qui sait en prendreconscience la vérité de son être et de sa destinée.

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Comme, en fait, nous sommes appelés par Dieu àla participation surnaturelle de sa vie, la forceagissante de sa grâce et la révélation de sesmystères habitent notre âme ; leur vie en nous sefait connaître au sein de l'anion qu'elles sollicitentou déterminent. Tandis que la raison abstraitedistingue, sépare, morcelle ce qui est, et par ceprocédé artificiel crée des oppositions factices,qu'elle ne sait plus comment rejoindre et concilierentre elles, —creusant ainsi des abîmes entre lemonde et Dieu, entre la vie individuelle et la viesociale, entre la raison et la foi, entre l'homme etle chrétien, entre la vie chrétienne ici-bas et lavision béatifique, — l'expérience spirituelleimmédiate saisit à sa manière dans l'immanencede l'action toutes les réalités qui l'intègrent. Et iln'y a point de paradoxe à affirmer l'amplitude et lasûreté de ce regard intérieur, si l'on prend gardequ'il est lui-même la synthèse active de toutes cesfacultés que l'aristotélisme thomiste s'obstine àséparer : intelligence et cœur, expérience etconcept, raison, amour, foi, intuition mystique.Une telle méthode de philosophie, si elle étaitacceptée, libérerait définitivement la penséechrétienne du rationalisme grec ; elle serait, pourl'intelligence, la vraie perfection attendue, le donauthentique du christianisme.

Il ne semble pas cependant que, jusqu'ici du

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moins, l'Église ait mis beaucoup d'empressementà accueillir ces suggestions flatteuses ; il ne noussemble pas non plus qu'elle incline jamais àreconnaître les avantages que l'on prétend offrirainsi à la pensée chrétienne. Serait-ce de sa partattachement à des habitudes d'esprit, tropanciennes pour être facilement abandonnées ?Serait-ce encore préférence instinctive d'unesociété organisée et forte pour un intellectualisme,mieux adapté à l'expression des lois et à l'exerciced'une autorité doctrinale ? A plus d'une reprise onl'a laissé entendre. Mais la réserve de l'Église ades raisons plus hautes, prises une fois encoredes nécessités de la pensée religieuse, dont elle amission d'assurer aux hommes le bienfait.

Voici comme on pourrait essayer de le fairecomprendre :

Toute pensée est intérieure. Mais toute penséequi n'arrête pas son regard au moi est aussi enquelque sorte extérieure à soi, par l'objet dont ellenous informe. Entre toutes, la pensée religieuseporte à l'extrême ces deux aspects complémentaires.Extérieure à nous, elle l'est au suprême degré,puisque l'infini nous sépare de Dieu. Intérieure ellene saurait l'être trop, puisqu'elle tend à réalisermystérieusement entre Dieu et nous l'union deconnaissance et d'amour la plus intime qui soit. La

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pensée religieuse chrétienne dépasse encore, si l'onpeut dire, cette extrémité, par l'insistance aveclaquelle elle affirme la transcendance surnaturellede Dieu, et la nécessité absolue d'une révélationdivine pour atteindre Dieu tel qu'il est en lui-même ;par la divinisation qu'elle suppose de notresubstance, pour la rendre capable de s'uniréternellement à la Très Sainte Trinité.

Il est à remarquer cependant qu'entre ces deuxaspects, l'un intérieur, l'autre extérieur, ce dernierconserve une priorité manifeste, quelle que soitl'intimité de la connaissance et de l'amour.

Prenons, en effet, la pensée chrétienne à sondegré initial, dans l'âme qui vient de recevoir unminimum de foi et d'amour. L'intérioritésurnaturelle de Dieu en cette âme est réelle. Maisqui ne voit comme l'union demeure imparfaite etprécaire ? L'extériorité au contraire est dès cemoment absolue et parfaite, si par là nousentendons la présence certaine de Dieu tel qu'il esten lui-même au terme de la pensée et de l'amour.C'est le vrai Dieu en tout ce qu'il est réellement,vers lequel s'élèvent les premiers balbutiements del'âme chrétienne ; le même Dieu véritable qui seraaussi le terme de la vision béatifique. « Fidessubstantia rerum sperandarum. » Dieu se donnetout entier au premier instant. Tout entier il se

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retrouve au moment de la possession totale. Del'une à l'autre étape, le progrès n'est pas dans lavérité de la relation qui nous unit à Dieu, maisseulement dans l'intimité de sa possession.Lorsque celle-ci atteint sa perfection définitive, c'estencore, et plus que jamais, pour permettre à l'âmebéatifiée de reconnaître amoureusementl'insondable transcendance de son Dieu.

Or, si nous prenons pour règle première de notrepensée l'expérience intuitive de l'action, il ne paraîtpas que puisse être exprimée, comme il conviendrait,l'extériorité de la pensée chrétienne ainsi définie.L'expérience intuitive de l'action, au moment précisoù elle a lieu, ne peut jamais saisir que la réalitéconcrète engagée dans l'action et accessible au regardde la conscience. Accordons cependant que ledynamisme intérieur expérimenté conduise l'espritdu croyant jusqu'au Dieu trine et un, affirmé tel qu'ilse révèle. Comment se légitimera cette extension ?Quelle fonction de la pensée permettra de donner àl'expérience de l'anion vécue une plénitude de sensqui manifestement la dépasse ? et d'assurer àl'affirmation vraie du croyant la nubilité définitive quidevra demeurer, quel que soit le progrès de l'unionintérieure avec Dieu ? Au-dessus de l'expérienceintuitive, lui servant de lumière et de guide, uneautre sorte de connaissance s'impose, indépendante

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des données partielles de l'intuition et des limites oùl'enferme une activité spirituelle imparfaite. Cettefonction supérieure, qui réclame ici impérieusementses droits, c'est évidemment l'intelligence surélevéepar la vertu de foi, telle que les théologiens l'onttoujours comprise ; l'intelligence et la foi concevant etaffirmant Dieu avant aucun retour sur elles-mêmes.

L'enseignement des théologiens confirme cetteanalyse, puisque, d'après eux, l'exercice des donsdu Saint-Esprit, disons l'intuition mystique, a sarègle constante dans la vertu théologale de foi ; et,en fait, l'Église discerne, avant tout, par la véritéde la foi la valeur des expériences mystiques.

Si nous ne devions nous limiter, nous pourrionsaussi faire ressortir combien la priorité d'une foiintellectuelle objective est requise par le caractèrecollectif, social, essentiel lui aussi à la penséereligieuse du catholicisme.

Ces quelques indications, si brèves soient-elles,nous paraissent de nature à faire entrevoirpourquoi l'Église apprécie plus que toute autreune philosophie qui, par sa ferme théorie del'intelligence, permet d'exprimer d'une manièresatisfaisante l'absolue transcendance de l'objetdivin proposé à la pensée religieuse de l'homme, etla vérité constante de la foi au sein desfluctuations individuelles de l'intuition mystique.

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Que si cette philosophie distingue encore trèsnettement la raison de la foi, la philosophie de lathéologie, autant d'avantages à inscrire aubénéfice d'une pensée surnaturelle, plussoucieuse d'assurer son autonomie que l'unité del'esprit de l'homme ! Diverse, multiple,intermittente, la plus petite des intelligences peutavouer l'infirmité de sa nature, si elle est encorecapable de connaître Dieu.

L'Église, avons-nous dit, préfère et recommandel'intellectualisme né d'Aristote. Il faut maintenircependant que ce patronage n'entend pas rendrela foi chrétienne solidaire d'un systèmephilosophique, ni dispenser les philosophes, quireconnaissent la vérité du thomisme, de justifierleur conviction par des voies exclusivementrationnelles. Les préférences de l'Église ont pourlimites, comme elles ont pour motifs, les intérêtsde sa pensée religieuse. Celle-ci demande que laphilosophie respecte les droits absolus de la véritérévélée ; et, de ce point de vue, l'Église est en droitde juger la philosophie. L'Église n'est pas moinsdésireuse de garder son indépendance et de nepas compromettre inutilement son autorité divine.L'estime même dont elle honore une philosophiefondée sur le primat de l'intelligence, dit assezqu'elle ne redoute pas l'usage rigoureux d'une

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raison droite et forte.Les considérations qui précèdent, et qui

voulaient simplement indiquer quelques-unes desraisons de l'attitude actuelle de l'Église à l'égardde l'aristotélisme thomiste, ne peuvent donc, enaucune manière, tenir lieu d'une justificationphilosophique de ce système.

Si la pensée d'Aristote, corrigée, remaniée,complétée, est encore vivante, elle le doitcertainement à la protection de l'Église. Mais ellele doit aussi à l'activité des intelligences qui ontsu reconnaître sa valeur et lui permettre derépondre aux questions nouvelles ignoréesd'Aristote. Elle continuera de vivre dans la mesureoù cette activité saura se maintenir. Heureusecondition, qui oblige à l'effort et aurenouvellement de l'intelligence, soumise sansorgueil à la vérité déjà acquise! Le bienfait del'aristotélisme, les services rendus par lui à lapensée humaine ne seraient épuisés que du jouroù les accepterait paresseusement une penséemorte, indigne déjà, par son inertie, du grandphilosophe grec.

FIN

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TABLE DES MATIERES

AVANT-PROPOS ___________________________________3

L'HOMME _______________________________________4

L’ECRIVAIN ______________________________________22

LE SAVANT ______________________________________33

LE LOGICIEN _____________________________________48

LE PHILOSOPHE __________________________________67

LE THÉOLOGIEN __________________________________81

LE MORALISTE ___________________________________93

LE SOCIOLOGUE _________________________________126

L'ÉDUCATEUR __________________________________146

LE CRITIQUE D'ART ______________________________160

ARISTOTE ET LA PENSÉE CHRÉTIENNE________________179

TABLE DES MATIERES ____________________________199