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RÉFLEXIONS DE THÉOLOGIE DOGMATIQUE UNION HYPOSTATIQUE MATERNITÉ DIVINE FILIATION ADOPTIVE Summarium. - Occasione voluminis a R. P. Leblond O. S. B. exarati, cui ti- tulus Fils de lumière, Auctor praesentis articuli, hac in prima parte, duo intendit: 1) Studio ontologico de ratione formali subsistentiae (personalita- tis) incumbere, ita ut, Capreoli sententia in favorem Caietani derelicta, huiusce tamen commentatoris positio ulterius evolvatur, cum integratione modi personalitatis in synthesi generali de actu et potentia, iuxta fundamentalia Aquinatis principia. 2) Sub luce praecedentis notionis ontologicae de sub- sistentia, denuo vindicare thesim Carmelitarum nostrorum Salmanticensium, quae de « modo » unionis creato in Verbo Incarnato dicitur, ita tamen ut hic modus pro creata unionis hypostaticae gratia veri nominis habeatur. Préliminaires 1. - Les deux ouvrages de Dom Leblond, O. S. B., auxquels nous nous référons au cours de cette étude, sont respectivement inti- tulés Fils de Lumière et Soleil de Justice.1 II est rarement donné 1 Fils de Lumière, 1961, Les Presses Monastiques, Abbaye Sainte Marie de la Pierre-Qui-Vire, Saint Léger-Vauban (Yonne), pp. 374, porte en sous-titre: L ’inhabitation personnelle et spéciale du Saint-Esprit en notre âme selon saint Thomas d'Aquin et saint Jean de la Croix, Préface du R. P. Louis Bouyer de l’Oratoire. Cet ouvrage est recensé par le R. P. Robert de Ste-Thérèse de l’Enfant-Jésus, in Ephemerides Carmeliticae, X IV (1963), pp. 289-291. Soleil de Justice, 1961, même éditeur, pp. 261, porte en sous-titre: Présence permanente du Christ en gloire à notre âme, par les Sacrements. Présence de la Vierge Marie. Sigles employés au cours de notre étude: AO = Notre communication L’autonomie ontologique, in Actes du Xlème Congrès International de Philosophie, Bruxelles, 20-26 août 1953, éd. Nauwelaerts, Louvain, vol. III, pp. 157-162. FL = Fils de lumière, cité ci-dessus. ROB = Robertus a S. Teresia a Iesu Infante, O. C. D., De inhabitatione SS. Trinitatis Doctrina S. Thomae in scripto super Sententiis, Prae- fatio A. Combes, Romae, Facultas Theologica O. C. D., 1961, pp. XL-328. RP = Notre article Recherche de la Personne, in Études Carmélitaines, volume d’avril 1936 (épuisé), pp. 125-171. Nous ne reprendrions certes pas, aujourd’hui, à notre compte toutes les affirmations de cette rédaction de prime jeunesse théologique, mais l’intuition fon- damentale demeure la même. SJ = Soleil de Justice, cité ci-dessus. Ephemerides Carmeliticae 15 (1964/1) 37-80

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Page 1: RÉFLEXIONS DE THÉOLOGIE DOGMATIQUERÉFLEXIONS DE THÉOLOGIE DOGMATIQUE UNION HYPOSTATIQUE MATERNITÉ DIVINE FILIATION ADOPTIVE Summarium. - Occasione voluminis a R. P. Leblond O

R É F L E X I O N S D E T H É O L O G I E D O G M A T I Q U EUNION HYPOSTATIQUE

MATERNITÉ D IVINE F ILIATIO N ADOPTIVE

S u m m arium . - Occasione voluminis a R. P. Leblond O. S. B. exarati, cui ti- tulus Fils de lumière, Auctor praesentis articuli, hac in prima parte, duo intendit: 1) Studio ontologico de ratione formali subsistentiae (personalita- tis) incumbere, ita ut, Capreoli sententia in favorem Caietani derelicta, huiusce tamen commentatoris positio ulterius evolvatur, cum integratione modi personalitatis in synthesi generali de actu et potentia, iuxta fundamentalia Aquinatis principia. 2) Sub luce praecedentis notionis ontologicae de sub- sistentia, denuo vindicare thesim Carmelitarum nostrorum Salmanticensium, quae de « modo » unionis creato in Verbo Incarnato dicitur, ita tamen ut hic modus pro creata unionis hypostaticae gratia veri nominis habeatur.

Préliminaires1. - Les deux ouvrages de Dom Leblond, O. S. B., auxquels nous

nous référons au cours de cette étude, sont respectivement inti­tulés Fils de Lumière et Soleil de Justice. 1 II est rarement donné

1 Fils de Lumière, 1961, Les Presses Monastiques, Abbaye Sainte Marie de la Pierre-Qui-Vire, Saint Léger-Vauban (Yonne), pp. 374, porte en sous-titre: L ’inhabitation personnelle et spéciale du Saint-Esprit en notre âme selon saint Thomas d'Aquin et saint Jean de la Croix, Préface du R. P. Louis Bouyer de l ’Oratoire. Cet ouvrage est recensé par le R. P. Robert de Ste-Thérèse de l’Enfant-Jésus, in Ephemerides Carmeliticae, X IV (1963), pp. 289-291.

Soleil de Justice, 1961, même éditeur, pp. 261, porte en sous-titre: Présence permanente du Christ en gloire à notre âme, par les Sacrements. Présence de la Vierge Marie.

Sigles employés au cours de notre étude:AO = Notre communication L ’autonomie ontologique, in Actes du X lèm e

Congrès International de Philosophie, Bruxelles, 20-26 août 1953, éd. Nauwelaerts, Louvain, vol. I II , pp. 157-162.

FL = Fils de lumière, cité ci-dessus.ROB = Robertus a S. T e res ia a Iesu In fa n te , O. C. D., De inhabitatione SS.

Trinitatis — Doctrina S. Thomae in scripto super Sententiis, Prae- fatio A. Combes, Romae, Facultas Theologica O. C. D., 1961, pp. XL-328.

RP = Notre article Recherche de la Personne, in Études Carmélitaines,volume d ’avril 1936 (épuisé), pp. 125-171. Nous ne reprendrions certes pas, aujourd’hui, à notre compte toutes les affirmations de cette rédaction de prime jeunesse théologique, mais l’intuition fon­damentale demeure la même.

SJ = Soleil de Justice, cité ci-dessus.

Ephemerides Carmeliticae 15 (1964/1) 37-80

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38 FS. PHILIPPE DE LA TRINITÉ, O. C. D.

de rencontrer en notre temps des travaux théologiques spéculatifs d’un aussi grand intérêt, fruits d’un labeur persévérant et d’une réflexion personnelle attentive, émanant d’un auteur qui puise d’abord et directement à la source vive de saint Thomas d’Aquin (Sentences, Contra Gentiles, Questions disputées, Somme théolo­gique, etc.). Professeurs, étudiants de théologie, esprits formés du point de vue philosophique chrétien trouveront là de quoi alimen­ter tout ensemble leur réflexion intellectuelle et leur vie spirituelle.

Qu’on ne se méprenne donc pas sur le sens des réflexions qui vont suivre, dans la mesure où elles seraient critiques. Elles n’ont pas du tout pour but de dévaloriser la substance même des deux ouvrages dont nous louons l ’intention positive de fonder la piété en doctrine et, notamment, de donner au mystère trinitaire de la vie intime de Dieu la place dominante et royale à laquelle il a droit dans notre vie intérieure personnelle. Nous sommes souvent en accord avec l ’auteur et nous dialoguerons avec lui en toute sincé­rité et simplicité. Puisse cet échange de vues être utile et fécond dans la recherche de la Vérité qui libère et donne de vivre. C’est là seulement notre désir.

Parmi les articles et les ouvrages cités au cours de cette étude, ou utiliséspour sa rédaction, figurent notamment:B illot, De Deo Uno et Trino, 8a ed. Romae, Pont. Univ. Greg., 1957, pp. 665.Cath e r in e t , La Sainte Trinité et notre filiation adoptive, in La Vie Spirituelle,

39 (1934), pp. 113-128.ClAi'Pl, Una nuova interpretazione della inabitazione della SS. Trinità nel­

l’anima, in Vita Cristiana, 20 (1951), pp. 113-124.C o l le g i ! S a lm a n ticen s is Fr. D isca lcea to ru m B. M a ria e de M o n te C a rm e li Cursus

T h eo log icu s (vulgo S a lm an ticen ses ), tomus X III, Tractatus XXI, de Incar­natone Pars Prima, Paris, Palmé, 1878.

D e g l ’ In n ocen ti, O. P., I l Capreolo e la questione sulla personalità, in Divus Thomas (Piacenza), ian.-febr. 1940, pp. 27-40, et De nova quadam ratione exponendi sententiam Capreoli de constitutione ontologica personae, ibi­dem, iul.-sept. 1950, pp. 321-338.

Dockx, Fils de Dieu par grâce, Paris Desclée, 1948. — Du fondement propre de la présence réelle de Dieu dans l’âme, in Nouvelle Revue Théologique, 72 (1950), pp. 673-689.

Duquesne, Personne et existence, in Revue des sciences Philosophiques et Théologiques, 36 (1952), pp. 418-435, 626-655.

E n ric o d i S. Teresa, 0 . C. D. (E x c . D. Compagnone), Proprietà o appropriazione?, in Ephemerides Carmeliticae, 4 (1950), pp. 239-290.

Febrer, O. P., El concepto de persona y la unión hipostdtica, Valencia, ed. F. E .D .A ., 1951, pp. 380.

G arrigou-Lagrange, O . P., Dieu, son existence, sa nature, 5ème éd., Paris, Beau- chesne, 1928, pp. 904. — De Personalitate iuxta Cajetanum, in Angelicum, 11 (1934), pp. 407-424. — De Deo Trino et Creatore, Turin-Paris, Marietti- Desclée, 1943, pp. 466.

G eiger, O. P., La Participation, 2ème éd. Paris, Vrin, 1953, pp. 496.G ilso n , L'être et l’essence, 2ème éd., Paris, Vrin, 1962, pp. 378.Hocedez, S. J., Quaestio de unico esse in Christo a doctoribus Saeculi X I I I

disputata, Romae, P. V. G. (Textus et documenta, Series theologica, n 14), 1933, pp. 130.

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RÉFLEXIONS DE THÉOLOGIE DOGMATIQUE 39

UNION HYPOSTATIQUE2

I. - La grâce d'union dans le Christ-Jésus (nn. 2-10).II. - Le problème de l’esse du Christ, Verbe Incarné (nn. 11-15).

I I I . - Le problème de la subsistence :

1. - De Capréolus à Cajetan (nn. 16-19).2. - Au-delà de Cajetan (nn. 20-24).3. - Subsistence et individuation substantielle (nn. 25-33).4. - Grâce créée d’union (nn. 34-41).

I - LA GRACE D’UNION DANS LE CHRIST-JÉSUS3

2. - Le problème de la grâce d’union hypostatique dans le Christ-Jésus peut inclure les questions suivantes :

A. - Point de vue systématique :

1. - Y a-t-il un « m ode» substantiel (quo) qui rende raison del’union hypostatique?

2. - S’il est donné, ce « mode », doit-il être appelé grâce crééed’union?

La T a i l l e , S. J. (M. de), Mysterium fidei, Parisiis, Beauchesne, ed. 3a, 1931, pp. XV-773. — Actuation créée de l'acte créé par l’acte incréé, in Recher­ches de Sciences Religieuses, 18 (1928), pp. 253-268, version anglaise, The hypostatic union and Created Actuation by Uncreated Act, translated by Cyril Vollert, West Baden, 1952, pp. 76. — Entretien amical d ’Eudoxe et de Palamède sur la grâce d ’union, in Revue Apologétique, 48 (1929), pp. 5-26; 129-145.

Le R o h e lle c , C. S. Sp., De fundamento metaphysico analogiae, in Divus Tho­mas (Piacenza), 1926, pp. 79-101 et 664-691, reproduit dans Problèmes phi­losophiques, Paris, Téqui, 1933, pp. 97-162.

M aquart, Elementa philosophiae, Paris, Blot, 1938, tomus IV, de persona, pp. 151-163, de relationibus in divinis, pp. 183-191.

M a r ita in , Degrés du Savoir, Annexe IV sur la notion de subsistence, 4ème éd., Paris, Desclée de Brouwer, 1946, pp. 845-853.

M ersch , S. J., Filii in Filio, in Nouvelle Revue Théologique, 65 (1938), p p . 551- 582, 681-702, 809-830. — Le corps mystique du Christ, études de théologie historique, 3e éd., I I vol. Paris, Desclée de Brouwer, 1951. — La Théologie du Corps Mystique, 4 éd., I I vol., Bruges, 1954.

Mu niz , O. P., El constitutivo formai de la persona creada en la tradición to­mista, in La ciencia Tomista, 68 (1945), pp. 5-89 et 70 (1946), pp. 201-293.

N ico la s , O . P., Chronique de Philosophie spéculative, in Revue Thomiste, 48 (1948), pp. 538-591.

Verardo, O. P., Polemiche recenti intorno all’Inabitazione della SS. Trinità, in Sapienza, 7 (1954), pp. 29-44.2 Toutes les références de Dom Leblond données dans cette section se

rapportent à FL.3 Voir FL, Appendice I, La grâce d’union hypostatique, pp. 297-326.

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40 FR. PHILIPPE DE LA TRINITÉ, 0. C. D.

B. - Point de vue historique :

3. - Saint Thomas admet-il un tel « m ode» substantiel?4. - Si oui, y voit-il une grâce créée d’union?

A la première question Dom Leblond répond oui et nous som­mes en plein et parfait accord avec lui. (C ’est la thèse même des Carmes de Salamanque).4

A la seconde question, Dom Leblond répond oui et nous som­mes là encore en plein et parfait accord avec lui. (Les Carmes de Salamanque répondent cependant non, mais, pensons-nous, de ma­nière illogique).

A la troisième question, Dom Leblond répond oui, et nous ré­pondons non. Les Carmes de Salamanque répondent également non : les principes de saint Thomas exigent un tel mode d’union, mais cette conclusion ne se trouve pas chez le Docteur propriis terminis (Tract. XXI,disp. 4, n. 3, p. 412). C’est exact.

A la quatrième question, qui, pour nous, de fait, ne se pose pas, Dom Leblond répond oui. Nous pensons donc que, là encore, sa position n’est pas historiquement fidèle à saint Thomas.

3. - Y a-t-il un « mode » substantiel qui rende raison de l'union hypostatique? (Première question).

Répétons que nous réprouvons la théorie des « modes » de la scolastique décadente et que nous entendons par ce « mode d ’être » un principe d’être substantiel (principium quo), comme Dom Le­blond. Textes invoqués à juste titre par l ’auteur d’un point de vue général, en faveur du principe suivant : une relation réelle ne com­mence à « être » que par une mutation réelle du sujet ou du terme de la relation » (p. 298, A ): Somme, 3, 2, 8; I I I Sent., d. 5, q. 1, a. 1, sol. 1; in V Phys., lect. 5, libr. 3, nn. 666-667 (pp. 298-299).

4 Empressons-nous de dire que, sauf distraction de lecture de notre part, Dom Leblond n’emploie jamais l’expression « mode » d ’union, ni celle de « mode » d ’être au sens de modalité d ’une certaine scolastique sur ce point en décadence, et ce n ’est pas nous, certes, qui le lui reprocherons. (Page 319, par ex., il parle bien de mode mais c’est dans le sens beaucoup plus large de « modus essendi »). Si nous employons ici l ’expression « mode » d ’union, c’est pour deux raisons, l ’une, d ’ordre historique, à savoir marquer notre ho­mogénéité profonde avec les Carmes de Salamanque qui défendent la réalité d ’un modus substantialis unionis, — l ’autre, d ’ordre systématique, à savoir le fait que notre propre thèse sur la subsistence (voir infra, III, Le problème de la subsistence) exorcise le mode de toute parenté avec la scolastique dé­cadente des modes, du fait qu'elle l ’intègre, comme modus essendi potentiel (comme puissance), dans la synthèse même de l’acte et de la puissance, et cela au titre du principe spécifiquement thomiste (anti-suarézien) de la limi­tation de l’acte non par lui-même, mais par une puissance réellement distincte de lui, et, à lui essentiellement ordonnée.

Dom Leblond ne cite jamais les Carmes de Salamanque. Sur le problème qui nous occupe voir leur précieux Cursus Théologiens ci dessus mentionné, notamment Tract. XXI, disp. IV et V.

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RÉFLEXIONS DE THÉOLOGIE DOGMATIQUE 41Trois applications nous sont données de ce principe général

(pp. 299-300): lumicre de gloire ( I I I C. G., 53), grâce habituelle ( I I Sent., d. 26, q. 1, a. 1) et grâce d’union (3, 2, 7 et 8; 3, 2, 7, 2m ).5 La lumière de gloire rend raison de la vision béatifique; la grâce habituelle ou sanctifiante rend raison de notre filiation adoptive; la grâce créée d’union rend enfin raison de l ’union hy- postatique de la nature humaine au Verbe de Dieu dans le cas unique de l ’Homo Christus Jésus.6

5 Nous contesterons cette troisième application non du point de vue systématique, mais du point de vue historique de la pensée même de saint Thomas.

6 Voici comment se présentent (voir RP, pp. 148-149, note 3) les deux thè­ses thomistes relatives à la réalité du mode d’union dans le cas de l’union hypostatique, la thèse commune aujourd’hui dans l’École dominicaine, et celle— réputée dissidente — des Carmes de Salamanque, au sujet de 3, 2, 7, L'union de la nature divine et de la nature humaine est-elle quelque chose de créé? ». Il y a controverse entre les commentateurs autorisés:

1° « Faut-il concevoir quelque intermédiaire ou formalité nouvelle subjec- tée en la nature humaine, et qui serait, pour ainsi dire, le trait d'union entre nature humaine et nature divine? (...) S. Thomas s’y oppose (...) Il ne saurait y avoir aucun intermédiaire qui serait cause formelle de l'union, et auquel la nature humaine serait jointe avant de l ’être à la personne divine: de même en effet qu ’entre la forme et la matière il n ’y a pas, du point de vue de l ’être, un intermédiaire qui précéderait dans la matière la forme substantielle, — car alors l ’être accidentel précéderait l ’être substantiel, ce qui est impossible,— de même entre la nature et le suppôt il ne peut y avoir aucun lien de cette sorte: Tune et l’autre union se terminent en effet à l ’être substantiel (in Sent., I II , d. 2, q. 2, a. 2, sol. 1). L ’on est amené nécessairement à cette conclusion que la réalité créée qui rend actuelle l'union des deux natures, n ’est pas autre chose que la nature humaine elle-même, en tant que, dépouillée de sa propre subsistence, elle se trouve attirée passivement et réellement à l’être personnel du Verbe. Ainsi l’enseignent Cajetan et Jean de Saint-Thomas, les commentateurs les plus autorisés du Maître » ( H é r is , O. P., Somme théolo­gique, éd. de la Revue des Jeunes, Le Verbe Incarné, tome 1er, Appendice II, Renseignements techniques, III, pp. 294-295).

Le P. Héris a tout à fait raison de repousser toute entité qui serait un trait d ’union, un intermédiaire entre la nature humaine assumée et le Verbe incarné. Tout comme la lumière de gloire sur un autre plan, la grâce créée d ’union ne saurait d ’aucune manière être l’analogue d ’un quod, d ’un « entre­deux », mais le problème n’est pas non plus résolu par l ’attirance dont parle le P Héris « Attirance » est une image soit d ’ordre physique (aimantation), soit d ’ordre psychologique (sympathie). La question est de savoir quel est le concept objectif, d ’ordre ontologique, que recouvre une telle image. Ce ne peut pas être un néant d ’être substantiel crée, comme le voudrait le P. Héris.

2° Autre est la pensée des Carmes de Salamanque notamment. Ils citent leurs adversaires, au nombre desquels ils comptent Cajetan et Jean de Saint-Thomas (n. 33, p. 437). Ils citent aussi plusieurs thomistes; à l’appui de leur thèse et ajoutent: « Extra scholam vero D. Thomae est fere commu- nis aliorum theologorum sententia » (n. 3, p. 412). Ils sont sûrs de suivre logiquement saint Thomas et disent de leur position: « Licet non reperiatur in propriis terminis apud D. Thomam, quod nobis esset urgentissimum mo- tivum, nihilominus satis efficaciter fundatur in principiis a Sancto Doctore assertis et cohaeret omnino doctrinae ipsius » (ibidem ). « S i c enim omnia

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42 FR. PHILIPPE DE LA TRINITÉ, O. C. D.

Nous proposerons ainsi notre argument, en fonction d ’un principe de base affirmé par saint Thomas.

Majeure. - « Missio divinae personae convenire potest, secundum quod importât ex una parte processionem originis a mittente; et secundum quod importât ex alia parte novum modum existendi in aliquo » (3, 43, 1, c.); — « Divinam Personam esse novo modo in aliquo, vel ab aliquo haberi temporaliter, non est propter muta- tionem divinae Personae, sed propter mutationem creaturae » (3, 43, 2, 2m).

Mineure I. - Or, une telle mutation ne peut pas être, du côté de la créature la simple soustraction d’un élément connaturel.7 II y faut (avec ou sans soustraction) la production d’un nouvel élément positivement surnaturel.8

asserta a D. Thoma sincere accipiuntur atque immédiate et sine ambagibus (...) explicantur. Nihil enim brevius ac facilius dici potest ad explicandam unionem quam illam esse modum se tenentem ex parte humanitatis et re- specientem transcendentaliter Verbum: huic enim modo sive transcendentali respectui optime adaptantur quae D. Thomas affirmât de relatione » (n. 5, p. 414). Cf. dans ce sens, n. 27, p. 432, n. 39, p. 443, etc. En termes de sens com­mun leur pensée semble pouvoir se résumer ainsi: posé le dogme de l’In­carnation, si Ton se refuse à tomber dans un pui nominalisme, oui ou non cette humanité est-elle réellement unie au Verbe et non au Père ni à l’Esprit-Saint? Si oui, l’est-elle par quelque chose ou par rien? Si mystérieux que soit ce quelque chose, et il Test, il faut qu'il soit substantiel, relatif, et relatif au Verbe. Tous les arguments apportés par les Carmes de Sala- manque sont loin d ’être d ’égale valeur (ils ont trop de facilité à recourir aux modes métaphysiques), mais l’intérêt vital de leur thèse est dans le réa­lisme ontologique de ce qui réfère transcendantalement l’humanité au Verbe. Ainsi, n. 4, p. 413: «...) « Divus Thomas expresse affirmât quod humanitas per hanc relationem respicit Verbum ut terminum: sed humanitas per seme- tipsam non est respectus transcendentalis ad Verbum, alias ab ipso caperet speciem supernaturalem, essetque proinde diversae rationis ab aliis huma- nitatibus: ergo illud respicit per relationem transcendentalem sibi realiter superadditam: ergo si unio hypostatica consistit in huiusmodi relatione, se- quitur quod distinguatur realiter ab extremis ».

7 II serait doublement contradictoire de soutenir qu ’une créature exige naturellement une orientation surnaturelle à la vie intime de Dieu, et que, de plus, une telle exigence est naturellement bloquée par l’un des éléments connaturels à la dite créature, — élément dont la seule soustraction déblo­querait la dite exigence. — « Aliquid assumptibile dicitur, quasi aptum assumi a divina persona, quae quidem aptitudo non potest intelligi secundum poten- tiam passivam naturalem, quae non se extendit ad id quod transcendit or- dinem naturalem, quem transcendit unio personalis creaturae ad Deum » (3, 4, 1, c.; vide ad lm, ad 2m).

8 Cette mutation implique la production d ’un élément surnaturel: « Omne quod elevatur ad aliquid quod excedit suam naturam, oportet quod dispo- natur aliqua dispositione quae sit supra suam naturam » (3, 1, 12, 5). — « Et hoc non tollit immediatam visionem Dei » ( ibidem , ad 2m).

Dans les Sentences, saint Thomas explique les missions divines par un nouvel effet de mutation-relation du côté de la créature: « S. Thomas tam- quam fundamentali notione in explicatione processionis seu missionis tem- poralis utitur notione relationis » (ROB, p. 8).

Commentant I Sent., d. 13, q. 1, a. 1, le P. R obert écrit très bien: « Quan-

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RÉFLEXIONS DE THÉOLOGIE DOGMATIQUE 43

Mineure II. - Or, il n’y a aucune raison logiquement valable de voir dans l’union hypostatique, mission visible du Verbe divin, une excep­tion à ce principe général.9

Conclusion: Il y a donc en Y Homo Christus Jésus un quo sub­stantiel, surnaturel, rendant raison de l’assomption hypostatique de la nature humaine par le Verbe de Dieu.

Le P. de la Taille écrit judicieusement: « La simple privation d’un élément personnel créé (la personnalité connaturelle) ne peut

turn ad id quod nunc quaerimus, scilicet, qua ratione processio divinae Per­sonae fiat temporalis, solutio invenitur in conceptu relationis exsurgentis ex effectu producto in creatura; qui effectus; a) ea ratione qua ex amore con- fertur (... « ratio in qua Deus omnem effectum amoris creaturis largiatur »), conexionem ponit cum processione Personae divinae: hie Spiritus Sancti;b ) qua ratione aliquid reale, perfectionem et mutationem, in creatura ponit, producit relationem realem in eadem creatura: in Deo autem, in quo nihil producitur, in quo nulla mutatio occurrit, non nascitur relatio realis, sed tantum rationis, scilicet qua denominatur ex relatione (reali) in creatura exsurgente; c ) qua ratione demum effectus in tempore, non ab aeterno, pro­ducitur, et relatio et processio temporales dicuntur » (ROB, p. 54).

Sur I Sent., d. 15, q. 3, a. 1, le P. R obert écrit de même: « (...) Negare non possum totum contextum argumentationis, ad solutionem fulciendam, fundari in productione talium effectuum quibusdam novus essendi modus Per- sonarum conectatur necessario (...) Sufficiat iterare et processionem et mis- sionem importare aliquam f actionem; et hoc ideo quia ponit novum modum essendi » (ROB, p. 69). L ’auteur cite alors saint Thomas: « (...) Quia processio temporalis (...) ponit novam habitudinem ad creaturam in quam procedit; et omnis novitas pertinet ad aliquam factionem » (art. cit. supra).

Sur I Sent., d. 15, q. 4, a. 1, le P. R obert écrit encore: « Missio (...) praeter respectum Personae a principio originante, importât novum modum essendi ipsius Personae, non tarnen per novitatem seu mutationem advenientem Per­sonae, sed per novitatem et mutationem seu perfectionem advenientem creaturae, utique ex aliqua perfectione recepta » (ROB , p. 109). — Ce texte enfin: « (...) Cum (praesentia Dei in iustis) sit nova et specialis relatio realis creaturae ad Deum et ad Personas divinas, exigitur omnino effectus novus et specialis, in ipsa creatura existens ipsamque mutans, ut fiat in ea relatio realis ad Deum » (ROB, p. 120). — On consultera utilement dans le même sens ROB, pp. 63, 64, 65, 97, 104, 111, 121, 122.

9 Que saint Thomas affirme l’exception, cela ne fait pour nous aucun doute (voir n. 6, troisième question). Le P. R obert ne fausse pas la pensée du Docteur en écrivant: « Nova praesentia, sive in missione Spiritus invi­sibili, sive in missione Filii in camem, debet exigere mutationem creaturae ; quae tamen mutatio in priori casu habetur per communicationem alicuius doni creati, in posteriori per communicationem ipsius esse increati Verbi. Ergo id quod inducit explicationem est mutatio, quae exigitur a nova prae­sentia (...) » (ROB, p. 123). — Il est clair et constant que, pour saint Thomas, l ’union hypostatique « quae est unio in persona (...) sine habitu medio fit » (ROB, p. 287, note 1).

Mais avouons en toute simplicité que saint Thomas n ’apporte jamais de raison qui nous convainque de la fausseté de la thèse des Carmes de Sa- lamanque, lesquels, à proprement parler, ne défendent pas l ’existence d ’un habitus médius dans la réalisation de l ’union hypostatique.

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en aucune façon fonder une relation au Verbe plutôt qu’au Père ou au Saint-Esprit » . 10

4. - Nous pensons que la thèse des Carmes de Salamanque est confirmée par l ’analyse du texte suivant de Cajetan. (Les lettres majuscules sont nôtres et renvoient aux remarques qui suivront).

In art. 7, qu. 2, llla e Partis:

« Ubi nota quod est hic quaestio de unione quantum ad relationem quam significai, et non de unione quantum ad fundamentum, ad quod consequitur, quod est coniunctio naturarum in Persona Filii Dei, quam conclusum est esse unionem substantialem, et secun­dum esse relativum. - Et sic patet titulus articuli.

« II. (...) Unio, pro relatione, est aliquid creatum (...) Innasciturper mutationem creaturae (...)

« III. In hoc articulo cautissime adverte distinctionem praedictam de unione: vel quantum ad relationem quam significai; vel quan tum ad coniunctionem in persona ad quam consequitur. Quoniam plus différant haec duo quam coelum et terra.« Unio enim pro relatione est in genere relationis, et ens realecreatum, ut in littera dicitur.

« Unio autem pro coniunctione naturae humanae in persona di­vina, cum consistât in unitate quae est inter naturam humanam et personam Filii Dei, est in genere seu ordine substantiae: et non est aliquid creatum sed Creator (A). Quod ex eo constat quod unum non addit supra ens naturam aliquam: et unumquodque per illudmet [per] quod est ens, est et unum. Quod enim est ens ac­cidentale per aliquam formam, est unum accidentale per illam; et quod est ens relativum, habet unitatem secundum esse relativum; et quod est ens per formam substantialem, habet unitatem secun­dum esse substantiae, Ac per hoc, natura humana in Christo quia per esse substantiale subsistentiae personae Filii Dei est iuncta naturae divinae, oportet quod illud unum esse in quo indivisae

10 Entretien, p. 16. — Voir, là même, la sous-division II: L ’unioit hyposta- tiqué comporte-t-elle un élément créé autre que la relation? (pp. 10-26):Il ne suffit ni du Verbe, ni de la nature humaine, ni de leur simple « coe­xistence », pour que soit réalisée l'union hypostatique. Il faut donc assigner un fondement temporel à leur relation (pp. 14-15). Ce fondement, c ’est « la passion corrélative à l ’action unissante de la Trinité, c’est l’union passive » (p. 15). « Il faut que le terme proprement et immédiatement visé par l ’activité causale de la Trinité soit autre chose que la relation. I l faut que ce soit une mutation d'où la relation prenne naissance » (p. 15).

Comme il s’agit de l ’union substantielle de la nature humaine au Verbe de Dieu (dont une relation accidentelle ne peut d ’aucune manière rendre raison) nous affirmons toutefois que l ’élément créé, le quo référant cette nature au Verbe EST lui-même RELATIF. Dieu ne pose dans l’être ni la nature humaine, ni le mode d'union, mais la nature-unie-au-Verbe-de-manière- hypostatique. Voir ci-dessous nn°s 20 et suivants sur la subsistence.

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sunt natura divina et humana in Christo, sit esse unum substan­tiate et divinum (B). Et vere sic est. Quia esse subsistentiae Filii Dei, in quo non distinguuntur ambae naturae, substantia est, Deus est, quia Verbum Dei est: una et eadem quippe subsistentia subsistit Filius Dei in natura divina, et in natura humana (C). Et consequen- ter divina et humana natura Christi sunt indivisae in illa subsi­stentia utrique communi: quamvis inter se valde distinguantur (D). « Et si contra hanc doctrinam obiiciatur quod huiusmodi coniunctio incoepit esse ex tempore, et consequenter est aliquid creatum (E): respondendum est quod haec coniunctio, quantum ad illud quod ponit in ipso esse secundum se, non incoepit esse ex tempore, sed est ab aeterno; sed quantum ad hoc quod natura humana sortita sit illud subsistere, incoepit esse ex tempore (F). Verbi gratia: si anima rationalis fuisset ab aeterno sine corpore, quando fuisset in tempore iuncta corpori, nec esse corporis incoepisset in tempore: quia non est aliud esse corporis quem illud aeternum esse ani- mae. Nec unum esse substantiate corporis cum anima incoepisset ex tempore, quantum ad illud quod ponit ilia unitas in esse se­cundum se: quia ens et unum cum multipliciter dicatur, quod proprie est, actus est, ut dicitur in II0 de Anima. Sed bene incoe­pisset ex tempore illud unum esse quantum ad hoc quod corpori illud aeternum esse communicaretur ad esse animae. Ita nunc ac- cidit in proposito, dum per assumptionem natura humana trahi- tur ad esse subsistentiae Filii Dei (G). Ex hac enim assumptione, subsistentia qua Filius Dei in sola subsistebat natura divina, com- municatur naturae humanae, ita ut in humana natura subsistat. Hoc autem est unum esse in persona ambas naturas. Ubi patet nihil creatum inveniri nisi passionem qua natura humana trahitur ad esse Verbi (H).

« Super hanc autem coniunctionem (I), super hoc unum esse, fun- datur consecutive unio pro relatione: sicut super coniunctionem substantialem corporis et animae fundatur relatio unionis inter animam et corpus. Est igitur, ut unico verbo dicatur, unio natu- rarum in Christo relatio creata quaedam, hoc est, consequens eorumdem unitatem personalem increatam » (K).

Remarques :A. - C'est nous qui soulignons. Que l ’union hypostatique soit

d’ordre substantiel, c'est bien certain, qu’elle soit le Créateur, c’est absolument impossible, qu’elle soit un quid substantiale creatum, c ’est ce qu’affirment les Carmes de Salamanque contre Cajetan. ( I l n'est pas possible que Cajetan ait l ’intention de dire que l ’union hypostatique soit, à la lettre, le Créateur. Il doit vouloir exprimer que cette union a le Créateur pour cause efficiente).

B. - Très exact.C. - I l y a bien dans le Verbe incarné un seul subsistere-exi-

stere, et il est infini, parce qu’il est celui du Verbe divin, mais il y a, en outre, du côté de la nature humaine assumée ce par quoi

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elle est assumée, ce par quoi elle subsiste de la Subsistence du Verbe de Dieu, et existe ainsi de l ’Existence de Celui-ci. Saint Tho­mas dit très bien lui-même : « Est alia et alia ratio subsistendi » (3, 2, 4, c.). Après l ’Incarnation, la Personne du Verbe est com­posée. Elle subsiste en deux natures. Deux natures subsistent en Elle. D’où la thèse des Carmes de Salamanque, car précisément, il n’est pas possible que la nature humaine soit d’elle-même, comme ab intrinseco, hypostatiquement unie au Verbe de Dieu, pour les raisons que nous avons déjà données.

D. - C’est justement parce que la nature humaine est à l ’infini de la nature divine, qu’il faut rendre ontologiquement rai­son de sa subsistence dans et par la Subsistence du Verbe de Dieu.

E. - Il y a là une objection qui a valeur d’argument contre Cajetan.

F. - Telle est précisément la nécessité de poser, conjoint à la nature humaine du Christ, un principe substantiel créé qui ait justement pour fonction propre de donner à cette nature de sub­sister dans et par le Verbe de Dieu.

G. - Il n’y a pas parité entre l ’union âme-corps et l ’union Verbe-nature assumée. Dans le premier cas il y a, dans le second cas il n'y a pas connaturalité. L ’union de l'âme et du corps est na­turelle; l ’assomption de la nature humaine par le Verbe de Dieu ne l ’est pas du tout : elle est foncièrement surnaturelle.

H. - C’est nous qui soulignons. Il importe précisément de rendre raison de cette communication de la Subsistence du Verbe à la nature assumée, de cette passio qua natura humana trahitur, de cette assomption de la nature humaine par le Verbe de Dieu. Cette assomption n’est, comme telle, ni la nature humaine du Christ, ni la Personne du Verbe.

I. - Cajetan suppose gratuitement cette conjonction substan­tiellement surnaturelle, en ce sens qu’il n’en donne aucune justi­fication (raison suffisante) d’ordre ontologique intrinsèque.

K. - Il y a bien unité personnelle incréée dans le Verbe in­carné, au sens de l ’unité de Personne, la Personne incréée du Ver­be, mais il n’y a pas pour autant union connaturelle de la nature humaine (assumée) au Verbe de Dieu. Cette union requiert une raison d’être ontologique d’ordre substantiel.

5. - Le « mode » d’union doit-il être appelé grâce créée d’union? (Deuxième question).

Dom Leblond affirme très justement, selon nous, que « ia grâce d’union (est) causée (et) conservée » (p. 300, B) dans son être créé et pose à bon droit la question suivante : « Qui produit, en la nature humaine du Christ, cette lumière qui est la grâce d’union? » (p. 301, B, fin). Il s’agit donc bien d’une réalité produite, (co-produite). L ’auteur dit encore : « Cette action particulière qui cause la grâce d’union aura pour effet unë réalité finie (.„ ) » (p.

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302, D). - « L'Esse Verbi (...) sera (...) participé par l ’effet fini produit » (p. 303, E).

I l envisage très bien aussi l ’aspect incréé de la grâce créée d’union : « La grâce d'union n’est autre que le Verbe, le Fils Lui- même » (p. 301, C). La grâce d’union est relative au Verbe.

Excellents sont les textes suivants : « Ce en quoi se lait l ’union de la nature humaine du Christ avec sa Nature divine, n’est ni un accident, ni Yaliquid creatum, c’est-à-dire la grâce d'union elle- même, mais la Personne du Verbe » (p. 307, B). — « L ’un des ex­trêmes n'existe donc que par et dans la communication perma­nente de l ’Esse personale Verbi. I l n’est donc que sous l’Esse per­sonate Verbi et donc dans le totum dont l ’Esse Verbi est le prin­cipe unifiant, c’est-à-dire dans la Personne du Verbe » (p. 309).11

11 D ’une manière qui nous paraît intrinsèquement illogique, les Carmes de Salamanque se refusent à voir, à strictement parler, une grâce créée d ’union dans le mode qu ’ils préconisent.

Us commentent ainsi 3, 2, 10, Utrum unio duarum naturarum in Christo sit facta per gratiam: « Prima conclusio: sumendo gratiam pro voluntate Dei aliquid gratis facientis, haec unio facta est per gratiam. — Secunda con­clusio: sumendo gratiam pro gratuito Dei dono, haec unio est quaedam gra­tia. — Tertia conclusio: sumendo gratiam pro habitu gratiae accidentalis, haec unio non est facta per gratiam » (Disp. V, n. 1, p. 552).

L'union hypostatique est le plus grand don de Dieu: « Dicendum est primo unionem hypostaticam esse summum Dei donum, atque ideo maximâe perfectionis in ratione beneficii » (Disp. IV, n. 69, p. 470). — « Humanitati Christi ratione huius unionis debetur maior honor, et reverentia, quam ulli personae creatae, licet exornetur maximis donis naturae, gratiae, et gloriae » (ibidem ). — « Conjunctio substantialis, supernaturalis et personalis est longe maior quam sola conjunctio substantialis, naturalis atque imperfecta, et quam sola conjunctio supernaturalis accidentalis. Ergo unio hypostatica magis coniungit cum Deo creaturam rationalem quam omne aliud donum » ( ibidem , n. 70, p. 471).

L ’union hypostatique est au-dessus de l’union par la grâce « per quam (Deus) nos facit consortes divinae naturae » ( ibidem, n. 70, p. 472). — « In aliis communicat se Deus donando praecise perfectiones creatas, et finitas, sive naturales sint, sive supernaturales. Sed in mysterio lncarnationis com- fnunicat se Idando propriam subsistentiam personalem, quae est bonum simpliciter infinitum » (ibidem ). — « Praedictus modus (unionis) excedit sim­pliciter in esse doni gratiam et alias perfectiones supernaturales, et hoc non solum ratione personalitatis divinae, quam secundum essentialiter effert, sed etiam ratione sui, et secundum id quod dicit in recto. Unde D. Thomas infra quaest. 7, art. 13, in resp. ad 3m inquit: Gratia unionis non est in genere gratiae habitualis, sed est supra omne genus, sicut et ipsa divina Persona » (ibidem, n. 71, p. 413).

Que le mode d ’union ne soit pas dans le genre de la grâce habituelle accidentelle, voilà qui est bien évident, mais puisqu’il est le plus grand don de Dieu, puisqu’il est au-dessus de notre union par la grâce, puisqu'il se mesure à la dignité de la Subsistence du Verbe de Dieu, n'est-il pas évident qu’il est formellement une grâce sanctifiante substantielle? Et pourtant non, disent nos auteurs qui écrivent: « De conceptu formae sanctificantis est ra- dicare per modum naturae alias perfectiones supernaturales. Unio autem hypostatica non habet rationem naturae, sed applicationis sive conjunctionis ad naturam divinam in eadem Verbi persona. Unde nequit formaliter sancti-

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Reconnaissons dans le Verbe incarné deux grâces formelle­ment telles, de manière non univoque, mais analogique. Autre est la raison d'être de la grâce substantielle d ’union qui est de l’ordre du subsister (surnaturel), autre est celle de la grâce habituelle qui est de l ’ordre de Vagir (surnaturel aussi). L ’une et l ’autre sancti­fient formellement, celle-ci de manière accidentelle per modum naturae (la nature étant le principe radical de l ’activité), celle-là de manière substantielle per modum subsistentiae (la subsistence étant le principe radical de l ’existence propre). C’est un cas unique, celui du Verbe fait chair.

C’est ce qu’a bien vu le P. de la Taille qui admet dans le Christ une grâce créée d’union et une grâce habituelle.12

6. - Saint Thomas admet-il un « mode » substantiel d’union hy- postatique? (Troisième question).

Dom Leblond répond par l ’affirmative. Or, nous contestons du point de vue de cette conclusion, les textes cités pp. 299-300, à savoir 3a, q. 4, a. 7 et a. 8, comme nous l ’avons dit plus haut (note 5). Pourquoi? Tout d’abord parce que si saint Thomas dit bien que l'union de la nature divine et de la nature humaine est quelque chose de créé (3, 2, 7, c), une réalité qui possède un esse reale creatum dans la nature humaine, il ne dit pas pour autant que cet esse creatum soit un esse substantiel, et il ressort même positi­vement du contexte que c’est un esse accidentel qui ne saurait donc rendre raison de l ’union substantielle hypostatique. En outre l ’ar­ticle 8 n’en dit pas davantage: unio importât ipsam relationem (c.) C’est tout, ici.

Mais on ne saurait omettre d’autres articles de la 3a pars de saint Thomas qui sont d’une évidente clarté quant à la pensée même du Docteur, refusant absolument toute grâce créée substantielle d’union, et donc, logiquement, implicitement, tout mode d’union.

Commençons par 3, 2, 6: Utrum Humana natura fuerit unita Verbo Dei accident aliter? Réponse négative. L ’union n’est pas faite secun- dum essentiam vel naturam, ni secundum accidens, mais medio modo secundum subsistentiam seu hypostasim (c.) - Substantia du-

ficare, sed solum applicative. Gratia vero habitualis, licet ea imperfectior sit, habet rationem naturae in ordine supernaturali accidentali: et ideo potest esse form a eodem modo sanctificans v. disp. XII, dub. 2 » ( ibidem, n. 83, p. 482).

Que faut-il en penser?12 Entretien, sous-division I: La grâce d ’union est-elle créée ou incréée?

(pp. 5-10), et sous-division V: A quoi sert la grâce habituelle là où il y a la grâce d’union? (pp. 144-145). L ’auteur renvoie à la p. 515 de son Mysterium Fidei (p. 144) et cite G onet (Disp. 12, n. 33) « (ayant bien eu soin) de montrer que la grâce habituelle est aussi nécessaire au Christ dans l ’opinion qui fait de l’union hypostatique un don substantiel créé que dans l ’opinion qui la réduit à une relation » (p. 145).

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pliciter dicitur: uno modo, pro essentia sive natura; alio modo, pro supposito sive hypostasi. Unde sufficit ad hoc quod non sit unio accidentalis, quod sit facta unio secundum hypostasim, licet non sit facta unio secundum naturam (3m). Le concept fondamen­tal est celui d’union substantielle selon l’hypostase. Voilà le prin­cipe de base.

Passons à 3, 2, 10: Utrum unio incarnationis sit per gratiam? Saint Thomas nie que puisse être donnée aliqua gratia habitualis qua mediante talis unio fiat (c). La raison donnée en est que gratia est accidens (lm ) et que l’union est substantielle, secundum subsi- stentiam seu personam (3m).

Et encore 3, 6, 6: Utrum Filius Dei assumpserit humanam natura mediante gratia? La réponse est négative: Gratia non potest in- telligi ut mediam in assumptione humanae naturae, sive loquamur de gratia unionis, sive de gratia habituali (c). Trois expressions méritent de retenir spécialement notre attention: Gratia unionis est ipsum esse personale quod gratis divinitus datur humanae na­turae in persona Verbi (c), - Unio naturae humanae ad Verbum Dei est secundum esse personale: quod non dependet ab aliquo habitu, sed immediate ab ipsa natura (lm ), - Gratia est perfectio animae accidentalis. Et ideo gratia non potest ordinare animam ad unione personalem, quae non est accidentalis (2m).

Terminons par 3, 7, 13: Unio humanae naturae ad divinam perso­nam quam supra diximus esse ipsam gratiam unionis praecedit gratiam habitualem in Christo, non ordine temporis sed naturae et intellectus (c). — (Gratia) ordinatur ad bene agendum (et sic) praesupponit hypostasim operantem. Hypostasis autem non prae- supponitur in anima humana ante unionem. Et ideo gratia unionis, secundum intellectum, praecedit gratiam habitualem (c). — Gratia habitualis non intelligitur ut praecedens unionem sed ut consequens earn, sicut quaedam proprietas naturalis (2m). — Gratia unionis non est in genere gratiae habitualis, sed est super omne genus si­cut ipsa divina persona (3m).

7. - L ’enseignement de saint Thomas iunior était déjà le même dans les Sentences :

Utrum unio (hypostatica) sit aliqua creatura? ( I l l Sent., d. 5, q. 1, a. 1, qcula 1, sol. 1). Saint Thomas écrit: « Cum igitur in incarna- tione non sit aliqua mutatio facta in natura divina, sed in humana quae tracta est ad unitatem in persona divina, erit haec relatio, scilicet unio, secundum rem in natura humana, in divina autem secundum rationem tantum (...) Unde unio secundum rem creatu­ra quaedam est » (ed. Moos-Lethielleux, n. 24). Voir de même, d. 2, q. 2, sol. 3, n. 138. Il n’est pas question de relation substantielle, de mode substantiel d’union.

Utrum gratia unionis sit creata? ( I l l Sent., d. 13, q. 3, a. 1). L ’article est complexe et mérite d'être lu et médité en entier. Soulignons les affirmations suivantes:

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1) L’union est quelque chose de créé, comme il a été dit ci-dessus (d. 5, a. 1, n. 121).2) La grâce d’union peut être entendue de trois manières, comme qualité disposant à l’union, à savoir (d. 13, nn. 122-125):

a) Comme moyen d'union: «E t hoc modo non potest aliquid naturam disponere ad unionem, quia natura personae immediate unitur quantum ad esse ».

b) Comme disposition de la nature à l’union hypostatique: «E t sic etiam non potest aliquid disponere naturam ad unionem in persona; quia natura humana, secundum id quod est talis natura, assumptibilis est a divina persona ».

c) Comme convenable à l’union: « Et hoc modo gratia unionis potest did [omne] illud quod decet naturam humanam Deo unitam sive sit ex parte corporis, sive ex parte animae. Et sic etiam gratia unionis est quid creatum.

Sont encore à retenir les affirmations suivantes qui corroborent les précédentes: «S i gratia unionis dicatur aliquid creatum, ipsa non est id in quo est unio, cum unio sit in persona, non solum in aliqua similitudine; neque etiam facit unitatem, sed consequitur unitatem in persona, secundum quod ipsa unio gratia unionis di- citur; vel est id quod naturam [ unitam] decet, si gratia habitualis, gratia unionis dicatur. Et ideo non est simile de Christo et de no­bis » (n. 127). — « Quia autem inter naturam humanam et esse quod habet in persona non posset cadere aliquod medium quod sit principium illius esse; ideo non potest esse ibi aliqua gratia quae sit principium illius unionis vel sicut perficiens vel sicut dis- ponens, nisi per modum dictum » (n. 133). — «H oc quod Deus est in anima Christi vel in natura assumpta alio modo quam in aliis creaturis, non est per aliquam dispositionem advenientem, sed per ipsum esse personae divinae quod communicatur naturae humanae» (n. 134). — « Filius Dei dicitur uniri naturae humanae, non per mut at ionem Filii Dei, sed per mutationem naturae huma­nae sive exaltationem ipsius non ad aliquod donum creatum, sed ad ipsum increatum esse divinae personae » (n. 135. — Voir encore III Sent., d. 2, q. 2, a. 2, ad lm (n. 128), ad 2m (n. 129) et d. 4, q. 3, a. 2, sol. 2 (nn. 105 et 106): ROB, pp. 122-123, 147, 164-165, 202). '3

13 Aussi bien, au sujet de la position même de saint Thomas, ne saisissons- nous pas comment le P. de la T a il le a pu écrire (après avoir cité 3a, q. 6, a. 6: « Gratia unionis est ipsum esse personale, quod gratis divinitus datur humanae naturae in Persona Verbi: quod quidem est terminus assomptio- nis »): « Cette manière de parler se rencontre en effet dans saint Thomas, lorsque sous le nom de grâce d ’union, il envisage la grâce subsistante de la Divinité, qui en s’unissant dans l’incarnation à la nature humaine la sanctifie substantiellement. Mais pour l’ordinaire, il entend non point ce terme divin, mais l’union à ce terme divin, laquelle certes est une grâce, et n ’est cepen­dant point grâce habituelle, ce qui voudrait dire un accident; mais grâce de l ’ordre substantiel, comme est de Tordre substantiel toute actuation de la substance quant à son être (....) C ’est bien l ’union qui est ici (3a, q. 2, a. 10) la grâce elle-même, mais grâce non habituelle, grâce substantielle » (Entre­tien, p. 7). Nous dirons avec Eudoxe: « Vous entendez mal saint Thomas » ( ibidem, p. 8). La thèse de l ’actuâtion créée de l’acte créé par l ’acte incréé, dans le cas de l’union hypostatique, n ’est certainement pas de saint Thomas.

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8. - L ’affirmation d'un mode créé, substantiel, d’union est, se­lon nous, certainement étranger à la pensée théologique de saint Thomas d’Aquin que nous ne croyons pas déformer en la présen­tant comme ceci : l ’union hypostatique est immédiate; or, un mode d’union empêcherait cette union d'etre telle; ce mode n’est donc pas donné. Ou encore en extrapolant: une telle réalité serait grâce créée d'union; or, toute grâce créée est accidentelle et une telle réalité devrait être une grâce substantielle (union selon l ’hypo- stase); la grâce créée substantielle d’union n’est donc pas donnée.

9. - Ainsi se trouve résolue la quatrième question ci-dessus posée de manière seulement hypothétique. Il est symptomatique qu’au sujet de la grâce créée d’union, Dom Leblond ne cite aucun texte explicite de saint Thomas dans les sous-divisions C, D, E, F, G des pp. 300-305. Et pour cause.

10. - Dom Leblond le dit en une heureuse formule: l ’assomp- tion d’une nature par le Verbe « fait basculer le centre de gravité ontologique de cette nature pour le porter au Verbe, intégrant la nature humaine créée dans la personne du Verbe » (p. 319).14

En sa Conclusion sur la grâce d’union (pp. 336-345), Dom Le­blond présente encore sa pensée d’une manière fort claire. Nous ne pouvons que donner notre assentiment à des affirmations telles que celles-ci (sauf quant au terme d'acte dont nous reparlerons):

« Ceux qui voudraient fonder la relation d’union au Verbe unique­ment sur la nature humaine simplement privée de son esse con- naturel, sans aucun acte inhérent ontologique surnaturel, devraient expliquer pourquoi cette nature est unie au Verbe plus qu’au Père et à l’Esprit-Saint » (p. 341). — « L’aliquid creatum est proprement une participation de l ’Esse divin en tant que connotant la per­sonne du Verbe, en tant qu’Esse personate Verbi; il comporte en sa réalité ontologique même une référence au Verbe et non au Père où à l’Esprit » (ibidem). — « La mutation créée (...) (ne fait) aucunement un intermédiaire dans lequel se ferait l’union; elle n’est que la mutation produite par l’assomption de la nature humaine dans la personne du Verbe » (p. 342).13

14 L'auteur avait déjà précédemment affirmé (à propos de l’exemple alors choisi, celui d ’une pierre assumée hypostatiquement): « Ce qui était un sup­pôt, un centre d ’attribution ontologique, un centre d ’unité ontologique, n ’est plus un suppôt, mais seulement une forme en acte, une nature en acte. La venue de Valiquid creatum qui a absorbé l'esse lapidis connaturel au sup­pôt-pierre, a fait chavirer, a f a it b a s c u l e r l e c e n tr e de g r a v it é o n t o lo g iq u e q u i , d u s u p p ô t -p ie r r e a n t é r ie u r , s ’e s t d é placé v e r s u n a u t r e s u j e t » (p . 317).

15 Dom L eblo nd poursuit: « C ’est l'onction active et permanente du Verbe qui produit la mutation, comme c’est l ’onction active et permanente de l ’âme qui produit la disposition ultime du corps (etc.) » (p. 342). Cette expression nous paraît fautive pour autant qu ’elle laisserait entendre ¡que le Verbe

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De même que la lumière de gloire n’est ni l ’essence divine, ni une espèce (species) créée, faisant écran-intermédiaire entre l'intelligence du bienheureux et l’essence divine, mais bien un « mi­raculeux » et mystérieux renforcement (confortatio) de l ’intelli­gence créée, grâce auquel (quo ) celle-ci est capable de voir Dieu, Suprême Intelligible, sans aucun intermédiaire, - de même la grâce créée d’union n’est ni le Verbe subsistant en la Sainte Trinité, ni une existence ni une nature se présentant comme un absolu entre la nature assumée et le Verbe divin, mais bien une « miraculeuse » et mystérieuse réalité créée grâce à laquelle et par laquelle (quo) cette nature est précisément assumée de manière hypostatique, substantielle, directe et immédiate par le Verbe en elle incarné ( quo natura subsistit in Verbo).

Concluons avec Dom Leblond : « Le mystère de l ’incarnation, comme celui de la vision béatifique, se trouve essentiellement dans la possibilité de ces effets ontologiquement finis qui, cepen­dant, possèdent en participation la spécification propre soit de l ’Esse Verbi en tant que tel, soit de la Lux gloriae [Dieu-Lumière] en tant que telle » (p. 317). — « Proportion d’ailleurs non com ­préhensive; il s’agit d’une proportion finie par rapport à l ’infini ( Yaliquid creatum, comme la lumière de gloire, est fini) » (p. 321).

I I - LE PROBLÈME DE L ’ESSE DU CHRIST,VERBE IN C A R N É 16

11. - Dom Leblond se range aux côtés de ceux qui estiment que saint Thomas tient pour l ’unité d'esse dans le Christ (esse substantiel, bien entendu) et c ’est aussi du point de vue systéma­tique, la position qu’il adopte personnellement. Cet esse substan­tiel est l ’esse divin du Verbe. Nous pensons comme lui sur ces deux points.

L ’auteur se réfère d’abord à 3, 17, 2 et au de Unione Verbi In- carnati, a. 4, c. et lm ) (voir les pp. 329-333 au cours desquelles

produirait activement la mutation-relation de l’union hypostatique. La cau­salité efficiente ad extra est commune aux Trois Personnes, — principe dog­matique maintes fois souligné par l ’auteur. En outre, bien entendu, l ’âme informe le corps, tandisque le Verbe n ’informe pas la nature humaine.

16 Voir « L '« Esse Verbi », principe d’intégration du tout composé qui est le Christ. Solution de la question de l'unité ou de la dualité d '« esse » dans le Verbe incarné » (3e section, pp. 323-336).

Notre intention n’est pas de nous étendre sur la diversité des opinions relatives à l'esse du Christ, mais de marquer notre position personnelle. — La question De unione Verbi incarnati est retenue comme authentique par Mandonnet, Grabman, Synave, Walz, Glorieux, Van Steenberg, Pelster. (Vo ir Quaestiones disputatae, cura et studio P. Fr. Raymundi Sp ia z z i , O . P., ed . V III , Roma, Marietti, 1949, vol. I, p. XV, note 31).

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ces textes sont cités et commentés). Puis il cite aussi et explique encore (pp. 333-336) 1, 5, 1, lm, — QuocLl. 9, 2, 2, — de Unione Ver­bi lncarnati, 2, 10m.

12. - Aussi Dom Leblond s’inscrit-il en faux contre le double esse de Diepen,17 l ’esse divinum et l'esse humanum du Verbe in­carné au titre de ses deux natures (pp. 324-325, 327-329). « On ne peut en effet concevoir qu’une nature possédant son esse conna- turel et proportionné ne soit pas un suppôt » (p. 327).

I l n’admet donc pas non plus la thèse « de l ’extase de l ’être » (« essence créée (...) dépourvue de son acte connaturel, et élevée, comme un rapt permanent d’ordre substantiel, à l ’Acte pur de l ’Être divin », — p. 325, n. 2), et se sépare ainsi notamment de Corvez et de Garrigou-Lagrange {ibidem).

13. - Pour Dom Leblond « il y a bien (...) un acte inhérent fini (inhérent à la nature humaine assumée), mais ce n’est pas l ’esse connaturel, c ’est l ’aliquid creatum surnaturel » dont il a déjà abon­damment parlé. — « Il est, en effet, bien nécessaire que la nature humaine du Christ ait un acte inhérent si elle est réelle. Si elle n’en avait pas, ou bien elle serait acte par elle-même, mais Dieu seul est dans ce cas; ou bien elle « serait » un pur possible! On dira peut-être qu’elle existe uniquement en vertu de l ’action de Dieu qui l ’assume. Mais cette action, ou bien elle ne produit aucun acte d’être, et alors elle ne possède aucune réalité; ou bien elle produit un acte d’être, et celui- ci est l ’acte inhérent de la nature humaine du Christ. Cet acte inhérent fini, produit par la Virtus divine qui applique ad extra l'Esse Verbi en tant qu’esse personale, n’est pas l ’esse connaturel d’une nature humaine, puisqu’il par­ticipe de quelque façon la propriété de l ’Esse Verbi en tant que tel, ( l ’agent communique toujours de quelque façon la « forme selon laquelle il agit » ) (pp. 304-305). — « L'action d’assomption étant permanente et appliquant l ’Esse Verbi à la nature humaine du Christ, l ’effet produit dans cette nature humaine, la grâce d’union, est le fondement d’une union permanente de la nature humaine au Verbe en tant que Verbe » (p. 305). Cette dernière af­firmation est excellente.18

17 A noter que Dieppen (sic, passim) doit être orthographié Diepen.18 Nous ne suivons cependant pas Dom Leblond lorsqu’il affirme précé­

demment et ailleurs, de Valiquid creatum, qu’il est un acte. Ainsi Dom Le­blond accorde-t-il à Dom Diepen « que la nature humaine du Christ a un acte inhérent fini », bien qu ’il refuse, à bon escient, au P. Bouëssé et au P. Corvez qu'un tel acte « soit l ’acte connaturel et proportionné de la nature humaine » (p. 327). — Voir encore p. 309: « Valiquid creatum est l’acte (nous soulignons) existentiel surnaturel et substantiel de la nature hum aine»; p. 318: « C e t aliquid creatum est acte ontologique...»; p. 330: « . . . acte in­hérent de la nature humaine (...) ».

Le P. de l a T a il l e parle aussi d ’actuation, et, sur ce point, nous ne le

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14. - On connaît l ’extrême diversité des exégètes de saint Tho­mas d’Aquin sur la position de celui-ci relative à l ’esse du Christ. Dans la mesure où l’on admet l ’authenticité du de Unione Verbi In carnati la question est un peu plus complexe. Au double point de vue systématique et historique, nous sommes en parfait accord avec la thèse que Dom Leblond reconnaît en saint Thomas. Il est pour nous, en effet, hors de conteste que 3, 17, 1 et 2 ne reconnaît qu’un seul esse substantiel dans le Christ-Jésus, l 'esse divin du Verbe. Un fois admise l ’authenticité du de Unione Verbi Incarnati, point n’est besoin, croyons-nous aussi, de voir en saint Thomas pour autant la moindre contradiction. Posséder une nature, soit substantielle, soit accidentelle, est bien être (être réalisé) selon cette nature. Nul ne peut nier que dans le cas du Verbe incarné soient bien données de fait, deux natures substantielles, la nature divine et la nature humaine. Dom Leblond écrit :

« Il y a deux esse secundum quid, car il y a deux natures.

«Deux esse secundum quid parce qu’il y a deux formes qui (ou au moins l’une des deux) ne donnent pas au suppôt d'être simplici- ter tel suppôt.

« Or la nature humaine donne au Fils de Dieu d’être un homme et la Nature divine d’être Dieu. Donc, de ce point de vue le suppôt a deux esse: l’esse humanum et l’esse divinum. Mais ces deux esse ne regardent pas ex aequo le suppôt.

« L’esse divinum regarde le suppôt comme son esse substantiale connaturel qui enlève (aufert) au suppôt l'esse in potentia simpli- citer : ' Per suum esse substantiale dicitur unumquodque ens sim- pliciter. Per actus autem superadditos, dicitur aliquid esse secun­dum quid, sicut esse album significat esse secundum quid: non enim esse album aufert esse in potentia simpliciter, cum adveniat rei iam paeexistenti in actu’ (1, 5, 1, lm).

suivons pas non plus: « Actuatio enim naturae humanae per Esse divinum, neque est Esse divinum quo est humana natura: siquidem taie Esse est aeternum, incepit autem in tempore actuatio ilia (...); neque est ipsa natura secundum se spectata, siquidem posset esse eadem natura sine tali actuatione. Actuatio igitur ilia est, praeter et supra talem naturam, aliquid creatum et supematurale: communicatio scilicet divini Esse ad naturam humanam, vel vicissim unio, naturae humanae ad Esse Verbi » (op. cit., appendix E, pp. 514-515). — Voir Entretien, sous-division III : Le fondement de la relation est-il une actuation créée par acte incréé? (pp. 129-141). « L ’actuation de la puissance par l ’acte ne regarde pas l ’acte comme une cause efficiente, mais comme le terme d ’une union ; d ’une union enrichissante, agrandissante, per­fectionnante, mais qui n ’a rien d’une forme autonome ou intermédiaire, d'un « mode d'union »: parce qu’elle n ’est que la possession de l’Acte par la puis­sance, et, dans le cas qui nous occupe, l’action substantielle de l’humanité par le Chrême de la divinité » (p. 133).

Non, l ’aliquid creatum n ’est pas un ACTE. Nous nous en expliquerons, en précisant son rapport à l ’exister. Ce point est, pour nous, absolument capital. C ’est tout le problème si délicat et si débattu de la subsistence.

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« Au contraire, l'esse humanum advient au suppôt comme d’une façon surajoutée, après la constitution (éternelle) du suppôt, à la manière de l’esse album, bien que ce ne soit pas un esse acciden- tale. Donc le Christ a un esse simpliciter et deux secundum quid. Dire qu’il y a deux esse simpliciter serait dire qu’il est deux sup­pôts. Avoir deux esse secundum quid veut dire, soit avoir secun­dum quid deux esse, à savoir un esse simpliciter et un secundum quid (non proprement deux secundum quid car l ’esse divinum n’est pas secundum quid, mais simpliciter), soit avoir deux formes (na­ture divine, nature humaine) qui, en tant que formes ont, dans le suppôt l'esse secundum quid, étant deux ' quo ' substantiels; or nous avons vu qu’un ' quo ' n’est dit avoir l’esse que secundum quid. On peut choisir l’une ou l’autre de ces deux exégèses qui si­gnifient en fin de compte la même chose » (pp. 332-333).

Disons en bref et simplement: un seul esse au sens d ’exister substantiel, personnel, celui du Verbe divin, identique à la nature divine en tant qu 'exister; un esse secundum quid au sens de réa­lité de la nature humaine en laquelle subsiste aussi le Verbe in­carné. Il ne semble pas que l ’on puisse tirer autre chose du de Unione Verbi Incarnati dans le contexte général de l ’œuvre de saint Thomas:

« (Christus) habet unum esse simpliciter propter unum esse aeter- num aeterni suppositi. Est autem et aliud esse huius suppositi, non inquantum est aeternum, sed inquantum est temporaliter homo factum. Quod esse, etsi non sit esse accidêntale — quia homo non predicatur accidentaliter de Filio Dei — non tamen est esse prin­cipale sui suppositi, sed secundarium » (de Unione, a. 4, c.). — « Esse humanae naturae non est esse divinae. Nec tamen simpliciter di- cendum quod Christus sit duo secundum esse; quia non ex aequo respicit utrumque esse suppositum aeternum » (ibidem, ad lm ).19

19 Le P. de la Taille lit le De Unione Verbi Incarnati dans le contexte de sa thèse sur l ’actuation créée. La transposition est habile et élégante, l ’esse secundarium de la nature humaine assumée devient précisément I’actua- tion créée de la dite nature par le Verbe de Dieu. Se basant sur le commen­taire de Grégoire Cipullus, O. P., « Régent de la Minerve dans la première moitié du XVIIe siècle », « auteur constamment cité par Godey, Gonet et les Carmes de Salamanque », le P. de L a T a il l e écrit: « Est-ce que l’exister d ’une nature créée peut être l 'exister d ’une personne divine? Peut-il être infini, immuable, nécessaire, éternel? Si la thèse de saint Thomas (sur l’Unum esse) conduisait à de telles conclusions, il faudrait la rejeter sans hésitations. Aussi est-ce se faire son ennemi que de lui prêter pareille vue. Non, exister n’est pas la même chose dans l’humanité que dans le Verbe. Dans le Verbe, c’est l’acte par lequel il existe; dans l ’humanité, c’est I’actuation par cet acte, Dans l’un c’est une propriété de nature ; et dans l ’autre, une grâce » (Entre ­tien, pp. 143-144. — Voir de même Mysterium Fidei, pp. 514-515).

Nous ne pensons pas que cette lecture de saint Thomas représente de fait une exégèse objective du texte en cause. — En outre, et nous y insistons, la grâce créée d ’union n’est pas de Tordre de Texister, mais de Tordre de la subsistence (ci-dessous, n. 34 et suivants).

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15. - Nous concluons donc volontiers avec Dom Leblond, du point de vue systématique : « L ’aliquid creatum est le fondement de l ’union permanente de la nature humaine du Christ à la Na­ture divine dans la personne du Verbe (...) L ’aliquid creatum d’une part empêche la nature humaine d’exister sous son esse, et d’autre part rapporte cette nature humaine au Verbe, puisque, par lui, la nature humaine est sous l ’empire de l'Esse Verbi (de la façon qui lui est propre) » (p. 322).

I I I - LE PROBLÈME DE LA SUBSISTENCE

1 - De Capréolus à Cajetan

16. - Sauf erreur de notre part, bien qu’il ne nomme ni Capréo­lus ni Billot, c ’est bien à la suite et à l ’école de ces auteurs que Dom Leblond interprète saint Thomas, quant au constitutif for­mel de la subsistence dans la personne créée (voir entre autres les pp. 305-307, 310 et suivantes).

Nous lui donnons pleinement raison du point de vue histori­que. Telle a été, selon nous, la position de saint Thomas en la ma­tière. Mais nous pensons que, du point de vue systématique, cette position appelle un développement et qu’elle l ’exige, à dire vrai, de manière rigoureuse, en vertu de ses propres principes, dès lors qu’on admet et souligne, avec saint Thomas et Cajetan, que l ’esse, au sens d ’existere, « réalise », mais « ne spécifie pas ». — D’où, historiquement, la thèse dite du « mode » de Cajetan qui aurait été déjà enseignée, quand au fond, par Aegidius Romanus. Selon Muñiz, le premier auteur, « verdadero padre y autor » de cette thè­se est bien, en effet, Aegidius Romanus (t 1316) disciple de saint Thomas à l ’Université de Paris au cours des années 1269-1272 {art. cit., 1945, pp. 55-57, 68-74, 78). « Esta sentencia de Egidio Romano ha sido combatida por la escuela dominicano-tomista anterior a Cajetano; (...) El Card. Cayetano ha incorporado esta doctrina a la escuela dominicano-tomista » {ibidem, pp. 78-79).

Cajetan a bien vu ceci qui est parfaitement vrai: la subsis­tence ne peut être formellement ni l ’existere, ni la nature; il reste qu'elle soit un principe d’être {modus essendi), réellement distinct des deux {existere et nature) et constituant ainsi avec la nature l ’essence « personnalisée », relative à son « exister » comme une puissance à son acte {stans sub esse proprio). La subsistence ne peut pas être l ’existere, car celui-ci ne spécifie pas, tandis que la personnalité est essentiellement « individuante »; elle ne peut pas non plus être la nature, car, doté d’une nature humaine, le Ver­be incarné est quand même privé de sa personnalité humaine.

Ce qui nous gêne dans la thèse de Cajetan, ce n’est certes pas

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son intuition fondamentale, c ’est l ’affirmation d'un mode d’être, pure modalité n’exerçant aucune causalité. 20

17. - Nous nous exprimions ainsi en AO (pp. 157-158):

P o s it io n d u P r o b l è m e .

Quel est l ’élément constitutif du sujet contingent, sous l ’an­gle métaphysique?

A. - De la controverse séculaire relative à la subsistence, qui oppose Cajetan (tradition dominicaine, Maritain) à Capréolus (B il­lot), nous retenons essentiellement ceci:

1) Avec Cajetan : a) D’une part, sous l ’angle métaphysique (et non psychologique), l ’existence réalise et ne spécifie pas (cf. Gil­son, l'Être et l’essence, Vrin, pp. 284-285); d ’autre part, la subsis­tence est ce par quoi la substance peut exister en soi de manière propre et incommunicable, elle est donc de l ’ordre de l ’essence, capacité déterminée d’existence. - b ) Le dogme de l ’Incarnation imposant, par ailleurs, la distinction réelle de la nature et de la subsistence ou personnalité, il y a donc lieu de conclure à trois principes d ’être substantiels constituant la substance contingente existante: l ’existence, la nature et leur subsistence connaturelle

20 C a je ta n écrit: « Est autem huiusmodi realitas in genere substantiae reductive sicut reliquae realitates constitutivae substantiarum (...) quamvis non sit differentia proprie loquendo; sed est terminus ultimus, ac ut sic, purus, naturae substantiae. Ubi tria dico. — Primo, quod est terminus naturae. Quod probatur ex hoc quod naturam personari est naturam termi- nari, et personare est terminare naturam. Exponimus enim naturam huma- nam in Christo personari per Verbum, quia terminatur per illius personam: et e contra Verbum personare naturam, illam, quia terminât illam. — Se­cundo, quod est ultimus. Quoniam natura numquam est ultimate terminata donee personetur. Quantumcumque enim individuetur, nisi personetur, non est ultimate terminata: ut patet de humanitate Christi, quae est secundum se in se singularis et terminabilis per personam Verbi aut propriam, termi­nata autem per personam Verbi (...) — Quod autem tertio addidi ut sic pu­rus, ad maiorem explicationem, non ad necessitatem appositum est: ad in- struendum novitios quod terminare, ut terminare, nullam dicit causalitatem ; et explanandum quod personalitas, ut terminans naturam, nullam causali­tatem dicit respectu naturae terminatae; ita quod non solum est extra ge­nera causarum extrinsecarum, sect etiam extra causas intrinsecas ; quoniam nec in genere causae formalis, nec in genere causae materialis seI habet ad naturam, sed ut terminus eius. (C ’est là nous qui soulignons). Unde et in mysterio Incarnationis dictum est quod unio personalis secundum nullum ge­nus causae attenditur. Nec hoc est figmentum, sed testimonium habet ex ter- minis quantitatis: punctum enim est ita terminus lineae quod nulla est causa illius » (in 3, 4, 2, n. X).

Parmi les tenants de la perspective de Cajetan citons Sylvestre de Fer­rare, Bânez, les Carmes de Salamanque, Jean de Saint-Thomas, Goudin, Gonet, Billuart, Zigliara, del Prado, Gredt, Maritain, Maquart, Garrigou-Lagrange. Etc.

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(ces deux derniers principes déterminant l ’essence ou sujet, éven­tuellement la personne).

2) Avec les disciples de Capréolus: le mode de Cajetan est sans raison d’être et contradictoire pour autant que « pur terme » de la nature, « il n’exerce aucune causalité » ni intrinsèque ni ex­trinsèque sur la nature personnifiée. (Cajetan, in 3, 4, 2, no. X .).21

3) Notre critique vise le mode comme tel et n’atteint pas le fond de la thèse de Cajetan. Complémentaire des analyses de saint Thomas et de Capréolus, cette thèse est susceptible d ’être intégrée dans la synthèse de l’acte et de la puissance.

B. - Point de vue systématique. I l faut rendre raison de l ’autonomie ontologique du sujet contingent, limité : « Affirmer la finitude de l ’essence, ce n'est pas l’expliquer... » (J.-H. Nicolas, O. P., Chronique de Philosophie, Revue thomiste, 1948, I I I , p. 554). Ce problème est donné à l ’état pur dans le monde angélique où la na­ture est simple et où le sujet substantiel est adéquat à l ’essence spécifique. (Les anges sont chacun d’espèce différente).

18. - Essayons de soumettre à la critique deux textes de Boyer et de Billot pour montrer d’abord que s’impose le passage de la thèse de Capréolus à celle de Cajetan (abstraction faite de l ’entité modale comme telle ).21 bis

Boyer écrit:

« Formale constitutivum personae est quo substantia in se et per se existit. Sed id quo substantia in se et per se existit est existentia eius, scilicet esse ad quod essentia eius naturaliter ordinatur ut ad actum proprium: essentia enim substantiae est cui convenit esse in se et per se. Ergo formale constitutivum personae est ipsum esse substantiale proprium » (II, 281).

21 Notre intention n'est pas de descendre dans le détail des controverses relatives à la lecture de Capréolus. Nous avons d ’une part la ligne Welschen,O. P., — Pègues, O. P., — Fraile, O. P., et Billot, S. J. qui insistent sur ce texte de C a p r é o l u s : « Illud positivum, quod nos ponimus pertinens ad per- sonam, et non ad naturam, non est de ratione humanae naturae nec alicuius naturae creatae, scilicet esse actualis existentiae » (Defensiones, 1. I II , d. 5, q. 3, par 2, — cit. a F ebrer, op. cit., p. 364). — M u ñ i z , au contraire, traite les auteurs précédents de « sedicentes capreolistas » (art. cit., (1945) pp. 5-8) et insiste sur le texte suivant (et autres parallèles de C a p r é o l u s ) : « (Suppositum est) individuum naturae stans sub tali esse » (Defensiones, vol. V, p. 91 b, — cit. a M u ñ i z (1945), p. 16), — « Suppositum est idem quod individuum sub­stantiae habens per se esse » (Defensiones, 1. 3, d. 5, q. 3, par. 2, cit. a F ebrer , op. cit., p. 364).

21 bis Nous avouons ne pas saisir l ’irréductibilité des deux tendances capréoliennes qui s’harmonisent fort bien en Billot, S. J., par exemple. La raison en est la suivante: toute relation étant spécifiée par son terme, si la nature est le suppôt pour autant qu ’elle se tient « sub tali esse », « sub esse proprio », le suppôt est bien spécifié par l ’esse, et, logiquement, cet esse, cet exister doit donc entrer dans la définition du suppôt-sujet-personne.

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Prise à la lettre, cette argumentation n'est qu’une déclaration tautologiqüe. Si l’on admet la majeure comme s'imposant de soi, à savoir «Form a le constitutivum personae est quo substantia in se et per se existit », le reste suit d'évidence. Mais le subsister peut-il être Yexister? Non, parce que le subsister est, comme tel, individuant et individué et que l’exister est, comme tel, des plus communs {communissimum). Le problème du subsister vient de ce qu’il faut souligner, dans la majeure, les expressions in se et per se, seules formellement révélatrices du subsister. (La distinc­tion du suppôt formel et matériel, ibidem, p. 283, est dans la logique de la position de l ’auteur, mais elle ne résout pas notre difficulté).

19. - Serrons de près maintenant le texte-clef de Billot, que voici. (Les lettres majuscules renvoient aux remarques subsé­quentes).

« Nunc autem si ad principia constitutiva suppositi creati, puta hu- manae personae, animum convertas, facile intelliges duo requi- ri et sufficere ut verificetur ratio distincti subsistentis in natura: primo quidem individuum naturae, sive naturam completam prout ad gradum individualem contractam per individualia principia: tum secundo esse proprium huius individui, quod scilicet in eo sit receptum ut proprius actus in propria potentia (A). Ex primo enim horum habetur distinctum in natura, quia differentia individualis, puta socrateitas, facit distinctum in specie seU natura fiumana (B). Ex altero autem habetur subsistens, quia ut supra praemisimus, subsistens in creatis nihil est aliud quam substantia habens suum proprium esse in se (C). Quodcumque horum tollas, perit ratio suppositi (D); ubicumque haec duo coniuncta inveniuntur, consti- tuitur suppositum, et in intellectualibus persona (E ) (...) Naturae individuae non habenti suum esse in se, nec suppositi nomen corn- petit, nec ratio (...) (F).

« Verumtamen etiam atque etiam considerandum est quod esse non recte diceretur principium suppositi, si sumeretur pro existen- tia sine addito. Nam in intellectu existentiae praecisive qua talis, nihil revera est quod ad propriam personalitatis rationem perti- neat (G), et ideo, qui inde fundamentum accipiunt adversarii, ni- mis facilem sibi victoriam adsciscunt, imputantes nobis quod nos­trum non est. Itaque illud esse de quo nunc loquimur, non est quodcumque esse, sed esse proprium huius vel illius numero sub­stantiae (H ): ad quod scilicet ipsamet transcendentaliter refertur ut potentia ad suum actum, et quo habet existere non quavis ra- tione, sed determinate ira se (I). Sicut igitur subsistentia addit supra existentiam in communi determinationum modi existendi (K), ita etiam esse quod dicitur principium suppositi, non talem {sic, lege tarn) late patet quam actus essendi generaliter acceptus, quia non est nisi esse quod ad unamquamque substantiam comparator ut suùm (L), adeoque praestat existere per se, id est subsistere. Porro etsi nuda existentiae notiq non inveniator in notis quae sup-

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60 FR. PHILIPPE DE LA TRINITÉ, 0. C. D.

posito et personae propriae sunt (M), at certe existentiam in se sive subsistentiam primo et principaliter in iis includi, nemo est qui inficietur (N ) » (De Verbo Incarnato, Romae, ed. 9a, 1949, pp. 66-67).

Voici nos réflexions:A. - Nous le concédons. C’est parfaitement dit.B. - Tout à fait d’accord.C. - Nous distinguons : nous avons alors un sujet subsistant

de fait, c’est-à-dire existant comme subsistant, et subsistant com­me existant, nous le concédons; nous avons formellement dégagé la racine, la raison d'être ontologique de la personnalité ou pro­priété personnelle de l ’être, nous le nions.

D. - Nous distinguons: une fois enlevée l ’existence, l'exis- tere, il n’y a plus de suppôt existant de fait, nous le concédons; il n’y a plus la raison formelle de suppôt, dans la ligne même de l’essence, nous le nions. Elle est encore parfaitement concevable.

E. - Nous le concédons, en fonction de ce qui précède.F. - Nous distinguons : n’ayant aucune capacité propre d’exis­

ter en soi, nous le concédons; ne possédant pas de fait l ’existence, l ’exister, nous le nions.

G. - Nous le concédons, c ’est parfaitement dit, car il est ainsi affirmé que l ’existence ne peut d ’aucune manière être la raison propre et formelle de la spécifité de l'essence, avec ses constitutifs bien déterminés (y compris la personnalité).

H. - Parfait, car l ’exister doit à l ’essence qui le reçoit d ’être tel exister déterminé, proprium.

I. - Nous distinguons: ...duquel elle reçoit d’exister (de fait en soi), nous le concédons; duquel elle tient que cet exister soit un exister en soi, de manière personnelle, nous le nions absolu­ment. (Voir ci-dessus G et H).

K. - Très bien. Ce « mode » d ’être déterminé est la per­sonnalité.

L. - Que de fait subsister soit exister d’une manière propre et personnelle, c ’est exact, mais la raison formelle de subsistence n’est pas l ’existence : elle est réalisée dans la ligne même de l’es­sence substantielle qui implique ainsi sa propre subsistence, ma­niéré personnelle d ’exister, ainsi qu’il appert des remarques pré­cédentes.

M. - Parfait. C’est une auto-réfutation.N. - A proprement parler, la subsistence n’est pas l ’existence

en soi, elle est l ’en soi de l ’existence, elle est ce par quoi le sujet est sujet, c.-à-d. essentiellement capable d’exister en soi. - C’est le propre de Dieu que cette capacité soit un acte, et elle est alors l ’acte pur. Dieu est le seul Être qui ne puisse pas ne pas être.22.

22 Mon itinéraire philosophique a été le suivant. Le R. P. Boyer, alors mon professeur, admettait et enseignait avec conviction la thèse Capréolus- Billot, à l’Université Grégorienne en 1924-1925. J’admis pleinement cette thèse,

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RÉFLEXIONS DE THÉOLOGIE DOGMATIQUE 612 - Au-delà de Cajetan

20. - Nous admettons la thèse de Cajetan, mais à condition de l ’entendre et de la préciser de la manière suivante: dans la subs­tance créée, subsistence et nature sont, l'une à l ’autre, dans le rap­port de puissance (subsistence) et d'acte (nature), constituant ainsi une seule essence, puissance déterminée d’existence, —- celle-ci étant l ’acte substantiel ultime de celle-là.23

Nous attachons une importance capitale à des textes de saint Thomas comme ceux-ci:

« Omne autem cui convenit actus aliquis diversum ab eo existens, se habet ad ipsum ut potentia ad actum: actus enim et potentia ad se invicem dicuntur » (C. G., I, 22). — « In quocumque enim inveniuntur aliqua duo quorum unum est complementum alterius, proportio unius ad alterum est sicut proportio potentiae ad actum: nihil enim completur nisi per proprium actum » (C. G., II, 53).

non sans en sentir toutefois la difficulté. Cette même année j ’avais « vu » que le principe thomiste de la limitation de l’acte par une puissance distincte d ’elle-même clairement enseigné par le R. P. Boyer (contre Suárez) exigeait logiquement une distinction d ’acte-puissance au sein même de l’essence con­tingente, fût-elle angélique, et j ’avais eu le pressentiment que cette distinction pourrait être de quelque utilité pour résoudre le problème de la subsisten- tia et du subsistere puisqu’on disposerait ainsi d ’un principe d ’être sub­stantiel « supplémentaire » qui ne serait ni la nature ni l 'existere, — cet existere dont on ne pouvait dire qu ’avec beaucoup de précautions qu'il était le subsistere. Mais je fus détourné de mes propres pensées par un confrère particulièrement brillant, élève du cours précédant le mien, l’abbé Jean Ancel, prématurément décédé, qui me dit notamment: « S 'il y avait distinction de puissance et d ’acte dans l ’essence angélique, saint Thomas l ’aurait bien vu... ». L ’argument de l’autorité de saint Thomas fut, pour moi, comme décisif.

C ’est au cours des premières années de ma vie religieuse à Lille, après 1930, que le P. Lucien-Marie de Saint-Joseph me convertit à Cajetan au cours d ’une conversation philosophique. Je saisis fort bien alors le pourquoi de cette position, à condition d ’exclure toutefois qu ’il pût s’agir d'une « moda­lité » comme telle. Et dès lors ma réflexion reprit son cours en fonction de mon intuition de première année de philosophie scolastique.

Je présentais ma thèse, non encore pleinement élaborée, au Professeur Yves Simon, disciple de Maritain. qui sans la juger, certes, contradictoire, ne lui donna pas pour autant, si mes souvenirs sont exacts, une approbation positive. Mais il ne me découragea pas, bien au contraire. Vint ensuite l ’ar­ticle RP de 1936.

A tort ou à raison, il m ’a paru qu'il y avait un certain intérêt objectif à évoquer ce cheminement laborieux, avec, au départ, une intuition de jeunesse, — bonne intuition, croyons-nous au jourd’hui, — malgré l’autorité de saint Thomas.

23 « T h è s e . — Réellement distincte de son existence, comme une puis­sance de son acte, l ’essence substantielle contingente est, elle-même, dans son ordre, intrinsèquement constituée de deux principes d ’être, co-substantiels, réellement distincts entre eux, à savoir la nature (acte) et la subsistence (puissance). — Cette subsistence potentielle est formellement relation à la nature et spécifiée par celle-ci » (AO, p. 157).

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62 FH. PHILIPPE DE LA TRINITÉ, 0. C. D.

Vaut encore d’être rappelé avec une insistance toute particu­lière le texte que voici:

«Cum dividitur substantia in primam et secundam non est di- visio generis in species, — cum nihil çontineatur sub secunda sub­stantia quod non sit in prima, — sed est divisio generis secundum diversos modos essendi. Nam secunda substantia significat natu- ram generis secundum se absolutam; prima vero substantia signi­ficat eam ut individualiter subsistentem. Unde magis est divisio analogi quam generis. Sic ergo persona continetur quidem in gé­néré substantiae, licet non ut species, sed ut specialem modum exis- tendi determinans » (de Potentia, q. 9, a. 2, ad 6m).

La thèse de Cajetan doit pouvoir être intégrée dans la synthè­se de l ’acte et de la puissance.

21. - Cette intégration repose, pensons-nous, sur des arguments qui jusqu’ici, sauf ignorance de notre part, n’ont pas été discutés. En vertu de l ’adage communément admis, à savoir, saint Thomas n'est pas une borne, mais un phare, nous demandons seulement, à n’être pas condamné à priori. Reste à examiner nos arguments à posteriori.

22. - Nous les présentions de la manière suivante dans le texte de 1953, le premier en fonction de l 'analogie propre, le second en fonction de la lim itation de l'acte par la puissance (AO, pp. 158- 161). A vrai dire, ces deux arguments se rejoignent objectivement et ne sont, somme toute, que deux aspects complémentaires d ’un seul et même argument, - le premier plutôt statique ( l ’analogie), l ’autre plutôt dynamique ( l ’acte et la puissance). Si nous prenions l ’exemple des substances angéliques, c’est parce qu’il a l ’avantage de poser le problème de la substance créée comme telle, à l ’état pur, abstraction faite de la multiplication-individuation « matériel­le » au sein de l ’espèce.

Du point de vue de la méthode, il faut, certes, éviter « le passage indu du domaine logique au domaine ontologique » (N i­colas, art. cit., p. 557) et n’affirmer l ’objectivité d’un couple acte- puissance que sous peine de contradiction.

A. - Argument donné en fonction de l'analogie propre des es­sences angéliques, essences substantielles, spécifiques contingentes.

L ’analogie propre implique, comme telle, dans l ’être contin­gent, une distinction d’acte et de puissance. Or, les essences an­géliques sont, comme telles, analogues d’une analogie propre. Elles impliquent donc, à ce titre, au sein d’elles-mêmes, une distinction d'acte et de puissance (nature et subsistence).

1) Majeure. Voir notamment J. Le Rohellec, De fundamento metaphysico analogiae, pp. 79-101, 664-691, reproduit dans Pro­

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INFLEXIONS DE THÉOLOGIE DOGMATIQUE 63

blêmes philosophiques, pp. 97-162. L ’analogie propre implique res­semblance et différence essentielles. Soit A et B, deux sujets con­tingents réellement distincts. Si la source ontologique de leur res­semblance était identique à la source de leur différence (à l ’ex­clusion de toute ressemblance), A et B n'auraient plus aucune res­semblance, — même pas celle d’être. On aurait, à la limite, soit le néant, soit la contradiction. Inversement, à la limite, la réduction de toute différence à la ressemblance (au bénéfice exclusif de cette dernière) conduirait au monisme le plus rigide. Les principes d’ac­te et de puissance sont, dans les êtres contingents, les raisons profondes et irréductibles d’aspects ontologiques distincts et com­plémentaires. « (...) La notion de composition métaphysique est jus­tement destinée à expliquer comment plusieurs êtres peuvent, à la fois, selon la même perfection, être semblables, — donc un, — et dissemblables, inégaux, donc multiples. Voir en ce fait une donnée première et irréductible c’est déclarer la faillite de la mé­taphysique, car c’est placer l ’esprit devant un pluralisme pur (...) » Nicolas, art. cit., p. 563).

2) Mineure. Les essences angéliques sont, en effet, des capa­cités d ’existence (ressemblance), mais des capacités déterminées d ’existence, chacune à leur manière (différence). D’où analogie pro­pre, au titre même de capacités déterminées d’existence (voir de Ente et essentia, cap. V).

3) Conclusion. Au sein de l ’essence angélique il y a donc acte (nature, — degré de spécîfité, coefficient d’activité) et puissance (subsistence, source ontologique de cette limitation ou individua­tion, incommunicabilité, autonomie).

On peut objecter: point n’est besoin du couple subsistence- nature au sein de l ’essence angélique pour rendre raison de la li­mitation de cette essence, le couple essence-existence y suffit. « L'es­sence est (donc) une capacité définie d’être, et l ’être qui l ’actualise est, comme elle et par elle, ' défini ’, ' délimité ’ à une perfection particulière. Ainsi l ’existence est-elle limitée par l ’essence, non comme si elle était une réalité homogène qui se fragmenterait quantitativement, mais tirant sa limitation du fait qu’elle est l ’e­xistence de telle nature. Réciproquement (souligné par nous) l ’es­sence est délimitée par l ’existence, en ce sens tout différent qu’elle se définit par sa capacité à être de telle manière particulière. (...) Ce qui la situe dans son ordre, ce qui détermine sa place exacte dans la série des genres et des espèces, c’est qu’elle soit telle capacité d’exister, ou mieux, capacité à tel exister » (Nicolas, art. cit., p. 563, passim). Nous répondrons: c ’est qu’elle soit telle capacité d ’exis­ter (impliquant le couple nature-subsistence), oui, capacité à tel exister, non. En un sens, tout est là; expliquons-le.

L ’existence rend compte de la réalisation effective mais non de la détermination des essences substantielles contingentes don­

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64 FR. PHILIPPE DE LA TRINITÉ, 0. C. D.

nées de fait; l'essence implique un acte dans son ordre propre, elle est intrinsèquement spécifiée préalablement à l ’existence (d ’une priorité de nature), sous peine de nier logiquement la dis­tinction réelle de l ’essence et de l ’existence dans les êtres contin­gents, et, donc, de verser dans un existentialisme métaphysique. « L ’essence est l ’élément qui caractérise un être dans l ’ordre de la définition. Elle est une donnée irréductible dans l'ordre logi­que ». — L ’essence est « principe de différenciation, et de différen­ciation formelle, spécifique » (Geiger, op. cit., p. 198, texte et note 2).

B. - Argument donné en fonction de l’acte et de la puissance.L ’essence angélique est un acte substantiel limité, un acte ul­

time. Or, cet acte ultime, limité, implique un couple ultime d’acte et de puissance, dont la puissance est formellement relation à cet acte. L'essence angélique implique donc un acte ultime (la nature substantielle) et une puissance ultime (la subsistence) formelle­ment relation à la nature et spécifiée par elle.

1) Majeure, a) Si tout sujet individué (acte lim ité) est toujours infini dans son ordre propre, c’est-à-dire par rapport à lui-même (étant tout ce qu’il est), si le sujet angélique épuise, en outre, son espèce, (car il est unique à tel degré spécifique de la hiérarchie ontologique), il n’en reste pas moins certain que toute essence con­tingente, absolument parlant, est évidemment limitée. Seule l ’es­sence divine est strictement infinie. — b) Telle essence angélique déterminée est un acte ultime, autonome, au-delà duquel on ne remonte pas dans la ligne de la substance : c ’est la notion même de substance première, sujet ou hypostase (ici, personne, puisque la nature est spirituelle).

2) Mineure. Dans la mesure où l ’acte ( l ’acte d’exister, par exemple) se trouve réalisé de manières multiples, différenciées, li­mitées, il y a analogie propre, et, sous peine de nier le principe d 'identité, cela ne peut être expliqué que par le jeu intrinsèque d ’un autre élément que l ’acte lui-même, à savoir la puissance passive, relative à l ’acte et réellement distincte de lui, — ici l ’essence pour l ’existence. —- Or, deux écueils sont à éviter, l'un par excès, l ’autre par défaut, quant à l'intelligence de ce principe (limitation de l'acte par la puissance).

a) Doit-on resteindre le principe et dire: l ’acte n’est jamais limité par lui-même, sauf s’il est puissance à l ’égard d’un acte d’un autre ordre, — auquel cas il est limité par lui-même? — Non. Qu’en ce cas l ’acte soit limité, c’est d'une évidence absolue, mais il ne peut pas être limité par lui-même, fût-ce au titre de puissance. Une telle affirmation est contradictoire: expliquer la limitation, différenciation et multiplication de l ’acte sans puissance distincte de lui-même, c’est rendre raison de la multiplicité par l ’unité et de l ’altérité par l'identité. Le R. P. Geiger ne voit « aucune diffi-

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RÉFLEXIONS DE THÉOLOGIE DOGMATIQUE 65

culté à admettre que l ’être d’une essence déterminée soit limité par soi-même. En des formules d’une saveur suarézienne bien gê­nante sous une plume si thomiste, le R. P. Geiger fait appel, pourexpliquer cette limitation de l ’acte, à la puissance conçue de tellemanière qu’elle ne se distingue pas réellement de l ’acte » (Nicolas, art. cit., p. 561). C’est, en effet, le principe de Suârez (RP, p. 132).

b ) A l ’autre extrême, peut-on aller à l ’infini dans la déduction des principes d’être comme acte et puissance, et affirmer que toute puissance autre que la matière première est un acte dans son ordre et doit en conséquence être limitée par une autre puissan­ce, et ainsi de suite? Non, il faut s’arrêter. (RP, p. 137). — « Une telle généralisation serait absurde (...) »; on ne peut « aller à l ’in­fini dans la série des sujets qui se conditionnent les uns les au­tres (...) » (Geiger, op. cit., p. 161).

c) En conséquence, l ’acte substantiel ultime limité impli­que un couple ultime d ’acte et de puissance. Le (nouveau) con­cept objectif de subsistence, puissance substantielle ultime, rela­tion transcendantale, dotée d’une certaine densité ontologique pro­portionnée à l’acte ultime qui la spécifie, est caractérisé comme suit:

a) Cette puissance ultime est pure de tout acte, elle n'est un acte à aucun point de vue (elle n’est pas un acte dans son ordre, car elle n’a pas d’ordre qui soit le sien, elle n’est pas un absolu); elle est formellement une relation.

(3) Relativa specificantur ab alio. Moins la puissance limite l ’acte, plus l ’acte et plus la densité de la puissance ordonnée à cet acte sont riches d’être. La puissance ultime, source d’autonomie substantielle, n’est pas pure puissance (comme l ’est, sur le plan de la nature et non pas de la subsistence, l ’unique matière pre­mière); la densité ontologique de la subsistence-relation est inver­sement proportionnelle à la potentialité qu'elle implique, et, di­rectement proportionnelle à son terme, l ’acte ultime (nature sub­stantielle) qui la spécifie positivement.

3) Conclusion. - Le couple ultime qui constitue l'essence sub­stantielle angélique est le couple nature (acte) et subsistence (puis­sance). La subsistence potentielle, relative, est 1) le principe de limitation ou individuation spécifique substantielle, et, 2) la raci­ne ultime du dynamisme positif et de l'unité existentielle de la personne contingente impliquant: a) ordination de l ’essence à l ’existence, et, b) appropriation de l ’existence par l ’essence. Elle est ce en quoi la nature est personnifiée, ce par quoi l ’essence (na­ture et subsistence) est un sujet autonome, exigeant d'exister com­me tel.

23. - Qu’au sein du couple acte-puissance qui constitue toute essence contingente, la nature soit l ’acte et la subsistence, la puissance, cela ressort avant tout des considérations suivantes:

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la nature est un degré déterminé de perfection dans la hiérar­chie des êtres (point de vue statique), un principe d’activité (point de vue dynamique), et, à ce double titre, elle dit acte et non puis­sance; la subsistence, elle, est par définition source, racine, raison d’être d’incommunicabilité, d'individuation substantielle, et, à ce titre, dans les créatures, elle dit puissance, principe de limitation- détermination de l’acte.

24. - On ne manquera pas de nous objecter ce texte-ci de saint Thomas : « Persona significat id quod est perfectissimum in tota natura, scilicet subsistens in rationali natura » (1, 29, 3, c.).

Voici notre réponse: ce texte énonce une vérité indiscutable, encore faut-il la bien entendre. La personne n’est pas la personna­lité: elle implique aussi la nature. En Dieu, et en Lui seul, il n’y a aucune distinction réelle entre nature et personnalité (ni pour la raison laissée à sa propre lumière, car Dieu est acte pur, ni pour la raison éclairée par la foi, car chacune des Trois Personnes divines est identique à l ’unique nature divine). Or, toute créature implique une distinction réelle entre nature et personnalité (pour les Cajétanistes comme pour les Capréolistes). Or, que la person­nalité créée soit une puissance et non un acte, cela s’impose à nous d’évidence du fait qu’elle ne peut être ni l ’acte de la nature, ni celui de Yexister. I l demeure parfaitement exact, sans l ’ombre d’une réticence, que « persona significat id quod est perfectissi­mum in tota natura scilicet subsistens in rationali natura» (1, 29, 3, c.), mais persona implique nature et personnalité. A remar­quer que dans cette admirable formule ne figure ni existentia, ni existere, et que le subsistens est dit tel in natura, ce qui évoque bien la distinction subsistence-nature au sein de l ’essence. — Il est normal, il est nécessaire que la personnalité créée soit, comme telle, une capacité, et non un acte : « Je suis Celui qui est, tu es celle qui n’est pas ».

25. - Résumons-nous: il est absolument impossible que la réa­lité d’une essence créée soit simple, en d’autres termes que sa na­ture soit identiquement sa subsistence, car elle exigerait alors d'exister, par elle-même, en tant que nature contingente (c ’est-à- dire qui peut ne pas exister), et ce serait contradictoire.24

24 « Dans la mesure même où l’on rejette la thèse que nous proposons comme un corollaire des principes fondamentaux de saint Thomas et de Cajetan, il faut, et bonne logique, soit renoncer à rendre raison de la limita­tion des essences contingentes ; soit en rendre raison par le jeu du seul couple essence-existence, et l ’on se heurte alors à l ’objection de Cajetan contre Capréolus, objection bien saisie par le P. Geiger: l'exister réalise, il ne spéci­fie pas; soit en rendre raison au titre d ’un acte limité par lui-même, et Ton se heurte alors à la difficulté rappelé par le P. Nicolas: n ’est-ce pas logique­ment revenir à Suârez? C ’est devoir nier la thèse même de la limitation de l’acte par la puissance » (AO, p. 162, A ).

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RÉFLEXIONS DE THÉOLOGIE DOGMATIQUE 67

3 - Subsistence et individuation substantielle26. - Il nous faut insister sur le rapport, déjà dégagé, de la

subsistence à l ’individuation substantielle. C’est le noeud même de cette notion capitale en métaphysique.

On peut donc prouver par déduction, que la subsistence créée, potentielle, est formellement relative, et non absolue (non un acte qui clôt et qui termine) et que c’est de cette manière, par elle et à cause d’elle, que la substance créée subsistante et existan­te est de fait actuée par son propre exister, qui est précisément le sien pour autant qu’elle le détermine.

Ainsi la subsistence est-elle bien le principe d’individuation substantielle. Nous l ’avons vu directement, dans notre argumenta­tion, pour les essences angéliques. Pour les sujets numériquement multipliés au sein des espèces sensibles, « le cas de l ’individua- tion substantielle est plus complexe, mais la thèse fondamentale demeure la même. L 'individuation substantielle de Pierre, Paul ou Jacques, ne peut être expliquée ni par la matière première (qui est unique pour tous), ni par la quantité (qui est accidentelle), ni, donc, par la materia quanta. Le principe profond d’individuation substantielle de tel animal doit être un et substantiel, propre à cet animal, et c’est la subsistence, mais comme ici la nature est cons­tituée de forme et de matière, l ’individualité sensible ne sera effectivement actuée et la multiplicité numérique sensible ne sera effectivement donnée au sein de l ’espèce que par la materia quan­titate signata. Là où la forme de la nature sera spirituelle ( l ’âme humaine), la subsistence sera, elle aussi, intrinsèquement indépen­dante des conditions de la matière » (AO, p. 162, note 4).

Le P. Garrigou-Lagrange le dit fort bien:

« Haec forma individualis Socratis non est materia quantitate si­gnata, nec conditiones individuantes, dicitur enim ' forma indivi­dualis nec haec forma individualis Socratis est eius existentia, quae in eo est praedicatum contingens » (de Deo Trino, p. 200, in 1, 41, 5). — « Personalitas maxime differt ab individuatione cuius principium est materia quantitate signata (...) aliquid infimum (...) » (op. cit., p. 107).

Le P. Febrer l ’écrit avec beaucoup d’à-propos:

« Los seres corpóreo-espirituales se individualizan por algo más que por la materia. Quoad nos, es la materia el signo de la indivi­duación; pero in se, la individuación es algo de su propia entidad. La individualidad del hombre no debe determinarse por lo que tiene de parte; sino por lo que tiene de todo (...) Es un dualismo de materia y espíritu, en el cual ambas realidades constituyen una sola individualidad intelectual, que es absoluta y formalmente idén­tica a la persona humana » (op. cit., p. 124, n. 72).

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27. - Sont à méditer les textes suivants de saint Thomas :

68 FR. PHILIPPE DE LA TRINITÉ, 0. C. D.

« Et ideo quantitas determinata dicitur principium individuationis, non quod aliquo modo causet subiectum suum quod est prima substantia, sed concomitatur eam inseparabiliter, et déterminât eam ad hic et nunc » (de Principio individuationis, cit. a Febrer, p. 132).

« (...)Non quod dimensiones causent individuum, cum accidens non causet suum subiectum, sed quia per dimensiones certas demons- tratur individuum hic et nunc, sicut per signum proprium individui et inseparabile » (de Natura Materiae, cit. a Febrer, p. 129).

28. - Si l ’âme séparée n'est pas dite être une personne par les scolastiques, ce n’est pas parce qu’elle manquerait de sa per­sonnalité métaphysique, mais c’est parce que, le corps faisant dé­faut, la nature humaine n’est plus complète. I l vaudrait mieux dire que l'âme séparée (susceptible de jouir de la vision béatifique, d’être en purgatoire ou d'être damnée) est une personne, onto­logiquement, psychologiquement et moralement, bien qu’elle soit sans corps et donc sans nature humaine complète. Mais il vaudrait encore beaucoup mieux dire que, non pas « l ’âme séparée », mais « le sujet humain privé de son corps » demeure toujours une per­sonne au triple point de vue ci-dessus mentionné, car l ’âme n’est pas la personne, mais une partie de la nature. Nous disons: j ’ai ( je est le pronom personnel) une âme et un corps; nous ne disons pas: mon âme possède son je et son corps. Le sens commun est un bon métaphysicien.

Le sujet séparé demeure individué parce qu’il possède sa sub- sistence spirituelle propre. Il « appelle » son corps et c’est lui, sujet subsistant, qui, foncièrement, individuera ce corps à l ’instant de la résurrection.

29. - Comme nous l'écrivions en AO (p. 162):a) La raison conclut ceci: la subsistence assure l’incommu­

nicabilité du sujet contingent par manière de potentialité-relation, et l ’incommunicabilité de Dieu, unique et personnel, par manière d'acte pur dont l'essence est sa propre existence.

b) La révélation nous apprend que Dieu est Tri-Personnel, et la théologie dogmatique nous enseigne que les Personnes di­vines sont des relations subsistantes.25

25 II y a en Dieu quatre relations subsistantes: la Paternité (1), la Filia­tion (2) qui lui correspond, la Spiration active (3), commune au Père et au Fils comme étant l’unique principe du Saint-Esprit, procedens ab utroque, Spiration passive (4) qui lui correspond à son tour.

(1) et (2) constituent deux Personnes, le Père et le Fils, au sein de la pro­cession réalisée par manière d ’intelligence; (3 ) et (4 ) constituent la procession d’amour; (3) n'est pas une Personne car, en s'aimant l ’Un l ’Autre, loin de

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RÉFLEXIONS DE THÉOLOGIE DOGMATIQUE 69

La subsistence-relation est donc réalisée soit comme acte pur de toute puissance (en Dieu Trinité), soit comme puissance pure de tout acte (dans les êtres contingents). La subsistence-relation transcende donc l ’acte et la puissance, tout en demeurant imma­nente soit à l ’acte, soit à la puissance.

30. - Cette transcendance de la subsistence à l ’égard de l ’acte et de la puissance doit être mise en relief. La subsistence n’est jamais formellement ni acte ni puissance, bien qu’elle soit de fait identique soit à l ’acte pur, soit à une puissance déterminée. Dans sa raison formelle, la subsistence est toujours relation indivi- duante. La raison le démontre pour toute créature. Le dogme nous le dit pour les Trois Personnes Divines. Sans la foi, nous dirions seulement de la « subsistence » divine qu’elle est unique et acte pur (ce qui demeure toujours vrai dans la ligne de l'acte divin, comme tel, car la Trinité ne détruit pas l ’essence divine: Elle lui est identifiée). Par la fo i nous savons que la subsistence divine est de fait réalisée en quatre relations subsistantes, dont Trois s’opposant, sont des Personnes.

Il est particulièrement encourageant pour la raison naturelle métaphysique qu’elle puisse démontrer que dans la créature la subsistence est formellement relative puisque la Révélation lui apprend qu'il est encore ainsi dans la Trinité, au sein de l ’Acte pur.

31. - Si Ton veut approprier, et on le peut, les trois co-princi- pes substantiels de la substance créée (subsistence, nature, exis­tence) au Père, au Fils et au Sain-Esprit, on aboutit à cette in­tuition que la substance créée est ontologiquement, à sa manière, comme une image analogique, lointaine, de la substance incréée, Trinité divine.26

s’opposer, le Père et le Fils ne sont qu ’Un seul principe d ’Am our; (4 ) con­stitue la Troisième Personne, celle de l’Esprit-Saint.

26 Question de principe, il n ’y a rien là qui puisse heurter a priori un disciple de saint Thomas, justement audacieux à ce propos dans ses affir­mations. — Saint Thomas répète que la raison profonde de la procession des créatures (par manière de libre création) est à rechercher dans les pro­cessions intra-divines, constituant le mystère de la Trinité. Ainsi: « (...) Sicut trames a fluvio derivatur, ita processus temporalis creaturarum ab aeterno processu personarum (...) Sicut trames procedit extra alveum fluminis, ita creatura procedit a Deo extra unitatem essentiae, in qua sicut in alveo fluxus personarum continetur » (Sent., Prolog.). — « Supposita autem, secundum fi- dem nostram, processione divinarum personarum in unitate essentiae, ad cuius probationem ratio sufficiens non invenitur, oportet processionem per­sonarum, quae perfecta est, esse rationem et causam processionis creaturae » ( I Sent., d. 10, q. 1, a. 1). — « Processio personarum est ratio productionis creaturarum a primo principio » ( I Sent., d. 14, q. 2, a. 2).

Au I livre des Sentences, d. 32, q. 1, a. 3, saint Thomas s’en explique da­vantage et distingue admirablement l’efficience, commune à toute la Trinité, et le rapport d ’une telle efficience aux Personnes divines du côté des effets

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70 FR. PHILIPPE DE LA TRINITÉ, 0. C. D.

1) La subsistence, au-delà de laquelle on ne remonte pas, est l ’analogue du Père, origine sans autre origine.

2) La nature est l ’analogue du Fils: la nature est, en l ’être, l ’objet formel de l ’intelligence, intus legere quid, sit eus, — le Verbe procède par manière d’intelligence, recevant la plénitude de la nature divine au titre même de sa procession, qui pour cette raison est une génération.

3) La subsistence et la nature constituent l’essence créée qui est ordonnée à son existence, comme une puissance à son acte : le Père (subsistence) et le Fils (nature) sont à l ’origine du Saint-Es­prit, comme principe unique de sa procession. Et de plus :

produits ( ratio efficientiae). En d ’autres termes, les Trois Personnes de la Trinité agissent comme une seule cause efficiente, mais en agissant ainsi, elles marquent de leur empreinte, de leur sceau, — vestige ou image, — les effets produits. — « Si enim (diligere) sumatur essentialiter, tune in verbo dilectionis designabitur efficientia totius Trinitatis, et in ablativo designante personam Spiritus Sancii, designabitur ratio efficientiae, non ex parte efficien- tis, sed ex parte effectorum, quorum ratio et origo est processio Spiritus Sancti, sicut et verbum; quamvis proprie verbum sit ratio creaturarum, se­cundum quod exeunt a Deo per modum intellectus (...) Sed Spiritus Sanctus est ratio earum, prout exeunt a Deo per libertatem voluntatis (...) » (toc. cit. supra).

Le P. R obert commente ainsi et fort bien: « (...) Efficientia et ratio efficien­tiae iuxtaponuntur et coniunguntur ; et tarnen distinguuntur et quasi con- traponuntur. Aliud elementum repertum est quod efficientia totius Trini­tatis, seu essentiae communis dicitur; ratio efficientiae Verbo et Spiritui Sancto attribuitur. Et hoc quidem, quantum comprobari potui, constanter affirmatur. Videmur ergo ex una parte nos intra limites efficientiae divinae utrobique versari, ex alia parte contrarium asserendum: quia efficientia duci- mur ad essentiam et essentialia (quae sunt communia trium Personarum), ratio autem efficientiae Verbum et Spiritum Sanctum respicit secundum di- versos respectos intellectus et voluntatis, imitationis naturae et liberalis col- lationis. Non potest fieri aequatio inter efficientiam et essentiale, restringendo rationem efficientiae notionali, quomodocumque notionale accipiatur; quia, ut dixi, in textu cui studemus, qui tam efficaciter et signanter distingui!, sive in essentiali sive in notionali amore Dei in creaturas uterque respectus con- tinetur et exprimitur, licet praeeminentia inversa » (ROB, pp. 88-89).

Plus haut le P. R obert l’avait déjà bien précisé: « Tamen singillatim dé­signât Auctor diversa principalitate utrumque respectum in utraque acceptio- ne dilectionis inveniri: quia in essentiali directe efficientia et quasi in obliquo ratio efficientiae; in notionali e contra primum intelligitur ratio efficientiae, et ex consequenti ipsa efficientia » (ROB, p. 86). — Notons encore ceci qui est très important: « Nec etiam « ratio efficientiae » simpliciter intelligenda vide- tur sensu appropriationis, quasi efficientia, quae est totius Trinitatis, dicatur « ratio efficientiae » prout appropriatur Verbo vel Spiritui Sancto. Hic modus loquendi et distinguendi non invenitur in S. Thoma » (ROB, p. 90). — En con­clusion: « (...) Ex ipsa intima unione inter efficientiam et exemplaritatem, praesertim in Deo, causalitas exemplaris et relatio inde exurgens absque du­bio affirmanda est. Et hoc eo vel magis quod cum omne agens agat sibi si- mile et ad actum suae similitudinis velit reducere patiens, ut consuevit dicere S. Thomas, quanto perfectior est actio divina perfectioresque effectus pro- ducit, tanto fortius exemplaritas divina splendere debet » (ROB , p. 101).

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RÉFLEXIONS DE THÉOLOGIE DOGMATIQUE 71

4) Le Saint-Esprit procédant dans la ligne même de la volonté, comme Amour terminal et subsistant, est l ’analogue de l ’exister, aspect formellement recherché par le vouloir dans l'être. (On n’aime pas le possible, mais l ’existant, comme tel.)

32. - Arrêtons-nous maintenant à certains textes de saint Tho­mas, non probants, certes, mais suggestifs quant à notre thèse, d’un double point de vue complémentaire, celui de la constitution de l ’essence contingente comprenant nature et subsistence, et ce­lui de la position individuante et déterminante de l ’essence ainsi constituée face à l ’existence. (Nous soulignons).

« Per se quidem (persona) significat substantiam intellectualem individuam, quaecumque sit ilia, et qualitercumque individuetur » (in I Sent., d. 23, q. 1, a. 3).

« Dicendum quod persona et essentia omnino re in divinis non distinguuntur. In illis enim in quibus aliud est essentia quam hy­postasis, vel suppositum, oportet, quod sit aliquid materiale per quod natura communis individuetur et determinetur ad hoc sin­gulare. Unde illam determinationem materiae, vel alicuius quod loco materiae se habet, addit in creaturis hypostasis supra essen- tiam et naturam; unde non omnino ista in creaturis idem sunt. In Deo autem non est natura ipsius subsistens per aliquod ad quod determinatur, sicut per materiam sed per ipsam est subsistens, et ipsum suum esse subsistens est. Unde natura est ipsum quod subsistit, et esse in quo subsistit. Et propter hoc in Deo omnino idem est, quo est et quod est » (in I Sent., d. 34, q. 1, a. 1).

A l’objection suivante: «Differentia cuiuslibet rei est de essentia, et intrat definitionem ipsius. Sed in omni creatura esse est aliud ab essentia eius, nec intrat definitionem eius, ut Avicenna dicit. Ergo differentia non potest sumi ex esse ipsius», saint Thomas répond:

«(Quartum) concedimus: non enim ab ipso esse sumitur differeti- tia, sed magis ex habitudine ipsius substantiae ad esse » (Quodli­bet IX, a. 6, obj. 4). C’est l’essence substantielle préordonnée de telle ou telle manière à l’existence, et non pas l’existence qui est source de différenciation et d’autonomie ontologique.27

« Illud unde Socrates est homo, multis communicari potest : sed unde est hic homo, non potest communicari nisi uni tantum» (1, 11, 3, c.). — « Unum quod convertitur cum ente est quoddam me- taphysicum quod non dependet a materia » ( ibidem, 3m).

27 Ce texte est particulièrement favorable à la perspective de Cajetan. Si l’esse ne spécifie pas, ce ne pourra pas être non plus, en stricte rigueur de termes, l’habitudo ad esse qui spécifiera, car toute relation est spécifiée par son terme (ici, l ’esse). Il faut que cette habitudo soit déjà spécifiée, déterminée en elle-même, essentiellement (elle est l ’essence même), pour pouvoir spécifier l ’esse. Essentia est ad existentiam ut iam in se determinata. — Voir ci-dessous de Spir. Créât., a. 8, ad 3m.

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FR. PHILIPPE DE LA TRINITÉ, 0. C. D.

« Omnis forma in supposito singulari existens, per quod indivi- duatur, communis est multis vel secundum rem, vel secundum ra- tionem saltem (...) Intellectus intelligit naturam cuiuslibet speciei per abstractionem a singulari. Unde esse in uno supposito singu­lari vel in pluribus est praeter intellectum naturae speciei. Unde servato intellectu naturae speciei potest intelligi ut in pluribus existens; sed singulare, ex hoc ipso quod est singulare, est divisum ab omnibus aliis » (1, 13, 9, c.).

« Ind ìviduum autem esse Deo competere non potest quantum ad hoc individuationis principium est materia, sed solum secundum quod importât incom m unicabilitatem » (1, 19, 3, 4m).

« Speciali quodam modo individuum invenitur in genere substan­tiae. Substantia enim individuatur per seipsam, sed accidentia in- dividuantur per subiectum quod est substantia» (1, 29, 1, c.). —

« Licet hoc singulare vel illud definiri non possit, tamen id quod pertinet ad communem rationem singularitatis definiri potest. Et sic Philosophus définit substantiam primam; et hoc modo définit Boetius personam » ( ib idem , lm).

« Secundum Philosophum in V Metaphys., substantia dicitur dupli- citer. Uno modo dicitur substantia quidditas rei, quam significai definitio (...) quam quidem substantiam (...) nos essentiam dicere possumus. — Alio modo dicitur substantia subiectum vel suppo- situm quod subsistit in genere substantiae (...). — Secundum quod per se existit et non in alio, vocatur subsistentia (...) Secundum vero quod supponitur alicui naturae communi, sic dicitur res na­turae; sicut hic hom o est res naturae humanae » (1, 29, 2, c.).

« Hypostasis et persona addunt supra rationem essentiae princi­pia individualia » (1, 29, 2, 3m).

« Natura se habet ut forma, individuum autem ut suppositum for- maei> (1, 39, 2, c.).

« Ut patet per definitionem Boetii (...) persona est rationalis naturae individua substantia. Unde ad hoc quod esset hypostasis et non persona, oporteret abstrahi ex parte naturae rationalitatem; non autem ex parte personae proprietatem » (1, 40, 3, c.).

« Licet enim paternitas ut forma Patris significetur, est tamen pro- prietas personalis, habens se ad Personam Patris, ut form a indi- vidualis ad aliquid individuum creatum. Forma autem individua- lis, in rebus creatis, constituit personam generantem, non autem est quo generans generai : alioquin Socrates generaret Socratem » (1, 41, 5, c.). — « Generatio est opus naturae, non sicut generantis, sed sicut quo generans generai » (ib id e m ).

« Subtracta ergo materia a substantiis spiritualibus, remanebit ibi genus et differentia non secundum materiam et formam, sed se­cundum quod consideratur in substantia spirituali tam id quod est com m une sibi et imperfectioribus substantiis, quam etiam id quod est sibi proprium » (d e Spiritualibus creaturis, qu. Unica, 1, 24m).

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« Nec in substantiis angelicis species sumitur secundum ipsum esse, sed secundum formas simplices subsistentes, quarum differentia est secundum ordinem perfectionis (...) » ( ibidem, a. 8, 3m).

« Cum inquiritur de differentia vel convenentia speciei est consi- deratio de rebus secundum naturas ipsarum » ( ibidem, 2m).

33. - Saint Thomas emploie équivalemment nature ou essence (essentiel sive natura). Notre thèse demande que l ’on complète cette formule en disant explicitemment : « essentia sive natura et subsistentia ». Ce développement homogène est en parfaite con­sonance avec la dogmatique qui nous parle d ’une nature et fie Trois Personnes pour le mystère de la Trinité, et qui nous parle aussi non pas de deux essences mais bien de deux natures, pour une seule Personne dans le Verbe incarné, Verbe de Dieu qui sub­siste ainsi d’une subsistence composée (3, 2, 4 et Denzinger, 216: « (...) et ideo unam eius subsistentiam compositam, qui est Do- minus (noster) Jésus Christus, unus de Sancta Trinitate (...) » (Anathematismi de Tribus Capituli, can. 4).

4 - La grâce créée d’union34. - Le mode d’union des Carmes de Salamanque (Valiquid

creatum substantiel de Dom Leblond) est ontologiquement néces­saire pour rendre raison de l ’Incarnation du Verbe. Cette thèse n’est pas de saint Thomas, mais elle est rigoureusement exigée par les principes généraux de son ontologie de la mutation-relation, et c’est ce qui explique que Dom Leblond puisse la présenter, bien qu’à tort, comme étant de saint Thomas lui-même.

35. - Nous nous séparons toutefois de Dom Leblond pour autant qu’il affirme de ce creatum substantiel qu’il est un acte, bien que ce soit pour lui, analogiquement, un acte tout sur-naturel, précisément ouvert sur le Verbe de Dieu et spécifié par Lu i.28

28 I. — Le quid creatum pour Dom Leblond est un acte. Il le répète pas- sim. Voir par ex. les textes déjà cités note 18. Et encore ceux-ci: Ce quid creatum est 1’« acte inhérent de la nature humaine » du Verbe incarné (p. 308). — « L ’union ne peut se faire que dans l’Esse personate Verbi qui se communique d ’une façon permanente et qui, en se communiquant, pose la nature humaine avec son acte (nous soulignons) inhérent assumé. Le tout (aliquid creatum et nature humaine) étant alors en relations (sic) d ’union à l'Esse Verbi, à la Personne du Verbe » (p. 310). — « L ’Esse Verbi (...) est par­ticipé dans l ’aliquid creatum; et par cet aliquid creatum la nature humaine est actuée (nous soulignons), est réelle dans le Suppôt divin » (p. 335).

II. - Bien qu’il ne s’en exprime pas toujours avec une parfaite cohéren­ce, Dom Leblond tient que le quid creatum n ’est pas un esse, un existere. Telle est du moins, croyons-nous, son intention profonde.

1) Voici un texte formel en ce sens: « Mais, dira-t-on, Valiquid creatum,

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74 FR. PHILIPPE DE LA TRINITÉ, 0. C. D.

C’est justement au titre de sa spécification surnaturelle par le Verbe de Dieu que nous nions que le creatum substantiel puisse être un ACTE et un ACTE de Tordre de l ’EXISTER. L ’acte d’exis­ter, est, comme tel, un absolu qui ne peut pas ici rendre formelle­ment raison de la relation substantielle objectivemente réelle de l’union hypostatique. Jouât-elle dans l ’ordre surnaturel, l ’analogie se doit de respecter cet aspect formel de l ’acte d ’exister.

Il faut y insister. L 'exister est la partecipation la plus pro­fonde de la perfection de Dieu, en tant qu 'Ipsum esse subsistens, « Celui qui est ». Sans cette participation, aucune autre n’aurait de sens effectif, mais la participation de Yexister est d ’ordre for­mellement naturel et non pas surnaturel. Elle vise Dieu comme Dieu, mais non pas Dieu Trinité. Si l ’incarnation de Dieu devait être expliquée en fonction de l 'exister, il faudrait conclure, en toute rigueur, à l ’incarnation de Dieu, comme Dieu, mais non à celle de l ’une des Trois Personnes divines, à l ’exclusion des deux Autres,

acte inhérent de la nature humaine, est bien un esse? Non! Ce n ’est ni l’Esse Verbi, ni l'esse humanum, acte connaturel de Ja nature humaine, c’est un acte surnaturel reçu dans une nature humaine et proportionné à l'Esse Verbi. Ce n’est pas un esse, car un esse est connaturel à la form e qui le spécifie et il est le fondement de l’unité de son suppôt. O r cet aliquid creatum n ’est con­naturel ni à la Nature divine (seul l’Esse Verbi Test), ni à la nature humaine (seul l’esse personale d ’un homme Test). C ’est un « a l iq u id c r e a t u m » s u r n a ­t u r e l , d ’ordre in t e n t io n n e l e t n o n d 'ordre n a t u r e l , c o m m e d ’a il l e u r s t o u t e réa­

l it é s u r n a t u r e l l e , p r o p o r t io n n é à l ’ « e s s e v e r b i » (pp. 330-331).2) Dom Leblond a bien vu qu ’en un sens ce quid creatum, qui, donc, n ’est

pas un esse, joue cependant, de quelque manière, le rôle de l’esse connaturel à la nature humaine chez le commun des mortels. Nous en sommes d ’accord. Ainsi: « La grâce d ’union ( l’aliquid creatum ) n ’est en aucune façon reçue accidentellement par la nature humaine? Pourquoi? Tout simplement parce qu’elle joue le rôle qu ’aurait dû jouer l'esse substantiale par rapport à cette nature: celui de la poser dans l'être (...) » (p. 308). — « C ’est ( l’aliquid crea­tum ) qui, jouant le rôle de l’esse connaturel, est cependant aliquomodo pro­portionné à l’Esse Verbi » (p. 321).

3) Mais il arrive à Dom Leblond de simplifier outre mesure sa propre pen­sée et d ’écrire que le quid creatum est de Tordre de l’esse, est un esse, est existentiel, là où nous écririons, nous, en y tenant absolument, subsistere, subsistentiel. — Ainsi: « L ’aliquid creatum est l ’acte existentiel (nous sou­lignons) surnaturel et substantiel de la nature humaine » (p. 309). « Mais une réalité de Tordre de l ’esse peut-elle jouer le rôle de l'esse connaturel de la pierre, sans être cet esse lui-même? Oui! mais à condition que l'amplitude spécifique de ce nouvel acte d ’être (en fait, c ’est l’aliquid creatum ) inclue l’amplitude spécifique que possédait l’esse connaturel de la pierre: sinon, jamais elle n’en pourrait jouer le rôle, actuer, comme son acte inhérent, la nature de la pierre » (p. 316). — « Cet aliquid creatum est de Tordre de l ’esse, il est acte ontologique, donc principe quo; il n ’est donc pas un sujet récep­teur; d ’autre part cet aliquid creatum est spécifié par l'Esse Verbi et donc il unit nécessairement à l ’Esse Verbi, étant ouvert sur lui, il ne peut donc constituer avec la nature-pierre [exemple choisi par l ’auteur] un tout com­plet, puisqu’en sa réalité même il est ouvert sur l’Esse Verbi » (p. 318).

4) Dom Leblond a raison de voir dans le quid creatum substantiel « le fondement et le noeud de tout le Mystère de l’union hypostatique » (p. 335),

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RÉFLEXIONS DE THÉOLOGIE DOGMATIQUE 75car ¡'exister divin est unique pour les Trois Personnes. On aurait l ’incarnation de Dieu (Trin ité ). Or, ni le Père, ni le Saint-Esprit ne sont, pourtant, de fait, incarnés en YHomo Christus Jésus.79

La nature humaine du Christ, spécifiquement semblable à la nôtre comme nature, n’est pas à ce titre, de son propre chef, hy- postatiquement unie au Verbe de Dieu. Si le creatum substantiel était un acte, il faudrait logiquement qu’il fût soit une nature, soit un exister substantiel. Or, ces deux solutions sont métaphysi­quement inconcevables. Il est de l ’ordre de la subsistence, et peut seulement de ce chef « réaliser » ce par quoi la nature assumée subsiste en le Verbe de Dieu II y a une grande part de vérité dans la thèse de l ’esse creatum de l ’Humanité du Christ, mais cette part de vérité ne peut être sauvée que dans la thèse de la ratio creata subsistendi qui pose dans l ’être l ’humanité du Christ, non pas en l ’opposant au Verbe, mais en lui donnant de communier à la Sub­sistence personnelle de Celui-ci, et, au titre de cette Subsistence, à Son Existence.

36. - Le problème métaphysico-dogmatique posé par l'union hypostatique s’éclaire donc, pensons-nous, à la lumière de la no­tion de la subsistence. L ’humanité du Christ est dotée d’une subsi-

« véritable Onction permanente de l’humanité du Christ par le Verbe » (p. 336). Cet aliquid creatum se réfère à un mode d ’être sui generis, — « c’est un mode sui generis » (p. 319). Ce genus, cette dimension de l ’être est, pour nous, celle de la subsistence. Le mode d ’union n ’est intelligible que de cette manière.

I II . — Pour le P. de la Taille, le quid creatum, la grâce créée d ’union, est une actuation de l’ordre de l’exister. Le P. de l a T a i l l e écrit: « Toute la Tri­nité cause l’union ; mais le terme en est le Verbe Seul ; et par conséquent, de la part du Verbe comme terme, ce n’est pas une activité causale seulement qui est à envisager, c’est une fonction d ’Acte perfectif, sans être toutefois Acte informant » (art. cit., R. Sc. relig., p. 261, où l ’auteur cite en note un long passage de Cajetan, in III, 17,. 2). — Il ne faut cependant pas oublier que le Verbe, comme tel, n ’est pas un a c te , mais une relation subsistante identique à P a c te p u r , lequel est unique pour les trois Personnes. — Voir Entretien, sous-division IV : En quel sens peut-on parler de deux existences dans le Christ? (pp. 141-144). — L ’actuation créée « peut s’appeler elle-même une existence », « cette existence substantielle créée n ’est qu ’une actuation par l’existence incréée; et ainsi en fin de compte l’humanité est existante par le Verbe » (p. 142). — « Non, exister n'est pas la même chose dans l’hu­manité que dans le Verbe. Dans le Verbe, c’est l ’acte par lequel il existe; dans l’humanité, c’est l ’actuation par cet acte. Dans l’un, c’est une propriété de nature ; et dans l’autre une grâce » (pp. 143-144). Non, dirons-nous: la grâce créée d ’union n’est pas de l’ordre de l 'exister, mais de celui du sub­sister.

29 Voir 3, 3, 2, Utrum naturae divinae conveniat assumere? — « Primo et propriissime persona dicitur assumere » (c.). — 3, 3, 3, Utrum abstracta personalitate per intellectum natura possit assumere? — Objectivement, quoad se, non: « Quia totum quod est a Deo est unum, salva distinctione Personarum » (c.). Nous y reviendrons.

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76 FR. PHILIPPE DE LA TRINITÉ, 0. C. D.

stence substantielle, surnaturelle qui exerce ainsi une double fonc­tion: la fonction naturelle de la subsistence connaturelle qui est d ’individuer substantiellement la nature humaine assumée, la fonction toute surnaturelle d ’exiger pour 1'« essence » humaine ainsi constituée (celle du Christ-Jésus), à la place d’un exister sub­stantiel connaturel, l ’exister même du Verbe de Dieu. Nous som­mes là en parfait accord avec Dom Leblond: ce creatum substan­tiel est la grâce créée d’union et celle-ci ne fait pas plus obstacle au caractère immmédiat de cette union que n’en fait la lumière de gloire à celui de la vision béatifique. Le Verbe de Dieu demeure bien la grâce incréée de l'union hypostatique.

Il est donné dans le Verbe fait chair une relation qui fonde le mariage spirituel du Verbe avec une humanité et la fait Homme- Dieu. « Sic Deus dilexit mundum ... ». C’est tout le mystère de la grâce. « Vivere viventibus est esse ». Cette relation substantielle, réalisant l ’union hypostatique, n’est-elle pas la source profonde et dernière de la vie surnaturelle créée de l ’Homme-Dieu et de sa vie tout court? Or, principe permanent de vie surnaturelle et grâce, c’est tout un, enseigne Pie XI : ' Permanens vitae supernaturalis principium, gratiam scilicet sanctificantem ’, — Casti Connubii, Denzinger, 2237 (Voir RP, p. 151).

37. - Le P. de la Taille l’a fort bien exprimé:

« En unissant à sa personne par un lien substantiel la nature hu­maine qu’il nous empruntait, il (le Verbe) a fait de l’union hyposta­tique, de cette grâce créée d’union, la plus haute, la plus auguste, la plus divine ressemblance de la divinité; non pas à la manière d’une filiation adoptive ou de son épanouissement final, mais bien une propre et substantielle communication de la filiation de na­ture: tellement, que dans son humanité même, le Christ est fils, fils unique de Dieu, par la seule génération étemelle qui s’accom­plit au sein de la divinité. Il n’y a ni peut y avoir de la part de Dieu, tradition de Soi plus plénière que celle par laquelle il de­vient... l’être même par lequel existe la substance créée. Au delà de cette unité de personne à laquelle aboutit l’union hypostatique, il n’y a plus rien: et c’est pourquoi, la grâce d’union est au regard de la Toute Puissance divine elle-même, le sommet de la ressem­blance à Dieu. Elle conforme substantiellement la nature humaine à la substance du Verbe » (art. cit., pp. 367-368).

Nous sommes là devant la réalisation la plus profonde et la plus éclatante du mystère de la grâce: E t Verbum Caro factum est, et habitavit in nobis (...) plénum gratiae et veritatis (...) E t de plenitudine Eius nos omnes accepimus et gratiam pro gratia (Io., I, 14, 16).

38. - La thèse de la grâce créée d’union permet de tenir logi­quement le juste milieu entre le nestorianisme et le monophy­

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RÉFLEXIONS DE THÉOLOGIE DOGMATIQUE 77

sisme, et nous voyons difficilement comment on pourrait, en bon­ne logique, conserver autrement cet équilibre.

Si, quelle qu'elle soit, la subsistence connaturelle de la nature humaine lui est laissée, conjointement à la réalisation de l ’union hypostatique, nous tombons dans le nestorianisme, et, en bonne logique, une telle union est alors littérallement contradictoire.

Si la nature humaine du Christ-Jésus est dite unie au Verbe de Dieu sans rien de créé qui assure et réalise la dite union, cette nature est logiquement unie au Verbe par elle-même et nous tom­bons dans le monophysisme. Il faut donc poser, de ce point de vue, un principe créé d’union, distinct du Verbe comme de la na­ture humaine. Ce principe est grâce, au sens le plus fort du terme.

« Il manque à (la grâce créée d’union) de se terminer à un acte limité d’existence pour être une personnalité créée. Il lui man­que aussi d'être identique à l ’acte pur pour être une personnalité divine. Mais elle a tout ce qu’il faut pour justifier l'union hyposta­tique d’une nature créée à la personnalité du Verbe (...) L ’union est donc doublement hypostatique: de par son terme, l ’hypostase ou personnalité du Verbe; de par la relation ontologique (qui oriente la nature assumée) face à ce terme: une relativité sub- sistentielle et substantielle » (RP, p. 150).30

30 Note sur l'analogie entre la subsistence connaturelle créée (personna­lité) et la subsistence surnaturelle créée qui rend raison de l’union hyposta­tique:

1. - Similitudes essentielles:a ) Principe d'être substantiel, de part et d ’autre.b ) Raison de l ’individuation hypostatique de la nature.c) Exigence d ’une existence propre (fondement de la relation transcen-

dantale de l’essence à l ’existence).2. - Dissimilitudes essentielles:

a ) Subsistence naturelle ; subsistence « miraculeuse », surnaturelle.b ) La subsistence connaturelle fait que la nature soit sui iuris et au­

tonome comme personne créée; la subsistence créée du Christ fait que sa nature humaine subsiste hypostatiquement en sa Personne incréée (le Verbe).

c) Notre subsistence exige une existence propre créée qui soit la nôtre; la subsistence du Christ exige comme existence propre l'existence divine elle- même en tant qu ’elle est celle du Verbe de Dieu. — Subsistentiae huius mi- raculosae causa, essentia humana Christi ( = natura et subsistentia huiusmo- di) est AD subsistentiam Verbi, et, per earn, ad existentiam eiusdem\ Verbi.

Instance: c ’est logiquement du nestorianisme, car toute subsistence créée est une personnalité.

Réponse: nous le nions: ce n’est pas logiquement du nestorianisme. Et nous distinguons: toute subsistence créée connaturelle est une personnalité, nous le concédons, — cette subsistence surnaturelle du Verbe incarné en est une aussi, nous le nions. Notre position peut être éclairée par l ’analogie du mystère de la Trinité. La spiration active est une relation subsistante, une subsistence relative, mais elle n ’est pas pour autant une Personne divine. Pourquoi? Parce que, loin de s’opposer à la Paternité et à la Filiation, elle s'identifie avec celle-ci comme avec celle-là déjà constituées comme Per­sonnes distinctes. En la Trinité la Personne est constituée par la Subsistence

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Loin de faire difficulté, l ’expression una subsistentia composita exprime donc admirablement le nœud du mystère de l ’Incarna­tion. Et c’est là que s’inscrit en profondeur le mystère de la grâce parce que ce mystère est précisément et essentiellement d'ordre personnel. 31

39. - Bien que la notion de subsistence soit absolument cen­trale en théologie, — Incarnation et Trinité, — c’est un fait digne d'attention qu’aucune des XXIV thèses thomistes publiées par laS. Congrégation des Études le 27 juillet 1914 ne porte sur la sub­sistence. Aucune solution n’en est présentée. Bien plus : le problè­me est passé sous silence. Si les meilleurs thomistes eussent été d’accord entre eux pour interpréter là saint Thomas, nous aurions vraisemblablement possédé XXV et non pas XXIV thèses tomistes. C’eût été normal.

Mais, les meilleurs disciples de saint Thomas ne sont pas, là, d’accord entre eux. Ce fait historique peut être considéré comme l'indice probable que la pensée de saint Thomas n’est pas arrivée, su ce point, à maturité. Cela n’a rien qui doive, a priori, nous scandaliser.

Nous croyons que si saint Thomas n’a pas poussé ses dé­ductions métaphysico-dogmatiques jusqu'à l ’affirmation d’une grâce créée substantielle d’union c’est précisément parce qu’il

relative en tant qu'opposée à une autre Relation subsistente, c ’est-à-dire en tant que distincte et incommuniquée. Ainsi du Père, et du Fils (ad invicem), ainsi du Saint-Esprit par rapport à la Spiration active du Père et du Fils (duo spirant es, unica spiratio activa).

Or, de même, la subsistence connaturelle créée est principe d ’existence propre, distincte et séparée, tandis que, bien loin de s'opposer à la Subsisten­ce du Verbe, la grâce créée d ’union, subsistence surnaturelle, exige que la nature humaine assumée existe de l'existence du Verbe, au titre même de la Subsistence incréée de Celui-ci. Elle n’est pas avec cette Subsistence divine en rapport d ’opposition, mais en rapport d ’exigence, de communion, de compo­sition (au sens où la Personne du Verbe incarné peut et doit être dite Per­sonne composée).

Il n ’y a point là de nestorianisme, et, il y aurait logiquement monophy­sisme si la nature humaine assumée était ainsi assumée comme d ’elle-même, ab intrinseco.

31 On serait visé par l ’anathème si l ’on enseignait une union de grâce qui ne fût pas selon la subsistence, mais on ne l’est pas si l’on enseigne une union de grâce qui est par définition, doublement, comme nous l'avons dit, selon la subsistence (ce qui justifie au mieux l ’expression unam subsisten- tiam compositam): « Si quis dicit, secundum gratiam, vel secundum opera- tionem (...), vel secundum auctoritatem, aut relationem, aut effectum (...), unitionem Verbi ad hominem factam esse (...), sed non confitetur unitatem Dei Verbi ad carnem animatam anima rationabili et intellectuali, secundum compositionem sive secundum subsistentiam factam esse, sicut Sancti Patres docuerunt, et ideo unam eius subsistentiam compositam, qui est Dominus (noster) Jésus Christus, unus de Sancta Trinitate, talis A. S. » (Denzinger, 216, déjà cité).

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n’a pas été jusqu’à tirer de ses propres principes la non-simplicité métaphysique de l ’essence contingente, constituée pourtant, com­me telle, de puissance et d’acte (subsistence et nature). Or, pour­quoi cette non-simplicité s’impose-t-elle en définitive? En bref, par­ce que l 'essence contingente pouvant par définition ne pas être, sa subsistence (exigence d’existence) ne peut pas être sa nature par identité. Ce serait une contradiction dans les termes.

Saint Thomas admettait que la substance créée est constituée d’essence et d'existence. C’est l ’un des triomphes de sa pensée philosophique que d’avoir puissamment mis en lumière cette distinction capitale. Saint Thomas, de ce chef, a vraiment saisi, cela ne fait pour nous aucun doute, que l ’esse, Yexistere, comme tel, ne spécifie pas, mais qu’au contraire il a besoin d’être spéci­fié. S’en tenant à la seule distinction substantielle essence-existence dans l ’être contingent, saint Thomas ne pouvait donc pas rendre ontologiquement raison d ’un principe d’être qui fût tout ensemble et « substantiel » et « référence » au Verbe de la nature assumée par Celui-ci, car la surnature peut élever, mais non détruire la raison formelle d'un co-principe d ’être réalisé sur un mode surna­turel. (Si un cercle est assumé, il ne peut, pour autant, de ce chef, devenir un carré).

Or, répétons-le, saint Thomas devait le voir, le quid substan­tiel requis pour rendre raison de l ’union hypostatique ne peut être ni un existere qui est acte, clos sur lui-même, et ne spécifie pas, ni une nature contingente (par définition non sur-naturelle, infiniment distante de la nature divine, fût-elle nature archangélique). Pour saint Thomas ce quid substantiel ne pouvait être donné qu’en étant formellement un habitus médius ( n a t u r e ? e x is t e r ? ) ne ré­pondant pas à la fonction qu’il aurait dû remplir. Il n’était donc pas.

40. - Mais la pensée chemine au cours des siècles.Suárez a été, pour les thomistes, l ’occasion de réfléchir da­

vantage sur le principe de la limitation de l ’acte par la puissance.Les disciples de Capréolus tiennent une vérité importante: la

subsistence ne peut pas être un « mode » qui ne soit ni acte ni puissance, elle doit s’intégrer dans la synthèse fondamentale de l ’acte et de la puissance, étant elle-même une notion absolument fondamentale.

Les disciples de Cajetan tiennent une autre vérité non moins fondamentale: il est absolument impossible que le subsistere con­tingent soit identique à Yexistere contingent, sous peine de devoir logiquement nier la distinction réelle de l ’essence et de l'existence, puisque l ’exister contingent est dépouillé, comme tel, de toute va­leur de spécification et que rien n’est plus « spécifié » ni « spéci­fiant », plus « individué » ni « individuant », que la subsistence ou personnalité.

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41. - Il reste donc, que subsistence et nature forment un couple ontologique de puissance et d'acte au sein de la nature contin­gente. C’est faire acte de fidélité vivante et logique aux principes de saint Thomas, pensons-nous, que de l ’affirmer. La grâce créée substantielle d’union est alors concevable et, donc, elle s’impose. Elle est en outre, logiquement, à la base du traité spéculatif de notre grâce sanctifiante. La théologie de la grâce peut ainsi se dé­velopper de manière homogène, dans la perspective des principes thomistes. In eodem sensu eademque sententia. I l n’y a rien là qui soit de nature à nuire à l ’autorité ni à la vivante actualité de saint Thomas d’Aquin bien au contraire.

F r . P h il ip p e de la T r in it é , O. C. D.