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Tyran et magicien ? Représentation de la figure de l’empereur Julien dans les sources littéraires grecques, latines et syriaques de l’Antiquité tardive Mémoire Maryse Robert Maîtrise en études anciennes Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada © Maryse Robert, 2016

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  • Tyran et magicien ? Représentation de la figure de l’empereur Julien dans les sources littéraires grecques,

    latines et syriaques de l’Antiquité tardive

    Mémoire

    Maryse Robert

    Maîtrise en études anciennes

    Maître ès arts (M.A.)

    Québec, Canada

    © Maryse Robert, 2016

  • Tyran et magicien ? Représentation de la figure de l’empereur Julien dans les sources littéraires grecques, latines et syriaques de l’Antiquité tardive, notamment le

    Roman syriaque

    Mémoire

    Maryse Robert

    Sous la direction de :

    Paul-Hubert Poirier, directeur de recherche

  • iii

    Résumé

    Même si les Humanistes et les Lumières tentèrent de réhabiliter le personnage de

    Julien l’Apostat, leurs tentatives furent somme toute vaines. En effet, encore au début du

    siècle dernier on parlait de l’Apostat sans même qu’il soit nécessaire de nommer Julien.

    Systématiquement, il était qualifié de suppôt de Satan, de magicien, d’impie pratiquant des

    sacrifices humains. Le présent travail se propose d’analyser l’évolution de la figure de

    l’empereur Julien durant les deux siècles qui suivirent sa mort, en 363, et se divise en trois

    chapitres. Le premier se concentre sur les faits historiquement attestés dans les différentes

    sources (épigraphiques, numismatiques, littéraires) au sujet de l’homme et traite des

    épisodes principaux de sa vie – sa naissance, son césarat, sa proclamation – sous la forme

    d’une analyse historique. Le deuxième étudie l’évolution de son image à travers les sources

    littéraires païennes et chrétiennes du IVe au VIe siècle, en analysant, dans un premier lieu,

    le portrait-bilan que les auteurs ont peint (portrait de Julien par lui-même ; portrait

    physique ; portrait psychologique). Le troisième chapitre est consacré au Roman syriaque

    de Julien l’Apostat et à l’étude du personnage désormais légendaire, où des extraits

    illustrant les thèmes du deuxième chapitre sont analysés. Le mémoire sert principalement à

    mettre en place le contexte des siècles précédant la mise par écrit du Roman.

  • iv

    SOMMAIRE

    Résumé ...................................................................................................................................................... iii

    Sommaire .................................................................................................................................................. iv

    Remerciements .......................................................................................................................................... vi

    Introduction ................................................................................................................................................... 1

    Corpus et visée .......................................................................................................................................... 2

    État de la question ................................................................................................................................... 15

    L’intérêt du sujet ..................................................................................................................................... 18

    Approche théorique et méthodologie ...................................................................................................... 20

    1. Flavius Claudius Iulianus .................................................................................................................... 22

    1.1 État de la question ............................................................................................................................. 23

    2.1.1. Épigraphie ................................................................................................................................. 24

    2.1.2. Numismatique ............................................................................................................................ 26

    1.2 Naissance de Julien ........................................................................................................................... 28

    1.3 Nobilissimus Caesar .......................................................................................................................... 32

    1.4 Αὐτοκράτωρ Αὔγουστος ................................................................................................................... 38

    1.5 Damnatio memoriae .......................................................................................................................... 46

    2. Le développement de la légende selon les sources littéraires ............................................................. 50

    2.1 Portrait de Julien ................................................................................................................................ 51

    2.1.1 Par Julien ................................................................................................................................... 52

    2.1.2 Apparence physique ................................................................................................................... 61

    2.1.3 Traits de caractère ..................................................................................................................... 69

    2.2 Démonisation de la figure de l’empereur .......................................................................................... 80

    2.2.1 Politique religieuse ..................................................................................................................... 80

    2.2.2 Association au diable ................................................................................................................. 89

    2.3 Mort de Julien .................................................................................................................................... 96

    3. Julien, tyran et impie ......................................................................................................................... 110

    3.1 Portrait de Julien .............................................................................................................................. 114

    3.2 Magie et divination .......................................................................................................................... 116

  • v

    Conclusion ................................................................................................................................................. 127

    Annexe I : Planches des monnaies ............................................................................................................ 130

    Annexe II : Inscriptions ............................................................................................................................. 136

    Annexe III : Sources littéraires sur la mort et le meurtrier de Julien ......................................................... 138

    BIBLIOGRAPHIE ......................................................................................................................................... 140

  • vi

    Remerciements

    À M. Paul-Hubert Poirier, pour m’avoir d’abord fait découvrir le syriaque, puis le Roman sur

    Julien, entre autres choses. Merci pour votre grande disponibilité, pour votre patience et vos

    réponses toujours claires à mes innombrables questions, pour votre intérêt et vos conseils chaque

    fois très avisés. Merci aussi pour votre soutien et votre bienveillance au cours de ces dernières

    années, autant dans l’enseignement que dans la recherche.

    À M. Louis Painchaud, pour avoir voulu endosser le rôle de prélecteur, pour vos remarques

    pertinentes, éclairantes et judicieuses, pour vos interventions lors de mes présentations au

    GRECAT et pour votre implication.

    À Mme Valentina Calzolari Bouvier, pour avoir accepté d’être membre de ce jury, pour cette

    rencontre à Québec et pour votre enthousiasme contagieux.

    À Mme Anne-France Morand pour votre implication et vos idées, pour vos suggestions et pistes

    de réflexion, pour votre esprit rassembleur, pour tous ces courriels, cafés, vidéos, surnoms et pour

    Proust.

    À Alyssa pour avoir été un bébé qui s’endormait généralement tôt le soir et qui me laissait parfois

    travailler la nuit.

    À Jeff, pour avoir géré mon horaire toujours trop chargé et en conflit perpétuel, pour ta

    compréhension et ta patience infinies.

    À ma mère, pour m’avoir toujours encouragée, pour toute l’aide physique et psychologique,

    même de loin, pour m’avoir rassurée et pour avoir cru en moi.

    À mes « collègues », pour avoir écouté et enduré mon chialage et mes angoisses sur tous les

    sujets et à tout moment, pour avoir supporté mon humour noir et mon sarcasme, pour avoir

    embarqué dans mes projets, pour m’avoir divertie et changé les idées, pour toutes ces sorties,

    pour la complicité installée au fil du temps et surtout pour les amitiés devenues amour.

  • 1

    Introduction

    « M. de Voltaire […] ne peut […] s’empêcher de témoigner son indignation, sur ce

    qu’on désigne ce grand homme par le surnom injurieux d’Apostat ; mais il faut qu’il s’en

    console. Le monde parlera toujours de même. On dira toujours Louis le Bègue, Charles le

    Chauve et Julien l’Apostat1. » L’histoire de l’empereur Julien dans la pensée française, des

    humanistes aux Lumières, demeure celle d’un lamentable échec. Que reste-il de Julien à ces

    époques si ce n’est ce surnom dégradant ? Les efforts que ces derniers entreprirent, même

    s’ils redonnèrent du prestige à son image, ne suffirent pas à renverser la pensée véhiculée

    pendant des siècles sur le prince et on ne parvint pas à substituer définitivement au

    qualificatif d’Apostat une épithète plus édifiante2.

    Avec Voltaire, la réhabilitation de Julien fut portée à son apogée, mais c’est l’abbé

    Nonnotte qui eut raison sur ce dernier3 : malgré la tentative de Voltaire pour rétablir en

    bonne et due forme l’image du défunt prince, il sera probablement toujours connu comme

    Julien l’Apostat, une survivance que l’on doit entre autres au fait que dans les siècles

    suivants, le christianisme devint la religion officielle et supplanta les cultes traditionnels en

    importance, victoire qui se produisit même avant le règne de Julien. Le personnage de

    Julien a souvent créé des tensions entre les adeptes de ces deux religions. Déjà au IVe siècle

    pC4, s’opposaient ceux qui, comme l’historien Ammien Marcellin, admiraient sa genuina

    lentitudo, douceur et bonté naturelle5, qui révélaient une âme supérieure, et ceux qui, à

    1 Claude-François Nonnotte, Les Erreurs de Voltaire, Lyon, Reguilliat, 1770 [1762], p. 69. 2 Sur la réception de Julien, cf. J. Boch, Apostat ou philosophe ? La figure de l’empereur Julien dans la

    pensée française de Montaigne à Voltaire, Paris, Honoré Champion, 2010, introduction. 3Nonnotte réfuta toutes les erreurs qu’il trouva à l’intérieur de l’œuvre de Voltaire dans un ouvrage publié

    anonymement, d’abord nommé tel qu’écrit dans la note précédente, puis réédité six fois entre 1762 et 1777

    sous le titre suivant : Examen critique ou Réfutation du livre des mœurs. Exaspéré par les critiques de l’abbé,

    Voltaire répondit en rédigeant Les sottises de Nonnotte par un « jeu du sottisier ». Sur cette expression, cf.

    O. Ferret, « Note sur “Nonnote” », Revue Voltaire 7, 2007, p. 166. Sur la querelle entre Voltaire et Nonnotte,

    cf. J. Boch, Apostat ou philosophe ?, p. 503 sq. 4 Sauf mention contraire, les dates s’entendent désormais pC. 5 Sur l’expression latine et son emploi chez Ammien Marcellin, cf. P. O’Brien, « Ammianus Marcellinus, the

    Caesar Julian and Rhetorical Failure », CEA 50, 2013, p. 139-160, principalement les pp. 16-20.

  • 2

    l’instar de Grégoire de Nazianze, Père de l’Église, le comparaient à Nabuchodonosor II6 et

    l’associaient au diable.

    Corpus et visée

    Le contraste entre la place de la figure de Julien à l’époque moderne et sa place dans

    l’histoire est étonnante : il mourut jeune, régna un peu moins de deux ans et il ne conquit

    aucun nouveau territoire. Il préserva, certes, les frontières de la Gaule lorsqu’il y fut

    envoyé, en 355, en tant que César. Sur ce qu’il a légué à la postérité, on ne compte aucun

    corpus de lois, aucun monument de taille ; il ne s’est pas montré l’auteur de grands crimes,

    comme ce fut le cas de Domitien par exemple, et ses vertus n’ont pas dépassé celles de

    Marc-Aurèle ou de Trajan. Peu s’en faut pour dire que les vestiges de son règne sont quasi

    inexistants. Avec un règne si court et dont il reste si peu de traces, qu’est-ce qui fit en sorte

    qu’il ait pu susciter une telle curiosité, non seulement chez les modernes, mais aussi chez

    les anciens ? « Car en dehors de Jules César, d’Alexandre le Grand et de Marc Aurèle, il est

    peu d’empereurs dont l’image posthume soit si riche et diverse, et aucun dont elle soit si

    controversée7. » Nous ne nous sommes pas attachée à éclaircir ce mystère, puisque J. Boch,

    que nous avons déjà cité à quelques reprises, le fait d’une excellente manière dans son

    ouvrage. Pour notre part, nous chercherons plutôt à comprendre quelles circonstances firent

    en sorte que Julien reçut autant de considération et pourquoi, à toutes les époques, nous

    n’avons souvenir que de la légende noire qui entoura son histoire.

    En effet, il devint rapidement un personnage légendaire. Environ deux siècles après

    sa mort, un ou des auteurs syriaques, dont le nom ne nous est pas connu, mirent par écrit un

    récit qui fit de lui un magicien pactisant avec Satan, ainsi que la légende qui montra saint

    Mercure en tant que son meurtrier. Ces légendes eurent une grande postérité, jusqu’au XIXe

    siècle, et furent à l’origine de plusieurs œuvres. L’image de Julien qui domina jusqu’au

    6 Roi de Babylone mentionné dans l’Ancien Testament, notamment en tant que destructeur du Temple de

    Salomon. 7 J. Boch, Apostat ou philosophe ?, p. 9.

  • 3

    XVIe siècle est celle de l’Apostat persécuteur des chrétiens, de l’Antichrist8, corrupteur de

    la foi chrétienne. Depuis le Moyen Âge, elle est un stéréotype : on utilisait le nom de

    l’empereur comme élément de comparaison ou pour désigner, par antonomase, une

    personne ignoble. Nous nous proposons donc, non pas d’explorer la postérité de la légende

    de l’empereur après le VIe siècle, mais plutôt de voir comment, depuis sa mort, les auteurs

    en sont venus à créer, parfois de toute pièce, une légende si terrible et noire autour du

    personnage. À cet effet, par une analyse chronologique de certains passages d’auteurs

    anciens, qui ont écrit sur lui pendant son règne ou depuis sa mort, nous chercherons à faire

    ressortir les éléments qui ont mis en place ce courant de pensée.

    Après avoir étudié le Julien historique, en abordant différentes étapes de sa vie – sa

    naissance, sa nomination en tant que César en 355 et sa proclamation comme empereur en

    361 –, nous analyserons quelques textes d’auteurs ayant vécu dans les deux siècles suivant

    sa mort. Notre corpus d’auteurs anciens, tant grecs que chrétiens, se compose des auteurs

    les plus importants de l’époque, ou qui eurent une place prépondérante dans la vie de

    Julien. Nous les avons sélectionnés en fonction de leur proximité avec l’empereur et de la

    popularité de leurs écrits à l’époque. Dans ce corpus, pour le IVe siècle, nous nous

    pencherons entre autres sur la pensée d’Éphrem le Syrien, de Libanios, d’Ammien

    Marcellin et de Grégoire de Nazianze. Pour le siècle suivant, nous traiterons des historiens

    ecclésiastiques – Socrate de Constantinople, Hermias Sozomène, Théodoret de Cyr – et de

    Cyrille d’Alexandrie9. Cette analyse chronologique servira à comprendre comment l’image

    de Julien a évolué pour en arriver au portrait dressé par la légende syriaque. Puisqu’on

    trouve plusieurs auteurs dans ce corpus, nous ne nous fonderons pas sur la perception

    générale qu’ils eurent de Julien, mais plutôt sur des extraits précis des œuvres qui évoquent

    directement les caractéristiques que nous nous proposons d’étudier. Ces auteurs seront

    utilisés principalement en traduction, mais aussi en langue originale. Nous comprendrons

    ainsi plus aisément certaines subtilités, étymologies ou emprunts, qui vont aider dans

    8 Même si plusieurs écrits préfèrent utiliser le terme Antéchrist, nous utiliserons Antichrist. En effet, il

    apparaît plus clair de garder la préposition grecque anti qui signifie « contre, à la place de » et ainsi ne pas

    porter confusion, même si le rôle de Julien est clairement défini, avec la préposition latine ante qui signifie

    « avant, devant ». 9 Il s’agit là des auteurs principaux, en ordre chronologique. Au besoin, d’autres auteurs seront cités afin

    d’étayer notre propos tels que Mamertin, Jean Malalas, Zosime ou Jean Chrysostome, par exemple.

  • 4

    l’avancement de l’analyse. Notre étude des sources se fera de manière chronologique, sans

    distinction entre l’appartenance à la religion chrétienne ou aux cultes ancestraux, afin de

    voir clairement l’évolution du personnage mythique dans le temps.

    Les auteurs qui abordèrent les différents épisodes de la vie et du règne de Julien

    furent en général bien connus à leur époque, et encore aujourd’hui, et n’ont pas besoin

    d’une présentation développée. Cependant, il nous a semblé pertinent de faire une brève

    introduction aux auteurs cités parce que leurs objectifs sont assez hétéroclites. Nous

    n’allons pas faire un résumé de la vie et des œuvres de chacun, mais plutôt une description

    de la relation – tant professionnelle que personnelle ou idéologique – qu’ils entretenaient

    avec Julien, de leur position par rapport au culte traditionnel et de la finalité de leur

    œuvre10. En ayant en tête ces caractéristiques, il sera plus facile de comparer les points de

    vue et les textes, et nous éviterons les répétitions. Nous noterons du même coup les éditions

    utilisées pour citer ces textes.

    Éphrem le Syrien (306-373) est l’auteur le plus important dans la tradition de la

    littérature chrétienne syriaque. Il est né à Nisibe11 au début du IVe siècle et a passé la

    majeure partie de sa vie dans cette ville à écrire des hymnes et des homélies. Il composa

    quatre Hymnes contre Julien lorsqu’il fut exilé à Édesse, après la cession de Nisibe aux

    Perses, quelques années avant sa mort12. Dans ces hymnes, il réfléchit au sujet du sort de

    10 Puisque la liste des auteurs ayant évoqué Julien, soit en quelques lignes, soit dans des discours entiers, est

    très longue, nous nous bornerons à citer ceux que nous avons qualifiés d’auteurs principaux. Nos critères pour

    trancher, à savoir si un auteur était principal ou secondaire, sont basés sur la longueur des textes faisant

    référence à Julien, la popularité de l’auteur à son époque et la relation qu’il a entretenue avec Julien au cours

    de sa vie. Les auteurs secondaires, cités de manière sporadique, seront présentés lors de la première mention. 11 Sur la naissance d’Éphrem à Nisibe, cf. Sozomène, HE, III, 16 : « Lui qui était de Nisibe, ou des environs. »

    ὃς ἐκ Νισίβεως ἢ τῶν τῇδε χωρίων. Tout le chapitre 16 est consacré à la vie d’Éphrem. Les autres historiens

    ecclésiastiques (Sozomène et Théodoret entre autres) ont aussi un chapitre consacré à Éphrem, mais ils ne

    nous apprennent guère davantage que ce qui a déjà été dit dans les sources qu’ils consultèrent. Les

    informations les plus plausibles sont celles que nous retrouvons dans l’œuvre d’Éphrem (informations qui ont

    été réunies, par L. Leloir, Doctrines et méthodes de S. Éphrem d’après son Commentaire sur l’évangile

    concordant (original syriaque et version arménienne) (CSCO 220), Subsidia, 18, Louvain, Secrétariat du

    CorpusSCO, 1961, p. 53-67, mais Jacques de Saroug et Barḥadbšabba, auteurs syriens, sont deux sources

    externes auxquelles on peut aussi se référer. Cf. B. Outtier, « Saint Ephrem d’après ses biographies et ses

    œuvres », PdO 4, 1973, p. 25-26. En outre, nous n’aborderons pas le problème des vies d’Éphrem, qui nous

    éloignerait trop de notre sujet principal, mais il est somme toute bien traité dans cet article de B. Outtier. 12 Sur l’œuvre d’Éphrem le Syrien, nous utilisons l’édition en deux volumes de E. Beck, Des heiligen

    Ephraem des Syrers Hymnen de Paradiso und Contra Julianum [édition] (CSCO, 174, Scriptores Syri 78),,

  • 5

    Nisibe et se présente lui-même comme un héritier véritable de la tradition prophétique

    juive, interprétant les événements historiques, inspiré par la Providence divine au sujet de

    l’accomplissement de la justice dans le monde13. Comme il le dit, il doit y avoir une raison

    pour que Dieu ait permis la prise de Nisibe14. Pour lui, la cause est limpide : l’apostasie de

    l’empereur et de ceux qui le suivirent dans sa restauration de la religion antique : « Qui a

    multiplié la création des autels ? / Qui a multiplié les honneurs à tous les mauvais esprits ? /

    Qui a multiplié les réconciliations de tous les démons ? / Il mit en colère seulement

    l’Unique et il fut anéanti / En lui, fut réfuté tout le parti de la gauche15 / une puissance

    incapable de supporter ses fidèles16. »

    Libanios (PLRE17, Libanius 1 ; 314-393), rhéteur du IVe siècle, fut quant à lui,

    probablement le plus fidèle admirateur de Julien et fervent défenseur en vue du

    rétablissement des anciens cultes. Il a écrit beaucoup de discours adressés à Julien18. Les

    deux hommes se rencontrèrent pour la première fois à Nicomédie lorsque Julien avait

    environ vingt ans. À partir de ce moment, ils restèrent en contact jusqu’à la mort de

    Louvain, Secrétariat du CorpusSCO, 1957 et Des heiligen Ephraem des Syrers Hymnen de Paradiso und

    Contra Julianum [édition] (CSCO, 175, Scriptores Syri 78),, Louvain, Secrétariat du CorpusSCO, 1957. Sur

    la vie et l’œuvre d’Ephrem, nous référons aussi à l’introduction de K. E. McVey, Ephrem the Syrian, New

    York/Mahwah, Paulist Press, 1989 qui est bien synthétisée et qui comporte plusieurs notes infrapaginales

    explicatives. Il est dommage que les traductions de cet ouvrage ne soient pas accompagnées de l’édition du

    texte original surtout que l’auteure fait souvent référence au syriaque dans les notes. Nous comparons

    systématiquement sa traduction avec celle de E. Beck. 13 R. Contini, « Giuliano imperatore nella traduzione Siriaca », Da Costantino a Teodosio il Grande. Cultura,

    società, diritto : atti del Convegno internazionale, Napoli 26-28 aprile 2001, Naples, M. D’Auria, 2003,

    p. 120-121. 14 K. E. McVey, Ephrem, p. 23. 15 Cette phrase est constamment utilisée pour référer à un passage de Mathieu, 25, 33 sq. : ܔܒܐ ܖܤܡܐܠ 16 Sauf mention contraire, toutes les traductions d’auteurs anciens et modernes sont

    de notre main. Éphrem le Syrien, Hymnes contre Julien, IV, 6 : ܡܢܘ ܕܐܣܓܝ ܗܘܐ ܗܟܢ ܥܠܘܬܐ

    ܡܢܘ ܕܝܩܪ ܗܘܐ ܗܟܢ ܠܟܠ ܕܝܘܝܢ ܡܢܘ ܕܪܥܝ ܗܘܐ ܗܟܢ ܠܟܘܠ ܫܐܕܝܢ ܠܚܕ ܗܘ ܠܚܘܕ ܐܪܓܙ ܘܐܬܬܒܪ ܒܗ ܐܬܟܣܣ ܟܠܗ ܓܒܐ ܕܣܡܐܠ

    ܗܘ ܕܐܠ ܡܫܟܚ ܕܢܩܘܡ ܠܣܓܘܕܘܗܝ ܕܚܝܐܠ

    17 A. H. M. Jones, J. R. Martindale, J. Morris, The Prosopography of the Later Roman Empire I, A.D. 260-

    395, Cambridge, Cambridge University Press, 1971, p. 505-507. Nous abrégeons PLRE pour la suite. 18 Les Discours julianiques écrits par Libanios ne sont pas publiés en français à ce jour. Nous utilisons

    l’édition de la collection Loeb Classical Library en la comparant avec l’édition de R. Foerster, Libanii Opera,

    Hildesheim, G. Olms, 1985 [1903-1927].

  • 6

    l’empereur et Libanios est considéré, encore à ce jour, comme le meilleur ami de Julien19.

    En effet, à plusieurs reprises, il utilise le vocable ἑταῖρος pour désigner Julien et chez lui, ce

    mot signifie à la fois l’élève et le « coreligionnaire païen20 ». Comme il n’avait pas le droit

    de suivre les cours de Libanios, Julien se les faisait acheminer en secret21. Lors de son

    passage à Antioche, Libanios se trouva pris entre son affection pour Julien et son amour

    pour sa patrie. En tant qu’empereur, Julien avait pris plusieurs mesures impopulaires parmi

    les chrétiens, tout en recevant des acclamations de ses partisans. Libanios était bien

    renseigné sur Julien ainsi que sur ses œuvres22.

    Grégoire de Nazianze (329-390) connut Julien au moment où ce dernier séjournait

    à Athènes, en 355, avant d’être nommé César. Pour faire contrepoids aux louanges qui

    abondaient chez les Grecs, il voulut montrer sous son vrai jour toute la cruauté hypocrite et

    perfide qui attisait le persécuteur. Dans son Discours IV, après une brève introduction dans

    laquelle il invite tous les chrétiens à la fête, il aborde l’hypocrisie des premières années de

    Julien – avant qu’il ne proclame ouvertement son adhésion aux cultes ancestraux –, puis sa

    vie en tant qu’empereur. Il s’agit d’un réquisitoire complet dans lequel il juge et condamne

    toutes les injustices du tyran, ses cruautés, ses calculs insensés, ses superstitions ridicules.

    Dans la seconde partie de son discours, le théologien raconte les prodiges par lesquels Dieu

    renversa les desseins de l’Apostat : le tremblement de terre qui empêcha la reconstruction

    du temple de Jérusalem, l’expédition contre les Perses, la mort de Julien et ses funérailles.

    Il lance contre son adversaire les sarcasmes les plus amers :

    Voilà notre récit, à nous les Galiléens, nous les déshonorés, qui nous

    prosternons devant le crucifié, nous les disciples des pécheurs et des abrutis,

    comme ils disent. […] Où sont les prédictions merveilleuses et les “signes des

    ventriloques” ? Où sont la célèbre Babylone dont tout le monde parle et toutes

    les habitations considérées avec un peu de sang maudit ? Où sont les Perses et

    19 J. Bidez, La vie de l’empereur Julien, p. 339. Au Moyen Âge, il était tenu pour son « séneschal ». 20 Libanios, Orat. XV, 13 ; XVI, 16 ; XVII, 36. Sur le sens du terme chez Libanios, cf. P. Petit, Les Étudiants

    de Libanius, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1956, p. 36-42. 21 Libanios, Orat. XVIII, 13 : ὁ δὲ οὐ φοιτᾷ μὲν παρ’ ἐμὲ ποιούμενον [...] τοὺς λόγους δὲ ὠνούμενος ὁμιλῶν

    οὐκ ἀνίει. « Mais il (sc. Julien) ne fut pas insensé et n’étudia pas auprès de moi. […] Il se procura mes

    discours et ainsi ne révéla pas notre association. […]. » 22 Sur l’influence des oeuvres de Julien dans les discours de Libanios, cf. l’excellente thèse de P. Célérier,

    L’ombre de l’empereur Julien. Le destin des écrits de Julien chez les auteurs païens et chrétiens du IVe au VIe

    siècle, Paris, Presses Universitaires de Paris-Ouest, 2013, p. 17-87 qui analyse chacun des discours de

    Libanios pour trouver les référents directs au texte de Julien. Ses analyses sont pertinentes et ses conclusions

    convaincantes.

  • 7

    les Mèdes retenus dans nos mains ? Où sont les dieux qui vous précédaient, qui

    vous accompagnaient, qui combattaient devant vous et avec vous ? Où sont les

    oracles contre les chrétiens, les menaces et la destruction imminente, même

    jusqu’à notre nom ? Tout cela a disparu, elles ont menti, elles se sont perdues,

    un rêve dit-on, les vantardises des impies23.

    Dans cette réjouissance, il n’a pas oublié de dire aux chrétiens qu’ils ne devaient pas

    manifester leur joie par des signes de réjouissance extérieure, mais par des actes de

    religion24. Quelque qualité que Julien ait pu avoir, il n’en reste pas moins que la manière

    dont Grégoire l’a dépeint – en hypocrite, superstitieux et cruel, « réactionnaire insensé25 »

    qui a lamentablement échoué – a subjugué l’imaginaire collectif de son époque et des

    époques successives.

    Ammien Marcellin (PLRE26, Ammianus Marcellinus 15 ; 330-395), historien grec

    né à Antioche qui écrivit en latin, a, tout comme Libanios, grandement admiré Julien et une

    importante section de son œuvre est consacrée à cet homme qui l’a profondément marqué27.

    Il est l’auteur des Res gestae, dont seuls les livres qui couvrent les années 353 à 378 ont été

    conservés, ce qui représente 17 des 31 livres de son histoire. Il s’agit de la partie la plus

    détaillée de l’œuvre puisque c’est l’époque à laquelle l’historien a vécu. Il y traite de la

    période où commencèrent les grandes invasions, alors que lui-même était soldat sous les

    règnes de Constance II et de Julien. Il a voulu raconter l’histoire de manière impartiale,

    faire une défense objective de l’homme (en dépit de ses défauts) et une défense de son

    23 Grégoire, V, 25. Ταῦτα τῶν Γαλιλαίων ἡμῶν, ταῦτα τῶν ἀτίμων τὰ διηγήματα· ταῦτα οἱ τὸν ἐσταυρωμένον

    προσκυνοῦντες ἡμεῖς, ταῦτα οἱ τῶν ἁλιέων μαθηταὶ καὶ τῶν ἀπαιδεύτων, ὡς αὐτοὶ λέγουσι· […]Ποῦ τερατεία προγνώσεως καὶ “σημεῖα ἐγγαστριμύθων” ; Ποῦ Βαβυλὼν ἡ ἔνδοξος θρυλλουμένη καὶ οἰκουμένη πᾶσα

    περινοουμένη δι’ ὀλίγου καὶ ἐναγοῦς αἵματος ; Ποῦ δὲ οἱ ἐν τῇ χειρὶ κρατούμενοι Πέρσαι καὶ Μῆδοι ; Ποῦ δὲ

    οἱ προπεμπόμενοι καὶ παραπέμποντες καὶ προπολεμοῦντες καὶ συμπολεμοῦντες θεοί ; Ποῦ αἱ κατὰ

    χριστιανῶν μαντεῖαι καὶ ἀπειλαὶ καὶ ἡ κατὰ προθεσμίαν κατάλυσις ἡμῶν μέχρις ὀνόματος ; Οἴχεται πάντα,

    διέψευσται, διερρύηκεν, ὄναρ ἐφάνη τῶν ἀσεβῶν τὰ κομπάσματα. 24 Id., V, 37 : « Triomphons par notre bonté de ceux qui nous ont tyrannisés et que notre philanthropie soit

    plus grande que le fait de nous unir, et que la puissance du commandement nous donne en retour une

    philanthropie égale dans les choses dont nous avons besoin. Et si notre cœur est empreint d’amertume,

    laissons aller vers Dieu et vers le tribunal de l’au-delà ceux qui nous ont chagrinés, mais que nos actions ne

    retranchent rien à la colère à venir. » Νικήσωμεν ἐπιεικείᾳ τοὺς τυραννήσαντας καὶ μάλιστα μὲν φιλανθρωπία

    ἔστω τὸ συγχωροῦν καὶ ἡ τῆς ἐντολῆς δύναμις, τὴν ἴσην ἀντιδιδοῦσα φιλανθρωπίαν ἡμῖν ἐν οἷς αὐτοὶ

    χρῇζομεν· Εἰ δὲ καὶ λίαν τις πικρῶς ἔχει, ἀφῶμεν Θεῷ τοὺς λελυπηκότας καὶ τῷ ἐκεῖθεν δικαστηρίῳ· μηδὲν

    τῆς μελλούσης ὀργῆς διὰ τῆς ἡμετέρας χειρὸς ἐλαττώσωμεν. 25 B. Alphonse, Saint Grégoire de Nazianze ; sa vie, ses œuvres et son époque, Hildesheim, G. Olms, 1973,

    p. 174. 26 A. H. M. Jones et al., PLRE, p. 547-548. 27 La période qui couvre la vie et les actions de Julien se retrouve dans les livres XIV à XXV.

  • 8

    prestige militaire, donc de son armée : « Mais moi, quel que soit le récit, il ne sera pas

    agencé de faussetés dévoilées, mais de la confiance entière dégagée des événements, étayée

    par des faits historiques clairs, fondée sur des preuves évidentes, aboutira, à peu de choses

    près, au thème de l’éloge28. » Sa position est évidente : il juge sévèrement le règne de

    Constance, mais démontre une grande ferveur envers celui de Julien29. En effet, pour

    l’historien, Julien demeure le modèle de l’empereur idéal. À l’instar de K. Rosen, nous

    pensons que les dix livres qu’Ammien a consacrés à Julien constituent la clé de voûte de

    l’œuvre30. Outre Libanios, les auteurs ayant alloué autant de lignes à Julien ne sont pas si

    nombreux.

    A contrario, les historiens ecclésiastiques du Ve siècle discutèrent de l’époque de

    Julien, mais leurs œuvres ne tournent pas autour de sa vie. L’histoire ecclésiastique est un

    genre littéraire en soi qui a été créé par Eusèbe de Césarée et qui a connu son apogée au

    milieu du Ve siècle principalement grâce aux œuvres de Socrate le Scholastique (380/90-

    après 439), d’Hermias Sozomène (380-après 446) et de Théodoret de Cyr (393-460/466)31.

    Les trois ont narré la même période, allant de Constantin le Grand à Théodose le Jeune, et

    ainsi, ils n’ont pu passer à côté de l’épisode du règne de Juilen32. Ils construisent leurs récits

    autour des empereurs qui se sont succédé et leurs jugements des événements sont somme

    toute similaires. Ils ont été classés et étudiés toujours l’un à la suite de l’autre, tant les

    ressemblances étaient frappantes, mais certains travaux plus modernes tendent à se

    concentrer sur leurs différences pour les reconnaître comme auteurs de manière

    28 Sur l’œuvre d’Ammien, nous utilisons l’édition des Belles Lettres en six tomes, dont la référence complète

    se trouve dans la bibliographie. Nous avons parfois senti le besoin de modifier le texte en fonction des

    différentes lectures dans l’apparat critique. Ces changements seront signalés en note. Ammien, XVI, 1, 3 :

    quicquid autem narrabitur, quod non falsitas arguta concinnat, sed fides integra rerum absoluit documentis

    euidentibus fulta, ad laudatiuam paene materiam pertinebit. 29 J. Fontaine, « Le Julien d’Ammien Marcellin », L’empereur Julien, p. 35-36. 30 K. Rosen, Julian. Kaiser, Gott und Christenhasser, Stuttgart, Klett-Cotta, p. 23 : « Julian muß den

    Geschichtsschreiber so beeindruckt haben, daß er beschloß, ihn zur Zentralgestalt der Res gestae zu

    Machen. » 31 En ce qui concerne l’édition des œuvres des trois historiens, nous utilisons principalement celle publiée

    dans la collection des Sources chrétiennes. Cf. la bibliographie pour les références complètes des œuvres. Sur

    le texte de Socrate, nous comparons avec l’édition suivante, qui comprend seulement le texte grec : Sokrates

    Kirchengeschichte, texte édité par G. C. Hansen et M. Širinjan, Berlin, Akademie Verlag, 1995. Sur le texte

    de Sozomène, nous utilisons aussi Sozomenos Historia ecclesiastica Kirchengeschichte, texte édité et traduit

    par G. C. Hansen, Turnhout, Brepols Publishers, 1960. 32 I. Krivouchine, « L’empereur païen vu par l’historien ecclésiastique : Julien l’Apostat de Socrate », JÖB,

    1997, p. 14.

    http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/Ammien_histXVI/precise.cfm?txt=quicquidhttp://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/Ammien_histXVI/precise.cfm?txt=autemhttp://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/Ammien_histXVI/precise.cfm?txt=narrabiturhttp://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/Ammien_histXVI/precise.cfm?txt=quodhttp://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/Ammien_histXVI/precise.cfm?txt=nonhttp://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/Ammien_histXVI/precise.cfm?txt=falsitashttp://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/Ammien_histXVI/precise.cfm?txt=argutahttp://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/Ammien_histXVI/precise.cfm?txt=concinnathttp://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/Ammien_histXVI/precise.cfm?txt=sedhttp://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/Ammien_histXVI/precise.cfm?txt=fideshttp://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/Ammien_histXVI/precise.cfm?txt=integrahttp://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/Ammien_histXVI/precise.cfm?txt=rerumhttp://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/Ammien_histXVI/precise.cfm?txt=absoluithttp://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/Ammien_histXVI/precise.cfm?txt=documentishttp://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/Ammien_histXVI/precise.cfm?txt=euidentibushttp://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/Ammien_histXVI/precise.cfm?txt=fultahttp://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/Ammien_histXVI/precise.cfm?txt=adhttp://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/Ammien_histXVI/precise.cfm?txt=laudatiuamhttp://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/Ammien_histXVI/precise.cfm?txt=paenehttp://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/Ammien_histXVI/precise.cfm?txt=materiamhttp://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/Ammien_histXVI/precise.cfm?txt=pertinebit

  • 9

    individuelle33. Les historiens ne basent pas leur réflexion sur le débat entre culte

    traditionnel et christianisme, mais traitent particulièrement des débats qui subsistaient alors

    au sein même de l’Église34. Nous avons choisi ces trois historiens pour leur représentation

    de Julien, qui diffère d’un auteur à l’autre, et dans laquelle on note une certaine évolution.

    L’Histoire ecclésiastique de Socrate comprend sept livres en tout et le troisième est

    presque entièrement consacré à l’époque de Julien. Dans son œuvre, l’historien développe

    deux sujets : l’empire romain et l’affermissement de l’Église d’une part ; l’Église et les

    discordes religieuses d’autre part. Ces deux thèmes ne se croisent à peu près jamais dans le

    livre et selon I. Krivouchine, c’est parce que Socrate ne pensait pas que la politique

    antichrétienne de Julien ait pu influer sur le déroulement de la lutte au sein de l’Église35.

    Selon lui, Julien Empereur n’aurait donc pas eu de rôle à jouer dans le fil des événements

    qui sont survenus durant son règne. Sozomène, dont le grand-père a souffert des

    persécutions sous Julien, s’est grandement inspiré de l’œuvre de Socrate. Son récit débute

    avec un mauvais présage, se poursuit avec la description de signes évoquant le

    mécontentement de Dieu et les mauvaises actions de Julien envers les chrétiens pour se

    terminer avec la mort de Julien et l’avènement de Jovien. La composition générale de son

    œuvre présente un certain déséquilibre puisque le court règne de Julien occupe le livre V au

    complet et déborde même sur le suivant, alors que le règne des Valentiniens – qui dura une

    quinzaine d’années en tout – occupe seulement le restant du sixième livre. Dans son

    introduction, G. Sabbah émet l’hypothèse que Sozomène aurait voulu se dissocier de

    Socrate qui, lui, avait clos son livre III avec la mort de Julien et n’avait pas empiété sur le

    livre suivant36. Théodoret a sans doute connu l’œuvre de Socrate, mais comme le note

    J. Bouffartigue, il n’y a pas de coïncidences littéraires telles qu’on en retrouve chez

    33 G. Sabbah, dans l’introduction à sa récente traduction de Sozomène, rappelle qu’il a utilisé Socrate, mais

    sans jamais le citer. Il a bien montré qu’il faut considérer la méthode et l’histoire de Sozomène comme une

    construction personnelle dans laquelle on peut noter une influence socratique. Cf. Sozomène, Histoire

    Ecclésiastique. Livres V-VI, p. 59-65. 34 Nous faisons référence ici entre autres à la crise arienne, aux nombreux conciles qui eurent lieu (Antioche

    en 341 et 361, Constantinople en 360, Alexandrie en 362, etc.) Pour plus de détails, cf. les introductions des

    trois auteurs et sur les principaux conflits entre le christianisme et le paganisme, cf. A. Momigliano (éd.) The

    Conflict between Paganism and Christianity in the Fourth Century, Oxford, Oxford Clarendon Press, 1963. 35 I. Krivouchine, « L’empereur païen vu par l’historien ecclésiastique : Julien l’Apostat de Socrate »,

    Jahrbuch der österreichischen Byzantinistik 47, 1997, p. 16. 36 Sozomène, HE, texte établi par J. Bidez et G. C. Hansen, introduit et annoté par G. Sabbah et traduit par A.-

    J. Festugière et B. Grillet, Paris, Éditions du Cerf, p. 11.

  • 10

    Sozomène. À l’instar de ce dernier, il adopte la vision négative de Julien, traditionnelle

    chez ceux qui adhéraient aux idéologies chrétiennes37. La grande différence, en opposition

    aux deux autres historiens, c’est que chez Théodoret, nous avons vraiment l’impression de

    lire un Contre Julien dans lequel l’auteur juge sévèrement l’empereur impie. Il explique

    ainsi pourquoi il ne pouvait joindre le récit du règne de Jovien à la suite de celui de Julien :

    « Pour ma part, je mets fin à cet écrit (sc. le règne de Julien) avec des festivités au sujet de

    la mort du tyran, car je ne conçois pas qu’il serait juste de lier un règne pieux à une

    domination impie38. »

    Cyrille d’Alexandrie, évêque et écrivain ecclésiastique né en 376, réfuta, dans son

    Contre Julien, une œuvre de Julien, le Contre les Galiléens, qui ne subsiste plus qu’à

    travers le texte de Cyrille39. Ce dernier se justifie à propos des raisons qui l’ont poussé à

    contester l’écrit de Julien, quelque 70 ans après la mort de ce dernier :

    “Les mauvaises compagnies corrompent les bonnes mœurs”, comme dit le très

    sage Paul. Il faut, dis-je, que ceux qui souhaitent avoir un esprit solide, et la

    transmission de la vraie foi, comme une pierre bien gardée dans leur esprit, ne

    fournissent aucune occasion de s’introduire auprès d’eux, c’est-à-dire aucune

    matière à ceux qui craignent notre religion. […] Le très puissant Julien avait

    donc une heureuse disposition d’éloquence. Il l’utilisa contre le Christ, Sauveur

    de nous tous. Et il écrivit même trois livres contre les saints Évangiles et contre

    la très pure religion des chrétiens. Il les secoua tous et fit du tort sans mesure40.

    Au Ve siècle à Alexandrie, les idées du défunt empereur étaient encore reçues

    favorablement par l’élite non-chrétienne et les pratiques reliées au culte traditionnel – que

    37 La raison pour laquelle Julien connut une mort prématurée et un règne peu glorieux, c’est parce que Dieu

    démontra sa colère envers lui et protégea les chrétiens en leur offrant Jovien comme successeur.

    G. W. Bowersock, Julian the Apostate, p. 2-3 ; W. E. Kaegi, Byzantium and the Decline of Rome, Princeton,

    Princeton University Press, 1968, p. 193-194. 38 Théodoret, III, 28, 3 : Ἐγὼ δὲ τὴν ἐπὶ τῇ τελευτῇ τοῦ τυραννοῦ χορείαν τέλος ἐπιθήσω τῇ συγγραφῇ· οὐ

    γὰρ ὅσιον ὑπέλαβον εὐσεβῆ συνάψαι βασιλείαν τῇ δυσσεβεῖ δυναστείᾳ. Socrate, même s’il jugea assez

    sévèrement Julien, mit le règne de Jovien directement à la suite : III, 22, 1-9. 39 Cyrille n’est certes pas le premier à réfuter Julien, mais il semble que ce soit le premier à avoir voulu

    s’attacher plus directement au Contre les Galiléens. 40 Cyrille, Contre Julien, Adresse, 4 : “φθείρουσι γὰρ ἤθη χρηστὰ ὁμιλίαι κακαί”, καθά φησιν ὁ πάνσοφος

    Παῦλος. Χρῆναι δέ φημι τοὺς ἑδραῖον ἔχειν ἐθέλοντας φρόνημα καὶ τῆς ὀρθῆς πίστεως τὴν παράδοσιν

    καθάπερ τινὰ μαργαρίτην τηροῦντας εἰς νοῦν μηδεμίαν διδόναι παρείσδυσιν ἤγουν παρρησίας τόπον τοῖς

    ἐθέλουσι δεισιδαιμονεῖν· […] Ἔχων τοίνυν εὐφυᾶ τὴν γλῶτταν ὁ κράτιστος Ἰουλιανὸς κατέθηξεν αὐτὴν τοῦ

    πάντων ἡμῶν Σωτῆρος Χριστοῦ· καὶ δὴ καὶ τρία συγγέγραφε βιβλία κατὰ τῶν ἁγίων εὐαγγελίων καὶ κατὰ τῆς

    εὐαγοῦς τῶν Χριστιανῶν θρησκείας, κατασείει δὲ δι’ αὐτῶν πολλούς, καὶ ἠδίκηκεν οὐ μετρίως. La citation de

    Cyrille au début de l’extrait provient de Paul, 1 Corinthiens, 15, 33 et est empruntée à Ménandre à l’origine.

    Cyrille se justifie à nouveau au livre II, 1 de la nécessité de réfuter le Contre les Galiléens.

  • 11

    ce soit les sacrifices ou l’adoration d’idoles dans les temples – étaient encore populaires41.

    Cyrille répond donc aux accusations portées par Julien une par une et se permet aussi

    d’exposer la doctrine chrétienne. On peut y voir s’affronter les idéaux de Julien et ceux de

    Cyrille. Selon P. Évieux, il y a une similitude entre les pensées des deux auteurs. En effet,

    la connaissance de la divinité est importante, mais le sage doit aussi être en mesure de

    l’imiter afin d’être un guide pour les autres. Le rôle du Christ – chez Cyrille – et d’Hélios –

    chez Julien – est analogue puisqu’ils sont un intermédiaire entre Dieu et la création.

    P. Évieux note cependant que les différences qui subsistent sont nombreuses, notamment la

    notion de Dieu faussement transcendant chez Julien (parce que d’autres divinités émanent

    de lui) et le Dieu personnel de Cyrille, sans cesse présent dans l’univers qu’il a créé. On

    note aussi chez Julien l’atteinte de la Vérité grâce à la philosophie grecque et aux mystères

    grecs et orientaux, tandis qu’avec Cyrille, même si les philosophes grecs ont partiellement

    atteint la vérité, c’est seulement dans la foi chrétienne que l’on peut connaître Dieu et

    l’imiter42.

    Après avoir fait ressortir les caractéristiques principales de la relation que Julien a

    entretenue avec les auteurs principaux de notre corpus, nous pouvons dès lors nous pencher

    sur les textes afin de voir comment ces différents degrés de proximité avec l’empereur se

    répercutent dans les œuvres. Il faut débuter avec le portrait de Julien par lui-même avant de

    passer aux autres auteurs.

    Nous terminerons cette analyse littéraire avec le point culminant de la légende de

    Julien, qui perdura jusqu’à l’époque moderne. Il s’agit des textes syriaques43 que leur

    41 Voir la très bonne synthèse sur le contexte socio-religieux de l’époque dans l’introduction de P. Burguière

    et P. Évieux, Cyrille d’Alexandrie, Contre Julien I, p. 9-20. C’est d’ailleurs cette édition que nous utilisons

    pour le texte de Cyrille en la comparant à Giuliano Imperatore. Contra Galilaeos. Introduzione, testo critico e

    traduzione, texte établi et traduit par E. Masaracchia, Rome, Edizioni dell’Ateneo, 1990. Il existe aussi des

    fragments en syriaque des deuxième et troisième livres du Contre les Galiléens de Julien, aujourd’hui perdus.

    Nous les retrouvons dans K. J. Neumann, Iuliani Imperatoris librorum contra Christianos quae supersunt

    (Scriptorum graecorum qui Christianam impugnaverunt religionem quae supersunt), Leipzig, B. G. Teubner

    2010 [1880]. 42 Pour plus de détails sur les différences et les ressemblances dans la pensée de Julien et de Cyrille, cf.

    Cyrille, Contre Julien, p. 77. 43 Les manuscrits de ces textes sont respectivement conservés sous les références Add. MS 14641 et BL

    Richmond 7192. Voir sous « Aplōrīs », col. 41 et « Noeldeke (Theodor) », col. 825, C. Moss, Catalogue of

  • 12

    éditeur, J. G. E. Hoffmann, désigna sous le titre suivant : Julianos der Abtruennige.

    Syrische Erzaehlungen, et qui furent traduits en anglais sour le titre de Syriac Julian

    Romance44. Le genre littéraire de ces textes est encore très discuté : nous préférons utiliser

    le terme d’« Histoires » à l’instar de J G. E. Hoffmann (Erzaehlungen) parce qu’une

    classification précise de ces textes dans une catégorie ou l’autre – que ce soit roman, texte

    hagiographique ou propagande religieuse – pourrait porter à confusion. En effet, les

    caractéristiques littéraires de chacune des parties sont si distinctes que l’utilisation d’un

    terme en particulier ne nous semble pas appropriée45. Ces textes ont d’abord retenu

    l’attention de Th. Nöldeke, orientaliste allemand. Dans un long article, il présenta un

    résumé exhaustif basé sur le premier manuscrit et discuta de plusieurs éléments tels la date

    d’élaboration, l’auteur, la langue originale, le lieu d’origine du texte. Durant la même

    année, il publia la traduction d’un texte, plus court que le précédent, le deuxième manuscrit

    trouvé, qui traitait de l’apostasie de Julien, de sa vénération des démons et de son goût pour

    la magie et la sorcellerie46. À l’instar de W. Wright dans son Catalogue of Syriac

    Syriac Printed Books and Related Literature in the British Museum, Piscataway, Gorgias Press, 2008 [1962].

    W. Wright, Catalogue of Syriac manuscripts in the British Museum acquired since the year 1838 III,

    Piscataway, Gorgias Press, 2002, p. 1042-1046, sous la référence DCCCCXVIII. La partie de l’introduction

    qui manque au début du premier manuscrit est partiellement préservée dans le palimpseste du MS Syr. 378,

    conservé à Paris. Sur ce dernier, cf. S. Brock, A. Muraviev, « The Fragments of the Syriac Julian Romance

    from the Manuscript Paris Syr 378 », Христианский Восток II (VIII), 2000, p. 14-34. Il faut aussi

    mentionner l’existence d’un résumé arabe de la légende syriaque. Un manuscrit datant du Xe siècle représente

    probablement la traduction la plus ancienne en arabe du Roman. Pour plus d’information, cf. U. Ben-Horin,

    « An Unknown Old Arabic Translation of the Syriac Romance of Julian the Apostate », Scripta

    Hierosolumitana 9, p. 1-10. 44 Nous utiliserons cette édition du texte syriaque, la seule qui existe à ce jour : Iulianos der Abtruennige.

    Syrische Erzaehlungen, texte établi par J. G. E. Hoffmann, Leyde, E. J. Brill, 1923 (1880) et nous

    comparerons notre traduction avec celle publiée en anglais au début du siècle dernier. Il faut cependant être

    prudent parce que cette traduction, souvent libre, ne comporte aucun commentaire, ni note et l’auteur n’a

    effectué aucune séparation en paragraphes ou en parties, si ce n’est celles qui se présentaient déjà dans

    l’édition d’Hoffmann. Ces détails rendent la traduction plus difficile d’approche et moins fiable : Julian the

    Apostate. Now translated for the First Time from the Syriac Original (the only known MS. in the British

    Museum, Edited by Hoffman of Kiel), translated by H. Gollancz, Oxford University Press/Humphrey Milford,

    London, 1928. Il faut aussi mentionner un glossaire basé sur les Histoires, qui devait servir, selon l’auteur,

    aux étudiants désireux d’apprendre le syriaque. Ce glossaire est très utile, notamment pour la traduction de

    mots ou de notions plus abstraites : A Selection from the Syriac Julian Romance Edited with a Complete

    Glossary in English and German, translated by R. J. H. Gottheil, Leyde, E. J. Brill, 1969 (1906). 45 H. J. W. Drijvers, « Religious conflict in the Syriac Julian Romance », Christopher P. Jones (éd.), Pagan

    and Christians in the Roman Empire (IVth-VIth Century A.D.). The Breaking of a Dialogue. Proceedings of

    the International Conference at the Monastery of Bose (October 2008), Cambridge/Londres, Harvard

    University Press, 2014, p. 138-140. 46 Th. Nöldeke, « Üben den syrischen Roman von Kaiser Julian », ZDMG 28, 1874, p. 263-292 ; « Ein

    zweiter syrischer Julianusroman », ZDMG 28, 1874, p. 660-674.

  • 13

    Manuscripts, Th. Nöldeke qualifia ces deux textes de « roman »47. Après l’édition de

    J. G. E. Hoffmann, la légende de Julien ne reçut plus d’attention de la part des chercheurs

    durant environ soixante ans et, dans les années 1980, il y eut un regain d’intérêt, qui donna

    lieu à plusieurs publications scientifiques traitant de différents aspects du texte48.

    La date d’élaboration des récits peut difficilement être fixée parce que les savants ne

    s’entendent pas. La composition a probablement eu lieu à l’École des Perses : les écrits et

    les idées d’Éphrem le Syrien, qui aurait été le premier directeur de cette école, semblent

    avoir influencé le contenu du Roman49. Selon H. J. W. Drijvers50, le but était de fournir au

    lecteur une justification pour la perte de la ville de Nisibe au bénéfice des Perses, après la

    campagne en 36351. Pour la date de composition, ce dernier propose la période qui se situe

    directement après la mort du roi des Perses, Shapur II. Dans ce cas, il faudrait placer

    l’œuvre à la fin du IVe siècle. En revanche, la date généralement retenue est celle de

    Th. Nöldeke : les textes auraient été réunis dans les premières décennies du VIe siècle, soit

    entre 500 et 530. Nous pouvons donc dire qu’ils furent rédigés quelque temps avant. Ce

    sont des éléments présents dans le texte, comme des dates ou des événements, ainsi que des

    tournures syntaxiques s’apparentant au grec qui permettent de dire que le texte a été écrit

    dans le courant du Ve siècle.

    La première partie, incomplète, explique comment Julien l’impie52 reprit le

    gouvernement à l’empereur Constantin : l’auteur porte une attention particulière à toutes les

    persécutions envers les chrétiens après la proclamation de Julien53. La seconde partie traite

    47 W. Wright, Catalogue of Syriac manuscripts, p. 1042. 48 Il existe une poignée d’articles sur le sujet. Pour la bibliographie complète, cf. H. J. W. Drijvers,

    « Religious conflict », p. 5, n. 12. 49 Les Hymnes contre Julien écrites par Éphrem le Syrien, probablement l’année de la mort de Julien en 363,

    font une critique acerbe du personnage qu’il fut, principalement lors de son règne. Par la suite, la littérature

    syriaque fit régulièrement référence à Julien en des termes négatifs. Cf. R. Contini, « Giuliano Imperatore »

    p. 119-145. 50 H. J. W. Drijvers, « Julian the Apostate and the City of Rome : Pagan-Christian Polemics in the Syriac

    Julian Romance », W. J. Van Bekkum, J. W. Drijvers, A. C. Klugkist (éds.), Syriac Polemics : Studies in

    Honour of Gerrit Jan Reinink, Louvain, Peeters Publishers and Department of Oriental Studies, 2007, p. 1-20. 51 Jovien, devenu empereur, avait conclu un traité de paix avec le roi des Perses et leur avait redonné la ville

    de Nisibe, dont Julien s’était précédemment emparée. 52 « Julian the Wicked », Julian the Apostate, p. 7 ; « ܪܫܝܥܐ ܝܘܠܝܙܘܣ », Iulianos der Abtruennige, p. 3. 53 Julian the Apostate, p. 7-9 ; Iulianos der Abtruennige, p. 3-5.

  • 14

    principalement de la confrontation de l’empereur avec Eusèbe, évêque de Rome54. La

    troisième partie est la plus longue de la légende : il s’agit de l’histoire du voyage de Julien à

    partir de Rome jusqu’à Constantinople. C’est lors de ce périple, sur le territoire des

    Araméens, selon le récit, qu’il sera tué par une flèche provenant de Dieu, alors que son

    armée et celle de Sapor se trouvent face à face55. Une dernière partie, lacunaire, présente

    Julien en voleur et magicien, pratiquant des rituels. H. Gollancz a choisi de placer cette

    partie en annexe dans sa traduction parce qu’elle lui semble moins en rapport avec l’histoire

    de la vie de Julien56. Nous ne présenterons pas les choses ainsi puisqu’il est primordial de

    considérer l’œuvre dans son entièreté. Même s’il semble y avoir des distinctions de style et

    de présentation dans les deux manuscrits, nous misons beaucoup sur le fait que les textes

    qui nous sont parvenus se présentaient ensemble. Nous ne négligeons toutefois pas

    l’analyse individuelle de chaque partie.

    Ces récits furent très peu étudiés, mais ils sont d’une grande importance, tant pour la

    compréhension de la littérature syriaque que pour l’image chrétienne de Julien. Les

    manuscrits de ce texte sont conservés à la British Library ; le premier date de la première

    moitié du VIe siècle, le second, copié probablement du début du VIIe siècle, serait de la

    main d’un autre scribe57. Puisque ces deux manuscrits existent en un seul exemplaire, nous

    n’aurons pas à établir la tradition manuscrite du texte et utiliserons l’édition de 1880 par

    Hoffmann, la seule parue à ce jour58. Partant de ce que l’on connaît du contexte historique

    et de la biographie de Julien, nous analyserons la manière dont l’ont successivement

    présenté les auteurs anciens, avant de considérer l’évolution et la transformation de son

    image, au fil du temps, jusqu’à la présentation dépréciative du Roman syriaque.

    54 Julian the Apostate, p. 10-65 ; Iulianos der Abtruennige, p. 5-59. 55 Julian the Apostate, p. 66-255 ; Iulianos der Abtruennige, p. 59-242. Le récit de la mort en tant que telle se

    trouve dans Julian the Apostate, p. 197-201 ; Iulianos der Abtruennige, p. 185-189 56 Julian the Apostate, préface. 57 Pour les références complètes des manuscrits, cf. supra n. 36. 58 Dans le cadre du mémoire, il ne nous est pas paru pertinent de consulter directement les fac similés des

    manuscrits. En effet, comme il s’agit d’un texte assez tardif, l’écriture doit être bien lisible et ne devrait pas

    avoir causé tant de souci au chercheur à l’époque. Pour un travail de plus grande envergure, il conviendrait,

    non pas de refaire une édition complète, mais de corriger au besoin celle déjà existante.

  • 15

    État de la question

    La vie de Julien est un sujet sans cesse étudié et analysé depuis l’Antiquité. Ainsi,

    comme la cause exacte de sa mort lors de sa campagne en Perse n’a jamais été connue, bon

    nombre d’auteurs ont avancé différentes hypothèses, de la plus plausible à la plus

    fantaisiste. Sans parler des sources anciennes où l’on trouve des positions diverses, nous

    pouvons dire qu’à partir du Moyen Âge, l’image générale de l’empereur est négative, et ce,

    jusqu’aux XIXe et XXe siècles. Nous avons brièvement évoqué les humanistes et les

    Lumières au début de l’introduction, donc nous passons directement au premier chercheur

    qui tenta de briser cette image terne qui persistait, au début du siècle dernier, J. Bidez, avec

    sa publication de La Vie de L’Empereur Julien en 193059. Contrairement à la pensée de

    l’époque et en s’appuyant sur les sources, principalement sur les écrits de Julien, le

    chercheur exposa plusieurs éléments nouveaux. Il fut le premier à affirmer qu’il fallait voir

    en Julien un homme qui n’était peut-être pas aussi sombre que la tradition le laissait croire.

    Pratiquement tous les chercheurs qui travaillent sur le sujet l’ont cité puisque la biographie

    publiée dans la Collection des Universités de France est le pilier de la recherche sur le

    personnage. J. Bouffartigue60 est un autre auteur prolifique très important qui a écrit

    nombre d’ouvrages sur Julien, mais aussi sur l’Antiquité tardive en général. En plus d’avoir

    rédigé la notice sur l’empereur dans le Dictionnaire des philosophes antiques61, ses

    nombreux articles62 apportent des éclaircissements tant sur sa vie que sur ses écrits.

    La littérature ancienne relative à Julien a aussi attiré l’attention des chercheurs

    modernes. De nombreux articles sont parus et paraissent encore chaque année, qui étudient

    la langue, la syntaxe, le style de ces auteurs afin de pouvoir déceler le moindre détail qui

    aurait pu échapper à leurs prédécesseurs et lever le voile sur les parties encore incertaines

    59 J. Bidez, La Vie de l’Empereur Julien, Paris, Les Belles Lettres, 2012 (1930). 60 Son volume L’Empereur Julien et la culture de son temps, Paris, Éditions Brepols, 1992, étudie la culture

    telle qu’elle est dans la littérature que l’Empereur a laissée. C’est un ouvrage fréquemment cité parce que

    l’auteur y a noté toutes les références implicites ou explicites présentes dans l’œuvre de Julien et tente de

    découvrir leur origine. 61J. Bouffartigue, « Iulianus (Julien l’Empereur) », R. Goulet (dir.), Dictionnaire des philosophes antiques,

    III. D’Éccélos à Juvénal, Paris, CNRS Éditions, 2000, p. 961-978. 62 Voir entre autres « Julien entre biographie et analyse historique », AntTard 17, 2009, p. 79-89 ; « L’image

    politique de Julien chez Libanios », Pallas 60, 2002, p. 175-189 ; « Philosophie et antichristianisme chez

    l’Empereur Julien », Hellénisme et Christianisme, 2004, p. 111-131.

  • 16

    de la vie du prince. Par exemple, la revue Antiquité tardive a consacré, il y a quelques

    années, un numéro complet à l’empereur63. Généralement, les articles sont écrits en

    abordant un thème précis, une lettre ou encore une œuvre. Parfois il s’agit d’un article

    traitant du point de vue d’un autre auteur ancien en rapport avec l’empereur, comme ses

    agissements ou encore sa pensée64. On retrouve aussi des monographies plus générales,

    telle que celle de G. Sabbah65, dans laquelle l’auteur ne parle pas directement de Julien,

    mais puisqu’Ammien Marcellin en était très proche et que plusieurs livres de ses Res

    Gestae parlent de l’empereur, il s’agit d’un passage obligé dans une étude sur l’historien.

    Cette monographie nous a servi notamment pour orienter notre recherche et explorer

    différentes pistes grâce à la bibliographie très exhaustive. De plus, on ne peut passer sous

    silence le travail de R. Braun et J. Richer, qui ont rassemblé, dans un ouvrage, plus d’une

    vingtaine d’articles rédigés suite à un colloque, traitant tous de Julien. C’est une sorte de

    récapitulation de ce qui avait été publié jusqu’à ce moment-là (1978) sur le sujet. Les

    auteurs de ces contributions ont tenté d’apporter des réponses aux questions encore

    ouvertes, de manière très adroite66.

    Julien fut un personnage controversé, du point de vue de la philosophie ou de la

    politique, mais surtout de la religion. Grégoire de Nazianze a fortement aidé à promouvoir

    l’image noire et macabre de l’empereur : sa grande influence fit en sorte que cette sombre

    légende prit le dessus sur le reste. Après le XXe siècle, les études devinrent plus nuancées.

    R. Smith67 alla en ce sens parce qu’au lieu de dresser un portrait négatif et fondé sur les

    63Antiquité Tardive 17, 2009. 64Pour ne citer que quelques exemples : G. Rochefort, « La démagogie de Saloustios et ses rapports avec celle

    de l’empereur Julien », BAGB 4, 1957, p. 53-61 ; S. H. Griffith, « Ephraem the Syrian’s Hymns “Against

    Julian”, Meditations on History and Imperial Power », VChr 41, 1987, p. 238-266 ; O. Lagacherie, « Libanios

    et Ammien Marcellin : les moyens de l’héroïsation de l’empereur Julien », REG 115, 2002, p. 792-802 ;

    B. Sidwell, « Ammianus Marcellinus and the Anger of Julian », Iris 21, 2008, p. 56-75. 65 G. Sabbah, La méthode d’Ammien Marcellin. Recherches sur la construction du discours historique dans

    les Res Gestae, Paris, Les Belles Lettres, 1978. 66 R. Braun, J. Richer (éds.), l’Empereur Julien. De l’histoire à la légende (331-1715) I, Paris, Les Belles

    Lettres, 1978 ; De la légende au mythe (de Voltaire à nos jours) II, Paris, Les Belles Lettres, 1981. Nous

    déplorons le fait que cette publication, qui se veut savante, comporte un très (trop) grand nombre de coquilles

    et beaucoup d’erreurs dans les citations de passages. Citons par exemple « durait » au lieu de « aurait »,

    p. 59 ; « Ammien Marsellin » au lieu de « Marcellin », p. 70 ; « Gtégoire » au lieu de « Grégoire », p. 91, etc. 67 R. Smith, Julian’s Gods ; Religion and Philosophy in the Thought and Action of Julian the Apostate,

    Londres, Routledge, 1995.

  • 17

    agissements de l’empereur une fois proclamé, il ne fit que commenter les positions de

    Julien par rapport à ses choix religieux et à la philosophie, sans nécessairement prendre

    position. Cette étude objective ouvre aussi d’excellentes pistes de réflexion. Pour ce qui est

    de la légende à proprement parler, quantité d’auteurs modernes y sont allés de leurs

    hypothèses pour expliquer qui – ou ce qui – aurait tué l’empereur. La presque totalité des

    écrits sur Julien parlent de sa mort énigmatique ou du moins l’évoquent68.

    Quant aux manuscrits syriaques, peu de chercheurs s’y sont intéressés. Th. Nöldeke

    est le premier à avoir porté attention à ce récit en publiant deux articles la même année69.

    Par la suite, J. Hoffmann en a fait l’édition en 1880 comme nous l’avons dit et R. Gottheil a

    publié son lexique. Vingt ans plus tard, H. Gollancz70 a traduit le texte en anglais, seule

    traduction complète que nous possédions à ce jour71. Puis, il se passa soixante ans avant

    que M. van Esbroeck72 publia un article qui, plus tard, fut critiqué par les savants.

    H. J. W. Drijvers et A. Muraviev sont les principaux chercheurs à avoir écrit sur le sujet73.

    H. J. W. Drijvers s’est souvent opposé à M. van Esbroeck dans ses idées en réfutant, à

    l’aide d’arguments pertinents, les hypothèses qu’il avançait. Par exemple, M. van Esbroeck

    tenait ce récit pour un texte hagiographique en disant que « contrairement au roman

    d’invention, l’hagiographie interprète des événments qui ont eu lieu » et en vint à la

    conclusion que l’histoire avait originellement été composée en grec74. H. J. W. Drijvers y

    voyait plutôt une propagande religieuse en faveur du christianisme initialement rédigée en

    68 On pourra se référer entre autres aux ouvrages et aux bibliographies de J. Bidez, J. Bouffartigue ainsi qu’au

    collectif de R. Braun et J. Richer, afin d’avoir une vision détaillée sur le sujet. 69 Th. Nöldeke, « Über der syrischen Roman », p. 263-292 ; « Ein zweiter syrischer Julianusroman »,

    Zeitschrift des Deutschen Morgenländischen Gesellschaft 28, 1879, p. 660-674. À noter que ce second article

    fait référence au deuxième manuscrit trouvé. 70 H. Gollancz, Julian the Apostate. 71 Il faut ajouter à cette traduction un résumé en français d’une trentaine de pages dans le collectif de R. Braun

    et J. Richer qui reprend la traduction en y ajoutant quelques notes, mais sans pousser plus la réflexion sur le

    texte. J. Richer, « Les romans syriaques (VIe et VIIe siècles) », R. Braun, J. Richer (éd.), p. 233-268. 72 M. van Esbroeck, « Le soi-disant roman de Julien l’Apostat », p. 191-202. 73 H. J. W. Drijvers, « The Syriac Romance of Julian. Its Function, Place of Origin and Original Language »,

    R. Lavenant (éd.), VI Symposium Syriacum 1992 : University of Cambridge, Faculty of Divinity (30 August –

    2 September 1992), Rome : Pontificio Instituto Orientale, 1994, p. 201-214 ; « Julian the Apostate and the

    City of Rome », p. 1-20 ; A. Muraviev, « The Syriac Julian Romance and its Place in Literary History »,

    Христианский Восток, 1/7, 1999, p. 194-206 ; « Les noms propres dans les résumés arabes du “roman ”

    syriaque sur Julien l’Apostat », PdO 24, 1999, p. 359-365. 74 M. van Esbroeck, « Le soi-disant roman », p. 191.

  • 18

    syriaque75. Au sujet de la langue de composition, H. J. W. Drijvers va dans le même sens

    que Th. Nöldeke qui, lui, en faisant des recoupements avec le manuscrit arabe

    précédemment évoqué76, soutenait qu’il avait été écrit en syriaque et non en grec,

    hypothèse qui sera aussi reprise par A. Muraviev. À la lumière de ces explications, nous

    analyserons le texte en nous référant aux hypothèses généralement retenues en ce qui

    concerne la forme du texte. Pour ce qui est de l’interprétation du fond de l’œuvre, nous

    ferons part de nos propres réflexions, tout en tenant compte des publications déjà parues.

    L’intérêt du sujet

    Aucune étude publiée à ce jour ne montre l’évolution du personnage de l’empereur

    et sa transformation à travers les siècles77. C’est là le côté novateur de l’ensemble de notre

    mémoire. En effet, puisque dans la première partie, nous parlerons du contexte socio-

    historique et de ce que nous connaissons du Julien historique, le lecteur aura en tête les

    événements attestés dans les sources et sera à même de faire des liens et des comparaisons

    lors de la lecture des deux autres parties. Plusieurs aspects de la légende syriaque peuvent

    surprendre lorsqu’ils sont lus hors contexte. Avec l’analyse chronologique que nous

    proposons, il sera plus aisé de comprendre ce qui a engendré une si grande transformation

    dans la perception que l’on a eue des actions et de la pensée de Julien. De plus, il n’existe

    pas de traduction française du texte syriaque. Nous ferons nos propres traductions et ce sera

    la première fois qu’une traduction de passages plus ou moins longs sera disponible en

    langue française.

    Plusieurs articles, tels ceux de H. J. W. Drijvers et A. Muraviev portent sur la

    légende syriaque, mais ces chercheurs n’ont pas fait de rapprochements avec les écrits des

    autres auteurs de notre corpus : la légende est toujours étudiée seule. Dans le même ordre

    d’idée, les auteurs tels J. Bidez et J. Bouffartigue, qui ont écrit sur Julien et parlent de la

    75 H. J. W. Drijvers, « The Syriac Romance of Julian », p. 202-203 et 214. 76 Cf. p. 11-12, n. 43. 77 Notons toutefois l’excellente thèse de P. Célérier qui étudie la place des écrits de Julien chez les auteurs

    païens et chrétiens du IVe au VIe siècle. Son approche constitue un bon point de départ pour notre étude,

    même si elle est totalement différente, mais n’est pas complète puisqu’il a laissé de côté les auteurs syriens.

  • 19

    légende de sa mort, sans toutefois faire référence aux Histoires syriaques. Il en est de même

    par exemple pour G. Sabbah : il évoque la légende, mais pas le texte syriaque. Nous

    souhaitons, grâce à notre analyse chronologique, nous inscrire dans la lignée de ces

    chercheurs, tout en apportant une compréhension nouvelle du texte et nous pensons que

    c’est grâce à une analyse plus globale, qui porte sur les textes d’auteurs occidentaux et

    orientaux et qui se concentre vraiment à expliquer la légende selon ces sources, que nous y

    parviendrons.

    Il eût été intéressant d’ajouter à ce plan une section traitant des théories de la

    réception, mais nous avons décidé de ne pas aborder cette question. En effet, vu la taille de

    notre corpus, ce travail de recherche pourrait, à lui seul, constituer une étude complète. Il

    est vrai que de traiter des auteurs et de leurs œuvres en étudiant aussi le « tiers état »78, le

    lecteur, l’auditeur, ou le spectateur aurait ajouté à l’originalité du travail, surtout en tenant

    compte du fait que les auteurs proviennent de milieux différents, ne pratiquent pas la même

    religion et n’écrivent pas la même langue. Nous ferons une brève étude de la réception dans

    le dernier chapitre, puisque nous citerons principalement des extraits du Roman syriaque

    qui auraient pu subir une influence directe ou indirecte des auteurs qui avaient écrit au sujet

    de Julien deux siècles plus tôt. Le rapport avec les œuvres antécédentes aura donc un

    certain intérêt tout au long de notre travail.

    Au sujet de l’empereur Julien, il existe déjà des études traitant de la réception de ses

    écrits et du personnage en tant que tel. D’abord, P. Célérier, dans la thèse L’ombre de

    l’empereur Julien, traite de la réception et de l’utilisation des écrits de Julien chez les

    auteurs chrétiens et païens du IVe au VIe siècle79. Dans cette étude, ceux qui lisent l’œuvre

    de Julien sont ceux qui vont puiser de l’information, de l’inspiration et des tournures de

    phrases pour les inclure dans leurs propres textes. Sur la réception du personnage,

    l’excellente thèse de J. Boch dresse un portrait de la réception de Julien chez les auteurs

    78 H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, traduit de l’allemand par C. Maillard, Paris, Gallimard,

    1978, p. 11 (il s’agit de la préface de J. Starobinski). 79 P. Célérier, L’ombre de l’empereur Julien. Le destin des écrits de Julien chez les auteurs païens et chrétiens

    du IVe au VIe siècle, Paris, Presses universitaires de Paris-Ouest, 2013.

  • 20

    français, de Montaigne à Voltaire80. Sur la littérature française – et autre – la publication

    d’études sur Julien rassemblées par R. Braun et J. Richer en deux volumes traite aussi de la

    réception du personnage, depuis sa naissance jusqu’à nos jours81. Aucun travail sur la

    réception du Roman syriaque n’a été tenté à ce jour et dans un travail de plus grande

    envergure, où le Roman serait l’objet principal de l’étude, il conviendrait de traiter de la

    question, à la lumière des réflexions des chercheurs qui se sont attachés à théoriser la

    réception de la littérature. Dans ce cas, nous pensons surtout à H. R. Jauss, cité un peu plus

    haut, mais il faut d’abord retourner aux sources. En effet, Aristote serait le premier, selon

    H. R. Jauss, à avoir « élaboré des esthétiques où les effets de l’art sur le destinataire ont été

    systématiquement pris en considération »82. Certes, ce genre d’analyse ne peut se faire en

    surface et c’est la raison pour laquelle nous l’avons exclue de notre étude.

    Approche théorique et méthodologie

    Notre mémoire consiste en une étude principalement littéraire. En effet, nous nous

    concentrerons sur l’analyse des représentations du prince à partir des sources anciennes.

    Nous utilisons deux approches afin de répondre à notre problématique. D’abord, une brève

    description du contexte historique dans lequel a vécu Julien. Ensuite, nous faisons état de ce

    que l’on sait sur sa vie. Dans ce cas, nous nous appuyons principalement sur les sources

    épigraphiques et numismatiques, tout en nous référant aux auteurs modernes cités plus haut.

    Il s’agit là de mettre en place le contexte dans lequel Julien évolua.

    Dans la deuxième partie de notre mémoire, notre analyse littéraire sera une étude de

    différents extraits des auteurs que nous avons présentés dans notre corpus, non pas en les

    comparant, mais en cherchant à voir quels éléments s’y retrouvent systématiquement et

    quelles sont les différences. Nous aborderons trois sous-thèmes : le portrait physique et

    psychologique de Julien, la démonisation de la figure impériale et la mort dans des

    circonstances nébuleuses. Nous approfondirons notre analyse de la langue en étudiant le

    style, le vocabulaire, les nuances apportées par les auteurs, qu’ils soient admirateurs ou

    80 J. Boch, Apostat ou philosophe ? 81 R. Braun, J. Richer, L’empereur Julien. De l’histoire à la légende (331-1715) I, Naissance et

    développement de la légende II, Paris, Les Belles lettres, 1978. 82 H. R. Jauss, Pour une esthétique, p. 12.

  • 21

    calomniateurs de Julien. Nous pourrons ainsi comprendre dans quelle mesure ses faits et

    gestes furent modifiés au fil du temps et ainsi, comment on en arriva à l’élaboration du

    personnage fictif.

    Enfin, dans la troisième partie, nous opérerons un recensement des extraits du

    Roman syriaque qui nous semblent les plus parlants, à la lumière de nos conclusions de la

    partie précédente. Nous traduirons ces passages en utilisant principalement le Thesaurus

    syriacus édité par R. Payne Smith83. Puisque l’édition du texte est en estrangelo84 et n’est

    pas vocalisée, nous nous référerons à plusieurs grammaires et monographies sur l’étude de

    la langue : nous serons alors en mesure de faire une traduction la plus juste possible, en

    évitant ainsi les faux-sens. Après avoir validé notre traduction de ces passages, nous serons

    en mesure de faire une comparaison avec les conclusions tirées de la partie précédente.

    C’est ce qui servira dans la synthèse de nos recherches pour expliquer la construction de ce

    personnage et tirer des informations supplémentaires sur les auteurs qui ont pu influencer

    l’écriture du texte syriaque. Mais avant d’étudier le personnage mythique, il faut d’abord

    comprendre le personnage historique.

    83 R. Payne Smith (éd.), Thesaurus syriacus (Réimpression en fac-similé. de l’édition de Oxonii : E

    typographeo Clarendoniano, 1879-1901), Hildesheim, G. Olms, 1981 ; J. Payne Smith (éd.), A Compendious

    Syriac Dictionary, Founded upon the Thesaurus Syriacus of R. Payne Smith, D. D. Eugene, Orégon, Wipf and

    Stock Publishers, 1999 (1902). 84 Il y a trois formes d’écriture syriaque : l’estrangelo est la forme la plus ancienne. Cette écriture dérive du

    grec στρογγύλος, qui signifie arrondi ܐܣܛܪܢܓܠ ou de ܣܪܛܐ ܐܘܢܓܠܝܐ, qui signifie caractère d’Évangile. Même si cette forme n’est plus utilisée pour l’écriture, on note une renaissance depuis le Xe siècle. Elle sert dans les

    publications savantes ainsi que dans certains titres et inscriptions. Pour plus de détails et pour l’origine du

    mot, voir respectivement W. H. P. Hatch, An Album of Dated Syriac Manuscripts, Cambridge, Harvard

    University Press, 1946, p. 24 ; E. Nestle, Syrische Grammatik mit Literatur, Chrestomathie und Glossar,

    Berlin, H. Reuther’s Verlagsbuchhandlung, 1888, p. 5.

  • 22

    1. Flavius Claudius Iulianus

    La bibliographie concernant l’empereur Julien est imposante et très diversifiée85.

    Elle a cependant une particularité, comme le note J. Bouffartigue dans son article de

    200986, à savoir que le nombre de biographies y est plus élevé que la moyenne,

    comparativement aux autres personnages antiques87. Nous considérons, à la suite de

    J. Bouffartigue, qu’une biographie est « un ouvrage écrit sous [la] forme d’un récit, rendant

    compte des épisodes connus [d’une] vie, de [la] naissance à [la] mort, susceptible de

    contenir des analyses brèves ou développées, […] mais qui n’affiche pas l’intention de se

    consacrer essentiellement à un aspect particulier de la vie ou de la personne » 88. De fait, il

    n’est pas aisé de faire la biographie de Julien : les mêmes épisodes, c’est-à-dire, l’enfance

    et l’éducation, ses succès en tant que César à l’étranger, sa proclamation, son apostasie, sa

    campagne en Perse et sa mort subite, reviennent presque systématiquement dans ces

    ouvrages à tendance biographique depuis celui de J. Bidez, paru en 1930, parce que nous

    possédons trop peu d’informations sur sa vie et les contradictions sont nombreuses dans

    celles qui nous sont parvenues. L’ajout d’éléments nouveaux est rare et évolue en

    concomitance avec la découverte de nouvelles informations, mais la plupart du temps, il

    s’agit seulement d’une réinterprétation de ce que nous savons déjà89. Nous ne pensons pas

    qu’une biographie soit nécessaire dans ce cas-ci vu le grand nombre de celles qui existent.

    C’est pourquoi nous proposons plutôt de faire une analyse historique de certains

    85 Un inventaire bibliographique serait à refaire parce que le dernier a été fait par M. Caltabiano, « Un

    quindicennio di studi sul’Imperatore Giuliano (1965-1980) », Koinonia 7, 1983, p. 15-30, 113-132 et

    Koinonia 8, 1984, p. 17-31. C’est un travail qui gagnerait à être publié dans l’ANRW, qui contient très peu de

    publications sur Julien en général. 86 J. Bouffartigue, « Julien, entre biographie et analyse historique », AnTard 17, 2009, p. 79-89. 87 Sans répéter celle de J. Bidez, voici une liste parmi les plus récentes en ordre chronologique : R. Browning,

    The Emperor Julian, Berkeley/Los Angeles, University of California Press, 1976 ; G. W. Bowersock, Julian

    the Apostate; P. Athanassiadi-Fowden, Julian and Hellenism. An Intellectual Biography, Oxford, Oxford

    University Press/Clarendon Press, 1981 ; L. Jerphagnon, Julien dit l’Apostat, Paris, Éditions Tallandier, 1986 ; U. Schall, Julian Apostata. Göttersohn und Christenfeind, Ulm, Verlag Ulmer Manuskripte, 2000 ;

    I. Tantillo, L’Imparatore Giuliano, Rome/Bari, Laterza, 2001 ; Kl. Rosen, Julian, Gott und Christenhasser,

    Stuttgart, Klett-Cota, 2006 ; A. Murdoch, The Last Pagan. Julian the Apostate and the Death of the Ancient

    World, Rochester, Inner Tradition, 2008. 88 J. Bouffartigue, « Julien, entre biographie et analyse historique », p. 79. 89 Cf. infra 2,1 : Naissance de Julien au sujet des hypothèses sur la monnaie de Julien arborant un taureau,

    ainsi que certains articles plus récents qui modifient les traductions de J. Bidez dans l’édition des Belles

    Lettres afin de donner une autre version de la pensée de Julien. Cf. entre autres l’ouvrage de J. Bouffartigue,

    L’Empereur Julien et la culture de son temps, Paris, Éditions Brepols, 1992 et l’introduction de Antiquité

    Tardive, 17, 2009.

  • 23

    événements marquants de la vie de Julien. En effet, ce type d’analyse convient tout à fait à

    notre propos puisqu’il faut avoir en tête les faits attestés historiquement avant de pouvoir

    comprendre ce qu’il advint du personnage légendaire. Les ouvrages généraux qui apportent

    les informations biographiques de base et un début de réflexion sur les sources anciennes

    qui citent Julien constituent donc notre point de départ90. Nous présenterons les événements

    de sa vie qui ont été rapportés par l’épigraphie, la numismatique et l’iconographie, en nous

    concentrant sur trois aspects : sa naissance, sa nomination en tant que César et sa

    proclamation comme empereur91. Il s’agit évidemment de moments charnières dans sa vie

    et ce sont ceux qui nous aident le plus à dater les autres événements, antérieurs ou

    postérieurs, puisqu’ils sont très bien documentés et que nous en connaissons, la plupart du

    temps, la date exacte. Nous aborderons brièvement les sources littéraires à propos des

    points sur lesquels elles s’entendent, mais elles constituent l’objet d’étude du deuxième

    chapitre. Cette première partie sera divisée de manière chronologique afin d’éviter les

    répétitions qu’une division thématique selon chaque source entrainerait.

    1.1 État de la question

    Notre intention n’est certes pas de faire un état de la question détaillé sur chacune

    des sources que nous allons citer. Vu la disparité et l’éparpillement des études concernant

    l’épigraphie ou la numismatique, nous donnerons plutôt un bref aperçu pour qui voudrait

    pousser la réflexion plus loin. Il s’agit d’utiliser les études principales de notre corpus en

    épigraphie et en numismatique afin d’orienter le lecteur. L’archéologie sera brièvement

    abordée lorsqu’il s