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47 Réfractions 25 Ce texte a été présenté le 30 décembre 2009 à San Cristobal de las Casas, Chiapas, lors d’un colloque organisé au Cideci-Unitierra (Centre Indigène de Formation Intégrale – Université de la Terre) à l’occasion de la publication du livre Planeta Tierra : movimientos antisistémicos 1 . Ce livre était lui-même le résultat d’un premier colloque tenu deux ans plus tôt, en décembre 2007, à la mémoire de l’anthropologue et historien André Aubry, qui consacra sa vie à l’étude de la réalité chiapanèque et à l’accompagnement des communautés indigènes, au point que les zapatistes le proclamèrent Doctor liberationis conatus causa. Jérôme Baschet vit la moitié de l’année à San Cristobal et l’autre moitié à Paris, où il enseigne à l’EHESS. A fin d’inscrire mon propos dans la suite des réflexions engagées lors du Premier Colloque international en l’honneur d’André Aubry «Planète Terre: mouvements antisystémiques», puis lors du Festival mondial de la digne rage, ici même [à San Cristobal], en janvier 2009, je commencerai par rappeler brièvement et partiellement quelques-unes des questions qui ont alors dominé la discussion 2 : — Comment caractériser les réorganisations (ou désorganisations) les plus récentes du capitalisme ? Les asymétries classiques entre centre et périphérie sont-elles toujours prépondérantes ? Entrons-nous dans un monde lisse, en voie d’homogénéisation ? Ou bien assistons-nous à un processus de reterritorialisation, à une nouvelle guerre de conquête pour les ressources naturelles, dans laquelle le nord et le sud sociaux (c’est-à-dire le haut et le bas) prédominent sur le Nord et le Sud géopolitiques ? — L’heure est-elle aux étapes finales – du néolibéralisme, de la superpuissance états-unienne ou du capitalisme ? La crise actuelle est-elle la crise ultime du capitalisme ou un simple désajustement cyclique ? Une expression de plus du néolibéralisme comme crise permanente ? Un exemple supplémentaire de la stratégie du choc, propre au capitalisme du Anticapitalisme / post-capitalisme Jérôme Baschet DES VOLONTÉS DE RÉVOLUTION 1. Primer Coloquio International in memoriam Andrés Aubry « Planeta Tierra : movimientos antisistémicos… », San Cristobal de las Casas, 2009. 2. Les interventions du sous-commandant Marcos lors de ces deux rencontres ont été publiées en français sous le titre Saisons de la digne rage, Paris, Climats, 2009.

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Ce texte a été présenté le 30 décembre 2009 à San Cristobal de las Casas, Chiapas,lors d’un colloque organisé au Cideci-Unitierra (Centre Indigène de FormationIntégrale – Université de la Terre) à l’occasion de la publication du livre PlanetaTierra : movimientos antisistémicos1. Ce livre était lui-même le résultat d’unpremier colloque tenu deux ans plus tôt, en décembre 2007, à la mémoire del’anthropologue et historien André Aubry, qui consacra sa vie à l’étude de la réalitéchiapanèque et à l’accompagnement des communautés indigènes, au point que leszapatistes le proclamèrent Doctor liberationis conatus causa. Jérôme Baschet vit lamoitié de l’année à San Cristobal et l’autre moitié à Paris, où il enseigne à l’EHESS.

Afin d’inscrire mon propos dans la suite des réflexions engagéeslors du Premier Colloque international en l’honneur d’AndréAubry «Planète Terre : mouvements antisystémiques», puis lors

du Festival mondial de la digne rage, ici même [à San Cristobal], enjanvier 2009, je commencerai par rappeler brièvement et partiellementquelques-unes des questions qui ont alors dominé la discussion2 :

— Comment caractériser les réorganisations (ou désorganisations) lesplus récentes du capitalisme? Les asymétries classiques entre centre etpériphérie sont-elles toujours prépondérantes ? Entrons-nous dans unmonde lisse, en voie d’homogénéisation? Ou bien assistons-nous à unprocessus de reterritorialisation, à une nouvelle guerre de conquête pourles ressources naturelles, dans laquelle le nord et le sud sociaux (c’est-à-direle haut et le bas) prédominent sur le Nord et le Sud géopolitiques?

— L’heure est-elle aux étapes finales – du néolibéralisme, de lasuperpuissance états-unienne ou du capitalisme? La crise actuelle est-ellela crise ultime du capitalisme ou un simple désajustement cyclique? Uneexpression de plus du néolibéralisme comme crise permanente ? Unexemple supplémentaire de la stratégie du choc, propre au capitalisme du

Anticapitalisme / post-capitalismeJérôme Baschet

DES VOLONTÉS DE RÉVOLUTION

1. Primer Coloquio International in memoriam Andrés Aubry « Planeta Tierra :movimientos antisistémicos…», San Cristobal de las Casas, 2009.

2. Les interventions du sous-commandant Marcos lors de ces deux rencontres ontété publiées en français sous le titre Saisons de la digne rage, Paris, Climats, 2009.

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désastre3 ? Ou bien est-ce le début d’unprocessus durant lequel le capitalismepourrait parvenir à prolonger son expan-sion malgré les contradictions et limitesqu’il lui devient de plus en plus difficile dedépasser? Ici la discussion implique, parmid’autres difficultés, une question derythme: nous ne devons aller ni trop vite(en besogne) ni trop lentement, et évitertant d’exagérer les transformations encours que de minimiser ce qui se laisseentrevoir de nouveau.

— Parler de phase terminale ducapitalisme implique-t-il son effondrementinéluctable ou bien, comme y insiste laquatrième des sept thèses sur les mouve-ments antisystémiques, «le capitalisme n’apas pour destin inévitable son auto-destruction, à moins qu’elle n’inclue lemonde entier », parce que « l’idée apo-calyptique que le système s’effondrera delui-même est erronée»4 ?

— Comment concevoir la sortie dusystème capitaliste, une fois abandonné lemodèle de LA révolution, assimilée à laprise de pouvoir étatique? Le capitalismelui-même génère-t-il des potentiels libé-rateurs, comme le travail coopératif et lareproductibilité illimitée et gratuite desbiens immatériels, qui ouvrent la voie à une

3. Cf. Naomi Klein, La stratégie du choc : la montéed’un capitalisme du désastre, Arles, Actes Sud,2008.

4. Sous-commandant insurgé Marcos, Saisons dela digne rage, p. 63.

5. Interventions lors du Festival mondial de la digne rage, dans Saisons de la digne rage,p. 194-203 et 210-215.

6. La «Sexta Declaracion de la Selva lacandona»a été publiée par l’EZLN en juin 2005, aprèsplusieurs échecs des négociations avec lesautorités de l’État. Elle marque la rupture avectoute tentative d’alliance avec une forcepolitique institutionnelle (ce que synthétise laformule «en bas et à gauche») et elle insistepour la première fois sur le caractère fonda-mentalement anticapitaliste de la lutte. Onpeut la consulter en plusieurs langues, ainsique l’historique du mouvement, sur le siteenlacezapatista. ezln.org.mx/camino-andado/

autre logique systémique? Est-il possiblede fuir le capitalisme, de le déserter, de s’en déconnecter afin de cesser de lereproduire ? L’autonomie zapatiste, dontles avancées ont été présentées il y a un anpar la commandante Hortensia et par lelieutenant-colonel Moisés5, montre qu’ilest possible de commencer à construire unautre monde dès maintenant, maisjusqu’où pourront résister ces pochesd’espoir ? Elles ont une énorme valeurpolitico-pédagogique, car elles dévoilentune partie du lendemain et permettent quegerment des subjectivités déjà partielle-ment émancipées ; mais jusqu’où leslaissera avancer le serpent qui les enserre?Quand arrivera le moment de vérité,l’affrontement entre l’élan antisystémiqueet l’inflexibilité systémique?

— Finalement, a été esquissée la ques-tion de savoir ce qui pourrait advenir au-delà du capitalisme: que pourrait être une« économie post-capitaliste » ? Commentoser penser et rêver le post-capitalisme?C’est dans cette brèche que je souhaitem’avancer maintenant, avec la pleineconscience que le terrain est au plus hautpoint glissant, si ce n’est franchementépineux.

Anticapitalisme ou aménagementdu capitalisme?

Un bref préambule encore : la lutte quicaractérise la Sixième Déclaration de laForêt lacandone est anticapitaliste6. Maisque signifie vraiment «anticapitaliste», sedemandent bien des gens? Ce que nousrefusons, ce que nous ne supportons plus,ce n’est pas seulement une organisationéconomique, une façon de produire ; c’estun système global qui modèle tout, depuisla politique et l’organisation sociale jus-qu’aux formes de vie, aux manières d’êtreet de penser ; c’est également un mode deproduction de subjectivités. Ce que nousavons cessé de supporter n’est pas

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7. Marshall Sahlins a magnifiquement démontrécomment la représentation d’une naturehumaine égoïste et antisociale constitue uneparticularité propre à la culture européenne,soit, en d’autres termes, une « illusion occi-dentale» : en concevant l’homme à son imageet à sa ressemblance, le capitalisme peut seprésenter comme le plus «naturel» et le plusadapté de tous les systèmes (Marshall Sahlins,La nature humaine, une illusion occidentale.Réflexions sur l’histoire des concepts de hiérarchieet d’égalité, sur la sublimation de l’anarchie enOccident, et essais de comparaison avec d’autresconceptions de la condition humaine, Paris, 2009(Chicago, 2008). Se défaire de cette repré-sentation de la nature humaine est une tâcheimprescriptible pour la lutte anticapitaliste.

8. N’oublions pas que les dimensions de l’éco-nomie mondiale connaissent un accroisse-ment de caractère exponentiel, de sorte qu’ilest de plus en plus problématique de trouvercomment absorber les excédents et lescapitaux en quantité croissante. Sur lesdifficultés et les limites auxquelles se heurte lecapitalisme, sans que cela exclue sa capacité àles surmonter au moins à moyen terme, voirAnselm Jappe, « Crédit à mort », Lignes, 30,2009, p. 25-44.

9. C’est ce que Jean Robert appelle « la guerrecontre la subsistance», in Crisis : el despojo im-pune. Como evitar que el remedio sea peor que elmal, San Cristobal de las Casas, 2009, chap. 4.

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seulement un type d’économie maisl’Économie elle-même; c’est bien plutôt lasociété de la marchandise, une société danslaquelle la vie individuelle et collective estdominée et pervertie par la logique duprofit, de la transformation de l’argent entoujours plus d’argent; c’est une civilisationqui a modelé à son image jusqu’à l’hommeet sa nature supposément égoïste etcompétitive, pour le rendre apte au combatsans merci livré dans l’arène du marché dutravail, et pour qu’il indexe ses pulsions et ses frustrations sur les fétiches duconsumérisme7.

Cependant, quand on parle d’anti-capitalisme, et plus encore d’anti-néo-libéralisme, on se trouve souvent face à uneambiguïté : s’agit-il de créer des alterna-tives au capitalisme ou bien des alter-natives à l’intérieur du capitalisme? Ils sontnombreux, ceux qui ont conscience dessouffrances et des désastres provoqués parle capitalisme, mais dont la critique s’entient à exiger un contrôle des forces dumarché, dans l’espoir de sauver les servicespublics et avec pour idéal de défendrel’intérêt général grâce à l’action régulatricede l’État. Certains proposent même unsystème duel, avec une économie mercan-tile à laquelle ils reconnaissent une certaineefficacité en matière de production etd’innovation, tout en prétendant la main-tenir dans certaines limites pour qu’à sescôtés puissent prospérer les valeurs nonmercantiles. Autrement dit, certainspensent qu’il est possible de domestiquerle capitalisme et de contrôler ses appétitsde profit.

Sous différentes formes, se cache ici unadversaire tenace: l’idée que le capitalisme,tout condamnable qu’il soit, est en fin decompte indépassable. Il serait seulementpossible de le contrôler, de le délimiter,pour développer à côté de lui une socia-bilité plus humaine. Cependant, cettevision, qui se prétend la plus réaliste, l’estde moins en moins, si nous observons

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combien la dynamique actuelle ducapitalisme consiste en une expansionbrutale et sans limites de la sphère de lavaleur et du profit. La guerre mondiale quele capitalisme a engagée contre l’humanitéet la planète Terre implique, pourcompenser ses difficultés croissantes àréaliser des profits8, de conquérir et desoumettre à la loi de la valeur des territoireset des ressources naturelles qui auparavantn’avaient pas de valeur marchande, desformes de vie traditionnelle qui semaintenaient dignement en dehors duMarché9 ; elle implique de pénétrer au plusintime de l’être humain et de se rendremaître des structures mêmes de la vie.Dans cette «Quatrième Guerre mondiale»,comme l’a observé Sergio RodriguezLascano, «ils pénètrent partout, dans notre

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corps, notre esprit, notre vie»10. Et pourtantcertains continuent à avoir la nostalgied’un pacte de bon voisinage avec les forcesdu Marché, faute d’oser penser la possi-bilité de se débarrasser complètement ducapitalisme. Ce qui se cache ici, c’est uneforme de renoncement face à l’état actueldes choses, une capitulation qui débouchesur un anticapitalisme inconséquent quenous pourrions dénommer «capitulisme».

Réveiller le futur

Vaincre le capitulisme implique de seconvaincre qu’un autre monde est possible– mais en précisant bien: un autre mondesans capitalisme. Cela nous fait obligationde commencer à imaginer un monde post-capitaliste, libéré de la tyrannie de laMarchandise et de la dépossession de nosvies que celle-ci entraîne. C’est là que nousnous heurtons à une difficulté. D’un côté,en pensant ce monde post-capitaliste, nouscourons le risque de dessiner de manièreabstraite les plans d’une société idéale et, cefaisant, de reproduire l’erreur des avant-gardes qui prétendaient savoir scien-tifiquement vers où avançait l’histoire etcomment guider les masses vers le soleilradieux du lendemain. À présent nousavons compris que le futur est ouvert, qu’ilest exclu de le connaître par avance, car levieil Antonio nous a appris que le cheminn’est pas fait et qu’il faut le tracer enmarchant11. Aujourd’hui, l’élan rebelleconsiste moins à acheter son billet pour la

10. « El Biopoder : la moral de los de arriba »,Primer Coloquio…, p. 205. Le concept deQuatrième Guerre mondiale (pour carac-tériser la phase néolibérale du capitalisme) aété proposé par le sous-commandant Marcos,notamment dans « La quatrième guerremondiale a commencé », Le Mondediplomatique, août 1997.

11. Le vieil Antonio est l’un des principauxpersonnages qui apparaît dans les récits dusous-commandant Marcos ; voir Los relatos delviejo Antonio, San Cristobal de las Casas,CIACH, 1998.

terre promise qu’à abandonner les plaiesd’Égypte, en disant : Ya basta ! à la barbariecapitaliste.

Mais, d’un autre côté, pourquoi nousauto-limiter et nous interdire de sentir cequ’impliquerait le fait de nous libérercomplètement de la bête capitaliste? Sansune capacité minimale d’imaginer cemonde post-capitaliste, quel sens pourraitbien avoir notre lutte anticapitaliste ?Explorer les implications émancipatrices decet autre monde ne peut que démultipliernotre rage, notre désir de détruire le mondede la destruction, en nous amenant àcomparer le désastre dans lequel nous sur-vivons à une vie vraiment humaine. Enoutre, éprouver qu’il est possible de dépas-ser le capitalisme peut nous aider demanière décisive à surmonter lecapitulisme.

Il est temps de réveiller le futur. Derompre avec le présent perpétuel dunéolibéralisme, qui noie le passé dansl’oubli et prétend qu’il n’y a «pas de futur»hors de la répétition à l’identique du main-tenant, maintenant et encore maintenant.Il est temps de réveiller notre désir de futur.Sans que cela signifie d’en revenir au futurprédéterminé de la modernité ni à sa foidans l’inéluctabilité du Progrès.

Il ne s’agit pas de vaticiner une nouvelleprophétie, de faire tomber un programmedu ciel, ni de breveter les plans du paradisterrestre. L’imaginaire utopique, multi-plicateur de rage et combustible de la lutte,n’avance pas dans le vide: il part de notrerejet de la société de la marchandise ets’ancre dans des expériences concrètes,comme celle de l’autonomie zapatiste. Il senourrit aussi de processus émancipateurspassés et de leur critique, ainsi que d’unerefondation des traditions de vie collectivenon capitalistes qui ont existé, au fil dessiècles, sur tous les continents. L’imaginaireutopique n’erre pas dans le ciel pur desdésirs absolus ; il construit à partir deformes sociales réelles et en premier lieu

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12. Il ne s’agit pas ici de créer une proposition oude dessiner un monde, mais seulementd’entrevoir l’espace de possibilités ouvert parla destruction de la bête capitaliste, un espacedans lequel peuvent se construire denombreux «oui», de nombreux mondes (NB:« un monde fait de nombreux mondes », unmundo en donde quepan muchos mundos, estl’une des formules les plus caractéristiques dumouvement zapatiste). J’emprunte le termed’« utopistique » à Immanuel Wallerstein,Utopistica o las opciones historicas del siglo XXI,Mexico, 1998. Voir aussi Fredric Jameson,«L’utopie comme méthode», Contretemps, 20,2007, p. 61-70 (et Archeologies of the Future,Londres, 2007) où il fait la distinction entre« programme utopique » (comme celui deCharles Fourier) et «élan utopique» (suivantl’inspiration d’Ernst Bloch), et caractérise lesecond comme non fermé ni prédéfini.

13. « Agenda y sentido de los movimientosantisistémicos», Primer Coloquio…, p. 57: unelutte conçue comme plurielle et ouverte «nerequiert pas d’accord préalable sur le régimequi en résultera… Les élaborations utopiquesont une claire valeur, mais il est absurde deconsidérer que le consensus sur l’une d’ellesest un réquisit pour réaliser la lutte».

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contre celles que nous ne sommes pasdisposés à supporter davantage.

Certes, il ne peut s’agir que d’ouvrir uneréflexion qui doit impérativement êtrecollective et ne saurait, en tout état decause, prétendre à s’imposer ou à guiderles processus d’émancipation, qui serontl’œuvre des femmes et des hommes, desanciens et des enfants de tous les coins dela planète, et d’où sortira un mondeimpossible à prévoir, un monde fait denombreux mondes12. Pour le moment ils’agit seulement d’avancer quelqueshypothèses, soumises à la considération detous et inévitablement destinées à êtredépassées dans les processus collectifsd’émancipation. En outre, comme l’a ditclairement Gustavo Esteva, nous n’avonspas besoin d’être pleinement d’accord surle système qui pourrait succéder aucapitalisme pour nous mettre en marche,et il serait désastreux qu’un désaccord surce point nous empêche de lutterensemble13. Réveiller le futur n’impliquepas de tracer d’avance le chemin maispermet d’aviver notre désir de commencerà marcher et nous donne plus d’énergiepour le faire. Pour cette raison, nous avonssans doute besoin de quelques « ateliersd’utopistique» où discuter collectivementle post-capitalisme qu’il nous fautd’urgence rêver.

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Une révolution du temps

À ce rêve, les peuples zapatistes ontapporté une contribution théorico-pratiqueextraordinaire, qu’eux-mêmes ont exposéeau cours des trois rencontres des peupleszapatistes avec les peuples du monde,entre 2006 et 2008, et ensuite lors duFestival de la digne rage (particulièrementdans les interventions de la commandante

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Hortensia et du lieutenant-colonelMoisés). Les Conseils de bon gouver-nement ont été et sont des « écoles degouvernement» collectif dans lesquelles,au milieu d’énormes difficultés, ils ont miset mettent en pratique les principes du«commander en obéissant», ont institué etinstituent des mécanismes comme larévocabilité, la rotativité des charges, ainsique des consultations permanentes pourlutter contre la séparation entre gouver-nants et gouvernés qui constitue un desprincipes directeurs de l’État14. Ils ontmontré qu’il est possible de construire uneorganisation politique de caractère nonétatique, dans laquelle le peuple exerceréellement sa capacité d’autogouverne-ment, au lieu d’en être dépossédé par lesspécialistes de la politique et autres soi-disant experts.

Mais les professionnels de la politiquene sont pas les seuls spécialistes que leszapatistes ont soumis à une rude critique.Ainsi, le troisième vent de la digne ragemet à nu bon nombre d’entre eux, commel’agronome sûr de sa science, et questionnetoute forme d’« appropriation privée dusavoir »15. S’il est vrai que la division dutravail (en particulier en termes de genre)n’est pas née avec le capitalisme, aucunsystème antérieur n’avait élevé la spé-cialisation des activités humaines à sonniveau actuel. Par conséquent, s’il est vraiqu’imaginer un monde post-capitalisteconsiste en premier lieu à penser unesociété libérée de la logique de la valeur, dela production-pour-le-profit et du travail-pour-la-survie, cela implique aussi decesser de fonder la vie collective sur un

14. Pour une analyse de l’autonomie zapatiste, jeme permets de renvoyer à ma présentationdans: Sous-commandant Marcos, Saisons de ladigne rage, p. 7-42 (et pour une présentationd’ensemble du mouvement zapatiste, à JérômeBaschet, La rébellion zapatiste. Insurrectionindienne et résistance planétaire, 2e éd. aug-mentée, Paris, Champs-Flammarion, 2005).

15. Saisons de la digne rage, p. 182-190.

principe de spécialisation croissante. Ils’agit de rompre avec la logique de ladivision du travail et avec toutes les formesde séparation entre domaines d’activité,comme entre théorie et pratique, travailmanuel et travail intellectuel, tête et cœur,penser et sentir, qui impliquent à la foishiérarchisations et exclusions. Il s’agitd’ouvrir la voie à une société de la dé-spécialisation généralisée, dans laquellechacun puisse expérimenter sans obstaclesde multiples champs d’activités et defacultés.

Cela présuppose une révolution dutemps. Cela suppose de nous libérer dutemps quantifié et (op)pressant ducapitalisme, au principe duquel noustrouvons la mesure horaire du temps detravail et la lutte de la productivité contre lefacteur temps. Cela suppose de nouslibérer de la «tyrannie des horloges» quel’homme moderne a laissé pénétrer dansses veines, de la dictature des rythmesaccélérés qui nous soumet à des niveaux de stress toujours plus élevés et nousdépossède de nos vies. Une décompressiontemporelle est indispensable, à l’opposé dela chrono-coercition du capitalisme. C’estdu reste une condition indispensable pourrendre possible une dé-spécialisation dufaire et de l’être. Une société post-capitaliste ne peut être qu’une société dutemps disponible, autrement dit unesociété dans laquelle cesse de prévaloir letemps mesuré et quantifié de la productionet du travail, pour céder la place à un tempsqualitatif et concret : le temps de (bien)vivre et d’être (tous) ensemble.

Que se passerait-il si nous commen-cions à penser combien d’activités deproductions de biens ou de services sontaccomplies seulement parce qu’ellesgénèrent des profits ou permettentindirectement qu’ils soient générés, ouencore parce que nous avons tous besoind’un travail pour vivre? Et pourtant elless’avèrent partiellement ou totalement

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16. Tout cela implique des instances et desmécanismes de décision collective pourdéterminer quels sont les produits et servicesque l’on considère comme socialement néces-saires. Les décisions ne seront pas faciles ; ellespourront varier d’une région à l’autre (ce quiimplique de veiller à certains équilibres) et semodifier au fil du temps. On peut seulementévoquer deux critères possibles pour cesdécisions. L’un est l’impact écologique dechaque production ou service, en incluanttoutes ses conséquences, depuis l’extractiondes matériaux nécessaires jusqu’à la quantitéde déchets produits ; cela peut mener àconsidérer comme non soutenable certainstypes de production. Un autre critère consisteà mettre en balance l’utilité attribuée auproduit ou au service considéré avec la chargede travail qu’il implique (incluant les travauxindirects de distribution, gestion des déchets,etc.). Au lieu d’une corrélation entre inves-tissement et profit, comme dans le systèmeactuel, nous aurions alors une corrélation entred’un côté valeur d’usage et, de l’autre, tempshumain sacrifié et dégât écologique. Il estprobable que, sur la base de ce critère, lesproductions d’utilité douteuse seraientéliminées, puisque le temps disponible seraitconsidéré comme l’un des biens les plusprécieux et comme la base du monde communet du bien vivre.

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inutiles et le seraient encore plus dans unesociété post-capitaliste, sans parler du faitqu’elles sont destructrices pour le sol, l’air,l’eau, les espèces végétales et animales,humains inclus. Amorçons la jubilatoireliste des coupes claires: armées et industriemilitaire, banques et assurances, bureau-craties et appareils de gouvernement,publicité et communication d’entreprise,une part considérable du secteur chimique,la construction de bureaux, de méga-barrages et d’autoroutes indésirables, et ilest loisible d’allonger la liste… Pensons àtous les biens de consommation qui, dansune société du temps disponible,pourraient être remplacés par une formede production locale ou d’auto-production,en premier lieu pour éliminer les alimentsindustriels (aujourd’hui on va jusqu’àconstruire des usines à technologienucléaire pour désinfecter et conserverdans du plastique des salades, uniquementparce que les citadins n’ont pas une minutepour laver une salade pleine de terre,achetée à un paysan de la région). Pensonsà ce qu’impliquerait le fait de ne plusproduire des objets à obsolescence pro-grammée, c’est-à-dire des biens fabriqués-en-vue-de-leur-destruction, et de seremettre à utiliser des objets durables etréparables.Toute réduction dans la produc-tion de biens et de services aura des effetsmultiplicateurs, car les besoins en bâti-ments, installations et surtout transports depersonnes et de marchandises en serontréduits d’autant. L’abandon des allers etretours entre production et consommation,qui à l’heure actuelle s’allonge absur-dement en tant qu’expressions de lalogique de la valeur (par exemple,transporter en Europe de l’ail cultivé enChine ou de l’eau des Alpes à San Cristobalde las Casas), et au contraire le choix defavoriser les productions locales, contri-bueraient à réduire plus encore les besoinsen transports et à ramener la chaîne deséchanges commerciaux à des dimensions

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modestes (ce à quoi contribuerait aussi ladisqualification de nombreux produitsvedettes du commerce actuel). La révo-lution du temps et l’effondrement dufétichisme égolâtrique de l’automobileautoriseraient une réhabilitation desmoyens de transport lents, et tout ce quesous-tend le poids actuel du secteurénergétique dans l’économie mondiales’évanouirait dans une proportion consi-dérable (y contribuerait aussi le rempla-cement des énergies fossiles par desénergies renouvelables)16.

Sur cette base, et prenant pour principequ’il est indispensable d’assurer les besoinsélémentaires de tous les humains qui, àl’heure actuelle, ne parviennent même pasà se nourrir correctement, on peut calculerque les tâches productives et les servicesindispensables (en premier lieu la santé, etdans une certaine mesure, la distribution,

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le transport et les communications)pourraient être réalisés sur la base d’unecharge de travail distribuée de manièreégalitaire d’environ 10 à 12 heures parsemaine. Il convient de prendre aussi encompte la participation à des tâchesd’intérêt collectif (en partie librementassumées) : la participation aux conseilscommunaux ou aux conseils de bongouvernement à différents niveaux, auxrares tâches de police et de justice quiresteraient nécessaires, au soin et àl’éducation (amplement déscolarisée) desenfants, ou à d’autres travaux décidés par lacommunauté ou le quartier. Il est probableque le total ne dépasserait pas 20 à24 heures par semaine, c’est-à-dire moinsde quatre heures par jour.

Plus que la précision de ce calcul,importent les proportions qu’il suggère.Elles sont telles que le rythme de la vie neserait plus étouffé par le temps de travailobligatoire (comme il l’est actuellement, ycompris pendant le temps dit libre,structurellement dédié à la reproduction dela force de travail et à la consommationmarchande). Prévaudrait un temps sansquantification, ouvert à ce que chacundéciderait de faire ou de ne pas faire. Dansce vaste espace temporel pourronts’organiser sans pression ni oppressionl’entretien de la maison et la cuisinequotidienne, les échanges avec les enfants,les membres de la famille, les amis ou leshabitants du quartier, les plaisirs et lacréativité, le désir de faire et les curiositésdu savoir, le goût de cultiver un petitpotager ou de réparer des appareils élec-troniques, de contribuer à un programmeinformatique libre ou de danser, d’aimer etde jouir, de vivre et de vivre ensemble.Toutcela à égalité, sans hiérarchie entre la tête etle corps, le théorique et le pratique, lapensée et les émotions, ce qui estsupposément masculin et féminin, afin deréunifier et d’étendre les potentialités dufaire et du devenir humain.

La décompression du temps vécupermet la dé-spécialisation, et à son tour ladé-spécialisation augmente le tempsdisponible, car elle étend l’auto-productionet l’auto-résolution des besoins, réduisantla nécessité de recourir au travail des autresou aux productions et services considéréscomme socialement nécessaires. Un autrecercle vertueux est que l’égalité decondition favorise l’équilibre des capacitéset des habiletés, qui à son tour renforcel’égalité de condition. Plus profondémentencore, tout ceci ouvre la voie à d’autressubjectivités, peut-être à quelque chosecomme une révolution anthropologique,une autre conception de la personnehumaine désormais impossible à concevoirhors de ses relations avec les autreshumains, avec les autres êtres vivants etavec notre Terre Mère. Tandis que lanécessité capitaliste de produire des egoshypercompétitifs et pathologiquementgonflés disparaît, la vie concrète rendpossible la production de subjectivitéscoopératrices, conscientes du fait que l’aidemutuelle, la capacité de reconnaître etd’écouter les autres, le sens de l’équilibreentre le collectif et les singularités quil’habitent, sont les meilleures garanties dubien vivre de tous et de chacun.

Ni État ni productivisme

De multiples doutes imprègnent tout ceque j’ai mentionné, mais peut-être cespropos comportent-ils quelques impli-cations pour notre manière de comprendrela lutte anticapitaliste. Celle-ci situe sonchemin «en bas à gauche»: elle ne passepas par l’État. Il s’agit de construire depuisen bas une nouvelle forme de gouver-nement non étatique, comme l’ont fait lesConseils de bon gouvernement. Et rienn’empêche d’imaginer qu’une expérienced’auto-gouvernement comme celle-làpuisse s’étendre à des niveaux de coordi-nation ou de fédération plus larges, y com-

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Page 9: Anticapitalisme / post-capitalismerefractions.plusloin.org/IMG/pdf/2515.pdf · Cf.Naomi Klein, La stratégie du choc: la montée d’un capitalisme du désastre,Arles, Actes Sud,

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17. Saisons de la digne rage, p. 63.18. En particulier dans la conclusion de la

Première Rencontre des peuples zapatistesavec les peuples du monde (Oventic, 2 janvier2007).Voir aussi Saisons de la digne rage, p. 105-106.

19. Il doit « le détruire » pour établir un régimed’« autonomie communale » et « restituer àl’organisme social toutes les forces auparavantabsorbées par l’État parasite, qui se nourrit audétriment de la société et entrave son libremouvement » : Karl Marx, La guerre civile enFrance, Paris, 1957.

20. Michaël Löwy, « Pour une éthique éco-socialiste » (disponible sur différents sitesInternet).

Anticapitalisme, postcapitalisme

pris au niveau national, pour se substituercomplètement à la forme État actuelle.

Peut-être avons-nous prêté beaucoupd’attention à la question de l’État et moinsà celle des moyens de production. Lacinquième thèse sur les mouvements anti-systémiques rappelle cependant que « lapropriété privée des moyens de productionet d’échange» est « le noyau central » ducapitalisme, le point où il doit être affrontéet vaincu17. Vu ce qui a été dit précé-demment, cette affirmation ne semble paspouvoir être interprétée dans le sens detransférer la propriété des moyens deproduction à l’État, ce qui en soi ne signifieaucune rupture avec le capitalisme et, aucontraire, a constitué historiquement uneforme de sauvetage et même un moyend’expansion pour le système capitaliste. Endiverses occasions, le lieutenant-colonelMoisés a souligné que les zapatistes n’ontpas procédé autrement : prendre la terre,récupérer les moyens de production, est le sol sur lequel l’autonomie a pu seconstruire18. Bien entendu, la terre appar-tient à qui la travaille (quoique les Indiensdisent aussi que notre Terre Mère n’appar-tient à personne, et que c’est nous qui luiappartenons). Mais la fabrication de fertili-sants chimiques, de missiles ou de tanks,les centres financiers, à qui doivent-ilsappartenir ? Quand nous disons qu’il nes’agit pas de prendre le pouvoir d’État, c’estparce que nous avons compris que celui-ciest une structure qui contribue au fonction-nement du système capitaliste. Il ne s’agitdonc pas de s’asseoir dans le fauteuil pré-sidentiel, mais s’agirait-il de s’asseoir dansles fauteuils des administrateurs de grandsgroupes nationaux et transnationaux?

Si nous nous méfions de la forme État,à plus forte raison devrions-nous nousméfier de l’appareil de production, expres-sion plus directe encore des normescapitalistes. On connaît bien les affir-mations de Marx, soulignant, à propos dela Commune de Paris, que le mouvement

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révolutionnaire «ne peut se contenter deprendre possession de l’appareil d’Étatexistant et de le faire fonctionner pour sespropres fins », mais qu’il doit « ledétruire »19. En un parallélisme explicite,Michael Löwy a souligné qu’il seraitégalement désastreux d’envisager deprendre possession de l’appareil productifexistant et de le faire fonctionner pour nospropres fins20. C’est strictement impossible,car la structure de cet appareil de produc-tion de biens et de services est intimementdéterminée par la logique de l’accu-mulation du capital et de la production-pour-le-profit. C’est impossible, caraujourd’hui les moyens de production sontdevenus des moyens de destruction, qui neservent pas à la vie mais au profit, et pro-voquent spoliation, dépossession et mortpour les humains et pour la planète terre.Cette machinerie devenue folle doit êtredémantelée et détruite dans sa structureactuelle (ce qui suppose de l’arracher auxseigneurs de l’argent), afin qu’il deviennepossible de repenser une autre logique deproduction de biens et de services et dedécider démocratiquement quels sont lesmoyens de production nécessaires à la vie(comme l’est la terre, quand elle n’est paspervertie par une agriculture soumise auxnormes et fins industrielles) et quels sontceux qui doivent être réorientés oucomplètement abandonnés.

Page 10: Anticapitalisme / post-capitalismerefractions.plusloin.org/IMG/pdf/2515.pdf · Cf.Naomi Klein, La stratégie du choc: la montée d’un capitalisme du désastre,Arles, Actes Sud,

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Construire un mode d’auto-gouver-nement qui ne reproduise pas la formeÉtat ; construire une forme de productionqui ne suive pas la logique actuelle d’unecroissance asservissante et prédatrice.Voilàdeux points qui nous éloignent despositions dominantes au sein des mouve-ments anti-systémiques du XXe siècle. Ilssuggèrent un anticapitalisme non étatiqueet non productiviste. À cela, il convientd’ajouter une caractéristique supplé-mentaire : surmonter l’eurocentrisme etaccepter que la modernité des Lumièresn’est pas la seule racine possible des luttesd’émancipation. Ses promesses non tenuesinvitent bien plutôt à la questionner, et uneconfrontation créatrice avec d’autrestraditions culturelles est peut-être lameilleure chance pour tenter de surmonterces défauts d’origine de la modernité quesont la conception individualiste de lapersonne et la relation instrumentale à lanature. Il s’agit d’admettre que l’élan

21. Dias rebeldes. Cronicas de insumision, Barcelona,Octaedro, 2009. L’égalitarisme social secaractérise par le refus de l’inégalité entreriches et pauvres et se manifeste, dans demultiples rébellions de tous les continents, parl’affirmation de la possession collective desmoyens de productions par les producteurs.L’égalitarisme politique se définit par laparticipation de tous dans la prise de décisionset se manifeste dans les formes de démocratiecommunautaire paysanne qui existent ou ontexisté parmi les peuples indigènes d’Abya Yalacomme parmi les paysans d’Europe, d’Afriqueet d’Asie, ou parmi les cultivateurs etchasseurs-cueilleurs de Mélanésie et d’Océa-nie. Il se manifeste aussi dans les communesurbaines, comme celle de Paris, et dans lesconseils ouvriers, paysans ou de soldats quisurgissent dans plusieurs pays d’Europeentre 1905 et 1921, puis en Catalogne en 1936-1937, ou encore au Vietnam en 1945. On peutsaisir une continuité de procédés et d’espritentre la pratique des assemblées communau-taires paysannes et la construction d’uneorganisation politique non étatique basée surla forme conseil : elles partagent un mêmeégalitarisme politique, qu’on peut aussi dé-nommer démocratie ou auto-gouvernement.

égalitaire, dans son versant social commedans son versant politique, n’est pas lemonopole d’une seule culture, maisconstitue un bien commun de l’humanitédigne, de tous les peuples du monde quin’ont pas cessé, tout au long de l’histoire,de se rebeller, de ne pas accepter la domi-nation et l’exploitation21. C’est pourquoi lepost-capitalisme se doit d’être inter-culturel : il n’y a pas une manière uniquede construire un monde libéré du capi-talisme, mais de multiples options à partirde mémoires et de traditions différentes,susceptibles de s’enrichir mutuellement.Ce dont nous rêvons, c’est d’un monde quicontienne de nombreux mondes.

Nous parlons d’un anticapitalisme nonétatique, non productiviste et nonethnocentriste, qui ouvre à un post-capitalisme des autonomies, du bien vivrepour tous dont les peuples indigènes deAbya Yala font leur bannière, de l’équilibreentre toutes les différences, entre leshommes comme entre ceux-ci et les autresêtres qui vivent sur la terre. Défendu toutparticulièrement par les peuples indigènes,et parmi eux par les zapatistes, ce rêveressuscite les espoirs émancipateurs dupassé, mais il indique en même temps unchemin inédit, à la recherche d’uneexpérience encore inimaginable dans sespotentialités de dignité et d’allègre beauté.

Jérôme Baschet

Traduit de l’espagnol par Annick Stevens

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