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Toi & Moi, désastre assuré Vol.1

Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages, les lieux et les événements sont le fruitde l’imagination de l’auteur ou sont utilisés fictivement. Toute ressemblance avec des personnes réelles,vivantes ou mortes, des établissements d’affaires, des événements ou des lieux serait pure coïncidence. LeCode de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisationcollective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que cesoit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon, auxtermes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Crédits photos : Pixabay

Illustrations : © William Salvatore

Copyright : © Maddie D.

ISBN 979-10-94216-05-7

Du même auteur

Un super héros sinon rienPour un sourire de Théo

Maddie D.

Toi & Moi Désastre assuré

Vol.1

«And i’m thinking‘bout how people fall in love in mysterious ways… » (Ed Sheeran)

1. ÉLISHA

Juchée sur mes talons – des Jimmy Choo en daim gris « crépuscule », ramenés de New York parMamie Lindy – je prends le temps de souffler un grand coup. Voilà. Au moins, j’ai passé l’épreuve del’entretien d’embauche, mais je n’ai pas plus de certitudes quant à mon avenir professionnel qu’en débutde matinée. Avec un peu de chance, d’ici quelques mois, j’intégrerai l’équipe des enseignants d’une écoleprivée du cinquième arrondissement de Paris. Une sacrée veine pour moi.

Depuis quelques années je fais des vacations de quelques jours, quelques semaines au maximum, uncollège par ci, un suivant par là et cet établissement représente pour moi une aubaine, celle de me poser(enfin). Cerise sur le gâteau si j’ai le poste : plus de longs trajets à effectuer d’un bout à l’autre del’hexagone, fini les embouteillages pour me rendre d’un point à l’autre de l’île de France, mon potentielfutur job se trouvant à six-cents mètres de chez moi.

Je pousse un grognement dépité : cette journée aurait pu être parfaite si le soleil n’avait pasbrusquement eu la bonne idée de faire grève et de se tirer aux Bahamas, se faisant remplacer au pied levépar… des hallebardes. Heureusement pour moi, j’avais eu l'instinct de mettre un jean et une veste légèreavant de me rendre à mon entretien d’embauche, mais mes pauvres chaussures en seront pour leurs fraiset j’ai bien peur que malgré le traitement imperméabilisant auquel je les avais soumises, elles finissenttout de même complètement ruinées.

Je décide donc de courir – enfin trottiner serait plus juste avec des talons de dix centimètres – jusqu’àmon immeuble. Ce qui n’est pas non plus très aisé, quand on sait à quel point la rue Mouffetard où je visest en pente – ce qui m’avait d’ailleurs valu de me tordre au moins trois fois les deux chevilles rien qu’enla descendant.

Une fois arrivée dans mon nid douillet que je partage avec ma grand-mère, je décide de m’affaler sur lecanapé Chesterfield et de confier le soin à la télé de faire la conversation avant d’aller prendre monservice du soir. Partager est un bien grand mot, disons que Gran’ me laisse la jouissance de son pied-à-terre parisien.

Américaine de souche, elle vit les trois quarts de l'année aux États Unis et vient en France en moyennedeux fois par an pour nous rendre visite la plupart du temps à Noël et pendant les mois d’été. Par le passé elle restait plus longtemps, c’est d’ailleurs pour cela qu’elle avait acquis un appartement dans la capitale pour, comme elle disait, passer plus de temps avec sa famille.

La véritable raison tenait en deux syllabes : Roger, son amoureux. À sa mort, il y a sept ans elle estrepartie pour New York en me laissant les clés de son logement, avec pour seule consigne d’en prendresoin pendant son absence. Une véritable aubaine pour moi qui avais craint à l’époque devoir chercher unnouveau chez moi ou pire, retourner dans le giron paternel.

Et justement, elle est de retour dans la capitale pour deux mois, je suis ravie de la retrouver, sesconseils et nos moments ensemble m’ont énormément manqué. Nous comptons bien rattraper le tempsperdu durant les quelques semaines qu’elle passera à Paris, mais aujourd’hui, c’est à Daddo – surnomdonné à mon père par mes soins quand j’étais petite – de profiter du retour de sa mère.

C’est pourquoi je lui ai proposé un peu plus tôt dans la matinée de le remplacer au pub dont il est lepropriétaire. J’y bosse régulièrement, tout comme mon frère Jonas. Travailler est un bien grand mot,nous donnons simplement un coup de main à notre père. Ce n’est pas tant dans l’optique de gagner del’argent que de nous retrouver régulièrement. Nous vivons confortablement grâce à l’héritage laissé parnotre mère, une assurance vie dont notre père et nous sommes les bénéficiaires. Pas de quoi faire denous des milliardaires, simplement avec cela, Daddo a terminé de payer le pub et a placé le reste, nousassurant à Jo et moi une rente confortable.

Bref. Malgré nos sept ans d’écart, Jo et moi sommes très proches et il ne se passe pas une semaine sansque nous nous voyions et si ce n’est pas le cas, nous nous téléphonons. Peut-être la mort de notre mère,survenue vingt ans plus tôt, n’est-elle pas étrangère au fait que nous soyons si soudés ? Qu’importe laraison, j’adore mon frère et il me le rend bien. Le plus souvent un peu trop. Parfois, j’ai l’impressionqu’il oublie que j’ai 27 ans, mais comment lui en vouloir ? Pour lui je reste la petite Éli, l’ombre qui lesuivait où qu’il aille, celle qu’il a protégée des garnements, celle qu’il a réconfortée pendant ses peines decœur, celle qu’il a serrée affectueusement en la faisant virevolter lorsque j’ai décroché mon bac. Et Jonasest mon grand frère adoré, il représente à mes yeux un roc, mon point d’ancrage.

Comment en suis-je venue à vivre avec Mamie Lindy ? C’est arrivé comme ça, petit à petit, et au fil dutemps cela m’est apparu comme quelque chose de naturel. Enfin, ça, c’est la version officielle.

À mon retour d’Angleterre, j’avais dix-sept ans. Mon père et mon frère se sont mis à veiller sur moi,presque jalousement (pas de petit copain, sorties accompagnées, couvre-feu à 22 h) alors que jusque-làéloignée dans un pensionnat à l’étranger, et ne revenant que pour les fêtes et les vacances scolaires,j’avais pris l’habitude de ne compter que sur moi-même, du coup je m’étais sentie quelque peu étoufféepar l’affection et la prévenance de Daddo et Jo.

J’avais vite eu besoin de mon indépendance, de respirer librement, ce qui était plutôt difficile puisquenous habitions l’ appartement trois-pièces un peu exigu de cinquante mètres carrés situé juste au-dessusdu pub. Pas simple de me faire une place, entourée de deux bonshommes qui tenaient le plus souvent del’ours, notamment au point de vue du caractère, d’autant que j’étais du genre fantasque, extravertie,expansive, explosive… une ado de sexe féminin en somme !

Et puis ma grand-mère avait fait une mauvaise chute. Rien de bien méchant, mais son bras dans leplâtre l’empêchait de « faire ses affaires » comme elle disait. C’était inespéré. J’y ai vu là l’espoir d’uneéchappatoire à l’ambiance pesante de la maison. J’ai donc proposé à mamie de venir l’aider et lui ai bienfait comprendre que ce n’était pas QUE désintéressé, puisqu’en logeant chez elle, je me rapprochais demanière indiscutable de la fac. Et comme j’habitais avec sa mère, je n’avais pas à trouver un job payé àcoup de lance-pierre qui empièterait sur mes études, mon père n’y avait vu aucun problème particulier.Ma grand-mère était toujours entre deux avions, je disposais donc d’une très grande indépendance, etlorsqu’elle était à Paris, Mamie Lindy, loin de se monter une personne âgée terne et aigrie se donnait àcœur joie de faire la tournée des boutiques et des restaurants avec moi et me racontait ses péripétiesnew-yorkaises. Que rêver de mieux ? C’était une solution gagnant-gagnant !

En outre, je me plaisais auprès de ma grand-mère : elle était cool. Du style à ne pas me demanderpourquoi je sortais habillée comme ça (jean troué, t-shirt au décolleté plongeant laissant apercevoir unbout de dentelle, maquillée comme une voiture volée ou pas loin), à ne pas m’imposer de couvre-feu(mais je devais l’appeler si je comptais rentrer tard et lui dire avec qui) et surtout du genre à m’écouterdéballer mes états d’âme sans poser de questions avant de me donner des conseils sages et avisés.

J’ai très rapidement trouvé mes marques dans mon nouvel environnement ainsi que l’équilibre dansmes relations avec Daddo et Jonas. Au bout de huit ans, il est désormais établi que je ne compte plus en

partir. Au grand dam de mon père qui aurait secrètement préféré garder sa petite fille éternellementauprès de lui, bien qu’il ne l’aurait jamais avoué autrement que sous la torture.

La sonnerie de mon téléphone portable me fait sursauter. Je sors par surprise de mon sommeil, unrapide coup d’œil me suffit pour me rendre compte que si je ne me bouge pas les fesses je vais être enretard. Et certainement me faire houspiller par mon frère pour l’avoir lâchement abandonné un vendredisoir aux mains de clients fous furieux fêtant le début du week-end. Je file donc sous la douche tout enme fustigeant intérieurement, s’il y a quelque chose que je déteste, c’est être en retard. Et manifestement,ce sera le cas si je mets plus de vingt minutes à reprendre forme humaine.

Merde ! Mon frère ne va certainement pas manquer de me le faire remarquer en me lançant des piquespendant toute la soirée, je l’adore, mais il ne se prive pas de me tacler pendant une éternité si j’ai lemalheur de commettre une erreur.

Quinze minutes plus tard, je ressors de la salle de bains, les joues rougies par l’eau chaude, maishabillée de pied en cap : jean, t-shirt Superman, les cheveux ramenés en un chignon juste maintenu parune baguette chinoise, maquillage léger. Après avoir vérifié une dernière fois en souriant exagérémentque je n’avais pas de morceau de salade coincé dans les dents risquant de diminuer mon capitalséduction, je fonce dans le couloir pour sauter dans mes rangers, attrape mon sac, ma veste et mes clésde voiture et sors en claquant la porte.

Je grimace en pensant à Mme Arlette, la voisine du dessous, qui ne va certainement pas manquer mefaire une remarque de sa voix grinçante. Quelques années auparavant, c’était une vieille dame charmante– du moins, c’est le souvenir que j’en ai – distribuant bonbons et citronnade à tous les gamins duquartier, mais depuis quelque temps, elle s’est transformée en mégère acariâtre doublée d’un roquet,prête à bondir sur le premier venu, en l’occurrence moi, pour l’accabler de reproches jusqu’à ce quemort s’ensuive ou peu s’en faut. D’après « radio quartier » – les commères de l’immeuble, toujoursassises sur le même banc sous le même arbre – Mme Arlette était extrêmement seule, sa famille lui ayanttourné le dos pour une question d’héritage. Son gendre et sa fille auraient voulu la faire déménager dansune maison de retraite (haut standing), la vieille femme aurait refusé net, les privant ainsi du confort deson appartement cossu. J’évite donc de la croiser la plupart du temps.

Arrivée dehors, je m’aperçois que le temps n’a pas changé depuis la fin de la matinée, et, étant donnéque je n’ai pas encore appris à passer entre les gouttes, je décide de prendre ma voiture garée non loindans un garage privé. Je roule lentement, non seulement parce que le parking n’est pas une piste deformule un, mais plus que tout, je sais qu’une fois le portail automatique ouvert, je vais devoir être trèsvigilante concernant la sortie, puisque je débouche directement dans une artère très fréquentée. C’est leseul point négatif de mon quartier, ça et le fait que ma voiture ne soit pas au sous-sol de mon immeuble,mais à trois cents mètres. Mais on ne peut pas tout avoir ! Déjà je vis à Paris et la rue Mouffetard – animée par excellence – débouche sur le Quartier latin, où j’adore me promener.

Que demander de plus ? Bon d’accord, que demander de plus à part un mec ? La sonnerie de montéléphone ne me laisse pas le temps de m’appesantir sur la quasi-inexistence de ma vie sentimentale. Jelâche le volant d’une main, farfouille dans mon sac posé sur le siège passager et en sors mon smartphonepour savoir quel est le crétin qui ose me téléphoner alors que je suis en train de conduire. Merde,l’imbécile en question est mon frère. Double merde, s’il m’appelle, c’est qu’il y a un problème. Jedécroche dans un juron pile au moment où j’arrive devant la sortie du parking

— Oui ?— Élisha, qu’est-ce que tu fous ? Dis-moi que tu es juste devant le pub ! gémit Jonas, l’air

franchement désespéré.

— Euh… Joker ? couiné-je.— Éli, tu crois que c’est le moment de plaisanter ? Tu es bientôt arrivée ?— Euh, techniquement… oui, dis-je prudemment en faisant rouler ma voiture au pas pour déboucher

dans la rue.— Tu te fous de ma gueule ? Il y a deux cars de Néo-Zélandais qui viennent de débarquer pour la

retransmission du match de ce soir ! Je ne vais pas m’en sortir tout seul ! Tu es où ? me presse-t-il d’unevoix qui monte étrangement dans les aigus, signe qu’il a atteint un niveau de stress difficilementsupportable.

— Je sors de mon parking ? tenté-je en fermant les yeux autant par agacement que par crainte desreprésailles auxquelles j’aurai droit une fois arrivée à bon port.

Je n’aurais pas dû faire ça. Pas au moment d’arriver sur la rue Monge. J’entends un crissement depneus suivi d’un choc, ma voiture est « légèrement » déviée de sa trajectoire, ma tête brusquementprojetée d’avant en arrière… je cale.

Eh merde ! Je viens d’avoir un accident !

2. BENJAMIN

Putain ! Ma caisse !Je sors de ma voiture, en fais le tour et constate une belle bosse sur l’aile avant droite de mon coupé

Mercedes. Putain ! Je m’avance vers le véhicule – une mini datant d’une période antédiluvienne – quivient d’emboutir le mien. Eh merde. J’aurais dû m’en douter : une femme est au volant, autant dire undanger public. Bien sûr c’est à moi que ce genre de chose arrive… à se demander comment elle a eu sonpermis celle-là, si ce n’est en faisant une gâterie à l’examinateur ! Je tape rageusement au carreau de lacriminelle pour lui intimer l’ordre de sortir de son pot de yaourt. C’est à peine si elle tourne la tête versmoi.

C’est vraiment pas de bol ! Le jour où, enfin, je peux rentrer chez moi à une heure normale, il faut quej’aie un accident ! J’ai quitté le bureau une heure avant, fait un crochet dans un resto thaï pour meprendre mon repas que je prévoyais de manger devant le match de Rugby de ce soir. Des semaines que jerentre chez moi à pas d’heure à force d’étudier des dossiers et préparer des plaidoiries et réquisitoires entout genre ! Et quand enfin, j’arrive à me libérer plus tôt il faut qu’une folle me fonce dessus !

La fille n’a toujours pas bougé. Mais elle attend quoi, bordel ? À ce train-là, je vais arriver chez moipour le coup de sifflet final. Et il en est hors de question ! Je cogne à nouveau sur la vitre de la voiture,sentant une boule d’impatience grandir en moi.

— Hé, là-dedans ! Vous comptez sortir un jour ou bien ?— Oh, ça va, hein ! siffle la femme après avoir réprimé un sursaut.Cette fois-ci, j’ai fait mouche, la nana a enfin réagi. Je me pousse sur le côté lorsqu’elle ouvre d’un

geste brusque sa portière qui émet un grincement pathétique et qu’elle s’extirpe de sa voiture deplaymobil en me fusillant du regard. Je la regarde plus attentivement. Petite, menue, mais avec desformes voluptueuses, elle est brune et plutôt jolie. Pas mon genre – je les préfère avec quelquescentimètres de plus et blondes –, mais indéniablement, elle a beaucoup de charme. Une bouche pleine,un petit nez et de grands yeux sombres. Des yeux qui passent du chocolat au noir. Des yeux qui, àl’heure actuelle, me lancent des éclairs. Si j’avais eu le temps, j’aurais été impressionné. Mais je suis crevéet mon match m’attend, plus vite je rentrerai mieux ce sera.

Elle me fixe droit dans les yeux, les joues rouges de colère, pas impressionnée le moins du monde parla mienne.

— Ça ne va pas non ? Vous n’êtes pas un peu cinglé de taper comme un malade sur ma vitre ? Vousvoulez me faire avoir une crise cardiaque ? Je vous rappelle que je viens d’avoir un accident !

— Justement, parlons-en…— Oui, c’est ça ! Dites, ça vous arrive de faire attention quand vous roulez ?— Pardon ? C’est vous qui avez embouti ma voiture !— Et vous, quand vous avez passé votre permis, on ne vous a pas appris à ralentir avant une sortie de

parking ? C’est de votre faute si…Ma faute ? Cette fille est sacrément gonflée ! Je roulai bien tranquillement, respectant les limitations de

vitesse, c’est elle qui m’a foncé dedans ! Je sens une colère irrépressible monter en moi, scandalisé au-delàde ce qu’il est possible de l’être et serre les mâchoires, m’enjoignant silencieusement à garder mon calme.Je suis connu dans ma boite pour être celui sur lequel tout glisse, alors autant faire honneur à maréputation.

— Ma faute ? Écoutez mademoiselle, si ce n’était que moi, les femmes ne conduiraient pas ! asséné-jesèchement.

— Misogyne avec ça ? dit-elle en levant un sourcil.— Non, juste réaliste. Il est de notoriété publique que les femmes sont infoutues de faire deux choses

à la fois…Ses yeux lancent des éclairs, elle ouvre la bouche, offusquée. Elle semble réfléchir, certainement pour y

aller de son petit commentaire, puis se ravise. À la place, elle me tourne le dos et fait le tour de savoiture. Surréaliste !

— Qu’est-ce que vous faites ?— Je regarde si mon véhicule n’a pas trop souffert de son choc avec votre… veau. siffle-t-elle en

désignant d’un air dédaigneux mon coupé Mercedes Classe E.— Votre… pot de yaourt y a fait une belle bosse. rétorqué-je du tac au tac.— Et vous allez pleurer ? Vous rouler par terre ? raille-t-elle, insolente.— Non. Vous demander de bien vouloir prendre cinq minutes pour établir un constat.C’est alors que la fille à la langue jusque-là bien pendue se met à se dandiner d’un pied sur l’autre,

visiblement gênée. Je ne peux m’empêcher – question de déformation professionnelle, certainement – dem'interroger sur son attitude pour le moins singulière. À tous les coups, ce n’est pas sa voiture. Vu lelook de la fille, ça ne m’étonnerait même pas. Mieux : elle n’a pas son permis. Je plisse les yeux et laregarde intensément.

— Un problème, mademoiselle ?— Je… non… C’est juste que…— Que quoi ? C’est une voiture volée ?— N’importe quoi ! C’est bien la mienne, pour qui me prenez-vous ?— Vous vous dandinez. Sans parler de votre façon pour le moins singulière de conduire, vous avez

votre permis ? Il y a de quoi se poser des questions, non ?— Et vous, vous avez le vôtre ? Écoutez, je suis en retard pour aller travailler… je m’y rendais quand

VOUS m’avez percutée. Et je ne me dandine pas. Bon, on le fait ce constat, parce que je n’ai pas toute lavie ! réplique-t-elle en remontant le menton dans un sursaut de fierté qui, étrangement, me fit sourire.

Je file chercher le formulaire dans ma voiture afin que nous le remplissions. Au bout de cinq minutes,nous ne sommes toujours pas arrivés à nous entendre sur les circonstances de l’accident et elle n’avouepas être en faute. De guerre lasse, je décide de changer de stratégie. Faire mine de renoncer pour mieuxcontre-attaquer.

— Bon, c’est simple : vous êtes en retard et moi j’ai envie de rentrer chez moi. Donnez-moi voscoordonnées pour que nous puissions trouver un moment, disons… plus propice. lui rétorqué-je en lui

offrant malgré tout mon plus beau sourire.Elle paraît peser le pour et le contre puis, m’ayant lancé un regard dubitatif, se détend

imperceptiblement.— Hum ! Vous êtes sûr ? me demanda-t-elle.— Ai-je l’air de plaisanter ? Bon, elle vient votre réponse ? dis-je d’une voix qui laissait percer mon

impatience.Elle plisse les yeux et pinça les lèvres, à n’en pas douter son arrogance revient au galop.— Pas la peine de vous montrer désagréable, Monsieur. dit-elle en appuyant sur le dernier mot.Je réprimai un tic nerveux. Cette fille est une vraie emmerdeuse !— Votre nom ! aboyé-je tout de même.Pas le moins du monde apeurée, elle croise les bras et me regarde avec un demi-sourire, une lueur de

défi dans les yeux.— Boop. Betty Boop.Si j’avais été un personnage de dessin animé, ma mâchoire se serait décrochée et serait tombée au sol

devant l’affront qu’elle me faisait. Cette fille, ce danger public se paye ma tête et à en croire son sourire,elle y prend un plaisir immense.

— Vous vous foutez de moi ? Vos papiers s’il vous plaît !— Pourquoi ? Vous êtes flic ?— Non. Mais j’ai un problème avec les gens qui se moquent de moi.— Tant mieux ! Et moi avec ceux qui m’agressent !Je sens la fatigue me tomber dessus comme une chape de plomb. « Betty Boop » m’a vidé de toute

énergie et alors que je ne suis jamais à court de répliques cinglantes, je ne trouve rien à dire. Elle enprofite pour s’engouffrer dans sa voiture.

— Mais… mais qu’est-ce que vous faites ? bredouillé-je en sentant une espèce de panique m’envahir.Pas possible ! Cette furie va me filer entre les doigts !

— Bah… je vais au boulot ! J’ai assez perdu de temps avec vous, il me semble !— Et pour le constat ? demandé-je en enfonçant nerveusement mes mains dans mes poches.—… débrouillez-vous avec ! me lance-t-elle goguenarde.—Vous devez bien avoir un numéro de téléphone ? gémis-je, complètement effaré par son attitude.— Oui. Mais pas pour vous.Sur ces belles paroles, elle me fait un clin d’œil insolent, et démarre en trombe en me laissant sur le

trottoir comme le dernier des abrutis. Et arrache au passage le pare-chocs de ma voiture. Dans undernier affront, elle me fait un signe de la main tout en klaxonnant.

J’ai juste la force de trottiner derrière la délinquante tout en hurlant « connasse ! »L’instant d’après, je retourne vers ma berline, tente de fixer comme je le peux mon pare-chocs et

remonte dans ma voiture, hébété. Tout le temps qu’a duré notre échange, cette fille avait mené le jeu, neme laissant que peu de place pour réagir. J’en suis estomaqué, blasé, dévasté. Toute ma confiance en moivient d’être balayée en un instant par une tornade d’un mètre soixante à tout casser.

3. BENJAMIN

Quinze jours plus tard…

Je serre la main de Monsieur Pinto, mon client – ou plutôt ex-client. Sa mine renfrognée me confortedans l’idée que la méfiance que j’avais éprouvée envers lui lorsqu’environ dix jours plus tôt il avaitpoussé la porte du cabinet d’avocats dans lequel j’officie est grandement justifiée. Un cadeauempoisonné de la part de mes collègues. Habituellement spécialisés dans les affaires, mes confrèresm’avaient confié le dossier de cet homme, avec lequel nous collaborons régulièrement.

Directeur de plusieurs entreprises de textile il avait pourtant voulu faire valoir ses droits sur unéventuel héritage, et ce, alors que nous avions tenté de le décourager en notre qualité de conseils. Mescollaborateurs avaient donc décidé de passer le relais pour que je l’y aide. Comme je veux acquérir desparts dans le cabinet afin de devenir associé à part entière, j’ai accepté d’étudier l’affaire. Mais après avoirépluché toutes les pièces du dossier, je lui avais suggéré de renoncer au legs même si par ce biais, il auraitpu diversifier le champ de compétences de ses entreprises.

Feu son père, richissime armateur de renom – dont l’honnêteté était aussi douteuse que celle d’unmarchand d’armes – avait contracté d’innombrables dettes de jeu. Nul doute que M. Pinto en aurait étéde sa poche. Au grand dam de la flamboyante rouquine passée d’âge qui l’accompagne, présentée commesa sœur, mais au diable si ces deux-là possèdent le moindre patrimoine génétique.

Pour moi, il est clair que cette éventuelle entrée d’argent aurait arrangé les finances de ce chermonsieur Pinto en lui permettant de loger sa « sœur » et de la couvrir de cadeaux qui, si j’en crois leshideuses et énormes bagues ornant six des doigts boudinés de la vieille rousse, doivent être aussicoûteux que mon salaire mensuel. Et j’estime être à l’aise financièrement. Je lui avais donc fait part demon avis sur son affaire et lui avais suggéré de revoir ses goûts en matière de maîtresses. Ou de semontrer plus discret. D’autant qu’au vu de son contrat de mariage, dans l’éventualité où madame Pintoviendrait un jour à découvrir ses incartades, l’homme y laisserait à coup sûr des plumes. Assez pourgarnir un édredon, j’en suis certain. Tout comme je le suis d’avoir quelque part outrepassé mes fonctionsd’avocat-conseil.

Pour ma défense, j’avais très vite cerné le personnage et je n’ai fait qu’actionner le bon levier : l’argent.Un beau jour, dans un coin de sa tête, il en viendrait à me remercier de lui avoir évité un coûteuxdivorce. Toujours est-il qu’il y a fort peu de chances de le voir revenir dans nos locaux. Pas une grandeperte.

Une fois l’homme sorti de mon bureau, je me laisse aller dans mon fauteuil en soupirant. Un coupd’œil à ma montre et à mon agenda me confirme que je n’avais plus de rendez-vous. Bien que j’aimeénormément mon travail, des cas comme celui de monsieur Pinto me fatiguent énormément. Pas que cesoit particulièrement épineux, c’est juste moralement épuisant. J’ai du mal à travailler sereinement quandles dossiers ou les clients vont à contresens de mes principes.

Malgré le fait qu’à trente-quatre ans, je n’ai pas de relation sentimentale régulière à proprement parler,me contentant de coups d’un soir, tout au plus quelques semaines avec la même fille, je peine à

comprendre qu’on puisse trahir ses vœux. Pour moi, l’engagement, quel qu’il soit, n’est pas une chose àprendre à la légère, quand on lie ses jours à quelqu’un c’est pour le reste de l’existence. C’est d’ailleurspour cette raison que je suis encore « sur le marché » : je n’ai pas peur d’avoir une relation sérieuse, je nesuis simplement pas prêt. Et je n’en ai pas le temps, étant toujours en rendez-vous ou entre deux avions.

Le téléphone posé sur mon bureau sonne, interrompant mes pensées.— Me Charbonnier ? demande la voix de Nina, une des secrétaires du cabinet.— Oui, Nina ? Qu’y- a-t-il, j’allais justement partir.— Le garage Palat a appelé. Votre voiture est prête.— Très bien ! Merci Nina.Je raccroche et rassemble mes affaires, heureux d’être à quelques minutes d’échanger en fin le véhicule

de courtoisie – une Twingo jaune cocu – gracieusement prêtée par le garagiste durant les réparations dema berline. J’ai été très accaparé par mon travail ces derniers temps, aussi ai-je mis une bonne semaineavant de l’amener chez Palat autos. Sept jours durant lesquels j’ai pris les transports en commun, tout enmaudissant la furie qui avait embouti mon magnifique coupé Mercedes.

Je me suis d’ailleurs maintes fois fustigé de m’être aplati devant elle en découvrant la bagnole decourtoisie, si je ne m’étais pas laissé embobiner comme un bleu, elle serait en train de casquer lesréparations à ma place. J’avais alors secrètement souhaité que tous les maux de la terre tombent en rafalesur cette nana. Mais quel con ! Même si, à ma décharge, cette fille était très jolie.

Malgré moi, je ne peux m’empêcher de penser à cette jeune femme – une garce de haut niveau, il fautbien le dire. Mais ce côté fort désagréable était quelque peu effacé par le souvenir de son joli visage, sabouche pleine au sourire un brin impertinent, ce corps que j’aurais volontiers collé au mien. Et ces yeuxsi expressifs… À mon grand désarroi, il ne se passe pas une journée sans que je me demande quelsreflets ils prenaient dans des moments plus… intimes. Je sens un frétillement caractéristique localisé auniveau de l’entrejambe, me ramenant vingt ans en arrière, ado et incapable de maîtriser mes pulsions.Sérieusement ? Étrange réaction pour une fille vue à peine plus de dix minutes !

Je secoue la tête et me dit qu’une sortie, accessoirement une rencontre avec une belle et jeunedemoiselle, ainsi qu’une bonne bière – au moins – seraient les bienvenues et fortement utiles pour meremettre « les idées » dans le bon sens.

À peine arrivé en bas de l’immeuble où est situé le cabinet d’avocat, mon téléphone portable sonne.Espérant que ce ne soit pas un appel professionnel qui viendrait remettre en question ma soirée, jeregarde qui peut bien m’appeler et réponds en souriant, m’apercevant qu’il s’agit de mon meilleur ami.

— Salut Jay-Jay ! Qu’est-ce qui me vaut ton coup de fil ?— Pas grand-chose, Ben ! Je venais juste aux nouvelles, ça fait un bail qu’on n’a pas bu un verre, mon

pote !Sacrée coïncidence ! Jay-Jay est mon meilleur ami depuis, disons, des lustres. Ça remonte au collège si

mes souvenirs sont justes. À l’époque, il avait tendance à se retrouver pris dans toutes les bagarres et pasmal de monde l’évitait pour ça. Pas moi.

J’avais juste treize ans, mais je comprenais ce qu’il traversait : la mort de sa mère, avoir quitté deux ansplus tôt son pays d’origine. Outre le fait que le bahut était un microcosme dans lequel les ragots allaientbon train, je savais ce que c’était de perdre un de ses parents, j'avais moi-même eu à déplorer la mêmesituation quelques années avant, même si dans mon cas, je l’avais vécu comme un soulagement – puisquemon géniteur était une brute avinée.

C’est pourquoi j’avais instinctivement compris que toutes les bravades de Jay-Jay, ses coups de gueuleet les rixes dans lesquelles il ne manquait jamais de participer, cachaient en vérité une immense tristesse.Il était loin de cette image de bad boy qu’il se donnait face aux gamins du collège. Contrairement auxagissements de nos camarades, je ne l’avais jamais repoussé, je me contentais d’observer.

Un jour, j’avais réussi à lui parler à l’écart des autres. Un comportement auquel il n’était visiblementpas habitué. Ça avait scellé notre amitié.

La voix de mon ami me fait redescendre sur Terre.— Ben ? Alors, ça te dit ? demande-t-il.— Euh… pardon. Tu disais ?— OK. On recommence. Un verre. Toi et moi. Ce soir. Joe’s Corner, récite mon interlocuteur d’une

voix lente.Je ne mets pas longtemps à prendre ma décision.— Ça me va. Je passe récupérer ma voiture au garage, je rentre me changer et je serai là vers… 21 h ?

lui réponds-je.— C’est bon pour moi ! Au fait, qu’est-il arrivé à ta chère bagnole ? me questionne-t-il, surpris.Je comprends qu’il soit étonné. Je suis très soigneux, notamment avec ma voiture. C’est simple, elle est

plus qu’un moyen de transport, c’est mon bébé : je la bichonne, ne manque aucune révision, pas un grainde poussière n’a le droit de citée dans son habitacle, pas une miette. D’ailleurs, il est formellementinterdit d’y monter avec de la nourriture. Je tique si mon passager a les chaussures sales. Jay-Jay m’enavait plusieurs fois fait la remarque et déjà demandé s’il fallait qu’il achète une paire de chaussons pouravoir droit de s’asseoir sur les sièges. Ce à quoi je lui avais montré mon majeur en guise de réponse.

Alors le jour de l’accident… j’avais frôlé la crise cardiaque.— Une dingue m’a foncé dessus, laché-je d’une voix sombre.Mon ami part dans un rire tonitruant qui m’agace un peu.— Ben ! Mais comment fais-tu ? Tu les attires toutes ! Tu es abonné aux tarées, on dirait !— Je te rappelle que la dernière en date, c’est toi qui me l’avais présentée ! contre-attaqué-je, un peu

outré.— Touché ! Par contre, ce n’était pas la dernière, mais celle d’avant ! répond-il d’un ton sentencieux.— Peut-être… éludé-je avant d’être pris d’un doute. Jay-Jay, ne me dis pas que tu veux encore me

présenter une de tes copines ?— Euh… non ! Écoute, mec, ce n’est pas une de mes amies, si ça peut te rassurer. Et puis, je suis sûr

que ça collerait entre vous !Je soupire d’agacement. Il me fait invariablement le coup. Il m’appelle, soi-disant pour boire un verre

entre potes et finalement, je me retrouve coincé à un rencard dont je ne voulais pas. Ce qui nem’empêche pas de repartir le plus souvent avec la fille qu’il m’avait présentée. Que voulez-vous ? On nese refait pas. Et puis, depuis le temps, il connaît mes goûts en matière de femmes.

— Jay-Jay… grondé-je. Tu sais bien que je déteste quand tu joues les marieuses. En plus, cela ne m’apas vraiment réussi jusqu’à maintenant. Et d’abord, pourquoi est-ce que tu ne t’en trouves pas une ?

— Pas le temps. Et puis je préfère m’occuper de ton cas !

— Pas le temps ? Tu te fous de ma gueule ? Mon pote, tu travailles dans un bar ! Ce ne sont pas lesnanas qui manquent !

— Justement ! Mais ce n’est pas le sujet. Donc il y a cette fille…— Pourquoi est-ce que tu t’acharnes à essayer de me caser ? Qu’est-ce que je t’ai fait ? demandé-je

d’une voix presque plaintive.— Rien ! C’est juste que j’aime voir les gens heureux ! chantonne-t-il d’un air joyeux.Mieux vaut ne pas chercher à discuter avec lui, c’est perdu d’avance : quand il a une idée en tête ce

type peut se révéler plus que têtu. Nous parlons donc quelques instants, puis je raccroche après lui avoirconfirmé ma présence plus tard dans la soirée. Après quoi je me demande ce qui a bien pu arriver à Jay-Jay et surtout à quel moment mon meilleur ami est devenu une gonzesse ?

4. ÉLISHA

Un pied sur le barreau de ma chaise, je refais machinalement un revers à mon jean. Il est plus quetemps que je songe à mettre le nez hors de mon appartement, plutôt que de rester devant la fenêtre àregarder sans le voir l’été qui s’annonce et compter les jours – environ 92 – avant la rentrée scolaire etma potentielle prise de poste. Je sors donc flâner au hasard des boulevards de Paris, photographiant auhasard une plaque de rue qui m’inspire, la foule des gens qui passent et au milieu de toute cette agitationun couple s’embrassant tendrement, un homme déclamant des sonnets de Shakespeare en faisant degrands gestes, une frite solitaire gisant sur l’herbe, deux fleurs se penchant tristement sur elle… Je suistout simplement heureuse, la pluie qui jusqu’à présent avait décidé de jouer les prolongations a laisséplace aux doux rayons de soleil. Une magnifique fin de mois de juin devant lequel je soupire d’aise.

Pourtant toute la semaine précédant ma sortie, j’avais ardemment attendu le retour du beau tempspour pouvoir attraper mon vieux compagnon de route, un Canon qui ne me quitte pas depuis queDaddo me l’a offert à mon dix-septième anniversaire. Bien sûr on m’a fourgué d’autres appareils photodepuis arguant que l’ère de l’argentique était révolu, mais je ne m’imagine pas poser mon joujou sur uneétagère et le laisser se couvrir de poussière au profit d’un plus récent qui tiendrait dans le creux de mamain. J’ai maintes fois été désespérée devant le temps de chien apparemment décidé à prendre sesquartiers ad vitam aeternam sur la capitale, maintes fois rêvé au chemin que j’allais emprunter, au détourde quelle ruelle de Paris mon inspiration finirait par se manifester. En bref, j’avais souhaité un nombreincalculable de fois me précipiter hors de chez moi afin de me livrer à cette passion qu’est laphotographie. Mais malgré tous les sorts lancés (des fois que ça marche), les danses exécutées, tous lesvœux formulés, rien. Pendant quatre longues journées, la météo n’avait pas été de mon côté. J’en avaisété blasée.

Bien sûr, je n’ai pas passé mon temps debout devant la fenêtre en mode âme en peine, ç’aurait été unmonde !

J’ai donc profité an maximum de la présence de mamie Lindy lorsqu’elle était là et pas en vadrouille jene sais où, ou me détendre avant d’aller au pub si Daddo et Jonas avaient besoin de moi. Et quand ils nem’appelaient pas, je m’y rendais de mon propre chef, tout simplement parce que j’adorais l’ambianceparticulière qu’avait ce bar, j’y avais passé la majeure partie de mes vacances scolaires depuis que j’étaisau collège, alors c’est un peu comme mon deuxième chez moi.

Bizarrement, alors que j’avais tout fait pour fuir cet endroit quelques années plus tôt parce que j’envoulais à Daddo de m’avoir mise à l’écart – ce que j’avais pris pour un rejet bien qu’il n’en était rien –depuis que je vis dans l’appartement de ma grand-mère, j’ai retrouvé l’envie d’y revenir régulièrement. Àtel point que parfois, je me demande pourquoi j’ai dépensé tant d’énergie à m’en éloigner.

Au moment où le ciel prend une couleur rosée, je prends conscience qu’il est grand temps que je fassedemi-tour et que je regagne mes pénates. La route du retour est relativement rapide, je n’aime pas troptraîner seule en soirée. De plus j’ai l’estomac dans les talons et je suis de service au pub.

Je mets la clé dans la serrure de mon domicile, la tourne et entre. L’appartement est silencieux, me

donnant une étrange impression de vide. Je fronce les sourcils et me souviens brusquement que magrand-mère devait se rendre à son club de bridge sa nouvelle lubie depuis son retour sur le sol français.

Étrangement, j’ai des doutes, ne lui connaissant pas de penchant particulier pour le tarot et autresdivertissements du même genre, je me demande quelle est la vraie raison de sa fréquentation assidue dece temple du jeu de cartes. Peut-être pour y rencontrer une amie ?

J’ai un peu de temps pour manger un en-cas et me préparer avant de filer au pub, aussi je prends deuxminutes pour me faire une salade de pommes de terre violettes, roquette, oignons, maïs et piments. Dequoi me redonner de l’énergie avant la folie de la soirée. Comme tous les vendredis, le bar serait noir demonde et Daddo, Jonas et moi n’allons pas être de trop pour gérer tous ces clients. D’ailleurs, il faudraque je trouve un moment pour dire à mon père qu’il est peut-être temps d’embaucher du personnel.Après tout, les affaires marchent plutôt bien et l’endroit est assez réputé.

Mes pensées dérivent encore vers ma grand-mère. Bien qu’elle soit très indépendante, elle ne m’a pashabituée à rentrer si tard. Pas que je sois vraiment inquiète, mais quand même. Peut-être a-t-elle un ami ?Fréquente-t-elle quelqu’un ? Si c’est le cas, cela expliquerait sa brusque passion pour le bridge. Unsourire naît sur mes lèvres, je hausse négligemment les épaules : après tout, pourquoi pas ? Quoi qu’il ensoit, elle a au moins quelque chose que moi, je n’ai pas : un amoureux. La veinarde ! Loin d’en ressentirune quelconque affliction, j’attaque ma salade avec appétit.

Après tout, si je n’ai personne dans ma vie, c’est tout simplement parce que je n’en vois pas l’intérêt.Bon d’accord c’est un mensonge. Même si, comme toutes les femmes, je rêve à un éventuel princecharmant, qui me ferait vibrer et que je regarderai avec des étoiles plein les yeux, je me montre toutefoistrès prudente.

Mon frère a déjà tenté de me présenter des hommes, mais soit il s’agissait de clients réguliers du pub,soit ils se révélaient particulièrement décevants au bout du deuxième rencard. Je ne veux pas vivre unnouvel échec sentimental. Le dernier en date a été très cuisant, j’ai mis du temps à m’en relever et je neveux pas réitérer l’expérience.

Mamie Lindy s’inquiète du fait qu’à vingt-sept ans, je n’aie pas encore trouvé chaussure à mon pied etelle y va souvent de son petit conseil : peut-être devrais-je m’habiller autrement, ou avoir un caractèreplus… doux. Une chose sur laquelle nous sommes d’accord : ce n’est pas en passant mes soirées dans lebar familial que je risque de tomber sur un « brave homme », comme elle dit. Elle crie ses grands dieuxque je suis un beau brin de fille, intelligente avec ça, et que c’est gâcher la marchandise que de resterseule.

En résumé, ma grand-mère est très préoccupée par mon cas et déterminée à tout faire –heureusement, elle n’est à Paris que deux mois dans l’année – pour m’aider à remédier à la situation. Je lasoupçonne même d’avoir lancé un appel à contribution de toutes ses copines de bridge ayant un fils ouun petit fils bien sous tous rapports.

Ma vie sentimentale, ou plutôt mon désert affectif… Si moi, je n’en fais pas une affaire d’État, ce n’estjustement pas le cas de mes proches. Que mamie Lindy, avec laquelle je vis de fin juin à fin août, s’enpréoccupe, je peux encore trouver ça normal, mais mon frère ?

C’est justement la question que je me pose quelques heures plus tard alors que je suis en train deréaliser un Mojito pour la table une, pendant que Jonas, mon grand dadais de frangin, me dit qu’ilaimerait bien que j’accepte de rencontrer un de ses potes. Nous parlons à voix basse, le pub est presquevide et aucun client n’a besoin de savoir que la serveuse est célibataire. Ce soir nous ne sommes que tousles deux pour faire le service, Daddo s’étant absenté pour un rendez-vous galant et je crois que Jo enprofite allégrement.

Si papa avait été présent, jamais il n’aurait songé à me bassiner de cette manière ! Je lève les yeux pourla énième fois et laisse échapper un soupir plein de lassitude devant l’insistance de mon frère.

— Écoute Jonas, c’est très gentil ce que tu tentes de faire… Enfin je veux dire, je suis ta petite sœur,tu ne souhaites que mon bonheur, ça j’ai compris depuis longtemps. Mais sinon… Tu peux m’expliquer,euh… pourquoi et en quoi ça te regarde ? réponds-je au bout de quelques secondes, agacée qu’il resteaccoudé au zinc à m’observer, d’un air suppliant, au lieu d’aller prendre les commandes.

Bon d’accord, à part la fille de la table une et trois péquins au fond de la salle, il n’y a franchement pasfoule dans le bar. Pour le moment. Mais ce n’est pas une raison pour qu’il continue de me harceler avecses propositions de rendez-vous pour le moins hasardeux.

— Tu veux vraiment que je t’explique, tu es sûre ? Tu peux aussi voir ça comme un désircomplètement désintéressé de ma part de te savoir casée avec un type bien !

Je tente de lui offrir un sourire quelque peu agréable, mais le cœur n’y est pas, j’ai comme la vagueimpression que… et puis, non, en fait je n’en ai aucune idée. Tout ce que je veux c’est qu’on me laisse –qu’il me laisse – tranquille.

— Et qu’est-ce qui me prouve que tu ne vas pas encore essayer de me refiler un boulet ?— Quoi ? Ce n’est pas mon genre Eli, tu le sais bien ! se défend-il en mettant une main sur son cœur,

comme s’il était mortellement blessé.Je dépose le cocktail sur un plateau et l’apporte à la cliente à laquelle j’offre un sourire radieux. De

retour à mon poste, je jette un regard noir à Jonas.— Ah oui ? Laisse-moi te rafraîchir la mémoire, frérot ! lâché-je en levant la main afin de lui intimer le

silence. Alors… parlons de Jason. Très près de ses sous. Du genre à calculer le pourboire qu’il fallaitlaisser dans un resto, au centime près. À me gâcher le premier jour des soldes, en me disant que de toutefaçon les magasins montaient le prix des vêtements avant d’y apporter des réductions qui n’en étaientpas. Du genre à réutiliser trois fois le même sachet de thé pour ne rien perdre ! On passe à Markus…

— Quoi Markus ? C’était tout à fait ton style d’homme ! Grand, brun, sportif, cultivé…— Oui, sauf qu’il mangeait ses crottes de nez quand il pensait que je ne le regardais pas. Lorsque je

m’en suis aperçue, j’ai failli aller vomir ! Beurk ! Rien que d’y penser j’ai envie de me désinfecter labouche ! rétorqué-je en réprimant un frisson de dégoût courant le long de mon échine rien qu’àl’évocation cette histoire. Ensuite, il y a eu…

— L’Infâme. Je sais… écoute, je suis désolé pour ce qu’il t’a fait. Jamais je n’aurais pensé que… dit-ild’une voix blanche. Je vois passer dans son regard un éclair de culpabilité que je connais bien. Et je saisque j’aurais beau lui dire qu’il n’est pour rien dans les évènements malheureux causés par ce type, cela nechangerait rien au fait que Jonas tienne à en assumer la faute. Je pose une main réconfortante sur le brasde mon frère en espérant qu’il comprendra par là que je ne lui en veux absolument pas.

— Hé, Jo… Ce n’est pas de ta faute, tu ne pouvais pas savoir que Daniel était un menteur doubléd’un voleur ! Et puis, il y a eu plus de peur que de mal…

— Oui, mais parce que je te l’avais présenté, donc par ma faute, tu l’as fait entrer chez mamie Lindy etil en a profité pour faire main basse sur ses bijoux. Et si Papa n’était pas intervenu, que te serait-il arrivéquand tu l’as pris la main dans le sac, hein ? Non Élisha, tu ne peux pas me demander d’oublier cettehistoire, je m’en veux à un point que tu ne t’imagines pas. reprend-il d’une voix brisée.

— Alors, arrête d’essayer de me caser avec tes copains ! asséné-je, agacée, la voix un peu trop sèche.Mon frère me regarde surpris par ma véhémence. Je me radoucis aussitôt.

— Jo… J’ai vingt-sept ans, pas dix, et je suis tout à fait capable de me trouver un mec sans avoir àcompter sur toi, lui dis-je d’une voix calme.

— Alors qu’attends-tu ?— Je prends mon temps, c’est tout. Tu sais, trouver un mec et fonder une famille avant l’âge

canonique de trente ans n’est pas un but en soi ni un critère de réussite sociale. En tout cas, pas en cequi me concerne. Et… je pense que c’est mieux ainsi. J’ai la vie devant moi, non ?

— Si tu le dis…— Fais-moi confiance, grand frère ! lui affirmé-je avec un clin d’œil. Bon et maintenant, si on parlait

d’autre chose ?La cloche suspendue à la porte d’entrée de notre pub tinte. Je lève instinctivement les yeux dans cette

direction. Plusieurs personnes entrent. Un groupe de cinq mecs riant bruyamment, un couple et unhomme seul semblant chercher quelqu’un. Je les laisse s’installer et regarde à nouveau Jonas.

— Alors, la femme que papa a invitée à sortir ce soir, elle est comment ? le questionné-je un brinconspiratrice, puis je me penche vers le dessous du bar, pour vérifier la pression des fûts de bière.

— Eh bien, elle est plutôt jolie. En tout cas, elle a l’air super sympa. Il me semble qu’elle s’appelleKathia. Ou quelque chose comme…

— Alors Jay-Jay ! Tu me demandes de venir et tu ne bouges même pas pour m’accueillir ? dit une voixgrave.

Je sursaute et me cogne contre le zinc, surprise par l’arrivée de ce type. La douleur m’arrache ungrognement et quelques injures bien senties. Je me relève en me frottant le haut du crâne et meretrouve… face au chauffard de la dernière fois. Je lui tourne rapidement le dos, priant désespérémentpour qu’il n’ait pas eu le temps nécessaire de bien me voir et fais semblant de ranger correctement lesbouteilles posées devant moi. Mais qu’est-ce qu’il vient faire ici ? Des bars, on en compte des centaines àParis, pourquoi a-t-il fallu qu’il choisisse celui-ci ? En prime, il a l’air de connaître mon frère. Merde !

— Ah ! Ben ! Je ne t’attendais pas si tôt ! Excuse-moi, j’étais en grande conversation avec ma sœur…s’exclame mon frère qui ne se doute absolument pas qu’il vient de sceller mon sort.

— Ta sœur ? Je ne me souviens pas l’avoir croisée ?— Mais si, je t’en avais parlé ! Elle a fait une grande partie de sa scolarité dans un pensionnat

londonien. Mon père était un peu dépassé après le décès de notre mère, alors tu comprends…Et voilà ! Il faut encore qu’il parle de cette histoire ! Comme si j’avais bien vécu le truc… Alors oui,

j’adore mon frère, mon père, ma grand-mère, mais cette période de ma vie n’est pas celle que je préfèreet j’essaye d’y songer le moins possible, histoire de ne pas remettre sur le tapis de vieilles rancœurs. Je mesouviens de ne pas avoir bien géré tout ça, me sentant comme un poids dont il fallait se débarrasser. Latristesse sans fond de Daddo après la mort de Maman. Notre déménagement en France. Ma scolaritédans un pensionnat de jeunes filles régit par des sœurs, en Angleterre et moi, ne revenant à Paris quepour les fêtes et les vacances. Parce que Papa voulait ce qu’il y avait de mieux pour moi. Parce que poserles yeux sur moi lui était douloureux tant je ressemble à ma mère. Je devais être âgée de six ans lorsqu’onm’y avait envoyée et j’y étais restée jusqu’à mes dix-sept ans, loin de ma famille. Ce ne fut qu’après unefugue, que mon père avait pris la décision de me garder près de lui. Mais… Ces longues années aupensionnat m’avaient appris à être très indépendante et j’avais mal supporté d’être couvée par Jo etDaddo. Changement trop brutal, certainement. D’où ma cohabitation avec Mamie Lindy. Et le fait queje déteste revenir sur ce sujet.

Pendant que je m’occupe à épousseter l’invisible poussière sur les bouteilles, mon frère et son amicontinuent à discuter comme si je n’existais pas.

— Et elle est revenue quand ? Je ne l’ai jamais vue ici, non ? s’enquit le dénommé Ben.— Fallait venir plus souvent, tu l’aurais aperçue ! rétorque mon frangin.Quelle impolitesse ! Parler de moi à la troisième personne ! Je me retourne finalement vers eux,

excédée d’être à ce point invisible. Et tant pis si l’autre fou du volant me reconnaît.— Hé, ça va ? Je ne vous dérange pas trop ? Ma voix claque sèchement, faisant sursauter les deux

hommes accoudés nonchalamment au bar.Ils me regardent tous deux, surpris. L’un plus que l’autre, à en juger les yeux exorbités du nouveau

venu. Il fronce les sourcils, l’air perdu, puis il me salue, un sourire ironique aux lèvres.— Tiens donc ! Mais c’est cette chère miss Betty Boop !Le regard de Jo se fait soupçonneux, passant rapidement de son ami à moi. Je hausse les épaules avec

désinvolture, colle un masque innocent sur mon visage, l’air de ne pas comprendre la question contenuedans ses yeux.

— … Vous vous connaissez ?— Non, pas du tout… je ne me souviens pas avoir vu ce monsieur auparavant ! dis-je rapidement,

consciente de mentir honteusement.— Bien sûr que nous nous sommes déjà croisés ! rétorque le type d’une voix blanche, outré par ma

mauvaise foi. Il se tourne vers mon frère tout en me montrant du doigt. C’est ça, ta sœur ?Quant à moi, je ne suis pas sûre que le terme « ça » utilisé par le gars pour me désigner soit à mon

goût.— Oui, pourquoi ? répondit Jonas, visiblement dépassé par la situation.— Parce que c’est la folle qui m’a foncé dessus avec sa voiture, il y a quinze jours !Là, je suis vraiment dans le pétrin.

5. BENJAMIN

Si on m’avait dit que j’allais de nouveau croiser le chemin de cette fille, je ne l’aurais pas cru. Paris estune grande ville et les chances que je me retrouve nez à nez avec cette folle furieuse étaient plus queminces. Peut-être un coup du destin… En attendant, la soirée pendant laquelle j’avais prévu de sifflerune bière avec mon meilleur ami prend une tournure, disons, des plus intéressantes…

À ce moment précis, je bois du petit lait en regardant la « délinquante cinglée » rougir en se dandinantd’un pied sur l’autre, tandis que son frère la fusille du regard. Et je dois avouer que je me régale devantle spectacle.

— Tu as fait quoi ? s’époumone mon meilleur ami couvrant par là même le son des enceintes quidiffusent de la musique dans son bar.

— Calme-toi, Jo ! C’était juste un accrochage, trois fois rien, je te dis. Et puis d’abord, c’est ce type quim’a foncé dessus ! répond sa sœur en me laçant un regard noir.

— C’est... Vous êtes une sacrée menteuse ! La preuve, moi je n’ai pas tenté de donner une fausseidentité avant de me barrer, hein, Betty Boop !

— N’importe quoi !Une vraie gamine avec ça ! Et incapable de reconnaître ses erreurs. Comment peut-elle partager des

gènes avec le type le plus honnête que je connaisse ? Jay-Jay tape du poing sur le zinc apparemmentexcédé par l’échange entre sa sœur et moi. Surprise, la folle furieuse se raidit et regarde obstinément endirection du sol.

— Élisha Joseph ! Ce type, comme tu dis, est tout ce qu’il y a de plus prudent au volant. Sans compterqu’il bichonne sa bagnole, pour rien au monde il n’y ferait une bosse… alors maintenant, je peux savoirce qui s’est vraiment passé ?

La fille lève les yeux au ciel et se penche vers son frère, le regard noir de colère du fait qu’il n’ait paspris sa défense. Elle nous lance à tous deux un coup d’œil qui en dit long sur les sentiments qu’elle nousporte. Malgré moi, je prends le temps de noter que la couleur chocolat de ses iris a viré au noir profondet que deux tâches coquelicot fleurissent sur le haut de ses joues, lui donnant un air presque sauvage.Bon dieu, même la colère lui va bien… Oh ! Mais qu’est-ce qui me prend ?

— Jo… pardon, Jay-Jay, puisque c’est ainsi que t’appelle ton cher ami, ici présent…— Benjamin, Ben pour les intimes. Enchanté. me présenté-je, en lui tendant effrontément la main.— Je ne vous ai pas sonné, vous ! siffle-t-elle.Elle me décoche le regard le plus glacial qu’il m’a été donné de voir jusque-là, avant de se tourner à

nouveau vers son frère et de reprendre là où je l’ai interrompue.— Si tu ne m’avais pas téléphoné, je n’aurais pas eu d’accident. Je n’aurais pas croisé la route de ce

type et je n’aurais pas été obligée de lui donner un faux nom ! C’est de TA faute.Elle part en direction des clients entrés quelques minutes plus tôt afin de prendre leurs commandes,

nous laissant, son frère et moi, complètement abasourdis par la manière dont elle a retourné la situation.Il nous faut à tous deux quelques secondes pour reprendre nos esprits.

— Oh bah, ça… Quel culot ! dis-je en ne pouvant retenir un sifflement admiratif devant tant demauvaise foi.

— Tu m’étonnes ! Et encore, tu n’as pas tout vu ! Imagine que moi, je me la coltine tous les jours oupresque. ricane Jay-Jay.

— Si j’avais le temps, je te plaindrais. rétorqué-je.— Trêve de plaisanterie. Combien je te dois, pour ta caisse ?— Tu plaisantes, j’espère ? demandé-je effaré de le voir partir à la recherche de son chéquier. Il n’allait

tout de même pas payer pour les conneries de sa frangine !— Il me semble que les réparations ont été de ta poche, non ? Et vu que tout est de la faute

d’Élisha…— Justement ! le coupé-je. Il est grand temps qu’elle assume ses erreurs, tu ne crois pas ?— Et comment comptes -tu réaliser un tel exploit ? m’interroge-t-il en levant un sourcil.— Jay-Jay… je te rappelle que je suis avocat et donc que j’ai plus d’un tour dans mon sac.— Eh bien, bonne chance, alors !Incapables de garder notre sérieux plus longtemps, nous éclatons tous deux de rire. Quelques instants

plus tard, une fois notre calme retrouvé, il prend de quoi nous servir deux bières. S’en suivent noshabituelles discussions, entrecoupées par les allers et venues d’Élisha qui assure le service. Seule. Aumoins a-t-elle la grâce de ne pas se monter désagréable. De mon côté, bien que j’aie envie de mettre cettefille sur ma liste noire – celle des emmerdeuses à éviter absolument – je dois bien avouer qu’elle ne melaisse pas indifférent. OK, elle a un foutu caractère, mais cette odeur qui flotte dans son sillage, à chaquefois qu’elle va et vient entre le bar et la salle, cette senteur légère et fruitée avec une petite note de… jene sais pas quoi d’ailleurs… et sa démarche, la façon dont ses hanches se balancent à chaque pas qu’ellefait, ce je ne sais quoi d’aérien et dynamique… et son cul ! Bordel ! Enfin bref, tout, depuis son regard àla fois sombre et changeant, la délicatesse de ses traits, sa bouche pleine, jusqu’à la chute de ses reins etses jambes, tout me met en émoi. À moins que ce ne soient les effets de la quatrième bière que je viensd’entamer.

Une femme et quatre hommes entrent, se dirigent directement vers le bar et discutent quelquesinstants avec Jay-Jay qui hoche la tête et fait le tour du zinc pour leur ouvrir la marche. Ce n’est quelorsque mon regard se pose sur la guitare que tient la nana, que je comprends qu’il s’agit certainementdu groupe qui doit jouer ce soir. Le temps de terminer ma bière, le concert commence et mon meilleurami est déjà de retour. Nous reprenons donc des boissons et notre discussion là où nous l’avons arrêtéequelques minutes plus tôt.

Soudainement, l’expression du visage de Jay-Jay change de manière radicale. Je finis par me demandersi je n’ai pas trop abusé de mes coups d’œil pas tout à fait dénués d’intérêt en direction de sa frangine,lorsque je me rends compte que le regard de mon ami porte loin derrière moi. Et qu’il n’a pas l’airfranchement ravi.

— Ben… ne te retourne pas. Les ennuis arrivent. me dit-il entre ses dents.— Euh, quoi ?— Mon pote, je crois que c’est pas ta soirée : ton ex vient de se pointer.Bien sûr, je fais tout le contraire de ce qu’il me recommande : comme un con je risque un « rapide »

coup d’œil par-dessus mon épaule. En effet, pas de bol, c’est bien Paulina qui vient d’arriver avec sonhabituelle clique de copines jacassant comme des poules. Mais qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu ? Plusembêté que pris de panique – de toute façon, avec ce que j’ai bu, je commence à ne plus être vraiment enpleine possession de mes moyens – je regarde Jay-Jay, une question muette dans les yeux : est-ce que son

pub a une sortie de secours ? Aucune réaction de la part de mon ami. Parce qu’à ce moment-là je suispersuadé que l’amitié qui nous lie depuis de nombreuses années nous a permis d’établir un lientélépathique, j’insiste donc en reformulant ma demande dans ma tête : est-ce que Paulina m’a vu, y a-t-ilune issue de secours, est-ce que je peux emprunter l’issue de secours ? Mais lorsque j’aperçois l’éclair depitié dans les yeux de Jay-Jay, je comprends deux choses : premièrement, il faut absolument revoir notretechnique de transmission de pensée parce qu’elle n’est franchement pas au point ; deuxièmement, oui,mon ex m’a repéré.

6. ÉLISHA

La cloche de la porte du bar n’arrête pas de tinter. Il est maintenant près de 23 h, le flux des allées etvenues des clients commence, la salle se remplit à une allure folle et j’ai du travail par-dessus la tête. Etj’adore ça. Clairement tout ce bruit, le bruit des verres s’entrechoquant, les rires, le brouhaha continu desconversations, la musique du groupe pop-rock en train de jouer son premier set, tout cela me rendheureuse. Ce pub à l’image de Daddo, la décoration conforme à ses souhaits : l’éclairage tamisé, lespoutres apparentes, les tables de bois ciré portant pour certaines la griffe des clients de passage, lesécussons à l’effigie des marques de bières préférées de la maison, les photos sur les murs… Cetteambiance chaleureuse, c’est chez moi.

Une horde de greluches, certainement sorties d’un quartier chic, vu leurs vêtements – très coûteux,j’en mettrais ma main à couper – et leur façon de se déplacer en formation serrée tout en jacassant etgloussant à qui mieux mieux vient d’entrer. Au milieu de ces petites filles de riches, une espèce deBarbie-pétasse, aussi blonde que je suis brune et clairement addict à la chirurgie plastique ; certainementla reine de la basse-cour, toise d’un air dédaigneux tous ceux qui osent s’approcher trop près de sescourtisanes.

Décidant que ce spectacle affligeant ne vaut pas la peine que je m’y intéresse plus que ça, j’apporte lacommande à une table occupée par un groupe d’étudiants désireux de passer une bonne soirée. Jedistribue donc les consommations en échangeant quelques paroles aimables avec eux. J’appris quePierre, un grand blond à la carrure athlétique et au physique agréable, suit – enfin poursuit semble plusjuste, vu son manque de rigueur – des études de journalisme, qu’il est depuis trois semaines en stagedans les locaux d’un quotidien régional et qu’on lui a confié la rubrique… nécrologique et autres chatscrevés. Il est de retour sur la capitale pour quelques jours avant de retourner en province. La vie citadinetelle qu’il la connaît à Paris lui manque et a décidé que cette parenthèse parisienne serait pour luil’occasion de faire des provisions orgiaques de ses amis, de ses racines, du béton et de la pollution.

Au moment où je vais encaisser le montant des consommations de la tablée, je suis bousculée sansménagement. J’attends. Rien, pas une parole d’excuse alors que même un môme de cinq ans se seraitempressé de le faire. Je me retourne lentement en direction du malpoli qui a osé me renter dedans et meretrouve face au groupe de pintades entrées quelques instants plus tôt. L’une d’entre elles me lance unregard dédaigneux certainement destiné à me faire courber l’échine, mais c’est mal me connaître : je nesuis pas de celles qui se laissent impressionner. Ni par une attitude tellement affectée qu’elle sonne fauxni par un quelconque étalage de « richesses » – d’autant que les fringues de créateurs qu’elles portentétaient loin de me rendre envieuse puisque je pourrais me les payer si l’envie m’en prenait.

Je reste calme et fais comme si de rien n’était, reportant mon attention sur la table de Pierre et sesamis et nous reprenons donc notre conversation, bien qu’au passage, ils m’aient tous jeté des regardscompatissants. Un raclement de gorge impatient se fait entendre, je tourne ostensiblement la tête dans ladirection d’où vient le bruit, un sourire commercial étirant mes lèvres.

— Plaît-il ? dis-je en levant un sourcil innocent. Ah, c’est à moi que vous vous adressiez ?

— Alors, on voudrait… Un daiquiri fraise, un Mojito, un Coca zéro et un Martini Rosso. Sans olive.Et du citron jaune, pas du vert pour le Mojito. commande la seule brune de la tablée de pétasses.

Je pourrais avoir un brin de sympathie pour elle si elle avait la délicatesse de se montrer polie, maisapparemment c’est trop lui demander. Décidément, non seulement ces filles se ressemblent dans leurmanière de s’habiller, mais leur attitude est exactement la même, à croire qu’elles partagent toutes le

même neurone ; arrogant, bête et méchant. Elles me toisent comme si je valais moins que le tapis surlequel elles s’essuient les pieds.

— Et le s’il vous plaît, il est en option ? lancé-je vertement, pas du tout impressionnée, en appuyantmes paroles d’un battement impatient de mon pied droit sur le sol.

— S’il vous plaît… marmonne la brune qui piqua un fard.Je fais comme si j’étais satisfaite et me dirige vers le bar après avoir lancé un clin d’œil à Pierre et ses

amis. En m’approchant, je remarque mon frère qui me fait de grands signes affolés. Au mouvement deses lèvres, je comprends qu’il doit descendre changer un fût et que je dois donc rester près du zinc.

Ce n’est que lorsque j’arrive presque à la hauteur du comptoir que je remarque le pote de mon frèreaux prises avec Barbie.

— Alors c’est comme ça ? Dès que tu en as assez, tu me jettes ? fulmine-t-elle, hystérique.Ben ne répond pas. Peut-être est-il gêné, qu’il n’a rien à dire ou tout simplement est-il trop ivre pour

pouvoir réagir ? Ou alors trop lâche. D’un point de vue purement perfide, j’ai envie de pencher pourcette hypothèse. Après tout, le type m’est carrément antipathique et j’ai le désir irrépressible de le laisserdans sa merde à se débrouiller avec sa Bimbo braillarde qui ne décolère pas. Mais je dois aussi faire ensorte de maintenir une bonne ambiance au Joe’s Corner. Si Daddo avait été là, il n’aurait pas permisqu’une telle chose se passe. Ici, on a une règle : les disputes et les bastons, c’est dehors. D’accord, lasituation m’amuse quelque peu, et bien que je ressente un plaisir sadique à la limite de la jubilation àvoir le pote de mon frère dans une fâcheuse posture, je dois intervenir avant que Miss Harpie n’aille troploin et me plombe l’ambiance de la soirée. Et d’après ce que je comprends, elle n’est pas prête des’arrêter. Un vrai roquet !

— T’as rien trouvé de mieux que de revenir traîner ici pour essayer de me remplacer ! continue-t-elle,venimeuse :

Bon, clairement, il prend cher, le Benjamin. Et malgré tous les griefs que j’ai contre lui, j’ai encoreplus en horreur ce genre de fille qui se donne en spectacle. Et sur mon territoire en plus. Le Joe’s Cornerest mon fief, et c’est moi qui y fais la loi. OK. Il est temps pour moi de passer en mode sauveur del’humanité – enfin sauveuse d’homme en détresse.

Je rejette les épaules en arrière, m’approche, pose une main sur la nuque de Ben et me mets face à lui,c’est-à-dire pile entre lui et la blonde.

— Excuse-moi chéri, je me libère bientôt, ça me prend juste un peu plus de temps que prévu etensuite on rentre à la maison, dis-je langoureusement et assez fort pour être entendue par BarbiePouffiasse.

Je regarde intensément mon « amoureux », en espérant qu’il comprenne mon jeu. Il me répond par unsourire éclatant, une vraie pub pour ultra brite, faisant se creuser de fines ridules au coin de ses yeuxverts.

Charmant.Voilà le seul mot qui me vient à l’esprit tandis que je suis littéralement hypnotisée par deux

émeraudes. Vraiment charmant, est la deuxième pensée qui me traverse la tête alors que je me perds dansla contemplation de son visage. Des traits finement ciselés, un nez droit, des lèvres au pli sensuel, uneombre de barbe, la peau rendue mate sous l’éclairage du Pub. Des cheveux bruns en bataille, lui donnantun air presque rebelle. Le contact de sa main chaude au bas de mon dos me fait reprendre pied dans la

réalité. Il resserre son étreinte et je me retrouve plaquée contre son torse.— D’accord, ma puce… je patienterai, me répond-il tandis qu’une lueur joueuse passe dans ses yeux.J’aurais dû me méfier. L’instant d’après, il pose ses lèvres sur les miennes pour un baiser rapide. Puis

un second, qui l’est beaucoup moins. Il le fait durer en longueur, le bougre, il s’attarde juste ce qu’il fautpour que j’en éprouve la douceur, que je sente la douce pression de sa bouche sur la mienne. Et je doism’avouer que cela ne me déplaît pas du tout.

La voix de la blonde peroxydée me fait presque sursauter.— Non, mais tu es descendu si bas que ça ??? Tu passes de moi à... ça ! Mais qu’est-ce qu’elle m’énerve à cracher son venin, celle-là ! On n’a pas idée de déranger les gens

pendants qu’ils s’embrassent… En plus, elle a une voix insupportable ! Mais qu’est-ce que je raconte,moi ? Hou la la Éli, tiens-t’en à ton rôle !

Je me détache donc des bras de Benjamin et me retourne face à elle, un sourire mielleux aux lèvres etbien décidée à jouer la fiancée amoureuse jusqu’au bout, quitte à en faire des caisses.

— Oh, c’est toi l’EX ? Enchantée, je suis l’actuelle. Tu sais, celle qui passe ses nuits avec lui, ses brasautour de moi pendant que toi tu n’as rien d’autre à faire que de te pavaner dans tes fringues de créateur,entourée de la nuée de tes courtisanes lobotomisées. Je suis ravie de constater que cette fois, il a choisicelle qui a le cerveau au bon endroit.

— De mes quoi ??? demande-t-elle, un peu larguée par ma tirade.OK. En plus, elle n’a pas inventé le fil à couper le beurre. Je commence à trouver la situation assez

drôle et décide de pousser le bouchon un peu plus loin. Me tournant vers Ben, j’affiche un air à la foispeiné et interrogateur.

— Non, mais sérieux, t’as couché avec... ça ? m’enquis-je en essayant de ne pas succomber au fou rireirrépressible qui monte en moi.

La lueur taquine qui passe dans le regard de mon vis-à-vis me fait craindre le pire.— Le seul moment sympa, c’était quand elle dormait en fait... elle ne l’ouvrait pas ! me dit-il sur le ton

de la confidence, mais assez fort pour que l’autre puisse l’entendre. Le goujat !La bouche de Barbie esquisse un « O » parfait, cherchant l’air comme un poisson hors de l’eau, ses

yeux outrés roulent dans leurs orbites, vexée d’être à ce point la cible de nos railleries. J’avoue que pourle coup Ben se montre particulièrement expert dans l’art de la goujaterie, mais bon sang ! C’est tellementdrôle que je ne peux m’empêcher cette fois d’éclater de rire, bientôt rejointe par Ben.

Et sans que je comprenne ni comment ni pourquoi, je noue mes deux bras derrière sa nuque et luioffre mes lèvres pour un autre baiser auquel il met de la ferveur. Je frissonne sous le flot de sensationscontradictoires qui me submerge. Je suis partagée entre l’incompréhension – qu’est-ce qui m’a pris del’embrasser ? – l’envie de le repousser par colère et celle de me laisser fondre sous la caresse de ses lèvressur les miennes. Au diable les questions existentielles, je lâche alors prise, le cœur cognant dans mapoitrine tellement fort que j’ai l’impression qu’il va en sortir. Et pour en rajouter une couche, j’ai la têtequi tourne et les jambes soudainement molles. Je suis tout simplement grisée, incapable de m’arrêter, j’aienvie de me perdre dans ce baiser, tout ce qui compte, c’est était ce contact électrique et carrémentérotique de sa langue taquinant la mienne avec douceur et dextérité.

Rapidement, trop rapidement, il met fin à notre étreinte. Je suis perdue, pantelante, j’ai du mal àreprendre mon souffle. Quel baiser ! En un mot, je suis complètement retournée. Lorsque j’ose enfinlever les yeux vers lui, le petit sourire satisfait de Ben me fait l’effet d’une douche froide.

Je me reprends très vite, me morigénant intérieurement de m’être laissée aller à ce point et regardeautour de moi : Barbie a disparu, mon habile stratagème a porté ses fruits. Je m’écarte donc de l’hommeque j’ai embrassé avec passion quelques instants plus tôt, me recompose un masque impassible et justeavant de passer derrière le bar, je lui assène une claque dans le dos.

— Bien, ça, c’est fait ! On est quittes, maintenant ? dis-je avec insolence.Je jubile intérieurement devant sa mâchoire presque décrochée de stupeur. Quelques instants plus

tard, Jonas réapparaît, sorti vraisemblablement vainqueur du changement de fût. J’aurais donné cherpour voir sa réaction, si Ben et moi lui avions raconté ce qui vient de se passer. Mais une petite voix enmoi m’ordonne de ne rien dire et je décide de l’écouter. Je lance un regard insistant à Ben, lui intimantsilencieusement l’ordre de se taire autrement je serais obligée de le tuer, ce à quoi il répond par undiscret hochement de tête.

Bien, puisque tout va pour le mieux, ambiance du pub OK, mon frangin sur le pont, prêt à prendre ànouveau son service, l’ex hystérique et ses dindes dégagées, sans oublier la parenthèse du baiser referméeet sous le sceau du secret, je décide que j’en ai assez fait pour la soirée et qu’il est temps de filer chezmoi. Je prétexte une soudaine migraine, embrasse mon frère, récupère mes affaires et pars.

7. Élisha

Le lundi suivant, jour de fermeture du Joe’s Corner, je suis en route pour retrouver Daddo et Jonasafin de faire notre habituelle évaluation des stocks, le cas échéant l’achat, le rangement des boissons, et lefournisseur puisque nous sommes livrés deux fois par mois. Est-il utile de mentionner pourquoi jen’aime pas le lundi ? Déjà parce qu’il me faut me lever plus tôt que les autres jours, que nous sommes enjuillet et de ce fait, je ne peux pas profiter de la belle journée d’été qui se profile. Et par-dessus tout, jedéteste être obligée d’assister mon père à la comptabilité. Compter les recettes de la semaine, compter lesbouteilles diverses et variées, compter les pertes, compter, compter, compter et encore compter, puiscoucher le tout sur papier et de tout balancer dans l’ordinateur. Autant dire qu’avant de partir de chezmoi, j’ai embarqué dans mon sac ma boite de Doliprane en prévision d’une éventuelle overdose dechiffres.

Malheureusement, je ne suis pas au bout de mes peines puisque quand j’entre dans le pub, l’humeurpour le moins massacrante de mon père et mon frère me saute au visage. Magnifique ! Quelle meilleurefaçon de commencer la semaine que de se frotter à deux ours mal léchés ? Hi-Ha !

— Salut les gars ! chantonné-je gaiement, espérant ainsi détendre l’atmosphère. Ma voix résonnantdans ce bar habituellement si animé me fait un effet désagréable. Devant moi, les deux hommes de mavie ont l’air préoccupés, l’ambiance est pesante.

— Mmmm… marmonne Daddo.— Humf ! baragouine Jonas.OK. Le ton est donné. Les gars sont en mode exécrable. Nullement impressionnée, je passe derrière le

bar après avoir négligemment jeté ma veste et mon sac sur une table. J’actionne le moulin, allume lamachine à espresso, bourre les filtres.

— Café ? lancé-je sans prendre la peine de me retourner vers eux.— Hin-Hin… répondent-ils en cœur.Je décide de prendre ça pour un oui, tape du plat de la main sur le zinc, après quoi j’y dépose les

tasses, signifiant ainsi à mon père et à mon frère que tout est prêt et qu’en aucun cas je ne me déplaceraipour faire le service.

Ils me rejoignent et prennent leur café en silence. J’en profite pour les observer par-dessus le mien : lamine sombre, renfrognée, on croirait presque que quelqu’un est mort.

— Je peux savoir ce qui se passe ? Daddo, quelque chose ne va pas ?— Ça va. me répond-il d’une voix sombre.— Ça va ? Comment tu peux dire ça ? explose mon frère, visiblement en désaccord avec notre père.— Daddo ? interrogé-je, soudainement inquiète.— Eli… viens t’asseoir, s’il te plait, ordonne-t-il de sa voix profonde. Ton frère m’a rapporté un…

incident à ton propos.Mince ! Moi qui comptais sur la discrétion du pote de Jonas. En même temps j’aurais dû me douter

qu’il en parlerait à mon frère. Les mecs et leur soi-disant sens de la loyauté, j’t’en foutrais moi ! En toutcas, là, je suis dans la panade et connaissant mon père, je vais passer un sale quart d’heure. J’ai beau avoirvingt-sept ans, je n’aime pas me frotter à mon père lorsqu’il est en colère.

— Je vois que les nouvelles vont vite, dis-je en fusillant mon frère du regard juste avant de reportermon attention sur mon père. Daddo… je te jure que ce n’était pas ma faute… si je l’ai embrassé, c’étaitpour lui rendre service !

À cet instant, je me rends compte du ridicule de la situation. Pourquoi est-ce que je me justifie ?Après tout, je n’ai plus quinze ans ! Et puis j’aurais pu trouver mieux comme excuse, non, plutôt que« j’ai pas fait exprès, c’est ma bouche qui a glissé » ?

— Embrassé ? Mais de quoi tu parles ? demande-t-il d’un air agacé.— Ah, euh… bah, rien, en fait… et toi, tu parles de quoi ?— De ton accrochage avec la voiture de Ben, petite sœur ! nous interrompt Jonas.— Ah ça.— Quoi « ah, ça » ? Are you shitting me ? tonne Daddo. Élisha, il faut que tu grandisses, tu n’as plus

quinze ans ! Tu as passé l’âge de faire n’importe quoi ! Est-ce que tu te rends compte que ça aurait puêtre grave ?

Je rentre la tête entre mes épaules et serre les dents en attendant que la tempête se calme. Mon pèrejure rarement dans sa langue natale et lorsqu’il le fait, ça pue pour la personne vers laquelle est dirigée sacolère, aussi je me recroqueville un peu plus et me tais en souhaitant que l’orage sera bref. Mais c’estsans compter sur Jonas qui en remet une couche.

— Et tu te barres en donnant un faux nom ! Putain Élisha, un délit de fuite ! T’es fière de toi ?— Jonas… commencé-je— Shut. Up. You hear me ? Tais-toi Élisha, arrête. dit mon père d’une voix lasse.Je ravale mes mots et regarde mon père, abasourdie. Outre le fait qu’il vient juste de me dire de la

fermer, je prends conscience qu’il me regarde d’un air déçu, le visage fermé et livide.— Éli… écoute, il va falloir que les choses changent, que tu grandisses un peu. Je sais que je n’ai pas

toujours agi avec toi comme je l’aurais dû. À la mort de ta mère, j’étais… dépassé. Quand je te voisaujourd’hui, je me dis que j’ai… raté quelque chose avec toi.

Il passe nerveusement une main dans ses cheveux poivre et sel, se lève et marche de long en large. Sahaute stature et sa carrure de quaterback le rendent impressionnant, encore plus lorsqu’il essaye demaîtriser sa colère comme maintenant. Je ne comprends pas pourquoi il prend les choses tellement àcœur, après tout ce n’était que de la tôle froissée, le type de la voiture était même venu boire un coup iciet je lui avais même roulé un patin. Bon d’accord, cette partie de l’histoire n’est certainement pas àébruiter si je ne veux pas rajouter à la fureur du dragon. Tout ça pour dire que l’affaire est réglée pourtout le monde, mais apparemment pas pour Daddo.

— Que dirait ta mère si elle était encore avec nous ? Tu y as pensé ? Élisha, tu me déçois… Tu n’enfais qu’à ta tête, tu es immature, incapable de te fixer, tu n’as même pas de poste fixe !

— … de poste fixe ? Et c’est ça qui te dérange ? Papa, je suis remplaçante, pas au chômage ! Et je terappelle que j’ai justement eu une entrevue pour une place dans une école privée, en bas de ma rue, il y aquinze jours. J’attends leur réponse d’ici quelques semaines, mais ça je te l’ai déjà expliqué, il me semble !lâché-je les dents serrées.

— Et tu crois franchement qu’ils vont te prendre ? De toute façon avec ta connerie d’accident, là…Tout ce qui te pend au nez, c’est une mention dans ton casier judiciaire. Je croyais que c’était importantà tes yeux ! Tu crois que c’est en agissant ainsi que tu vas pouvoir mener à bien ta carrière de prof ?

— Merci pour ta confiance, papa. dis-je d’une voix blanche, glacée par ses propos.— Quoi ? J’ai beau être ton père, je ne vois pas pourquoi je continuerais à croire aveuglément en toi.

Et en tout cas pas avec ce comportement. Et tu disais vouloir marcher sur les traces de ta mère ? Tu medéçois Élisha.

Je ne dis rien, de toute façon les mots me manquent, je suis paralysée. Je me contente de réprimercette angoisse qui monte en moi, balayant tout sur son passage, laissant seulement l‘impression de meretrouver des années en arrière, quand il m’a envoyée en Angleterre. Pour mon bien, disait-il. Tu parles !Je m’étais sentie abandonnée, on se débarrassait de moi comme d’un chien dont on ne voulait pas.J’esquisse un pas vers lui, tentant de lui faire comprendre qu’il se trompe, en tout cas c’est ce que j’aienvie de lui dire. Mais il me toise durement et s’éloigne, jamais je ne l’ai vu porter sur moi un tel regard,pas même lorsque je faisais le mur et qu’il me prenait la main dans le sac. Enfin si, quand Daniel, mon exavait tenté de dévaliser l’appartement de mamie Lindy.

— Daddo… Tu te trompes sur mon compte, gémis-je d’une petite voix pathétique.— Prouve-le-moi alors. Arrange les choses. Agis en adulte, prends tes responsabilités. Sur ces mots, il

sort du pub, me laissant dévastée.Je serre les poings aussi fort que je le peux, à m’en faire mal, luttant contre le flot de larmes amères

qui s’amoncèlent sous mes paupières. Mon frère s’approche de moi et pose une main compatissante surmon épaule. L’enfoiré ! S’il n’avait pas tout dit à notre père, rien de tout cela ne serait arrivé. Au lieu deça, ma colère contre lui redescend aussitôt. Malgré tout ça, je sais quelque part au fond de moi queDaddo a raison, au moins sur une chose : il est temps que je prenne mes responsabilités.

Mon frère et moi restons silencieux, certainement trop peinés ou gênés pour ajouter quoi que ce soit.Au bout d’un long moment, Jonas me tend quelque chose. Une carte de visite, semble-t-il. Je m’en saisis,incertaine, et l’observe attentivement.

Me. Benjamin Charbonnier. Avocat. Une adresseQuoi ? Avocat ? Merde ! C’est bien ma veine ! Je retourne le carton et manque m’étouffer en lisant le

mot griffonné à la hâte. Une écriture serrée, élégante.Merci pour le coup de main. Pour le baiser aussi. Vous me devez toujours les frais de

réparation de ma voiture.Je réprime un soupir agacé et regarde mon frère, cherchant désespérément une excuse à lui donner

concernant le message qu’il avait dû lire lui aussi.— Je ne veux rien savoir au sujet de cette histoire. me coupe-t-il en levant un sourcil sardonique.— Jo… c’est…— Tu devrais y aller maintenant, petite sœur, me dit-il en déposant un baiser sur mes cheveux.— Oui. Tu as certainement raison. murmuré-je.Je récupère mes affaires et me dirige vers la sortie. Juste avant de pousser la porte, je me retourne vers

Jo et lui souris faiblement.— Allez, file ! Et appelle-moi si tu veux en parler, je suis toujours ton grand frère ! me sort-il avec un

clin d’œil plein de tendresse.Arrivée dehors, je regarde à nouveau d’un œil suspicieux la carte de visite qu’il vient de me donner,

comme s’il s’agissait d’un objet dangereux prêt à m’exploser au visage. Je respire un grand coup et lafourre dans mon sac après avoir mémorisé l’adresse qui y est indiquée.

OK. Il est temps pour moi de prendre mes responsabilités.

8. BENJAMIN

Je me laisse aller contre le dossier de mon fauteuil, les muscles de mon dos un peu trop raides d’avoirpassé tant de temps à étudier un dossier, je grogne, signe que la lassitude me gagne. J’aime mon métier,c’est quasiment un sacerdoce, requérant un investissement total, souvent au détriment de la vie privée.Comment avoir une vie de famille en commençant à 7 h 30 le matin et en finissant après 20 h ? Mesjournées sont longues, et passer des nuits blanches pour pouvoir tenir les délais m’est assez familier. Lecabinet pour lequel je travaille, Meyer et Groont, compte environ quatre cents avocats, juste dans sesbureaux de Paris, et appartient à un groupe international présent dans quatorze pays. Il n’est pas rared’être envoyé dans une des filiales étrangères pour parfaire notre formation, c’est ce qu’on pourraitappeler « la politique de la maison ».

Depuis quelques jours c’est l’effervescence : nous travaillons sur une opération d’envergure,implantation et fusion acquisition d’une entreprise française à l’international. Ce qui mobilise quatrecollaborateurs, plus moi-même. Quatre-vingt-dix heures à bosser, à rester concentrés presque nuit etjour toute la semaine pour que le dossier soit béton, sans aucune faille. Autant dire que la fatiguenerveuse, à laquelle je suis tout de même habitué, affleure et menace de déborder.

Je soupire, me lève pour me dégourdir les jambes et me dirige vers la baie vitrée de mon bureau. Il estenviron quatorze heures, cette journée de juillet est magnifique et j’envie les passants flânant dans la rue.J’aimerais avoir le loisir d’en faire de même. Au lieu de ça, debout derrière ma fenêtre j’observe le balletincessant des voitures sur la place Charles-de-Gaulle et me perds dans la contemplation de l’Arc deTriomphe. Je secoue la tête et me fustige intérieurement d’être aussi distrait. Bon sang ! Un travail desplus importants m’attend et moi, je rêvasse, normal quoi ! Il n’y a pas un truc qui cloche, là ?

Je retourne à mon bureau et me plonge à nouveau dans les pièces de ce dossier épineux. Rien à faire,c’est plus fort que moi, quoi que je fasse, une image s’impose encore et encore à mon esprit. La soirée auJoe’s Corner. Élisha. Délicieuse Élisha. Son regard chocolat, son insolence… Elle… me met sur lesnerfs. À un point tel que quelques jours plus tôt, j’avais eu l’envie de l’attraper et de la secouer pour lafaire taire. Celle de la serrer contre moi, de l’étouffer sous mon poids et… Stop ! Je dois penser à autrechose. Comment se fait-il qu’une fille comme elle ne me sorte pas de la tête, pire que tout j’ai bienl’impression qu’elle m’obsède. Moi qui suis d’ordinaire si calme, je ne me reconnais plus. Je ne me liequasiment jamais, sortant avec une nana un soir, l’oubliant le lendemain. Il m’arrive parfois de faire desfolies et de sortir le grand jeu : opéra, ou théâtre, vernissage et grand restaurant. Cela finitinvariablement au lit. Chez elle. Personne ne met jamais les pieds chez moi, c’est une règle que j’impose :je ne veux pas d’intimité. Au petit matin, je me lève, prends une douche et pars. Dès le départ, la fille estprévenue : pas de relation longue. La plupart du temps, mes maîtresses s’en accommodent très bien ainsi.

Mais le souvenir du baiser qu’Élisha et moi avons échangé me hante. Ses lèvres, leur goût, leurdouceur, son souffle chaud contre les miennes, la caresse de sa langue, sa poitrine écrasée contre montorse durant cette brève étreinte, la texture de sa peau sous ma main lorsque j’ai effleuré le bas de sondos.

Le bas de son dos, vraiment ? Quel sombre crétin ! Est-ce que je suis sérieusement en train de fantasmer sur le dos

d’une fille ?Oui, mais voilà, la simple évocation de ce baiser – au demeurant fort agréable – met mon sang en

ébullition. Peut-être est-ce dû au fait qu’elle ne m’ait pas encore appelé, alors que j’avais laissé une carte àson frère. Peut-être ne la lui a-t-il pas encore donnée. Il faut que j’en aie le cœur net, appeler Jay-Jay neme prendra pas longtemps.

— Salut Jay-Jay…— … Que me vaut ton appel, Ben ? répond-il d’une voix lasse.Je reste muet une seconde, surpris par le ton étrange avec lequel il me parle : d’ordinaire, il est de

nature plutôt enjouée.— Quelque chose ne va pas ? lui demandé-je un peu inquiet.Il me fait alors part de l’entrevue qu’il a eue un peu plus tôt avec son père et sa sœur et m’en rapporte

les grandes lignes. Il est inquiet des répercussions que pourraient avoir les paroles dures de M. Josephsur Élisha et même si Jay-Jay reconnaît que le comportement de la jeune femme était plus que limitedepuis quelque temps, il ne s’attendait pas à ce que son père s’acharne sur elle de cette façon et il enressent une grande culpabilité. S’il avait su les conséquences qu’allait avoir le fait de parler de l’accident,il l’aurait gardé pour lui. Je soupire, agacé pour je ne sais quelle raison par le fait qu’il se soit montré à cepoint abrupt. Et que venait faire la carrière d’Élisha dans l’histoire ?

— Mais je ne comprends pas… Elle ne travaille pas au bar avec toi ?— Oui… et non. Si moi je suis salarié du Joe’s Corner, il n’en est pas de même pour ma sœur. Elle

vient aider. On va dire qu’elle joue les extra. À côté de ça, elle bosse pour l’éducation nationale commeremplaçante. Va savoir pourquoi le fait qu’elle se déplace un peu partout sur le territoire déplaît à cepoint à notre père, moi-même j’ai du mal à comprendre. Il croit que c’est lié à un manque de maturité desa part, qu’elle est incapable de se fixer une bonne fois pour toutes.

— Je ne vois pas non plus le rapport. Mais vas-y, dis-m’en plus.J’encourage mon ami, pris par une envie irrépressible d’en savoir un maximum sur sa furie de sœur,

donc mon dossier attendra encore un peu. J’ai du mal à m’expliquer pourquoi il est important à ce pointde connaître tous les détails que Jay-Jay voudra bien me donner, peut-être parce que j’ai un mal de chienà cerner le personnage, certainement parce qu’elle souffle le chaud et le froid et que je n’aime pas ne passavoir où je vais avec quelqu’un. Bien que je n’aie aucune intention d’aller où que ce soit ou de faire quoique ce soit avec la sœur de mon meilleur ami.

— En quoi ça t’intéresse ? m’interroge-t-il, soudain soupçonneux.— Écoute c’est ta sœur, apparemment tu as l’air peiné de ce qui s’est passé. Tu as besoin de parler et

moi je suis là pour t’écouter. C’est bien comme ça que se comportent les amis, tu ne crois pas ? répliqué-je d’un ton calme. Quelque part dans un coin de ma tête un brin de culpabilité vient m’aiguillonner unpeu, me rappelant par là que je n’agis pas de manière si désintéressée que ça et qu’il vaut mieux pour moique je taise cet... intérêt.

— Mouais, tu as raison… Donc, le jour de votre accident, Éli avait posé sa candidature pour un postedans une école privée. Un poste fixe. Et votre affaire étant ce qu’elle est, le fait qu’elle se soit barrée ettout ça… bref, elle risque d’être dans de beaux draps si tu avais…

— L’intention de me retourner contre elle ? En effet, elle risque gros. Accordé-je d’un ton calme.J’entends des bruits sourds à l’autre bout de la ligne. Connaissant Jonas, je sais qu’il est nerveux, il

doit fourrager dans ses cheveux, se dandiner d’un pied sur l’autre.

— Tu ne vas pas…— L’attaquer en justice ? Non, rassure-toi, mon ami ! lui dis-je en riant.— Merci. Vraiment. Même si elle peut se monter énervante, ma sœur… n’a certainement pas besoin

de ça. Tu comprends ?— Bien sûr. Mais maintenant, tu m’en dois un.— Un quoi ?— Un service, crétin !Je l’entends soupirer de soulagement et je m’en veux un peu de l’avoir laissé mariner de cette manière.

Jamais je n’avais eu l’intention de me retourner contre Élisha. Si j’avais été plus ferme, nous n’en serionspas là.

— Tout ce que tu veux, mon pote.— Très bien. Tu vas commencer par ne pas lui parler de cette partie de notre conversation. Je veux

qu’elle continue à croire que je pourrais intenter quelque chose contre elle. À propos, tu lui as biendonné ma carte ?

— Oui, j’ai fait le messager. D’ailleurs en parlant de message…— Oui ? dis-je d’un air innocent.— Non rien. Je ne veux rien savoir. Fais juste attention. Ou bien…— Ou bien ?— Je te tombe dessus et je te jure que tu…Un coup frappé discrètement à ma porte nous interrompt et une secrétaire passe la tête par

l’embrasure.— Oui ? la questionné-je en arquant un sourcil désapprobateur en direction de la femme.Une stagiaire certainement, car je ne reconnais pas son visage et celles qui y travaillent ici savent

depuis un bout de temps que je déteste être ainsi dérangé. Il y a des règles : d’abord, on m’appelle – cen’est pas pour rien que j’ai une ligne fixe sur mon bureau – et ensuite on vient me voir ou on escorte lapersonne avec laquelle j’ai rendez-vous.

— Une jeune femme demande à vous voir, Me Charbonnier. annonce-t-elle en rougissant.— Son nom, je vous prie ? réclamé-je d’un ton sec.— Joseph, monsieur. Élisha Joseph.— Très bien. Faites-la entrer d’ici deux minutes, s’il vous plaît. dis-je un brin radouci.La secrétaire referma la porte et je repris la conversation avec mon ami qui n’avait pas perdu une

miette de ce qui venait de se passer.— Bon, Jay-Jay, tu as entendu ?— Oui, mon pote. Je te souhaite bon courage, alors !— OK. Dans ce cas, je te rappelle bientôt. Et n’oublie pas ce que nous avons convenu.Je raccroche sans attendre la réponse de Jonas et observe mon bureau d’un œil critique. Même s’il y

règne un peu de désordre, ce n’est pas une catastrophe. Je prends toutefois soin d’enlever quelques livresde la chaise faisant face à la mienne et file en direction du petit cabinet de toilette attenant à la pièce.

Mon reflet dans le miroir est plutôt satisfaisant bien que j’aie les traits tirés un peu par la fatigue. Je metsune main devant mon nez et ma bouche et souffle dedans. Haleine, OK. Puis je passe une main dansmes cheveux pour leur donner un semblant de discipline et resserre ma cravate.

Un dernier regard au miroir m’indique que je suis prêt à recevoir Élisha.Je me la joue homme d’affaires intimidant et me dirige vers la baie vitrée, tournant le dos à la porte et

donc à la nouvelle venue lorsque celle-ci fera son entrée. Un truc que j’ai appris pendant mes longuesannées à rencontrer des chefs d’entreprises plus ou moins puissants qui prennent cette pose dans le butd’intimider leurs interlocuteurs. Mettre de la distance, tel est le maitre mot.

On frappe à nouveau à ma porte.— Entrez. dis-je d’une voix forte et ferme.— Me Charbonnier, votre rendez-vous. annonça la secrétaire d’une voix claire, avant de faire entrer

Élisha et de s’éclipser discrètement.— Eli… commencé-je, en me tournant vers elle. Juste après, ma mâchoire se décroche, menaçant

traîner au sol. Clairement, en la voyant, j’ai l’impression de prendre un grand coup dans l’estomac meprivant soudainement d’air.

Devant moi se tient une apparition, parce que ça ne peut être que ça, tant cette femme est belle.Elle porte un tailleur à la coupe stricte, jupe juste au-dessus du genou et blazer noir, un petit haut blancourlé de dentelle, le tout rehaussé d’un collier fantaisie retombant au niveau de l’estomac. Une paire dechaussures à talons hauts soulignent deux jambes au galbe parfait. Elle semble s’être un peu maquillée,mais c’est très discret et surtout elle a lâché ses cheveux qui tombent en une cascade épaisse et brillantesur ses épaules. Il me faut un moment pour me rendre compte qu’il s’agit bien d’Élisha, tant elle sembledifférente de la jeune femme que j’ai vue quelques jours plus tôt.

Un sourire ironique flotte sur ses lèvres, elle sait l’effet qu’elle a sur moi.— Me Charbonnier… dit-elle en s’avançant vers moi, une main tendue pour me saluer.Je reste pétrifié et cherche mes mots. Mais rien ne vient ou si, un seul : « sublime ». Mon cœur cogne à

m’en faire mal dans ma poitrine, je me sens dans les baskets d’un gamin de quinze ans à son premierrencard avec la fille la plus canon du bahut. Je n’en mène pas large, il faut que je me reprenne avant quedes auréoles de sueur n’apparaissent sous mes aisselles et finissent par rendre la situation humiliante.Pour moi.

Je secoue la tête et sors de ma torpeur.— Élisha… réponds-je à mon tour en prenant sa main dans la mienne après me l’être essuyée sur le

pantalon.Le contact de sa fine main chaude remonte dans mon bras, elle me fixe de ses beaux yeux bruns dans

lesquels se reflète l’incertitude, j’en donnerais ma main à couper. Un demi-sourire fleurit ensuite sur seslèvres, finissant de me chambouler. Et quelque chose me dit que c’est loin d’être fini.

9. Élisha

Je ne peux m’empêcher de sourire devant l’air choqué qu’arbore Benjamin en se retournant vers moi,ce qui me conforte dans l’idée que j’avais eu raison de faire un crochet par mon dressing avant de luirendre visite. Merci Mamie Lindy de m’avoir conseillée !

Quelques heures plus tôt, en sortant du pub avec une chape de plomb pesant sur les épaules, j’étaisbien décidée à me précipiter à l’adresse indiquée sur la carte de visite donnée par mon frère pour endécoudre avec ce cher Me Charbonnier. J’étais en colère contre mon père, contre Jonas, contre moi-même… autant dire contre la terre entière ! Mais l’essentiel de ma fureur se dirigeait vers Ben. Sans cettehistoire d’accident, je n’en serais pas là aujourd’hui, mon père ne m’aurait pas parlé de cette manière.Mais ce n’était pas son discours qui m’avait le plus blessée, ça, je pouvais m’en arranger, ce n’étaient quedes mots. Non, ce qui me faisait le plus de mal, c’était la déception que j’avais pu lire dans les yeux deDaddo.

Mais à bien y réfléchir, ce n’était pas nouveau. J’avais souvent eu cette impression de ne pas être à lahauteur de ce qu’il attendait de moi. Ma grand-mère m’avait souvent consolée quand je rentrais frustréeà cause du comportement de mon père à mon égard, m’expliquant que plus je prenais de l’âge, plus monpère retrouvait beaucoup de ma mère en moi. C’était bien joli, mais qu’y pouvais-je ? Et surtoutcomment lui faire honneur ?

J’étais loin d’être la perfection incarnée qu’était cette mère que j’avais à peine connue, d’ailleurs j’avaistrès peu de souvenirs la concernant, et n’osais pas demander à Jonas de me parler d’elle. Les rares fois oùje l’avais fait, la douleur dans son regard m’avait bouleversée. Quant à notre père… autant ne rien luidemander. Il chérissait et gardait jalousement la mémoire de sa femme, comme s’il avait enfermé tous lessouvenirs la concernant dans un coffre-fort que lui seul avait le droit d’ouvrir. Et même s’il avait depuisrepris sa vie d’homme, comme disait Mamie Lindy, rien n’aurait pu le faire partager avec nous lesprécieux moments qu’il avait eus avec elle. Dommage qu’il n’ait pas vu à quel point nous souffrions dece silence, même si quelque part, je ne peux l’en blâmer, ne sachant pas comment je réagirais si je perdaisl’amour de ma vie.

Et donc, quand ma grand-mère m’avait vue rentrer chez nous, plus furieuse qu’un taureau devant unecape rouge, elle m’avait fait asseoir en face d’elle dans le salon, devant une tasse de Russian earl grey etde petits gâteaux à la cannelle qu’elle avait pris le temps de confectionner – d’ailleurs quand en avait-elletrouvé le temps ? Ah les roulés à la cannelle de mamie Lindy, rien de tel pour retrouver un semblant desérénité.

— Et que comptes-tu faire sweetheart ? m’avait-elle demandé de sa voix douce teintée de cet accentaméricain qui me faisait sourire, une fois que j’eus fini de lui raconter mon histoire entre deux bouchéessucrées.

— Aller régler mes problèmes, Gran’. avais-je répondu, en gardant pour moi que tout ce que jevoulais, c’était bouffer ce type, ou plutôt lui faire bouffer le montant des réparations de sa putain devoiture.

Mais en face de moi, j’avais la plus gentille grand-mère du monde et je ne voulais pas l’inquiéter en luifaisant part du contenu véritable de mes pensées, alors j’avais demandé à la psychopathe en moi de bienvouloir y rester.

— Très bien, mon petit ! Mais tu ne vas pas te présenter habillée comme ça. Allez, emmène-moi dansta chambre, nous allons te « relooker » pour la circonstance, avait-elle lâché en me regardant d’un aircritique.

— Mais Gran’, je peux y aller comme ça, avais-je protesté tout en me demandant vaguement depuisquand elle utilisait des termes si modernes. Qu’est-ce que tu reproches à mon jean ?

— Ah ! Sweetheart, tu as encore plein de choses à apprendre concernant les hommes ! Suis-moi, jevais te montrer comment leur faire avaler des couleuvres sans qu’ils fassent la grimace.

— Gran’, je ne veux pas lui faire avaler quoi que ce soit, je veux juste lui faire un chèque et repartir !Pas besoin de me changer !

— Et après ça, tu te demandes encore pourquoi tu n’as pas de chéri, avait-elle rétorqué en poussantun soupir désespéré tandis que je levais les yeux au ciel d’un air agacé.

Inutile de dire que tenir tête à ma mamie relève de la performance olympique aussi l’avais-je suiviedans ma chambre et lui avais ouvert les portes de mon dressing.

Et maintenant devant l’air complètement sonné de benjamin, je me demande si quelque part, ellen’avait pas raison de me forcer à me changer, mon octogénaire préférée. En tout cas, il semblerait qu’enplus d’être une merveilleuse cuisinière, elle se la donne aussi niveau conseils judicieux. Je lui tends lamain pour le saluer et le fixe droit dans les yeux. À la lueur fugace qui passe dans ses yeux, je comprendsqu’il perd ses moyens. Alors, je sens monter en moi un sentiment confus, étrange, que je n’avais jamaisexpérimenté. Quelque chose de… tout puissant. Mais j’ai à peine le temps de savourer cette sensationque déjà mon vis-à-vis se reprend et me propose de m’asseoir.

Il en fait de même tout en m’observant attentivement. Je l’imite de manière insolente, pour luisignifier qu’au jeu du plus con, je mettais la barre haute. Nous nous jaugeons en silence, cherchant àdéterminer de quel bois l’autre est fait, comme si nous nous apprêtions à livrer un combat acharné. Il selaisse aller contre le dossier de son fauteuil de bureau. Je croise les jambes d’un mouvement que j’espèreélégant et soutiens son regard.

— Élisha… Que me vaut ta visite ? me demande-t-il, un demi-sourire plein de suffisance sur leslèvres.

— Oh ! Alors on se tutoie ? Tu sais très bien pourquoi je suis ici, non ? Après tout, c’est toi qui m’aslaissé une carte. Alors si tu le veux bien, finissons-en rapidement.

— Pourquoi tant d’empressement ? J’ai tout mon temps.— Pas moi. Écoute, dis-moi combien je te dois, je te fais un chèque et je m’en vais.Ben se lève et fait le tour de son bureau pour venir s’appuyer à son bureau, juste devant moi. Si au

début de notre entrevue j’avais éprouvé une grande confiance en moi, à l’heure actuelle je n’en mène paslarge. Déjà il est trop près de moi, je pourrais presque sentir la chaleur de son corps. Ensuite, j’ai le basde son corps en plein dans mon champ de vision. Malgré son pantalon de toile noir qui a l’air d’être faitsur mesure, j’entrevois la ligne de ses cuisses, je devine presque le dessin de ses muscles, ni trop massifs,ni trop fins, l’étroitesse de ses hanches malgré sa haute stature, entre les deux la forme de son… Non !

Je baisse les yeux avant de laisser mon esprit divaguer un peu plus, mais je sens que je ne tiens pas enplace et qu’il l’a remarqué. Je me lève et me dirige là où il se tenait quand je suis entrée dans son bureau,

et regardant à travers la fenêtre, me perds dans la contemplation de l’Arc de Triomphe pour reprendremes esprits.

— Un café ? Ça te dit ? demande soudain Ben, me faisant sursauter.Je me retourne et lui fais face.— Q… quoi ? Où ça ? l’interrogé-je, un peu désarçonnée par sa demande.— Ici. Je t’aurais invitée avec plaisir dans un endroit un peu plus… adapté, mais malheureusement j’ai

du travail par-dessus la tête. Mais le café du bureau n’est pas trop mauvais, si ça te dit. insiste-t- il d’unevoix douce, tout en prenant le téléphone posé sur son bureau.

— … D’accord. acquiescé-je avec la vague impression qu’il m’a forcé la main. En douceur certes, maistout de même.

Pendant que je me perds en conjectures sur le caractère pour le moins autoritaire de Benjamin, il enprofite pour prendre le téléphone posé sur son bureau et passer commande auprès des secrétaires, dumoins c’est ce que j’imagine.

Je réprime un frisson devant tant de rapidité et d’efficacité, tout se déroule avec la précision d’unemachine bien huilée. Action, réaction. Il demande quelque chose, c’est exécuté dans la seconde. Pasd’ordre direct. Pas de mot plus haut qu’un autre. De quoi donner le vertige. Cet homme a certainementl’habitude de mener ses affaires de main de maître, déformation professionnelle à l’évidence, maisjustement je ne suis ni une de ses secrétaires ni un de ses clients. Je vais donc devoir le lui fairecomprendre.

— Ça fait longtemps que tu travailles ici ? demandé-je, pour reprendre la main.— Environ quatre ans. Avant ça, j’étais à l’étranger, dans un de nos bureaux internationaux. Et toi ?— Prof… euh… Professeure-remplaçante, je veux dire. bégayé-je sans savoir au juste pourquoi.— Et donc, tu viens de postuler pour une place fixe, c’est bien ça ? continue-t-il.Je me fige, surprise qu’il soit si bien informé… aurait-il fait une enquête sur moi ? Après tout, il est

avocat, il doit en avoir les moyens. Moi, par contre, je perds les miens de minute en minute. Il me posedes questions comme s’il était à la barre, interrogeant un témoin un peu récalcitrant. Franchement, jen’en mène pas large et je ne comprends pas pourquoi.

Quelqu’un frappe à la porte, m’empêchant de lui poser ma question.Benjamin se déplace pour aller ouvrir la porte lui-même. Je ne peux m’empêcher de l’observer une

nouvelle fois. Pire je me prends à admirer sa démarche, souple et rapide, presque féline pour quelqu’unde sa stature. Comment un type passant son temps le cul vissé sur une chaise pouvait être si bien fait ? Àpropos de cul, le sien, moulé dans son pantalon noir avait des allures de pousse au crime. Décidément,cet homme a le don de mettre mes nerfs à rude épreuve. Penser à autre chose. La tasse de café brûlantque me tend Benjamin m’en offre l’occasion. Je la porte à mes lèvres et avale une gorgée du liquidechaud et amer. Je reprends mes esprits et décide de passer à l’offensive.

— Comment sais-tu…— Quoi ? Pour l’école privée ? J’ai mes sources… me dit-il d’un air malicieux.Ses sources ? Jonas ! J’aurais dû m’en douter. Quand mon frère allait-il comprendre qu’il était parfois

préférable de se taire ? Est-ce qu’il avait pensé une seconde que donner de telles informations àn’importe qui pourrait être embarrassant pour moi ? Visiblement, non. Sous prétexte qu’ils sont amis,Ben et lui, mon frère en profite pour déballer ma vie privée… Je me demande bien quelles informations

il a laissé filtrer, cet imbécile. Il a beau être mon frère, je ne vais certainement pas me priver de luisouffler dans les bronches, peut-être que cette fois-ci il comprendra que tout n’est pas bon à dire. Entout cas me concernant. Si ça lui chantait de déballer sa vie privée, ça le regardait. La mienne c’est secretdéfense.

Je finis mon café rapidement, j’ai assez perdu mon temps ici. Je saisis mon sac et cherche monchéquier. Je prends appui sur un coin du bureau et regarde Ben, les sourcils froncés en me forçant à nepas me perdre dans ses prunelles vertes. Quelques jours auparavant, c’est exactement ce qui s’était passéet cela m’avait valu un baiser qui avait duré plus de temps que nécessaire. Même s’il s’était révélé aussisurprenant qu’agréable.

— Bien, merci pour le café. C’était gentil de ta part. dis-je d’un ton froid. Maintenant, si tu pouvais medire combien je te dois…

— De quoi me parles-tu ? Je suis un peu perdu, là.— Les réparations de ta voiture.— Oh, ça ! Deux mille cinq cents euros et quarante et un centimes, dit-il en regardant un papier,

apparemment la facture de son carrossier, posé au milieu de son bureau.— OK, dis-je en remplissant le chèque que je lui tends aussitôt. Puis je me redresse et me dirige vers

la porte, sans prendre la peine de lui dire au revoir. Je n’ai plus rien à faire ici.Je suis sur le point de sortir, la main juste sur la poignée de la porte quand il s’adresse à moi.— Élisha ?— Quoi encore ? dis-je d’une voix lasse sans lui faire face.— Je crois que nous allons avoir un problème.— Comment ça ? Tu vas m’intenter un procès pour délit d’impolitesse ?Je l’entends soupirer bruyamment, signe que j’ai encore réussi à lui mettre les nerfs en pelote. Je ne

peux m’empêcher de sourire devant cette petite victoire personnelle, je ne sais pas pourquoi je m’obstineà le rendre chèvre, mais il est plus que certain que j’aime ça.

— Non, Élisha. C’est juste que je ne peux pas accepter ton chèque.Pour le coup, je me retourne brusquement et fixe Benjamin intensément. Qu’est-ce que c’est encore

que cette histoire ? Comment ça, il ne peut pas accepter mon…— Tu plaisantes, j’espère ? Écoute, j’ai l’argent sur mon compte si ça peut te rassurer et tu peux même

aller l’encaisser aujourd’hui ! m’écrié-je.— Tu ne comprends pas, Élisha.— Non, en effet. rétorqué-je impatiemment.— C’est pourtant simple : je ne veux pas de ton argent.

10. BENJAMIN

Elle se tient devant moi, complètement désarçonnée, les yeux agrandis par l’incompréhension, labouche entr’ouverte et… une partie de moi savoure cet instant. C’en est presque jubilatoire.

Mais pour être honnête, je suis aussi étonné qu’elle peut l’être. Je n’avais absolument pas prévu de luidire ça, mais quand je l’ai vu partir, il me fallait trouver quelque chose pour la retenir. Je sais que ça peutparaître complètement fou, mais je ne pouvais pas me résoudre à la voir quitter mon bureau. Sauf quemaintenant il va falloir que je trouve une explication logique quant au fait que je viens de refuser sonargent. Et vite. Furieuse, elle s’avance déjà vers moi, ses yeux lancent des éclairs et je regretterais presquel’avoir défiée.

— C’est quoi ce cirque ? s’écrie-t-elle. Tu fais tout un foin pour récupérer le montant des réparationsde ta bagnole, tu en parles à mon frère qui en parle à mon père et grâce à ça, j’ai une cote de popularitéau-dessous de zéro auprès de lui ! Et maintenant, tu me dis que tu ne veux pas de mon argent ? Tu tefous de ma gueule ?

— Non… en tout cas, ce n’est pas mon intention.— Ah, non ? Ça en a pourtant bien l’air !Je la prends doucement par le bras et l’entraîne vers le siège dans lequel elle était installée quelques

minutes plus tôt.— Assieds-toi, je te prie.— Non. Lâche-t-elle, butée. Elle croise les bras sur sa poitrine et me toise d’un air dédaigneux.— Oh ! Allez, ne fais pas l’enfant gâtée… assieds-toi, s’il te plait. J’ai quelque chose à te proposer et je

t’assure que ça ne prendra pas longtemps.Elle continue à me fixer, mais je sens que quelque chose a changé dans son comportement : elle se

détend imperceptiblement, semblant réfléchir à la conduite à tenir. Je suis presque sûr d’avoir réussi àcapter son attention, peut-être même à attiser sa curiosité. Au bout d’un moment qui me sembleinterminable, elle se décide, comme à regret, à accéder à ma demande. Je viens de gagner la premièrebataille, mais il s’en est fallu d’un cheveu qu’elle s’en aille. Cette fille est décidément stupéfiante, à la foisbelle et rebelle, indomptable à la limite du caractériel. Le genre de femme que je fuis d’ordinaire.

— Alors ? Qu’as-tu donc de si intéressant à me proposer ? demande-t-elle.Élisha plante son regard dans le mien, les yeux étrécis, un rien soupçonneux, le visage dur je sens

qu’elle essaie de sonder mes pensées, qu’elle tente de cerner le personnage que je suis et je ne peux l’enblâmer. Jusqu’ici, on ne peut pas dire que mon comportement appelle à la confiance et si j’avais été à saplace, cela ferait longtemps que j’aurais pris mes jambes à mon cou. Mais cette fille est d’une tout autretrempe, elle me semble faire partie de cette catégorie de personnes qui ne sont pas facilementimpressionnables, quelqu’un qui va jusqu’au bout de ce qu’elle a entrepris. Je me surprends à regretterque son père ne soit pas là pour observer sa fille et comprendre à quel point il se trompe sur elle. Mais

elle commence à s’impatienter, comme me l’indique son pied droit battant nerveusement la mesurecontre la cheville opposée.

Je m’assois de l’autre côté de mon bureau, en face d’elle. J’aurais pu rester juste en face d’elle, maisj’aime autant mettre de la distance entre nous, une espèce de périmètre de sécurité qui me sera bien utileune fois que je lui aurais exposé mon idée.

— Alors ? On fait comment ? C’est quoi ta proposition ? dit-elle avant que j’aie pu ouvrir la bouche.— Eh bien, on pourrait trouver une solution où nous serions tous deux gagnants, tu ne crois pas ?— C’est- à- dire ? dit-elle prudemment.— Bien, je vois que j’ai toute ton attention. Comme tu le sais, je suis avocat et je travaille dans un

grand cabinet qui compte beaucoup d’autres personnes. Aujourd’hui, je suis collaborateur, c’est-à-direque je ne suis pas au bas de l’échelle, mais pas non plus au top. Tu me suis ?

— Non, pas vraiment, je t’avoue… Je ne vois d’ailleurs pas le rapport avec moi. rétorque-t-ellefroidement.

— J’y viens. Donc aujourd’hui je suis collaborateur et la prochaine étape pour moi, est de devenirassocié. C’est-à-dire plus de responsabilités, plus d’argent, plus de prestige. Or, dans cette entreprise, lesassociés séniors sont de la vieille école, tu comprends ? Ils sont, disons, attachés aux valeurstraditionnelles, du style « travail, famille, patrie », à peu de chose près. lui expliqué-je en parlantlentement, de manière à ce que les choses soient claires pour elle.

— Elle est jolie, ton histoire. Et qu’est-ce que je viens faire là-dedans ?Décidément, elle joue la carte de l’insolence ! Mais pas sûr qu’elle emploie longtemps le même ton

quand j’en serai venu au fait.— C’est à ce moment de l’histoire que tu as un rôle, et plutôt important. J’ai besoin que tu sois ma…

fiancée.Élisha manque s’étrangler de stupeur. Prévenant, je lui tends un verre d’eau.— Tu peux répéter ? articule-t-elle, le visage soudainement livide.— Je te demande d’être ma fiancée. Mais ne t’inquiète pas, c’est juste le temps d’avoir ma promotion.

Une fois que c’est fait, on arrête tout. Et on oublie l’accident.Elle me rend le verre et se lève, un peu chancelante, sous le choc de la proposition que je viens de lui

faire, puis elle pose les mains à plat sur mon bureau et se penche vers moi.— Mon cher Benjamin, il y a, j’en suis sûre, une tripotée de nanas qui tueraient pour jouer ce rôle. Si

ce n’est pas le cas, je te conseille de faire appel à un service d’Escort. susurre-t-elle en me souriantfroidement. Quant à moi, je ne suis pas intéressée.

— Vraiment ? Quel dommage… soupiré-je exagérément. Je me vois donc dans l’obligation de tedénoncer à la police pour avoir commis un délit de fuite après un accident. Cela risque de te poserproblème, je pense, non ? Je me demande ce qu’en dirait le directeur de cette école privée… Saint-Hubert, si je ne m’abuse… ?

— Saint-Nicolas. rectifie-t-elle d’une voix blanche.Un point pour moi : elle ne s’est même pas aperçue qu’elle avait lâché une information capitale qui va

me servir pour la faire plier un peu plus, tant elle est écœurée par mon discours. J’avoue me faire lemême effet, mais la fin justifie les moyens. Très vite, je continue mon offensive.

— Un casier judiciaire avec une telle mention réduirait à néant tes chances d’obtenir le poste pourlequel tu as postulé. Es-tu sûre de ne pas vouloir reconsidérer mon offre ?

— Tu es odieux ! fulmine Élisha.— Non… si peu ! dis-je d’une voix mielleuse. Alors ? J’attends ta réponse !— Mais qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? crache-t-elle.— Rien. Au contraire. Je te propose un deal honnête : tu me sers de fiancée pendant quelques

semaines et en contrepartie, on tire un trait sur cette histoire d’accident. Et si tu es sage, il se pourraitmême que j’intervienne en ta faveur auprès du directeur de Saint-Nicolas, car vois-tu, je le connais trèsbien. De plus, d’après ce que je sais, une telle aubaine te ferait retrouver la confiance de ton cher père,non ? La fin justifie les moyens, ma belle ! lui expliqué-je, affichant un air détaché que je suis loin deressentir.

Debout devant mon bureau, elle m’observe, les yeux étrécis par la colère, le visage livide. Je n’ai pasbesoin de réfléchir longtemps pour savoir ce qu’elle pense de moi : à cet instant précis, elle m’a enhorreur.

— En fait, tu es complètement cinglé. Personne de normalement constitué ne proposerait une tellechose ! Et mon frère, est-ce qu’il sait que son meilleur ami est en fait un enfoiré de première catégorie ?dit-elle d’une voix tremblante d’une rage contenue, les joues rosies par la colère et l’indignation.

— Non, il ne le sait pas. Et je compte sur toi pour que cela reste ainsi. Sinon… tu sais ce qui te pendau nez !

Élisha accuse le coup, choquée. Sa respiration s’accélère sensiblement, faisant frémir ses narines.Soudain, le sang quitte son visage et elle chancelle l’espace d’une seconde, juste avant de se laisser choirdans le fauteuil juste derrière elle. Elle baisse la tête, laisse aller son menton contre sa poitrine le tempsde reprendre son souffle et de tenter de se calmer. À cet instant, je m’en veux d’y être allé si fort avecelle, j’ai été un véritable enfoiré et j’ai beau chercher, je ne m’explique pas pour quelle raison je l’ai à cepoint poussée dans ses retranchements. Et ce chantage grotesque, une première pour moi ! C’est biensimple, je ne me reconnais pas, j’ai l’impression de perdre la tête.

Et c’est la faute de cette fille, c’est la seule explication possible.Elle relève la tête vers moi. Je remarque alors que ses yeux sont plus brillants que quelques secondes

plus tôt. Mon Dieu… qu’ai-je fait ? Et si elle se mettait à pleurer ?C’est définitif, je suis vraiment le pire des enfoirés. Qu’est-ce que j’ai fait ? Quelle idée j’ai eue de la

faire chanter ? Mais quel abruti ! Une brusque envie de la prendre dans mes bras pour la consoler metenaille, mais impossible, je dois aller jusqu’au bout de ce que j’ai commencé. Au moins jusqu’à cequ’elle me donne sa réponse.

— Combien de temps ? murmure-t-elle d’une voix résignée.— Six semaines… deux mois tout au plus.— Si j’accepte… je ne fais que me faire passer pour ta fiancée, c’est bien ça ?— Oui, mais aux yeux de tous. C’est-à-dire que même tes proches doivent y croire. Il est tout à fait

possible de croiser une de mes connaissances dans la rue et même au Joe’s Corner.— Il va falloir m’expliquer comment leur faire gober une telle ineptie. Pour Jonas, je te déteste et tu

ne me portes pas dans ton cœur.— Nous y réfléchirons le moment venu. Alors, c’est oui ?

— Attends, je n’ai pas fini. On est d’accord que c’est juste une feinte, pas de coucheries ?— On est d’accord. De toute façon, je ne te forcerai pas à faire quelque chose dont tu n’as pas envie.— Tu m’excuseras si je ne te crois pas. me dit-elle avec un regard accusateur, mais tu peux considérer

que ma réponse est oui.Je jubile intérieurement. Contre toute attente, je me sens léger, soulagé qu’elle ait accepté malgré le

dégoût que je semble lui inspirer. Je fais à nouveau le tour de mon bureau et me dirige vers elle en luitendant la main pour sceller notre accord. Mais elle ne m’en laisse pas le temps. Elle récupère ses affaires,se lève et m’esquive. Puis elle se dirige vers la porte sans un regard, la tête haute.

— Élisha, ma belle, attend ! Nous n’avons pas eu le temps de voir ensemble les modali…— Ouais, bah tu sais où me trouver, hein ! Tu m’excuseras, mais là je voudrais vomir et ensuite

rentrer chez moi. Encore une chose : ce n’est pas parce que j’ai accepté ton deal scabreux que jet’apprécie. Je dirais même qu’à choisir entre toi et la trépanation sans anesthésie, je choisis latrépanation !

Sur ces mots, elle sort de mon bureau en claquant la porte sans ménagement. Une brusque pensées’impose à moi, même si elle a accepté ma proposition, ma « fiancée » ne se gênera pas pour me montersa désapprobation en me pourrissant la vie comme elle le pourra. Il semblerait finalement que lesprochaines semaines, loin d’être une promenade de santé, risquent en plus d’être les plus longues etdésagréables de ma vie.

11. ÉLISHA

Une fois rentrée chez moi, encore retournée par ce qui vient de se passer dans le bureau de Benjamin,je file droit dans ma chambre. Mamie Lindy est une fois de plus partie faire je ne sais quoi je ne sais où,mais qu’importe, vu l’état dans lequel je suis, j’ai tout sauf envie de voir quelqu’un. Je balance mon sac etpeste quand le contenu se renverse sur mon lit, fais les cent pas en me repassant en boucle la scène du« rendez-vous » avec Benjamin, ou devrais-je dire, Me Charbonnier : j’ai beau chercher, je n’arrive pas àtrouver à quel moment ça a merdé, à quel moment je lui ai passé la main. Il me semblait pourtant qu’àmon arrivée, je menais le jeu… D’après ce que j’ai compris, il a discuté avec mon frère, ce type sait doncà quel point c’est important pour moi d’avoir ce job. Et oui, avoir une mention portée à un éventuelcasier judiciaire reviendrait à mettre au point mort cette carrière pour laquelle je me suis donné tant demal. Je ne pourrai même plus exercer comme remplaçante. Quel salaud ! Me faire une propositionpareille revient à me faire chanter de la manière la plus abjecte qui soit.

M’allongeant sur mon lit, je regarde le plafond tout en réfléchissant à la situation. Dans quel merdierme suis-je embarquée ? Et comment jouer le jeu du parfait amour avec un type avec lequel visiblementje ne m’entends pas ? Comment donner le change ? Et mes proches ? Comment vais-je leur faire avalerun truc pareil ? Surtout à Jonas qui a bien vu qu’entre son pote et moi, c’est plus la guerre qu’autrechose. De toute façon en y repensant depuis le début, ce m’as-tu-vu de Benjamin me sort par les yeux. Etle mot est faible. Déjà, il est incapable d’être de bonne foi. D’ailleurs, je me demande bien comment ilpeut être le meilleur ami de mon frère. Ils sont tellement aux antipodes l’un de l’autre ! Jonas est unhomme intelligent, merveilleux, simple, bourré d’humour, toujours prêt à rendre service. D’aussi loinque je me souvienne il a souvent prêté une oreille attentive aux autres. Mon frère est la gentillesseincarnée.

D’accord, ça ne l’a pas toujours aidé sentimentalement parlant, son caractère le mettant naturellementdans le rôle du super copain, celui avec lequel on ne veut pas sortir « de-peur-de-briser-cette-magnifique-amitié-entre nous ». Un vrai gâchis, à mon sens ! Grand, au moins un mètre quatre-vingt-cinq, aussiblond que je suis brune, les cheveux en bataille, un teint hâlé (je me demande bien comment c’estpossible vu le temps qu’il passe dans la pénombre du pub) des yeux noisette – ceux de notre père – desmuscles d’acier… ah ça ! Parlons-en de cette fameuse musculature ! Qu’est-ce que ça a pu nous faire rireet impressionner ma copine Sam – Samantha – quand Jo s’amusait à nous soulever chacune de nouss’accrochant à un de ses biceps comme à une barre de traction ! Autant le dire, mon frangin a des brascomme mes cuisses (en bien plus musclé, ça va sans dire), et un sourire sorti tout droit d’une pub pourdentifrice. Avec tous ces avantages, c’est donc un drame interplanétaire que personne ne se soit intéresséà Jonas. Si lui souhaite me caser, moi je rêve du jour où une fille bien le rendra heureux. C’est que jevoudrais bien être tata un jour, moi !

Alors franchement, j’ai du mal à concevoir comment mon frère a bien pu se lier d’amitié avec un…

connard comme Benjamin. Un accident certainement. Et voilà ! Il faut toujours que tout me ramène à cemot ! Je soupire de désarroi. Combien de temps vais-je devoir supporter cette situation ? J’ai tentéd’arranger les choses, de payer mon dû et voilà que je me retrouve dans une posture des pluscatastrophiques. Mamie Lindy me dirait d’essayer d’y trouver mon parti, mais comment faire ? Ellesaurait, elle. Elle pourrait me donner des conseils. Mais voilà, je ne peux pas lui en parler. Pour lapremière fois depuis longtemps, je me sens seule et un peu désemparée. Je finis par m’assoupir sans m’enrendre compte, l’esprit plein de questions sans réponses.

Quelques heures plus tard, j’ouvre péniblement un œil et en jette un à mon radio réveil posé deguingois sur une pile de vieux magazines : 19 h. Déjà ? Je m’étire et lâche un soupir désespéré. J’ai besoinde me changer les idées, il est un peu tard pour sortir et prendre des photos, de toute façon je n’en ai pasune réelle envie. Un bain ? Non trop solitaire comme activité. Une chose est sûre, rester cloîtrée dans machambre ne fera pas avancer le Schmilblick, c’est certain. En outre, voir du monde devient indispensable.Je me lève et troque mon tailleur pour une tenue plus confortable : un pantalon battle-dress noir, un topkaki sur lequel est apposé le sceau de Superman, j’attache mes cheveux en queue de cheval, n’ayant pasenvie de les garder libres. Pour les chaussures, ce sera ma paire de bottillons usés, mais dans lesquels jeme sens si bien. Un regard rapide à mon miroir manque me faire avoir une crise cardiaque : j’ai les yeuxbouffis et tout le reste du visage est dans le même état déplorable. Assurément, ma sieste improvisée n’apas été des plus paisibles. Tant pis, je ne concours pas pour devenir Miss Univers. Juste avant de sortirde mon antre, je rassemble les affaires éparpillées sur ma couette. Mon smartphone me fait de l’œil,comme pour me rappeler que je j’ai une dernière chose à faire. Je me rassois au bord de mon lit etcompose le numéro de mon père. Après l’engueulade que nous avons eue le matin, je ne sais pascomment il va m’accueillir et j’appréhende un peu cet appel. Pourtant je ne peux m’empêcher del’imaginer assis à la table de la cuisine, son téléphone à portée de main, attendant un signe de ma part.Effectivement, il décroche à la première sonnerie.

— Daddo ? commencé-je d’une voix hésitante.— Oui, Élisha.L’intonation un peu enrouée avec laquelle il me répond me rend triste, car je sais que j’en suis la cause.— Je… j’ai été régler le problème dont nous avons parlé ce matin. l’informé-je d’une voix que j’essaie

de rendre plus ferme.— Good.— Daddo… je suis désolée de t’avoir déçu…— Éli… je n’aurais pas dû être si dur avec toi, s’excuse mon père. Mais, sweetheart, je suis tellement

inquiet !— Je comprends, papa… murmuré-je avec un sanglot dans la voix. Je sais que tu crains que les choses

se passent pour moi. Mais tu vois, je suis…— Une grande fille. Oui, je m’en suis aperçu. me coupe-t-il tendrement.Je retiens à grand-peine un soupir de frustration et d’agacement mélangés, connaissant sur le bout des

doigts le discours qui va suivre.— Tu dois me monter à quel point tu l’es. Je veux que tu me prouves que tu as la tête sur les épaules,

c’est la seule condition pour que je sois plus tranquille. Et pour le moment, on ne peut pas dire que tufasses ce qu’il faut. D’abord ton ex…

— Daddo ! Cette histoire a un an ! m’exaspéré-je.

— Stop ! Ne me coupe pas la parole, Élisha. D’accord, tu ne pouvais pas savoir que ce type était toutsauf honnête. Mais tout de même, tu as le don pour t’attirer des ennuis ! Comment veux-tu que j’aie…

— Confiance ? C’est ça ? Écoute, Daddo, c’est toi qui vois. dis-je d’une voix lasse. Je ne vais pas passerma vie à te prouver que tu te trompes sur mon compte. Je t’appelais juste pour te dire que j’avais étévoir l’ami de Jonas cet après-midi.

Pendant d’interminables secondes, je n’entends que le silence à l’autre bout de la ligne. Est-ce quemon père et moi allons rester brouillés ? J’espère bien que non. Je sais qu’il ne souhaite que mon bien,que je suis sa petite fille chérie, qu’il veut me protéger, mais parfois il a une manière un peu particulièrede me le montrer. Il faut être sacrément rodé au mode de fonctionnement de la famille – des hommesJoseph particulièrement – pour ne pas en prendre ombrage. Je les pratique depuis assez longtemps poursavoir que c’est leur façon de fonctionner et surtout que ça part d’une bonne intention. Mais parfois,c’est pesant.

— Sinon, je te vois ce soir au Joe’s Corner ? demandé-je pour dévier la conversation vers un sujet unpeu moins sensible.

— … non, non. grommèle-t-il au bout d’un moment avant de se radoucir. J’ai un rendez-vous avecKatia.

— Ah ? Il semblerait que ce soit une affaire qui roule, alors ! lancé-je sur le ton de la plaisanterie.— Une affaire qui roule ? répète-t-il, l’air de ne pas vraiment comprendre de quoi je lui parle.— Oui Papa, c’est ce qu’on dit d’une relation qui se passe bien ! expliqué-je en riant gaiement.— Hum ! OK… euh… hésite mon père, un brin gêné.Ça me fait sourire. Entendre Daddo essayer de se dépêtrer d’une conversation qui ne l’arrange pas. Je

ne le savais pas si pudique que ça. En même temps, jusqu’à il y a peu, je ne lui connaissais pas de relationavec le sexe opposé. Oh, je ne pense pas qu’il ait été un moine, mais qu’il s’est montré très discret, demanière à ne pas nous brusquer Jonas et moi. Peut-être craignait-il une mauvaise réaction de notre part ?Sans penser me tromper sur ce sujet, je suis convaincue que ni Jonas ni moi n’y aurions vu de problème,au contraire. Vingt ans s’étaient écoulés depuis le décès de notre mère, autant dire une éternité. Pourmoi, il est grand temps qu’il reprenne sa vie d’homme, donc si cette femme rend Daddo heureux, c’est leprincipal.

— OK, Daddo ! Alors amuse-toi bien ! chantonné-je le plus gaiement possible.— Merci, sweety. Tu comptes donner un coup de main à ton frère ce soir ? À moins que tu n’aies autre

chose de prévu. me demande-t-il d’une voix un peu hésitante.— Ne t’inquiète pas, papa. Mes soirées sont réservées au Joe’s Corner.— … Merci, Éli… J’avais peur qu’après ce qui s’est passé ce matin…Je n’ai pas envie de remettre le sujet sur le tapis et avouer à demi-mot mon éventuelle culpabilité me

coûte, pourtant je sais que c’est un passage obligé si je compte rassurer un minimum mon père. Malgrémoi, je laisse échapper un soupir résigné.

— Écoute Daddo, oublions ça, tu veux bien ? De toute façon, tu n’avais pas complètement tort. Bon,écoute, je vais devoir te laisser si je ne veux pas être en retard. Bougonné-je.

— D’accord, je ne te retiens pas plus longtemps, ma fille.— Ciao Daddo ! Oh ! Et je t’aime, mon papa.

— Moi aussi, Élisha. Moi aussi. murmure-t-il d’une voix où perçait l’émotion.Je raccroche, un peu déstabilisée par ce déballage de tendresse venant de mon père. Pas qu’il ne soit

pas du genre à me montrer son affection, mais parce qu’après ce matin et la dureté de ses paroles, j’avaiscraint au fond de moi que quelque chose soit brisé. C’est donc avec soulagement que je fourre monsmartphone dans mon fourre-tout. Juste avant de partir, j’attrape une veste des fois que la nuit soitfraîche et me prépare psychologiquement à subir le questionnement insistant de mon frangin durantmon service au pub.

12. ÉLISHA

— Ah sœurette ! Je ne pensais pas te revoir ce soir ! s’exclame Jonas en me serrant dans ses bras.— Eh bien, tu vois, je suis là, lui réponds-je avec un faible sourire.Un silence pesant paraît vouloir s’éterniser entre nous. Je soupire et ôte ma veste avant d’aller la poser

dans la pièce attenante au bar qui fait office à la fois de vestiaires et de réserve. Lorsque je reviens dans lasalle, je m’appuie au zinc et demande à mon frère de me servir quelque chose à boire.

— Alors… Dure journée ? m’interroge-t-il d’une voix traînante.J’éclate de rire devant sa mauvaise imitation de bar tender des années quatre-vingt-dix. Une lueur de

satisfaction fait briller les prunelles noisette de Jo, quant à moi, je lui sais gré d’essayer de détendrel’atmosphère. Malgré le fait qu’il ait eu la langue trop bien pendue avec ce cher Benjamin, comment luien vouloir ? Je sais que mon frère ne cherche qu’à me protéger, même si, parfois, il ne se doute pas ou nese soucie pas des conséquences que ça pourrait avoir. D’ailleurs, en parlant de ça, je me demandecomment il réagirait s’il découvrait que son meilleur ami n’est pas si honnête qu’il veut bien le montrer.Rien que de penser à ce sale type, j’en ai la nausée. Il est tellement faux, retors, perfide que ça confine augrand art. Ce Benjamin Charbonnier a toutes les « qualités » pour remporter la palme du meilleurcomédien. J’en suis écœurée.

— Oh, toi… Tu as des problèmes, on dirait, lance Jonas en me regardant avec attention.Merde. Il a toujours su lire en moi avec une facilité déconcertante. En même temps, il paraît que j’ai

un visage très expressif, sur lequel se reflète chacune de mes émotions. Pour qui y porte un minimumd’attention, il est relativement facile de savoir ce que je pense au moment où je le fais. Ce qui revient àdire qu’à ce moment précis, je suis plutôt dans une situation délicate. Et comme j’imagine que je ne peuxrien confier à qui que ce soit sous peine de voir mes rêves d’une carrière tranquille s’envoler, je dois vitetrouver une excuse valable à servir à mon frangin. Et Dieu sait que je déteste lui mentir. Ma réflexion estinterrompue par une quelqu’un que je connais bien.

— Qui a des problèmes ? demande une voix féminine aux accents rauques.Je me retourne avec un grand sourire vers la nouvelle arrivée.— Sam ! Ça y est, tu es enfin revenue de vacances ! m’écrié-je en la serrant fort dans mes bras.— Éli ! Toi aussi tu m’as manqué, mais est-ce que tu peux me lâcher avant de me casser une côte ? dit-

elle en riant tandis que je la libère de mon étreinte et la débarrasse de sa veste que je file poser dans laréserve.

Lorsque je reviens, elle s’est déjà installée sur un des tabourets disposés le long du bar. Je m’assois surcelui d’à côté, à sa gauche et décidant que c’était là une bonne manière de détourner la conversation,bombarde de questions ma meilleure amie.

— Alors ? Tes vacances ? Comment c’était ? Qu’est-ce que tu as fait ? Il faisait chaud ? Et ton Jules ?Où est-ce que tu l’as planqué ?

— Oulà ! Une question à la fois, je ne vais pas disparaître ! Mais quel moulin à paroles, ce soir ! Tu esbranchée sur cent mille volts, ou quoi ? se défend-elle.

Puis se tournant avec un sourire lumineux vers Jonas :— Elle a pris quelque chose avant de venir ?J’assiste alors à une scène à laquelle je ne m’attendais pas du tout : mon grand dadais de frangin

détourne le regard de celui, bleu limpide, de Samantha. Je le vois ensuite se balancer d’une jambe surl’autre et mettre ses mains dans ses poches. Pour les ressortir aussitôt, comme s’il ne savait pas trop quoifaire de ces trucs avec plein de doigts au bout. Est-ce qu’au moins il a conscience d’avoir uncomportement étrange ? Il se reprend très vite, attrape un verre et nous regarde. Enfin pas moi. Elle.Puis il ouvre la bouche, paraissant sur le point de dire quelque chose, mais rien ne sort.

— Jo ? m’inquiété-je.Il tousse, semblant avoir besoin de s’éclaircir la voix.— Tu… tu veux boire quelque chose, Sam ? bredouille-t-il en piquant un fard.Je rêve. Mon frangin vient de rougir en s’adressant à une femme ! Instructif. Très instructif. Ainsi,

mon grand frère, ce type condamné malgré lui à rester l’éternel super-copain de toutes les jolies filles, cedon Juan qui s’ignore, a tout l’air d’en pincer pour elle… Encore une victime du charme de mameilleure amie, si je ne m’abuse.

— C’est si gentiment proposé… un Mojito Framboise, s’il te plait Jonas, lui répond-elle en replaçantune mèche de ses cheveux blonds coupés assez courts derrière son oreille droite.

— Oui, Jonas, c’est si gentiment proposé, répété-je, en appuyant à dessein sur les derniers mots.En effet, ça doit bien faire trente minutes que je suis là et il ne m’a même pas servi le verre que je lui

avais demandé plus tôt, alors que je mourais de soif. Sam arrive et on lui en offre un, à elle. Je ne suispas jalouse, mais je n’aime pas cette désagréable impression d’être invisible. Il m’offre alors un sourcilinterrogateur en guise de question.

— Un Mojito pour moi, frangin, réponds-je mielleuse.Il fait les drinks rapidement, pose mon verre devant moi sur une serviette en papier puis, il sert

Samantha. Elle ouvre sa paume pour saisir sa boisson au moment où Jo le met sur le comptoir. Ils secognent, un peu de liquide se répand sur le bar, Jonas l’éponge rapidement et… caresse furtivement ledos de la main de Sam. C’est étrange, j’ai l’impression d’assister à une espèce de danse ou, je ne sais pas,un truc s’apparentant drôlement à une parade amoureuse maladroite entre deux collégiens un peudemeurés. J’observe attentivement ma copine alors qu’elle adresse un sourire timide à mon frère etremarque alors une rougeur fugace apparaître en coup de vent sur ses joues, mais si rapidement quependant un instant, je crois l’avoir rêvée. Encore plus intéressant… Cette soirée risque bien d’avoir sonlot de surprises. Mais pour le moment, j’ai envie de me la jouer petite sœur chiante. Après tout, Jo medoit bien ça, même s’il ignore pourquoi.

13. BENJAMIN

Il est 22 heures. Je termine les sushi que Nina a gentiment fait livrer au bureau sur ma demande. Ledossier de fusion acquisition est en bonne voie, d’ici quelques jours il sera bouclé, sans aucune faillejuridique dans laquelle s’engouffrer et ainsi anéantir tout notre travail. Pour cela, je suis assez satisfait,mes collègues et moi avons bien bossé. Pourtant, je dois avouer que ce n’était pas gagné tant j’avais étéailleurs, à ressasser ce qui s’était passé un peu plus tôt.

Après mon entrevue avec Élisha, mon humeur s’est considérablement assombrie. La faute à moncomportement envers elle, en tout cas c’est la conclusion à laquelle je suis arrivé en me repassant la scèneen boucle. Bien qu’habitué à utiliser régulièrement l’adage qui dit que la fin justifie les moyens, jusqu’àmaintenant je l’avais fait uniquement dans le cadre de mon boulot, le monde des affaires étant ce qu’ilest et surtout peuplé de requins dont je fais partie. Mais là, avec elle, j’ai atteint des sommets dans l’art dela manipulation. Jamais je ne me suis comporté ainsi avec un être humain et une partie de moi en estpresque écœurée.

D’un autre côté, elle n’avait qu’à ne pas se présenter devant moi si sexy dans son tailleur qui soulignaità merveille ses courbes si féminines, laissant voir de jolies jambes admirablement galbées que j’imaginesans aucun problème autour de mes hanches pendant que je la chevauche avec ardeur. Un flot d’images,toutes plus érotiques les unes que les autres s’imposent à moi, me faisant littéralement frissonnerd’anticipation. Comment aurais-je pu résister, il aurait fallu être surhumain pour ne pas craquer. Detoute façon, je n’en ai aucune envie, depuis l’histoire du baiser, je n’arrive pas à me sortir cette fille de latête. Lorsqu’elle avait voulu s’esquiver de mon bureau, j’ai eu comme un déclic : il était hors de questionque je la laisse disparaître de ma vie comme ça. Le chantage que je lui ai fait m’a paru à cet instant-là lemeilleur moyen de la revoir. L’idée de faire d’une pierre deux coups pour m’assurer une promotion etdonc le poste que je convoite est venue la seconde d’après. Un éclair de génie, même si la forme estdiscutable. Et si je devais recommencer, je le referais sans aucune hésitation.

Il est 22 h 30 lorsque je m’aperçois que j’ai passé trente minutes à me rejouer la scène de cet après-midi. Je me lève, range rapidement mon bureau et sur un coup de tête je décide de mettre mes plans àexécution dès ce soir.

J’arrive en quelques minutes au Joe’s Corner et me rends compte au moment où je pousse la porte dupub que je suis dans un état de fébrilité plus qu’avancé. Il y a du monde ce soir, un chat n’y retrouveraitpas ses petits. Malgré la foule et l’ambiance animée, je l’aperçois rapidement. À croire que les gens sesont écartés de chaque côté, me laissant le champ nécessaire pour poser mes yeux sur elle, un peu comme dans ces fils complètement absurdes que les nanas affectionnent tant. Je l’observe, me sentant malgré moi vaguement honteux, dans la peau d’un voyeur caché derrière un buisson.

Accoudée au bar, elle semble être en grande conversation avec Jay-Jay et une jeune femme blondeplutôt jolie. Tous trois ont l’air de pas mal s’amuser, comme me l’indiquent leurs rires qui meparviennent malgré le brouhaha autour de moi. Élisha est de profil et vêtue de ce que j’appelle son

uniforme de travail – ce même style de fringues qu’elle porte d’ailleurs à chaque fois que je viens ici. Unt-shirt à l’effigie d’un super héros lui allant à ravir, ses cheveux attachés en une queue de cheval luidonnent un air juvénile, un pantalon duquel je ne peux détourner les yeux, qui souligne à merveille legalbe de son mignon petit c… Bordel, il faut que je pense à autre chose !

Mon meilleur ami se penche vers elle et sa copine pour leur dire je ne sais quoi. L’instant d’après, lesdeux jeunes femmes pouffent, hilares. Je n’ai d’yeux que pour Élisha, remarquant jusqu’à cette fossette secreusant sur sa joue quand elle rit, l’éclat de son regard, son visage transformé par la joie. J’en ressensaussitôt une sorte de pincement au cœur. La voir à ce point détendue avec ses proches m’est difficile,même si je ne me l’explique pas vraiment. Mais à cet instant, je prends conscience du fait que depuisnotre rencontre elle n’a jamais eu cette attitude avec moi. Au contraire. J’en viens presque à envier Jay-Jay d’être celui qui les fait rire. Moi, je n’ai eu droit jusqu’à maintenant qu’à des regards noirs, dessourires commerciaux, crispés et cet après-midi, j’ai fait fort j’ai vu quelque chose qui ressemblait à dudégoût dans ses yeux. Ainsi que des larmes qu’elle tentait de refouler. D’ailleurs, en la voyant joyeusecomme elle l’est en ce moment, je commence à me sentir mal à l’aise. La façon dont je lui ai parlé plustôt dans la journée, ma proposition… tout me semble déplacé, je n’ai qu’une envie : me barrer.

Oui, mais voilà, honteux ou pas à cause de mon comportement, il n’en reste pas moins que je n’ai pasbossé comme un taré pour rien ces dernières années. Trop de sacrifices ont été faits, entre mes études àl’étranger qui n’ont laissé que très peu de place à une éventuelle vie sentimentale, mes journées à rallongeau cabinet qui m’ont hissé au rang de collaborateur en moins de temps qu’il en faut d’habitude auxautres. Je n’ai pas fait tout ceci pour rien ! J’en veux plus maintenant, j’ai l’impression de stagner au posteque j’occupe et l’opportunité de devenir associé avec tous les avantages liés au job, le salaire, laperspective d’être détaché dans un des prestigieux bureaux européens de la firme pour laquelle jetravaille justifie que je me serve de cette fille. Même si c’est la sœur de mon meilleur ami qui ne saurajamais rien de toute cette affaire, ni quel rôle a pu y jouer Élisha. Pas vu pas pris. C’est ça, la fin justifieles moyens. Et de toute façon, elle ne pourra qu’apprécier à leur juste valeur les avantages qu’il y a àm’« aider » dans mon ascension professionnelle. Au bout du compte, si tout se passe bien, nous ne nousreverrons plus et elle aura le poste dont elle rêve dans cette école.

Un couple se rend au bar et commande deux bières. Jay-Jay s’occupe de leur servir leurs verres tandisque sa sœur et son amie continuent à discuter entre elles. Les deux jeunes femmes ne m’ont toujours pasvu. Mon regard croise celui de mon pote. Il fronce les sourcils, apparemment surpris de me revoir si viteau pub. Il est vrai que d’ordinaire, mes visites ne sont pas aussi fréquentes. De la main, il me fait signe dele rejoindre. Contre toute attente, j’hésite, plus vraiment sûr de ce que je dois faire, partagé entre l’enviede rentrer chez moi et de me reposer avant une nouvelle journée de travail, et celle de passer à l’actionavec Élisha. C’est une sensation pour le moins étrange, je suis rarement impressionné et pourtant là jeme sens sur le point de perdre mes moyens. J’avoue avoir du mal à comprendre ce qui me prend : plustôt dans la journée, j’avais été plus sûr de moi, ne doutant de rien alors que maintenant, j’hésite à faireun pas dans leur direction. Quelle connerie ! Si je n’arrive pas à me reprendre, je peux d’ores et déjà direadieu à tout espoir de me voir un jour promu au rang d’associé. Allons Ben ! Un peu de courage !

14. ÉLISHA

Je passe vraiment une super soirée : non seulement Jonas refuse que je fasse le service (je le soupçonned’essayer de se faire pardonner le fait qu’il ait un peu trop parlé à Daddo et qu’à cause de ça je me soisretrouvée dans une situation plus que délicate), mais en plus ma meilleure amie m’a fait la surprise devenir me voir à peine descendue de l’avion. Du coup, je suis libre de rire avec elle et de l’écouter meraconter tous les détails de ses vacances au soleil tout en dégustant de délicieux cocktails préparés par Jo.Que demander de plus ? Pas grand-chose, puisque cette journée pour le moins catastrophique a l’air demieux se terminer qu’elle n’a commencé.

J’ai rencontré Samantha à la fac. Elle suivait un double cursus, Histoire de l’art – auquel nous étionstoutes deux inscrites – et de psycho, de mon côté, je me cherchais encore, pas tout à fait sûre de ladirection que je voulais prendre. Très vite, nos heures de cours en commun ainsi que nos caractères unpeu atypiques nous ont rapprochées. Nous avons passé les épreuves du CAPES ensemble et après lesavoirs réussies nous avons choisi des chemins parallèles. Alors que j’avais la bougeotte et effectuaisremplacement sur remplacement, elle décrochait rapidement un poste fixe, puis au bout de trois anspostulait comme psychologue scolaire dans un collège parisien dans lequel elle officie toujours. Elleavait profité de la période du brevet pour s’offrir quelques jours de vacances bien méritées au soleil, auxAntilles, et passer du temps avec ses parents, qui dirigeaient depuis quelques années un hôtel situé aubord de la plage.

— Bon, sérieusement Éli, quand est-ce que tu viens avec moi ? Imagine-nous : les doigts de pieds enéventail, sur un transat à siroter un « sex on the beach » au soleil, les alizées nous rafraîchissant juste cequ’il faut… Non ? La mer turquoise, le sable chaud, les beaux mâââles, ça te parle pas ? me demandemon amie.

— Si bien sûr ! Mais il y a un hic, et tu sais lequel ! rétorqué-je, une pointe d’agacement dans la voix.Ce n’est pas la première fois que Sam et moi abordons le sujet. Évidemment que j’aimerais la suivre

dans ses voyages exotiques, mais voilà, je suis phobique, elle le sait et je vois mal comment changerquelque chose à cet état de fait.

— Oh, t’es pas marrante ! Quelle idée d’avoir peur en avion ? Et puis d’abord, t’es déjà montéededans ? maugrée-t-elle en roulant des yeux désespérés.

— Non. Mais j’ai pas confiance en ces gros machins, c’est vachement risqué et en plus c’est prouvé.asséné-je catégorique.

Allez, c’est reparti, elle va me resservir son sempiternel discours sur le fait que l’avion est le moyen detransport le plus sûr au monde.

— Au contraire, c’est le moyen de transport le plus sûr au monde, patate ! s’exclame-t-elle.— C’est ça ! soufflé-je avec impatience.

C’est sans surprise, je pourrais même le réciter mot pour mot, tant je l’ai entendu : « c’est vachement plusdangereux… bla-bla-bla »

— Si ! Je te jure ! C’est vachement plus dangereux de prendre ta voiture, pire encore : d’être piéton àParis. Et puis tu sais, c’est rare un avion qui se crashe.

— Mais bien sûr ! Sauf que la plupart du temps, les accidents aériens répondent à la loi des séries :quand il y en a un qui s’écrase, tu peux être sûre que dans la foulée deux ou trois autres en font demême ! Et puis ce ne sont pas seulement dix morts qui perdent la vie ! C’est en centaines qu’on lescompte. Alors tes statistiques, hein, tu peux te les garder, ma jolie !

— Tout de suite, les accidents en série ! Tu crois pas que tu abuses un peu ? s’esclaffe mon amie.— Et alors ? Moi, ce que j’en dis, c’est que tes foutus avions sont des cercueils volants. Tout ça, c’est

pas naturel : si l’homme avait dû voler, il aurait des plumes ! déclamé-je d’un ton boudeur.— Mouais. Si tu le dis, concède-t-elle avec une moue dubitative. Mais, je te préviens, un jour ou

l’autre, tu viendras avec moi-même si je dois te traîner par les cheveux !— Et pour aller où ? dit derrière nous une voix masculine que je commence à connaître et à détester.Et voilà. Soirée gâchée. Mais qu’est-ce que ce type fait là ? Il n’en a pas assez fait comme ça ? Les

dernières paroles que je lui avais adressées me reviennent à l’esprit : « Tu sais où me trouver ». Maisquelle conne ! Il faut vraiment que j’apprenne à me taire. C’est comme si en lui disant ça, je lui avaisdonné le message suivant : viens, je n’attends que toi. Et bien sûr, il a saisi l’occasion. Sauf que moi, jen’ai pas envie de le voir, rien que l’idée de poser à nouveau les yeux sur lui, j’en éprouve la même nauséeque cet après-midi.

En cet instant, une seule question me taraude : « mais pourquoi moi ? »Des femmes, on en compte des milliers rien qu’à Paris : je suis sûre qu’au moins les trois quarts se

battraient pour servir de fiancée à Me Charbonnier. Il a une bonne situation et si je ne savais pas quelleordure il peut-être, je pourrais dire qu’il a tout du gendre idéal à présenter à papa-maman. Je meretourne afin de le fusiller du regard, mais le sourire lumineux qu’il m’adresse m’en empêche et je restefigée, sans pouvoir faire autre chose que le regarder stupidement.

Un toussotement gêné me fait sortir de mes pensées.— Élisha… Tu connais ce mec ? me demande Sam à voix basse tout en me lançant un regard mi-

étonné mi-méfiant.— Oui… euh… Sam… je te présente euh… bredouillé-je horrifiée de perdre mes moyens.Et voilà, qu’est-ce que je disais ? Ce mec en a après moi ! Sinon, il me laisserait tranquille, il ne serait

pas là, devant moi en train de me fixer intensément de ses yeux verts si… captivants. Je suis commehypnotisée, à sa merci. La voix de mon frère me fait sursauter, me ramenant brutalement à la réalité.Sauvée par le gong ! Pour une fois, je peux remercier (silencieusement) Jo et ses interventions pastoujours très fines.

— Ben ! Toi ici ! Deux fois en moins d’une semaine, ça m’inquiète ! Que me vaut ta visite ? s’exclameJonas, incrédule. Puis se tournant vers Samantha :

« Sam, je te présente Benjamin, mon plus vieil ami. Le meilleur d’ailleurs. Nous nous connaissonsdepuis le collège, autant dire depuis des lustres. »

— Oh, ça va, n’en fais pas trop ! J’ai l’impression d’être un vieillard quand tu parles comme ça, vieux !bougonne Ben, en passant une main gênée, presque embarrassée dans ses cheveux.

C’est ça… à qui va-t-il faire croire qu’il est timide ? Certainement pas à moi.— Benjamin, voici Samantha, la meilleure amie de ma sœur, continue Jonas ignorant la gêne

apparente de son pote. Celui-ci tend la main pour saluer ma copine chaleureusement. Elle lui répond de la même manière,

ajoutant un sourire lumineux. Du coin de l’œil, je vois mon frangin se rembrunir imperceptiblement. Jecomprends très vite : un autre mâle vient marcher sur ses platebandes, il se sent menacé. Ah ! Leshommes ! D’accord, Benjamin est indéniablement charmant, il est d’ailleurs très… beau, même si çam’horripile de l’avouer. C’est vrai, il a tout pour plaire avec ses cheveux bruns, ses yeux d’un vertchangeant, sa carrure qui n’a rien à envier à celle d’un athlète – des épaules larges, un torse que sachemise laisse deviner ferme et bien dessiné – son sourire ravageur faisant se creuser une fossette sur lajoue gauche, petit détail tout à fait sexy… Une sensation de chaleur m’envahit tandis que je le détaille leplus discrètement possible et… réprime un couinement horrifié alors que je m’aperçois qu’il en est lacause. Non ! Mais non ! Je le déteste, pire que ça je le hais ! Il ne m’attire pas. Il ne peut pas m’attirer !

Je reporte mon attention sur mon frère qui semble avoir repris ses esprits.— Alors ? Qu’est-ce que tu viens faire ici, Ben ? demande-t-il d’une voix neutre.— Hey ! D’habitude, c’est moi qui mène les interrogatoires, proteste-t-il vaguement.— Pas la peine de crâner parce que tu es avocat, hein ! rétorque Jo, un brin agacé.Si je n’interviens pas, ça va finir en pugilat. Et pour des broutilles, en plus. Pas que je veuille défendre

Ben, mais mon frère se comporte vraiment de manière irréfléchie avec son ami. Je me tourne vers Samen espérant qu’elle comprendra le message.

— Dis, t’as pas soif, toi ? Je reprendrais bien un Mojito…Mon amie réagit au quart de seconde. Que ferais-je sans elle ?— Oui ! Un deuxième verre ne serait pas de refus ! Jo, tu nous sers ? lui demande-t-elle d’une voix

exagérément douce. Puis me faisant à nouveau face elle me fixe, les yeux ronds comme des soucoupes.« Qu’est-ce qui se passe ? » mime-t-elle.Je hausse les épaules en guise de réponse. De toute façon que puis-je dire d’autre ? Que mon frère a

l’air de sérieusement en pincer pour elle ? Non, ça risquerait de compromettre les chances de Jo, encoreque je n’en sois pas persuadée, au vu des regards qu’ils se lançaient un peu plus tôt. Mais tout de même,il mériterait une bonne leçon. Quelle idée de se comporter comme un coq dans une basse-cour, roulantdes mécaniques pour montrer qu’il est le plus fort et seul mâle habilité à faire du gringue aux poulettesici présentes ? Hum ! Pas sûre que la métaphore me traversant la tête soit du goût de Sam, d’autant queme comparer moi-même à une cocotte, je trouve ça limite.

Jo s’exécute sans rien dire et retrouve le sourire lorsque Sam lui en offre un lumineux. Ce que leshommes ne feraient pas pour un regard d’une jolie fille ! Il en oublie même ses griefs envers Ben et luisert une pinte de bière que celui-ci accepte avec un clin d’œil en guise de remerciement. Eh bien, sij’avais le secret espoir que Benjamin n’allait pas s’éterniser, me voilà vernie ! Il attrape le verre posé sur lezinc, passe derrière Sam et moi pour se diriger droit vers le tabouret juste à côté du mien. Politesseoblige et surtout parce que j’ai tendance à m’étaler, je ramène vers moi le smartphone qui traînenégligemment à côté de moi pour qu’il ait la place nécessaire pour s’installer. Je l’observe à la dérobée, àla fois agacée et hypnotisée par sa démarche souple et décidée, le charisme qui émane de lui me laissantdeviner une force brute couvant sous son costume trois-pièces. Une odeur fraîche, boisée, parvientjusqu’à moi, certainement son parfum, qui bien que discret est très agréable. L’instant d’après, il prend

place près de moi. Je retiens mon souffle, à la limite d’être fébrile. Il est bien trop près. L’espace autour demoi semble se rétrécir du seul fait de la proximité de cet homme. Je tente de réprimer ce frisson presqueagréable, celui qui signifie « attention danger », qui court de la racine de mes cheveux jusque dans mondos tout en me fustigeant intérieurement d’être à ce point troublée par ce type. Pendant que j’y suis,autant me rouler à ses pieds !

— Je suis venu faire une proposition à ta sœur, dit-il à Jonas en répondant à la question que Jonas luiavait posée quelques minutes plus tôt.

Ah oui ? C’est maintenant que ça commence ? Il aurait tout de même pu me prévenir que nous allionsentrer dans le vif du sujet dès ce soir ! Encore une preuve de la goujaterie du meilleur ami de mon frère,il prend des décisions sans même me consulter. Or, pour autant que je sache, il a besoin de moi pourmener à bien ses projets.

— Et que veux-tu me proposer, Ben ? m’enquis-je d’une voix doucereuse en prenant bien soin deplaquer mon plus charmant sourire sur mon visage. Je prends mon verre et bois de longues goulées demon cocktail.

À côté de moi, Sam s’agite nerveusement sur son siège. Le regard qu’elle me lance et qu’elle fait pesersur moi, suspicieux, scrutateur me fait me demander si elle a deviné que ce qui se passe entre MeCharbonnier et moi est tout sauf amical. Ses yeux glissent vers ma main. Son air effaré et le poidssoudainement plus léger de mon verre m’aident à prendre conscience que je l’ai vidé d’un trait. Oh-ho,ce n’est pas de cette manière que je vais me la jouer ultra décontractée ! Ce qui me pend au nez, là, c’estde me faire remonter les bretelles par ma copine. Et je ne risque certainement pas d’y échapper. L’instantd’après, elle se lève d’un bond et m’entraîne sans ménagement à sa suite, dans la réserve.

— Élisha Joseph, tu vas me dire ce qui se passe ?Voilà ! C’est exactement le genre de situation à laquelle je voulais échapper. Sam est ma meilleure

amie, je suis un livre ouvert à ses yeux comme elle l’est aux miens, comment faire en sorte qu’elle croieque tout est normal ? Je sens soudainement une boule de culpabilité me serrer la gorge : jamais depuisque nous nous connaissons je n’ai eu à lui mentir. Et l’idée même que je sois sur le point de le faire merévulse au plus haut point, pourtant, c’est exactement ce que je vais faire. Pour que le plan de Benjaminfonctionne, il faut que tout notre entourage croie que nous nous apprécions. Il est tout à fait exclu queje mette qui que ce soit dans la confidence au risque de voir notre arrangement réduit à néant. Toutcomme le job de mes rêves. Aussi je m’applique à prendre un air surpris, en espérant qu’elle tomberadans le panneau.

— Quoi ? Pourquoi m’as-tu amenée ici, Sam ? On dirait deux ados attardées ! m’indigné-je.— Élisha… arrête de te foutre de moi ! Je vois bien qu’il y a quelque chose qui cloche ! s’écria mon

amie.Allons bon ! La note aiguë dans sa voix me laisse deviner qu’elle est inquiète pour moi. C’est

exactement cette situation que je voulais éviter. Sam a tendance à être très protectrice envers moi, maisaussi très perspicace. Je sens la panique m’envahir malgré moi. Non ! Il faut que je reste calme !

— Quelque chose qui… Non ! Non, non ma chérie, tout va bien !Elle me regarde d’un air dubitatif, une moue sceptique déformant sa bouche. Intérieurement, je n’en

mène pas large : je croise les doigts pour avoir été assez convaincante. De toute façon, il n’y a pas d’autreoption possible. Ma meilleure amie n’est pas du genre à garder un secret. Pas qu’elle ne soit pas digne deconfiance, elle a juste une grande bouche et la langue bien pendue. À sa décharge, elle ne le fait pasexprès : c’est purement maladroit. Mais si je lui dis ce qu’il se passe, je suis prête à parier qu’à un

moment ou un autre, sans le vouloir, elle crachera le morceau à mon frère. Qui se précipitera pour allercasser la figure de son meilleur ami. Qui lui, s’empressera de mettre sa menace à exécution. Et moi, jen’aurai plus qu’à reprendre la route pour d’innombrables remplacements avant qu’une autre place en orne se libère. L’effet boule de neige en somme. En un mot, je suis coincée.

— Tu es sûre ? Tu avais pourtant l’air crispé devant ce type… Ben, c’est ça ?— Crispée ? Devant Ben ? m’exclamé-je en répétant sciemment ce qu’elle venait de dire.— Non, patate ! Devant le prince Charles ! s’agace-t-elle.OK, si je continue à jouer les perroquets, mon amie va piquer une crise de nerfs. C’est toujours mieux

que d’être obligée de lui parler du « contrat » entre Me Charbonnier et moi, mais ce n’est pas non plusune bonne alternative. Je réfléchis à toute vitesse – enfin aussi vite que les deux Mojitos bus me lepermettent – espérant trouver une excuse qui sonne juste.

— C’est juste que je ne m’attendais pas à le voir ce soir. Il m’a… surprise. Tu sais à quel point jedéteste ça ! Sinon, il est vachement sympa !

— Tu es sûre ?— Oui, puisque je te le dis !Elle paraît réfléchir un instant, puis me sourit.— OK, je te crois. En tout cas ma cocotte, il est drôlement sexy ce Benjamin ! Depuis quand le

connais-tu ?— Oh ! Pas longtemps… Figure-toi qu’il est le meilleur pote de Jonas ! réponds-je, ravie que la

conversation prenne un ton si léger.— Ah ouais ? Et il nous l’avait caché ? Pas sympa ! s’exclame-t-elle. Si je l’avais vu avant…— Tu aurais fait quoi ? Rien ! lâché-je.— Qu’est-ce que tu en sais, toi ?— Ce que j’en sais ? Oh… il suffit de voir la façon dont tu dévores mon frère des yeux…Samantha pique un fard tout en me fusillant du regard. Devant la tête qu’elle tire, j’ai tant mal à

retenir le fou rire irrépressible qui monte en moi que j’en pleure presque.— Oh, ça va hein ! me dit-elle d’un air bourru.Cette fois, je ne peux plus retenir mon hilarité que je laisse éclater avec force. Je ris tellement que j’en

ai mal au ventre !— Quoi ? lancé-je entre deux ricanements. Ose dire le contraire !Si mon amie avait eu des mitraillettes dans les yeux, je crois que je serais morte à cet instant. Elle

brandit un doigt menaçant dans ma direction et me lance un regard qui l’est tout autant. Mais elle n’apas le temps de me dire le fond de sa pensée, Jonas vient nous chercher, l’air inquiet.

— Hé ! On peut savoir ce qui se passe ici ? demande-t-il, les sourcils froncés. Élisha, tu te magnes, j’aibesoin de toi en salle !

Nous acquiesçons toutes les deux et nous hâtons de suivre mon frangin.

15. BENJAMIN

Les filles sont enfin de retour. J’ai été surpris que l’amie d’Élisha l’entraîne dans l’arrière-salle, et il fautbien l’avouer, j’ai craint un instant que cette dernière ne révèle tout de notre « petit arrangement ». Maisdevant l’air franchement hilare de ma « partenaire », tous mes doutes s’envolent.

Je ne peux m’empêcher de noter à quel point elle est charmante, les joues rosies par la gaieté, ses traitsfins détendus, l’éclat de ses yeux chocolat. Un pincement vient m’étreindre le cœur : ce visage-là, cet airjoyeux qui lui va si bien ne m’est pas destiné. Depuis que je la connais, elle n’a jamais été décontractéeavec moi. Jusque-là, entre nous, tout n’a été que méfiance et tension. Je donnerais n’importe quoi pourqu’elle soit si… euphorique quand nous sommes dans la même pièce. Je retiens à grand-peine un soupir,soudain presque triste.

Les deux jeunes femmes scrutent la salle avec une moue circonspecte, puis Élisha se retourne vers Jay-Jay.

— Dis donc frangin… Tu es venu nous chercher parce que tu semblais avoir besoin de moi pourprendre les commandes, or, maintenant que je regarde, il n’y a pas foule. Où sont passés les clients que jedois servir ? demande-t-elle en levant un sourcil ironique.

— Eh bien… Pouf ! Envolés ! lâche-t-il nonchalamment, en haussant les épaules.— C’est ça… Fous-toi de moi ! Puisque tu le prends comme ça, je ne bouge pas de la soirée, ça

t’apprendra à venir interrompre une discussion de la plus haute importance entre filles !

L’amie d’Élisha, qui a déjà rejoint son siège, pouffe de rire tandis que Jonas fait mine de se renfrogner,les poings sur les hanches.

— Très bien ! On va dire que c’est quartier libre, jeunes filles ! leur concède-t-il en levant les yeux auciel, faussement résigné.

— Yes ! s’écrient-elles ensemble, déclenchant par ce simple fait notre hilarité.Enfin, l’atmosphère est détendue ! Sentant le moment opportun, je prends le risque de revenir sur le

sujet abordé plus tôt avec Élisha.— Éli ? tenté-je prudemment.Mince, la voilà qui se braque. Décidément, je crois qu’elle ne m’apprécie pas du tout : dès que je

m’adresse à elle, elle se retranche derrière une muraille glacée. Elle semble impassible, mais je la sensprête à me sauter au visage, toutes griffes dehors. En même temps, je n’ai pas été très fair-play avec elle,c’est le moins que l’on puisse dire.

— Oui ? lâche-t-elle avec méfiance, puis une ombre passe sur son visage et elle se détendimperceptiblement.

Je reste interdit un quart de seconde devant ce changement de comportement à mon égard. Un sourire

vient étirer lentement ses lèvres néanmoins, c’est à peine s’il atteint ses yeux. À ce signe discret, jecomprends qu’elle tente de donner le change face aux autres. OK. Il est temps de passer à l’étapesuivante.

— Allez coco, c’est pas difficile, tu as déjà fait ça des dizaines de fois. me dis-je intérieurement.— C’est un fait. Sauf que tu n’abusais pas du chantage pour parvenir à tes fins, énonce perfidement ma

conscience.Coup bas. Même si c’est la vérité. Mais intimidation ou pas, je dois mener mes plans jusqu’à la

réussite, ça ne prendra que peu de temps. Une fois fait, je libérerai Élisha de ses obligations et honoreraima partie du contrat. Je rassemble donc mon courage, balaye toute trace de scrupules et offre à la jeunefemme un sourire charmeur.

— J’aimerais t’inviter à dîner.— Quoi ?! fusent les voix de Jay-Jay et Sam.D’un seul coup, je sens leurs yeux ébahis se braquer sur Élisha et moi, puis un silence pesant s’installe,

s’éternisant, comme suspendu à la réponse de la jeune femme. Je plonge mon regard dans le sien,jaugeant avec attention la moindre de ses réactions. La tête légèrement penchée de côté, elle semble enapparence impassible, puis un éclair de surprise passe dans ses beaux yeux sombres, aussitôt remplacépar quelque chose ressemblant à de la provocation. Elle reste muette, un sourire de défi plaqué sur leslèvres. Ça commence mal, je sens qu’elle va me faire ramer, cette emmerdeuse !

— ou à déjeuner, si tu préfères… insisté-je en lui lançant un regard insistant.Jay-Jay se penche au-dessus du bar et m’attrape par le coude, me forçant ainsi à lui faire face.— Ben… Je peux savoir à quoi tu joues, là ? me demande-t-il d’une voix sourde.Je me dégage doucement sans baisser les yeux. Pourtant, je dois dire que je n’en mène pas large. Si

mon pote est plus petit que moi, il n’en reste pas loin qu’il a une carrure de rugbyman néo-zélandais etpour l’avoir vu calmer quelques gars qui lui cherchaient des poux dans la tête il y a quelques années, jesais à quel point il peut s’avérer impressionnant. Jay-Jay, mieux vaut ne pas l’énerver sous peine deramasser ses dents sur le trottoir.

— J’invite ta sœur à dîner. lui réponds-je d’une voix assurée. Ça te dérange ?Il fronce les sourcils. Pour la première fois depuis que nous nous connaissons, je sens une tension

s’installer entre nous. Visiblement, ma proposition à Élisha ne semble pas plaire à mon ami. Maiscomment pourrais-je l’en blâmer, il s’agit de sa sœur. Et s’il savait à quel jeu je me livre, je suis persuadéqu’il me collerait son poing en pleine gueule. Qui plus est à raison. Je lui lance un regard interrogateur etdevant son absence de réponse, me retourne et me penche vers l’intéressée juste assez près pour que ceque j’ai à lui dire ne soit audible que d’elle.

— Je te conseille d’accepter, ma belle. Cela fait partie de notre… petit arrangement. lui susurré-je, unsourire aux lèvres.

Elle me regarde avec stupéfaction durant une fraction de seconde puis elle glousse, d’un air gêné.— D’accord pour un dîner, Ben. accepte-elle d’une voix claire et ferme.— Demain soir, ça te convient ? continué-je.— Oui, c’est… parfait ! dit-elle dans un sourire.Mon Dieu ! Quelle actrice ! Si je ne savais pas qu’elle me déteste, je pourrais tomber dans le panneau.

Sa réponse semble naturelle, son sourire est éblouissant. Elle joue à la merveille ce rôle que je lui aiimposé. Cette femme est décidément pleine de surprises.

— Je passe te chercher vers vingt heures. Ici ou chez toi ? embrayé-je vivement. Peut-être un peu tropvite, d’ailleurs. À ma décharge, je me sens étrangement troublé. Je sais qu’entre nous il ne s’agit que defaux-semblants pourtant, la perspective de passer du temps seul avec elle me ravit plus que je ne lepensais jusqu’à maintenant. Et oui, cela me chamboule plus que cela ne le devrait. Oh ! Réveille-toi, mongars ! C’est pas un vrai rencard, c’est pour le boulot !

Soudain, Élisha se lève et se penche par-dessus le bar. J’ai son fessier juste dans mon champ de vision.Le temps se suspend, mon cœur court à petites foulées, j’en profite pour détailler à loisir les courbes dema « dulcinée ». Ses fesses superbement mises en valeur par son pantalon sont admirablement galbées,joliment bombées sous une taille fine comme je les aime. Accélération de mon cœur, tension au niveaude mon entrejambe, je me sens dans la peau d’un ado. Il faut que je me reprenne, vite. Question dedignité.

L’instant d’après, la paire de fesses est de retour sur son siège. De mon côté, je réprime un soupir mêléde soulagement et de frustration. Élisha griffonne quelque chose sur un morceau de papier et me letend.

— Tiens, mon adresse. Ce sera plus simple de venir chez moi. À moins que tu ne souhaites tesoumettre au bombardement de questions de Jo et mon père ? Ça risque d’être marrant, mais si j’étaistoi, j’éviterais. dit-elle joyeusement.

— N’importe quoi ! grommèle Jay-Jay.Élisha descend de son tabouret d’un bond, fait le tour du bar puis colle un baiser sonore sur la joue

de son frère.— Ose dire que tu n’as jamais dirigé d’interrogatoire avec mes petits copains ! le défie-t-elle— Jamais de la vie ! se défend pathétiquement mon ami.— Menteur ! renchérit Samantha, hilare. J’étais là, je t’ai vu faire !— Bon, bon, je comprends que vous vous êtes tous ligué contre moi, bougonne-t-il, c’est ma fête ce

soir, ou quoi ?— Mais non, grand bêta, tu sais bien qu’on t’aime tous ! Comme je suis pertinemment convaincue que

tu cherches à me protéger. Mais puisque tu parles de fête… tu payes ta tournée, frangin ? dit-elle enadressant un sourire lumineux à Jay-Jay. Elle semble heureuse, rit et plaisante avec nous tous. Mais àmoi, dès que personne ne nous regarde elle me lance le regard le plus noir que j’aie jamais vu. Ouais,cette femme est VRAIMENT pleine de surprises.

16. ÉLISHA

À ma grande surprise, la soirée se déroule plutôt bien. Certainement l’effet Sam, qui a choisi dedétendre l’atmosphère en nous racontant une de ses anecdotes concernant son manque de bollégendaire. Elle y réussit très bien puisque nous sommes tous hilares. Ou alors c’est le double effet kisskool provoqué par les deux autres Mojitos ingurgités en plus des précédents, me procurant une chouettesensation de légèreté. En fait, je m’en moque : je passe une soirée plutôt agréable et c’est la seule chosequi compte. Unique nuage à ce tableau idyllique : le superbe brun assis à ma droite.

Depuis une heure le pub s’est considérablement rempli, l’ambiance chaleureuse et animée du Joe’sCorner a repris ses droits : bourdonnement des bavardages joyeux sur un fond de musique Blues, Jo quipasse son temps à faire des allées et venues en salle, le tintement des verres au rythme des chansons auxaccents désespérés, sortant des haut-parleurs. Je le regarde du coin de l’œil, un demi-sourire collé surmon visage, laver, rincer, égoutter, sécher, ranger... Une véritable chorégraphie. Tout ce que moi, je faisd’habitude. Mais pompette comme je suis, je serais bien incapable de lui filer un coup de main, d’autantqu’en fait je n’en ai pas la moindre envie. Je reste donc assise à profiter de ma meilleure amie et de sesbavardages incessants. Pour le plus grand bonheur de Sam qui aime plus que tout captiver son auditoire.Mais surtout Jonas.

C’est bien simple, elle n’a d’yeux que pour lui, passe son temps à lui jeter des regards en biais, luidécoche des sourires émail diamant à tour de bras auxquels bien sûr, mon frangin répond en roulant unpeu plus des mécaniques. Sauf qu’au bout d’un moment, les regarder se lancer des œilladesdégoulinantes d’envie et dont je ne veux même pas imaginer la teneur en phéromones, ça me renddingue. Du coup, je n’ai pas grand choix : soit je continue à écluser des litres d’alcool soit je me résigne àfaire la conversation à Ben qui tente désespérément de me faire décrocher plus de deux mots à la suite.Et même si je n’ai pas franchement envie de faire la causette avec ce cher Me Charbonnier, c’est toujoursplus raisonnable que de marcher à quatre pattes pour rentrer chez moi. D’autant que vu l’état danslequel je suis, je vais de toute façon être obligée de prendre le métro. Notons que je ne suis pas ivremorte, j’ai juste la tête à quinze mille, je sais encore me tenir !

Bon gré mal gré, je rassemble tout ce qui me reste de patience et d’abnégation puis je me retourne verslui.

— Et sinon, tu as des frères et sœurs ? demandé-je d’une voix plus pâteuse que je m’y attendais.Plus naze que ça, question lancement de conversation, on fait pas ! Enfin bon, je m’ennuie comme un rat mort,

il a l’air sur le point de crever d’ennui, alors on ne va pas faire les difficiles, hein !— Ah, tiens ? Mais en fait, tu parles ! me tacle-t-il, un soupçon d’ironie dans la voix.Je lui souris. Bien malgré moi, j’avoue que je suis charmée par sa répartie.— Oui, j’ai appris récemment. lui réponds-je sur le même ton.

— Donc tu daignes enfin t’intéresser à moi. Je ne sais pas si je dois m’en réjouir ou pas. Après tout,quel homme normalement constitué serait heureux d’être considéré comme un second choix, voire unevulgaire solution de repli.

— Oh, j’abandonne ! m’écrié-je, agacée, avant de me retourner face à mon verre vide qui n’attendqu’un signe de moi pour être à nouveau plein.

Question patience et abnégation, je repasserai.J’aurais peut-être pu faire un effort supplémentaire – disons trente secondes de plus –, mais

clairement, c’est au-dessus de mes forces. Je n’aime pas ce type, même s’il est le meilleur pote de monfrère, qu’il gagne bien sa vie, qu’il porte à merveille le costard-cravate, qu’il est carrément beau gosse,qu’il a un sourire à faire se damner un couvent de nonnes, et des yeux verts (très verts), à tomber. Ouplutôt à se noyer dedans avec délices.

— Excuse-moi.Perdue dans mes pensées, je mets un instant à comprendre qu’il s’adresse à moi.— Pardon ?— J’ai dit : excuse-moi. Je n’ai pas été très sympa de te parler comme ça.Un nouveau sourire involontaire vient fleurir sur mes lèvres.— Non… c’est moi… J’ai été carrément vache avec toi.Il hausse les sourcils, visiblement surpris par mon mea culpa, mais a la délicatesse de ne pas en

rajouter.— Et si on effaçait tout et qu’on essayait de repartir sur de bonnes bases ? Après tout, nous allons

nous côtoyer relativement régulièrement dans les prochaines semaines, autant que les choses se passentbien, non ?

— Je ne suis pas sûre d’avoir envie de quoi que ce soit avec toi, tu vois ! répliqué-je, du tac au tac.Je me morigène aussitôt intérieurement de ne pas savoir tenir ma langue.Benjamin me fixe, les yeux écarquillés. Et si j’avais été trop loin ? Et s’il prenait la décision de mettre

un terme à notre contrat ? Dans un sens, cela m’arrangerait, mais pour le coup, adieu mon posted’enseignante, j’en suis certaine ! Quelle idiote ! Il avait fait l’effort de me tendre la main en signe de paixet moi, je l’envoie bouler comme un malpropre.

Contre toute attente, le voilà qui se met à rire ! Un rire légèrement rauque, profond et chaud qui mecolle des frissons le long de la colonne vertébrale. Hou la la ! Alerte code bleu ! Mec sexy à proximité,danger ! Mayday, Mayday !

Mince, je dois être plus ivre que ce que je croyais…— Eh bien ! Voilà qui laisse présager une entente des plus cordiales, on dirait ! Tu ne vas pas me

faciliter les choses, n’est-ce pas ? dit-il hilare.Je m’administre un coup de pied mental histoire de me débarrasser du trouble provoqué par la voix

chaleureuse de Benjamin et joue la carte de l’ironie.— Tu t’attendais à quoi ? Que je me prosterne à tes pieds ?— Allez, cesse de jouer les rebelles, je sais que tu en meurs d’envie. me susurre-t-il, les yeux pétillants

de sarcasme.

— Dans tes rêves !Soudain, il me prend par la main et me fait me lever de mon tabouret, m’entraînant à sa suite. Rendue

trop molle par tous les cocktails bus dans la soirée, je suis incapable de lui résister et me vois contraintede le suivre. Pour couronner le tout, prise d’un léger vertige je m’emmêle les pieds, trébuche et finisplaquée contre son torse, le souffle soudainement court.

— Que... qu’est-ce que tu fais ? protesté-je, à la fois morte de honte de tenir si peu sur mes jambes etfurieuse de perdre le contrôle de la situation.

— Je t’invite à danser. La chanson qui passe est une de mes préférées.Effectivement, les premières notes d’un vieux tube d’Otis Redding, I’ve been loving you , résonne dans le

pub. L’espace d’un instant, je marque un temps d’arrêt, interdite, stupéfaite et complètement désorientéeentre les bras de Ben qui lentement se met à bouger, m’entraînant dans un slow. Pendant quelquessecondes, je suis incapable de faire ne serait-ce qu’un mouvement, raide comme un piquet, ne sachantpas ce que je dois faire : dois-je rester là ou au contraire le repousser et lui faire comprendre ma façon depenser ? Et lui ? Qu’attend-il de moi ? Tout à coup, je me sens lasse. Lasse de me battre contre lui, lassede cette tension presque palpable entre nous.

La pièce tourne un peu autour de moi, m’étourdissant un peu plus. Je pousse alors un soupir résigné,entoure sa nuque d’une main, sans rien dire. Ben prend l’autre dans la sienne, les portant au niveau deson cœur, juste avant que je laisse aller mon front contre son torse. Après un moment d’hésitation, ilpose sa main restée libre au creux de mes reins.

Voilà. Nous nous balançons au rythme de la musique, collés l’un à l’autre.Je pense vaguement que c’est bien la première fois que je danse avec un homme au milieu du pub. Ce

n’est pas si étonnant que cela d’ailleurs, puisque d’ordinaire j’y travaille… Ce n’est finalement pas sidéplaisant que ça de me retrouver contre lui… au contraire. Je suis bien. Je me sens enveloppée dans uncocon de chaleur tant il est grand, bercée par Otis qui continue de chanter son amour perdu, à traversles haut-parleurs.

Sans que je comprenne ce qui se passe, Ben se penche vers moi. Instinctivement, je me mets presquesur la pointe des pieds pour lui éviter de se casser le dos. Très lentement, il approche son visage du mien.Vent de panique dans ma tête, je n’ai rien vu venir. Qu’est-ce qui lui prend ? Est-ce qu’il… Mon cœurmanque un battement, une boule étrangle ma gorge. Est-ce qu’il a l’intention de m’embrasser ? Etcomment je dois réagir, moi ?

Mais il n’en fait rien. Au lieu de cela, il colle sa joue contre la mienne. Je réprime un soupir desoulagement.

Nous bougeons lentement, en rythme avec les accents douloureux de la chanson. Plus rien n’existe endehors de cette bulle autour de nous. Je suis grisée par la chaleur au creux de ses bras, par les effluves deson parfum mêlés à la bière… Ses mâchoires se contractent l’espace d’un instant, puis son souffle chaudvient caresser mon oreille, déclenchant un frisson que je ne peux retenir.

Puis il se met à fredonner d’une voix douce, faisant écho à Otis.I’ve been loving you a little bit too long(Je t’ai aimée un peu trop longtemps)Don’t wanna stop now(Je ne veux pas m’arrêter maintenant)

Je me raidis. C’est… beau, cette façon dont il chante. Et déroutant. Je ne comprends pas pourquoi ilfait cela. Alors que nous nous écharpions presque il y a à peine cinq minutes, nous dansons sur une deschansons les plus romantiques qui soient, comme si nous avions fait ça ensemble, toute notre vie. Est-cequ’il est devenu fou ? Ou alors, c’est qu’il a trop bu et qu’il est dans un état d’ébriété aussi avancé que lemien. Et moi, pourquoi est-ce que je ne ressens pas le besoin de le repousser ? Il faut que j’arrête ça !

Toutes mes questions s’envolent au moment où il se remet à chanter. Ma volonté comprise. Etpendant qu’il fredonne à mon oreille, je traduis les paroles.

Don’t make me stop now(Ne m’oblige pas à arrêter maintenant)No, Baby(Non, Chérie)I’m down on my knees(Je suis à genoux)Please, don’t make me stop now(Je t’en prie, ne m’oblige pas à arrêter maintenant)

Troublée par ces paroles, je me raidis. J’arrête de danser. Je lève les yeux vers lui, des questions plein latête. Et avant que j’aie le temps de faire quoi que ce soit, de me lancer dans un interrogatoire en bonneet due forme ou lui dire une vacherie, il m’embrasse.

17. BENJAMIN

J’embrasse Élisha. Je ne sais pas ce qui me prend ni comment j’en suis arrivé là, mais j’embrasseÉlisha. Et c’est la meilleure chose qui soit.

Bien que ce ne soit pas la première fois, c’est comme si je la découvrais. Rien à voir avec le baiserqu’elle m’a donné il y a quelques jours, lorsque mon ex était venue me faire son scandale parce que je nel’avais pas rappelée. C’était agréable, ça l’était même beaucoup, mais là…

Je romps notre baiser et l’observe un instant. Même dans la pénombre du Joe’s Corner, je peux voirune flamme de désir pur illuminer ses yeux chocolat. Avec douceur, je lui caresse la joue puis lui effleureles lèvres du bout des doigts, avant de plonger vers son visage et écraser ma bouche sur la sienne.J’aurais voulu me montrer doux, mais c’est plus fort que moi, elle me rend fou.

Dans ma tête, c’est le bordel. Tout ce qui vient de se passer durant les cinq dernières minutes repasseen boucle, sans que j’arrive à mettre le doigt sur le moment où les choses ont dérapé. Elle était assise enface de moi à me lancer des vannes, toutes plus acerbes les unes que les autres, mais c’était nettementpréférable au fait qu’elle s’obstine à m’ignorer toute la soirée. Ce qu’elle avait d’ailleurs fait pendant deuxbonnes heures, écoutant sa copine et descendant je ne sais combien de Mojitos. Je crois que tout s’estprécipité quand je l’ai forcée à danser avec moi. Et oui, c’est un fait, je l’ai forcée. Par pur déficertainement. Par envie de la choquer, de m’imposer à elle, de lui faire comprendre que quoi qu’ellefasse, je me débrouillerai pour lui monter que je suis là. Mais je ne m’étais pas douté à un seul moment àquel point je prendrais plaisir à danser avec elle entre mes bras. Ce slow avait été une délicieuse torture.

Délicieuse, car elle pressait son corps aux courbes dingues contre le mien, une torture parce quej’avais dû me maîtriser, réprimant mes ardeurs et mes réflexes pour le moins primaires. Un exploit pourmoi, ou n’importe quel homme qui se respecte.

Hé, je devrais être récompensé par la médaille du mérite d’avoir lutté contre une érectionphénoménale alors que la femme la plus sexy (et emmerdeuse finie) que j’aie jamais rencontrée se tenaitdans mes bras !

Notre baiser se fait plus profond, nos langues se cherchent et se trouvent, se mêlant en une danselascive. Éli presse plus fort son corps contre le mien. Ses mains venues s’échouer sur mon dos mecaressent fiévreusement, tandis que je resserre mon étreinte autour d’elle. Elle laisse échapper ungémissement contre ma bouche. Dieu que c’est bon. Et il s’agit simplement d’un baiser. Si nous étionsailleurs, dans une chambre, nus… Rien qu’à l’évocation de ce que nous pourrions nous fairemutuellement, mon sang se met à bouillonner, ma respiration s’accélère, les oreilles bourdonnent et cettefois je ne peux empêcher la réaction entre mes jambes : mon sexe, douloureusement emprisonné dansmon pantalon, pulse contre le ventre de ma partenaire. Je grogne de frustration et de désir, si çacontinue je vais finir par perdre tout contrôle et la prendre, là devant tout le monde.

Soudain, mon attention est attirée par des sifflements et des rires goguenards. Je relève la tête, poursavoir ce qui se passe et m’aperçois qu’en fait elle et moi sommes le centre d’intérêt d’une dizaine declients aux regards égrillards. Quant à Jonas, il a l’air abasourdi. Merde.

Élisha ne tarde pas à se rendre compte que nous nous donnons plus ou moins en spectacle, elle seraidit entre mes bras et me pousse sans ménagement la seconde d’après. Je la regarde sans vraimentcomprendre. Elle est tremblante et livide. Mais l’horreur que je lis dans ses yeux me cloue sur place.

— Mon dieu… mais qu’est-ce que j’ai fait ? murmure – t-elle d’une voix blanche.

18. ÉLISHA

C’est un désastre.Je regarde autour de moi ces gens qui sifflent et applaudissent. Tous ont les yeux rivés sur nous. Sur

moi. Atterrée, je sens une boule de bile remonter dans ma gorge, menaçant de déborder. L’alcool peut-être ? Pas sûre que ce soit le seul responsable de mon état. Je me sens minable, dégoutée. Jamais jen’avais à ce point perdu le contrôle d’une situation. Pire que tout j’avais été incapable de faire le moindregeste pour stopper Ben. Parce que je n’avais aucune envie qu’il arrête, j’avais aimé être dans ses bras,danser avec lui, l’embrasser comme si c’était la dernière chose que je pouvais faire. J’ai honte de moncomportement, je suis furieuse contre moi-même. Pourquoi ? Tout simplement parce que quand ondéteste quelqu’un comme je déteste Me Charbonnier, on ne se pend pas à son cou et on ne frotte pas àlui comme une chatte en chaleur. Qui plus est dans le bar de mon père ! Nul doute que cet épisode plusque désastreux et humiliant lui viendra aux oreilles et ce n’est certainement pas de cette façon que sonestime pour moi augmentera. Au contraire, il ne pourra qu’avoir honte de l’image de fille facile que jerenvoie. Bravo, Élisha, c’est sûr que comme ça tu vas droit dans le mur !

Je pousse un grognement, presque désespérée par le tour que prend la situation. Puis sur uneimpulsion je cours récupérer mes affaires, bousculant des gens au passage et je me précipite en titubantlégèrement hors du bar. Pour la première fois depuis des années, l’ambiance du Joe’s Corner m’étouffe.Il me faut de l’air.

Arrivée sur le trottoir, je sors mon téléphone portable et envoie un message à Sam et Jonas pour lesprévenir que je pars. Puis j’éteins l’appareil avant de le ranger. Dehors l’air nocturne me fait frissonner etreprendre un peu mes esprits. Mes pas sont encore mal assurés, mais il faudra bien que ça aille puisquel’état d’ébriété dans lequel je suis ne me permet pas de conduire ma voiture pour rentrer chez moi. Bien,je n’ai plus qu’à prendre le métro. Je savais qu’un jour, le Mojito me perdrait. Forte de cesconsidérations, je me mets en route, tout en remerciant le ciel d’avoir pensé à me chausser d’une paire debottes confortables plutôt que d’escarpins.

Je n’ai pas fait cent mètres qu’une voiture ralentit et klaxonne à ma hauteur. Je ne prends même pas lapeine de regarder dans sa direction, à cette heure-là les rues sont pleines de gros lourds qui n’ont rien demieux à faire que d’accoster les nanas en leur demandant leur zéro six. Imperturbable, je poursuis maroute.

J’entends vaguement le bruit de freins. Un moteur qui s’arrête.Il faut que je trouve une bouche de métro.Une portière claque.J’accélère le pas, je trottine presque, l’entrée de la ligne qui mène chez moi n’est pas loin.

On m’agrippe fermement par le coude, je tente de me dégager, mais n’y arrive pas. Une bouffée depanique me submerge, je me débats en y mettant plus d’énergie.

— Élisha ! C’est moi, Ben.Je me fige, le cœur battant, à la fois soulagée et furieuse qu’il m’ait suivie.— Qu’est-ce que tu fais là ? lui demandé-je d’une voix glaciale en me tournant vers lui.— C’est plutôt à toi qu’il faut poser la question ! s’exclame-t-il.— Ça ne se voit pas ? Je rentre chez moi. Laisse-moi maintenant ! lâché-je avec lassitude.— Certainement pas ! Tu n’es pas en pleine possession de tes moyens, je te raccompagne.Qu’est-ce qu’il n’a pas compris dans « laisse-moi » ? Il me semble pourtant que c’est clair. Je veux

rentrer chez moi, seule. Je suis assez grande pour ne pas avoir besoin d’un chaperon.— Épargne-toi cette peine, Benjamin. J’ai vingt-sept ans et je connais le chemin de la maison. Je n’ai

pas besoin de toi ! craché-je.— Et moi, j’ai promis à ton frère que je te ramènerai jusqu’à ta porte.— Ne t’inquiète pas je ne lui dirai rien ! susurré-je en lui adressant mon sourire le plus hypocrite.— Bon, maintenant, ça suffit tes caprices de diva ! Tu viens avec moi et tu ne discutes pas ! ordonne-t-

il d’une voix forte et autoritaire. Ce n’est pas permis d’être chiante à ce point !Et il m’attrape par le bras, me traîne à sa suite puis me fait monter presque manu militari dans sa

voiture.Quinze minutes plus tard, après un trajet pendant lequel nous n’avons échangé aucun mot, nous

sommes devant la porte de mon appartement. Je cherche désespérément mes clés, mais je suis incapablede mettre la main dessus. À côté de moi, Benjamin pousse un soupir agacé. Puis sans que je m’y attende,il me prend mon sac, me l’arrachant presque. Deux secondes plus tard, il secoue mon trousseau devantles yeux. Je lui souris bêtement. Il ouvre la porte et me pousse sans ménagement à l’intérieur del’appartement.

— Quoi ? Tu veux aussi me border pendant que tu y es ?— Ne me tente pas… bougonne Benjamin.Je hausse les épaules avec insolence, envoie valser mes bottes dans un coup de pied et me dirige d’une

démarche mal assurée vers ma chambre. La porte claque. J’ai une brève pensée pour Madame Arlette quine manquera pas me faire remarquer que l’immeuble n’est pas un hall de gare la prochaine fois que je lecroiserai. Je me retourne vers la porte d’entrée.

Il est là.En deux enjambées il réduit la distance entre nous, me plaque contre lui et me prend la bouche dans

un baiser brûlant.Je dépose les armes.

19. BENJAMIN

— Du calme ! Il faut que je reprenne mon souffle ! me chuchote Élisha en posant un doigt sur meslèvres, après que nous ayons échangé un baiser interminable et torride.

Je pousse un soupir. Comment pourrais-je me détendre, alors que je la tiens entre mes bras et que jesens déjà mon sexe durcir, rien qu’en l’embrassant ?

— Qu’est-ce que tu as ? demande-t-elle, soudainement inquiète.Je lui prends la main et la pose sur mon sexe tendu à travers la toile de mon pantalon en guise de

réponse.— Eh bien ! souffle-t-elle les yeux écarquillés, consciente de toute la mesure de mon envie d’elle.Je grogne en guise de réponse avant de fondre à nouveau sur sa bouche, affamé.— Ta chambre ! ordonné-je à bout de souffle contre ses lèvres.Sans rompre notre baiser, elle m’y conduit, une fois à l’intérieur je referme la porte d’un coup de pied.

La chambre est éclairée par une lampe de chevet qu’elle a dû oublier d’éteindre, diffusant une doucelumière tamisée. Je souris intérieurement, heureux de ne pas être dans le noir et ainsi pouvoir l’observerà ma guise. Mes mains caressent fiévreusement son corps, épaules, dos, fesses. La barrière formée par sesvêtements m’agaçant au plus haut point, je lui arrache sa veste et l’envoie bouler quelque part. Voilà quiest mieux, même s’il lui reste son top, de toute façon celui-ci ne tardera pas à finir par terre lui aussi.

La pièce résonne des bruits de notre baiser et de nos souffles hachés. Maladroitement, elle tire surmon vêtement pour me les enlever. Ma veste glisse sur mes épaules et part rejoindre la sienne, ses doigtsimpatients livrent bataille avec les boutons de ma chemise qu’elle malmène avant de réussir à la fairechoir.

Je m’éloigne légèrement d’elle, rompant ainsi notre baiser pour pouvoir la regarder. Elle baisse lesyeux, haletante. Du bout des doigts, je l’oblige à lever la tête vers moi, puis me penche et effleure le coinde sa bouche de mes lèvres. Très doucement. Une invitation muette à passer à la vitesse supérieure.

Presque timidement, elle pose sa main sur mon torse, et du bout de son index commença à jouer avecun de mes mamelons. Je réprime un gémissement, mon souffle s’accélère. Sans le savoir, elle vient detoucher à un de mes points sensibles. Je frémis sous la caresse, m’efforce de contrôler mon excitation,jusqu’à ce que cette délicieuse torture devienne insoutenable. Je lui attrape les poignets et recule d’unpas.

— Retire ton haut, chuchoté-je.Elle m’adresse alors un sourire sublime et entreprend de faire passer son vêtement par-dessus sa tête,

lentement. Trop lentement.

Je la rejoins en une enjambée, hypnotisé par la vue de ses tétons déjà durcis derrière le satin dusoutien-gorge rouge profond qu’elle porte. Enhardi par le sourire sexy qu’elle m’offre, je commence à lescaresser à travers le fin tissu.

Élisha ferme les yeux un instant, et presse sa poitrine contre mes mains en laissant échapper un soupir.Très vite, je dégrafe le carcan de satin emprisonnant ses seins. Je retiens mon souffle en les découvrant.Ils sont magnifiques, ronds, charnus, veloutés et ornés d’une aréole sombre entourant des tétins quipointent avec insolence dans ma direction.

Ne pouvant y résister plus longtemps, je prends l’un de ses globes nus dans ma paume et commence àle suçoter jusqu’à ce qu’elle se mette à gémir, la tête rejetée en arrière, les yeux fermés dans un totalabandon.

Ce son nous électrise. Les mains tremblantes d’excitation, je lui caresse les fesses avec ferveur, tandisque ma langue, gourmande, trace un sillon brûlant sur sa gorge. Avec dextérité, elle fait sauter le boutonde mon pantalon, et le laisse glisser le long de mes cuisses. Nous nous séparons un instant, le temps queje termine de me déshabiller, tandis qu’Élisha, un sourire mutin sur les lèvres, retire ses vêtements avecune lenteur qui me rend fou.

Mon impatience à la voir nue me surprend. Bon, j’ai toujours aimé faire l’amour et mes précédentespartenaires n’avaient jamais trouvé à s’en plaindre, mais avec elle c’est différent. Je brûle de pouvoir latoucher, la caresser, plonger en elle. Et même lorsqu’elle n’est pas en ma présence, je pense à elle, alorsque je la connais depuis quoi ? Deux semaines ? C’est simple, elle m’obsède.

L’instant d’après, nous basculons sur son lit, enfin libres de toute entrave, nos bouches soudées l’une àl’autre, nos mains explorant fiévreusement nos corps, ivres de nous découvrir mutuellement.

Sa peau est comme je me l’étais imaginée, douce comme la soie et exhalant une odeur chaude et tout àfait appétissante.

Je me soulève sur mes avant-bras, me mets à genoux entre ses cuisses, puis laisse glisser mes yeux lelong de son corps, lentement, de bas en haut, et lui lance un regard admiratif. Instantanément, sa peaufrémit sous cette caresse. Intimidée, elle baisse la tête et croise les bras contre sa poitrine comme pour secacher, ce qui est ridicule, puisque je la trouve définitivement magnifique. Je lui prends doucement lesmains, la forçant délicatement à se découvrir devant moi et les lui fait glisser sur mon torse, toujoursplus bas, vers mon sexe douloureusement érigé.

— Regarde ce que tu me fais, dis-je d’une voix rauque. Si je continue, je ne réponds plus de moi !Elle rit doucement, à la fois tendre et aguicheuse.— Tu es impatient ? me demande-t-elle en me regardant à travers ses longs cils— Très. lui dis-je en réponse, tout en m’allongeant à nouveau sur elle avec ce besoin de sentir chaque

parcelle de sa peau contre la mienne.Au contact de ses seins nus contre mon torse, le désir m’enflamme. Mais je ne veux rien précipiter, au

contraire, je désire prendre le temps d’explorer les moindres courbes de son corps.

Passant mes mains dans le dos d’Élisha, je les fais descendre en même temps que moi jusqu’au creuxde ses reins, m’attardant à la caresser tendrement à cet endroit. L’accélération de son souffle me confirmequ’elle apprécie beaucoup. Juste ensuite, je reprends ma descente, mes paumes glissent sur ses hanches,le long de ses cuisses que j’ouvre doucement en lui faisant passer les jambes de chaque côté de mesépaules.

Elle retient son souffle. A-t-elle les yeux fermés ? Au moment où je pose ma main et effleure la soie deson intimité chaude et humide, je donnerais cher pour le savoir.

Je m’approche et l’ouvre du bout de la langue, lape sa rosée intime puis glisse deux doigts en elle. Legémissement de plaisir qu’elle laisse échapper sonne à mes oreilles comme la plus douce des musiques.Elle s’offre à moi, oubliant toute retenue, caressant langoureusement mes cheveux, me faisantcomprendre combien elle apprécie la caresse que mes lèvres, mes doigts et ma langue sur son clitoris luiprocurent.

Soudainement, je la sens se contracter, la respiration haletante, ses jambes tremblant sur mes épaules.Une plainte emplie de désir monte en elle, elle se cambre, parcourue de frissons, écartant un peu plus lescuisses, plaquant son intimité sur ma bouche, m’intimant l’ordre de ne pas ralentir la cadence,d’approfondir mes assauts.

Je ne m’arrête que lorsqu’elle explose, liquide, sur ma langue.Elle tire doucement sur mes cheveux, me faisant ainsi comprendre qu’elle veut que je remonte. Je la

prends dans mes bras, l’embrasse suavement, mêlant son goût à un baiser qui nous laisse l’un commel’autre pantelants. Puis elle niche son visage dans mon cou, la respiration encore erratique. Sans dire unmot, elle fait courir sa main le long de mon dos. Lorsque ses doigts effleurent le creux de mes reins, jeme raidis, frémissant d’un désir encore inassouvi.

— Aurais-je touché un point sensible, humm ? me murmure-t-elle, taquine.Pour toute réponse je me contente de gémir, et la sentant sourire contre ma peau, je suis à nouveau

pris de frissons. Elle continue son exploration, descend sur mes fesses qu’elle caresse doucement,remonte ses mains dans mon dos, me griffe légèrement… Ah ! Je tremble à nouveau.

Je ne suis pas habituellement aussi réceptif, mais avec elle… c’est comme si mon corps s’éveillait enfin.Je vibre sous chacun de ses baisers, m’enflamme sous ses doigts glissant sur moi, toujours plus bas,tandis qu’elle garde ses yeux rivés aux miens, attentive à chacune de mes réactions.

Soudain, j’arrête de respirer l’espace d’une seconde. Elle pose sa main sur mon érection et entreprendde la caresser de haut en bas avec douceur.

— Tu joues avec le feu, dis-je d’une voix sourde.— Ah, oui ? Alors, montre-le-moi. m’ordonne-t-elle dans un souffle, le regard plein de défi.Une seconde plus tard, je la fais à nouveau rouler sous moi. Allongée sur le dos, la tête sur ses

oreillers elle tend le bras vers la table de nuit et en sort un préservatif. Je l’enfile rapidement et écarte sescuisses à l’aide d’un de mes genoux. Puis je passe mes mains sous les siens afin de l’approcher de monbassin.

Je marque une courte pause histoire de faire retomber la tension qui m’habite. C’est comme si j’avaisattendu cet instant avec impatience. Depuis des siècles. Et l’impression étrange que tout ça, elle et moi,c’est une évidence s’impose à moi. J’ai tellement faim d’elle, d’être en elle !

Elle me sourit, une lueur d’approbation dans les yeux. C’est la réponse que j’attendais. Je me penchevers elle et, avec une extrême lenteur, je m’enfonce au creux de son intimité.

À cet instant précis, je comprends que je ne pourrai pas me retenir longtemps, je sens déjà desfourmillements de plaisir au creux de mes reins, alors que je vois le désir brûler dans les yeux d’Élisha.

Je serre les dents, essayant désespérément de reprendre le contrôle, mais être en elle, aller et venir dans

ce fourreau si chaud et moite me fait perdre la tête.— Élisha..., murmuré-je.Elle me fixe intensément de ses yeux chocolat voilés par le plaisir, apparemment incapable de

prononcer une seule parole, à part les gémissements langoureux qui s’échappent de ses lèvres douces etpleines.

Je m’efforce de maintenir un rythme lent, mais c’est sans compter sur Élisha qui, impatiente, ondulesous mon poids, m’excitant comme un dingue. À ce moment-là, je perds tout contrôle. J’agrippe seshanches et plonge plus profondément en elle. Puis je me retire et la pénètre à nouveau avec plus deforce. Elle enroule ma taille de ses jambes et je perds pied, je la pilonne avec ardeur. Autour de nousplus rien n’existe, j’entends à peine l’écho de nos cris dans la chambre, tout ce qui compte est la vague deplaisir qui nous emporte elle et moi. Je la possède de la même manière qu’elle me possède. Et c’est lasensation la plus incroyable que j’aie jamais ressentie.

Sous mon corps, Élisha se cambre et halète de plaisir. Je sais qu’elle ne va pas tarder à jouir, je le sensà ses que ses muscles intimes qui se contractent fort, m’enserrant avec vigueur.

Autour de nous, l’atmosphère crépite presque. Le plaisir court dans mes veines, brûlant impérieux. J’aile souffle court, mon cœur cogne à sortir de ma cage thoracique, mon sang bourdonne à mes oreilles.Bordel ! J’ai l’impression que mon corps entier va exploser !

Quelques secondes plus tard, Élisha laisse échapper un gémissement guttural, presque animal, et je netarde pas à la rejoindre dans le plus fantastique orgasme de ma vie. C’est simple, j’ai l’impression de neplus pouvoir m’arrêter de jouir. Je ne ressens plus rien à part la déferlante de plaisir monstrueuse qui melaisse K.O, complètement vidé de toute énergie.

Étourdi, à la fois comblé et littéralement stupéfait par tant d’intensité, je finis par m’allonger à côtéd’elle, essayant de reprendre mon souffle.

Un peu plus tard, alors que nous venons de nous écrouler une seconde fois, pantelants l’un commel’autre, et que je la sens s’assoupir contre mon épaule, je suis pris d’une émotion étrange. Je tourne monvisage vers elle et dépose un baiser sur ses cheveux, une boule d’angoisse m’étreignant la gorge.

20. ÉLISHA

Je me réveille délicieusement engourdie et pleine de courbatures après une nuit fantastique passée àfaire l’amour avec le plus merveilleux des partenaires qui soit. Je me tourne pour faire face à Ben, etm’aperçois que sa place est vide et froide. Enfin pas tout à fait. Sur l’oreiller à côté du mien, il a déposéun mot. Je reste interdite. Pourquoi ne m’a-t-il pas dit qu’il devait s’en aller ? Je suis adulte, j’aurais pucomprendre !

Je m’assois avec précaution dans mon lit, tous mes muscles tirent encore, puis je me saisis de la lettreet la lis.

« Je n’aurais pas dû. C’était une erreur. Je romps notre contrat. »

Je mets quelques minutes à saisir la signification de ce qu’il m’a écrit. Mais tout ce que je comprendsc’est que pour lui, la nuit passée était « une erreur ». Je me sens glacée. Flouée. Trahie. En colère.

Qu’il veuille mettre fin à ce contrat sans queue ni tête, libre à lui. Mais qu’il n’assume pas la nuitdernière me fait l’effet d’une gifle.

Je me lève d’un bond, enfile rapidement un vieux pyjama et me précipite vers mon fourre-tout à larecherche de mon téléphone. Si Benjamin croit que je vais me contenter de son excuse de merde, il setrompe lourdement, le coco ! Il me semble qu’après tout ce qu’il m’a fait, cette histoire de chantageignoble, je mérite quand même des explications honnêtes. Une fois que je les aurai eues, nous ne nousverrons plus.

Je rallume mon smartphone, que j’avais éteint la veille en partant du Joe’s Corner. Après l’épisode dubaiser, je ne voulais pas parler à qui que ce soit, de peur de devoir me justifier auprès de Sam ou Jonas.

Une alerte m’indique que quelqu’un a essayé de me joindre. Apparemment, c’est Daddo.J’écoute alors le message laissé sur ma boite vocale. La voix émue et inquiète de mon père me fait

frémir.« Elisha, c’est… Sweetheart… c’est Jonas… (soupir)… Il faut que tu viennes, il lui est arrivé quelque

chose ! »

À suivre…