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MEUDAL Anne-Marie
M. A. L. I. J. E.
Le Merveilleux Littéraire au Cinéma :
ALICE AU PAYS DES MERVEILLES
Sous la direction de Madame Nathalie PRINCE Soutenance le 14 septembre 2005
Université du Maine
TABLE DES MATIERES
Introduction. ---------------------------------------------------------------------3
Première partie : Le Merveilleux Littéraire par le biais d’Alice au Pays des Merveilles. -------------------------------------------------------------------------6
1. Le Concept du Merveilleux. -----------------------------------------------6
1.1. Qu’est-ce que le genre merveilleux ? -------------------------------6
1.2. Les notions essentielles du merveilleux. ----------------------------9
1.3. Délimitations du genre merveilleux. -------------------------------11
2. La présentation des textes. -----------------------------------------------13
2.1. Le contexte d’écriture d’Alice au Pays des Merveilles. ---------13
2.2. Spécificité de l’œuvre, le merveilleux chez Lewis Carroll . -----17
2.3. Le Nonsense ----------------------------------------------------------19
3. L’adaptation cinématographique. ---------------------------------------24
3.1. Le personnage et l’univers de Jan Svankmajer.-------------------25
3.2. La féerie Walt Disney à l’œuvre dans Alice au Pays des Merveilles. -----------------------------------------------------------------26
3.3. Le problème de l’adaptation. ---------------------------------------28
Deuxième partie : L’adaptation cinématographique d’Alice au Pays des Merveilles et ses enjeux. --------------------------------------------------------31
1. Caractéristiques des adaptations choisies. ------------------------------31
1.1. La Prépondérance des objets. ---------------------------------------31
1.2. L’importance des sens. ----------------------------------------------33
2. L’identité. ------------------------------------------------------------------34
2.1. Dislocation du corps.------------------------------------------------35
1
2.2. Qui suis-je ? ----------------------------------------------------------40
2.3. Métamorphose(s). ----------------------------------------------------46
Troisième partie : Le merveilleux mis en scène -----------------------------50
1. La réalité à l’épreuve du merveilleux. -----------------------------------50
1.1. Une temporalité propre à l’œuvre. ---------------------------------50
1.2. L’espace et les personnages du merveilleux. ----------------------53
2. Des visions du merveilleux qui diffèrent. -------------------------------60
2.1. Le langage à l’épreuve du merveilleux. ---------------------------60
2.2. Les apports du cinéma à l’œuvre li t téraire. -----------------------65
CONCLUSION. ----------------------------------------------------------------68
Bibliographie. ------------------------------------------------------------------70
Annexes. -------------------------------------------------------------------------74
2
INTRODUCTION
L’importance des images pour les enfants n’est plus à démontrer.
Avant même de savoir l ire un texte et de le comprendre, l’enfant est un
lecteur d’images. D’ailleurs un livre sans images sera facilement rejeté
jusqu’à un certain âge. A l’évidence, le l ivre dépourvu d’images fait peur au
jeune enfant et l’ennuie, tout comme le livre de sa sœur ne contenant « ni
images, ni conversation »1, ennuie notre petite Alice assise sur le talus dans
l’incipit d’Alice au Pays des Merveilles .
Les images seront donc primordiales pour l’enfant ne sachant pas lire,
mais également pour les autres, car elles vont le(s) convaincre de
s’intéresser à l’histoire dans sa globalité avec toute l’évocation imaginative
potentielle qu’elle renferme. L’image révèle ainsi une puissance d’attraction
phénoménale puisque l’enfant se laisse envoûter et fait ainsi travailler son
imaginaire et sa pensée. Il est ici question de l’image illustrant un ouvrage
et le glissement se fait tout naturellement pour arriver à notre terrain
d’étude que constitue l’image animée, et l’image cinématographique. Il nous
a par conséquent semblé opportun de comparer deux versions complètement
différentes d’une même œuvre Alice au Pays des Merveilles , l’une réalisée
en dessins animés par Walt Disney et l’autre alternant film d’animation et
prise de vues réelles, réalisée par Jan Svankmajer.
La problématique envisagée dans notre étude concerne la mise en
scène du merveilleux tant l i t téraire que cinématographique. Nous avons
adopté comme base d’étude l’œuvre majeure de Lewis Carroll : Alice au
Pays des Merveilles . Nous avons mis en exergue certains axes particuliers
que nous avons souhaité analyser dans leur passage à l’écran. Le choix de
cette problématique pose en effet des enjeux particuliers comme par
1 Edi t ion Gal l imard, p . 17 , chapi t re 1 .
3
exemple le problème de l’adaptation, le rapport au texte, l’éclairage
particulier ou la relecture du texte originel qui en découle.
Notre démarche argumentative se décline comme suit : nous allons
aborder cette étude en nous intéressant dans un premier temps au
merveilleux lit téraire et à sa mise en scène chez Lewis Carroll . En procédant
en premier lieu à la définition générique du merveilleux, nous allons ensuite
examiner ce qui le caractérise chez Lewis Carroll avec en particulier la
notion de Nonsense . Dans le même temps et en ayant posé des jalons
définitionnels, i l s’agira de voir comment ce genre peut être adapté au
cinéma, quelles approches ont été adoptées par les réalisateurs Walt Disney
et Jan Svankmajer en les présentant eux-mêmes dans leurs parcours
respectifs, mais aussi les problèmes que ces démarches posent en terme
d’adaptation.
Une deuxième partie se consacrera plutôt aux enjeux propres à cette
mise en scène au travers de deux thématiques dominantes dans nos versions
cinématographiques : l’importance des sens et la prépondérance des objets.
Nous pourrions dire qu’il s’agit là d’une mise en situation d’Alice, ou d’une
approche « environnementale » du merveilleux. Dans cette perspective, nous
approfondirons aussi la problématique essentielle de l’identité inhérente à
Alice qui fait figure d’héroïne incontestée du merveilleux. Il s’agira donc de
délimiter des approches thématiques se recentrant sur les repères élaborés
méthodiquement dans la première partie.
Enfin dans un troisième axe, nous nous intéresserons à la notion de
réalisme confronté au merveilleux ou plutôt de sa remise en question à
travers l’exemple particulier de la scène du Thé chez les Fous2 qui
correspond au chapitre 7 chez Lewis Carroll , cette scène étant relativement
emblématique du merveilleux et du Nonsense. Nous partirons de cette scène
en étudiant les références spatio-temporelles et les caractéristiques des
personnages, puis nous élargirons ensuite en puisant des exemples se
2 Edi t ion Gal l imard, p . 93 à 106, chapi t re 7 .
4
référant à d’autres scènes ou aux œuvres en général. Enfin il sera temps
d’explorer le champ langagier du Pays des Merveilles et les esthétiques
particulières de Walt Disney et Jan Svankmajer en considérant les visions
particulières du genre merveilleux ainsi que les apports des uns et des autres
et les enrichissements croisés.
L’intérêt majeur de cette étude se veut d’être vraiment la comparaison
et la mise en balance du rapport au texte originel de Lewis Carroll en
approfondissant la thématique du merveilleux comme fenêtre d’entrée. Tout
est ainsi question d’interprétation au travers d’une esthétique particulière et
propre à chacun qu’il va maintenant s’agir d’appréhender et d’analyser.
5
Première partie : Le Merveilleux Littéraire par le
biais d’Alice au Pays des Merveilles.
1. Le Concept du Merveilleux
Avant tout, i l convient de définir précisément ce que l’on met derrière
le terme de merveilleux . En parallèle, on pourra dresser un bref historique
pour mieux appréhender ce concept, et nous pourrons alors délimiter cette
notion et insister sur tout ce qu’elle recouvre.
1.1. Qu’est-ce que le genre merveilleux ?
Commençons cette approche générique par une citation qui pose déjà
quelques balises essentielles :
« Le terme mervei l leux qual i f ie le regis t re où le surnaturel se mêle de façon harmonieuse à la réal i té pour enchanter le lecteur »3.
Le merveilleux relèverait donc a priori du surnaturel si l’on reprend
cette définition d’Henri Bénac et le surnaturel, quant à lui, désignerait :
« L’ensemble des manifes ta t ions qui contredisent les lo is de la nature »4.
A l’origine, le Merveilleux appartenait au genre épique. En effet, les
épopées contenaient des Mirabilia, autrement dit des faits dignes
d’étonnement, des manifestations de Dieu sur terre, des bizarreries
géographiques, des êtres anomiques…. Puis est apparu ce qu’on a appelé le
« Merveilleux Chrétien » ou la « Matière de France », la « Matière de
Bretagne ». Cette fois, les miracles avaient Dieu pour origine. La date de
maturation du merveilleux lit téraire remonte cependant vraiment au dix-
huitième siècle puisque c’est la période à laquelle les contes oraux transmis
3 Guide des idées l i t téraires , Par is , Hachet te , 1988. 4 Le Fantast ique , de Joël Malr ieu, Paris , Hachet te , (Contours Li t téra i res) , 1992.
6
de génération en génération, ont été écrits. Du point de vue étymologique, si
l’adjectif merveilleux apparaît dès le douzième siècle, i l faut cependant
attendre là aussi le dix-huitième siècle pour enregistrer vraiment les
premiers emplois du substantif comme désignation d’une catégorie li t téraire
en tant que telle.
Toutefois, i l ne faut pas non plus négliger les apports de Charles
Perrault , de Madame d’Aulnoy, et de Madame Le Prince de Beaumont dans
toute la mouvance des contes de fées et du merveilleux du dix-septième au
dix-huitième siècle. Dans la li t térature populaire que ce soit pour les contes,
les légendes ou les fabliaux, la représentation du monde s 'exprime à travers
des mythes. Cette li t térature est peuplée d'images qui font appel au
merveilleux pour éveiller les sens à l ' intelligence du monde. Les images
véhiculent des messages. Elles fonctionnent comme des symboles. Après
cette époque, le merveilleux disparaît complètement de la production
française mais perdure en Angleterre à travers les comptines que l’on
nomme Outre-Manche les « Nursery Ryhmes ».
Au Moyen-Age, lorsqu’ils entendaient signaler l’entrée en scène du
prodige, du surnaturel ou du supra-naturel, les auteurs médiévaux parlaient
de merveille et non de merveilleux , prenant ainsi, en compte l’évènement
plutôt que l’écriture. Les miracles de Dieu et les tentations du diable
appartiennent à la merveille, merveilleux chrétien qu'évoquent aussi
volontiers les chansons de gestes ou les légendes de saints. S'y rattachent
également les enchantements de Bretagne, ce merveilleux celtique où
puisent les romans arthuriens et les lais féeriques.
Les mirabilia - du verbe mirari qui signifie voir - instaurent non
seulement un conflit entre la perception des choses et leur compréhension,
mais ils sont de plus souvent marqués du sceau d'une ambiguïté inquiétante :
comment savoir s 'i l s 'agit d 'une manifestation du bien ou du mal ? Pour le
comprendre, i l faut rappeler que l ' imaginaire a souvent recours au corps.
Jean-Jacques Le Goff rapproche toujours étroitement l ' imaginaire et la
7
sensibilité. Dans son ouvrage sur le merveilleux médiéval5, i l précise que
c’est une catégorie qui nous vient de l 'Antiquité, et plus précisément du
savoir romain au Moyen Age chrétien. Il ne faut pas confondre le
merveilleux avec le miraculeux réservé à Dieu, qui se manifeste par un acte
divin défiant les lois de la nature, et le magique qui est une forme
condamnable de sorcellerie imputable au diable et à ses suppôts.
Le substantif merveille a ensuite engendré le verbe se merveiller , qui
a donné par la suite s’émerveiller au sens de s’étonner.
Par le merveilleux, i l est entendu a priori, que des évènements
inexplicables répondent à des conventions allégoriques. Les Mirabilia sont
des choses admirables, étonnantes, s’attribuant à la désignation de « ce qui
s’éloigne du cours ordinaire des choses »6. L’image du merveilleux
transporte son lecteur dans un autre lieu, i l autorise ce déplacement
fantastique dans un autre espace, un autre monde ; i l s’agit réellement d’un
autre univers inconnu, magique, étrange. C’est le propre de la thématique de
l’Evasion qui transporte les protagonistes vers un Ailleurs autre que celui
qu’ils connaissent, un espace inconnu où ils vont sans aucun doute être
amenés à faire de nombreuses découvertes.
Du point de vue de la réception à l’intérieur du récit , que l’on peut
donc qualifier « d’intra-diégétique », i l est intéressant de noter que le
merveilleux ne provoque en général aucune réaction particulière chez les
personnages. Le lecteur sait qu’il entre dans l’irrationnel et que rien ne sera
justifié, dans la mesure où tout est alors considéré comme allant de soi dans
cet univers. Les personnages ne sont pas étonnés outre mesure des faits
environnants, du nouvel ordre ambiant. Ils acceptent tacitement les
nouvelles règles établies. Une véritable cohérence s’installe entre le
personnage et l’univers nouveau dans lequel i l évolue.
5 Héros e t mervei l les du Moyen-Age , Jean-Jacques Le Goff , Par is , Seui l , 2005. 6 Dict ionnaire internat ional des termes l i t téraires access ible en l igne sur le s i te ht tp: / /www.di t l . info
8
Le merveilleux reste avant tout une figure symbolique du réel de
l’ordre de l’évidence et du quotidien. C’est bien le lecteur qui s’étonne, qui
« s’émerveille » au sens premier du terme, et c’est ce qui fonde la magie du
récit merveilleux. En fait , le terme merveilleux, pris dans son sens
étymologique, s’applique donc à la réaction du lectorat, à sa posture
particulière plus qu’à l’écriture en elle-même. Nous avons pour l’instant
insisté sur l’explication du mot merveilleux , sa définition propre, et nous
allons désormais pouvoir aborder les différents thèmes constitutifs de ce
genre particulier.
1.2. Les notions essentielles du merveilleux
Pour commencer l’exploration de ces différents thèmes, intéressons-
nous d’abord au désir . Celui-ci t ient une place prépondérante dans une
approche du merveilleux. Il faut noter que ce genre prend naissance chez
l’individu dans ce qui constitue sa personnalité propre, à savoir son désir
personnel et unique :
« Le mervei l leux résume pour l ’homme les possibi l i tés de contact entre ce qui es t en lui e t ce qui es t en dehors de lui . »7
Pierre Mabille définit clairement cet espace d’intériorisation chez
l’individu. Il s’agit réellement d’une conjonction à la fois du désir et de la
réalité extérieure. Cette conjonction permet de mettre au jour la double face
cachée des choses, et ainsi de dévoiler les ambivalences secrètes.
L’illustration du désir qui nous vient directement à l’esprit , c’est le miroir,
et i l s’agit là effectivement d’une topique essentielle du genre merveilleux,
un motif récurrent. On se souvient dans le conte de Blanche-Neige, la
fameuse phrase récurrente :
« Miroir mon beau miroir , d is-moi quel le es t la p lus bel le ? »
avec le secret espoir en fil igrane, que le désir soit réalisé et que le miroir
réponde justement à la reine cette phrase célèbre : 7 Le miroir du mervei l leux, de Pierre Mabi l le . Par is , Minui t , 1962.
9
« Madame la Reine, vous ê tes la p lus bel le de tout le pays . »
Le miroir reflète donc, c’est sa fonction première, mais il donne aussi
et surtout une image autre, car inversée, de la réalité : la réalité,
transformée, pervertie en quelque sorte. Le miroir, par sa fonction, renvoie
une image de soi ainsi que du monde extérieur et c’est par ces reflets de
l’extérieur que l’on est amené à l’intérieur de soi-même, vers le personnel,
le subjectif. On parle ici du motif du miroir mais aussi de tout ce qui peut
refléter une image, tout ce qui peut remplir cette fonction réflexive, ainsi le
lac, l’étendue d’eau joue aussi un rôle réflexif. Si l’on reprend la citation de
Pierre Mabille, le miroir donne l’occasion de ces « possibilités de contact »
au sein de la personne. Le désir participe donc pleinement à la définition du
merveilleux, i l en est une notion de base.
Marc Soriano attire notre attention sur la question suivante :
« Comment conserver e t développer cet te créat iv i té de l ’enfance que nous devons au désir ? » 8.
Nous réalisons ici combien Lewis Carroll a su réhabiliter le jeu , le
rêve et la folie dans son œuvre pour mieux approcher cette vérité de
l’enfance, dans son désir le plus personnel et authentique. Le merveilleux
répond, i l est vrai, à un besoin de l’intelligence enfantine, de laisser
vagabonder une imagination débordante qui ne différencie pas encore
vraiment le possible et l’impossible, tous les champs sont donc ouverts à ce
désir naissant. C’est là le point de départ à une formidable créativité, un
champ d’action extraordinaire, Lewis Carroll ne s’y est pas trompé. Il a
voulu dans Alice au Pays des Merveilles, nous restituer la part de l’enfance
qui sommeille en chacun de nous, c’est sans aucun doute une des raisons
majeures du succès de son oeuvre. Il transporte son lecteur dans un ailleurs
merveilleux par le biais du jeu et du rêve.
8 « Le logicien mervei l leux », de Marc Soriano in Visages d’Alice , Col lect i f , Par is , Gal l imard, 1983.
10
José Pierre dans Visages d’Alice nous dit :
« Le parcours in i t ia t ique d’Alice à t ravers le Pays des Mervei l les es t avant tout un modèle accompli de la t ra jectoire des rêves qui es t descente en soi-même au cours de laquel le se découvre le sens caché de son propre dest in . »9.
La « descente en soi-même » nous révèle là aussi un élément fondamental du
genre merveilleux qui est le rêve . Dans le rêve, l’inconscient s’exprime en
toute liberté sans barrière. Souvent tout y est inversé à l’image du miroir ;
le temps, aussi bien que l’espace, n’y ont plus la même valeur - nous
approfondirons ce point dans notre troisième partie. Pour autant, dans les
rêves, nous retrouvons des éléments du quotidien déformés ou arrangés,
comme des rappels de la réalité environnant le sujet.
Lewis Carroll introduit aussi audacieusement l’absurde et le magique
dans ce reflet de la vie quotidienne, et par ce biais, l’atmosphère du récit
devient profondément onirique. Le non existant, les animaux qui parlent et
se comportent comme des humains, les êtres humains eux-mêmes dans des
situations impossibles, tout est finalement considéré comme admis par le
biais du merveilleux et le rêve n’est pas troublé, i l est une condition
essentielle de réalisation du merveilleux dans ce Pays des Merveilles.
1.3. Délimitations du genre merveilleux
Il est nécessaire de reprendre ici la distinction effectuée par Todorov :
qui affirme que le merveilleux est associé :
« au t rouble que ressent l ’espr i t ra t ionnel placé en face d’un évènement surnature l qu’ i l refuse d’admettre mais qu’ i l se sent incapable de nier , ce qui le place à l ’angle de l ’Etrange où le surnaturel n’es t qu’une apparence e t du fantas t ique où le surnaturel exis te vra iment . »10.
A la différence du fantastique ou de la science-fiction, le merveilleux
n’a effectivement pas besoin de justifier sa vraisemblance. Le genre
9« Lewis Carrol l , précurseur du surréal isme », de José Pierre in Visages d’Alice , Col lect i f , Par is , Gal l imard, 1983. 10 Introduct ion à la Li t térature Fantast ique, de Tzvetan Todorov, Par is , Seui l , (Poét ique e t Points) , 1970.
11
fantastique, pour sa part, n’est pas placé sous un tel contrat de lecture. Il
introduit des éléments étranges dans un univers qualifié de « normal ». Et
dans ces conditions de création du genre fantastique, i l est impossible pour
le lecteur de savoir si ces évènements sont réels ou bien s’ils sont le produit
de l’imagination du personnage en question, le discernement ne se produit
pas dans le genre fantastique. Contrairement au merveilleux, où les
évènements sont acceptés en tant que tels, sans plus d’interrogations :
« Mais le lecteur sor t du fantas t ique quand i l opte pour une solut ion face à l ’hés i ta t ion qui l ’habi te . Si on doi t admettre de nouvel les lo is pour expl iquer le phénomène, i l s ’agi t de mervei l leux. »11
Pour différencier l’étrange du merveilleux, nous dirons que le
merveilleux se caractérise par la seule existence de faits surnaturels tandis
que l’étrange est l ié, lui, uniquement aux sentiments éprouvés par les
personnages. Le merveilleux est de ce fait , intimement lié aux contes de
fées, puisque dans ceux-ci, les évènements surnaturels ne provoquent pas
non plus de surprise chez les protagonistes, le pacte de lecture est donc
similaire à celui des féeries et de la Fantasy.
Par ailleurs, le merveilleux scientifique, proche quant à lui de la
science fiction, est confronté à d’autres univers en plaçant l’action dans un
vaste ensemble spatio-temporel. Le monde est réglé différemment de celui
que l’on connaît.
Dès l 'origine, nous constatons que le merveilleux a pour fonction de
faire contrepoids à la banalité. Il propose un univers à l 'envers. Il peut
s’agir alors d’un monde inversé ou juste déformé, comme un pâle écho de
notre quotidien, comme le reflet d’un miroir déformant en quelque sorte. . .
Nous avons tenté de délimiter un tant soit peu le genre qui nous
préoccupe en premier lieu, nous allons maintenant nous intéresser au texte
fondateur de Lewis Carroll .
11 Introduct ion à la Li t térature Fantast ique, de Tzvetan Todorov, Par is , Seui l , (Poét ique e t Points) , 1970.
12
2. La présentation des textes
2.1. Le contexte d’écriture d’Alice au Pays des Merveilles
Une des nombreuses particularités d’Alice au Pays des merveilles
réside dans le fait que Lewis Carroll introduit dans le contexte de la société
victorienne le genre merveilleux, lequel était jusqu’alors cantonné aux
contes de fées comme nous l’avons remarqué plus haut avec les contes de
Charles Perrault .
Il convient sans doute de souligner l’extraordinaire succès de Lewis
Carroll , puisqu’ Alice au Pays des Merveilles, comme nous le rappelle Henri
Parisot12, est l’ouvrage le plus célèbre Outre-Manche après la Bible, un
livre-clé en somme! L’originalité de son écriture ainsi que la formidable
audace artistique dont Lewis Carroll a fait preuve, sont sans nul doute à la
naissance de cet immense succès.
Nous allons donc maintenant nous intéresser au contexte d’écriture de
l’œuvre pour mieux la resituer dans son époque et voir en quoi il s’agit
vraiment d’une œuvre ambivalente.
Le premier exemple concret d’une certaine ambivalence peut se
résumer à l’util isation d’un pseudonyme de la part de Lewis Carroll , qui
s’appelait en réalité Charles Dogdson. Si l’on poursuit le raisonnement
jusqu’à son terme, cela signifie que la plus grande œuvre du merveilleux qui
soit , a été écrite par un être purement fictif puisque Lewis Carroll n’existe
pas dans la réalité en tant que tel. Il est important de souligner ce trait
caractéristique de la personnalité de Lewis Carroll , car i l refusa
constamment l’identification Dodgson-Carroll . Effectivement, pour lui, sa
personnalité s’articulait en deux pans principaux avec d’un côté l’homme
privé alias Charles Dodgson et d’autre part, l’homme public Lewis Carroll .
12 Lewis Carrol l , de Henri Par isot , Paris , Seghers , (Poètes d’aujourd’hui , n°29) , 1952.
13
Ainsi l’anecdote suivante : ravie par les aventures d’Alice au Pays des
Merveilles, la reine Victoria demanda un jour qu’on lui procure l’ouvrage
suivant du même auteur ; elle reçut aussitôt le savant Traité élémentaire des
Déterminants de Charles Lutwidge Dodgson, on ne l’avait pas trompée, i l
s’agissait bien du même homme mais assurément pas du même univers…
Procédons à une rapide présentation biographique de l’homme. Lewis
Carroll alias Charles Dogson est donc né en 1832, il passe sa jeunesse dans
le Yorkshire et aime monter des spectacles de marionnettes pour ses frères
et sœurs. En 1851, il entre à l’université d’Oxford et y obtient un diplôme
de mathématiques. Il continue sa carrière comme enseignant à l’université et
est ordonné diacre en 1861. En plus de ses travaux pédagogiques sur les
mathématiques, i l se met à écrire des nouvelles dans le magazine The Train
sous le pseudonyme de Lewis Carroll . Egalement photographe, ses sujets
favoris sont des petites fil les déguisées en fée. Mais, i l dut renoncer à la
photographie vers 1880 car ses portraits de petites fil les avaient provoqué
certaines critiques dans ce contexte victorien.
Alice au Pays des Merveilles a été écrit en 1862, c’est sans aucun
doute l’œuvre majeure de Lewis Carroll . Elle est profondément ancrée dans
la société de l’Angleterre victorienne de l’époque, laquelle s’offusque de
l’ intérêt immédiat porté à l’oeuvre, ne sachant voir dans Alice au Pays des
Merveilles un conte moderne élevant l’enfant au-delà de la mièvrerie,
capable de saisir le ridicule des adultes et la prison de leurs conventions.
Initialement destinées à la jeunesse, les oeuvres de Carroll ont, depuis, su
conquérir les grandes personnes qui ne cessent d’y découvrir des messages
cachés . La petite Alice trouve encore aujourd’hui de nombreux échos chez
ses lecteurs, preuve du formidable talent d’écriture de Lewis Carroll qui
traverse les siècles et les générations. Par la suite, i l écrivit encore un
poème ludique intitulé La Chasse au Snark en 1876, et un roman en deux
volumes dont les héros sont encore des enfants Sylvie et Bruno en 1889-
1893. Parmi ses dernières œuvres figurent des jeux de logique mathématique
: Une histoire embrouillée en 1885, et Ce que la tortue dit à Achille en
14
1894. Lewis Carroll décèdera en 1898, et son œuvre lui survit encore à
l’heure actuelle.
Le quatre juillet 1862 eut l ieu un évènement capital dans la vie de
Lewis Carroll . Lors d’une promenade en barque avec les trois fil lettes
Liddell auxquelles il est très attaché - Alice âgée de dix ans à l’époque,
Edith huit ans et Lorina, treize ans - i l leur raconte alors à cette occasion ce
qui deviendra par la suite Alice au Pays des Merveilles .
I l écrira à ce propos dans son journal :
« Remonté la r iv ière jusqu’à Godston avec les t ro is pet i tes Lidel l . Nous avons pr is le thé au bord de l ’eau e t n’avons pas regagné Chris t Church avant hui t heures e t demie. »
I l écrit en face sur la page suivante de son journal :
« A cet te occasion, je leur a i raconté une his toi re fantas t ique int i tu lée Les aventures d’Al ice sous terre , que j ’a i entrepr is d’écr i re pour Alice . »
Par la suite, i l reprendra son récit à deux reprises, toujours au cours
de promenades avec les petites Liddell, courant août 1862.
Le premier manuscrit est intitulé Alice’s Adventures Under Ground
soit en français Les aventures d’Alice sous terre, parfois traduit Les
aventures souterraines d’Alice . Le ti tre va ensuite évoluer et deviendra
Alice au Pays des Elfes , puis finalement Alice au Pays des Merveilles en
juin 1864.
C’est donc à l’été 1862, pendant cette promenade en barque en
compagnie des sœurs Liddell que lui est venue l’idée de ce chef-d’œuvre,
qu’il n’a couché sur le papier par la suite, que sur insistance d’Alice
Liddell , elle- même, à qui le premier manuscrit calligraphié fut d’ailleurs
offert le 26 novembre 1864, agrémenté de trente-sept i l lustrations réalisées
par Lewis Carroll en personne.
15
C’est là un véritable phénomène de « cristallisation » avec les deux
figures emblématiques de « l’amant » et de « l’aimée », selon la définition
de Stendhal :
« Ce que j 'appel le cr is ta l l isat ion, c 'es t l 'opérat ion de l 'espr i t , qui t i re de tout ce qui se présente la découver te que l 'obje t a imé a de nouvel les perfect ions . »13
La petite Alice Liddell écoute sa propre histoire, laquelle est directement
issue de l 'esprit de Lewis Carroll – « l’amant » - qui a façonné la réalité de
« l 'aimée » - Alice Liddell - à l ' image de ses désirs pour en faire un être
idéal.
La rédaction commencera en novembre 1862 pour s’achever en février
1863. En 1865, la maison Mac Millan accepte de le publier, enrichi des
désormais célèbres il lustrations du caricaturiste Sir John Tenniel que Carroll
prend à ses frais, i l sera donc très rigoureux avec lui quant à ses exigences
pour coller au plus près de son texte. Ce fut dès la sortie de l’œuvre un
immense succès. L’ouvrage est d’abord tiré à deux mille exemplaires en juin
1865, un second tirage de cinq mille exemplaires est effectué au moment de
Noël. Et en 1866, i l publiera en fac-similé le manuscrit original qu’il avait
offert à Alice Liddell. Au fur et à mesure de son succès, ses relations se
détériorent avec la petite Alice qu’il affectionnait particulièrement, et ce du
fait de Madame Liddell qui souhaite tenir ses enfants à l’écart de l’écrivain
dans le contexte puritain de la société victorienne.
Lewis Carroll , devant le succès retentissant de son ouvrage, envisage
une suite intitulée De l’autre côté du miroir - et ce qu’Alice y trouva , qui
paraîtra en 1872, toujours enrichie des il lustrations de Tenniel. Fort de ce
nouveau succès, Lewis Carroll décida de publier en 1876 La chasse au
Snark , qui connut lui aussi une certaine gloire. La même année, Alice au
Pays des Merveilles est mis à la scène et en 1890, Carroll publie une édition
simplifiée intitulée Alice racontée aux tout-petits.
13 De l’amour, de Stendhal , 1822.
16
2.2. Spécificité de l’œuvre, le merveilleux chez Lewis Carroll
Alice in Wonderland , tel est le t i tre original en anglais. Rappelons
tout de même que to wonder signifie s’interroger, se poser des questions en
même temps que s’étonner, s’émerveiller. Telle est effectivement l’atti tude
de notre héroïne tout au long de l’œuvre majeure de Lewis Carroll .
Il nous faut maintenant définir le statut de cette œuvre plus
difficilement classable qu’on ne pourrait croire. A une époque où les
écrivains suivaient une trajectoire assez linéaire, le parcours de Lewis
Carroll est assez typique. En Angleterre au dix-huitième siècle, alors que la
tradition puritaine avait tendance à réduire les enfants lecteurs à de jeunes
cires encore malléables, on voit naître des pédagogues qui croient les
enfants dignes de lectures plus adaptées au stade de développement qui est
le leur. Lewis Carroll avec son Alice au Pays des Merveilles , s’inscrira dans
cette lignée d’écrivains. Son coup de génie a en fait consisté à réutiliser un
genre banal mais redevenu nouveau : le conte de fées.
Il en transforme à la fois la structure et le message. En effet, Alice au
Pays des Merveilles ne s’ouvre pas sur le traditionnel « Il était une fois… »,
ou plutôt « Once upon a time… » dans la version originale. Mais ce sera le
cas pour la version publiée à l’intention des tous petits en 1890. En
revanche, quand Lewis Carroll commente14 Alice à la scène en 1887, il
affirme son intention de rester dans le cadre du féerique traditionnel avec
tout son bagage animalier habituel, comme les contes de nourrice.
Avec Alice au Pays des Merveilles , Lewis Carroll participe au
renouvellement du genre li t téraire fantastique pour les enfants, par le
truchement du merveilleux. Il veut faire sauter la chape moraliste qui pesait
alors sur la l i t térature enfantine. Par delà tous les procédés du nonsense , et
le bagage féerique traditionnel, Lewis Carroll relate avant tout l’instabilité
14 Œuvres , de Lewis Carrol l , Par is , Gal l imard, 1990, (Bibl iothèque de la Plé iade) .
17
des choses, et retrouve l’essence des mythes même quand il les parodie. Il
fait éclater les cadres traditionnels et met l’imagination au pouvoir.
Lewis Carroll nous dépeint ainsi une Alice en train de devenir, de
chercher à devenir adulte, alors qu’à l’époque victorienne, les enfants
étaient le plus souvent considérés soit comme des êtres totalement différents
des adultes, soit au contraire comme des adultes en réduction, des adultes
miniatures.
On ne saurait mieux caractériser cette oeuvre qu’en reprenant les
propos de Jean Gattégno15 qui dit en substance que Lewis Carroll util ise
comme thème, le merveilleux, comme structure, le rêve et comme ton, le
comique. Il fait comme l’enfant en train de jouer, i l crée un monde de
fantaisie qu’il prend très au sérieux. Et pourtant, i l entretient un rapport
assez ambigu avec ce genre du merveilleux. Ce n’est effectivement pas
vraiment une innovation de faire se rencontrer une fil lette et un lapin qui
parle anglais, cette situation relève plutôt du merveilleux universel. Son
innovation se situe dans le regard que prête Lewis Carroll à son héroïne et
qui fait d’elle moins une participante, qu’une observatrice du monde
féerique dans lequel elle a pénétré. Alice multiplie les remarques soulignant
sa surprise devant les évènements dont elle est témoin, les personnages
qu’elle rencontre et tous les discours qui lui sont tenus. Un postulat
essentiel du merveilleux est ici ébranlé : tout ce qui se déroule dans le conte
est naturel. L’insolite est donc étranger au merveilleux et au conte de fées
et i l est pourtant redondant dans Alice au Pays des Merveilles .
Nous retrouvons cependant les mêmes thèmes et les images déclinées
depuis des siècles dans le bagage merveilleux : la traversée du miroir, la
plongée dans le lac et surtout, l’inquiétude du carrefour, la croisée des
chemins… Au cours de cet été 1862, c’est en bordure d’une rivière, et plus
précisément de l’Isis que Lewis Carroll commence à conter les aventures
15 L’univers de Lewis Carrol l , de Jean Gat tégno, Par is , José Cort i , (Rien de commun), [1970], nouv. éd . en 1990.
18
d’Alice. Pierre Brunel16 nous indique que c’est précisément l’eau qui suscite
ici, comme jadis la déesse du même nom, les multiples métamorphoses qui
formeront la matière principale du récit , on retrouve ici la matrice de l’eau
originelle et créatrice.
2.3. Le Nonsense
« Je cra ins for t de n’avoir recherché d’autre sens que le nonsense ! Quels que soient les sens acceptables que l ’on t rouve à ce l ivre , je les accepterai avec jo ie . »17
Le texte d’Alice au Pays des Merveilles est parcouru d’une logique de
l’absurde qui a permis toutes les fantaisies pour mettre en place ce fameux
nonsense . Le mot apparaît en 1614 et voici sa définition dans l’Oxford
English Dictionnary :
« Nonsense : ce qui n’es t pas du sens ; mots qui n’ont pas de sens ou qui cont iennent des idées absurdes . »
Lewis Carroll fut d’ailleurs qualifié de « surrealist in nonsense » par
André Breton18 en 1924. Il souligne que :
« Le nonsense t i re son importance du fa i t qu’ i l const i tue pour lu i la solut ion vi ta le d’une contradic t ion profonde entre la foi e t l ’exercice de la ra ison, entre la conscience poét ique e t les r igoureux devoirs profess ionnels . »19.
On note dès lors une attention portée à un procédé lit téraire auquel on
a gardé en français la dénomination anglaise : le nonsense faute de pouvoir
le traduire. Il s’agit bien là d’un style d’écriture pour lequel le français se
refuse à inventer un nom.
Le nonsense , ou l’absurde pourrait-on dire, reste un des grands
ressorts de la poésie dadaïste et surréaliste. Ce qui signifie clairement que
16 Le mythe de la métamorphose, P ierre Brunel , Par is , José Cort i , (Les Massicots) , 2004. 17 Lewis Carrol l , d’Henri Par isot , Par is , Seghers , (Poètes d’aujourd’hui , n°29) , 1952. 18 Œuvres , de Lewis Carrol l , Par is , Gal l imard, 1990, (Bibl iothèque de la Plé iade) , p . XVII . 19 Anthologie de l ’humour noir , d’André Breton,Par is , Le Livre de Poche, (Plur ie ls , 2739) , 1970.
19
l’esprit mis en présence de toute espèce de difficulté peut trouver une issue
idéale dans l’absurde. Carroll introduit donc audacieusement l’absurde et le
magique dans la vie quotidienne. Il s’agit là de l’alliance très particulière et
non moins réussie de la logique et de l’onirisme, puisque les faits
psychologiques sont traités comme des faits objectifs. Le non-existant, les
animaux qui parlent, les êtres humains dans des situations impossibles, tout
est finalement considéré comme admis et le rêve n’est donc pas troublé.
Il est aujourd’hui indéniable que ce livre de Lewis Carroll consacra
l’un des temps forts de la l i t térature du dix-neuvième siècle, c’est-à-dire la
l i t térature de l’absurde et du nonsense , préétablie en 1858 par un autre poète
dessinateur anglais, Edward Lear et son Book of Nonsense.en 1846.
Cependant, Lewis Carroll a toujours nié une quelconque filiation ou
influence de Lear sur son œuvre.
On trouve dans le texte de Lewis Carroll une expérience du rêve qui
permet peu à peu au lecteur de quitter l’expérience du terrain et de la
réalité-nous approfondirons ce point dans la troisième partie de notre étude-,
et ce grâce à des invraisemblances touchant au temps et à l’espace, ainsi
qu’à la logique. Dans sa Logique du sens, Gilles Deleuze souligne le fait
que :
« La place pr ivi légiée de Lewis Carrol l v ient de ce qu’ i l fa i t le premier grand compte, la première grande mise en scène des paradoxes du sens , tantôt les recuei l lant , tantôt les renouvelant , tantôt les inventant , tantôt les préparant . »20
Les nombreux effets comiques issus de ces paradoxes de sens,
permettent aussi au lecteur d’accepter le passage vers ce monde carrollien si
particulier, de pénétrer dans le Pays des Merveilles, le tout en rendant
possible une complicité progressive avec l’auteur. Lewis Carroll introduit en
effet un échange tacite avec son lecteur, puisque peu à peu, au fil des idées
farfelues et des jeux de mots, le lecteur finit par bannir tous ses jugements
objectifs et finit par accepter ce monde qu’il aurait rejeté, le considérant
20 Logique du Sens , Gi l les Deleuze, Par is , Minui t , (Cri t ique) , 1969, p . 7 .
20
trop absurde si l’auteur lui avait demandé d’y croire d’emblée. Car nous
allons voir que Lewis Carroll transgresse allègrement et avec extravagance
les lois de l’objectivité.
Le nonsense traduit sans aucun doute le refus du monde de la part de
Lewis Carroll , i l se trouvait en porte-à-faux par rapport à l’environnement
dans lequel i l vivait , et cette util isation du nonsense lui permet de
s’exprimer en toute liberté, sans licence. L’utilisation de ce procédé du
nonsense révolutionne quelque peu la logique traditionnelle, les règles
habituelles de constitution du récit . Par le biais du nonsense, le principe du
jeu fait recette dans son œuvre, i l a sans cesse recours à la dimension
ludique du langage, tout en utilisant toutefois un langage d’adulte. En ceci,
je veux dire à l’instar de Walter de la Mare qu’Alice au Pays des Merveilles
est :
« Le seul l ivre de nonsense écr i t pour les enfants qui ne soi t jamais enfant in . »
Dans Alice au Pays des Merveilles , Lewis Carroll nous enseigne tout autant
que son héroïne. Il veut faire retrouver à l’adulte l’enfant qui sommeille en
lui et sa toute-puissance imaginative.
Comme le rapporte aussi Christian Renaut :
« Rien n’avai t vra iment de sens pour Alice , tous les personnages qu’el le rencontra i t avaient des comportements é tranges contre lesquels e l le s’ insurgeai t . »21
En fait , tout ce qui paraît étrange et absurde à Alice constitue une vision
enfantine d’un monde d’adultes décrié par Lewis Carroll .
Et pourtant, le nonsense ne peut être caractérisé par les adjectifs
i l logique , ou encore irrationnel , ce qui présuppose l’existence d’une norme
poétique rationnelle ou logique. Ces adjectifs risqueraient de faire perdre de
vue que si le nonsense est assimilé à l’absurde, i l n’en est pas moins
21 De Blanche-Neige à Hercule , 28 longs métrages d’animation des Studios Disney, de Chris t ian Renaut , Par is , Dreamland, 1997.
21
cohérent. N’oublions pas que Charles Lutwidge Dodgson était un grand
logicien en son temps, i l a écrit de nombreux ouvrages de logique et a mené
de multiples travaux dans ce domaine. Lewis Carroll offre systématiquement
à son lecteur la possibilité de faire basculer le récit du côté du sens, mais du
sens caché. Dans cette perspective, le nonsense est alors un adjuvent du
raisonnement logique.
« Le nonsense es t à la fois ce qui n’a pas de sens , mais qui , comme, te l , s ’oppose à l ’absence de sens en opérant la donat ion de sens . »22
Dans cette perspective adoptée par Gilles Deleuze, le « non-sens » n’est
donc pas meaningless , mais bien Nonsense. Plutôt que de le définir par la
négative et lui affecter une signification de l’absurde qui se résume à
l’absence de sens, i l vaut donc mieux entendre le nonsense comme, au
contraire, une surdétermination de sens qui affecte la vision des personnages
et contamine ensuite celle des lecteurs qui vont alors hésiter entre plusieurs
interprétations. Lewis Carroll introduit donc par le nonsense une dimension
ludique et créatrice de multiples sens parallèles d’une incroyable richesse en
somme.
Le nonsense se situe à mi-chemin entre la logique et le comique. C’est
la projection claire de l’inconscient particulièrement riche de Lewis Carroll
qui faisait naître dans son imagination toutes sortes de créatures loufoques.
Lewis Carroll a recours au nonsense comme un élément unificateur d’un
nouveau type de texte où il introduit cette kyrielle de créatures loufoques.
Le nonsense naît d’un décalage, d’une distance décelable entra l’attente crée
par la question posée et la solution qu’apporte effectivement la réponse
entre Alice et les personnages peuplant le Pays des Merveilles.
L’atmosphère génialement absurde mêle un humour tordu avec un
nonsense savoureux. Les jeux de mots (rendus en français) sont légion
comme par exemple :
22 Logique du sens , de Gi l le Deleuze, Par is , Minui t , (Cri t ique) , 1969.
22
« Les dif férentes par t ies de l ’ar i thmétique : Ambit ion, Dis tract ion, Laidif icat ion, e t Déris ion. »23
Le nonsense passe aussi par l’usage de mots-valises si chers à Lewis
Carroll . Jan Svankmajer reprend d’ailleurs ce procédé en se l’appropriant à
travers des toves ou des « images-valises » à l’instar des mots-valises
util isés par Lewis Carroll . Ainsi on retrouve des squelettes de créatures
imaginaires et habillées qui s’animent.
Les occurrences liées au phénomène du Nonsense sont légion dans le
texte de Lewis Carroll , nous n’allons pas citer tous les passages, ce serait
trop long mais relever ici quelques faits marquants ou qui reviennent le plus
souvent au fil du texte :
Ce n’est déjà pas le fait que le lapin parle, qui l’étonne mais le fait
qu’il regarde sa montre, c’est le point de départ de ces aventures qui vont
être rythmées par sa curiosité :
« Cela n’avai t r ien de par t icul ièrement remarquable , […], cela lu i sembla tout naturel , […], tout à coup l ’ idée lu i é ta i t venue qu’el le n’avai t jamais vu de lapin pourvu d’une poche de gi le t . »24
« Quel le idée de fa i re la révérence quand on es t dans le v ide ! »25
Alice ne fait finalement jamais rien d’autre que s’étonner.
« Alice avai t te l lement pr is l ’habi tude de s’a t tendre à des choses extravagantes , qu’ i l lu i para issai t ennuyeux e t s tupide de voir la v ie cont inuer de façon normale »26
« Ca aura l ’a ir fameusement drôle d’envoyer des cadeaux à ses propres pieds ! Monsieur Pied Droi t d’Al ice , à Devant-de-Foyer , Près Garde-Feu, (avec les mei l leures amit iés d’Al ice) . »27
23 Edi t ion Gal l imard, p . 131, chapi t re 9 . 24 Ib id . , p . 18, chapi t re 1 . 25 Ib id . , p . 20, chapi t re 1 . 26 Ib id . , p . 27, chapi t re 1 . 27 Ib id . , p . 30, chapi t re 2 .
23
Le Nonsense l’enveloppe et dans l’atmosphère du Pays des Merveilles
et l’embarque dans des aventures délirantes. Ainsi, elle va se retrouver
baignant dans une mare de larmes28, ses propres larmes ! Cette image est
particulièrement bien exploitée et retranscrite dans nos versions
cinématographiques, où une réelle tempête et un raz de marée prennent vie
chez Walt Disney, et chez Jan Svankmajer, elle manque de se noyer.
De manière générale, les personnages loufoques peuplant le Pays des
Merveilles concourent à la mise en place de ce Nonsense , en créant une
atmosphère relativement absurde et extrême. Ainsi au chapitre 6, la
rencontre avec le valet poisson en pied de livrée et le valet-grenouille est
des plus étonnantes et relève li t téralement du procédé du Nonsense par toute
le force de l’absurdité comique dégagée par la situation.
3. L’adaptation cinématographique
Nous allons pouvoir présenter et comparer ici les deux réalisateurs
que sont Walt Disney et Jan Svankmajer tant dans leur approche de
l’adaptation que dans leur rapport au merveilleux. Et dans le même temps, i l
sera indispensable d’analyser leurs deux œuvres concernant Alice qui nous
intéressent tout particulièrement.
Avant toute chose, i l faut bien préciser qu’au contraire de la démarche
de Walt Disney, Jan Svankmajer n’a pas adapté à proprement parler
l i t téralement l’œuvre de Lewis Carroll Alice au Pays des Merveilles . I l dit
lui-même s’en être inspiré très librement et donne d’ailleurs à son film
d’animation un titre différent du titre originel, pour mieux s’en démarquer,
puisqu’il s’agit du titre éponyme d’Alice tout simplement. Toutefois, on
peut y retrouver des éléments propres à Lewis Carroll qu’il semble
intéressant d’analyser et de mettre en perspective dans une étude sur le
merveilleux.
28 Edi t ion Gal l imard, p . 29 , chapi t re 2 .
24
3.1. Le personnage et l’univers de Jan Svankmajer
Jan Svankmajer est de nationalité tchèque. Il est né à Prague en 1934.
Après des études à l’Ecole Supérieure des Arts Décoratifs de 1950 à 1954
puis la Faculté de Théâtre des Beaux-Arts de Prague sur la marionnette, i l
découvre le cinéma. Sa filmographie débute avec la réalisation de son
premier court métrage en 1964, Le Dernier Truc de Monsieur Schwarzewald
et de Monsieur Edgar . A partir de là, Jan Svankmajer devient aussitôt l’un
des maîtres absolus du genre influençant véritablement par la suite de futurs
réalisateurs comme Tim Burton ou les Frères Quay. Son travail de
dessinateur et de plasticien a en partie nourri celui du cinéaste, notamment
dans ses choix de volumes et d’objets.
Fortement empreinte de surréalisme, son œuvre rappelle aussi
beaucoup l’univers de Jérôme Bosch, par certains côtés étranges et
morbides, un monde de pâte à modeler et d’objets tout à la fois fantastique,
inquiétant et drôle… Il est assurément fortement fasciné par l’univers des
marionnettes, des décors et des dispositifs en trompe-l’œil. Et par
l’intermédiaire de ces techniques variées, i l vise à mettre à nu le
fonctionnement du désir. C’est pourquoi il s’associe aux pratiques des
surréalistes pragois et va dorénavant participer aux activités du groupe
surréaliste pragois dans les années soixante-dix. Dans son parcours
cinématographique, i l est influencé par toute la scénographie théâtrale puis
par l’univers des marionnettes.
Dans Alice , Jan Svankmajer opère de subtils décalages en insistant
particulièrement sur le côté onirique de l’histoire. Alice appartient à sa
mythologie personnelle, i l tournait autour de ce roman depuis un certain
temps, preuve en sont ses films précédents constituant un triptyque avec
Jabberwocky en 1971, Dans la cave en 1983 et Alice en 1988 . Ces trois
films ont en commun les thèmes du jeu, la magie de l’imagination et de
l’enfance, le mélange de la réalité et du rêve où Svankmajer évoque lui-
même ses propres souvenirs :
25
« Je ne fa is que développer mes jeux d’enfant . Toute ma vie , je cherche e t je découvre une sor te de monde a l ternat i f . »29
Jan Svankmajer a choisi de rendre cette atmosphère cauchemardesque
à l’écran. Pour cela il a eu recours à des couleurs froides et à des teintes
sombres. C’est un créateur exceptionnel car i l englobe tous les arts
plastiques, les marionnettes, la céramique pour rendre une atmosphère
angoissante et peu accueillante. Tout baigne dans l’ombre à l’exception
peut-être du visage d’Alice souvent surexposé. En général, les animaux du
Pays des Merveilles paraissent effrayants.
Dans Alice, Jan Svankmajer nous propose plusieurs niveaux de
visionnement et de lectures différentes. Dès le début, le ton est donné par
cette bouche qui interpelle le spectateur pendant le générique. Ainsi débute
le film de Svankmajer par une ironie mystérieuse:
« Alice se di t en e l le-même/ Alice se di t en e l le-même/ Je vais vous montrer un f i lm/ Un f i lm pour les enfants / Peut-ê t re / Peut-ê t re s i on se f ie au t i t re / Pour ça i l faut fermer les yeux/ Car sans cela vous ne verrez r ien du tout . »
Dans son film, Jan Svankmajer se permet aussi une certaine liberté par
rapport au texte : on observe ainsi l’absence du chat de Cheschire, du
griffon, de la tortue, du dodo, de la duchesse. D’autre part, i l ne reprend pas
la totalité du récit , transposant neuf chapitres sur les douze de Carroll : soit
les chapitres 1, 2, 4, 5, 6, 7, 8, 11, 12.
3.2. La féerie Walt Disney à l’œuvre dans Alice au Pays des
Merveilles
Commençons par une rapide présentation de Walt Disney et de son
parcours. Walter Elias Disney est né le 3 décembre 1901. En 1919, il trouve
un emploi dans l’agence de publicité Presmen-Rubin aux Etats-Unis. Il va y
rencontrer Ubbe Ert Iwerks et va fonder avec celui-ci la compagnie 29Le cinéma tchèque e t s lovaque , de Jean-Loup Passek, t rad. Marie-Paule Wellner-Posposi l , Par is , Edi t ions du Centre Georges Pompidou, (Cinéma-Plur ie l) , 1996.
26
« Iwerks-Disney Commercial Artists ». Mais c’est un véritable échec,
Disney va rejoindre les rangs de la Kansas City Film en 1920. Il s’agit d’une
société réalisant des petits fi lms d’animation assez rudimentaires. Mais il
décide à nouveau de se mettre à son compte lorsqu’il décroche un contrat
pour une douzaine de courts-métrages d’animation.
En 1923, Walt Disney fonde avec son frère les Disney Brother Studios
et lance une nouvelle série qui mêle prises de vues réelles et animation, ce
sont les Alice’s Comedies . En 1927, il propose de nouvelles aventures :
Oswald le Lapin . En mars 1928, contraint de céder les droits d’Oswald au
producteur Charles Mintz, c’est plein d’amertume que Walt Disney demande
à Ub Iwerks de concevoir un nouveau personnage, Mickey Mouse est né ! Le
30 juillet 1932, Flowers and Trees est le premier dessin animé en couleurs
de l’histoire. Toujours précurseur, c’est en 1937 qu’il crée l’évènement
avec le premier long métrage d’animation Blanche-Neige et les sept nains .
Puis vient Fantasia en 1940, un film révolutionnaire dont l’objectif est de
donner une signification picturale à des morceaux de musique classique.
Pendant la guerre, les Studios Disney vont produire des courts-métrages de
propagande. Et dès 1950, les affaires reprennent avec l’adaptation d’un
grand conte de fées Cendrillon , bien que la guerre ait affaibli la firme
Disney.
L’année suivante en 1951, c’est Alice au Pays des Merveilles qui voit
le jour après dix longues années d’hésitation et de travail sur le projet. Walt
Disney hésitait en effet sur le moyen le plus approprié, i l souhaitait au
départ reprendre le procédé mélangeant actrice, et animaux et décors
dessinés comme dans ses séries d’Alice’s Comedies en 1923 où scènes
d’animation et prises de vues réelles étaient mêlées. Il avait d’abord
demandé à Aldous Huxley de lui écrire le scénario, et ce sont finalement
quelques treize auteurs qui contribueront à l’élaboration de ce scénario, tout
en reprenant certains passages originaux de Huxley. Walt Disney affirmait à
propos de ses films :
27
« Je ne fa is pas des f i lms que pour les enfants . Je m’adresse à l ’ innocence enfant ine . Le pire d’entre nous n’en es t pas dépourvu, s i profondément enfouie soi t -e l le . Par mon t ravai l , je m’adresse à cet te innocence, j ’essaie de l ’a t te indre . »30
En matière de réception, Walt Disney ne souhaite donc pas se
cantonner uniquement au public enfantin, même si dans les faits, c’est plutôt
ce qu’il advint. De nombreux films dont le succès perdure encore
aujourd'hui, vont voir le jour après Alice au Pays des Merveilles : La Belle
au bois dormant , Les cent un Dalmatiens . . . Et son empire lui survit avec
Aladdin, Tarzan.. . Sa filmographie complète figure en annexes.
La version d’Alice au Pays des Merveilles a commencé par une étude
des il lustrations de Tenniel qui avait i l lustré la version originale de Lewis
Carroll . Très vite, Walt Disney et son équipe se sont rendus compte que
l’abondance du trait de Tenniel ne donnerait rien d’autre à l’écran que des
dessins irréguliers et fouillis. Walt Disney considérait en effet à propos de
son adaptation que :
« Les t ra i ts de notre Alice sont p lus juvéni les que ceux de l ’époque vic tor ienne. Nous l ’avons fa i te moins t rapue. Ses cheveux sont moins f lous e t p lus compacts dans notre por tra i t . Si ses vêtements sont quasiment ident iques , les chausset tes de notre Al ice sont unies e t non rayées , ceci af in d’économiser le temps passé à dess iner a ins i que pour des ra isons l iées au Technicolor . »31
3.3. Le problème de l’adaptation
Toute adaptation passe par une réécriture qui présuppose une lecture
dans laquelle s’inscrit le mode d’appropriation spécifique d’un individu.
C’est la raison pour laquelle chaque adaptation est unique. Mais cette
démarche pose plusieurs problèmes.
30 Walt Disney, la face cachée du pr ince d’Hollywood , de Marc El io t , Par is , Albin Michel , 1993, p . 9 . 31 De Blanche-Neige à Hercule , 28 longs métrages d’animation des Studios Disney , de Chris t ian Renaut , Par is , Dreamland, 1997.
28
En premier lieu, nous allons aborder le problème soulevé par la
réécriture du texte. Celle-ci donne en effet naissance à une œuvre, que l’on
pourrait qualifier de secondaire car inspirée d’une œuvre originelle, et
pourtant, i l s’agit bien là d’une œuvre en tant que telle. Il faut alors
considérer les choses sous un angle différent en admettant que les
différentes adaptations correspondent à des lectio diverses d’une même
structure imaginaire, dont l’oeuvre de Lewis Carroll , Alice au Pays des
Merveilles , forme la base, le point de départ. Ces différentes lectio
instaurent des rapports d’échange entre les imaginaires individuels et
collectifs.
Il ne s’agit pas non plus d’une simple traduction d’un langage à un
autre langage mais bien d’un système spécifique à chaque fois. Jeanne-
Marie Clerc souligne sur ce point que :
« I l faut s ’ in téresser aux in teract ions complexes qui ont l ieu par le b ia is du nouveau médium iconique, environnemental , socia l e t cul ture l . »32
Ces multiples interactions constituent le système spécifique en question. Il
n’est alors plus question de trahison dans la transposition puisque cette
transposition est régie par des règles propres qui diffèrent du système
initial .
Le scénario d’Alice a été dessiné et travaillé avec une précision
technique soignée. Jan Svankmajer a ensuite écrit un nouveau scénario,
séquence après séquence, directement en fonction des accessoires, des
objets, de l’environnement, de l’ambiance générale. Et c’est ce deuxième
processus de création qui a permis de rendre véritablement l’idée profonde
du film. Ce problème de la réécriture est inhérent à toute démarche
d’adaptation, puisqu’il y a le risque de la transposition.
Cette transposition instaure un certain rapport au texte puisqu’elle
suppose un exercice délicat qui consiste à transposer les inventions
32 L’adaptat ion c inématographique e t l i t téraire , de Jeanne-Marie Clerc e t Monique Carcaud-Macaire , Par is , Kl incksieck, 2004, (Col lect ion 50) , p . 12.
29
l i t téraires en inventons visuelles. Ces inventions visuelles vont donner un
autre cachet à l’œuvre. Il faut reprendre aussi le fameux proverbe italien :
« Traduttore, Traditore », mais cette traduction permet un passage, une
transmission, une naissance, une nouvelle œuvre qui soit la plus fidèle
possible à l’esprit général du texte.
Néanmoins, cette traduction suppose aussi une interprétation.
L’interprétation concerne aussi le cinéaste puisque nous cherchons à définir
comment chaque réalisateur reçoit l’œuvre et se l’approprie avec sa
subjectivité et sa personnalité. Il faut tout de même reconnaître que Walt
Disney dans son film, n’a pas vraiment saisi l’esprit même du livre… Il a
repris les personnages, l’héroïne et les aventures, on retrouve là les parfaits
ingrédients du film disneyen, mais il est totalement passé à côté de tout le
travail l inguistique présenté par Lewis Carroll , i l faut reconnaître que tous
les jeux de mots et de syntaxe sont assez fastidieux à faire passer à l’écran.
Le tout est enraciné dans une tradition britannique particulièrement difficile
à reproduire dans un dessin animé.
Les images peuvent cependant prendre le dessus par rapport au texte.
On ne parlera alors plus de lecture du texte mais de lecture d’images.
Jan Svankmajer a conçu son tournage en se laissant une réelle marge
de manœuvre. Afin d’obtenir cette latitude, i l a util isé deux caméras. De ce
fait , i l disposait ainsi de plusieurs solutions possibles lors du montage.
Etant donné que les tournages d’animations et ceux de prises de vues réelles
étaient dissociés, i l a dû filmer en entrecoupant le tournage réel par celui de
l’animation. Mais cette contrainte a posé quelques problèmes puisque à la
fin du tournage global, lequel dura quand même un an, Kristina avait
grandi… Sans compter que ce tournage ne fut sans doute pas une partie de
plaisir pour la fil lette.
30
Deuxième partie : L’adaptation cinématographique
d’Alice au Pays des Merveilles et ses enjeux.
1. Caractéristiques des adaptations choisies.
1.1. La Prépondérance des objets.
Jan Svankmajer a créé un univers où les objets s’animent jusqu’à
devenir eux-mêmes des personnages à part entière au même titre qu’Alice,
on peut alors parler d’ « actants ». Ils vont accompagner et orienter son
évolution au travers du Pays des Merveilles. Il s’agit bien là d’un « cinéma
d’animation » au premier sens du terme puisque Jan Svankmajer anime et
donne vie à des objets qui en sont dénués. C’est une lecture possible du
merveilleux qui inverse tous les repères habituels.
Il prend aussi plaisir à donner vie sous nos yeux à des objets salis,
usagés, abîmés, déglingués. Inspiré par l’esthétisme surréaliste, i l pénètre et
dévoile les mystères dissimulés à la surface des choses. Il fait perdre aux
objets leur fonction normale, comme dans un rêve, et dans un nouveau
rapport à une union assez incongrue, i l les transforme alors à l’infini en
quelque chose de nouveau , une sorte de détournement ludique comme dans
les rêves.
Il faut noter une omniprésence de ces objets, laquelle est sans doute la
plus marquée chez Jan Svankmajer. Nous pourrions quasiment affirmer que
les objets chez lui sont des personnages à part entière, tant i ls sont animés
d’une force dramatique intense. Jean Epstein nous dit dans Bouche à
Bouche 33:
« A l ’écran i l n’y a pas de nature morte , les objets ont des a t t i tudes . »
33 Bouche à Bouche, de Jan e t Eva Svankmajer , Montreui l , L’Oeil , 2002.
31
C’est de ces atti tudes dont nous parlons car ici, les objets sont
quasiment des actants. Les objets sont en effet omniprésents : bocaux,
couvercles et ustensiles de dînette… Il ranima d’anciennes marionnettes de
théâtre, des meubles écaillés, des ustensiles de cuisine, des repas entamés…
Tout cet assemblage d’éléments disparates oscille en permanence à la
frontière du réel et de la fiction. Le rapport d’Alice à tous ces objets est
déterminant. Jan Svankmajer relie son choix surréaliste à ce rapport très
particulier aux objets, comme un écho du maniérisme pragois, ainsi i l
affirme :
« Les obje ts ont toujours é té pour moi plus vivants que les hommes. Les objets recèlent les act ions dont i l s ont é té témoins . »34
I l se dit effectivement surréaliste mais surréaliste « sarcastique » à la
différence d’André Breton, qu’il qualifie de surréaliste « lyrique », une
vision plutôt corrosive en somme. Et pourtant, Jan Svankmajer ne théorise
pas sur sa pratique cinématographique :
« Les spécial is tes en peinture , en écr i ture , en théor ie , en c inéma, e t ar ts décorat i fs ne sont que des profess ionnels du confor t in te l lec tuel . »35
I l insiste sur cet aspect de son travail , puisqu’il se conçoit d’abord
comme membre du groupe surréaliste pragois, aux activités duquel i l a
activement pris part dès les années soixante-dix suite à sa rencontre avec
Vratislav Effenberger, le chef de file de ce mouvement. L’itinéraire
cinématographique de Jan Svankmajer est alors tout entier rattaché à ce
choix qu’il explique et justifie sans cesse. Tous ses travaux de plasticien et
de dessinateur ont en partie nourri et alimenté ceux du cinéaste, notamment
dans le choix des volumes et des objets. C’est en fait un cinéaste logicien, i l
énonce ses règles en même temps qu’il les applique.
Jan Svankmajer applique avec ses objets un principe d’emboîtement,
sorte d’équivalent du principe li t téraire de Lewis Carroll qui lui, emboîte les
34 Cahier de notes sur Al ice Pascal Vimenet , Par is , Les Enfants de Cinéma- Yel low Now, [S. d . ] . 35 Op. c i t .
32
récits dans le récit . Alice est un film qui représente une histoire à tiroirs, et
ce dans tous les sens du terme comme nous le montre son interprétation.
1.2. L’importance des sens
Dans les langues savantes, on rencontre le pluriel mirabilia dont la
racine mir implique quelque chose de visuel. Au départ est le regard. Les
choses existent à partir du moment où Alice pose ses yeux sur elles. Elle a
donc un regard lit téralement démiurge.
Jean Gattégno explique dans son Introduction au volume de la
Pléiade :
« Aussi paradoxal que cela puisse paraî t re , Alice , du seul fa i t de son appar i t ion dans un monde qui ne l ’a t tendai t pas , en devient le centre réel . Passant d’une scène à une autre , Alice donne une impress ion de créer , p lutôt que de découvrir , chacun des épisodes de ses aventures . »36
Nous réalisons donc l’importance significative des sensations de
l’héroïne dans cette déambulation de scène en scène. Il est bien ici question
de la représentation de la personnalité enfantine et de sa construction à dans
le temps, en se confrontant à l’environnement ambiant. Qu’il s’agisse, du
regard, de l’ouïe, de l’odorat où même du goût et du toucher, toutes les
évolutions du récit ont l ieu suite à une modification de ces sensations.
« Tout arr ive à Alice e t tout se comprend par e l le . »37
Nous mesurons ici combien Alice est créatrice de ses propres
aventures, par sa curiosité.
Ces deux versions cinématographiques relèvent d’un long processus
de création qui active des valeurs psychologiques, comme des images des
rapports des réalisateurs à l’œuvre choisie. Tous les sens sont aussi
mobilisés. 36 Œuvres , de Lewis Carrol l , Par is , Gal l imard, 1990, (Bibl iothèque de la Plé iade) , p . LXIV. 37 « Pour Lewis Carrol l » , de Jean Gat tégno, in Cahiers de L’Herne d’Henri par isot , 2 è m e éd . , 1972, p . 38.
33
Svankmajer ajoute à l’efficacité émotionnelle obtenue par les effets
visuels et sonores, des effets tactiles à travers la manipulation des objets
notamment.
« Je me rends tout le temps compte que le toucher pourra i t jouer le rô le important en tant que régénérateur de la sensibi l i té. »38
Le goût intervient dans les séquences relatives à la potion contenue
selon les cas dans une petite bouteille ou un flacon. L’ingestion de cette
boisson constitue une réelle curiosité gustative pour Alice va ainsi de
découvertes en découvertes :
« Le contenu lu i parut for t agréable , en fa i t , cela rappelai t à la fo is la tar te aux cer ises , la crème renversée , l ’ananas , la dinde rôt ie , le caramel . »39
Le regard intervient sans cesse, c’est en effet par lui qu’Alice
appréhende son nouvel environnement dont elle ignore tout. Elle va en
prendre connaissance par le retour de ses sens. Sa sensibilité lui sert donc
de lien essentiel pour évoluer dans l’espace du Pays des Merveilles.
2. L’identité
Un pan de la critique considère Alice au Pays des Merveilles comme
un ouvrage très sérieux traitant de la quête de la personnalité et de
l’instabilité de l’identité. Le récit traduirait les peurs refoulées de l’enfance
et notamment la peur de grandir, ce qui expliquerait les multiples
changements de taille d’Alice dans un environnement froid et hostile. Le
rêve d’Alice serait ni plus ni moins un cauchemar, dans lequel Alice est en
proie à une réelle interrogation concernant son identité.
38 Le cinéma tchèque e t s lovaque , de Jean-Loup Passek, t rad. Marie-Paule Wellner-Pospis i l , Par is , Edi t ions du Centre Georges Pompidou, (Cinéma-Plur ie l) , 1996, p . 177. 39 Edi t ion Gal l imard, p . 24 , chapi t re 1 .
34
2.1. Dislocation du corps
Nous pouvons ici aborder la question des processus d’absorption,
ingestion, intégration par lesquels Alice est amenée à se transformer et son
corps peu à peu se disloque jusqu’à ce qu’elle ne se reconnaisse plus elle-
même… Cette dislocation est intimement liée au problème identitaire
puisque l’intégrité de la personne est alors ébranlée. Le corps dans sa
matérialité et sa trivialité est directement évoqué. Dans Alice au Pays des
Merveilles , on retrouve de nombreuses occurrences concernant ces
séquences d’agrandissement ou de diminution liées à un processus
d’absorption ou d’ingestion de substances. En voici des exemples relevés au
long du récit de Lewis Carroll :
Chapi t re 1 : p . 23 pet i t f lacon avec l ’ inscr ip t ion BOIS MOI , Al ice se met à rapet isser , p . 26 gâteau qui la fa i t grandir .
Chapi t re 2 : p . 34 e l le d iminue quand e l le touche l ’éventai l du lapin e t met son gant .
Chapi t re 4 : p .55, boutei l le dans la chambre du lapin , Al ice se met à grandir , p . 62, les cai l loux se t ransforment en gâteaux qui font rapet isser Alice pour sor t i r de la maison du lapin .
Chapi t re 5 : p . 74 Changements de ta i l le consécut i fs à l ’absorpt ion de morceaux de champignon sur les consei ls de la cheni l le .
Chapi t re 6 : p . 92 Rapet issement avant d’a t te indre la maison du lapin .
Chapi t re 11 : p . 152, e l le se met à grandir pendant la tenue du procès .
Elle est assez décontenancée par ces changements de taille incessants,
ainsi l’explique-t-elle à la chenille :
« Je suis incapable de me rappeler les choses comme avant… et je change de ta i l le touts les d ix minutes ! »
35
« Oh ! Je ne suis pas te l lement di f f ic i le pour ce qui es t de la ta i l le , répondi t v ivement Al ice . Ce qu’ i l y a d’ennuyeux c’es t de changer de ta i l le s i souvent , voyez-vous . »40
Nous pouvons ici souligner une analogie qui nous semble intéressante
puisque, la croissance de la fil lette peut être mise en perspective avec la
croissance d’une plante qui a besoin d’éléments vitaux pour se développer.
Nous sommes ici dans le chapitre le plus végétal d’Alice au Pays des
Merveilles. Ce passage est nettement traduit chez Walt Disney, où nous nous
trouvons immergés à la suite d’Alice dans une forêt luxuriante, où le vert
prédomine.
Alice a plusieurs raisons de ne pas vouloir grandir, puisque la
croissance débouche sur une contestation de l’intégrité et de l’identité
corporelle. Et dans le même temps, elle exprime à plusieurs reprises un fort
désir d’intériorité :
« Oh ! Que je voudrais pouvoir rentrer en moi-même comme une longue-vue ! »41
« Voilà que je m’al longe comme la p lus grande longue-vue qui a i t jamais exis té ! Adieu, mes pieds » (car , lorsqu ‘e l le les regarda, i l s lu i semblèrent presque avoir d isparu , tant i l s é ta ient lo in) . « Oh, mes pauvres pet i ts p ieds ! Je me demande qui vous mettra vos bas e t vos soul iers à présent , mes chér is ! Pour moi , c’es t sûr , j ’en sera i incapable ! Je sera i beaucoup t rop lo in pour m’occuper de vous : i l faudra vous arranger du mieux que vous pourrez… »42
Nous retrouvons ici l’un des motifs essentiels du genre merveilleux, à
savoir la notion de désir ainsi que la nécessité de cet espace
d’intériorisation que l’on a évoquée dans la première partie.
Dans ses obsessions alimentaires, Alice est véritablement traversée de
cauchemars qui concernent le fait d’absorber ou d’être absorbé, la dualité
corps-langage, et manger-parler transparaît ici . Par ailleurs, nous
remarquons un changement d’orientation qui s’opère à partir du chapitre 4
jusqu’au chapitre 7. En effet dans ces chapitres, l’action de boire a
40 Edi t ion Gal l imard, p . 69 e t 73 , chapi t re 5 . 41 Ib id . , p . 23, chapi t re 1 . 42 Ib id . , p . 29, chapi t re 2 .
36
désormais pour conséquence de grandir, tandis que manger conduit à
rapetisser, c’est l’inverse de ce qui se produisait au début du récit .
Avant d’être une personnalité, Alice est d’abord et avant tout un corps
et on va voir qu’elle a quelques difficultés à s’accommoder de cette
enveloppe corporelle. Dans cette séquence, elle s’adresse à ses pieds comme
si i ls ne faisaient plus partie intégrante de son corps. Elle entretient
vraiment un rapport pour le moins étrange avec l’image qu’elle a d’elle-
même, comme si elle percevait une vision externe de sa personne et de son
corps, comme si elle considérait à ce moment ses pieds plutôt comme un
objet du monde environnant, que comme une partie de son corps.
Ce corps est magnifié dans les traits réalisés par les équipes Disney :
bénéficiant d’une plastique idéale avec des formes et des courbes frisant la
perfection. L’Alice de Walt Disney représente l’idéal féminin bien entendu
mais elle se veut surtout physiquement réaliste et ordinaire. Se faisant un
devoir d’aller dans le sens de la morale, elle porte une longue robe cachant
son anatomie et ses attributs féminins ne sont pas prononcés dans l’idée
puritaine de ne pas inciter à la débauche. Le charme et la sensualité de la
fil lette se traduit surtout dans ses atti tudes, elle est très posée et maniérée,
chacun de ses mouvements est réfléchi, empreint d’une dimension artistique.
Tout le charme d’Alice réside dans son insouciance et dans ses gestes
gracieux.
Au niveau du dessin, Alice au Pays des Merveilles est le fi lm de Walt
Disney qui a sans doute été le plus dur à peindre. De nombreux animateurs
se penchèrent sur le personnage d’Alice, on peut citer Larson, Toombs,
Lusk, Jobuston, Clark, Davis, King et Ambro.
Par ailleurs, le rapport au corps est quelque peu étrange dans ce Pays
des Merveilles, en témoigne cette séquence où Alice trouve la solution pour
porter le bébé-cochon afin qu’il cesse de gesticuler :
« Dès qu’el le eut compris comment i l fa l la i t s ’y prendre pour le tenir (c’es t-à-dire en fa i re une espèce de nœud, puis le sa is i r ferme par l ’orei l le droi te e t
37
par le p ied gauche pour l ’empêcher de se dénouer) , e l le l ’emporta en ple in a i r . »43
D’autre part Jan Svankmajer pose par l’intermédiaire de son film une
question assez dérangeante pour le cinéma d’animation, à savoir comment
incarner le corps en devenir, comment le conjuguer activement à ce qu’il y a
de cadavérique dans toute séquence d’animation ?
Le décor mis en place par Svankmajer dans la première séquence de la
chambre faite de bric et de broc et assez hétéroclite, campe de suite cette
disjonction du corps. Cette discontinuité trouve donc immédiatement sa
traduction esthétique dans le personnage d’Alice lui-même, puisque’Alice
n’est en réalité pas une, mais plusieurs. Directement la caméra nous
représente une Alice opposée à son double figuré en poupée. Le corps vivant
est donc dès le départ divisé, fragmenté. Tous les collages et combinaisons
réelles et animées vont alors se succéder autour de cette dislocation et créer
ainsi de multiples résonances. Une dialectique d’échange est alors instaurée
entre le corps vivant et le corps animé d’Alice.
Le générique annonce d’emblée son parti pris, au travers des huit
inserts de l’image d’une bouche charnue et violente malgré son caractère
enfantin. Cette bouche expose un récit sur le paradoxe de la pensée, par un
jeu de collages associatifs, dès le début du film. D’autre part, l’insert de
cette bouche met en place un principe d’alternance entre les prises de vues
réelles et le cinéma d’animation. Cette alternance introduit un effet
déstabilisant car nous ne savons plus au final à quel corps nous avons à
faire. Le spectateur est frappé à ce stade par l’obscénité de cette bouche.
Cet encart de la bouche qui véhicule toute l’énonciation du récit
figure un certain langage disjoint du corps. D’autant plus que cette bouche
n’appartient pas à Alice alias Kristina, mais Camilla. On a donc la mise en
scène d’un corps vivant divisé dès le départ, comme si Jan Svankmajer
visait à séparer la pensée et le langage de la matérialité du corps humain.
43 Edi t ion Gal l imard, p . 87 , chapi t re 6 .
38
Cet insert de la bouche, qui intervient quand même quatre-vingt fois au
cours du film, joue le rôle de narration intérieure. Mais dans le même temps,
comme le gros plan est en soi quelque peu agressif, i l provoque une sortie
du récit animé, comme une mise à distance des évènements. Ces gros plans
de la bouche jouent aussi un rôle d’interpellation esthétique.
Le spectateur peut en plus ressentir un certain malaise par rapport à
toutes ces images mouvantes et fragmentées du corps. Ce malaise peut tout
aussi traduire le mal d’être d’Alice, son tourment dans la puberté… On
remarquera qu’Alice ne sourit jamais, qu’il s’agisse de son visage humain
ou de celui en porcelaine, elle n’esquisse jamais un sourire…
Nous en avons pour preuve l’exemple de la tête coupée du reste du
corps quand la reine répète à tout va « Qu’on lui tranche la tête » :
« La re ine ne connaissai t qu’une seule façon de résoudre toutes les d if f icul tés . –Qu’on lu i t ranche la tê te ! Cria- t -e l le , sans même se re tourner . »44
Et cette remarque est valable aussi bien dans la version originelle que
dans les deux adaptations cinématographiques. L’opération du tranchage de
tête est clairement figurée chez Jan Svankmajer par l’intervention du lapin
et de ses ciseaux, scène qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler les ciseaux des
Parques du Styx dans la mythologie grecque qui ont droit de vie ou de mort
en coupant ce fil mystérieux symbolisant le cours de la vie des humains. Le
plus curieux est que les cartes à jouer, une fois la tête coupée ne cessent de
vivre et de s’agiter.
Nous pouvons aussi citer sur le même plan le tranchage de tête du
chapelier fou et du lièvre de mars, par ailleurs rajouté à la version originale
par Svankmajer et l’on observe donc que les têtes sont interverties et que la
partie de cartes continue de plus belle, ironie suprême de l’inutili té et de la
futil i té d’un tel châtiment de la reine au Pays des Merveilles. La tête
44 Edi t ion Gal l imard, p . 118, chapi t re 8 .
39
fonctionne donc indépendamment du corps et inversement, le corps est donc
loin de former un tout dans cette approche morphologique particulière.
Le motif de la tête coupée et par extension de la fragmentation est ici
récurrent, voire même obsédant tant i l est répété à tout va. Cette troncation
est en effet assez inhabituelle mais nous n’avons pas trouvé de sens
particulier donné à cette décollation. Peut-être Lewis Carroll était-il tout
simplement fasciné par de nombreux tableaux représentants la fameuse
décollation de Saint Jean-Baptiste. Par exemple, dans la cathédrale Saint-
Jean de la Vallette en Italie, on peut admirer la célèbre toile de
Michelangelo Merisi dit Le Caravage (1571-1610) "la Décollation de Saint
Jean-Baptiste". Elle fut commandée comme tableau d'autel de l 'Oratoire,
adjacent à la cathédrale. Ce tableau est considéré parfois comme "la
peinture du dix-huitième siècle" par les critiques d'art . Etant donné
l’engagement pastoral et religieux de Lewis Carroll , on peut imaginer qu’il
aurait eu connaissance de ce tableau et qu’il aurait ainsi voulu reprendre
cette coupure corporelle si particulière. Ce fantasme de la tête coupée aurait
alors nourri son imaginaire.
2.2. Qui suis-je ?
Alice étant l’héroïne du récit , elle est aussi de fait le personnage
auquel le lecteur va s’identifier, c’est en effet un schéma relativement
fréquent en lit térature de jeunesse. Mais dans ce dédale du Pays des
Merveilles, Lewis Carroll pose d’emblée la question « Qui suis-je ? » dans
la mesure où l’héroïne s’interroge sans cesse sur son existence ; est-elle
réellement celle qu’elle était hier ?
A travers toutes ses recherches et ses errances, Alice poursuit
finalement la quête de son identité. La chute au fond du terrier est en fait
une descente au fond de soi-même à la recherche de son intégrité. A un âge,
celui de la puberté, où le corps se transforme et où l’individu est en proie à
des questionnements constants, notre héroïne doit faire face à un lourd
40
questionnement identitaire, d’autant plus qu’on vient de le voir, son corps
est en perpétuel changement. Elle est confrontée directement à son
environnement, elle n’est plus protégée par le monde de l’enfance et cette
réalité l’angoisse.
Ainsi en témoigne cette réflexion qu’elle mène alors même qu’elle est
bloquée devant la porte trop petite pour sa grande taille :
« Je me demande s i on ne m’a pas changée pendant la nui t ? Voyons, réf léchissons : es t -ce que j ’é ta is bien la même quand je me suis levée ce matin ? Je crois me rappeler que je me suis sent ie un peu dif férente . Mais s i je ne suis pas la même, la quest ion qui se pose es t la suivante : Qui d iable puis- je b ien ê tre ? Ah ! Voilà le grand problème ! »45
Lewis Carroll nous dépeint une héroïne qui a perdu tous ses repères
identitaires, elle est bouleversée, rien ne ressemble à ce qu’elle connaît , elle
ne se reconnaît plus elle-même. La différence la trouble et l’angoisse. Et
l’on aboutit donc à la question existentielle « Qui suis-je » au fondement
même de toute réflexion concernant l’identité, et qui pose un réel problème
tant qu’elle n’a pas abouti. Ainsi, quand dans le texte, Alice en vient à
croiser la chenille et que celle-ci lui demande : « Qui es-tu ? », Alice est
bien embêtée et fait cette réponse hésitante :
La Cheni l le chez Disney
Je… Je… ne sais pas t rès bien, madame, du moins pour l ’ ins tant… Je sa is qui j ’é ta is quand je me suis levée ce matin , mais je crois qu’on a dû me changer
45 Edi t ion Gal l imard, p . 32 , chapi t re 2 .
41
plusieurs fois depuis ce moment là [ . . . ] Je cra ins de ne pas pouvoir m’expl iquer , madame, parce que je ne suis pas moi , voyez-vous ! »46
Le bombyx ne suscite pas les questions chez notre héroïne, i l les lui
pose clairement mais il possède aussi les réponses et cela est assez
déstabilisant pour Alice qui se sent à la fois jugée et jaugée. Dans la version
de Jan Svankmajer, elle répond directement par une question en renvoyant
l’interrogation « Et toi, qui es-tu ? » mais cela ne résout rien car le ver à
soie-chaussette lui répond aussitôt : « Pourquoi ? » , ce qui ne fait guère
avancer le problème au final… Alors pour répondre au plus juste, elle essaie
de se définir ainsi devant le pigeon :
« Je … je suis une pet i te f i l le , d i t Al ice d’une voix hési tante , car e l le se rappelai t tous les changements qu’el le avai t subis ce jour- là . »47
Là au moins, elle ne prend pas de risque, elle est à peu près assurée d’être
toujours une petite fil le, elle reste d’ailleurs dans nos mémoires une petite
fil le douée d’une jeunesse éternelle. Jan Svankmajer a pris le temps pour
choisir son Alice. Il a d’abord commencé par les professionnels, mais ne
trouvant aucune fil lette qui correspondait au rôle, i l a fait le tour des écoles.
Il a alors même pensé que plusieurs petites fil les pourraient jouer ce rôle, i l
lui suffirait au final de choisir les séquences qui conviendraient. Pascal
Vimenet nous le rapporte dans son Cahier de notes sur Alice48, pour Jan
Svankmajer, les yeux sont un élément fondamental chez une actrice surtout
pour ce rôle, où le regard doit être porteur à la fois de rêve et d’inquiétude
mêlés. C’est pourquoi, i l a finalement choisi la petite Kristina Kohoutova,
âgée de 9 ans, son regard correspondait à ses souhaits. Mais les séquences
de la bouche sont jouées par une autre fil lette prénommée Camilla Power
tandis que la voix française est attribuée à Marion Balança.
Une autre chose dont Alice est sûre aussi, c’est son prénom, il faut
donc noter l’importance du nom, de l’appellation :
46 Edi t ion Gal l imard, p . 68 , chapi t re 5 . 47 Ib id . , p . 75, chapi t re 5 . 48 Cahier de notes sur Al ice Pascal Vimenet , Par is , Les Enfants de Cinéma- Yel low Now, [S. d . ]
42
« -Comment t ’appel les tu mon enfant ? -Je m’appel le Alice , p la ise à votre Majesté , répondi t la f i l le t te t rès pol iment . »49
Et quelle stupéfaction alors quand le lapin blanc criera très fort en fin de
recueil : « ALICE ! »50, quand il ne lui a jamais demandé auparavant
comment elle s’appelait . Pour Gilles Deleuze :
« Tous ces renversements te ls qu’ i ls apparaissent dans l ’ ident i té inf in ie ont une même conséquence : la contes ta t ion de l ’ ident i té personnel le d’Alice , la per te du nom propre . […] Car le nom propre ou s ingul ier es t garant i par la permanence d’un savoir . »51
Nous nous souvenons par ailleurs qu’il la prénomme Marianne, quelque
temps plus tôt, en lui sommant de lui apporter qui des gants chez Lewis
Carroll et Walt Disney, qui des ciseaux chez Jan Svankmajer, et malgré ce
quiproquo elle s’exécute sentant la menace, laquelle est particulièrement
bien représentée chez Svankmajer par le biais des ciseaux et le « Qu’on lui
tranche la tête ! » entêtant…
Dans un contexte merveilleux tel que celui de notre étude, le prénom
prend toute son importance, c’est l’un des derniers jalons de la réalité
fictionnelle et c’est pourquoi le lecteur ou spectateur y est particulièrement
sensible, i l se repère autant qu’Alice grâce à cette balise. La reine est
intéressante en ce qu’elle est la seule à reconnaître Alice en tant que petite
fil le. Quand d’un côté, les fleurs se trompent sur son statut, le dodo la voit
en géante, l’oiseau la prend pour un serpent, les Tweedle Dee et Dum
l’assimilent à une huître, la Reine par contraste devient humaine, mais
seulement de corps ; car en ce qui concerne ses sentiments, on se heurte au
néant.
Notre héroïne va réaliser petit à petit le changement qui s’opère
insidieusement en elle, c’est-à-dire qu’elle prend conscience que peu à peu,
les choses changent sans qu’elle puisse vraiment influer sur grand-chose au
49 Edi t ion Gal l imard, p . 110, chapi t re 8 . 50 Ib id . , p . 157, chapi t re 12. 51 Logique du sens , de Gi l le Deleuze, Par is , Minui t , 1977, p . 11.
43
final, non pas qu’elle se résigne, mais comme elle n’y peut rien, elle
l’accepte de fait… :
« Je peux vous raconter les aventures qui me sont arr ivées depuis ce matin , mais i l es t inut i le que je remonte jusqu’à h ier , car h ier , j ’é ta is tout à fa i t d if férente de ce que je suis aujourd’hui… »52
Le problème de l’identité au Pays des Merveilles ne recoupe pas
seulement la question Qui suis-je , i l y a aussi Qui croit-on que je suis ,
Quelle personne je fais croire que je suis , Qu’est-ce que je donne à voir de
moi…? La question de l’apparence et des faux-semblants, peut donc
également être associée à cette problématique identitaire. Comme en
témoigne ce constat du narrateur:
« Cet te é trange enfant a imait beaucoup faire semblant d’ê tre deux personnes d i f férente . »». Al ice renchér i t jus te après : « Mais c’est b ien inut i le de fa ire semblant d’ê tre deux […] c’es t tout jus te s’ i l res te assez de moi pour former une seule e t unique personne ! ».53
Et là nous ne pouvons que citer en exemple la morale de la Duchesse :
« Mieux vaut ê t re que paraî t re , ou pour par ler p lus c la irement Ne te crois jamais dif férente de ce qui aurai t pu paraî t re aux autres que ce que tu é ta is ou aurais pu ê tre n’é ta i t pas dif férent de ce que tu avais é té qui aurai t pu leur paraî t re di f férent . »54
Alice est en fait une enfant double : à la fois elle-même, à savoir
incarnée sous les traits d’Alice Liddell , dans le récit de Lewis Carroll , ou
bien encore ceux de Kristina Kohoutova chez Jan Svankmajer, et dans le
même temps, une petite fil le modèle portant des socquettes blanches, une
enfant sage, un pantin, une poupée. Impression d’ailleurs très bien rendue au
spectateur chez Svankmajer puisque les métamorphoses successives font
intervenir une poupée pour figurer le rétrécissement d’Alice.
Chez Walt Disney, Kathryn Beaumont fut choisie comme modèle pour
le tournage des vues réelles, c’est aussi elle qui a été retenue pour la voix.
La personnalité d’Alice est en revanche fort bien rendue dans le film de
52 Edi t ion Gal l imard, p . 140, chapi t re 10. 53 Ib id . , p . 26, chapi t re 1 . 54 Ib id . , p . 124, chapi t re 9 .
44
Walt Disney, contrairement au reste de ce qui fait l’esprit d’Alice au Pays
des Merveilles. En effet, sa dualité est particulièrement bien figurée
puisqu’elle a deux « voix » dans le film, l’une pour sa propre voix et l’autre
pour ses pensées.
Quand beaucoup de gens se parlent à eux-mêmes, Alice, elle, se
répond. Sa voix « propre », c’est ce qui est droit et sain, et ses « pensées »
reflètent ses réactions et ses visions en toute honnêteté. Dans le livre comme
dans le film, Alice se bat constamment entre deux « moi » : le « moi » de
son éducation victorienne et le « moi » de ses fantaisies d’enfant qui
prennent la forme d’êtres étranges et absurdes. C’est pour quoi, i l arrive
qu’Alice prenne le rôle autoritaire et la voix de sa mère comme en
témoignent ces répliques tirées de la version de Disney :
« Nous ne devr ions pas fa ire cela , ce n’es t pas correct . »
« La cur iosi té es t un défaut qui a t t i re des ennuis . »
« I l faut ê t re t rès prudent , i l es t presque cer ta in qu’on a de t rès gros ennuis dans ces cas- là . »
Alice cherche en fait à recréer en vain le cadre de ce qui fait sa vie en
société tout au long de ses errances au Pays des Merveilles. Elle est
persuadée que son éducation et sa bonne conduite, accompagnées de petites
remontrances affectées qu’elle s’adresse personnellement, l’aideront à
vaincre l’adversité. C’est en tout cas le seul moyen qu’elle a trouvé pour se
rassurer en plus de se rassurer les poésies qu’elle connaît par cœur, ou en
tous cas qu’elle croit connaître55… Tout au long de ses pérégrinations, elle
45
55 Edi t ion Gal l imard, p . 32 , chapi t re 2 .
lutte pour rester raisonnable et en devient presque adulte, au point d’être
pour certains ennuyeuse.
Nous ne pouvons évoquer les questions relatives à l’identité du sujet
sans aborder aussi la peur de grandir. Cette appréhension vient de ce
bouleversement des repères que provoque la croissance, et constitue ainsi
une réelle menace pour l’identité intrinsèque du sujet. La période de
l’adolescence est en marche chez Alice avec tout ce que cela comprend de
remises en questions et d’évolutions. C’est un premier pas vers l’âge adulte
qu’elle opère là non sans difficultés qui transparaissent dans le récit et dans
les adaptations.
A l’origine de l’oeuvre, la question de l’identité est aussi posée
puisqu’en quelque sorte, cette œuvre a été écrite par un être fictif , Lewis
Carroll étant en effectivement un pseudonyme que prit Charles Dogdson. On
peut alors s’interroger sur le rapport de l’auteur avec l’apparence, et les
faux-semblants. Il semblerait que Lewis Carroll ait souhaité bien
différencier chacune de ces activités, Et Charles Dogdson correspondait
alors mieux à ses activités « civiles » dirons-nous, le pseudonyme servant
alors pour « l’extra ». Mais c’est le pseudonyme qui a été retenu par la
postérité…
2.3. Métamorphose(s).
La métamorphose est omniprésente que ce soit dans le récit originel
ou dans les adaptations cinématographiques. Qu’il s’agisse d’Alice elle-
même ou bien de divers personnages, on assiste à de nombreux changements
qu’ils soient d’ailleurs d’ordre externe ou interne, intime.
La métamorphose de la chenille en papillon a pou conséquence directe
en parallèle la mue d’Alice chez Jan Svankmajer. Ce n’est pas sans raison
que le champignon se révèle l’instrument de la métamorphose… Le bombyx
a un secret à communiquer à Alice, une fois qu’il le lui a délivré, i l n’a plus
qu’à disparaître lui-même, sa mission étant accomplie. Dans ce dédale de
46
questionnement, Alice essaie de se raccrocher désespérément à une identité
que le jeu des diverses métamorphoses anéantit à chaque instant. Alice
souhaite en finir au plus vite et grandir, elle veut brûler les étapes de son
développement.
« cet te même pet i te sœur devenue femme »56
Les questionnements relatifs à la taille sont, on va le voir, la plupart
du temps liés à une condition environnementale. Ce corps déjà assez
hypothétique dans sa constitution, et sans cesse remis en cause, est surtout
soumis à la relativité des éléments qui l’entourent. Nous sommes ici dans
une logique où le truquage est réellement au service du propos du film et
non un simple jeu cinématographique.
La métamorphose peut aussi poser question en ce qui concerne la
thématique de la mort. Une mort initiatique au stade du miroir, du reflet
révélateur, de la mise à nu, un moment où le protagoniste constate et
découvre sa transformation, et accède de fait , à une nouvelle vision du
monde. La mort peut en effet, très bien être considérée comme la disparition
d’une certaine référentialité, une rupture en quelque sorte.
Nous assistons en direct à la perte graduelle de l’irresponsabilité
enfantine puisqu’au cours du récit , Alice grandit et devient plus autonome.
Le tribunal royal doit la juger pour avoir commis le crime d’avoir mûri et
abandonné son état d’enfance…
Il n’y a de grand et petit que par comparaison, on aborde là le
problème du référent.
Le changement de taille et de proportion met en danger la permanence
des signifiés comme on l’a vu plus haut avec le risque de dislocation du
corps. Grâce aux biscuits et aux potions, les changements de taille sont
particulièrement réussis tout en laissant une vague impression de
56 Edi t ion Gal l imard, p . 170, chapi t re 12.
47
malaise chez Jan Svankmajer : en effet, lorsqu’elle rapetisse, Alice devient
une poupée à son effigie, et de ce fait , animée image par image, en terme de
technique. Lorsqu’elle devient géante, elle est humaine mais enfermée dans
une poupée qu’elle doit éventrer pour sortir comme d’un cocon ou une
césarienne, comme une mue, une nouvelle Alice, se (re)donnant ainsi
naissance, le tout, on s’en doute dans la difficulté et la douleur pour figurer
le mal-être de la période adolescente avec la perte de tous les repères
connus du monde de l’enfance.
Nous pouvonst faire ici un parallèle entre la très belle scène de la
« mue » d’Alice qui quitte son ancienne apparence de poupée géante, pour
prendre vie et devenir une petite fil le. Nous nous référons alors à la
séquence 14 (42.10min.). Cela fait aussi penser à une éclosion, quand le
poussin tâtonne du bec sa coquille et qu’elle se fendille petit à petit . Nous
retrouvons d’ailleurs là un clin d’œil de Svankmajer lui-même qui introduit
dans cette même scène, l’éclosion de petits œufs accoucheurs de squelettes,
comme un écho qu’il voudrait nous donner… Il en est de même en fait pour
Alice qui util ise ses doigts et ses bras pour se frayer un passage, un sas de
sortie, elle renaît à la vie et revient de loin. Nous pouvons donc souligner
ici l’image d’affirmation qui nous est donnée, et qui se doit de passer par la
destruction sans aucune autre alternative possible ou envisageable. Alice n’a
pas le choix, si elle veut s’en sortir , elle doit casser quelque chose de cette
chrysalide, de ce cocon qui appartient à son enfance… Nous reprenons ici
les propos de Marcel Jean57 :
« La pet i te arr ive à br iser ce corps de plâ t re , à casser cet te enveloppe qui la tenai t pr isonnière , e t à reprendre sa place au cœur du f i lm. Ainsi , par cet te image violente , Jan Svankmajer soul igne le cur ieux s ta tut du corps dans son c inéma, corps é tranger que l ’animation agresse e t profane, corps à l ’é t roi t , inadapté dans un monde aux lo is é tranges , un monde qui refuse de se soumettre à la d ic ta ture du corps e t dont la révol te passe par le mouvement . »
Alice est en fait un être en cours de constitution, elle est dans un état
psychologique transitoire, puisqu’elle n’est plus une fil lette mais en même
57 Le langage des l ignes e t autres essais sur le c inéma d’animation Marcel Jean, Cinéma Les 400 Coups, Canada, 1995.
48
temps elle n’est pas encore une adulte. Dans ce que l’on pourrait considérer
comme une geôle, sombre, mal éclairée, fermée à clé, notre fil lette s’extirpe
li t téralement de son carcan de poupée. C’est toute la difficulté de la période
de l’adolescence qui est ici figurée, avec tout ce que cela comprend de
questionnements et de métamorphoses.
La nourriture fait et défait les corps tout au long du film de Jan
Svankmajer. C’est à chaque ingestion de gâteau ou de potion qu’Alice est
amenée à changer de taille, à se métamorphoser. Le principe de répétition
rend cette action présivible, le spectateur s’attend donc au changement de
taille, comme une conséquence logique de ces actes. Mais cette nourriture
autorise aussi le dépeçage des corps, puisque le lapin perd son rembourrage,
sa sciure à plusieurs reprises. En définitive, la représentation en est réduite
à sa plus simple expression quand apparaissent les squelettes des animaux.
Mais la métamorphose est aussi psychique : Alice nous apparaît en
effet avant tout comme une petite fil le moderne. Walt Disney reste assez
proche du stéréotype en l’incarnant sous les traits d’une fil lette blonde
vêtue d’une robe bleue, tandis que chez Svankmajer, elle semble engoncée
dans sa robe rose par ailleurs très chiffonnée, comme si elle ne réussissait
pas à correspondre au calque de la petite fil le modèle. Sans âge défini, la
cohabitation des deux Alice dans le même corps impose une double lecture
du texte, une double réception du film.
Les animaux qui l’entourent au Pays des Merveilles se
métamorphosent aussi, ce qui rend d’ailleurs une atmosphère
cauchemardesque chez Jan Svankmajer. Le film Alice est paradoxal tout
comme son alter ego lit téraire. Cependant, i l faut souligner que cette version
provoque plus de réactions de rejet de la part du public adulte que de celui
des enfants. On pourrait dire à l’instar de Virginia Woolf évoquant le récit
de Lewis Carroll que Alice :
« n’es t pas une oeuvre pour enfants mais p lutôt une oeuvre par laquel le nous devenons enfants . » .
49
Troisième partie : Le merveilleux mis en scène
1. La réalité à l’épreuve du merveilleux
Dans un tel parcours, les logiques spatiales et temporelles sont
détruites, voire anéanties, de la même manière que les vraisemblances
narratives. Tout ce qui constitue un quelconque repère de réalité est en fait
mis à mal, là où :
« La réal i té devient i l lus ion, e t l ’ i l lus ion réal i té . »58
Jan Svankmajer a voulu ainsi pénétrer dans la pensée enfantine et dans
son mode d’appréhension du réel. Nous allons voir maintenant dans quelle
mesure les frontières entre le rêve et la réalité deviennent poreuses.
1.1. Une temporalité propre à l’oeuvre
Une aspiration de Lewis Carroll n’est pas clairement exprimée dans
son œuvre, mais apparaît cependant en fil igrane : i l s’agit d’un retour
souhaité vers le monde de l’enfance. Lewis Carroll veut en effet bloquer le
processus de maturation qui fait que tout un chacun devient un jour adulte.
Dans cet esprit , i l souhaite ardemment arrêter l’évolution naturelle de la vie.
Ce refus du monde réel caractérise et conditionne la temporalité de son
récit , puisqu’il va, dans ce cadre, détruire les conventions relatives au
temps. Il en est pour preuve la séquence du thé chez les fous.
Le temps n’existe pas au Pays des Merveilles, le chapelier fou et le
l ièvre de Mars rejouent sans cesse la même scène, l’heure devient un
véritable gag et le thé est pris à n’importe quelle heure, ce qui est par
ailleurs considéré comme un blasphème en Angleterre, avec la sacro-sainte
« Tea Time »…
58 Le cinéma tchèque e t s lovaque , de Jean-Loup Passek, t rad. Marie-Paule Wellner-Pospis i l , Par is , Edi t ions du Centre Georges Pompidou, (Cinéma-Plur ie l) , 1996.
50
« -Quel jour du mois sommes-nous ?demanda le Chapel ier Fou à Alice . ( I l avai t t i ré sa montre de sa poche e t la regardai t d’un a ir inquiet , en la secouant e t en la por tant à son orei l le de temps à autre . ) […]
-Quel le drôle de montre ! El le indique le jour du mois e t e l le n’ indique pas l ’heure !
-Pourquoi indiquerai t -e l le l ’heure ? Murmura le Chapel ier Fou. Est-ce que ta montre à to i indique l ’année où l ’on es t ?
-Bien sûr que non, répondit Alice sans hés i ter ; mais c’es t parce qu’el le res te dans la même année pendant t rès longtemps.
-Ce qui es t exactement le cas de ma montre à moi , aff i rma le Chapel ier . »59
Le paradoxe est ici mis en lumière. Gilles Deleuze effectue un
rapprochement entre le paradoxe du sens et celui du temps :
« La quest ion n’a pas de réponse, parce que c’es t le propre du sens de ne pas avoir de direct ion, de ne pas avoir de bon-sens mais toujours deux sens à la fo is , dans un passé-futur inf in iment subdivisé e t a l longé. »60
Lewis Carroll util ise fréquemment ce procédé du nonsense , comme un
vrai matériau malléable. Ainsi combinés en calembours ou en équivoques,
les mots produisent alors un effet de sens qui est en réalité un effet de
nonsense. Dans cette scène emblématique du thé, les remarques du chapelier
fou sont par exemple complètement dépourvues de sens, et pourtant
grammaticalement strictement correctes. Nous mesurons bien ici combien le
mot n’est pour Lewis Carroll qu’un assemblage de lettres, ce qui lui confère
du même coup toute sa dimension ludique. Les personnages de cette partie
de thé sont normaux dans leurs actes, mais leur raisonnement cloche parce
qu’il est empreint de nonsense .
Jean Gattégno nous explique61 à ce sujet que Lewis Carroll rompt avec
une des conventions tacites du conte de fées, qui postule certes que les lois
de l’imagination l’emportent sur celles de la réalité, mais elles ne touchent
59 Edi t ion Gal l imard, p . 96 , chapi t re 7 . 60 Logique du Sens , Gi l les Deleuze, Par is , Minui t , (Cri t ique) , 1969, p . 95. 61 Œuvres , de Lewis Carrol l , Par is , Gal l imard, 1990, (Bibl iothèque de la Plé iade) , p . 1657.
51
pas à la logique discursive, en même temps qu’elles jettent sur le monde réel
un regard destructeur.
Le rapport au temps est ici délirant, le Chapelier Fou le considère
comme un être à part entière :
« -Si tu connaissais le Temps auss i b ien que moi , d i t le Chapel ier Fou, tu ne par lera is pas de le perdre . Le Temps es t un ê tre v ivant . […] Je suppose bien que tu n’as jamais par lé au Temps ! »62
La mise en abîme avec la fascination des mondes emboîtés entraîne
aussi une annulation du temps. Cette annulation est aussi la conséquence
d’une
« Simultanéi té en devenir dont le propre es t d’esquiver le présent »63.
La multiplication du motif de la montre à gousset nous rappelle aussi la
thématique de la fuite éternelle du temps. D’où le refrain du lapin chez Walt
Disney qui devient une rengaine tant i l le répète :
« Je suis en re tard , Je suis en re tard ,J’a i rendez-vous quelque par t , je n’a i pas le temps de dire au revoir , je suisen re tard en re tard . »
Le rapport d’Alice au monde qui l’entoure va déterminer la lecture.
Ainsi, l’enfant se laissera pleinement emporter par la folie du Pays des
Merveilles si Alice entretient un rapport étroit avec celui-ci. Au contraire,
l’insensibilité du personnage favorisera une certaine prise de distance du
lecteur. Enfin, un rapport ambivalent laissera au lecteur le choix de la
conduite à tenir. Dans tous les cas, un vrai problème d’envergure est posé à
l’enfant, i l se trouve confronté à l’angoisse de grandir, et pas seulement de
changer de taille et de volume.
52
62 Edi t ion Gal l imard, p . 97 , chapi t re 7 . 63 Logique du Sens , Gi l les Deleuze, Par is , Minui t , (Cri t ique) , 1969, p . 7 .
Alice évolue sur le chemin de cette découverte de soi, laquelle ouvre
à l’état d’adulte. La temporalité se décompose ici en projections
permanentes ainsi qu’en retours en arrière, les deux coexistent plus ou
moins, générant plus ou moins de frayeur et d’angoisse. Mais le retour en
arrière ramène aussi au thème de la mort : Alice dans sa mare de larmes, se
débat parmi des fossiles. La Mort est omniprésente dans la version de Jan
Svankmajer puisqu’il util ise les squelettes pour représenter une bonne partie
des créatures peuplant le Pays des Merveilles.
Alice au Pays des Merveilles pose donc cette problématique du
devenir dans sa temporalité. Elle joue même à être grande parce qu’elle
enrage de ne pas grandir assez vite. Ce temps de la métamorphose qui nous
est relaté, correspond en fait à une parenthèse du monde des vivants ; c’est
le sommeil d’Alice. Par son réveil , s’effectue donc un retour dans la
temporalité pour qui puisse recommencer le simple déroulement des heures
et des jours et que la vie reprenne son cours.
Dans tous les cas, i l y a un recours à la participation active du lecteur
ou du spectateur pour reconstruire ce qui manque. La création de
l’imaginaire est centrée ici sur le destinataire et non sur le locuteur. Nous
assistons à un réel renversement de la focalisation, et donc de la narration
au contact de l’image qui reprend la problématique du miroir et du double.
C’est une façon d’utiliser le langage comme outil dans cette expérience de
l’il lusion.
1.2. L’espace et les personnages du merveilleux
Cette scène du thé chez les fous, au chapitre 7, opère une véritable
distanciation humoristique. En effet, dans le texte de Lewis Carroll , les
personnages sont situés les uns par rapport aux autres et par rapport aussi à
l’espace de la table dans une logique distributionnelle. Cette logique est
cependant perturbée par le fait que tous les personnages sont en fait serrés à
53
un des angles de la pièce et surtout affirment fermement à Alice qu’il n’y a
pas de place…
« -Pas de place ! Pas de place ! s ’écr ièrent- i ls en voyant Al ice . - I l y a de la place à revendre ! s ’écr ia- t-e l le avec indignat ion. »64
Tout est ici relatif selon le point de vue, le lecteur spectateur et de ce fait ,
extérieur à l’action, considérera évidemment qu’il reste de la place à l’instar
d’Alice, tandis que du point de vue des personnages du récit , par ailleurs
tassés, i l est impensable d’ajouter une chaise autour de cette table dressée
devant eux. Puis les conventions reprennent le dessus puisque le Lièvre de
Mars offre à Alice de boire du vin comme il est d’usage quand on reçoit une
personne chez soi. Mais cette proposition s’avère assez absurde car on
n’offre pas du vin à une petite fil le, d’autant plus qu’il n’y a pas de vin sur
cette table… ! L’incongruité de la situation est ici bien réelle. Alice va se
retrouver frustrée en matière de nourriture. Tout ce que le lièvre de Mars ou
le chapelier fou peuvent lui proposer n’est en réalité qu’un mirage. Fantaisie
charmante et comique des personnages.
Lewis Carroll a créé des personnages sans référence au folklore ni à la
réalité puisque le l ièvre de Mars est directement issu de l’expression « fou
comme un lièvre de Mars » que l’on trouve dans la langue anglaise. Ce
lièvre de Mars n’a donc aucune existence autre que dans cette expression, i l
n’existe que « linguistiquement » pourrait-on dire, et c’est sans doute ce qui
a séduit Lewis Carroll .
A travers ce récit , le lecteur passe véritablement de l’autre côté du
miroir, dans un endroit où les points de repère sont perdus, où toutes les
extravagances sont autorisées et même encouragées. Dans ce Pays des
Merveilles, les personnages loufoques se multiplient tandis que les formes
de la conversation et du récit sont resté fixées dans une logique formelle.
64 Edi t ion Gal l imard, p . 93 , chapi t re 7 .
54
Le Chapelier fou chez Walt Disney.
En matière d’espace, Lewis C
une poétique de l’espace bien partic
et qui peut se représenter comme u
peut en effet se décrire par l
différenciés, à travers lesquels la di
long de l’œuvre, Alice ne fait que
heureux, d’autres plus angoissants,
à ce monde parcellaire. Les passage
mis en perspective.
Le lecteur est amené à quitte
l’entourage familial d’Alice pour
marqué par des rites bien particu
l i t téralement transporté dans un au
repères traditionnels, à la suite d’Al
à sa réalité précaire.
A partir de là, les procédés de
mise à distance vont se répéter à loisir
tout au long de la scène pour
reprendre facilement le cours du récit .
La séquence du thé chez les fous est
un modèle du genre merveilleux.
Lewis Carroll a écrit ici un petit
bijou, sur le plan du texte, i l s’y opère
un aller-retour permanent entre le réel
et l’imaginaire, comme un jeu
méticuleux de transgression où chaque
écart emmène le récit vers l’onirique,
tandis que les réductions de ces écarts
lui permettent de se relancer.
arroll n’est pas en reste, puisqu’il dresse
ulière dans Alice au Pays des Merveilles
ne topologie. L’espace du merveilleux
a juxtaposition de plusieurs espaces
égèse introduit un déplacement. Tout au
se déplacer, elle parcourt des espaces
le tout dans une discontinuité essentielle
s n’existent pas, tout est l ié, voire même
r un espace familier, connu que forme
pénétrer dans un territoire initiatique
liers. Le lecteur ou le spectateur est
tre monde, désorienté par rapport à ses
ice. Il se trouve ni plus ni moins arraché
55
La toute première moitié d’Alice au Pays des Merveilles cherche le
secret des évènements et du devenir i l l imité qu’ils impliquent, dans la
profondeur de la terre du Pays des Merveilles , dans ses puits et ses terriers
qui se creusent et s’enfoncent en dessous et mélangent les corps qui
coexistent. Gilles Deleuze met en lumière le fait que :
« A mesure que l ’on avance dans le réci t , les mouvements d’enfoncement e t d’enfouissement font p lace à des mouvements la téraux de gl issement , de gauche à droi te , e t de droi te à gauche. {…] C’est à force de gl isser qu’on passera de l ’autre côté , puisque l ’autre côté n’es t que le sens inverse . » »65
Dans le même ordre d’idées, nous pouvons souligner que les
personnages suivent cette même mouvance. En effet, les animaux des
profondeurs, ces personnages du merveilleux, deviennent peu à peu
secondaires en laissant la place à des figures de cartes, l i t téralement sans
épaisseur comme si l’ancienne profondeur s’étalait pour laisser une place à
la largeur, conséquence d’un changement de perspective dans l’espace. C’est
aussi la raison pour laquelle Lewis Carroll renonce à son premier ti tre Les
aventures souterraines d’Alice , puisqu’il n’y a pas des aventures d’Alice
mais une aventure qui consiste en une montée à la surface des choses, son
désaveu de la fausse profondeur et surtout sa découverte que tout se passe à
la frontière.
Alain Montandon analyse aussi finement le Merveilleux dans son
ouvrage en le caractérisant comme un genre :
« qui t ranspor te son lec teur dans un autre l ieu , qui autor ise ce déplacement fantas t ique dans un autre espace , un autre monde . »66
Comment caractériser cette image autrement que par le terme
d’évasion ? Il s’agit là d’un déplacement fondamental, d’un ravissement,
d’un transport essentiel à la fiction merveilleuse.
La représentation du Pays des Merveilles est différente selon la
lecture faite du texte de Lewis Carroll : monde hostile ou amusant, son 65 Logique du Sens , Gi l les Deleuze, Par is , Minui t , (Cri t ique) , 1969, p . 19. 66 Du réci t mervei l leux ou l ’a i l leurs de l ’enfance , d’Alain Montandon, Par is , Imago, 2001.
56
image va conditionner son rapport au lecteur, et par là même, le rapport du
lecteur au texte. Les techniques mises au service de l’adaptation et de la
mise en image du Pays des Merveilles permettent de rendre une atmosphère
en accord avec la représentation propre à chaque cinéaste de l’univers
carrollien, tout en faisant passer à travers leur travail le message de ceux
qui les ont influencés.
Indétermination des lieux propre à la définition du genre : l’espace est
en effet impossible à cerner car les décors vont dans toutes les directions,
certaines salles défient la logique ou les règles de la perspective chez
Disney, les panneaux dans la forêt n’indiquent rien ou plutôt orientent vers
toutes les directions ce qui revient finalement au même résultat à savoir la
perte des repères spatiaux. Le labyrinthe final n’est autre qu’une évocation
supplémentaire de cette perte totale des moindres repères.
Chez Walt Disney , les éléments de décor au Pays des Merveilles sont
dessinés dans un trait assez imprécis, notamment les contours, ce qui
participe à la mise en place d’une ambiance onirique.
L’espace représenté est véritablement un lieu de délire à l’atmosphère
de folie qui transparaît dans l’util isation de couleurs exubérantes, ou de
couleurs chaudes pour transcrire la vitalité et la gaieté chez Walt Disney. Le
Pays des Merveilles représenté par Jan Svankmajer est quant à lui
surréaliste, dans la mesure où l’univers qu’il a créé ressemble à notre monde
mais son agencement en est différent et relève du fantastique. On y
reconnaît en effet tous les objets détaillés en ouverture par le grand champ
qui débute le film. Les panoramiques d’ouverture détaillent longuement tous
les objets que l’on reconnaîtra par la suite au cours du film.
Ce monde en accord avec celui de Lewis Carroll , semble pourtant
davantage « nonsensique » dans la mesure où il util ise les objets du monde
réel en les détournant, i l choisit d’en modifier leur usage ou leur
agencement. En fonction de l’atmosphère dégagée par les images, le rapport
du spectateur à l’univers carrollien variera sensiblement : on aura peur, on
57
sera amusé ou encore rassuré. Cette atmosphère du Pays des Merveilles est
la résultante d’un ensemble de techniques et d’influences différentes pour
chaque cinéaste, i ls participent ainsi à la création d’un univers unique.
Le rapport d’Alice avec cet espace du Pays des merveilles peut se
détailler selon les trois cas de figure suivants :
-Il peut s’agir d’un rapport étroit : nous avons alors affaire à une
Alice parfaitement intégrée. Elle vit pleinement ses aventures au Pays des
Merveilles, avec une entière participation et une parfaite adhésion à ce
monde farfelu tout en passant par tout un panel d’émotions. Elle réagit alors
vivement à tout ce qui lui arrive, et porte un vif intérêt pour tout ce qui
l’entoure. Elle vit donc un moment riche en émotion dans ce rapport
particulier.
-Elle peut aussi entretenir un rapport plus distant : on aura donc une
Alice lointaine et insensible au monde environnant, qui permet à l’univers
merveilleux d’exister, mais ne peut être touchée par ce qui l’entoure car ce
monde ne peut l’intégrer. Elle est finalement le seul élément stable de ce
monde à l’ordre bouleversé et entretient peu voire pas de relation avec les
personnages. Elle n’est en fin de compte qu’une spectatrice, jamais étonnée,
toujours froide. Cette Alice est l’image d’une réalité, la sienne mais aussi la
nôtre, dans un univers qui représente une autre réalité qu’elle ne désire ni
transformer, ni laisser pénétrer dans son monde à elle. Le plus souvent
spectatrice, elle reste en dehors. Est ici décrite une réalité hors champ très
prisée d’Alice qui ne cesse de quitter les cadres, ce qui est particulièrement
intéressant, du point de vue cinématographique.
-Elle entretient enfin un rapport quasiment ambivalent avec le Pays
des Merveilles : une mise en scène tout à fait originale, accompagnant
pleinement dans l’aventure d’Alice. Duplicité du personnage. L’Alice de la
réalité a envie de s’amuser, visage enfantin, rieur et espiègle, non
appartenance au Pays des Merveilles
58
Fenêtre écran entre le réel auquel elle appartient et paysage coloré et
merveilleux qui l’amuse mais dont elle ne sera jamais actrice, elle permet à
l’univers d’exister grâce à son regard conscient, signe d’une reconnaissance
non onirique, c’est elle qui regarde d’en haut, qui s’amuse mais qui ne peut
jouer.
La seconde Alice s’amuse de tout et tout l’amuse, comme une sorte de
poupée clown qui apparaît clairement aux yeux du lecteur comme un
personnage de fiction coexistence de deux mondes ne brouille pas la lecture
car à chaque instant, le caractère affirmé d’une Alice ou de l’autre permet
au lecteur de se situer.
Alice dans sa duplicité appartient pourtant au Pays des Merveilles
dans sa rêverie, et elle y joue un rôle essentiel, sans elle i l n’existerait pas.
Elle peut être actrice passive dans certaines scènes ou active dans celles où
elle est au centre de touts les regards, tant celui du lecteur que des
personnages. Nous pouvons dire que l’environnement est construit autour
d’elle. Il en est son reflet, une projection de son intériorité, double rapport
du personnage à son environnement et donc double rapport du lecteur au
texte.
Les animaux chez Walt Disney sont humanisés, ce qui leur confère
déjà un caractère étrange, ainsi le chat du Cheschire qui sourit ou le ver à
soie qui se met à fumer… Les paysages et les habitants sont réellement
extraordinaires au premier sens du terme, voire même monstrueux chez Jan
Svankmajer qui crée une ambiance digne des pires cauchemars qui pourra
faire peur au lecteur, mais il faut aussi nuancer car la laideur de ces
personnages prête aussi à rire. Il s’agit d’un univers de cauchemar dans
lequel nous sommes plongés à la suite d’Alice peut aussi prendre un aspect
beaucoup plus accueillant, comme un monde de délire fantaisiste. La
critique de l’époque faite à Walt Disney était assez acerbe: « Récit joli et
drôle : du sucre d’un bout à l’autre »…
59
Le Pays des Merveilles serait pour ces personnages un monde de
liberté, de folie, de dérogation à toutes les règles. Se devine alors l’aspect
l ibérateur du jeu il se traduit cinématographiquement dans l’util isation de
cadres ouverts, plus de lignes, plus de bords, juste pour les dépasser.
Le parti pris de Jan Svankmajer est radical car dès le début i l place
l’action dans la chambre d’Alice tandis que Lewis Carroll commençait lui
son récit dans la Nature donc en extérieur.
La chambre est ici un condensateur du récit , on y retrouve tous les
éléments essentiels à la suite des évènements. C’est là encore le principe
d’emboîtement qui est en mis en scène, comme un écho à tout ce qui va
suivre dans le fil de l’histoire. Cette chambre joue un rôle prépondérant car
c’est là que débute le film mais c’est aussi là qu’il se termine, comme une
boucle qui serait bouclée. Cet espace particulier de la chambre est le
réceptacle premier du corps qui abrite Alice et ses rêves.
2. Des visions du merveilleux qui diffèrent.
Réalisme et transgression sont conciliés dans un imbroglio langagier
auquel nous allons maintenant nous intéresser.
2.1. Le langage à l’épreuve du merveilleux.
Comme on l’a vu précédemment, Lewis Carroll se délecte de tous les
jeux de langage possibles qui participent à l’élaboration du nonsense. Dans
le même temps, on retrouve cet homme féru de logique, son œuvre en est
empreinte. Ce discours logique permet à Alice de pénétrer dans le monde de
la parole et d’y évoluer tout en s’interrogeant au gré de ses rencontres au
Pays des Merveilles.
60
« C’est dans le d ia logue e t par lu i que s’é tabl issent les rapports entre Alice e t les personnages qu’el le rencontre au Pays des Mervei l les . »67
Le dialogue est ici un formidable vecteur de communication, i l met en
relation les êtres, i l permet tout à la fois la confrontation des idées, la
contestation mais aussi l’humour. Le ressort comique du dialogue est un
procédé largement util isé par Lewis Carroll .
Le langage du merveilleux, plus qu'un dépassement de la réalité
même, est une clé qui, en permettant de se dégager du visible, ouvre les
portes du monde caché.
Le traitement du langage au cinéma mérite que l’on s’arrête dessus
quelques instants. En effet, tout au long du film de Jan Svankmajer,
l’instance narrative est matérialisée par une bouche qui relate les
évènements.
Cette bouche crée un effet d’interpellation esthétique, elle apparaît
quatre-vingt fois à l’écran, adoptant pour statut celui de narration intérieure,
comme des sorties du récit animé, des parenthèses langagières en quelque
sorte.
Le génie de Jan Svankmajer tient sans doute du fait qu’il ait réussi à
nous immerger dans un univers totalement dénué de langage où tout est
figuration, où la place des êtres inanimés est prépondérante. Il différencie
totalement le langage de son contexte et cette décontextualisation nous
amène à mieux cerner l’action propre des scènes et dans le même temps à
nous interroger sur le pouvoir des mots et le rôle du langage.
Bien souvent, le choix a été fait de garder les sonorités, les rimes et
les rythmes au détriment du sens. La traduction des jeux de mots et
l’adaptation des poésies sont deux soucis majeurs des traducteurs dans le
cas d’Alice au Pays des Merveilles . La plupart du temps, les traducteurs ont
67 « Le dia logue d’Alice » , de Jean-Jacques Mayoux, in Cahiers de L’Herne, d’Henr i Par isot , 2 è m e éd . , 1972, p . 60.
61
jugé préférable de chercher en français un calembour quelconque, sorte
d’équivalent l inguistique, qui remplace le jeu de mots anglais.
Chez Walt Disney, on voit très bien combien la langue (bien qu’il
s’agisse d’une traduction) recèle d’inflexions savoureuses, une langue
vraiment parlée mais aussi chantée et chantante, on mesure ici le poids des
traducteurs dans la conservation des sonorités. Comme à son habitude, Walt
Disney intègre des passages chantés dans ces adaptations à la manière d’une
comédie musicale. La musique occupe une place prépondérante dans la
plupart de ces œuvres, tout un chacun a en mémoire le fameux «Un jour mon
prince viendra» de Blanche-Neige ou encore la marche des éléphants dans le
Livre de la Jungle .
La musique chez Walt Disney participe à la création d’un univers
enchanteresse, c’est la magie qui prend place par le biais de la musique et
les enchantements peuvent alors commencer. La musique a aussi chez
Disney un rôle réconfortant indéniable auprès des plus jeunes, qui sont par
ailleurs très nombreux à regarder ses multiples oeuvres.
Cinq à huit séquences ont longtemps constitué l’idéal musical de
Disney pour une production. Elles s’organisent selon le schéma suivant :
-Ouverture du Film : Pays du Merveilleux
-Aspirations et rêves du héros ou de l’héroïne : Dans le monde de mes
rêves
-Un morceau déjanté et plein de punch interprété par les comiques de
service : Chansons des Tweedle, Chanson du Chat de Chester .
-Une chanson d’amour : Un matin de mai fleuri
-La perte de repère ou le désespoir du héros : Je fais tout le contraire ,
cette dernière chanson, chantée dans les bois, entourée d’une dizaine
d’animaux étranges qui l’observent avec compassion, ressemble d’ailleurs
beaucoup à un clin d’œil à Blanche-Neige dans les mêmes conditions
62
entonnant Un Sourire en chantant. L’historien britannique Brian Sibley
pense à ce propos, que cette chanson n’est pas très conforme :
« L’épisode sent imental quand Alice es t seule dans les bois , es t une grande rupture par rappor t à Lewis Carrol l . Jamais i l n’aurai t donné à Alice l ’oppor tuni té de s’analyser ou de s’api toyer sur son sor t . »68
Frisant la perfection, chaque note de musique semble idéale tant elle
coule dans la mélodie, irremplaçable, les paroles parviennent à traduire les
émotions d’un personnage nous immergeant totalement dans le conte de
fées. Le plus grand tour de force de Walt Disney consiste à avoir
parfaitement intégré ces mélodies à l’histoire et aux séquences d’animation,
elles font réellement corps avec le film !
L’Homme a par le verbe un moyen d’action direct et magique comme
une sorte d’incantation, d’envoûtement, de prière ou d’exorcisme. Cette
représentation est exploitée entièrement dans les musiques et bandes
originales des films de Walt Disney et particulièrement ici dans Alice au
Pays des Merveilles .
A la suite de Jean Gattégno, nous pouvons affirmer que :
« La parole n’est pas le sujet mais e l le es t la condi t ion de son déchiff rement . »69
On se doit de souligner le pouvoir magique du discours enfantin qui
crée ce qu’il nomme et s’en réjouit avec un enthousiasme légitime. Ce même
Jean Gattégno marque la différence entre les contes de Lewis Carroll et les
contes de fées classiques en affirmant :
« Chez Lewis Carrol l tout ce qui se passe se passe dans le langage e t passe par le langage. […] Ce n’es t pas une his toire qu’ i l nous raconte , c’es t un discours qu’ i l nous adresse , un discours en plus ieurs morceaux. »70
68 Les héroïnes Disney dans les longs métrages d’animation, de Chris t ian Renaut , Par is , Draemland, 2000, p . 68. 69 « Pour Lewis Carrol l » , de Jean Gattégno, in Cahiers de L’Herne d’Henri Par isot , 2 è m e éd . , 1972. p . 38. 70 Logique sans peine de Lewis Carrol l , t raduct ion e t présentat ion de Jean Gat tégno, Par is , Hermann 1966, p . 19.
63
Chez Jan Svankmajer, c’est Alice en personne qui nous relate son
histoire et prononce les différentes répliques par ailleurs très peu
nombreuses.
« Par le p lus s implement ! s ’exclama l ’Aiglon. Je ne comprends pas la moit ié de ce que tu racontes , e t , par-dessus le marché, je crois que tu ne te comprends pas , to i non plus ! » Chapi tre 3 , p . 44.
Convent ions langagières : Oui nous t ’en pr ions ! p . 49.
« El le cont inua de la sor te pendant un bon moment , tenant une vér i table conversat ion à e l le seule , en fa isant a l ternat ivement les quest ions e t les réponses . » chapi t re 4 , p . 57.
« e t commença a par ler toute seule se lon son habi tude » chapi t re 5 , p . 78.
À une époque où tous les récits pour enfants étaient chargés d'une
intention didactique, Alice l ' indocile, la subversive, opposée aux adultes,
était le premier personnage de la l i t térature enfantine à démasquer l 'orgueil
des grandes personnes à travers le langage et à dévoiler l 'hypocrisie de leur
monde. Par sa virtuosité à conjuguer fantaisie et réalisme, satire, ineptie,
absurde et logique, Lewis Carroll sut également s 'attirer le public des
adultes. Aujourd'hui, les noms, les atti tudes et les propos de personnages
tels que le Lièvre de Mars, le Chapelier toqué, le Chat de Chester et le
Lapin blanc, font partie du langage courant et de l ' imaginaire collectif .
L’imaginaire collectif est aussi investi en ce qui concerne les Nursery
Rhymes , ces comptines que chacun connaît en Grande-Bretagne et qui font
partie de tout un folklore. Lewis Carroll y a recours mais n’en conserve que
la forme de façon à ce qu’elles soient reconnaissables. Ainsi par exemple :
« Par lez rudement à votre bébé ; Bat tez- le quand i l é ternue ; Ce qu’ i l en fa i t , c ’es t pour vous embêter , C’es t pour cela qu’ i l s ’éver tue . » 71
Cette simili-berceuse est ici la parodie d’une petite poésie introuvable de G.
W. Langford, dont le premier vers est :
« Par le doucement dans ton cœur… »
71 Edi t ion Gal l imard, p . 85 , chapi t re 6 .
64
Par ailleurs dans l’édition Gallimard utilisée pour l’étude, nous
trouvons en fin d’ouvrage72 un comparatif entre « Ce que dit Alice… »
« …Et ce qu’elle voulait dire. », les comptines sont restituées dans leur
véritable forme d’origine
2.2. Les apports du cinéma à l’œuvre littéraire
Il s’agirait à présent de réfléchir aux esthétiques spécifiques de
chaque artiste et de voir en quoi elles ont pu enrichir l’œuvre de Lewis
Carroll , ce qu’elles lui ont apporté. En reliant avec la définition du
merveilleux élaborée au début de l’étude, je voudrais ici établir une sorte
d’analyse de leur démarche en terme de mise en image et de prise en compte
du thème tout en insistant sur les moyens utilisés.
Vision de cauchemar ou de réalité, le Pays des Merveilles est avant
tout empreint des influences des cinéastes. Il faut aussi préciser que le
langage véhicule une analyse de la réalité qui lui est spécifique et surtout
différente de celle véhiculée par l’image. Le cinéma apporte donc une
nouvelle vision du monde par le biais de l’image, comme cet exemple du
prisme à la fois réfléchissant et divergent approfondi par Jeanne-Marie
Clerc73.
Le Pays des Merveilles est le monde du rêve mais aussi celui de
l’absurde et du non-sens cher à Lewis Carroll . Se sont-ils attachés à rendre
son atmosphère étrange, ou ont-ils opté pour une représentation plus proche
du réel et du connu ? Dans les versions étudiées, le monde merveilleux
apparaît soit effrayant, soit au contraire amusant ou enfin réaliste sa
représentation variant en fonction des différentes lectures qui sont faites de
l’œuvre de Lewis Carroll . La zoologie fantastique donnée à voir est un bon
exemple de la représentation de l’oeuvre de chacun de nos deux cinéastes.
72 Edi t ion Gal l imard, p . 174 à 179, Appendice . 73 L’adaptat ion c inématograohique e t l i t téraire , Jeanne-Marie Clerc , Monique Carcaud-Macaire , Par is , Kl incksieck, (50 Quest ions) , 2004, p . 14.
65
Chez Walt Disney, les couleurs sombres accentuent l’impression de
cauchemar et de délire quand Alice va errer dans la forêt et entonner.
Les notions essentielles du genre merveilleux sont revisitées : on
retrouve ainsi le miroir, le rêve, l’évasion, le désir, l’absurde, le magique, la
descente en soi-même…
Le décor avant tout campe une atmosphère particulière et propre au
merveilleux. Chez Walt Disney, i l est vraiment planté comme un décor de
théâtre et tout en même temps ludique, on passe d’une maison de poupée aux
appartements de la reine, en passant par le jardin du lapin blanc. Une
véritable déambulation ludique qui donne vie aux personnages qui évoluent
dans ces différents tableaux. Disney souhaitait que son film réponde à trois
impératifs : une atmosphère britannique, un certain côté enfantin et enfin le
côté absurde.
Dans Alice au Pays des Merveilles , Lewis Carroll instaure en fait une
confusion entre le rêve et la réalité qui va prendre des formes diverses. Il
met alors en place différents procédés de déréalisation qui ont en commun
de faire basculer le lecteur vers une interprétation ou l’autre. Au cinéma,
dans les deux adaptations auxquelles nous nous sommes intéressés, l’option
est prise de mettre en scène un récit de rêve. Rêve, qui en l’occurrence,
opère des digressions assez déstabilisantes chez Jan Svankmajer, avec une
mise en abîme du sens général des actions des personnages. Il s’agit là d’un
point essentiel de la construction du scénario. Comme dans un rêve, par ce
type de mise en situation, le personnage se retrouve dans un état mal défini
qui l’éloigne de sa réalité. Jan Svankmajer amène son Alice à s’éprouver
elle-même.
Comme sa cousine li t téraire, Alice de Jan Svankmajer nous conte une
véritable dégringolade au pays des rêves, mais qui se teinte parfois d’une
vision relativement cauchemardesque. Pour réaliser ce film, il a dû se
confronter aux diverses interprétations d’Alice au Pays des Merveilles déjà
66
existantes. Dans le Cahier de Notes sur Alice74, Pascal Vimenet nous
explique sa démarche :
« Alice appar t ient à ma mythologie . La plupar t du temps, on le présente comme une conte pour enfants . Pour moi , ce n’es t pas un conte de fées , mais un rêve. »
L’interprétation que nous donne à voir Jan Svankmajer, est une
interprétation radicale qui balaie tous les archétypes entourant l’imagerie
habituelle et traditionnelle véhiculée autour d’Alice au Pays des Merveilles .
I l redonne véritablement toute sa liberté à notre imaginaire en util isant
largement les procédés de discontinuité et de rupture. Sa mise en scène
échappe radicalement à la mièvrerie, à la joliesse des images animées et
souvent dévitalisées qui ont à plusieurs reprises porté préjudice à la portée
du texte originel de Lewis Carroll . Il affirmera d’ailleurs n’avoir en
commun avec Walt Disney que la caméra…
Dans son épilogue, Jan Svankmajer s’affranchit véritablement de ce
récit originel et le traduit à sa façon. Il y a assurément de l’horreur, de
l’humour noir et de la cruauté dans le monde imaginaire d’Alice. On trouve
chez Svankmajer ces sentiments de peur et d’anxiété qui font palpiter le film
et sa rêverie, i l s’agit là d’une interprétation subjective du thème carrollien
originel. Tout en respectant le mythe carrollien, i l le transforme à l’intérieur
de son univers propre. Par l’intermédiaire des moyens d’expression
cinématographique, i l crée un véritable pendant au récit de Lewis Carroll .
74 Cahier de notes sur Al ice Pascal Vimenet , Par is , Les Enfants de Cinéma- Yel low Now, [S. d . ] .
67
CONCLUSION
« Alice , en tant qu’héroïne , découvre l ’univers des adul tes , cependant que le lec teur , à t ravers le voyage d’Alice , découvre l ’univers de l ’enfance. »75
Finalement c’est un peu la clé de notre étude que nous livre là Jean
Gattégno dans ces quelques mots en entrecroisant les lectures possibles du
merveilleux. Nous découvrons le Pays des Merveilles cher à Lewis Carroll
« en temps réel » aux côtés d’Alice que ce soit tant dans la version
romanesque que cinématographique. Elle entraîne son lecteur à sa suite dans
l’univers du Merveilleux. Et c’est le même processus qui entre en jeu pour
les adaptations cinématographiques, nous la suivons image après image, et
déambulons à ses côtés.
Il faut souligner en définitive le dynamisme de ce processus de
l’adaptation cinématographique car les restructurations peuvent engendrer,
comme nous l’avons souligné, des variabilités importantes d’un point de vue
à un autre. Une oeuvre peut en effet finalement être adaptée un nombre
incalculable de fois et faire preuve à chaque tentative d’un résultat
différent. La relecture personnelle de chaque artiste est en constante
évolution et c’est là tout l’intérêt d’une telle démarche. L’outil
cinématographique n’est donc pas neutre dans ce qu’il donne à voir, puisque
l’adaptation dé-construit et re-construit en démultipliant les réglages et les
ajustements de sens.
Au final, l’adaptation est une chance pour une œuvre, dans le sens où
elle en représente une vision particulière, un angle de perception spécifique
qui se perçoit au travers de la mise en scène, des techniques
cinématographiques, des décors, des dessins…. Le merveilleux lit téraire
d’Alice au Pays des Merveilles est ici articulé et prolonge l’œuvre originelle
par le biais des adaptations par ailleurs très nombreuses, même si nous n’en
avons retenu ici seulement deux. 75 Œuvres , de Lewis Carrol l , Par is , Gal l imard, 1990, (Bibl iothèque de la Plé iade) , Appendice Jean Gattégno, p . 1656.
68
Nous avons souligné l’importance des images et donc des adaptations
dans la représentation de l’imaginaire et du merveilleux, mais le sujet étant
très étendu, i l pourrait être intéressant de s’arrêter sur les nombreuses
occurrences relevant de l’univers carrollien dans la l i t térature de jeunesse,
tant dans les multiples travaux des il lustrateurs qui se sont dévoués à la
cause d’Alice au Pays des Merveilles , que dans les albums en général qui en
ont été influencés et i ls sont aussi très nombreux.Mais ce serait déjà
élaborer le pan d’une autre vaste étude…
69
Bibliographie
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1865], traduit de l’anglais par Jacques Papy [1961], i l l . de John Tenniel,
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dessin animé.
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couleur.
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http://www.ditl . info : Dictionnaire international des termes li t téraires
accessible en ligne
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Massicots), 2004.
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2003.
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2003.
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Fantasy, Paris, Gallimard, (Folio SF, n°57), 2001.
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http://www.ricochet-jeunes.org
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accompagne l’exposition présentée au Centre Pompidou du 12 octobre au 28
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traduit de l’anglais par Pascale Froment, Paris, Gallimard, (Découvertes
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n°29), 1952.
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Albin Michel, 1993.
PANGON Gérard, Walt Disney, 1947, les années Festival, Paris, 1001 Nuits,
1923.
RENAUT Christian, De Blanche-Neige à Hercule, 28 longs métrages
d’animation des Stusios Disney, Paris, Dreamland, 1997.
RENAUT Christian, Les héroïnes Disney dans les longs métrages
d’animation, Paris, Dreamland, 2000.
72
-Concernant Svankmajer :
http://formation.paris.iufm.fr
Svankmajer E & J, Bouche à Bouche, Montreuil, L’Oeil, 2002.
PASSEK Jean-Loup, trad. Marie-Paule WELLNER-POSPISIL, Le cinéma
tchèque et slovaque , Paris, Editions du Centre Georges Pompidou, (Cinéma-
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VIMENET Pascal, Cahier de notes sur Alice , Paris, Les Enfants de Cinéma-
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Sur l’adaptation et l’analyse cinématographiques :
http://pserve.club.fr/Alice.html
CLERC Jeanne-Marie, CARCAUD-MACAIRE Monique, L’adaptation
cinématographique et l i t téraire, Paris, Klincksieck, (50 Questions), 2004.
LALOUX René, Ces dessins qui bougent, 1892-1992, Cent ans de cinéma
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TOUSSAINT Bruno, Le langage des images et des sons , Paris, Dixit ,
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VANOYE Francis, GOLIOT-LETE Anne, Précis d’analyse fi lmique, Paris,
Nathan, (128, Série Cinéma-Image), 1992.
73
ANNEXES
1. Fiches techniques des deux adaptations :
Alice , Jan Svankmajer, 1988, Tchécoslovaquie, 84 minutes, animation, couleur 35mm
Titre original : Neco Z Alenky
Scénario et réalisation : Jan Svankmajer, d’après Alice au Pays des Merveilles de Lewis Carroll
Animation : Bedrich Glaser, Svatopluk Maly
Décors : Eva Svankmajerova, Jan Svankmajer; Son : Ivo Spalj, Robert Jansa
Montage : Marie Zemanova ; Production : Condor Features
Coproduction : Film Four International, Hessicher Rundfunk
Distribution : K Films
Interprète : Kristina Kohoutova ; Bouche et voix originale : Camilla Power
Voix française : Marion Balança
Tournage : 1987, Sortie : novembre 1989
Prix du long métrage des journées internationales du cinéma d’animation d’Annecy 1989
Alice au Pays des Merveilles , Walt Disney, 1951, Etats-Unis, dessin animé, couleur 35 mm
Titre original : Alice in Wonderland
Scénario : Winston Hibler, Ted Sears, Bill Peet, Erdman Penner, Joe Rinaldi, Milt Banta, Bill Cottrell , Dick Kesley, Joe Grant, Dick Huemer, Del Connell, Tom Oreb, John Walbridge.
Production : Disney Studios
Distribution : RKO Radio Pictures Inc .
Voix originale : Kathryn Beaumont
Sortie : 1951
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2. Filmographie de Walt Disney
- 1940 : Pinnocchio - Fantasia-
- 1941 : Dumbo
- 1942 : Bambi
- 1943 : Saludos Amigos
- 1945 : Les 3 caballeros
- 1946 : make mine music
- 1950 : Cendrillon
- 1951 : Alice aux pays des merveilles
- 1953 : Peter pan
- 1955 : la belle et le clochard
- 1959 : la belle au bois Dormant
- 1961 : Les 101 dalmatiens
- 1963 : Merlin l 'enchanteur
- 1964: Mary Poppins
- 1967: le l ivre de la jungle
- 1970 : Les Aristochats
- 1973 : Robin des Bois
- 1977 : Bernard et Bianca - Winnie l 'ourson
- 1981 : Rox et Rouky
- 1985 : Taram et le chaudron magique
- 1988 : Oliver et Cie
- 1989 : la petite sirène
- 1990 : Bernard et Bianca
- 1992 : Aladdin
- 1994 : le roi l ion
- 1995 : Poccahontas - Toy Story
- 1996 : le bossu de notre Dame
- 1997 : Hercule
- 1998 : Mulan - 1001 pattes
- 1999 : Tarzan
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- 2000 : Dinosaure - La planète au trésor
- 2000 : Les aventures de Tigrou - Monster et Cie
- 2001: Atlantis
- 2002 : Lilo et Stich
- 2003: Nemo
- 2004 : le roi l ion
3. Filmographie de Jan Svankmajer
- 1988 : Alice
- 1994 : Faust
- 1996 : Les Conspirateurs de plaisir
- 1999 : Otesanek
Hélas, les films de Jan Svankmajer sont introuvables en France. Arte en a
diffusé quelques uns et c 'est tout. Il faut aller dans le pays d'origine de Jan
Svankmajer, la République Tchèque ou alors en Angleterre pour se procurer
des cassettes pal de ses films.
5. Autres adaptations d’Alice au Pays des Merveilles
Alice au pays des merveilles 1903 Réalisateur : Cecil Hepworth Interprètes : Mabel Clark dans le rôle d’Alice. Alice au pays des merveilles 1915 Réalisateur : J. Faust Alice in Wonderland USA 1933 77mn Réalisateur : Norman Z. McLeod. Interprètes : Charlotte Henry, Gary Cooper, W.C. Fields,Jack Oakie, Edward Everett Horton, Baby LeRoy, Edna May Oliver, Cary Grant,Richard Arlen.
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Alice 1948 Réalisateur : Carol Marsh Alice in Wonderland France-Grande Bretagne 1950 83mn Réalisateurs : Dallas Bower, Marc Maurette et Louis Bunin. Interprètes : Carol Marsh, Stephen Murray, Pamela Brown,Felix Aylmer. Alice's Adventures in Wonderland USA 1972 96mn Réalisateur : William Sterling Interprètes : Fiona Fullerton, Michael Crawford, RalphRichardson, Flora Robson, Peter Sellers, Dudley Moore. Alice in Wonderland USA 1976 Réalisateur : Budd Townsend. Version libertine. Alice au pays des merveilles USA 1985 Réalisateur : Harry Harris. Téléfilm. Alice, à travers le miroir Grande-Bretagne 1999 Réalisateur : Jonh Henderson. Téléfilm. Alice au pays des merveilles USA 1999 Réalisateur : Nick Willing. Interprètes : Tina Majorino, Miranda Richardson, MartinShort, Gene Wilder, Ben Kingsley, Christopher Lloyd, Robbie Coltrane, GeorgeWendt et Whoopi Goldberg. Téléfilm.