le merveilleux voyage

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LE MERVEILLEUX VOYAGE PREMIERE PARTIE I Il y avait à proximité de Paris, dans le dernier quart du dix- huitième siècle, un couvent dénommé l'Abbaye-aux-Dames où les jeunes filles de haute naissance recevaient une éducation soignée, qui devait faire d'elles des épouses parfaites, des mères de famille exemplaires et des femmes du monde accomplies. La jeune comtesse Hélène de Mauvineux figurait, à l'époque ce récit commence, parmi les pensionnaires de l'Abbaye-aux- Dames qui donnaient à la Mère supérieure les satisfactions les plus douces et les plus chers espoirs. Hélène avait non seulement et ce n'était pas alors chose commune — une orthographe irréprochable et savait très bien compter, mais elle connaissait encore sur le bout du doigt la mythologie et l'histoire de France. Chose étonnante, elle savait presque la géographie ! En outre, elle brodait, peignait à l'aquarelle, jouait de la harpe et du cla- vecin à ravir. Elle aimait la politique et en discutait avec finesse. Elle composait enfin, pour les grandes ^occasions, des cantates, tantôt graves, tantôt discrètement badines, toujours fort appré- ciées. Son naturel, évidemment, la portait vers les arts profanes et les intérêts de l'Etat, de préférence aux exercices de piété auxquels les éducatrices de l'Abbaye-aux-Dames attachaient tant de prix ; mais Hélène de Mauvineux, après tout, était appe- lée à vivre dans le siècle. On pouvait regretter qu'elle n'eût pas l'étoffe d'une sainte, on ne pouvait lui en faire un grief. C'est, d'ailleurs, avec un soin scrupuleux, sinon avec un zèle dévorant,

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LE MERVEILLEUX VOYAGE

P R E M I E R E P A R T I E

I

Il y avait à proximité de Paris, dans le dernier quart du dix-huitième siècle, un couvent dénommé l'Abbaye-aux-Dames où les jeunes filles de haute naissance recevaient une éducation soignée, qui devait faire d'elles des épouses parfaites, des mères de famille exemplaires et des femmes du monde accomplies. L a jeune comtesse Hélène de Mauvineux figurait, à l'époque où ce récit commence, parmi les pensionnaires de l'Abbaye-aux-Dames qui donnaient à la Mère supérieure les satisfactions les plus douces et les plus chers espoirs. Hélène avait non seulement — et ce n'était pas alors chose commune — une orthographe irréprochable et savait très bien compter, mais elle connaissait encore sur le bout du doigt la mythologie et l'histoire de France. Chose étonnante, elle savait presque la géographie ! E n outre, elle brodait, peignait à l'aquarelle, jouait de la harpe et du cla­vecin à ravir. Elle aimait la politique et en discutait avec finesse. Elle composait enfin, pour les grandes ̂ occasions, des cantates, tantôt graves, tantôt discrètement badines, toujours fort appré­ciées. Son naturel, évidemment, la portait vers les arts profanes et les intérêts de l'Etat, de préférence aux exercices de piété auxquels les éducatrices de l'Abbaye-aux-Dames attachaient tant de prix ; mais Hélène de Mauvineux, après tout, était appe­lée à vivre dans le siècle. On pouvait regretter qu'elle n'eût pas l'étoffe d'une sainte, on ne pouvait lui en faire un grief. C'est, d'ailleurs, avec un soin scrupuleux, sinon avec un zèle dévorant,

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qu'elle remplissait ses devoirs envers Dieu. L a Mère supérieure la déclarait créée par le ciel pour devenir l'épouse d'un grand homme d'Etat.

Orpheline de père et de mère, Hélène de Mauvineux possé­dait dans la personne de son oncle maternel, le marquis de Fon-tange, un tuteur aussi dévoué à sa félicité terrestre que ses éducatrices à son céleste bonheur. M . de Fontange avait accueilli chez lui, dans son hôtel de la rue du Bac, sa nièce fraîche émoulue du couvent, mais i l était célibataire, un peu viveur, et comprit tout de suite qu'il fallait donner à Hélène, pour le train de tous les jours, un appui féminin. L a Mère supérieure de l'Abbaye-aux-Dames lui recommanda pour cet emploi la fille d'un officier de carrière, tué dans la guerre contre les Anglais et mort sans laisser un rouge liard : Mlle Sidonie de Jonchay. C'était, suivant l'expression courante, une personne entre deux âges, de bonne tournure, assez jeune pour suivre son élève par­tout, assez mûre pour lui donner de bons conseils et de bons exemples. Le marquis de Fontange prit des mains de la mère abbesse et les yeux fermés la gouvernante qu'elle lui offrait. I l n'eut pas à s'en repentir. Hélène et Mlle de Jonchay s'accor­daient à merveille, si bien qu'il était convenu qu'Hélène garde­rait auprès d'elle, une fois mariée, comme dame de compagnie, cette chère, précieuse, unique au monde Mlle de Jonchay.

Cette heure solennelle du mariage sonna pour Hélène de Mauvineux beaucoup plus tô t qu'elle ne pensait elle-même. Elle étai t si jolie dans la fraîcheur de ses seize ans, avec ses yeux bleus tantôt rieurs, tantôt pensifs, avec ses boucles blondes, sa taille divinement prise, sa grâce, sa gaieté ! A u premier bal de cour où elle parut, le roi Louis X V I , qui ne jetait pourtant sur ses invités qu'un regard distrait, la remarqua et la signala à Marie-Antoinette :

— Qui donc, demancfe-t-il, est cette demoiselle qui danse le menuet avec tant de dignité, à la fois, et de gentillesse ?

L'admiration du Roi était flatteuse, mais resta sans consé­quence. Celle qui jeta aux pieds d'Hélène le prince Adam Sopo-lica, de l'ambassade de Pologne, devait peser plus lourd dans la balance de son destin. Le prince Sopolica avait ce caractère che­valeresque, enthousiaste parfois jusqu'à l'emportement, qui tou­jours distingua les habitants de son pays. Dès sa première ren­contre avec Hélène, i l lui voua un culte. Après la cinquième, i l

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s'ouvrit de son sentiment à son chef hiérarchique et, celui-ci l'ayant approuvé, le prince fit part de sa flamme au marquis de Fontange. Sous l'œil vigilant de Mlle de Jonchay, mise au courant, le jeune et beau diplomate fit dès lors à Hélène une cour serrée et personnelle qui ne s'harmonisait pas tout à fait, certes, avec les mœurs du temps, mais que la solitude d'Hélène et la nationalité étrangère de son prétendant expliquaient et même excusaient dans une large mesure. Le prince Adam avait perdu sa mère alors qu'il était au berceau et son père, retiré dans un vieux château de famille, tout près de la frontière russe, passait sa vie à chasser et, quand i l était las de la chasse, à pêcher. Son fils, qu'il aimait beaucoup moins que le gibier, était le moin­dre de ses soucis. I l ne répondait que par de courts billets, encore à peine, aux lettres où son héritier lui traçait des qualités physi­ques et morales d'Hélène de Mauvineux un tableau enchanteur. Pourtant, quand le prince Adam annonça à son père, avec un respect filial des plus louables, son désir d'épouser Hélène et lui demanda ce qu'il en pensait, cet homme taciturne daigna lui faire tenir son acquiescement dans une lettre de vingt-cinq lignes ou presque. Le vieil ours se garda bien, au demeurant, de venir à Paris pour la cérémonie du mariage. E t c'est le marquis de Fontange qui mena à l'autel la plus belle mariée de la saison. De grandes fêtes, notamment un bal de cinq cents personnes à l'ambassade polonaise, signalèrent cet heureux événement qui créait de nouveaux liens, comme l'observa finement l'archevêque de Paris dans son discours aux époux, entre le royaume de France et celui de Pologne.

I l avait été convenu à la veille du mariage, entre son Excel­lence l'ambassadeur et son premier secrétaire, que celui-ci pren­drait un congé de six mois pour aller présenter sa jeune femme à ses parents et amis de Pologne et la familiariser avec le pays qui allait devenir le sien. Après quoi le prince Adam reviendrait à Paris. Le temps leur étant mesuré, les nouveaux mariés ga­gnèrent la .Pologne sans apprêt, en chaise de poste, par la voie la plus courte. Mlle de Jonchay était naturellement du voyage. Elle rendit au couple, très épris, donc fort distrait et insoucieux de tout le reste, des services éminents.

L'automne était dans tout son éclat quand les voyageurs et ieur suite arrivèrent sur le sol polonais. L'automne est magni­fique dans ce pays. Le prince Adam Sopolica y possédait d'im-

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menses biens, hérités de sa mère. Il mena tout de suite auprès de son père, solitaire et bourru, sa jeune femme, éblouie, fascinée par ces forêts couvrant des lieues et des lieues, où chaque pas faisait lever une bête inconnue, où les arbres sont si altiers et si touffus que le piéton entend à peine les oiseaux chantant et criant dans les hautes branches. '

Le beau-père d'Hélène la reçut cordialement, mais laissa paraître tout de suite que la chasse qui déjà l'intéressait plus que son fils risquait aussi de l'intéresser plus que sa bru. I l poussa cependant l'esprit de famille et la galanterie tradition­nelle jusqu'à lui offrir toute une série de divertissements cyné­gétiques qu'elle goûta fort, à ceci près qu'une chasse à l'ours faillit finir tragiquement. Hélène, en temps de vacances, avait appris, sous la direction de son tuteur, à tenir une carabine et même à s'en servir, mais non contre les ours. Ce gibier n'était guère commun autour de Paris sous le roi Louis X V I . Hardie, même imprudente, singulièrement excitée aussi par la poursuite d'un fauve de ce rang, Hélène, pourtant instruite du danger par son mari, quitta mal à propos, au moment critique, le gros des chasseurs. Poursuivie par l'ours blessé et furieux, elle eût payé cher son audace si l'un des invités, accourant à ses cris, n'avait tué le fauve, ivre de sang, d'un coup d'épieu, magistralement appliqué.

Le sauveur d'Hélène était un général, polonais du corps des, lanciers. Jeune encore, i l s'était couvert de gloire sur les champs de bataille d'Europe et d'Asie. I l avait servi successivement une dizaine de princes, mais sans s'attacher à aucum Non moins volage de cœur que d'épée, i l se vantait de n'avoir pas connu de cruelles. Sa fatuité était insupportable. Fidèle à son renom, le général Antoine Sollogub faisait, au vif déplaisir du mari d'Hé­lène Sopolica, une cour serrée à la jeune Parisienne. Celle-ci avait, de prime abord, reçu froidement ses hommages, mais, au lendemain de l'exploit qui l'avait arrachée à la mort et-contrainte en quelque sorte par les circonstances, elle se mit à témoigner au général des sentiments plus cordiaux. Sollogub, dans sa vanité, s'en crut autorisé à redoubler de compliments et de flat­teries. Alors Hélène, qui aimait tendrement son mari et n'aimait que lui, redevint très froide à l'égard du fougueux lancier. Le visage du prince Adam se contractait et changeait de couleur

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quand i l voyait le sauveur de sa femme faire le joli cœur auprès d'elle. De plus en plus épris, l'audacieux cavalier feignait de ne rien voir et continuait son galant manège au risque d'arracher le mari menacé à son naturel de diplomate courtois et de gentil­homme trop façonné aux mœurs du jour pour laisser éclater sa jalousie.

Le prince Adam, ayant consacré à son vieux père le premier mois de ses vacances, le quitta, emmenant sa femme. E t le jeune couple s'installa sur la terre d'Ozmania qui appartenait en pro­pre au mari d'Hélène et qu'il chérissait entre toutes ses posses­sions. I l avait hérité Ozmania de sa mère, une comtesse Plater, femme d'initiative et de goût, très attachée aux traditions polo­naises, néanmoins ouverte aux nouveautés occidentales. Sous ses ordres, un architecte italien avait très convenablement res­tauré le château. C'était une vieille bâtisse gothique, flanquée dé quatre tourelles, à la lisière d'une forêt immense qui la pro­tégeait contre les vents du Nord. Devant le château s'étendait une pelouse qui descendait en mourant jusqu'à une rivière sinueuse, au cours tranquille et doux. Alimentés par la rivière, des étangs, féconds en carpes, tanches et toute sorte de poissons délicats, étincelaient au soleil. L'architecte qui avait réparé le château s'entendait aussi à planter des jardins. E t ce qu'il avait accompli dans ce genre à Ozmania passait pour son chef-d'œuvre. Aux parcs à la française, tirés au cordeau, réguliers comme une prison, pomponnés, astiqués et frottés en quelque sorte au papier de verre, la comtesse préférait les jardins anglais où la nature est autorisée, même encouragée à déployer ses caprices. Profi­tant des accidents du terrain, utilisant dans un noble souci d'art les boqueteaux et les deux étangs dont était semée la pelouse entre le château et la rivière, l'architecte italien et la comtesse Plater avaient réalisé un ensemble harmonieux, original et plai­sant.

Un majordome nommé le Sénéchal, administrait, en l'absence du maître, cette belle propriété. Elle devait toujours être prête à recevoir le prince Adam Sopolica. Ainsi en avait décidé celui-ci une fois pour toutes, mais i l y avait bien cinq ans qu'on l'atten­dait sans rien voir venir. Aussi le Sénéchal frémit-il de joie en apprenant, par lettre que les jeunes mariés passeraient le mois d'octobre à Ozmania. Octobre est déjà en Pologne un mois frais sinon froid, mais les feux, allumés dans les cheminées énormes,

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eurent vite fait de rendre de nouveau confortable la vieille demeure, depuis trop longtemps inhabitée si ce n'est par les chauves-souris et les hiboux, les souris et les rats. Un nettoyage général purgea de cette vermine le dedans et le dehors du château. Alertés, les chasseurs apportèrent du gibier et les pêcheurs du poisson. D'un réduit appartenant aux communs et affecté au fermage s'exhalait une ravigotante odeur de genièvre en train de brûler. Tout le long du jour retentissaient les mugis­sements des veaux menés à l'abattoir et les cris stridents, pitoyables à la fois et comiques, des cochons qu'on égorge. Levé bien avant l'aube, le Sénéchal présidait à l'entassement des vivres pour les centaines de convives qui allaient se succéder. Tous les hobereaux du voisinage tiendraient à l'honneur de venir tirer, au prince Adam et à sa jeune épouse, leur révérence. E t le propriétaire d'Ozmania, fidèle à l'esprit de sa mère, allait tenir table ouverte, c'était sûr, pendant tout le temps de son séjour. Hé oui ! on allait faire bombance. Grandement réjouis au fond du cœur par cette attente et se pourléchant les lèvres d'avance, les voisins examinaient leur garde-robe et vérifiaient l 'état de leurs calèches. Impossible de se présenter devant un si grand seigneur, espoir de l'Etat polonais, et devant sa Parisienne d'épouse dans une soie élimée, avec un kontousch étriqué et dans un équipage branlant. A vingt lieues autour d'Ozmania, tout ce qui savait couper, coudre, rajuster, tout ce qui était expert en charronnage et carrosserie était sur les dents. Mais aussi, quand les châtelains se présentèrent devant leur château, venant de Varsovie dans une voiture dorée à six places, tirée par quatre chevaux gris empanachés, avec deux postillons à l'anglaise, toute la noblesse d'alentour était sur pied, vêtue presque de neuf, avide de noces et de festins.

Il y en eut pour tout le monde, pour tous les âges, et pour tous les goûts. Et les hôtes partaient à regret, mais ravis. On dînait, on soupait, on s'allait coucher « ad libitum ». Des intri­gues à vie se nouèrent dans les salons muets et les bosquets silencieux, heureux d'un tel réveil. Tous les matins, sauf le dimanche où l'on se retrouvait à la messe, i l y avait grande partie >de chasse et rien n'était plus brillant que le retour des chasseurs pour le dîner, qui avait lieu à deux heures. Surveillé officiellement par le Sénéchal et du coin de l'œil par Mlle de Jonchay, le dîner commençait par les traditionnels hors-d'œu-

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vre, consommés debout et déjà largement arrosés de cette eau-de-vie de Dantzig dont les «Polonais raffolent. Le dîner conti­nuait, une fois les convives assis, par une dizaine de services agréablement variés, succulents à l'envi : brochets, carpes, viandes de bœuf, de veau, de porc, volailles, venaisons, pâtés, salaisons, fromages, crèmes, confitures de fruits, tourtes et gâteaux. Peut-être la carte des vins était-elle moins fournie. Le Bourgogne et le Bordeaux découverts dans les caves avaient perdu leur bouquet et ne purent être remplacés à temps ; mais le Sénéchal avait entassé dans les celliers dix barriques de, vin de Malaga, des flacons de Tokay et des bouteilles de Champagne en quantité considérable. Aux convives qui aimaient l'hydromel et la bière, ces boissons de second ordre, mais néanmoins agréa­bles, étaient libéralement versées. A u sortir de table, tout le monde était gai, ce qui facilitait la tâche des maîtres de maison, celle aussi de Mlle de Jonchay, préposée au confort de tous et a la satisfaction de chacun, alors même, alors surtout que les vœux des uns et des autres ne s'exprimaient pas ouvertement.

Après le dîner i l y avait sieste et puis promenades par petits groupes, si le temps le permettait, à travers le jardin anglais et dans la forêt où soufflait plus fort le vent qui devenait assez aigre. A cinq heures du soir concert. Le Sénéchal avait fait venir de Varsovie un orchestre composé de dix artistes, égale­ment habiles à exécuter la grande musique d'opéra ou à jouer des airs de danse, les soirs de bal ; mais la reine de ces con­certs, rfétait autre que la princesse Hélène quand, accom­pagnée au clavecin par Mlle de Jonchay ou tenant la harpe, elle chantait avec un mélange exquis de sentiment et d'ironie une romance composée par elle et adaptée à une mélodie à la mode. Soulevé d'enthousiasme, l'auditoire applaudissait, trépignait, hurlait sa joie. Car ils n'étaient pas tous talon rouge, ces hobe­reaux, pour la plupart fort près de la glèbe, et dont les maigres fiefs faisaient à la terre princière d'Ozmania une ceinture d'hon­neur : tels des brillants peu coûteux mettent en valeur, par leurs feux modestes mais multiples, l'éclat d'une pierre de grand prix.

A u concert succédait le souper, moins lourd que le dîner, mais plantureux encore. Il était généralement accompagné, au dessert, par une musique de chasse installée pour quelques instants dans un kiosque qu'éclairaient des lanternes de couleur, au milieu de la pelouse. L a forêt non loin de là renvoyait en écho, avec une

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fidélité scrupuleuse, ces sonneries de cors et de trompes. Brodant sur ces airs polonais, la princesse Hélène avait composé une série de fanfares qui ne furent pas moins appréciées que tout le reste.

I l y avait longtemps que les campagnes et les bois d'Ozmania n'avaient retenti d'accents si gais, de propos si enjoués, d'éclats de rire si sonores.

Vers la fin du séjour que firent sur leur terre ranimée le prince Adam et sa jeune femme, quelques personnages de mar­que, aguichés par les récits qui circulaient dans la contrée, accou­rurent et, comme tous ceux qui les avaient précédés, s'en allèrent enchantés. C'est ainsi qu'on vit arriver à Ozmania, pour y passer quelques jours, un Sapieha, un Potocki avec sa femme et jus­qu'à cet intrigant de Czartoriski, lequel, par ses embarras, avait si efficacement contribué à porter au trône le roi Stanislas A u -guste. I l trouva tant d'attrait à l'hospitalité fastueuse dispensée à Ozmania et tant de charmes à la maîtresse du lieu qu'il s||em-pressa, de retour à Varsovie, d'aller conter au souverain élu toutes ces merveilles. Démarche entreprise sans arrière-pensée et sans malice, mais qui devait entraîner d'assez graves con­séquences.

Je dois nommer encore l'évêque de Wilno parmi les hôtes d'un rang exceptionnel à qui le Sénéchal, rajeuni de vingt ans, ouvrit d'un cœur ému, mais avec un visage radieux, les portes du château. C'était un grand seigneur de la famille des Radzi-will, prélat opulent, peut-être plus fin politique que saint homme, mais d'autant plus influent et respecté. *

11 avait naguère tenu sur les fonts le prince Adam dans les langes et lui était resté depuis lors t rès attaché. I l avait con­tribué à faire nommer à Paris son filleul et, pour cette raison, tenait fort à voir de plus près l'épouse étrangère qu'il ramenait des bords de la Seine et dont tout le pays célébrait les mérites. L'évêque de Wilno vint à Ozmania suivi d'une sorte de cour com­prenant une douzaine de gentilhommes polonais, presque tous en costume national, et qui lui marquaient une extrême défé­rence. Chaque matin, à la première rencontre, ils baisaient pieu­sement le bord de sa robe. Ils eussent recommencé à midi si le prince, d'un mouvement de la main, ne les en avait empêchés.

A u dîner de gala qu'il présida le lendemain de son arrivée, placé au haut bout de la table, avec Hélène à sa droite et Adam à sa gauche, un serviteur posa devant lui une coupe en vermeil

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admirablement ciselée et qu'il avait apportée dans son bagage. Le même valet remplit cette coupe, dès le premier service, avec du vin vieux de Tokay et Monseigneur la vida aussitôt d'un trait, à la santé et au bonheur de la maîtresse de céans. Ainsi le vou­lait l'usage. Ensuite i l renversa la coupe pour montrer qu'il n'y restait rien et la passa au gentilhomme le plus en vue de sa suite qui recommença ce manège. Quand la coupe revint au saint homme, i l la fit remplir encore et la vida cette fois à la santé et au bonheur de son filleul. E t puis la ronde recommença. Seules Hélène et quelques dames demandèrent grâce. A la fin du repas, Monseigneur avait porté la santé de tous ceux, hommes et fem­mes, qui en étaient dignes. I l n'avait plus soif, oh ! non, mais sommeil. On remarqua son absence au concert de l'après-midi ; l a soirée le rendit frais et dispos aux hôtes d'Ozmania, fiers de coudoyer ce pilier de l'Eglise et ce membre en vue d'une des familles les plus considérées du royaume de Pologne.

Quand l'illustre prélat regagna Wilno, le mois de novembre était largement entamé. Les arbres dû jardin anglais, au feuil­lage rouge et or, jetaient une clarté paradoxale parmi les brouil­lards qui, matin et soir, traînaient sur le sol, épaississant l'atmosphère, et même, certains jours, persistaient de l'aube à la nuit. Le temps, utilisable par les chasseurs et les promeneurs, devenait de plus en plus court. Aussi les hôtes at tardés d'Ozma­nia partirent-ils le 15 novembre sous la neige. Le Sénéchal les regardait s'éloigner à regret. Le prince et la princesse n'atten­daient que ces départs pour quitter, eux aussi, cette terre d'Oz­mania où ils avaient renoué avec tant de succès une tradition de famille. Es avaient prévenu le Sénéchal et celui-ci, le cœur navré, avait cessé de renouveler les apports de victuailles, de vins de marque et de troncs d'arbres destinés aux cheminées. C'était la fin d'un beau rêve. Du moins le Sénéchal rendait-il grâce au ciel d'avoir assez vécu pour voir la terre.d'Ozmania restaurée dans la vie et l'honneur.

n

Le jeune ménage — enfin seul ! — jouit pleinement pendant une quinzaine de sa liberté reconquise. Sous la conduite de son mari, Hélène rendait visite aux voisins de campagne, des voisins, logés souvent à des dix et quinze lieues d'Ozmania. Hélène se

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plut fort entre autres au spectacle des misérables cabanes dissé­minées dans le parc des Pekturna. D'aspect minable, ces bicoques offraient tout à coup aux regards, quand on pénétrait à l'inté­rieur, des pièces luxueuses, magnifiquement meublées et tapis­sées. Une salle de bains, garnie d'une baignoire en argent, était munie de parois formées de trois mille dalles en porcelaine de Saxe, décorées par les meilleurs peintres de l'époque. Les Sopo-lica passèrent là près d'une semaine.

Chez les Naliboski, ce fut autre chose, quelque chose de non moins original et imprévu. Un aïeul du propriétaire, un prince de Nassau, avait jadis fait merveille dans la guerre contre les Turcs. I l en avait rapporté un souvenir mémorable : la tente du grand-vizir tombée entre ses mains un soir de déroute. Il l'avait emportée en Pologne avec tout son contenu et replantée sur sa terre à lui, dans l'axe de son château de famille. Les visi­teurs s'arrêtaient là forcément avant de pousser plus loin. Pour l'arrivée des Sopolica, les Naliboski avaient mis les petits plats dans les grands : les uns et les autres étaient, comme i l con­vient, de vaisselle plate, à la marque d'un orfèvre viennois de grand renom. Quand les Sopolica, priés par leur amphitryon, pénétrèrent dans la tente du grand-vizir, une nuée de serviteurs galonnés, soutachés et chamarrés des pieds à la tête, s'élança vers eux, les bras chargés de loukoum, de fruits confits, de narghilehs, de cigarettes parfumées au miel, tandis qu'un grand diable d'échanson, enturbanné à la mode de Stamboul, versait au prince Adam, qui l'apprécia fort, une double ration de raki accompagné d'olives à la grecque.

Le ménage Sopolica, ses devoirs mondains consciencieuse­ment remplis, s'apprêtait à quitter son séjour à la campagne, et à passer à Varsovie les quelques mois restant du congé accordé au jeune diplomate. Toutes les dispositions étaient prises, la date du départ fixée, quand, trois jours avant cet exode, deux messa­gers à cheval vêtus de la livrée royale se présentèrent à la porte du château, demandant à voir d'urgence le prince Adam Sopo­lica. Les chevaux étaient fourbus, les cavaliers ne valaient guère mieux. Admis tout de suite en présence du jeune seigneur ils lui remirent un grand pli, cacheté aux armes de Stanislas Auguste. Ils avaient ordre de rapporter immédiatement au palais royal l'accusé de réceptipn du prince.

D'une main tremblante, devinant une contrariété, Adam

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Sopolica déchira l'enveloppe et en tira la lettre de son souverain. Pour qu'il lui écrivît personnellement, i l devait s'agir d'une chose grave. Le prince Adam pâlit, puis, sans desserrer les dents, s'assit et griffonna quelques lignes qu'il remit aux messagers. Us s'inclinèrent avec respect et s'en furent retrouver dans la cour du château leurs montures qu'un palefrenier était en train d'abreuver. C'est avec le même calme qu'ils absorbèrent la soupe chaude que le Sénéchal leur avait fait apporter. Puis ils se remirent en selle et reprirent, à moins vive allure, toutefois, qu'à l'aller, le chemin de la capitale.

Le prince Sopolica entra vivement au salon où Hélène, intri­guée par la présence des messagers, attendait une explication. A voir la mine contrite de son mari, elle s'écria :

— Que se passe-t-il, cher Adam, rien de grave, j 'espère ? * - Un gros ennui, répondit le prince, un gros ennui... — Mais encore, renseignez-moi vite, au nom du ciel. Je suis

dans l'huile bouillante. — Voici la chose : le roi m'envoie à la cour de Londres en

ambassade secrète. Il veut que je parte tout de suite... — Mais i l ne me défend pas, j 'espère, de partir avec vous ? — Il ne le défend pas, mais sa lettre, d'ailleurs très amicale,

parle du plaisir.qu'il aura à faire cet hiver votre connaissance. On lui a dit grandi bien de votre talent de harpiste, de votre savoir-faire comme maîtresse de maison, mais i l veut, je le répète, que je parte moi-même pour Londres, au pied levé, sans aucun retard. Il m'invite à dîner demain au palais, dans l ' inti­mité, avec le ministre des Affaires étrangères. E t je partirai en chaise de poste. Il m'expliquera, m'écrit-il, de vive voix, en quoi consiste la mission capitale qu'il me confie. Je suis, certes, assez loyal sujet pour apprécier l'honneur que me fait Sa Majesté, mais quel déchirement j 'éprouve, Hélène de mon cœur, à vous quitter ainsi brusquement !

—- Mon désespoir, gémit Hélène, égale le vôtre. — E t là-des­sus la jeune femme s'interrompit pour essuyer deux grosses larmes échappées de ses beaux yeux. — Mais vous êtes, reprit-elle, mais nous sommes au service du roi de Pologne et de l 'Etat polonais. Notre devoir est de nous incliner. Je ne tarderai pas, d'ailleurs, à vous rejoindre.

Les messagers du roi étaient arrivés à trois heures, repartis à trois heures et demie. Le prince Sopolica passa le reste du

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jour et une partie de la nuit à préparer son voyage. Le lende­main matin, à six heures, soit en pleines ténèbres, i l montait dans le traîneau qui devait le déposer à Varsovie assez tôt pour dîner au palais avec le roi et son ministre. Emmitouflée dans de précieuses fourrures, Hélène accompagna son mari jusqu'au véhicule. De ses deux petites mains chargées de bagues, elle lui fit des signes d'amitié et de bon voyage jusqu'au moment où le son des clochettes cessa de lui parvenir. Alors elle regagna, toute glacée, un lit qui lui parut douillet encore, mais beaucoup trop vaste. Affectueuse et presque maternelle, Mlle de Jonchay, que le départ du prince remettait en vedette, tentait de consoler la jeune épouse, mais celle-ci ne cessa pendant huit jours d'avoir les yeux rouges.

E t puis i l fallut songer à cette installation à Varsovie, dans le palais Sopolica, où Hélène devait passer l'hiver en attendant de rejoindre son mari à Londres. Elle trouva en arrivant une lettre très longue et très tendre du bien-aimé. De nouveau ses larmes coulèrent. , • .

Les mille attentions dont elle devint l'objet, à peine arrivée, de la part des parents et amis des Sopolica, l 'arrachèrent peu à peu à son désespoir. Elle n'était pas à Varsovie depuis quinze jours qu'elle recevait du grand-maître de la cour une invitation à la table du roi. Stanislas Auguste avait, comme souverain, une tâche aussi ingrate que difficile. Le prenwer partage de la Polo­gne était un malheur encore récent et qui menaçait d'être suivi par d'autres. Le roi bénéficiait de la protection de la Russie, mais Catherine II lui faisait chèrement payer sa tutelle. Aussi Stanislas Auguste cherchait-il des appuis en Occident : la mis­sion d'Adam Sopolica en Angleterre était en rapport étroit avec cette politique.

A l'intérieur, la situation n'était guère plus brillante. L a Pologne, à parler franc, se débattait dans une demi-anarchie, préjudiciable au raffermissement de l'Etat et au relèvement du trône. Stanislas Auguste s'en rendait compte et s'en affligeait... L'avenir de son pays lui paraissait, d'ailleurs, à la réflexion, si compromis qu'il était parfois tenté d'en désespérer. I l cherchait une diversion dans la protection des arts et des artistes, des lettres et des lettrés. I l se consolait aussi de ses déboires avec les intrigues amoureuses. Avait- i l des visées sur Hélène dont on lui avait si fort vanté la beauté

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et l'esprit quand i l l'invita à sa table ? Nourrissait-il de mauvais desseins que l'attitude parfaite de la jeune Parisienne découragea de prime abord ? I l l'entretint de Paris qu'il adorait et de la civilisation française qu'il estimait la pre­mière du monde. A u moment de laisser partir Hélène, i l lui annonça de nouvelles invitations. Elle allait s'ennuyer toute seule, mais la saison d'hiver était toujours si brillante à Var­sovie :

— Vous assisterez à nos plaisirs, madame, ils sont de qua­lité ! E t quand vous retrouverez l'Occident, vous plaiderez notre cause auprès des vôtres. Vous ne manquerez point de dire, n'est-ce pas ? que nous sommes moins sauvages qu'on le prétend en Angleterre et en France pour excuser cet abandon où on nous laisse.

Approuvée çt même encouragée par Mlle de Jonchay, Hélène s'abstint de ces plaisirs mondains dont le roi lui avait t racé un si brillant tableau. Elle fit exception pourtant en faveur du grand gala de cour, au mois de janvier. De l'avis unanime, elle fut ce soir-là la reine du bal. Elle avait apporté de Paris une robe à paniers rose et blanche qui faisait admirablement ressortir isa jeunesse et son éclat. ;

Le roi fit à Hélène l'honneur d'ouvrir le bal avec elle. — Dansez-vous la mazurka, princesse ? — Je l 'ai apprise au couvent et j 'avais pour elle un faible,

répondit Hélène, un pressentiment, sans doute. Que Votre Majesté daigne me pardonner si je ne lui fais pas honneur.

Hélène dansait à ravir, gracieuse comme un papillon, légère comme un oiseau. Le roi la quitta à regret, laissant para î t re sa déception.

Dès lors Hélène se montra plus réservée encore. Sous un prétexte ou un autre, elle refusait tous les dîners, tous les sou­pers, tous les bals qui se succédaient dans Varsovie à une allure endiablée. Les pieds sur les chenets (car i l fait froid dans ces palais de Pologne) elle passait ses soirées à broder bien sage­ment sous l'œil attentif de Mlle de Jonchay ou bien elle se joi­gnait à sa dame de compagnie pour apprendre d'un maître, déniché par celle-ci, les rudiments de la langue polonaise et de l'allemande. Ce maître de polonais, Français de nationalité, s'ap­pelait M . Doloret et c'était un curieux type. Il était à Varsovie depuis trois ans, comme précepteur des jeunes princes Buzina,

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jouvenceaux turbulents, qu'il avait trouvés fort rétifs à son enseignement. Elles n'étaient pourtant pas ennuyeuses, ses leçons, peut-être même ne l'étaient-elles pas assez. On ne s'im­pose guère à des enfants par ce scepticisme et cette ironie qui faisaient le fond du caractère de M . Doloret. Cet homme avait un dieu : Voltaire, et un idéal, si l'on peut ainsi s'exprimer : celui des Encyclopédistes. Le prince Buzina, père de ses élèves, était lui-même tout dévoué à ces maîtres et c'est à bon escient qu'il avait ramené M . Doloret de Paris, après un séjour dans cette ville. L'enseignement donné par ce mécréant à ses élèves avait naturellement fait scandale dans le beau monde de Var­sovie, mais c'était précisément à quoi visait le prince Buzina le père. Ayant produit son effet, i l ne tenait pas à garder plus longtemps M . Doloret. Celui-ci, sa tâche terminée, guettait de son côté une occasion de retourner en France. Il allait la trouver auprès de la princesse Sopolica.

Elle avait reçu de son mari, dans le courant de l'hiver, plu­sieurs lettres où, faisant état du lourd fardeau qui reposait sur ses épaules et du délabrement où se trouvait l'ambassade polo­naise de Londres par suite d'un violent incendie dont les dégâts n'étaient pas encore réparés, i l déconseillait fort à l'ambassa­drice, quelque chagrin qu'il en éprouvât, de le rejoindre tout de suite. Une lettre, reçue par Hélène au commencement de mars, découvrait toutefois à celle-ci des perspectives < plus agréables et dont elle prit connaissance avec la joie la plus vive :

« Faites en sorte; mon Hélène adorée, écrivait le prince Adam, d'arriver à Londres cet été. Le mois de juillet y est encore très supportable. Peut-être vous ennuyez-vous à Varsovie; c'est du moins l'impression que dégagent vos chères lettres, si joli­ment tournées que je prends à les lire et relire un v i f plaisir. Permettez-moi, au cas où ma supposition serait exacte, de vous suggérer un divertissement ; je crois qu'il s'harmoniserait avec vos goûts sérieux, votre belle intelligence, et cette existence errante à laquelle nous sommes voués. Que diriez-vous d'un voyage dans une berline bien douillette qui vous conduirait de Varsovie à Londres par Ce qu'on appelle, dans votre pays de France, le chemin des écoliers, soit par un chemin aux détours plaisants et imprévus, au gré des sites les plus pittoresques à admirer, des gens de mérite à rencontrer, des artistes et des savants qu'il y a profit à connaître ? Si ce plan vous agréé,

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faites-le vôtre et tracez votre itinéraire à votre fantaisie. Que diriez-vous de quelques jours à Prague où mon cousin Joseph Minsky, dont je vous ai si souvent parlé et qui brûle de vous connaître, vous accueillerait avec allégresse. Je dis Prague comme je dirais une autre ville. A vous, peut-être aidée des lu­mières de Mlle de Jonchay et de nos amis de Varsovie, de vous débrouiller parmi la carte d'Europe. Faites de l'espace qui nous sépare le théâtre d'une divertissante aventure et de votre itiné­raire de là-bas jusqu'ici un ruban moiré, diapré, dont le sou­venir vous restera cher. »

Hélène lut tout de suite la lettre du prince Sopolica à Mlle de Jonchay. E t cette personne raisonnable, qui approu­vait les voyages parce qu'ils amusent et instruisent, vanta très fort le plan de monsieur l'ambassadeur. Un mois, à peu près, était nécessaire pour tracer l'itiné­raire, acquérir la berline «t le coche destiné au personnel, choisir les chevaux, rassembler les domestiques, obtenir les passeports, prendre congé des unis et des autres. L a princesse Hélène, Mlle de Jonchay et M . Doloret, qui devait ê t re du voyage, se mirent tout de suite à l'œuvre et le troisième jour d'avril, à dix heures du matin, deux voitures dont une berline luxueuse et un coche, moins reluisant mais t rès confortable encore, sor­taient ensemble de Varsovie au son joyeux d'une trompe d'où s'exhalaient, modulés par un valet qui avait servi comme piqueur, des airs de chasse et des refrains nationaux.

De ces deux voitures la première transportait la princesse et le haut personnel, la seconde la valetaille.

Le haut personnel comprenait Mlle de Jonchay, M . Doloret, le chirurgien (un certain docteur Korab), le secrétaire-trésorier (M. Sagalas), enfin la première femme de chambre de la prin­cesse, uniquement connue sous le nom de Bathilde.

Une tante du prince Adam, vieille, revêche et dévote avait offert à Hélène, comme chapelain, un brave garçon d'abbé, fils d'un de ses fermiers, dont elle désirait se défaire. Cet abbé était stupide. Hélène refusa poliment, alléguant qu'elle trouverait tout le long de la route, Dieu merci, des églises et des ecclésiasti­ques :

— Comme vous voudrez, mon enfant, coupa sèchement la vieille dame, maie vous emmenez un médecin du corps, ce doc-

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teur Korab. I l m'eût paru tout naturel que vous fissiez place aussi dans votre berline à un médecin des âmes.

La princesse Hélène ne répondit pas et l'affaire en resta là. Le docteur Korab, aigrement nommé par la vieille dame, of­

frait ceci de particulier qu'il tenait pour Jean-Jacques Rousseau avec toute- la ferveur que M . Doloret apportait à se réclamer de Voltaire et de l'Encyclopédie. Avant même le départ, ces deux apôtres — je n'écris pas ces bons apôtres — avaient commencé de se disputer. M . Doloret s'était répandu en quolibets à entendre le praticien, chargé de maintenir en santé les voyageurs, pro­clamer, à propos de rien, la bonté primitive et foncière de l'être humain.

Doloret avait même poussé si loin la moquerie que la princesse l'avait doucement invité à .mettre une sourdine à ses brocards. Interloqué par la violente réplique du pédagogue, le docteur Korab s'était montré inférieur à sa tâche de dialecti­cien. D'où son air mortifié. I l est vrai qu'à soutenir la bonté essentielle de l'homme, le mieux embouché des sophistes risque fort de bredouiller. Le docteur Korab, cependant, ne se tenait pas pour battu. L a princesse, en riant, l'avait fait asseoir, à sa droite et M . Doloret à sa gauche pour éviter de nouvelles escar­mouches.

M . Sagalas, le trésorier de l'expédition,.se souciait fort peu, quant à lui, de Voltaire et de Rousseau. C'était un bon gros dépourvu de fiel et d'expérience, de caractère un peu léger, de naturel un peu candide et bien jeune pour ce poste de confiance qu'il allait occuper. I l le devait à sa parenté avec le Sénéchal qui, lors du séjour des Sopolica sur leur domaine, avait si bien résolu des problèmes difficiles. Préposé à l'administration de plusieurs terres du voisinage, chargé de recueillir sur place les fermages dus aux possesseurs du sol par leurs tenanciers, Jean Sagalas avait donné toute satisfaction au Sénéchal, son oncle. Aussi ce dernier l'avait-il chaudement recommandé à la princesse, heu­reux de procurer à son jeune neveu, encore célibataire et qui n 'étai t jamais sorti de Pologne, l'occasion d'un de ces voyages qui forment le cœur et l'esprit des adolescents. Capitonné de lettres de crédit, rembourré de billets de banque, la ceinture lourde de ducats, florins, goulden, livres et pistoles, le jeune Sagalas ployait sous le poids de ces richesses. I l était, d'ailleurs, à ce moment-là, t rès résolu à se conduire honnêtement.

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Quant au bas personnel, i l comprenait tout d'abord quatre postillons. Deux d'entre eux étaient préposés à la berline et deux au coche, soit Ignace et Nicolas à celle-là, Dominique et Thadéa à celui-ci. A l'intérieur du coche prenaient place deux laquais, Casimir et Hyacinthe, la coiffeuse de la princesse, une grisette nommée Minka, très fière d'être montée en grade, le cuisinier nommé Norokos, enfin la levrette aimée de la princesse, une adorable levrette, stupide comme tous les animaux de son es­pèce, mais toute blanche, d'un blanc d'hermine (à l'exception des yeux très bleus enchâssés dans une frimousse toute noire), d'où cette bestiole tirait une physionomie de chien, aussi plaisante qu'originale. Cette merveille du monde animal répondait, quand elle le daignait, au nom de Kania.

De tout ce menu fretin, répart i dans le coche, i l n'y a d'ail­leurs rien à dire si ce n'est de Norokos, le cuisinier.

Le général Sopolica, oncle du prince Adam, l'avait ramené en tout bas âge d'une campagne en Bessarabie contre les infi­dèles. Traversant la ville d'Ismaël livrée au pillage, le général polonais s'était pris de pitié pour l'enfant abandonné, très beau de visage et richement emmaillotté, qui pleurait à fendre l'âme sous le portique d'un somptueux palais. Le général avait placé sous sa protection le petit malheureux qui, devinant un cœur tendre sous un uniforme de guerrier, avait cessé tout de suite de verser des larmes et cachait son joli visage basané, aux yeux sombres, dans l'épaule de son bienfaiteur. Interrogé, sur l'ordre du général Sopolica, par des prisonniers turcs, l'enfant avait bal­butié avec peine qu'il s'appelait Norokos, que son père était à l'armée, que sa mère et les serviteurs de la famille avaient été massacrés sous ses yeux.

L a campagne terminée, le général, qui n'avait pas d'enfants, avait résolu d'adopter celui-ci. Il le fit décemment et pieusement élever par une nourrice lituanienne et un abbé polonais; mais Norokos, d'ailleurs soumis, doux et largement pourvu d'intelli­gence, se montra si rebelle aux études, telles qu'elles se pour­suivent en Europe chrétienne, que le général arrêta les frais et borna son rôle à faire de l'enfant trouvé le meilleur cuisinier de Varsovie. L a cuisine et la musique, Norokos n'avait pas d'autre goût.

Quand Norokos entra au service de la princesse Hélène pour monter, quelques semaines plus tard, dans le coche à destina-

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tion de Londres, i l se dit que ses talents culinaires et musicaux ne l'avaient pas trompé et que sa fortune étaiÇ faite. Un écrou mal vissé de la berline toute neuve contraignit, en effet, les voyageurs à s 'arrêter à l'heure du dîner, au milieu du jour, dans un village à proximité de la Vistule où la chère allait sans doute être exécrable. Norokos fut alors assez heureux pour dénicher un pêcheur qui venait de tirer de la rivière un esturgeon gros et gras. Séance tenante, i l l 'apprêta selon cette recette polonaise, d'une application difficile, qui permet de juger un maî t re queux. Elle consiste à frire du poisson la tête, à rôtir le milieu et à mettre la queue en sauce. Pour son coup d'essai, Norokos avait frappé un coup de maître.

Il mit le soir même le sceau à son renom dans la petite loca­lité, à quelques dix lieues de Varsovie, où les voyageurs passè­rent la première nuit. I l y avait fête sur la grande place. L a jeunesse dansait, mais mollement, l'orchestre étant médiocre. Avec cet air de grand seigneur qui lui était naturel et qu'il n'avait jamais abandonné, Norokos réclama un tympanon et, maniant les baguettes avec un art impeccable, arracha des flancs de l'instrument une polonaise étourdissante. Electrisée, la jeu­nesse poussa un seul cri de joie et, l'instant d'après, tous les habitants du pays, jeunes et vieux, bourgeois et gens du peuple, entraient dans la danse.

Les demoiselles embrassaient Norokos à titre de remercie­ment, les cavaliers lui présentaient des coupes d'hydromel et des verres d'eau-de-vie. Quand les deux voitures, le lendemain matin, reprirent leur course, ce fut au milieu d'une véritable ovation qu'elles s'ébranlèrent. L a randonnée s'annonçait bien.

m

Le convoi avait quitté le sol polonais et cheminait en Silésie. I l se trouvait à petite distance de Breslau où, d'ailleurs, la prin-

t cesse Hélène ne comptait pas séjourner, quand un fâcheux acci­dent se produisit. Débouchant d'une voie transversale, une char­rette, conduite par un paysan ivre, vint donner en plein dans le coche aux domestiques. C'est en vain que le sot manant tenta de retenir son cheval, lancé à toute allure. L'animal s'empêtra d'une jambe dans une roue d'arrière où i l brisa deux rayons, retirant du choc un sabot tout ensanglanté. Les postillons com-

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mencèrent par copieusement injurier en polonais le croquant fautif et qui s'expliquait en allemand, ce qui ne rendait pas sa conduite moins blâmable. H réussit, tout en bougonnant, à remettre sa charrette d'aplomb et son cheval en équilibre. En­core chancelant lui-même, i l remonta sur son siège et reprit sa course tandis que lès quatre postillons dé la princesse, rassem­blés, contemplaient d'un air morne le dégât difficilement répa­rable. L a roue blessée réfusait tout service. L'intervention d'un charron était indispensable.

U n des postillons, détachant un cheval du coche, l'enfourcha et galopa jusqu'à Breslau pour demander du secours. E n atten­dant, les voyageurs se morfondaient au bord de la route.

Quand l'arrivée inopinée d'une troupe de tziganes les t ira d'af­faire. Le convoi comprenait bien une demi-douzaine de voitures. Les unes transportaient le matériel du campement : toiles de tentes, piquets et cordes. D'autres étaient pleines de vieilles femmes en loques et d'une braillante marmaille en haillons. D'au­tres encor» regorgeaient de chaudrons et d'objets en cuivre, de paniers dé jonc tressé, enfin d'un outillage varié de forgeron qui aHait servir à réparer la roue brisée. Suivaient à pied quatre solides gaillards tenant en laisse deux ours entravés et muselés, des chiens qui tiraient la langue et des singes, qui, juchés sur les chiens, exécutaient des gestes épileptiques. Les tziganes ne jouissaient pas encore du droit de se fixer dans les villes, mais ils étaient autorisés à camper aux abords. E t c'est à quoi s'ap­prêtaient ceux-ci, bien décidés à mendier et chaparde» à travers Breslau, au mieux de leurs intérêts et dans la mesure du possible.

A se trouver face à face avec la berline et le coche d'une per­sonne évidemment haut placée, ils ne furent pas long à flairer une aubaine. Une nuée d'individus des deux sexes, demi-nus, au • visage couleur chocolat, aux cheveux d'un noir cfébène, crasseux au-delà de tout ce qu'on peut imaginer, entoura en un clin d'œil la princesse Sopolica, descendue de sa voiture pour contempler le désastre qui l'immobilisait. Ces sauvages embrassaient les genoux d'Hélène et ses pieds, cherchant même à lui baiser les mains, au mépris des coups de fouet que leur distribuaient les postillons, indignés d'une telle audace. Moins servile que les autres, on de ces coquins (c'était le charron de la caravane), avisant la rwie brisée éa «eelvq,ofifest SM sernoes gud furent

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tout de suite agréés. L a roue, un quart d'heure après, avait retrouvé ses rayons.

Le reste de la bande, ayant soutiré à la princesse une ample moisson d'aumônes, se mit à dresser les tentes sur le pré voisin. Le soleil déclinait à l'horizon. L'heure de la halte sonnait pour tout le monde. Amusée par ce spectacle, si nouveau pour elle, Hélène se promenait à travers le camp, donnant du sucre aux chiens savants et des noisettes aux singes. Chapeau bas, dans un polonais exécrable, le chef de la bande proposait à Sagalas, dont i l avait deviné l'emploi, un divertissement de haut goût. Une tente circulaire, aménagée en cirque, se dressait peu à peu au bord de la route. Déjà quelques paysans des environs et des piétons, venus de la ville, y avaient pris place. Le chef des tziganes invita la princesse Sopolica, avec toutes sortes de for­mes, à occuper le fauteuil d'honneur tandis que sa suite se ran­geait à ses côtés. Le spectacle qui comprenait des tours d'adresse inouïs et des merveilles de dressage, était, à l'en croire, unique en son genre. On ne trouvait nulle part au monde des ours, des chiens et des singes aussi près des hommes par l'intelligence et l'adresse. L a princesse accepta et la représentation, précédée d'un air joué par deux musiciens, commença.

Elle n'offrit rien d'extraordinaire. Les deux ours bruns des Oarpathes dansèrent, mais comme à regret ; les chiens sautèrent à travers des cerceaux couverts de papier et marchèrent, faisant la pièce droite, mais en jappant de dépit à vous rompre les oreilles, les singes exécutèrent^, le saut périlleux et la quête, tenant entre les dents une sébille en bois, mais sans bonne grâce. Tout cela était fort banal, mais ce qui ne l'était pas le moins du monde, c'était l 'étrange beauté de la jeune femme qui pré­sentait ces animaux savants.

Elle avait le teint cuivré de ses compagnons de route, moins sombre toutefois, et moins mat. Son opulente chevelure était aussi d'un noir moins prononcé. Ses boucles, abondantes et cré­pues, avaient des reflets châtains qui s'harmonisaient à mer­veille avec ses yeux d'un brun fauve d'où s'échappaient des éclairs sauvages. De ces yeux magnifiques où se lisait une sen­sualité ardente, la jeune dompteuse jouait avec un art raffiné. Elle n'était pas très grande, mais la sveltesse de sa taille, la finesse de ses attaches, la souplesse de stes gestes imprimaient à tout son être une rare élégance. Elle avait de tout petits

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pieds, des pieds d'Andalouse, et de toutes petites mains, des mains de duchesse. Enveloppée dans une gaze légère et flottante, semée de paillettes d'or, les bras nus, avec deux grands peignes en cuivre et corail dans la chevelure, elle avait on ne sait quoi de dominateur, de perfide aussi, et par moment de presque satanique. Elle semblait en vouloir à Sagalas et lui lançait de temps à autre une œillade qui, d'ailleurs, atteignait pleinement son but. Si jeune et ayant si peu d'usage du monde, ce pauvre Sagalas était d'une naïveté touchante et, nous l'avons dit, d'une totale inexpérience. Rita, tel était le nom de la fille aux ours, aux chiens et aux singes, le tenait-elle pour un grand et riche personnage ? C'était lui qui avait payé le charron, lu i qui avait fait prix avec le chef de la tribu pour la représentation qui suivait son cours. Peut-être suffisait-il à la coquine que ce jouvenceau t înt les cordons de la bourse pour qu'elle déployât en sa faveur tous les artifices de sa séduction.

A la fin du spectacle qui ne dura même pas une heure, Sagalas avait subi l'enchantement dispensé par cette enfant du diable. Le petit paysan polonais était désormais acquis à cette fille corps' et âme, pour la perte, à coup sûr, de son âme.

L'histoire de cette Rita était à la fois assez dramatique et assez commune. Rita était, de notoriété publique, la fille natu­relle d'un riche propriétaire polonais, le comte Milewski, grand coureur de loups et de filles. Beau comme le jour, Milewski avait eu cette enfant superbe d'une tzigane nommée Djali, belle comme la nuit. Après avoir beaucoup aimé Djali, jusqu'à faire mourir de chagrin sa femme légitime, une baronne Hervesy, le noble comte l'avait assez vilainement abandonnée, elle et sa fillette. Djali n'avait jamais oublié, jamais pardonné. D'un geste qu'on n'eût pas attendu d'une bohémienne et qui ne fut pas sans grandeur, elle avait renvoyé à son amant les bijoux de prix qu'elle tenait de cet homme, au temps où i l était amoureux. Mais elle avait gardé la fillette qu'il proposait d'élever à ses frais et de marier à peu près convenablement quand l'heure en serait venue. Déjà Djali gagnait sa vie comme montreuse d'animaux savants. E t c'est elle qui avait instruit dans cet art difficile Rita qui, maintenant, l'égalait si elle ne la surpassait pas.

Les derniers jours de Djali et les premières années de Rita avaient encore été assombris par une tragédie dont avait frémi

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tout le voisinage. Le comte Milewski, souffrant d'une maladie de cœur, avait mis longtemps à mourir. A deux reprises, on l'avait cru défunt, alors qu'il n'était qu'en léthargie. Aussi s'en allaitai dans les transes, hanté par la peur d'être enterré vivant. Sous l'empire de cette angoisse, i l avait exigé par testament qu'on attendît pour procéder à ses obsèques que son corps se décom­posât. I l réclamait encore pour plus de sûreté qu'on enfonçât dans son cœur un stylet avant de le porter en terre. Le médecin, qui l'assistait dans sa dernière crise, avait cru constater une mort évidente et la désagrégation commençante des tissus. Aussi ce praticien trop sensible avait-il refusé de poignarder, comme l'en priait la famille, son ancien client.

A qui demander ce service ? Consultés l'un après l'autre, tous les serviteurs du comte se dérobèrent. C'est alors que se présenta, prêt à agir, un tzigane du voisinage nommé Oki Alb i , homme farouche, cruel, auteur d'un grand nombre de mauvais coups connus et inconnus. Trois ans après la naissance de Rita, deux ans après la rupture du comte avec Djali, i l avait épousé Djali, peut-être parce qu'il l'avait de tout temps aimée, peut-être aussi parce qu'elle lui avait apporté en dot une virtuosité lucra­tive de dompteuse, dresseuse et magicienne. Poussé par sa femme, obéissant à une rancune invétérée qu'il n'avait pu assou­vir quand vivait son rival, Oki Alb i , sous l'œil du médecin et de l'intendant général du comte Milewski, planta dans le corps du mort étendu sur sa couche un stylet aiguisé de frais qu'il avait apporté sous sa veste.

Et , chose horrible, le cadavre rouvrit les yeux pour pousser un gémissement, d'ailleurs tout de suite étouffé par un râle tragique, accompagné d'un flot de sang.

L'affaire s'ébruita, la justice se mit en branle. Elle restait sévère aux tziganes, malgré les adoucissements décrétés par l'empereur d'Allemagne. Oki Alb i fut arrêté. Mollement défendu par le médecin du défunt et son intendant général, le vindicatif bohémien fut condamné et pendu. De cette iniquité, Djali conçut à l'égard de tous les chrétiens, parmi lesquels son destin l'obli­geait de vivre, une haine sans merci. Elle mourut peu après de chagrin et peut-être de colère, non sans avoir pieusement légué ces sentiments hostiles à sa fille. Devenue belle et irrésistible, avec le tempérament de feu qu'elle tenait de son père et de sa mère. Rita comptait déjà à son actif maintes tragédies dont les

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ennemis de sa race avait fait les frais. Elle avait aimé, mais toujours pour le malheur de ses amants. Infortuné Sagalas ! Qu'il eût donc mieux fait de rester sur les terres des Sopolica, à toucher honnêtement le montant des fermages !

Ou bien encore, comme i l eût mieux fait d'imiter Norokos, le sage Norokos, uniquement curieux de la cuisine des tziganes. Cette cuisine consistait, pour l'instant, en un petit porc rose et gras qui doucement mijotait à la broche dans son lard, à quoi s'ajoutait une demi-douzaine de hérissons, eux aussi dodus et tendres à souhait. Il n'est pas, pour ces nomades, de régal com­parable à celui-là. Sceptique, mais intéressé, Norokos regardait

.les hérissons tourner au feu, percés d'une baguette de bois dur, frottés d'ail, farcis d'oignons, suant leur graisse.

Invité à prendre place au festin où s'assemblèrent les tzi­ganes, Norokos obéit, mais pour s'en mordre les doigts. H jugea simplement exécrable le régal de ces barbares et c'est tout juste s'il montra la politesse de garder pour lui sa déception.

Il confessait aux laquais, au sortir de table : — Le général disait des bohémiens qu'ils sont la septième

race après le crapaud. Je tiens cette opinion pour trop indulgente encore. U n peuple capable de se plaire à une telle cuisine mérite le pire destin.

Rita n'avait pas assisté au dîner en commun où avait été convié Norokos. Elle avait été servie à part, avec le chef de la tribu, son épouse et l'autre « artiste » de la troupe, sa sœur Mona.

Rita n'était pas, en effet, la seule fille de Djalija bohémienne. Elle avait une sœur, une demi-sœur plutôt, sa cadette de deux ans, née de père inconnu, belle aussi, mais moins belle que Ri ta et moins aguicheuse et moins diabolique. Mona et Ri ta travail­laient depuis bien des années dans cette troupe où s 'exerçait déjà leur mère. Elles vivaient ensemble, mais se détestaient. Jalouse des succès de sa sœur, Mona n'avait pas de plus grand plaisir que de les battre en brèche. Il lui suffit que son aînée eût tenté d'enjoler Sagalas et qu'elle eût visiblement réussi pour que Mona le pr î t en grippe et s 'appliquât à lui gâter son plaisir.

Son rôle dans la troupe consistait à lire au revers des mains les secrets des uns et des autres ou encore à leur révéler les destins qui les attendaient à l'aide d'un jeu de tarots, habilement

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manié. Les ours remisés, les chiens rentrés dans leur niche et les singes dans leur cage, Mona offrit à Sagalas ses services, mais Sagalas, qui n'avait d'yeux que pour Rita et la serrait de près, déclina cette offre. Mona, s'approchant alors de la princesse Hélène, lui répéta sa proposition. E t la princesse commit l'erreur d'accepter. Existe-t-il au monde une femme capable de résister au désir de connaître son étoile ? Elle le regretta, d'ailleurs, tout de suite et mit plusieurs jours à oublier l'impression pénible, laissée dans son cœur par les sinistres prédictions de la tzigane, mais le mal était fait.

— Que voyez-vous dans mon avenir ? avait demandé Hélène à la sorcière. Serai-je heureuse ? Mon mari m'aime-t-il et m'ai-mera-t-il toujours ?

Elle murmura plus bas : « Aurai-je des enfants ? » Mona étala les tarots sur une table basse, placée devant elle.

Posément et comme absorbée dans sa vision, elle tournait et retournait les cartes de la cinquième série, la plus révéla­trice. Elle contempla longuement la papesse, le bateleur et la roue de fortune, comme pour leur arracher un secret.

— Des enfants ? Madame, pas de hâte, pas de zèle ! Ne pensez pas seulement à vous, pensez à eux. Les jours se suivent et ne se ressemblent pas... Vous comptez parmi les heureux de ce monde. Ce n'est pas. une raison pour que vos enfants soient heureux.

Elle prit entre ses mains le tarot nommé justice, le tourna, le retourna, le reposa parmi les autres. E t puis, comme parlant à soi-même :

— Je vois, s'écria-t-elle, une place, une place immense, entou­rée de palais et de jardins. Un grand fleuve coule dans le voi­sinage. A u milieu de la place s'élève un tréteau, mais on n'y joue pas la comédie. Oh ! l'affreux spectacle ! Une foule s'y presse. Je distingue des femmes, armées d'une pique. Elles rica­nent, elles menacent. Un éclair brille dans leurs yeux, puis c'est un bruit sec et du sang coule. Oh ! ce flot de sang. Fuyez prin­cesse, i l risque de vous engloutir...

Hélène était devenue toute pâle et Mlle de Jonchay, qui l'avait accompagnée à regret sous la tente où vaticinait la tzigane, n'était pas moins émue. Elle haussa les épaules, affectant de mépriser ce verbiage et s'adressant à la sorcière : , — E n voilà assez pour aujourd'hui, dit-elle dans son mau-

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vais polonais; une autre fois, j 'espère, vous verrez l'avenir plus en rose.

Mona n'ajouta rien, mais semblait apprécier l'effet de ter­reur qu'elle avait produit. Tout sourire, cependant, avait disparu du vjsage d'Hélène. Sa nervosité était devenue extrême. Elle exigea le départ immédiat de la caravane malgré la nuit qui tombait. Breslau était à un quart de lieue. E t depuis plusieurs jours un appartement était réservé dans la meilleure hôtellerie de la ville.

Comme on attelait les chevaux, un postillon vint annoncer qu'un harnais de rechange, muni de clochettes d'argent, avait disparu d'un caisson où i l était enfermé. I l ne doutait pas qu'un tzigane fût l'auteur du vol; mais 6es bandits, ajoùta-t-il, rece­laient aussi facilement qu'ils dérobaient. E t les gendarmes lan­cés à leurs trousses rentraient toujours bredouille. Alors que faire ?

Hélène donna ordre de ne point prévenir la police; mais saisie d'une crainte subite, elle invita Mlle de Jonchay à s'assurer de la présence bien réelle d'une cassette à bijoux enfouie, au départ de Varsovie, dans un caisson secret à double fond, placé sous la berline. L a cassette contenait ses bijoux personnels et divers joyaux de prix ayant appartenu jadis à la mère de son mari et dont celui-ci lui avait fait hommage.

Mlle de Jonchay reparut, portant dans ses bras la cassette. Rassurée, Hélène la pria de remettre cet objet en place, mais sa fidèle gouvernante voulut encore vérifier l'intérieur. Précaution fort utile. U n bracelet en or, muni d'une belle émeraude, entou­rée de brillants, avait disparu. Etait-ce encore un méfait des tziganes ?

Sagalas arriva là-dessus tout essouflé, tandis qu'Hélène et Mlle de Jonchay délibéraient sur le désastre constaté et la conduite à tenir. Le trésorier de la princesse parut troublé. H prit la défense des tziganes avec une énergie dont i l n'était pas cou-tumier :

— Bien, déclara Mlle de Jonchay d'un air pincé, les tziganes n'y sont pour rien, mais alors qui ? Je suis sûre d'avoir placé le bracelet dans sa cassette au moment de quitter Varsovie.

— Voilà quinze jours que nous voyageons, observa Sagalas, le vol peut avoir été commis bien avant hier soir.

— C'est exact, mais i l est très naturel que nous soupçonnions

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les tziganes. U n harnais a disparu entre la soirée d'hier et ce matin. I l ne s'est pas envolé tout seul. Dominique accuse les saltimbanques. Ils n'en sont pas à un larcin près, vous ne l'igno­rez point, monsieur Sagalas. Pour le forcement des serrures et autres gentillesses, vous savez qu'ils n'ont pas leurs pareils.

— Mais vous aviez sur vous la clef de la cassette, riposta Sagalas non sans vivacité. Comment se fait-il que vous n'ayez pas songé à en vérifier le contenu depuis notre départ de Var­sovie ?

— C'est justement ce qui vous trompe, s'écria Mlle de Jon-chay, j ' a i vérifié le contenu de notre cassette, inventaire en main, i l y a trois jours, au départ de Wielun. Tout y était. Je voudrais être sûre, monsieur Sagalas, que vous avez fait votre devoir comme j ' a i fait le mien. Si j ' a i sur moi la clef de la cas­sette, vous détenez celle du caisson secret. Votre curiosité pou­vait aller au moins jusqu'à constater la présence de la cassette et l'état de la serrure, sinon jusqu'à vérifier son contenu.

Comme ce débat tournait à l'aigre ! Sans avancer d'ailleurs la solution du mystère. L a princesse y mit fin par ces paroles de résignation et de sagesse :

— Le bijou est perdu. Quoi que nous fassions, nous ne le retrouverons pas. Sans doute est-il déjà aux mains d'un com­plice. Peut-être les pierres précieuses sont-elles à cette heure dispersées savamment. Mêler l 'autorité à cette affaire, c'est nous immobiliser ici pendant des jours, sinon des semaines. Encore sans résultat. J'entends piaffer les chevaux. E n route !

La princesse Hélène prenait donc son parti d'avoir perdu l'un des plus beaux bijoux de son trésor. Elle en décidait ainsi avec un air d'insouciance, en grande dame pour qui les biens matériels n'ont guère d'importance, parce qu'elle en possède d'immenses, mais elle était peinée, au fond, de ce nouvel acci­dent. Elle connaissait l'attachement de son mari à tous les objets • hérités de sa mère. L a contrariété du prince Adam serait vive.

Hélène était si absorbée dans ses réflexions qu'elle resta tout d'abord sourde à une joute oratoire, au surplus toujours la même, qui mettait aux prises, dans la berline, au départ de Breslau, le docteur Korab et M . Doloret.

— Ces tziganes, déclarait le voltairien, qu'est-ce donc sinon le peuple primitif par excellence ? U n clan resté tout près de la terre et qui devrait l'aimer, en vivre et lui faire honneur ?

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Si ce grand dadais de Jean-Jacques disait vrai, ces gens incar­neraient la vertu et l'innocence des populations pastorales, la bonté essentielle de l'être humain. Que voyons-nous, au con­traire ? Ces Bohémiens ont tous les vices des civilisés, sans en être. E n vérité, ce monsieur Rousseau s'est bien trompé...

— Pardon, interrompit le docteur Korab, pardon ! Les tzi­ganes n'ont rien d'une tribu primitive. Mêlés, pour leur mal­heur, aux sociétés occidentales, ils font bande à part, ils vivent en marge, c'est exact, mais comment n'auraient-ils pas, au con­tact des civilisés, emprunté leurs vices ? Je crains qu'il n'y ait plus aujourd'hui d'humanité vraiment primitive, vivant dans cette divine innocence appelée par Jean-Jacques Rousseau l'état de nature. I l y faut pourtant revenir. Le salut du genre humain est à ce prix.

— Permettez, objecta Doloret, permettez... Mais i l n'en dit pas davantage et ses arguments de surcroît

lui restèrent au creux de la gorge. Arrachée à ses sombres pen­sées par cette querelle sans cesse renaissante, portée à l'impa­tience par l'insomnie, Hélène Sopolica intervint

— A u nom du ciel, messieurs, parlez d'autre chose. Ce sujet de discussion est vraiment épuisé.

Ainsi réprimandés, les deux bavards se tinrent cois. Le con­voi, cependant, prenait au grand trot la route de Prague, suivi à moins vive allure et sans que les voyageurs, — sauf l'un d'entre eux — s'en doutassent, par les bohémiens. Leur troupe comprenait le malandrin qui avait volé le harnais aux clochet­tes et le bracelet et aussi cette Rita qui n'avait encore volé que le cœur de Sagalas, mais comptait bien n'en pas rester là. Une tireuse de cartes appartenant à une tribu rivale lui avait naguère annoncé que son destin dépendait d'un Polonais jeune, beau et sans défense. Elle s'apprêtait à jouer auprès de Sagalas le rôle fixé par les tarots. Les complices s'étaient donné rendez-vous à Prague.

M A U R I C E M U R E T . (La douzième partie au prochain numiro.)