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ColleenHoover

Indécent

Maisond’édition:J’ailu

Traduitdel’anglais(États-Unis)parCécileTasson

©ColleenHoover,2012Pourlatraductionfrançaise:©ÉditionsJ’ailu,2014Dépôtlégal:juillet2014.

ISBNnumérique:9782290078921ISBNdupdfweb:9782290078938

Lelivreaétéimprimésouslesréférences:ISBN:9782290078204

CedocumentnumériqueaétéréaliséparNordCompo.

Présentationdel’éditeur:Pour surmonter le brusque décès de son père, Layken, âgée de 18 ans, parts’installer avec sa mère et son frère dans le Michigan. Sa famille la considèrecommeunroc,maisensonforintérieur,elleestdésespérée.Bientôt,unerencontreva toutchanger :celledeWill, sonvoisinpassionnédepoésie,unêtre lumineux,patientetprotecteur,quipartagebeaucoupd’intérêtscommunsavecLake,peut-êtremêmetrop…Après un premier rendez-vous exceptionnel, le quotidien reprend ses droits etamèneavecluiunobstacleinfranchissable.Lescirconstancesauront-ellesraisondeleurattirancehorsducommun?

Photographiedecouverture:RideauAlfonsoCacciola©GettyImagesTabouret©Fotolia

EnécrivantIndécent,ColleenHoovern’avaitpaslaprétentiond’êtrepubliée.Maisdepuis que ce premier roman s’est hissé en tête des best-sellers du New YorkTimes,lesuccèsnel’apasquittée.Ellevitaujourd’huiauTexasavecsonmarietleurstroisenfants.

Titreoriginal:SLAMMED

Éditeuroriginal:Atria,adivisionofSimon&Schuster,Inc.

©ColleenHoover,2012

Pourlatraductionfrançaise:ÉditionsJ’ailu,2014

JedédiecelivreauxAvettBrothers,dontleschansonsm’onttoujoursinspirée:

«Décidequituveuxêtreetlance-toi.»

PREMIÈREPARTIE

1

Jesuisperduaumilieudenullepart.Peux-tumerendreunquelquepart?

THEAVETTBROTHERS,«Salina»

Je charge avecKel les deux derniers cartons dans le fourgon de déménagement, puis referme lecoffreetleverrouillesurdix-huitannéesdesouvenirsdontmonpèreafaitpartie.

Ilestmortilyasixmois.Depuis,l’eauasuffisammentcoulésouslespontspourqueKel,monfrèrede neuf ans, ne fonde pas en larmes chaque fois qu’on parle de lui. Cependant, nous nous sommesretrouvésconfrontésauxproblèmesfinanciersd’unefamillemonoparentale,unefamillequinepeutplussepermettredevivreauTexas,dansleseulchez-nousqu’onaitjamaisconnu.

—Lake,arrêtedebouder,ditmamèreenmetendantlesclésdelamaison.JesuissûrequetuvasadorerleMichigan.

Ellenem’appelle jamaispar leprénomqu’elleachoisid’écriresurmonactedenaissance.Monpèreetellesesontdisputéspendantneufmoisàcesujet.Elleaimait«Layla»àcausede lachansond’Eric Clapton.Mon père préférait «Kennedy » à cause d’unKennedy. «On se fout de savoir quelKennedy,disait-il.Jelesaimetous!»

J’avaisdéjàtroisjoursquandl’hôpitallesaforcésàsedécider.Ilssesontalorsmisd’accordpourprendrelestroispremièreslettresdechaqueprénometentireruncompromis:Layken.Maisnil’unnil’autrenem’ajamaisappeléeainsi.

— Maman, arrête de croire aux miracles, je rétorque en imitant sa voix. Je vais détester leMichigan.

Mamèreatoujourseuledondefairepasserunsermonentierenunseulregard.Unefoisencore,ellen’hésitepasàs’enservir.

Je remonte lesmarches du perron pour jeter un dernier coup d’œil dans chaque pièce avant defermerdéfinitivementlaporte.Ellessonttoutesvidesettristes.Jen’aipasl’impressiond’avancerdansla maison où j’ai vécu depuis ma naissance. Les six derniers mois se sont résumés à une déferlante

d’émotions, toutes négatives.Cedéménagement était inévitable. Je le comprends à présent. Je pensaissimplementqu’onsauteraitlepasaprèsmonannéedeterminale.

Jemetiensdanslacuisinequin’estmaintenantpluslanôtrequandj’aperçoisunepetitebarretteenplastiquevioletsousleplacardoùsetrouvaitlefrigo.Jelaramasse,retirelapoussièredessusetlafaisglisserentremesdoigts.«Çarepousse»,m’avaitditmonpère.

J’avaiscinqans.Mamèreavait laissé traînerdesciseauxsur leborddu lavabodans lasalledebains.Apparemment,j’aieularéactionclassiquedetouslesenfantsdemonâge:jemesuiscoupélescheveux.

—Mamanvasefâchertrèsfort!avais-jeditenpleurant.Enpassantà l’acte, jecroyaisqu’ils repousseraient toutdesuiteetquepersonnenes’enrendrait

compte.J’aipasséunebonneheuredevantlemiroiràattendrequelamagieopère.Auboutd’unmoment,j’aifiniparramassermamècheenmedemandantcommentj’allaispouvoirlarecoller,nivu,niconnu,etjemesuismiseàpleurer.

Quand mon père est entré dans la salle de bains et a vu ce que j’avais fait, il a rigolé et m’asoulevéepourm’asseoirsurlemeuble.

—Mamannes’apercevraderien,Lake,m’a-t-ilpromisenattrapantquelquechosedansletiroirduplacard.Ça tombe bien, j’ai un instrumentmagique avecmoi. (Il a ouvert lamain etm’amontré unebarretteviolette.)Tantquetuaurascecidanslescheveux,Mamann’yverraquedufeu.(Ilarecoiffémescheveuxcoupésetlesaattachésensembleaveclabarrette.Aprèsquoi,ilm’afaitmeretournerpourquejem’admiredanslemiroir.)Tuvois?C’estcommeneuf!

Enobservantnotrereflet,j’aieul’impressiond’êtrelafillelapluschanceusedumonde.Personned’autreautourdemoin’avaitunpapaquipossédaitdesbarrettesmagiques.

Jel’aiportéetousles jourspendantdeuxmois.Mamèrenem’ajamaisfait lamoindreréflexion.Avec le recul, j’ai compris que mon père l’avait mise dans la confidence. Mais à cinq ans, j’étaispersuadéequ’ils’agissaitdemagie.

Jeressembledavantageàmamèrequ’àlui.Noussommestouteslesdeuxdetaillemoyenne.Aprèsdeuxgrossesses,elleadumalàrentrerdansmes jeans,maisonarriveàs’échanger tout lereste.Noscheveuxsontchâtains,raidesoubouclésselonletempsqu’ilfait.Sesyeuxémeraudesontplusintensesquelesmiens,peut-êtreparcequesapeaublanchelesfaitressortir.

Enrevanche,leschoseslesplusimportantes,jelesaiprisesducôtédemonpère.Onavaitlemêmehumourpince-sans-rire, lemêmecaractère, lemêmeamourde lamusique, lemême rire.Kel, c’est lecontraire.Physiquement,ilressembleànotrepère,avecsescheveuxblondfoncéetsestraitsfins.Ilestpetit,poursonâge,maisilserattrapeavecsapersonnalité.

Je me dirige vers le robinet avec la barrette et fais couler l’eau sur treize ans de poussièreaccumulée.Jelaretireduboutdupouce.Kelentredanslacuisineàreculonspendantquejem’essuielesmainssurmonjean.Ilestbizarrecommegamin,maisjel’adore.Ilaimebeaucoupunjeuquis’appelle«lesjoursàl’envers».Ilpassealorslajournéeàmarcheràreculons,àparleràl’envers,etdemande

mêmeledessertenpremierlorsdesrepas.Jesupposequ’étantdonnénotredifférenced’âgeetl’absencedecousinsautourdelui,ilfautbienqu’iltrouvecomments’occuper.

—DépêchertededitteMaman,Layken,dit-ilàl’envers.Après avoir glissé la barrette dans la poche demon jean, jeme dirige vers la porte d’entrée et

verrouillelamaisonpourlatoutedernièrefois.

***

Les jours suivants, ma mère et moi nous relayons pour conduire le fourgon et ma Jeep. On nes’arrêtequedeuxfoisenroutepourdormiràl’hôtel.Kelalterne,luiaussi.Ledernierjour,ilmonteavecmoidanslefourgon.Onterminelesneufheuresépuisantesqu’ilnousrestependantlanuit,ennefaisantqu’uneseulepauseaumilieu.Arrivésauxabordsd’Ypsilanti,notrenouvelleville,j’observelepaysage.Onestenseptembre,pourtant,j’aimislechauffage.Ilfautvraimentquejerefassemagarde-robe.

Lorsquejetourneàdroite,dansnotrerue,leGPSm’informequej’ai«atteintmadestination».—Madestination.J’éclatederire.LeGPSsaitquedalle.L’impassen’estpas très longue. Ilyahuitmaisonsdeplain-pieddechaquecôtéde la route.Un

panier debasket dansune alléeme fait espérer un compagnonde jeupourKel.En toutehonnêteté, levoisinage a l’air sympa.Lespelouses sont entretenues, les trottoirs sont propres,mais le tout est tropbétonné.Bientropbétonné.J’aidéjàlemaldupays.

Commelepropriétairenousaenvoyédesphotosdelamaison,jereconnaisimmédiatementlanôtre.Elleestpetite.Toutepetite.AuTexas,onavaitunranchavecdeshectaresdeterrain.Lacourminusculequi entoure celle-ci est essentiellement composéedebitumeet denainsde jardin.Laporteprincipales’ouvre.J’aperçoisunhomme,sûrementnotrenouveaupropriétaire,quisortetnousfaitsigne.

Je dépasse lamaison de quelquesmètres pour pouvoir entrer dans l’allée enmarche arrière, defaçonàcequelecoffredufourgonsoitdirectementdevantlaporte.Maisavantd’enclencherlavitesse,jesecoueKelpourleréveiller.Ildortdepuisl’Indiana.

—Kel,réveille-toi,jeluimurmure.Onestarrivés.Ilétiresesjambesenbâillant,puiscollesonfrontàlavitrepourobservernotrenouveauchez-nous.— Regarde ! Il y a un enfant dans le jardin ! s’exclame-t-il. Tu crois qu’il habite dans notre

maison?—Jeneluisouhaitepas.C’estsûrementunvoisin.Descendsetvaluidirebonjourpendantqueje

recule.Quand le fourgon est garé correctement, jemets le levier de vitesses au pointmort, remonte les

vitresetcoupe lemoteur.Mamèrese rangeàcôtéavecmaJeepet je la regardesortirpoursaluer lepropriétaire.Jem’enfonceunpeuplusdansmonsiègeetposelespiedssurletableaudebord.Keletsonnouvelamijouentavecdesépéesinvisiblesdanslarue.Jesuisjalousedelui,jalousequ’ilaccepteaussifacilementcedéménagement,jalousedemeretrouverdanslerôledel’enfantcapricieuse.

Au début, c’est vrai qu’il s’estmis en colère,mais surtout parce qu’il était en pleine saison detournois avec son équipe de baseball. Ses copains vont luimanquer.Heureusement, à neuf ans, notremeilleuramiestsouventimaginaireetvitdel’autrecôtédel’Atlantique.Mamèrel’aconvaincuenluipromettantqu’ici,ilpourraits’inscrireauhockey,choseimpossibleauTexas.C’estdifficiledetrouverce genre de sport dans le Sud rural. Après ça, il s’est montré très enthousiaste et motivé pour venirhabiterdansleMichigan.

Jecomprendspourquoinousavonsdûdéménager.Entantquedirecteurd’unmagasindepeinture,monpèregagnaitbiensavie.Mamère,elle,travaillaitdetempsentempscommeinfirmièrequandc’étaitnécessaire,mais sinon, elle s’occupait de lamaison et de nous.Unmois après quemon père nous aquittés, elle a trouvé un emploi à plein temps. Le stress provoqué par le décès et par le fait d’êtredevenueleseulchefdefamilleluiaminélasanté.

Unsoir,pendant ledîner,ellenousaexpliquéqu’ilne lui restaitpassuffisammentd’argentpourpayer les factures et les remboursements d’emprunt. Elle nous a dit avoir trouvé un boulot avec unmeilleursalaire,maisqu’ilfallaitdéménager.Brenda,unevieilleamiedelycée,luiavaitoffertunposte.Elles ont grandi ensemble àYpsilanti, la ville natale demamère, pas loin deDetroit. Ce travail estbeaucoupmieuxpayéquecequ’onluiproposaitauTexas,ellen’apaspurefuser.Jeneluienveuxpas.Mesgrands-parentssontmorts.Ellen’apersonnesurquisereposer.Jecomprends…maiscomprendreunesituationnelarendpasplusfacilepourautant.

—Layken, tuesmorte !crieKelderrière lavitrebaissée. (Ilbrandituneépée imaginairecontremoncou,s’attendantàcequejem’effondresurmonsiège,maisjemecontentedeleverlesyeuxauciel.)Jet’aipoignardée!Tuescenséemourir!dit-il.

—Fais-moiconfiance,jesuisdéjàmorte,marmonné-jeenouvrantlaportièrepourdescendre.Kelabaissélesépaulesetfixelesol,sonépéeimaginaireoubliéecontresonflanc.Àquelquespas,

sonnouvelamial’airtoutaussidéçu.Jeregretteaussitôtdeluiavoirtransmismamauvaisehumeur.—Jesuisdéjàmorte,dis-jeavecmaplusbellevoixdemonstre.Parcequejesuisunzombie!Ilssemettentàcriertandisquejetendslesbrasenavantetpenchelatêtesurlecôtéengargouillant.—Cerveaux!jegrommelleenlespoursuivantsansplierlesgenoux.Cerveaux!Je fais lentement le tour du fourgon, les bras tendus devant moi quand, tout à coup, j’aperçois

quelqu’unquisaisitmonfrèreetsonnouvelamiparlecol.—Attrape-les!s’exclamel’inconnusousleshurlementsdesgarçons.Il semble légèrement plus vieux que moi et beaucoup plus grand. La plupart des filles diraient

sûrementqu’ilestsexy,maisjenesuispaslaplupartdesfilles.Lesgarçonssedébattent.Ilfaitdesonmieuxpourlesretenir.Sesmusclessebandentsoussontee-shirt.

ContrairementàKeletmoi,ilnefaitaucundoutequecesdeux-làsontfrères.L’âgemisàpart,ilssontabsolumentidentiques.Ilsonttousdeuxleteinthâléetdescheveuxnoirsdejaiscoupéscourt.L’aînéritlorsqueKelréussitàselibéreretl’attaqueavecson«épée».Quandillèvelatêteversmoietarticulelesmots«àl’aide»,jemerendscomptequejesuisfigéedansmaposedezombie.

Mapremièreréactionconsisteraitàramperjusqu’aufourgonetàmecacherpourlerestantdemesjours.Aulieudequoi,jerecommenceàcrier«cerveaux»etmejettesurlegarçonenfaisantsemblantdelemordre.J’attrapeensuiteKeletsonamietleschatouillejusqu’àcequ’ilstombentsurletrottoir.

Lorsquejemerelève,legrandfrèremetendlamain.—Salut,jem’appelleWill.Onhabitedel’autrecôtédelarue,précise-t-ilendésignantlamaison

d’enface.Jeluirendssapoignéedemain.—Moi,c’estLayken,etjesupposequejevisici,dis-jeenjetantuncoupd’œilderrièremoi.Ilsourit.Commeaucundenousnesaitcommentcontinuer,onresteainsiuncertaintemps.Jedéteste

cegenredemomentsembarrassants.—Ehbien,bienvenueàYpsilanti!mesouhaite-t-il.(Ilôtesamaindelamienneetlaglissedansla

pochedesaveste.)Vousvenezd’où?—DuTexas?Jenesaispaspourquoij’aifaitdemaréponseunequestion.Jenesaispasnonpluspourquoij’en

faistoutunplat.Nipourquoijeréfléchisaufaitquej’enfassetoutunplat.Jerougis.Çadoitêtreàcausedumanquedesommeilquej’aiaccumuléentroisjours.

—DuTexas?répète-t-il.Il sebalanced’avant en arrière.Comme jen’ajoute rien,un silencegêné s’installe entrenous. Il

jetteuncoupd’œilàsonfrèreetsepenchepourl’attraperparleschevilles.— Il faut que j’accompagne cepetit gars à l’école, reprend-il en le hissant sur ses épaules.Une

vaguedefroiddevraitarrivercettenuit.Tuferaismieuxdedéchargerlemaximumdechosesaujourd’hui.Elleestcenséedurerplusieursjours.Sivousavezbesoind’aidecetaprès-midi,faites-le-moisavoir.Onserarentrésvers16heures.

—OK,merci,luidis-je.Ensemble,ilstraversentlarueetjelessuisduregardjusqu’àcequeKelmepoignardedansledos.

Alors,jetombeàgenoux,enroulemesbrasautourdemonventreetm’affale.Kels’assiedsurmoipourm’achever.Quandjejetteuncoupd’œilenface,jesurprendsWillquinousobserve.Ilclaquelaportièredesonfrèreetnousfaitsigneavantdepartir.

Déchargerlescartonsetlesmeublesnousprendpresquetoutelajournée.Lepropriétairenousaideàporterleschoseslespluslourdesquemamèreetmoin’arrivonspasàsoulever.Tropfatiguéespourenchaîneravec les affairesde la Jeep,nousdécidonsdenousenoccuperdemain.Une fois le fourgonvide,jeressensunelégèredéception.Maintenant,jen’aiplusaucuneexcusepourdemanderuncoupdemainàWill.

Aprèsavoirmontémonlit, jerécupèrelescartonsportantmonnomdansl’entrée.J’endéfaisunegrandepartieettrouvedesdrapspropresparlamêmeoccasion.Soudain,jem’aperçoisquelesmeublesprojettentleursombressurlesmurs.Jejetteuncoupd’œilparlafenêtre.Lesoleilsecouche.Soitlesjourssontpluscourtsici,soitj’aiperdulanotiondutemps.

Dans la cuisine, je trouve Kel et mamère en train de ranger la vaisselle dans les placards. Je

m’assiedssurl’unedessixchaiseshautesprèsdubarfaisantaussiofficedetablepourpallierlemanquedeplace.Iln’yapasgrand-chosedanscettemaison.Quandonpasselaported’entrée,ontombesurunpetithall,puisunsalon.Cedernierestséparédelacuisineparuncouloiràgaucheetunefenêtreàdroite.Samoquettebeigeestbordéedeparquetquis’étendensuitedanstoutelamaison.

—Toutesttrèspropre,ici,ditmamèreenrangeantlavaisselle.Jen’aipasvulemoindreinsecte.AuTexas, ilyaplusd’insectesquedebrinsd’herbe.Quandonn’estpasentraindechasserdes

mouches,c’estqu’onestoccupéàtuerdesguêpes.—LeMichiganaaumoinsunavantage,jesuppose.J’ouvrelecartonàpizzadevantmoipourregardercequ’elleacommandé.—Unseulavantage,tuessûre?(Ellemefaitunclind’œilensepenchantpar-dessuslebar.Elle

attrapeunepartauxpepperonietmordaussitôtdedans.)Moi,jediraisqu’ilyenaaumoinsdeux.Jefaissemblantdenepascomprendre.—Jet’aivueparleraveccegarçon,cematin,continue-t-elleavecunsourire.—Ohpitié,Maman.(Jeprendsunairaussiindifférentquepossible.)Jesuiscertainequetuvasvite

terendrecomptequeleTexasn’estpasleseulÉtatoùrésidentlesspécimensmasculinsdenotreespèce.Jemedirigeverslefrigoetensorsunsoda.—Çaveutdirequoi«réssider»?medemandeKel.—Résider,jelecorrige.Çaveutdire:occuper,habiter,loger,peupler,séjourner,vivre.Mescoursdepréparationàl’entréeauxuniversitéscommencentàporterleursfruits.—DonconréssideàYpsilanti,alors?—Réside,jerectifieunefoisencore.(Jeterminematranchedepizzaetboisunegorgéedesoda.)

Jesuiscrevée.Jevaismecoucher.—Tuveuxdirequetuvasrésiderdanstachambre?—Tuapprendsvite,petitscarabée.Jemepenchepourl’embrassersurlefront,puisjeregagnemachambre.Jeprendsunplaisir fouàmeglisser sous les couvertures.Aumoins,mon lit, lui, est toujours le

même.Jefermelesyeuxenessayantdem’imaginerdansmonanciennechambre.Mavieillechambrebienchaude.Ici,lesdrapsetlesoreillerssontglacés.Jerelèvelacouverturesurmonvisagepourgénérerunpeudechaleur.Noteàmoi-même:repérerlethermostatdèsmonréveil.

C’estexactementceàquoijem’emploieenmelevant,lorsquemespiedstouchentleparquetgelé.J’attrape un pull dansmon placard et lemets par-dessusmon pyjama tout en cherchant une paire dechaussettes.C’estpeineperdue.Jemedirigealorsdanslecouloiroùjemarchesurlapointedespiedspourneréveillerpersonneetéviteruncontact tropfrancaveclesol.Enpassantdevant lachambredeKel, j’aperçois ses chaussonsDarkVador par terre. Jeme faufile à l’intérieur et les enfile. Enfin auchaud,jepeuxmaintenantmerendredanslacuisinetranquille.

Jecherchelacafetièrepartout,envain.Jemerappellealors l’avoirrangéedanslaJeep:pasdebol,lavoitureenquestionestgaréedehors.Danscefroidincroyable.

Lesmanteauxnesontpaslànonplus.AuTexas,onenmetrarementenseptembre.J’attrapelesclés,

décidée à faire un rapide aller-retour jusqu’à la Jeep.Quand j’ouvre la porte, une sorte de substanceblancherecouvrelejardin.Ilmefautquelquessecondespourcomprendredequoiils’agit.Delaneige?Enseptembre? Jem’accroupiseten ramasseunepoignéepour l’examiner. Ilneneigepas souventauTexaset,quandçaarrive,cen’estpasdelaneigecommecelle-ci.Elleressembleàdepetitesbillesdegrêledurescommedelapierre.CelleduMichigan,enrevanche,est laneigecommeonse l’imagine:molle,poudreuseetgelée!Jelafaistomberetm’essuielesmainssurmonpullavantd’avancerverslaJeep.

Jenevaispastrèsloin.ÀlasecondeoùleschaussonsDarkVadorrencontrentlaneige,lavoituresort demon champ de vision. Jeme retrouve allongée sur le dos, les yeux rivés sur le ciel bleu. Jeressenstoutdesuiteunedouleuràl’épauledroite,etjecomprendsquej’aiatterrisurquelquechosededur.Enfouillantunpeu,jemetslamainsurunnaindejardin.Lamoitiédesonchapeaurougeesttombéeenmorceaux.Ilestentraindemesourire.Jegrogneetsoulèvelegnomeavecmonautrebras,prêteàlebalancerauloin,maisquelqu’unm’enempêche.

—Sij’étaistoi,jeneferaispasça!Je reconnais toutdesuite lavoixdeWill.C’estunevoixagréable,apaisante,maisautoritaireen

même temps, comme l’était celle de mon père. Je me redresse en position assise. Il est en train deremonterl’alléeversmoi.

—Çava?medemande-t-ilenriant.—Jemesentiraibeaucoupmieuxquandj’auraiéclatécetruc,dis-jeenessayantdemelever,sans

succès.—Tunedevraispasfaireça,lesgnomesportentchance,m’explique-t-ilenarrivantàcôtédemoi.Ilmeprendlenaindesmainsetleposeavecsoinsurl’herbecouvertedeneige.—Mouais, rétorqué-je en regardant labalafre surmonbras et le cercle rougequi s’étend sur la

manchedemonpull.Quellechance!Willarrêtederiredèsqu’ils’aperçoitquejesaigne.—MonDieu,excuse-moi.Jen’auraisjamaisosémemoquersij’avaissuquetuétaisblessée.(Ilse

penche,m’attrapeparmonbrasvalideetm’aideàmelever.)Ilfautquetumettesunpansementlà-dessus.—Jene saismêmeplusoùchercher, répliqué-jeenpensantà tous lescartonsqu’ilnous resteà

déballer.—Alorsviensavecmoi.J’enaidansmacuisine.Ilretiresavestepourlaposersurmesépauleset,toutenmetenantlebras,ilm’aideàtraverserla

rue.Jemesensunpeupathétiqued’êtreassistéeainsi.Jepeuxtrèsbienmarchertouteseule.Maisjenemeplainspas.J’ail’impressiondetrahirlemouvementféministe.J’airégresséàl’étatdedamoiselleendétresse.

Unefoisàl’intérieur,jeposesavestesurledossierducanapéavantdelesuivredanslacuisine.Ilfaittrèssombre.Jesupposequetoutlemondedortencore.Samaisonestplusgrandequelanôtre.Lespiècessontouvertescommecheznous,maislesalonal’airplusspacieux.Unelargebaievitréedevantlaquellesetrouveunbancauxcoussinsmoelleuxdonnesurlejardin.

Plusieursphotosde famille sontaccrochéesaumuren facede lacuisine.Laplupart représententWill et son petit frère.D’autresmontrent également leurs parents. Je les contemple pendant queWillcherchelespansements.Lesdeuxfrèresontsûrementhéritédesgènesdeleurpère.Surleclichéleplusrécent,quisembledéjàdaterdequelquesannées,ilapassélesbrasautourdesesenfantsetlesserrel’uncontre l’autre pour une séancephoto impromptue.Ses cheveuxnoirs de jais sont parsemésdemèchesgrises,etunemoustacheépaissesurplombesonsourireéclatant.SestraitssontidentiquesàceuxdeWill.Ilsonttousdeuxdesyeuxrieursetdesdentsblanchesparfaites.

La mère de Will est magnifique. Elle a de longs cheveux blonds et paraît grande. Pourtant, jen’arrivepasàtrouverderessemblanceavecsesfils.Peut-êtrequeWillaprissoncaractère.Lesphotosaccrochéesaumurmontrentunedifférenceradicaleentreleurmaisonetlanôtre:c’estleurfoyer.

J’entredanslacuisineetm’assiedsaubar.— Il faut nettoyer la plaie avant de mettre le pansement, dit-il en remontant ses manches et en

ouvrantlerobinet.Ilporteunechemisejaunepâle,légèrementtransparentesouslalampedelacuisine,quirévèleles

contoursdesonsous-pull.Ilalesépaulescarrées.Lesmanchesserrentsesbrasmusclés.Satêtearriveàlahauteurdesplacards.Enlescomparantàceuxdecheznous,j’endéduisqu’ilmesureenvironquinzecentimètresdeplusquemoi. J’observe lesmotifsdesacravate, rejetée sur sonépaulepournepas lamouiller, lorsqu’ilfermel’eauetmarcheverslebar.Lerougeauxjoues, jeluiprendslelingehumidedesmains.Jenesuispastrèsfièredelafaçondontjelereluque.

—C’estbon,dis-jeenrelevantmamanche.Jepeuxlefairetouteseule.Ilouvreunpansementpendantquejenettoielesangdemablessure.—Qu’est-cequetufaisaisdehors,enpyjama,à7heuresdumatin?medemande-t-il.Vousn’avez

pasfinidedécharger?Jesecouelatêteetjettelaservietteàlapoubelle.—Café.—Oh.Toi,tun’espasdumatin.Çaressembleplusàuneaffirmationqu’àunequestion.Quandils’approchedemoipourposerlepansementsurmaplaie,jesenssonsoufflecontremon

cou. Jeme frotte les bras pour dissimulerma soudaine chair de poule. Il colle le pansement surmonépauleetletapote.

—Voilà.Commeneuf!dit-il.—Merci.Etjesuisdumatin,rétorqué-je.Quandj’aibumoncafé.Jeme lève et regardema blessure. En réalité, je fais semblant d’examiner le pansement tout en

réfléchissantà lameilleurefaçond’agir.Jepourraispartir toutdesuite,maisceserait impolivuqu’ilvient justedem’aider.Si j’attendsqu’ilme fasse laconversation,en revanche, je risqued’avoir l’airstupideetdem’incruster.Jenecomprendsvraimentpaspourquoijemeprendsautantlatêtequandjesuisaveclui.Aprèstout,c’estun«résident»commelesautres!

Lorsquejemeretourne,ilestentraindepréparerunetassedecafé.Ilmel’apportejusqu’aubar.

—Tuveuxdulaitoudusucre?Jesecouelatête.—Jeleboisnoir,merci.Appuyésurlebar,ilm’observependantquejebois.Sesyeuxsontexactementdelamêmecouleur

queceuxdesamèresur laphoto.Finalement, ilahéritédequelquechosed’elle. Ilsourit,puis romptnotreéchangevisuelpourregardersamontre.

—Il fautque j’yaille.Mon frèrem’attenddans lavoitureet jedoisaller travailler,dit-il. Je teraccompagne.Tupeuxgarderlatasse.

J’observelatasseenquestionavantd’avaleruneautregorgée.Ilyestécrit:LeMeilleurPapaduMonde.Monpèreavaitlamêmeàlamaison.

—Jevaism’ensortir,lerassuré-jeenmedirigeantverslaporte.Jecroisquej’aicompriscommentmarcherdebout.

Ilmesuitàl’extérieuretrefermelaportederrièrelui.Ilinsistepourquejeprennesaveste.Jelapassesurmesépaules,leremercieettraverselaroute.

—Layken!crie-t-ilalorsquejesuissurlepointderentrerchezmoi.Jemeretourneverslui.Ilsetientdanssonallée.—Quelaforcesoitavectoi!Hilare,ilmonteenvoiture,etmoi,jeresteplantéelààregardermeschaussonsDarkVador.Toutva

bien.

Lecafém’aideàmeréveiller. Je repère le thermostatet,àmidi, lamaisoncommenceenfinàseréchauffer.MamèreetKelsontallésàlapréfecturemettretouteslesfacturesànotrenom.Jemeretrouvetouteseuleavec lescartons restants, sanscompterceuxquisontdans laJeep.J’envidedeuxou trois,puis décide qu’il est grand temps de prendre une douche. Cela fait trois jours que je neme suis pasoccupéedemoi.

Unefoissortie,jem’enveloppedansuneservietteetpenchemescheveuxenavantpourlessécher.Je pointe ensuite le séchoir vers le miroir pour ôter un rond de buée et pouvoir memaquiller.Monbronzagecommencedéjààdisparaître. Jen’auraipas l’occasiondeme fairedorer lapilule ici, alorsautantm’habitueràunteintpluspâle.

Jecoiffemescheveuxenqueue-de-chevaletm’appliqueunpeudeglossetdemascara.Inutiledemettredublush:entrelamétéoetmesbrèvesrencontresavecWill,mesjouesgardentuneteinterougeconstante.

MamèreetKelsontrepassésrapidementàlamaisonpendantquej’étaisdanslasalledebains.Ilsm’ontlaisséunmotpourmedirequ’ilssuivaientBrendaenvillepourallerrendrelefourgon.Ilyatroisbilletsdevingtsurlebaretunelistedecourses.J’attrapeletoutetrejoinsmaJeep,avecsuccès,cettefois.

En reculant la voiture, je me rends soudain compte que j’ignore complètement où aller. Je neconnaisriendanscetteville.Jenesaismêmepassijedoistourneràdroiteouàgaucheaprèsmaproprerue.LepetitfrèredeWilljouedansleurjardin.Jemegareprèsdutrottoiretbaissemavitre.

—Hé!Viensvoiruneseconde!jeluicrie.Ilmecontempled’unairhésitant.Peut-êtrequ’ilcroitque jevaismeretransformerenzombie. Il

avanceversmoi,maiss’arrêteàunmètredelaportière.—Commentest-cequ’onvaausupermarchéleplusproche?Illèvelesyeuxauciel.—Tumedemandesçaàmoi?J’aineufans.OK.Donclaressemblanceavecsonfrères’arrêteauphysique.—Merciquandmême,luidis-je.Commenttut’appelles,aufait?Ilmelanceunsouriretaquinavantdebrailler:—DarkVador!Ilritets’éloignedelaJeepencourant.DarkVador?Jecomprendssoudainsaréponse.Ilsemoquedeschaussonsquejeportaiscematin.

Cen’estpastrèsgrave.Parcontre,çaveutdirequesonfrèreluiaparlédemoi.Jenepeuxm’empêcherd’imaginer leurconversationetcequeWillpensedemoi.Enfin,s’il luiarrivedepenseràmoi.Jenesaispaspourquoi,maisiloccupeanormalementmespenséesdepuishier.Jen’arrêtepasdemedemanderquelâgeila,cequ’ilétudie,s’ilestcélibataire…

Heureusement,jen’aipaslaissédepetitamiauTexas.Çafaitpresqueunanquejenesuissortieavecpersonne.Entrelelycée,monboulotd’étudianteetl’équipedeKelquej’aidaisdetempsentemps,ilnemerestaitpasbeaucoupdetempspourlesgarçons.Celavamechangerdepasserd’unemploidutempsdeministreàuneabsencetotaledeviesociale.

J’ouvrelaboîteàgantspourprendremonGPS.—Sij’étaistoi,jeneferaispasça,meditWill.Je relève la tête. Il esten traindemarcherendirectionde lavoiture. Je faisdemonmieuxpour

réprimerlesourirequimenaced’étirermeslèvres.—Pasquoi?LeGPSaccrochéàsabase,jelebrancheensuiteàl’allume-cigare.Wills’appuiecontrelafenêtre,lesbrascroisés.—Ilyadestravauxpartoutencemoment.Tuvasteperdreaveccemachin.JesuissurlepointderépondrequandBrendaetmamères’arrêtentànotrehauteur.Brendabaisse

savitreetmamères’appuiesurellepourmeparler.—N’oubliepasdeprendredelalessive.Jenesaisplussijel’aimarquésurlaliste.Etdusirop

pourlatoux.Jecroisquejecouvequelquechose,dit-elleparlafenêtre.KelsortdelavoitureencourantpourrejoindrelefrèredeWilletl’inviteràvenirvisiterlamaison.—Jepeux?demande-t-ilàWill.—Biensûr,répondcelui-cienouvrantmaportièrecôtépassager.Jerevienstoutdesuite,Caulder.

J’emmèneLaykenausupermarché.Depuisquand?Jejetteuncoupd’œildanssadirectionpendantqu’ilbouclesaceinture.—Jenesuispastrèsdouépourdonnerdesinstructions.Çatedérangesijet’accompagne?

—Jesupposequenon.Jeris.Jeme tourne versBrenda etmamère,mais elles sont déjà garées devant chez nous. Je passe la

premièreetmelaisseguiderparWill.— Alors comme ça, ton petit frère s’appelle Caulder ? dis-je en essayant de lui faire la

conversation.—Leseuletl’unique.Mesparentsontessayépendantdesannéesd’avoirunautreenfantaprèsmoi.

CaulderestarrivéquandlesprénomscommeWilln’étaientplusàlamode.—J’aimebientonnom.Jeregrettemesparolesdèsqu’ellesfranchissentmeslèvres.Ondiraitquej’essaiedeledraguer.Ilrit.J’aimebeaucoupsonrire.Etçam’énerve.Je sursaute en le sentant touchermon cou. Ses doigts glissent sousmon pull pour dévoilermon

épaule.—Tuvasbientôtavoirbesoind’unnouveaupansement.Ilremontemonvêtement.Samainlaisseunetraînéedefeusurmapeau.— Rappelle-moi d’en acheter au magasin, dis-je en faisant comme si ses paroles et ses actes

n’avaientaucuneffetsurmoi.—Alors,Layken.(Ils’interromptetjetteuncoupd’œilauxcartonstoujoursentassésàl’arrière.)

Parle-moiunpeudetoi.—Euh,non.C’estvraimenttropcliché.Iléclatederire.—D’accord.Jevaistrouvertoutseul.Ilsepencheetappuiesurlebouton«eject»demaradio.Sesmouvementssontfluides,commes’il

avaitfaitçatoutesavie.Jel’envie.Jen’aijamaisétégracieuse.—Tu sais, onpeut dire beaucoupde choses sur unepersonne en fonctionde lamusiquequ’elle

écoute. (Ilsort leCDetexamine l’étiquette.)LesconneriesdeLayken? lit-ilàvoixhauteavecunairamusé.C’estdépréciateuroupossessif?

—Jen’aimepasqueKeltoucheàmesaffaires,tuvois?JeluiprendsleCDdesmainsetleremetsdanslelecteur.Quandlesondubanjorésonnedanslesenceintesàpleinvolume,jesuisaussitôtembarrassée.Je

viensduTexas.Jenevoudraispasqu’ilcroiequej’écoutedelacountry.S’ilyabienunechosequinememanquepas,c’estça.Jebaisseleson,maisilm’attrapelamainpourprotester.

—Metsplusfort,jeconnais,dit-ilsanssuspendresongeste.Commemesdoigtssonttoujourssurlebouton,jeremontelevolume.Ilnepeutpasconnaîtrecette

chanson,cen’estpaspossible.Jesuissûrequ’ilbluffe.C’estsafaçonmaladroiteàluideflirter.—Ahoui?(Jerentredanssonjeu.)Commentças’appelle,alors?—C’estlesAvettBrothers,répond-il.Jel’appelle«Gabriella»,maisjecroisquec’estunedes

chansonsdelasérie«Prettygirl».J’adorelesguitaresélectriquesàlafin.

Saréponsem’acomplètementdésarçonnée.Iln’apasmenti.—TuaimeslesAvettBrothers?—Jelesadore.IlsontfaitunconcertàDetroitl’annéedernière.C’étaitlemeilleurlivedetoutema

vie.Unemontéed’adrénalineserépanddansmoncorpslorsquejeremarquequ’iltienttoujoursmamain

au-dessusduboutonduvolume.J’aimecettesensation,maisjem’enveuxderéagirainsi.Cen’estpaslapremière foisqu’ungarçonmefaitceteffet.D’habitude, jesuisbeaucoupmoinsvulnérableauxgestesanodinscommecelui-là.

Ilserendcomptequej’aiprêtéattentionànosdoigtsenlacés.Ilôtelessiensetlesfrottesursonpantalon.Ondiraitquec’estunticnerveux.Jemedemandes’ilestaussigênéquemoi.

Engénéral,j’écoutedelamusiquepeuconnuedugrandpublic.Ilestrarequejerencontredesgensayantentenduparlerdelamoitiédemesgroupesfavoris.LesAvettBrotherssontmespréférésd’entretous.

Avecmonpère,onpassaitdesnuitsentièresàchanterleurschansonspendantqu’ilessayaitdejouerlesaccordsàlaguitare.Unefois,ilatentédeleurdonnerunedéfinition.Ilm’adit:

—Lake,onpeutdired’ungroupequ’iladutalentquandsesimperfectionsdéfinissentlaperfection.J’aifiniparcomprendrecequ’ilentendaitparlàlorsquej’aicommencéàlesécouterpourdevrai.

Fauxaccordsdebanjo,riffpassionnéquimèneàuneerreurdetempo,desvoixdoucesquideviennentrocailleuses et se transforment en cri en un seul couplet. Tous ces détails ajoutent de la matière, ducaractère,delacrédibilitéàleurmusique.

Quandmonpèreestmort,mamèrem’adonnéenavancelecadeauqu’ilavaitprévupourmesdix-huitans:deuxplacespourleconcertdesAvettBrothers.J’aifonduenlarmesenpensantàlajoiequ’ilauraiteueàmelesoffrirlui-même.Jesaisqu’ilauraitvouluquejelesutilise,maisj’enaiétéincapable.Leconcertavaitlieuquelquessemainesaprèssondécès.Jen’enauraispasprofité.Pasdelamêmefaçonques’ilavaitétéavecmoi.

—Jelesaimeaussi,jeluirépondsd’unevoixtremblante.—Tulesasdéjàvusenconcert?medemandeWill.J’ignorepourquoimais, au filde ladiscussion, je finispar lui raconter toute l’histoireavecmon

père. Ilm’écoute attentivement etm’interrompt seulement pourme dire quand tourner. Je lui parle denotrepassionpourlamusique.Jeluiparledesamortsoudaine,complètementinattendue,àlasuited’unecrisecardiaque.Jeluiparledemoncadeaud’anniversaireetduconcertauquelonn’estjamaisallés.Jenesaispascequimeprend.Jesuisincapabledestopperleflotdeparolesquis’échappedemabouche.Je ne divulgue jamais ce genre d’informations aussi facilement, surtout à quelqu’un que je connais àpeine.Surtoutàungarçonquejeconnaisàpeine.Jesuisencoreentraindedéblatérerquandjemerendscomptequ’ons’estarrêtésdevantunsupermarché.

—Ehbien,dis-jeenjetantuncoupd’œilàl’heure.C’estlecheminlepluscourt?Onamisvingtminutes!

Ilmefaitunclind’œiletouvresaportière.

—Cen’estpaslepluscourt.Cettefois,ilflirte,j’ensuissûre.J’enaidespapillonsdansleventre.Delaneigefonduecommenceàsemêleràdeplusgrosfloconsquandontraverseleparking.Ilme

prendlamainetmetireverslemagasinencriant:—Cours!Une fois au sec,onépoussette laneigedenosvêtements en riant, àboutde souffle. Je retirema

vestepour lasecouer.Toutàcoup,Willm’effleure levisageafinde repousserunemèchedecheveuxhumidecolléeàmajoue.Samainestfroide,maisàl’instantoùsapeautouchelamienne,j’enoublielestempératurespolairesetrougisinstantanément.Sonsourires’estompelorsquenosregardsserencontrent.J’essaiedem’habituerauxréactionsqu’ilfaitnaîtrechezmoi;cen’estpasfacile.Lemoindrecontact,legesteleplusbanal,auneffetintensesurmessens.

Jem’éclaircislavoixetdétournelesyeuxenattrapantuncaddielibreàcôtédenous.Jeluitendslalistedecourses.

—Ilneigesouventenseptembre?jedemandeenessayantdenepasavoirl’airperturbé.—Non.Çava seulementdurerquelques jours, une semainepeut-être.D’habitude, onn’apasde

neigeavantoctobre,dit-il.Tuasdelachance.—Delachance?—Ouais,c’estplutôtrared’avoirunfrontd’airfroidcommeça.Vousêtesarrivésjusteàtemps.—Mouais.Jecroyaisquevousdétesteriezlaneige,vousautres.Iln’yenapastoutletempsici?Ilrit.—Vousautres?—Quoi?— Rien, répond-il avec un sourire. C’est la première fois que j’entends quelqu’un dire « vous

autres»,c’esttout.C’estmignon.OnsecroiraitavecScarlettO’Hara.—Oh,excuse-moi,rétorqué-je.Àpartirdemaintenant,jevaisparlercommevous,lesYankees,et

perdremontempsàdire:«lesgensquihabitentici».Ilritetmedonneunetapesurl’épaule.—N’enfaisrien.J’aimebeaucouptonaccent.Ilestparfait.Je n’arrive pas à croire que je sois devenue le genre de fille àme pâmer devant un garçon. Je

détesteça.Alors,jememetsàl’examinerdeplusprès,enquêted’undéfaut.J’échouelamentablement.Toutchezluiparaîtirréprochable.

Aprèsavoirtrouvétouslesproduitsdelaliste,nousnousrendonsencaisse.CommeWillrefusedeme laisser placer quoi que ce soit sur le tapis, jememets en retrait et l’observe vider le caddie.Ledernierobjetqu’ilposeestuneboîtedepansements.Jenel’aimêmepasvulaprendre.

En sortant du parking,Will me dit de prendre la direction opposée à celle par laquelle on estarrivés.Quelquescentainesdemètresplustard,ilmedemandedetourneràgauche…dansnotrerue.Letrajet,quinousaprisvingtminutesàl’aller,s’estfaitenmoinsd’uneminuteauretour.

—Sympa,dis-jeenmegarant.

Jemerendsalorscomptedecequeçasignifie:ilessayaitbeletbiendemedraguer.CommeWillestdéjàdevantlecoffre,j’appuiesurleboutonpourleluiouvrir.Jesorsensuitele

rejoindre,m’attendantàlevoirchargédesacs.Maisilresteplantédevantlavoitureàmeregarder,lesbraslevéspourtenirlecoffreouvert.

Avecmameilleureimitationd’aristocrateduSud,jeposelamainsurmapoitrineetluidis:—Ehbien,jen’auraisjamaisputrouvercemagasinsansvotreaide.Jevousremerciedetoutmon

cœurpourvotregentillesse,monbonmonsieur.Jepensaisqu’ilallaitrire,maisilcontinuedemedévisagersansriendire.—Quoi?jeluidemande,gênée.Ilfaitunpasversmoietposedoucementlamainsurmajoue.Mapropreréactionmechoque.Jene

comprends pas pourquoi je ne réagis pas. Il examine mon visage pendant quelques secondes. Lesbattementsdemoncœurs’emballent.Jecroisqu’ilvam’embrasser.

Sanslequitterdesyeux, j’essaiedecalmermarespiration.Ils’approchedavantageetfaitglissersesdoigtsversmanuquepourbaissermatêteverslui.Alors,ildéposeunbaisersurmonfront,s’attardeuninstant,avantdereculeretdemelibérer.

—Tuestropmignonne,medit-il.Ilsetourneverslecoffreetattrapequatresacsd’unseulcoupsanslemoindreproblème.Puis,ilse

dirigeverslamaisonetlesposeparterre.Moi,jesuistétanisée.J’essaiedecomprendrelesquinzesecondesquiviennentdes’écouler.Que

s’est-ilpassé?Pourquoi l’ai-je laissé faire?Malgrémesobjections, jemerendscomptequec’est lebaiserlepluspassionnéquej’aiejamaisreçud’ungarçon…etcetidiotachoisimonfront!

TandisqueWillrevientprendred’autressacs,KeletCauldersortentdelamaisonencourant,suivisdemamère.Lesgarçonss’élancentdel’autrecôtédelaruepourallervoirlachambredeCaulder.Willtendpolimentlamainàmamèrequandellearriveànotrehauteur.

—VousdevezêtrelamamandeKeletLayken.Jem’appelleWillCooper.Onhabiteenface—JuliaCohen,dit-elle.TueslegrandfrèredeCaulder?—Oui,madame,répond-il.Onadouzeansd’écart.—Cequitefait…vingtetunans?Ellese tourne légèrementdansmadirectionetmefaitunclind’œil.Commejeme tiensderrière

Will,jesaisisl’occasionpourluiadresserl’undesregardspleinsderemontrancesdontellealesecret.Maisellesecontentedemesourireetdereportersonattentionsurlejeunehomme.

—Entoutcas,jesuiscontentequeKeletLakeaientréussiàsefairedenouveauxamisaussivite,dit-elle.

—Moiaussi,acquiesce-t-il.Avantderetourneràl’intérieur,ellemedonneuncoupdecoudebienvisibleaupassage.Ellenedit

rien,maisjecomprendslemessage:elleapprouve.Wills’emparedesdeuxdernierssacs.—Lake,c’estça?J’aimebien.

Ilmetendlescoursesetrefermelecoffre.—Alors, Lake. (Il croise les bras en s’adossant à la voiture.) Caulder et moi, on va à Detroit

vendredi.Onnerentrerapasavantdimanchesoir.Untrucdefamille.(Ilbalaielesujetd’ungestedelamain.)Maisjemedemandaissituavaisquelquechosedeprévu,demain,avantmondépart?

C’estlapremièrefoisquequelqu’und’autrequemesparentsm’appelleLake.Çameplaîtbien.Jem’appuie contre la carrosserie pourme placer face à lui. J’essaie de paraître calme,mais à

l’intérieur,jepalpited’excitation.—Tuveuxmefaireadmettrequejen’aiaucuneviesocialeici,c’estça?luidis-je.—Alorsc’estparfait!Jevienstechercherà19h30.Quandilseretournepourrentrerchezlui,jeprendsconsciencequ’ilnem’ajamaisvraimentinvitée

etquejen’aijamaisvraimentaccepté.

2

IlnemefaudrapaslongtempsPourtedirequijesuis.

Enfait,cettevoixquetuentends,Enfait,c’estellequimedéfinit.

THEAVETTBROTHERS,«Gimmeakiss»

Lelendemainaprès-midi,jeréfléchisàcequejevaisporter,sansparveniràtrouverdesvêtementschauds qui soient propres. Je n’ai pas beaucoup de pulls d’hiver à part ceux que j’ai déjàmis cettesemaine. Je finis par choisir un tee-shirt violet à manches longues. Je le renifle. Il fera l’affaire. Jevaporisequandmêmeunpeudeparfumdessusaucasoù.Aprèsm’êtrebrossélesdentsetremaquillée,jemelavelesdentsencoreunefoisetdéfaismaqueue-de-cheval.Jefrisequelquesmèchesdemescheveuxpuissorsdesbouclesd’oreillesenargentd’untiroir.Aumêmemoment,onfrappeàlaportedelasalledebains.

Mamèreentreavecdesserviettesépongesàlamain.Elleouvreleplacardprèsdeladouchepourlesranger.

—Tusors?medemande-t-elle.Elles’assoitsurleborddelabaignoirependantquejefinisdemepréparer.—Oui.(J’essaiederéprimerunsourireenmettantmesbouclesd’oreilles.)Pourêtrehonnête,jene

saispastropoùonva.Jen’aimêmepasvraimentacceptésoninvitation.Elleselèveetsedirigeverslaportepours’appuyercontrelechambranle.Elleobservemonreflet

danslemiroir.Depuislamortdemonpère,elleaprisunsacrécoupdevieux.Avant,lecontrasteentreses yeux vert vif et sa peau porcelaine était saisissant. Aujourd’hui, ses pommettes saillantes fontressortirsesjouescreusées,etlescerclesnoirssoussesyeuxfontdel’ombreàlacouleurémeraudedesesiris.Elleal’airfatigué.Triste,même.

—Tuasdix-huitans.Tun’asplusbesoindemesconseilssur lesgarçons,dit-elle.Mais jevaisfaireuneexceptionpourcettefois.Onnesaitjamais.Nemangerienquicontientdel’ailoudel’oignon,nelaissejamaistonverresanssurveillance,etsurtout,protège-toientoutescirconstances!

—Roh,Maman!(Jeluijetteunregardexaspéré.)Tusaisbienquejeconnaislesrègles.Tun’aspasàtefairedesoucipourladernière.Etpitié,nefaispaslaleçonàWillnonplus.OK?

Jel’obligeàmelepromettre.—Bon…Parle-moiunpeudelui.Il travaille?Ilestàlafac?Qu’est-cequ’ilétudie?C’estun

tueurensérie?medemande-t-elleavecunsérieuxàtouteépreuve.Jetraverselacourtedistancequiséparelasalledebainsdemachambreetparsàlarecherchede

meschaussures.Mamèremesuitets’installesurmonlit.—Pourêtre toutà fait franche,Maman, jenesaispasgrand-choseàsonsujet. Jeneconnaissais

mêmepassonâgeavantqu’ilteledonne.—C’estbien,dit-elle.—Bien?(Jetournelatêteverselle.)Commentneriensavoirsurluipeut-ilêtrepositif?Jevais

meretrouverseuleavecluipendantdesheures.Etsic’étaitunpsychopathe?J’attrapeunepairedebottesetlesramènejusqu’aulitpourlesenfiler.—Vousaurezplusdechosesàvousdire.Çasertàça,lespremiersrendez-vous.—Tun’aspastort,j’admets.Mamèreatoujoursétédebonconseil.Elleaparfaitementconsciencedecequejeveuxentendre,

pourtant, elleme dit ce qu’il faut que je sache.Mon père a été son premier copain. Jeme demandecommentelles’yconnaîtautantenrelationsamoureuses,engarçonsetenrendez-vous.Ellen’afréquentéqu’unepersonne,alorsqu’àmonsens,cegenredechosesvientavecl’expérience.Jesupposequ’elleestl’exceptionquiconfirmelarègle.

—Maman?dis-jeenenfilantmesbottes.Tun’avaisquedix-huitansquandtuasrencontréPapa.C’estjeune,quandonsaitquetuaspassétoutetavieavec…Tuasdéjàregrettétonchoix?

Ellenerépondpastoutdesuite.Aulieudequoi,elles’allongesurmonlit, lesmainsderrièrelatête,etréfléchitàmaquestion.

—Jamais.Est-cequejemesuisdéjàremiseenquestion?Évidemment.Mais jen’ai jamaisrienregretté.

—Ilyaunedifférence?—Bienentendu.Lesregretsn’apportentrien.Tutecontentesd’examinerunpasséauqueltunepeux

rienfaire.Seremettreenquestion,enrevanche,çapermetdechanger leschosespournepasavoirderegretsdanslefutur.J’airemisenquestiondenombreuxaspectsdemarelationavectonpère.Lesêtreshumainsagissentsouventensuivantleurcœur.Maisunehistoiren’estpasuniquementbaséesurl’amour.

—C’estpourçaquetumedistoutletempsdepenseravecmatêteetnonavecmoncœur?Mamèreseredresseenpositionassiseetmeprendlesmains.—Lake,tuveuxquejetedonneunconseilquin’arienàvoiraveclalisted’alimentsquetudois

éviter?M’a-t-ellecachédeschoses?—Biensûr,jeréponds.

Ellealaissétomberletonautoritaireetlestyleparental,cequimelaissecroirequeceseramoinsuneconversationdemèreàfillequedefemmeàfemme.Elleplielesjambesentailleuretmefaitface.

—Avantdes’engageravecunhomme,unefemmedoitpouvoirrépondre«oui»auxtroisquestionssuivantes.Siturépondsparlanégativeàl’uned’entreelles,fuisàtoutesjambes.

—Cen’estqu’unrendez-vous.(Jeris.)Jedoutequ’onpuisseparlerd’engagement.—Jelesaisbien,Lake.Maisjesuissérieuse.Sil’unedecesquestionsfaitnaîtredesdoutesentoi,

neperdspastontempsaveccetteliaison.Chaque fois que j’ouvre la bouche, j’ai l’impression que je la conforte dans l’idée que je suis

encoresapetitefille.Jelalaissedoncparler.—Tetraite-t-iltoutletempsavecrespect?C’estlapremièrequestion.Deuxièmement,s’ilestle

mêmedansvingtans,voudras-tutoujoursl’épouser?Etenfin,tedonne-t-ilenviededevenirquelqu’undemeilleur?Quandtupourrasdire«oui»àtoutcela,tuaurastrouvéunhommebien.

Jeprendsunegrandeinspirationtoutenintégrantceconseiltrèssage.—Waouh.Ce sont des questions profondes, lui dis-je.Tu as été capable de répondre « oui » à

toutes?QuandtuétaisavecPapa?—Absolument, affirme-t-elle sans lamoindrehésitation.Àchaque secondeque j’aipasséeavec

lui.Quandelleterminesaphrase,unelueurtristebrilledanssesyeux.Elleaimaitvraimentmonpère.Je

regrettedel’avoirmentionné.Jelaserrecontremoi.Çafaittrèslongtempsquejenel’aipasprisedansmesbras.Unepointedeculpabilitém’envahit.Ellem’embrasselescheveux,puissedétacheensouriant.

Jemelèveetlissemontee-shirtpourledéfroisser.—Alors?Dequoij’ail’air?—D’unefemme.Ellesoupire.Commeilest19h30pile,jeretournedanslesalonpourrécupérerlavestequeWillm’aforcéeà

emprunterhieretm’approchedelafenêtre.Jelevoispasserlaportedechezlui.Jesorsàmontouretmeposte dans l’allée devant la maison. Il relève la tête et m’aperçoit au moment où il déverrouille savoiture.

—Prête?mecrie-t-il.—Oui!—Alors,viens!Jenebougepas.Jeresteplantéelà,lesbrascroisés.—Qu’est-cequetufais?Illèveunemainensignededéfaiteetéclatederire.—Tuasditquetuviendraismechercherà19h30!Jet’attends!Tout sourire, ilmontedanssavoitureet reculedirectementdansmonallée,de façonàceque la

portièrepassagersoitdemoncôté.Bondissanthorsduvéhicule,ilfaitletourpourm’ouvrir.Avantde

m’asseoir, je l’examine de la tête aux pieds. Il porte un jean large avec un tee-shirt noir à mancheslonguesquimetsesbrasenvaleur.Cedétailmerappellequejedoisluirendresaveste.

—Aufait,luidis-jeenluitendantlevêtement.Voiciunpetitcadeau.Ilsouritenl’acceptantetl’enfileaussitôt.—Waouh,merci,fait-il.Elleamêmemonodeur!Il attendque jeme sois attachée pour claquer la portière.Tandis qu’il revient à sa place, jeme

rends compte que l’habitacle sent… le fromage. Pas le vieux fromage qui pue, non, le fromage frais,commeducheddar.Monventregargouille.Jemedemandeoùonvadîner.

Aprèss’êtreinstallé,Willattrapeunsacsurlabanquettearrière.—Onn’apasletempsdemanger.Jenousaifaitdessandwichsaufromagegrillé.Ilm’entendun,accompagnéd’unebouteilledesoda.—Soit.C’estlapremièrefoisqu’onmelafait,celle-là,dis-jeenexaminantcequej’aiàlamain.

Et on va où, exactement, pour être aussi pressés ? (Je dévisse le bouchon de ma boisson.) Pas aurestaurant,visiblement.

Ildéballesonsandwichetenprendunebouchée.—C’estunesurprise,fait-ilenmâchant.(Ilsesertdesamainlibrepourtournerlevolantenmême

tempsqu’ilmange.)Jesaisbeaucoupplusdechosessurtoiquetun’ensaissurmoi.Cesoir,jeveuxtemontrerdequoijesuisfait…

—Ehbien,mevoilàintriguée.Etjelesuissincèrement.On termine nos casse-croûte ; je place les déchets dans le sac en plastique que je remets sur la

banquettearrière.Jeréfléchisensuiteàunsujetdeconversationpourbriserlaglaceetdécided’abordersafamille.

—Commentsonttesparents?Il prend une grande inspiration, puis exhale lentement. On dirait que je lui ai posé lamauvaise

question.—Jenesuispastrèsdouépourparlerdelapluieetdubeautemps,Lake.Tudécouvrirastoutça

partoi-mêmeaufuretàmesure.Etsionpimentaitplutôtcetrajet?Ilmefaitunclind’œiletsecarredanssonsiège.Pimenteruntrajetsansparler?Jemerépètesesparolesenespérantavoirmalcompris.Ilritfaceà

monhésitation,semblants’êtreaperçudumalentendu.—Maisnon,Lake!s’exclame-t-il.Jevoulaisdirequ’onpourraitparlerdequelquechosedonton

n’auraitjamaiseul’idéeentempsnormal!Jesoupiredesoulagement.Pendantunmoment,j’aicruavoirdécouvertsonpiredéfaut.—D’accord.—Jeconnaisunjeusympa,reprend-il.Ils’appelle«tupréfères».Tuyasdéjàjoué?Jesecouelatête.—Non,maisjesaisquejepréfèrequetucommences.

—OK.(Ils’éclaircitlavoixetréfléchitquelquessecondes.)Tupréfèrespasserlerestedetaviesansbrasouavecdesbrasquetunepeuxpascontrôler?

Pardon?Jepeuxaffirmersansaucundoutequecepremierrendez-vousn’arienàvoiravecceuxquej’aidéjàvécus.C’estrafraîchissant,dansunsens.

—Euh…(J’hésite.)Jesupposeque jepréfèrepasser le restedemavieavecdesbrasque jenepeuxpascontrôler.

—Hein?Sérieux?Maistunepourraispaslesmaîtriser!dit-ilenagitantlesbrasdanslavoiture.Ilsbougeraientpeut-être tout le tempset tun’arrêteraispasde te frapper levisage !Pire : tupourraisattraperuncouteauettepoignardertouteseule!

Jeris.—Jen’avaispascomprisqu’ilyavaitdesbonnesetdesmauvaisesréponses.—Tun’espastrèsdouée,rétorque-t-il.Àtoi.—D’accord.Laisse-moiréfléchir.—Ilfauttoujoursenavoirunesouslamain,dit-il.—Hé,Will!Jeconnaiscejeudepuismoinsdetrentesecondes.Laisse-moiunpeudetemps.Iltendlebrasversmoietm’enserrelamain.—Jetetaquine.Nosdoigts s’entrelacent. J’aime la facilité avec laquelle la transition se fait, commes’il en était

ainsidepuisdesannées.Jusqu’àmaintenant,toutsedérouleàmerveille.J’aimelesensdel’humourdeWill.J’aimequ’ilmefasserirealorsquej’enaiétéincapablependantdesmois.J’aimequ’onsetiennelamain.J’aimevraimentça.

— Bon, j’ai trouvé, j’annonce. Tu préfères te pisser dessus une fois par jour à une heureindéterminéeoupissersurquelqu’und’autre?

—Çadépenddequionparle.Est-cequejepeuxpissersurunepersonnequejedéteste?Ouest-cequ’onparled’uninconnu?

—Uninconnu.—Alorsjepréfèremepisserdessus,répond-ilsanshésitation.Àmontour.Tupréfèresmesurerun

mètreoudeux?—Deux.—Pourquoi?—Tu n’as pas le droit de demander pourquoi, je réplique.Voyons…Tu préfères avaler quatre

litresdegraissedeporctouslesmatinsoumangerdeuxkilosdepop-corntouslessoirs?—Deuxkilosdepop-corn.J’aimecejeu.J’aimequ’ilnecherchepasàm’impressionnerenm’emmenantaurestaurant.J’aime

n’avoir aucune idéedenotredestination. J’aimemême le fait qu’il nem’ait pas complimentée surmatenuealorsquec’estl’usagelorsdupremierrendez-vous.Pourlemoment,j’aitoutaimédecettesoirée.Si ça ne tenait qu’àmoi, onpasserait deuxheures à rouler en jouant à « tu préfères », et ce serait lemeilleurpremierrendez-vousdemavie.

Maisçanesepassepasainsi.Onfinitpararriveràdestination.Enapercevant l’enseigne, jemecrispeaussitôt.

ClubN9NE—Euh,Will?Jen’aimepasdanser.J’espèrequ’ilcomprendra.—Euh,moinonplus.Onsorttouslesdeuxetonserejointdevantlavoiture.Jenesaispasquiprendl’initiative,maisnos

doigtss’enlacentdenouveaudanslenoiretilmeguidejusqu’àl’entrée.Lorsquenousnousrapprochons,jeremarqueuneaffichecolléesurlaporte.

FermépourSlamJeudi

De20heuresàtardEntréegratuite3$pourslammer

Will ouvre la porte sans lire le papier. J’hésite à lui dire que le club est fermé,mais il semblesavoircequ’ilfait.Lesilenceestbriséparunbruitdefouletandisquejelesuisàtraversuncouloir,puisdansunesalle.Unescènevidesetrouveànotredroite,etdestablesetdeschaisesontétéinstalléessurlapistededanse.Lapièceestpleineàcraquer.Jeremarqueungrouped’adolescents,d’unemoyenned’âged’environquatorzeans,assisàunetabledevant.Willtourneàgaucheetsedirigeversuneplacelibredanslefond.

—C’estpluscalmeparlà,m’explique-t-il.—Àquel âge est-cequ’onpeut entrer enboîte ici ? jedemande, lesyeux toujours rivés sur les

jeunes.—Cesoir,cen’estpasuneboîte,répond-ilpendantqu’ons’assoit.C’estunetableavecunbancendemi-cerclequifaitfaceàlascène.Jeglissejusqu’aumilieupour

avoirunemeilleurevue.Ilserapprochedemoi.—C’estune soirée slam,poursuit-il.Tous les jeudis, leclub fermeetonvient s’affronter ici en

slammant.—C’estquoi,leslam?jedemande.—Delapoésie.(Ilmesourit.)Voilàcequimedéfinit.Ilplaisante?Ungarçoncanoncapabledemefairerireetquiaimelapoésie?Pincez-moi,jerêve?

Non,enfait,jepréfèrenejamaismeréveiller.—Delapoésie,hein?jerépète.Lesgensenécriventouest-cequ’ilsrécitentdesauteursconnus?Ilselaisseallercontresonsiègeettournelatêteverslascène.Jelislapassiondanssesyeuxquand

ilparle:

—Lesgensquimontentlà-hautsemettentànuavecleursmotsetlesmouvementsdeleurcorps,dit-il.C’estincroyable.Tun’entendraspasDickinsonouFrostici.

—C’estunesortedecompétition?—C’estpluscompliquéqueça,répond-il.Çadépenddesclubs.D’habitude,pendantunslam,les

jugessontchoisisdans lepublicet ilsnotent toutes lesprestations.Celuiquiaobtenu lamajoritédespointsgagne.Çafonctionnecommeçaici,entoutcas.

—Tuslammes,toiaussi?—Çaarrive.Parfois,jejuge;parfois,jemecontentederegarder.—Etcesoir,tuvasyaller?—Non.Jesuislàensimplespectateur.Jen’airienpréparé.Jesuisdéçue.Ç’auraitétéfantastiquequ’ilmontesurscène.Jen’aitoujourspaslamoindreidéede

cequ’estleslam,maisjesuisvraimentcurieusedelevoiràl’œuvre.—Mince,jeluifais.Lesilencetombeentrenoustandisqu’onobservelafoule.Willmedonneuncoupdecoude.Jeme

tourneverslui.—Tuveuxboirequelquechose?demande-t-il.—Avecplaisir.Jevaisprendreunchocolat.Ilhausseunsourcil,unsouriremoqueurauxlèvres.—Unchocolat?Tuessûre?Jehochelatête.—Glacé.—OK,répond-ilenseglissanthorsdubox.Unchocolatontherocks,un!Pendantsonabsence,leprésentateurentreenscèneetessaiedechaufferlasalle.Iln’yapersonne

aufondautourdenous,alors jemesensunpeu idiotedecrier«oui !»avec le restede la foule.Metassantdavantagesurmonsiège,jedécidedemeborneraurôledespectatricepourlasoirée.

Lorsqueleprésentateurannoncequ’ilestl’heuredesélectionnerlesjuges,ungrondementparcourtl’assemblée.Toutlemondeaenvied’êtrechoisi.Cinqpersonnessontdésignéesauhasardetseplacentàla tabledu jury.QuandWill revientversmoiavec lesboissons, leprésentateurannonce le« sac»etappellequelqu’undansl’assemblée.

—C’estquoi,lesac?jeluidemande.—Lesacrifice.C’estunefaçondepréparerlesjuges.(Ilserassoit.Cettefois, ilsecolleunpeu

plus à moi.) Quelqu’un propose un slam hors compétition pour que les juges puissent décider d’unbarème.

— Ils peuvent appeler n’importequi ?Et s’ilsm’avaient désignée,moi ? jem’exclame, soudainnerveuse.

Ilmesourit.—Alors,tuauraismieuxfaitd’avoirpréparéquelquechose.

Ilprendunegorgéedesaboissonets’adosseaubanc.Samaintrouvelamiennedanslenoir.Cettefois,nosdoigtsnes’entrelacentpas.Ilpréfèreramenermamainsursacuisseetsemettreàmecaresserle poignet, puis les doigts, suivant chaque courbe, chaque ligne. J’ai l’impression qu’un courantélectriqueserépandsousmapeau.

—Lake, dit-il à voix basse sans s’arrêter. Je ne sais pas exactement pourquoi…mais je t’aimebeaucoup.

Sesdoigtsglissententrelesmiensetilmeprendlamainavantdereportersonattentionsurlascène.Je prends une grande inspiration, puis avalemon chocolat cul sec.Le contact des glaçons contremeslèvresmefaitdubien.Ilm’apaise.

Lajeunefemmequiaétéappeléeal’aird’avoirvingt-cinqans.Elleexpliquequ’ellevadéclamerun poème de sa composition qui s’appelle « Pull bleu ». Les lumières s’éteignent. Un unique spotl’éclaire.Ellesoulèvelemicroetavance, lesyeuxrivésausol.Lesilencetombesur lasalle.Leseulbruitquel’onentendestceluidesarespiration,amplifiéparleshaut-parleurs.

Elleposelamainsurlemicrosansreleverlatête,puistapedessusd’undoigtàunrythmerégulier,commepourimiteruncœurquibat.Lorsqu’ellecommenceenfin,jemerendscomptequejeretiensmarespiration.

BoumboumBoumboumBoumboumTuentendsça?

(Elles’arrêteunpeusurlemot«entends».)

C’estlesondemoncœurquibat.

(Ellerecommenceàtapersurlemicro.)

BoumboumBoumboumBoumboumTuentendsça?C’estlesondetoncœurquibat.

(Sesparoless’emballent,sefontplusfortes.)

C’étaitlepremierjourd’octobre.Jeportaismonpullbleu,tusais,celuiquej’aiachetéchezDilliard’s?Celuienlainedoubléeavecdestrousauboutdesmanchesoùjepassaislespoucesquandilfaisaitfroidetquejen’avaispasenviedemettredesmoufles?Cemêmepullquitedonnaitl’impressiondevoirlerefletdesétoilessurlamerdansmesyeux.Cettenuit-là,tum’aspromisdem’aimerpourl’éternité…Etc’estCequetuAsfait.C’étaitlepremierjourdedécembre,cettefois.Jeportaismonpullbleu,tusaisceluiquej’aiachetéchezDilliard’s?Celuienlainedoubléeavecdestrousauboutdesmanchesoùjepassaislespoucesquandilfaisaitfroidetquejen’avaispasenviedemettredesmoufles?Cemêmepullquitedonnaitl’impressiondevoirlerefletdesétoilessurlamerdansmesyeux.J’avaistroissemainesderetard.Jetel’aidit.C’étaitleplusbeaujourdetavie.Cettenuit-là,tum’aspromisdem’aimerpourl’éternité…Etc’estCequetuAsfait!C’étaitlepremierjourdemai.Jeportaismonpullbleu,maiscettefoislalaineétaituséeetlasoliditédechaquefilmiseàrudeépreuve,ilétaittenduaumaximumsurmonventrearrondi.Tuvoisdequelpulljeparle.Celuiquej’aiachetéchezDilliard’s?Celuiquiavaitdestrousauboutdesmanchesoùjepassaislespoucesquandilfaisaitfroidetquejen’avaispasenviedemettredesmoufles?Cemêmepullquitedonnaitl’impressiondevoirlerefletdesétoilessurlamerdansmesyeux.CemêmepullquetuasARRACHÉdemoncorpslorsquetum’asjetéeauloin,EnmetraitantdeputainEnmedisantQuetunem’aimaisPlus.BoumboumBoumboumBoumboumTuentendsça?C’estlesondemoncœurquibat.Boumboum

BoumboumBoumboumTuentendsça?C’estlesondetoncœurquibat.Tuentendsça?Biensûrquenon.C’estlesilencedemonventre.Parcequetum’asARRACHÉMONPULL!

Lalumières’allume.Lafoulel’acclame.Jeprendsunegrandeinspirationetessuiemeslarmes.Jesuisfascinéeparsacapacitéàhypnotisertoutunpublicavecdesmotsaussifortsetimagés.Desimplesmots.Jesuisdéjàconquise.Jeveuxenentendreplus.QuandWillpasseunbrasautourdemesépaulesetm’attireavecluienarrière,jereviensbrusquementàlaréalité.

—Alors?medemande-t-il.Acceptantsonétreinte,j’appuielatêtesursonépaule.Ensemble,nousobservonslafoule.Ilpose

sonmentonsurmescheveux.—C’étaitincroyable,jemurmure.Samain frôlemonvisage.Ses lèvreseffleurentmonfront.Lesyeuxclos, jemedemande jusqu’à

quel point mes émotions vont être mises à l’épreuve. Il y a trois jours, j’étais dévastée, amère,désespérée. Aujourd’hui, c’est la première fois depuis des mois que je me suis réveillée de bonnehumeur.Jemesensvulnérable.J’essaiedecachermesémotions,maisj’ail’impressionquetoutlemondesaitcequejepense,cequejeressens.Jen’aimepasçadutout.Jen’aimepasêtreunlivreouvert.C’estcommesijemetrouvaissurcettescèneetluioffraismoncœur.Çameterrifie.

Onrestelovésl’uncontrel’autrel’espacedeplusieursperformances.Lapoésieprésentéeestaussivariéeetélectrisantequelepublic.Jen’aijamaisautantrietpleuréenmêmetemps.Cesartistesvousembarquentdansuntoutautremonde,vousmontrentunpointdevueauquelvousn’aviezjamaispensé.Ilsvousdonnentl’impressiond’êtretouràtourunemèrequiaperdusonenfant,ungarçonquiatuésonpère,oumêmequelqu’unquifumepourlapremièrefoisetavalecinqassiettesdebacon.Jemesensprochedecespoètesetdeleurshistoires.JemesensencoreplusprochedeWill.Jen’arrivepasàcroirequ’ilsoitassezcourageuxpourmontersurscèneetsedévoiler,commecesgens.Ilfautquejevoieça.

Leprésentateurfaitundernierappeldanslasalle.JemetourneversWill.—Will,tunepeuxpasm’emmenericisansmemontrercedonttuescapable.S’ilteplaît,récite

quelquechose!S’ilteplaît!Ilrejettelatêteenarrière.—Tuesincorrigible,Lake.Jetel’aidit,jen’airiendenouveauàprésenter.—Ressorsunvieuxtrucdanscecas,jeluisuggère.Àmoinsquecesgensnetefassentpeur?Ilsepencheversmoiensouriant.

—Pascesgens.Unepersonneenparticulier.Soudain,j’aiuneenvieirrésistibledel’embrasser.Jelarepousseetcontinued’implorer,lesmains

colléessousmonmenton.—Nem’obligepasàtesupplier,luidis-je.—Cen’estpascequetuesentraindefaire?(Ilmarqueunepauseetôtesonbrasdemesépaules.)

D’accord,d’accord,fait-il.(Ilsouritenfourrantlamaindanssapoche.)Maisjetepréviens,tul’aurasvoulu.

Ilsortsonportefeuilleaumomentoùl’onannonceledébutdudeuxièmeroundpuisse lève, troisdollarsàlamain.

—Jeparticipe!Le présentateur se protège les yeux d’une main pour observer le public, à la recherche de la

personnequivientdeparler.—Mesdamesetmessieurs,c’estl’undesnôtres,M.WillCooper.C’estgentildetejoindreenfinà

nous,letaquine-t-ilaumicro.Willsefraieuncheminjusqu’àlascène,puisseplacedanslalumièreduprojecteur.—Comments’intituletacréationdecesoir,Will?demandeleprésentateur.—«Lamort»,répondWillenmeregardantdroitdanslesyeuxpar-dessuslafoule.Sonsouriredisparaît.Larécitationcommence.

Lamort.Laseulechoseinévitabledelavie.Lesgensn’aimentpasparlerdelamortparcequeçalesrendtristes.Ilsn’aimentpasimaginercommentlaviesepoursuivraitsanseux,Touslesgensqu’ilsaimentporteraientbrièvementledeuilMaisilscontinueraientderespirer.Ilsneveulentpasimaginercommentlaviesepoursuivraitsanseux,LeursenfantscontinueraientdegrandirSemarieraientVieilliraient…Ilsneveulentpasimaginercommentlaviesepoursuivraitsanseux,LeursbiensmatérielsseraientliquidésLeursdossiersmédicauxmarqués«classés»Leurnomdeviendraitunsouvenirpourtousceuxqu’ilsconnaissent.Ilsneveulentpasimaginercommentlaviesepoursuivraitsanseux,alorsaulieudel’accepter,ilsévitentcarrémentlesujet,Espérant,priantqu’elle…Neviennepaspoureux.Qu’ellelesoublie,Qu’ellepasseausuivant.

Non,ilsnevoulaientpasimaginercommentlaviesepoursuivrait…Sanseux.MaislamortNelesapasOubliés.Aucontraire,lamortlesapercutésdepleinfouetDéguiséeen36tonnesDerrièreunenappedebrouillard.Non.Lamortnelesapasoubliés.Siseulementilss’étaientpréparés,s’ilsavaientacceptél’inévitable,veilléàleursuccession,comprisqu’iln’yavaitpasqueleursviesenjeu.J’étaispeut-êtreconsidérécommeunadulteàl’âgededix-neufans,maisdansmatête,jen’avaisQueDix-neufans.DépasséPasprêtàmeretrouveraveclavied’unenfantdeseptansEntrelesmains.Lamort.Laseulechoseinévitabledelavie.

Wills’éloignedesprojecteursetdelascènesansattendresanote.Jemesurprendsàespérerqu’ilse perde dans la salle pourme laisser le tempsde digérer ce que je viens d’entendre. Je ne sais pascomment réagir. J’ignorais tout de sa vie. De sa vie qui se résume à Caulder. Sa représentationm’aéblouie,maissesmotsm’ontbouleversée.J’essuiemeslarmesd’unreversdemain.J’ignoresijepleurepourlesparentsdeWill,pourlesresponsabilitésqu’aengendréescedrame,ouparcequ’ilasimplementditlavérité.Ilaparléd’unaspectdelamortetdelaperted’unêtrecherauquelonneréfléchitpasavantqu’ilsoittroptard.Jeneleconnaismalheureusementquetropbien.LeWillquej’aivumontersurscènen’estpaslemêmequeceluiquejeregarderevenirversmoi.Jesuispartagée,perdueet,par-dessustout,déconcertée.Ilaétémagnifique.

Ilserendaussitôtcomptequejesèchemeslarmes.—Jet’avaisprévenue,medit-ilenserasseyant.Ilattrapesonverreetboitunegorgéeavantdefairetournerlesglaçonsavecsapaille.Jenesais

pasquoidire.Ilatoutdéballédevantmoi.C’est alors quemes émotions prennent le contrôle. Je lui attrape lamain et le force à poser sa

boissonsurlatable.Ilsetourneversmoiavecunfaiblesourire,commes’ilattendaitquejedisequelquechose.Puisquejerestesilencieuse, ilessuieune larmesurmonvisageet faitglissersesdoigtssurma

joue.Jenecomprendspaslelienquinousunit.Toutvatropvite.Jeplacemamainsurlasienneet laporteàmeslèvrespourenembrasserlapaume,sanslequitterdesyeux.Toutàcoup,iln’yaplusquenousdanslasalle;lesbruitsdefonddisparaissentauloin.

Son autremain vient rejoindrema joue tandis qu’il se penche lentement versmoi. Je ferme lespaupières en sentant son souffle sur ma peau, ses lèvres effleurent à peine les miennes. Il embrassedélicatement celle du bas, puis celle du haut. Sa bouche a gardé la fraîcheur de sa boisson. Quandj’essaie de lui rendre son baiser, ilme repousse. J’ouvre les yeux. Ilme sourit. Il tient toujoursmonvisageentresesmains.

—Patience,murmure-t-il.Lespaupièrescloses,ilsepencheversmoietm’embrassedoucementsurlajoue.Jefermelesyeux

àmontourenrefrénantl’envied’enroulermesbrasautourdesoncouetdel’embrasseràpleinebouche.J’ignorecommentilfaitpourtoutcontrôler.Ilpressesonfrontcontrelemienetfaitglissersesdoigtslelong de mes bras. Quand nous ouvrons les yeux, nos regards se cherchent aussitôt. À cet instant, jecomprendspourquoimamèreaacceptésadestinéeàl’âgededix-huitans.

—Waouh,jesouffle.—Oui,acquiesce-t-il.Waouh.On reste lesyeuxdans lesyeuxpendantquelques secondes, jusqu’àcequedesapplaudissements

parcourentl’assemblée.Ilssontentraind’annoncerlespersonnesqualifiéesaudeuxièmeround.Willmeprendlamainetmurmure:

—Onyva.Lorsque je me glisse hors du banc, j’ai l’impression que mes jambes vont me lâcher. C’est la

premièrefoisquejeressensunechosepareille.Willmeguide à travers lepublicdeplus enplusdense jusque sur leparking. Jenem’étaispas

renducomptedelachaleuràl’intérieur.Dehors,l’airfroidduMichiganmeglacelapeau.C’estgrisant.À moins que je ne sois moi-même euphorique. Je ne sais pas trop.Ma seule certitude, c’est que jevoudraisquelesdeuxdernièresheuresdemavieserépètentàl’infini.

—Tuneveuxpasrester?jeluidemande.—Lake,tuasdéménagéettudéballesdescartonsdepuisdesjours.Tuasbesoindedormir.Lasimplementiondumot«dormir»mefaitbâiller.—Oui,jeretrouveraisbienmonlit,jedis.Ilm’ouvrelaportière,maisavantquej’aieletempsdem’asseoir,ilmeprenddanssesbrasetme

serrefortcontrelui.Plusieursminutess’écoulentpendantlesquellesnousprofitonsdel’instantprésent.Je pourrais m’y habituer. C’est un sentiment qui m’est totalement inconnu. J’ai toujours été sur mesgardes.J’ignoraistoutdecettefacettedemapersonnalitéqueWillfaitressortir.

Au bout d’un moment, nous nous séparons et grimpons dans la voiture. Alors que nous nouséloignons,j’appuielatêtecontrelavitreetobserveleclubrapetisserdanslerétroviseur.

— Will ? murmuré-je sans quitter des yeux le bâtiment qui disparaît derrière nous. Merci dem’avoiremmenéelà-bas.

Ilmeprendlamainetjefinisparm’endormir,lesourireauxlèvres.Quandjemeréveille,Willestentraind’ouvrirmaportière.Onestgarésdansl’alléedevantchez

moi.Ilmetendlebraspourm’aideràmelever.Jenemesouvienspasdeladernièrefoisoùjemesuisendormiedansunvéhicule.Willavait raison : jesuis fatiguée.Jemefrotte lesyeuxenbâillant tandisqu’ilmeraccompagnejusqu’àlaporte.Ilpassesesbrasautourdematailleetmoilesmiensautourdesesépaules.Noscorpss’épousentparfaitement.Unfrissonmeparcourtde la têteauxpieds lorsque jesenssonsoufflechauddansmoncou.Jen’arrivepasàcroirequel’ons’estrencontrésseulementtroisjoursplustôt.J’ail’impressionqueçafaitdesannées.

—Quandonyréfléchit,luidis-je,tuparspendanttroisjours.C’estletempsquis’estécoulédepuisquejeteconnais.

Ilritetm’étreintdavantage.—Çavaêtrelestroisjourslespluslongsdemavie,répond-il.Je connaisbienmamère. Je saisqu’ellenousécoute.Aussi suis-je rassuréequ’il se contentede

m’embrassersurlajouepourmedireaurevoir.Puisils’éloigneàreculons, jusqu’àcequesesdoigtsglissent desmiens.Mes bras retombent contremes flancs tandis que je le regardemonter en voiture.Aprèsavoirdémarré,ilbaisselavitre.

—Lake,jevaismettretrèslongtempsàrentrerchezmoi,fait-il.Undernierpourlaroute?J’éclatede rire. Je retournevers lavoitureetmepenchepar la fenêtreenm’attendantàunautre

baiserchaste.Toutefois,quandilpasselamainsurmanuquepourm’attireràlui,noslèvressetrouventautomatiquement. Cette fois, on se laisse aller. J’enfouis mes doigts dans ses cheveux tout enl’embrassant, faisant appel à tout mon self-control pour ne pas ouvrir la portière et grimper sur sesgenoux.J’ail’impressionqu’ilyaunebarricadeentrenous.

Peuàpeu,lapressionretombe.Noushésitonsànousséparer.—Mince,murmure-t-ilcontremeslèvres.C’estdemieuxenmieux.—Onsevoitdanstroisjours,dis-je.Faisattentionsurlaroute,cesoir.Jel’embrasseunedernièrefoisavantdem’éloigneràcontrecœur.Ilreculedirectementdanssonallée.Jesuistentéedelerejoindreetdel’embrasserpourvérifiersa

théorie.Finalement,jechoisisd’éviterlatentationetderentrerchezmoi.—Lake!Jeme retourne. Il claque saportière et court dansmadirection.Quand il arrive àmahauteur, il

sourit.—J’aioubliédetedirequelquechose,murmure-t-ilenmeserrantànouveaudanssesbras.Tues

magnifique,cesoir.Ildéposeunbaisersurmonfront,melibèreetrepartchezluientrottinant.Je crois que j’avais tort, tout à l’heure, quand je disais apprécier le fait qu’il ne m’ait pas

complimentée.Non,jenecroispas:j’ensuissûre.Unefoisdevantsaported’entrée,ilseretournepourmesourireavantdedisparaître.

Commejem’yattendais,quandj’entreàmontour,jetrouvemamèreassisesurlecanapéavecunlivre,tentantd’avoirunemineconcentrée.

—Alors,commentças’estpassé?C’estuntueurensérie?medemande-t-elle.Jen’arrivepasà réprimermonsourire. Jem’approcheducanapé faceausienetm’affaledessus

commeunepoupéedechiffonensoupirant.—Tuavaisraison,Maman.J’adoreleMichigan.

3

MaisenteregardantjesaisQuecettehistoirenemarcherajamais

LesdieuxsontcontrenousLesjeunesamours,tuvois,finissentcommeça.

THEAVETTBROTHERS,«IWouldBeSad»

Àmon réveil le lundimatin, je suis beaucoupplus nerveuse que je ne l’imaginais.Mon esprit atellement été occupé parWill ceweek-end que je n’ai pas eu le temps de penser au sort funeste quim’attend.Autrementdit,monpremierjourdeclassedansunnouveaulycée.

Mamèreetmoiavonsenfintrouvéunmomentpouralleracheterdesvêtementsdesaison.J’enfilelatenuequej’aichoisiehiersoiravecdesbottesdeneigeneuves.Jelaissemescheveuxdétachéspourlajournée, mais j’enfile un élastique à mon poignet au cas où je changerais d’avis, ce qui arriveraforcément.

Après avoir prisma douche, jeme rends dans la cuisine pour récupérermon sac à dos etmonemploidutempssurlebar.Danslamesureoùmamèreacommencéàtravailleràl’hôpitalhiersoir,j’aiacceptéd’emmenerKel à l’école.AuTexas,Kel etmoi fréquentions lemêmeétablissement.Tous lesenfantsdelavilleétaientscolarisésaumêmeendroit.Ici,ilyatellementd’écolesdifférentesquej’aiétécontrainted’imprimerunecarteducoinpourm’assurerdeledéposeraubonendroit.

Arrivésdevant laprimaire,Kel repère immédiatementCaulderet sautedevoituresansmêmemedireaurevoir.Àlevoir,ondiraitquelavieestfacile.

Heureusement, son école n’est qu’à quelques kilomètres de lamienne. J’ai du temps devantmoipour trouverma première salle de classe. J’entre sur le parking de ce qui est, àmes yeux, un lycéegigantesque,àlarecherched’uneplace.Quandj’arriveenfinàmegarer,c’estcomplètementàl’opposédubâtiment.Desjeunesdiscutentàcôtédeleurvéhicule.J’hésiteàsortirmais,quandjemedécideenfin,jemerendscomptequepersonneneremarquemaprésence.Rienàvoiraveclesfilmsdanslesquelslanouvelletraverselapelouseenserrantsesbouquinscontreellependantquetoutlemondeseretournesursonpassage.Çan’arienàvoir.Jemesensinvisibleetj’aimeça.

Onnemerefilepasdedevoirsencoursdemaths.Parfait.J’ail’intentiondepassertoutelasoiréeavecWill.Quandjesuispartiedechezmoicematin,ilyavaitunmotsurmaJeepquidisaitsimplement:«J’aihâtedeterevoir.Jefinisà16heures.»

Ilneresteplusqueseptheuresettroisminutesàattendre.L’histoirenemeposepasnonpluslemoindreproblème.Leprofesseurdistribuedespolycopiésà

proposdesguerrespuniques,unsujetquel’onvientdetraiterdansmonancienneclasse.Jepeineàmeconcentrer. Je compte les minutes. Le prof est monotone, quelconque. Comme je n’arrive pas àm’intéresser à quelque chose,mon esprit vagabonde. Il revient sans arrêt àWill. Je prends des notesméthodiquement, faisant demonmieux pour écouter, lorsque je sens quelqu’unme donner un coup destylodansledos.

—Hé,montre-moitonemploidutemps!meditunefille.Jecherchediscrètementmonplanningetleplieentoutpetitdansmamaingauche.Jelèveensuitele

brasenarrièrepourledéposervitefaitbienfaitsursonbureau.—Paslapeine!reprend-elleunpeuplusfort.M.Hansonestàmoitiéaveugleetn’entendpresque

rien.Net’inquiètepaspourlui.Réprimantunéclatderire,jemetourneversellependantqueM.Hansonaledostourné.—Jem’appelleLayken.—Eddie,rétorque-t-elle.Devantmonregardintrigué,ellelèvelesyeuxauciel.—Pff,jesais,cen’estpasunprénomcourantpourunefille.Etsitum’appellesEddieMurphy,jete

frappe,menace-t-elle.—Jesauraim’ensouvenir.—Génial,onestensembledanslecourssuivant,annonce-t-elleenexaminantmonemploidutemps.

C’estdifficileàtrouver.Resteavecmoiàlafindel’heure.Jet’accompagnerai.Eddiebaisselatêtepourécrirequelquechose.Sescheveuxblondsetfinstombentenavant.Ilslui

arrivent au niveau dumenton, coupés de façon asymétrique. Ses ongles sont tous peints d’une couleurdifférenteet elleaàchaquebrasunequinzainedebraceletsqui s’entrechoquentquandellebouge.Untatouageenformedecœurornel’intérieurdesonpoignetgauche.

Lorsque la cloche retentit, jeme lève et Eddieme rendmon emploi du temps. Elle attrapemontéléphoneportabledans lapochedemaveste et semet àpianoterdessus. Je jetteun coupd’œil à lafeuillequej’airécupérée.Elleestremplied’adressesInternetetdenumérosdetéléphoneécritsàl’encreverte.Envoyantmonexpression,Eddiedésignelepremierlien:

—C’estmapageFacebook.Situnemetrouvespas,j’aiaussiTwitter.NemedemandepasmonpseudoMySpace,c’estcomplètementdépassé,dit-elleavecunsérieuxétonnant.

Ellefaitglissersondoigtsurlesnumérosdetéléphone.—Monnumérodeportable,lenumérodechezmoietceluidePizzaGetty,poursuit-elle.—Tutravailleslà-bas?

—Non,maisilsfontdespizzasdutonnerre.(Quandellemedépasse,jemedépêchedeluiemboîterlepas,maiselleseretourneetmerendmonportable.)Jeviensdem’appeler,commeça,j’aitonnuméroaussi.Oh,ettudoisalleràlaviescolaireavantleprochaincours.

— Pourquoi ? Je croyais que je devais te suivre ? je demande, légèrement perdue face aucomportementdemanouvelleamie.

—Ilst’ontmisedanslegroupeBpourlacantine.JesuisdansleA.Valeurdemanderdechangeretrejoins-moidansleprochaincours.

Etelledisparaît.Commeça.

Lebureaudel’administrationsetrouvedeuxportesplusloin.Lasecrétaire,MmeAlex,aunefaçontellementcaractéristiquedeleverlesyeuxaucielqueçaendevientpresquedel’art.Elleimprimemonnouvelemploidutempsunesecondeavantquelasonnerieretentisse.

—Savez-vousoùalieulecoursd’anglaisenoption?jem’enquiersavantdepartir.Elleselancealorsdansunelongueexplicationconfusequiprésupposequejesacheoùsetrouvent

le hallA et le hallD. J’attends patiemment qu’elle termine et sors de la pièce, plus désorientée quejamais.

Aprèsavoirerrédans troiscouloirsdifférentsetêtreentréedeuxfoisdans lamauvaiseclasseetdansunplacardàbalais,jetombeenfinsurlehallD,rassurée.Jeposemonsacparterre,monemploidutemps entre les dents, puis retire l’élastique à mon poignet. Il n’est même pas encore dix heures etj’attachedéjàmescheveux.Lajournéevaêtrelongue.

—Lake?Lorsque j’entends savoix,moncœurmanque s’échapperdemapoitrine. Jeme retourne.Will se

tientdevantmoiavecunair troublé. J’enlève l’emploidu tempsdemabouche, lui souriset leprendsinstinctivementdansmesbras.

—Will!Qu’est-cequetufaisici?Ilrépondbrièvementàmonétreinteavantdem’attraperparlespoignetspourmeforceràm’écarter

delui.—Lake,dit-ilensecouantlatête.Où…Qu’est-cequetufaisici?Jesoupireetplaquemonemploidutempscontresontorse.—J’essaiedetrouvercetteoptiondébile.Jesuisperdue,jegémis.Aide-moi!Ilfaitencoreunpasenarrièreendirectiondumur.—Non,Lake,répond-ilenmerendantmafeuillesansyjeterunœil.Je l’observe un instant. Il a presque l’air horrifié deme voir. Il se retourne, lesmains croisées

derrièrelatête.Jenecomprendspassaréaction.Jenebougepas,j’attendsuneexplication…jusqu’àceque je la trouve parmoi-même : il est venu voir sa copine.La copine dont il a oublié deme parler.Récupérantmonsac,jememetsaussitôtàm’éloigner.Ilm’attrapeparlebraspourm’enempêcher.

—Oùvas-tu?medemande-t-il.Jelèvelesyeuxaucielensoupirant.—J’aicompris,Will.Net’inquiètepas.Jem’envaisavantquetacopinenenousvoie.

Commejemebatspournepaspleurer,jemedégagerapidementetluitourneledos.—Ma…?Non,Lake.Jenecroispasquetuaiescompris,aucontraire.Un bruit de pas étouffés se fait de plus en plus fort dans le couloir quimène au hall D. Jeme

retourne.Unélèvecourtdansnotredirection.—Ouf,jepensaisquej’étaisenretard,dit-ilennousvoyant.Ils’arrêtedevantlasalle.—Tuesenretard,Javier,répondWillenouvrantlaportepourlefaireentrer.J’arrivetoutdesuite.

Disàlaclassequ’ilsontcinqminutespourréviserlecontrôle.Will refermelebattant.Onseretrouveànouveauseulsdans lehall.J’ai lesoufflecomplètement

coupé.Lecœurserré, jelaissemoncerveauabsorbercettenouvelleinformation.Jerêve.Cen’estpaspossible.Commentunetellechosepeut-elleseproduire?

—Will,jemurmure,incapablederespirernormalement.Pitié,nemedispasque…Levisagerouge,ilsemordleslèvresavecunairtristepuisrejettelatêteenarrièrepourregarder

leplafond.Ilsepasseensuitelesmainssurlevisageetsemetàdéambulerentrelescasiersetlaporte.Àchaquepasqu’ilfait,j’aperçoissonbadgedeprofesseurquirebonditàsoncou.

Lesmainsplaquéescontrelescasiers,ilsetapeplusieursfoislatêtecontrelemétaltandisquejerestefigée,incapabledeparler.Ilbaisselentementlesbrasetsetourneversmoi.

—Commentai-jepunepasm’enrendrecompte?Tuestoujoursaulycée?

4

Ledésirm’étouffeSonemprisesurmoiestdiabolique

EtchaquejourestpireQueleprécédent.

THEAVETTBROTHERS,«IllWithWant»

Will est adossé aux casiers. Il a les jambes croisées au niveau des chevilles et les bras sur sontorse. Il garde les yeux rivés au sol. Les événements qui viennent de se produire m’ont tellementbouleverséequej’aidumalàtenirdebout.Jem’appuiecontrelemurfaceàlui.

—Ettoi?jeréponds.Commentçasefaitquetunem’aiespasditquetuétaisprof?Commentest-cepossible,d’ailleurs?Tun’asquevingtetunans.

—Layken,écoute-moibien,dit-ilsansrépondreàmesquestions.Jenotequ’ilnem’apasappeléeLake.— Il y a visiblement euméprise entre nous. (Il évitemon regard.) Il faut qu’on parle,mais pas

maintenant.Lemomentestmalchoisi.—Jesuisd’accord.Jevoudraisajouterquelquechose,maisj’ensuisincapable.J’aipeurdefondreenlarmes.Laportedelasalles’ouvre.Eddieensort.Égoïstement,jepriepourqu’ellesoitperdue,elleaussi.

Ilnepeutpass’agirdemoncoursd’option.—Layken ! J’allaisvenir te chercher, dit-elle. Je t’ai gardéune chaise. (Son regard sepose sur

Will,puissurmoi.Elleserendcomptequ’elleainterrompunotreconversation.)Oh,pardon,monsieurCooper.Jenesavaispasquevousétiezlà.

—Pasdeproblème,Eddie.JediscutaisseulementdesonemploidutempsavecLayken,explique-t-ilenouvrantlaporteengrandpournouslaisserentrer.

Je suis Eddie à contrecœur jusqu’au seul siège libre de la classe, juste devant le bureau duprofesseur.Jenesaispascommentjesuiscenséeresteruneheureici.Quandj’essaiedemeconcentrer,lapiècetourneautourdemoi.Jefermelesyeux.Ilmefautunverred’eau.

—C’estqui,cettebombe?demandelegarçonquejeconnaismaintenantsouslenomdeJavier.—Laferme,Javi!rétorqueWillensedirigeantverssonbureau,surlequelilramasseunepilede

feuilles.Plusieurs élèves laissent échapperunhoquet de surprise face à sa réaction. Je supposequeWill

n’estpasnonplusdanssonétatnormal.—Ducalme,monsieurCooper!Jeluiaifaituncompliment,c’esttout.Regardez-la,elleestsexy!

s’exclameJavienm’observant.—Javi,dehors!crieWillenluidésignantlaportedudoigt.—Monsieur Cooper, ça va ! Vous êtes demauvaise humeur ou quoi ? Je vous l’ai dit, c’était

juste…—Etmoi,jet’aiditdesortir!Jenetelaisseraipasmanquerderespectàunefemmedansmasalle

declasse!Javiramasseseslivres.—OK.Jevaisallerleurmanquerderespectdanslecouloir,réplique-t-il.Lorsquelaporteserefermederrièrelui,leseulbruitquel’onentendestletic-tacdel’horlogeau-

dessusdutableau.Jenemeretournepas.Jesenstouslesyeuxrivéssurmoi.Onattenduneréactiondemapart.Jevaisavoirunpeuplusdemalàpasserinaperçue,maintenant.

— Nous avons une nouvelle élève parmi nous. Je vous présente Layken Cohen, dit Will pourdissiperlatension.Lesrévisionssontterminées.Rangezvoscahiers.

—Vousneluidemandezpasdeseprésenter?demandeEddie.—Ceserapouruneautrefois.(Willsoulèvelapiledephotocopies.)Contrôle.JesuissoulagéequeWillnemeforcepasàmeleveretàparlerdevantlaclasse.J’enauraisété

incapable.J’ail’impressiond’avoirunegrossebouledecotondanslagorge.Jen’arrivepasàdéglutir.—Lake.(Willhésitepuis,serendantcomptedesonerreur,s’éclaircitlavoix.)Layken,situasdu

travail,n’hésitepas.Jetestecetteclassesurledernierchapitre.—Jepréfèreessayerderépondreauxquestions.Ilfautquejepenseàautrechose.Willmetendunpolycopiéet jefaisdemonmieuxpourmeconcentrersurlesquestionsdurantle

temps qui m’est imparti, espérant ainsi obtenir un peu de répit par rapport à la triste réalité.Malheureusement,jeterminebeaucouptropvite.Alors,j’effacemesréponsesetlesréécrispouréviterd’affronterlavérité:legarçondontjesuisentraindetomberamoureuseestaussimonprof.

Lorsquelasonnerieretentit,j’observelerestedelaclassequidépose,enfileindienne,ledevoiràl’enverssurlebureaudeWill.Eddiefaitdemêmeavantderevenirversmoi.

—Tuasréussiàchangerdegroupepourlacantine,finalement?—Oui,c’estbon,luidis-je.—Génial.Jetegardeuneplace,conclut-elle.Elles’arrêtedevantWill.Illèvelatêtepourlaregarder.Elleproduitalorsuneboîterougedeson

sacetensortunepetitepoignéedebonbonsàlamenthequ’elleposesurlebureau.

—Delamenthe,dit-elle.Willjetteuncoupd’œilcurieuxauxpastilles.—Jemetrompepeut-être,murmure-t-ellejusteassezfortpourquejel’entende,maisilparaîtque

çamarchetrèsbienpourlesgueulesdebois.Ellepousselesbonbonsverslui,etsurcesmots,elledisparaît.Maintenant,ilneresteplusqueWilletmoidanslasalle.Ilfautàtoutprixquejeluiparle.J’aitant

dequestionsà luiposer…mais jene saispas si lemomentestbienchoisi. Je ramassemoncontrôle,m’approchedesonbureauetleposesurledessusdelapile.

—Çasevoittantqueçaquejesuisdemauvaisehumeur?demande-t-il.Il continue de fixer les bonbons à la menthe. J’en prends deux, puis sors de la pièce sans lui

répondre.Tandis que je navigue à travers les couloirs à la recherche de la salle suivante, j’aperçois des

toilettes et coursm’y réfugier. Je décided’ypasser la finde l’heure et celle dudéjeuner. Jeme senscoupablecarjesaisqu’Eddiem’attend,maisjesuisincapabledevoirdumonde.Jepréfèretuerletempsenlisantetrelisantlesinscriptionssurlesmurs,enespérantnepasfondreenlarmesavantlafindelajournée.

Jemesouviensàpeinedesdeuxdernierscours.Heureusementpourmoi,aucundesprofsn’ainsistépourquejemeprésente.Jeneparleàpersonne.Personnenemeparle.Jenesaismêmepassionm’adonnédesdevoirs.Cettesituationmemetl’espritsensdessusdessous.

En regagnantmavoiture, je cherchemes clés dansmon sac.Quand je les trouve, j’essaie de lesenfoncerdanslaserrure,maisjetrembletellementquejelesfaistomber.Unefoisassiseàl’intérieur,jenemelaissepasletempsderéfléchir:jepasselamarchearrièreetfonceàlamaison.Laseulechoseàlaquellejeveuxpenser,c’estmonlit.

Unefoisgaréedevantchezmoi,jecoupelemoteuretresteuninstantimmobile.Jen’aipasenviedevoirKeloumamèretoutdesuite.Aussi,jereculelesiègeetposelebrassurmesyeux.Leslarmessemettentàcoulertoutesseules.Dansmatête,jerejouetoutelascène.Commentai-jepupasserunesoiréeentièreavecluisansmerendrecomptequ’ilétaitprof?

Pourquoicetteprofessionsisingulièren’a-t-ellepasétémisesurletapis?Pire:commentai-jepuparlerautantsansmentionnerlelycée?Jemesuispourtanténormémentconfiéeàlui.J’ail’impressionqu’onmepunitd’avoirbaissémagarde.

Jemefrottelesyeuxavecmamanchepourtenterd’essuyermeslarmes.Jusqu’àsixmoisenarrière,jen’avaisjamaiseudevraiesraisonsd’êtretriste.Mavietexaneétaitsimple.J’avaismeshabitudes,ungrouped’amis,uneécoleetunemaisonquej’aimais.J’aibeaucouppleuréaprès lamortdemonpère.J’aiarrêtélorsquej’aicomprisquemamèreetKeln’avanceraientpassijenefaisaispaslepremierpas.J’aicommencéàm’impliquerdavantagedans laviedeKel.Notrepèreétaitunpeusonmeilleurami,alors j’ai l’impression qu’il a perdu davantage que nous tous. J’ai participé aux activités du club debaseball, des cours de karaté et même des louveteaux, chez les scouts ; tout ce que mon père avait

l’habitudedefaireaveclui.Commeonn’avaitpasletempsdepenseràautrechose,notredeuils’estfaitendouceur,sansqu’ons’enaperçoive.

Jusqu’àaujourd’hui.Uncoupsurlavitrecôtépassagermeramèneàlaréalité.J’aimeraisfairecommesijenel’avais

pasentendu.Jeneveuxvoirpersonneetencoremoinsparler.Unregardencoinm’informequequelqu’unsetientlà:seulsontorseestvisible,ainsique…sonbadgedeprofesseur.

Jebaisselepare-soleiletmeregardedanslemiroirpouressuyerlemascaraquiacoulésurmesjoues.Puisjedéverrouillelesportessanstournerlatête,lesyeuxrivéssurlenaindejardincasséquimesouritbêtement.

Willseglissesurlesiègepassageretrefermelaportièrederrièrelui.Ilrègleledossiersansriendire. Je crois qu’on ne sait pas par où commencer, ni l’un, ni l’autre. Je jette un coup d’œil dans sadirection.Ilaposéunpiedsurletableaudebordetacroisélesbrasavecunaircrispé.Ilregardelemotqu’ilm’alaissécematinetquiesttoujourslà.Commeprévu,ilaterminéà16heures.

—Àquoitupenses?medemande-t-il.Jepliemajambedroiteetlaserrecontremapoitrine.—Jesuiscomplètementperdue,Will.Jenesaispasquoipenser.Ilsoupireetsetourneverssavitre.—Jesuisdésolé.Toutestmafaute,dit-il.—Cen’est la fautedepersonne, je rétorque.Pourquecesoit lecas, ilaurait falluque tume le

cachesvolontairement.Maistun’étaispasaucourant,Will.Ilseredressepourmefaireface.L’airjoyeuxquim’aséduiteadisparu.—C’estbien leproblème,Lake. J’auraisdûm’endouter.Dansmaprofession, jemedoisd’être

irréprochable,mêmeendehorsdemasalledeclasse.Ças’appliqueàtouslesaspectsdemavie.Jenem’ensuispasaperçuparcequejen’aipasfaitmontravail.Quandtum’asditquetuavaisdix-huitans,j’enaitoutdesuitedéduitquetuétaisàlafac.

Sacolèresembleuniquementdirigéeàsonencontre.—J’aieudix-huitansilyadeuxsemaines.Jenesaispaspourquoijeressenslebesoindeprécisercedétail.Dèsquelesmotsfranchissentmes

lèvres,j’ail’impressiondel’accuser,deluimettretoutelaresponsabilitésurlesépaules,alorsqu’ilnem’apasattenduepourça.Cen’estpaslapeinequej’enrajoute.Aucundenousn’auraitpuprévoircettesituation.

—Jesuisenseignantstagiaire,dit-ilcommepours’expliquer.Plusoumoins.—Plusoumoins?—Àlamortdemesparents,jemesuisplongédanslesétudesetj’aicumulésuffisammentdepoints

pourobtenirmondiplômeunsemestreplus tôt.Commece lycéeétaitenmanquedepersonnel,onm’aproposéuncontratd’unan.Monstageseterminedanstroismois.Après,jusqu’enjuin,jeseraiconsidérécommeunprofnormal.

Jel’écouteenessayantd’assimilertoutcequ’ilmedit.Maistoutcequej’entends,c’est:«Onnepeutpasêtreensemble…bla-bla-bla…Onnepeutpasêtreensemble.»

Ilmeregardedanslesyeux.—Lake,j’aibesoindecetravail.C’estl’aboutissementdecestroisdernièresannées.Onn’aplus

unrond.Mesparentsm’ontlaissédesdettes,etj’aiencoremesfraisdescolaritéàpayer.Jenepeuxpasdémissionnermaintenant.

Détournantlatête,ilselaisseallercontresonsiègeetsepasselesmainsdanslescheveux.—Jecomprendstrèsbien,Will.Jenetedemanderaijamaisdegâchertacarrière.Ceseraitstupide

detoutabandonnerpourunefillequetuconnaisdepuisunesemaine.Ilresteconcentrésurlavitrecôtépassager.— Je n’ai pas dit que tume le demanderais. Je voulais simplement que tu aies conscience des

difficultésquej’aidûsurmonter.—Etjelescomprends,jerépète.Cequ’ilyaentrenousnevautpaslapeinedetoutrisquer.Il jetteuncoupd’œilaumorceaudepapiersur le tableaudebord,avantderépondred’unevoix

douce:—Onsaittouslesdeuxquec’estbienplusfortqueça.Ses parolesme font frissonner, parce qu’au fond demoi, je sais qu’il a raison.Ce qui nous lie

dépasselesimplebéguin.Àcetinstant,j’aidumalàimaginercombienl’onsouffrequandonalecœurbrisé.Siçafaitneserait-cequ’unpourcentplusmalquecequejeressensmaintenant,autanttireruntraitsurl’amour.Çan’envautpaslapeine.

J’essaiede réprimer les larmesquimemontentauxyeux,maisçanesertà rien.Willenlèvesonpied du tableau de bord et m’attire vers lui. J’enfouis mon visage contre son tee-shirt pendant qu’ilm’entouredesesbrasetmemassedoucementledos.

—Jesuisvraimentdésolé,s’excuse-t-il.J’aimeraispouvoirtoutenvoyerbalader,maisilfautquejefasseleschosescorrectement…pourCaulder.(Sonétreintepuissanteressemblemoinsàunetentativedeconsolationqu’àunaurevoir.)Jenesaispascommentnotrerelationvaévoluer,nicommentondoits’yprendrepourpasseràautrechose,poursuit-il.

—Passeràautrechose?(Jepaniquesoudainàl’idéedeleperdre.)Etsituenparlaisaulycée?Dis-leurqu’onnesavaitpas.Demande-leurcequ’onpeutfaire…

Toutenprononçantcesmots,jemerendscomptequejemeraccrocheauxbranches.Notrehistoirenepeutpasfonctionnerainsi.

—C’est impossible, Lake. (Sa voix n’est qu’unmurmure.) Ça nemarchera pas. Ça ne peut pasmarcher.

Uneporteclaque.KeletCaulderseprécipitentdansl’allée.Onsesépareaussitôtetonremontenossièges.La tête enarrière, je ferme lesyeuxpour tenterde trouverune failledans le systèmequinouspermettraitd’êtreensemble.Ilenexisteforcémentune.

LorsquelesgarçonsonttraversélarouteetsontensécuritédanslamaisondeWill,cederniersetourneversmoi.

—Layken?reprend-il.J’aimeraisteparlerd’unedernièrechose.Oh,monDieu,quoiencore?Qu’est-cequipeutêtreplusimportantquetoutça?— J’aimerais que tu te rendes à l’administration demain pour changer de groupe. Je crois qu’on

devraitéviterdesevoirtropsouvent.Je sens le sang me monter au visage. J’ai les mains moites. L’atmosphère de la voiture se fait

étouffante.Ilestsérieux.Toutcequenousavonsvécujusqu’àprésentestterminé.Ilvamerayerdesavie.

—Pourquoi?Jenefaisaucuneffortpourdissimulermapeine.Ils’éclaircitlavoix.—Notreliaisonestdéplacée.Ilfautqu’onmettedeladistanceentrenous.Madouleurlaisserapidementplaceàlacolère.—Déplacée?Deladistance?Tuvisdel’autrecôtédelarue,Will!Ilsortdelavoiture.Jel’imiteetclaquemaporte.— On est assez matures, tous les deux, pour savoir ce qui est déplacé ou non. Tu es la seule

personne que je connais ici. Je t’en prie, nem’oblige pas à agir comme si tu étais un étranger, je lesupplie.

—Tuesinjuste,Lake.(Letondesavoixsecalquesurlemien.J’aiapparemmenttouchéunecordesensible.)C’estau-dessusdemesforces.Jenepeuxpasêtreamiavectoi.Jen’aipasd’autrechoix.

Jenepeuxm’empêcherd’avoir l’impressiondevivreuneruptureterrible,alorsqu’enthéorie,onn’estmêmepasensemble.Jem’enveux.Leproblème,c’estquej’ignoresicesentimentestdûàcequis’estpasséaujourd’huioul’annéequivientdes’écouler.

Tout ceque je sais, c’est que cesderniers temps, jen’ai étéheureusequ’en compagniedeWill.L’entendredirequ’onnepeutmêmepasêtreamismefaittrèsmal.J’aipeurderedevenircellequej’aiétépendantsixmois,unepersonnedontjenesuispasfière.

Jerouvrelaportièrepourrécupérermonsacetmesclés.—Si je comprendsbien, c’est toutou rien, c’est ça?Et commevisiblement çanepeutpas être

« tout»…(Jeclaquedenouveau laportièreetmedirigeverschezmoi.)Tuserasdébarrassédemoiavantlatroisièmeheure,demain!jerétorqueendonnantuncoupdepiedrageuraunaindejardin.

Quandj’entredanslamaison, je jette lescléssur lebaravecunetelleforcequ’ellesglissentsurtoutelasurfacedumeubleettombentparterre.Jesuisentrainderetirermesbottesetdelesbalancerdansl’entréelorsquemamèrearrive.

—Qu’est-cequis’estpassé?medemande-t-elle.Pourquoiest-cequetucriais?—Rien,jeréponds.Voilàcequis’estpassé:absolumentrien!Jerécupèremeschaussureset lesemmènedansmachambre,dont jeclaqueaussi laporte.Après

m’êtreenfermée,jemedirigedirectementverslepanieràlinge.Jelevideetfouilleletasdevêtementsjusqu’àtrouvercequejecherche.Jeglisselamaindansmonjeanetensorsmabarretteviolette.Puisje

retourneprès du lit, soulève les couvertures etme couche.Lepoing serré sur la barrette, je porte lesmainsàmonvisageetpleurejusqu’àl’épuisement.

Àmonréveil,ilestdéjàminuit.Jeresteallongéeunmoment,espérantmerendrecomptequetoutçan’étaitqu’uncauchemar,envain.Lorsquejerepousselescouvertures,labarrettemetombedesmains.Cepetit morceau de plastique est tellement vieux qu’il a sûrement été enduit de peinture au plomb. Jerepenseàcequej’airessentilejouroùmonpèremel’aofferte,àlafaçondontmapeuretmatristessesesontenvoléesdèsqu’ilmel’aaccrochéedanslescheveux.

Jeme penche pour la ramasser et la presse pour l’ouvrir. Je choisis ensuite unemèche demescheveuxpourl’yfixer.Patiemment,j’attendsquelamagieopère.Malheureusement,ladouleurrestelà.Alors,jeretirelabarrette,lajetteàtraverslapièceetessaiedemerendormir.

5

JenecessedemerépéterQueçaira.

OnnepeutpascontentertoutlemondeÀchaquefois.

THEAVETTBROTHERS,«ParanoiainB-FlatMajor»

Lorsque jem’extirpedemon lit le lendemain,mes tempesbattentdouloureusement. J’auraisbienbesoind’uneboîtedebonbonsàlamenthe,moiaussi.Aprèsunenuitpasséeàpleureretàsomnoler,moncorpsestépuisé.

Jemepréparerapidementducaféetm’assiedsaubarpourleboireensilence,redoutantlajournéequis’annonce.Kelfinitparmerejoindreenpyjama,avecseschaussonsDarkVador.

—Bonjour,dit-ild’unevoixendormieenattrapantunetassesurl’égouttoiràvaisselle.Ils’approchedelacafetièreetsesertdanslatasse«LeMeilleurPapaduMonde».—Qu’est-cequetufabriques?jeluidemande.—Tun’espaslaseuleàavoirpasséunemauvaisenuit.(Kelgrimpesurletabouretdel’autrecôté

dubar.)C’estdurcetteannée, tusais? J’aieudeuxheuresdedevoirs,dit-ilenportant la tasseàseslèvres.

Jela luienlèvedesmainsetvidelecontenudanslamienne,avantdela jeterà lapoubelle.Puisj’ouvrelefrigoetensorsunebriquedejusdefruitsquejeposedevantlui.

Kellèvelesyeuxauciel.Aveclapaille,ilpercelefilmenaluminiumetboit.—Tuasvuqu’onnousalivrélerestedenosaffaires,hier?LevandeMamanestenfinarrivé.On

adûtoutdéballertoutseuls,seplaint-ilpourmefaireculpabiliser.—Vat’habiller,luidis-je.Ondécolledansunedemi-heure.

Ilsemetàneigeraprèsquej’aidéposéKelàl’école.J’espèrequeWillavaitraisonquandildisait

quelavaguedefroidallaitpasser.Jehaislaneige.JehaisleMichigan.

Enarrivantaulycée,jemerendsdirectementàlaviescolaire.MmeAlexestentraind’allumersonordinateurlorsqu’elleserendcomptedemaprésence.Ellesecouelatête.

—Laisse-moideviner:tuveuxlegroupeCpourlacantine?J’auraisdûluiapporterlecafédeKel.—Non,j’auraisbesoindelalistedescoursoptionnelsdetroisièmeheure.J’aimeraischangerde

classe.Ellerentrelementonetm’observepar-dessusseslunettes.—Tun’espasenoptionpoésieavecM.Cooper?C’estl’undescourslesplusappréciés.—Si,jeconfirme.J’aimeraisarrêter.—Danscecas,tuasjusqu’àlafindelasemainepourtedécider,avantquej’enregistretonemploi

dutempsdéfinitif,rétorque-t-elleenattrapantunefeuillequ’ellemetend.Quelleclassepréfères-tu?Jejetteuncoupd’œilàlacourteliste.Botanique.Littératurerusse.Lespossibilitéssontlimitées.—Jevaismiserdeuxcentsdollarssurlalittératurerusse.Ellelèvelesyeuxaucielavantd’entrerlesinformationsdanssonfichier.Onadéjàdûlaluifaire.

Ellemetendencoreunnouvelemploidutempsavecunformulairejaune.—FaissignerceciàM.Cooper,ramène-le-moiavantlatroisièmeheure,etceserabon.—Génial,jemarmonneensortant.Quand jeparviens àme frayerun chemin jusqu’à la salledeWill, je suis rassuréede trouver la

portecloseetleslumièreséteintes.Levoirn’étaitpasdansmesprioritésdujour.Jedécidedeprendreles choses en main. J’attrape un stylo dans mon sac, presse le formulaire jaune contre le mur etentreprendsd’imitersasignature.

—Sij’étaistoi,jeneferaispasça.Jemeretourned’uncoup.Will se tientderrièremoi,avecunsacenbandoulièreetdesclésà la

main. En le voyant, je sensmon ventre se serrer. Il porte un pantalon classique et une chemise noirerentréeàlataille.Lacouleurdesacravates’accordeàlaperfectionavecsesyeuxverts,àtelpointquej’aidumalàm’endétourner.Ilal’airtrès…pro.

Jereculepourlelaisserpasser.Ildéverrouillelaporte.Unefoisàl’intérieur,ilallumelalumièreetposesonsacsurlebureau.Commejen’aipasbougéducouloir,ilmefaitsigned’avancer.

Jeposeleformulairedevantlui.—Tu n’étais pas encore arrivé. Jeme suis dit que j’allais te simplifier la tâche, dis-je, sur la

défensive.Willramasselepapierengrimaçant.—Littératurerusse?C’estça,quetuaschoisi?—C’étaitsoitça,soitbotanique,jerépondsd’unevoixcalme.

Will tiresachaiseet s’yassoit. Il lisse la feuilledepapier,puispresse lapointedustylosur laligneadéquate.Toutefois,ilhésiteetreposeletoutsanssigner.

—J’aibeaucoupréfléchilanuitdernière…àcequetum’asdithier.C’estinjustedemapartdetedemanderdechangerdegroupepourmefaciliterlavie.Onhabiteàquelquesdizainesdemètresl’undel’autre,nosfrèressontentraindedevenirlesmeilleursamisdumonde.Jepensequececourspeutnousêtrebénéfiqueàtousdeux.Ilnousaideraàsavoircommentnouscomporterl’unenversl’autre.Ilvabienfalloirqu’ons’yhabitue.Etpuis,poursuit-ilensortantunefeuilledesonsacqu’ilfaitglisserversmoi,tun’aurasvisiblementaucunmalàsuivre.

J’examinelecontrôlequej’aipasséhier.J’aiobtenuunsans-faute.—Ça neme dérange pas de changer, je rétorque tout en pensant le contraire. Je comprends tes

raisons.—Merci,maisleschosesnepeuventallerqu’ens’arrangeantmaintenant,pasvrai?Jelèvelesyeuxversluiethochelatête.—Biensûr.Jemens. Il a tort.Lecôtoyer tous les joursnevapasarranger leschoses.Mêmesi je retournais

vivreauTexas,jemesentiraisencoretropprèsdelui.Malheureusement,maconsciencenetrouvepasunebonneexcusepourmepersuaderdechangerdegroupe.

Willchiffonneleformulairedetransfertetlelanceverslacorbeille.Illamanqued’unbonmètre.Jeramasselabouledepapiersurlechemindelaporteetlajetteàlapoubelle.

—Onsevoitentroisièmeheure,monsieurCooper.Ducoindel’œil,jelevoisfroncerlessourcils,puisjesors.Quelquepart,jemesenssoulagée.J’aidétestélafaçondontleschosessesontterminéeshiersoir.

Même si je ferais n’importe quoi pour rectifier cette situation embarrassante, je dois admettre qu’iltrouvetoujoursunmoyendememettreàl’aise.

—Qu’est-ce qui t’est arrivé, hier ?me demande Eddie au début de la deuxième heure. Tu t’esencoreperdue?

—Ouais,pardon.J’aieudesproblèmesavecl’administration.—Tuauraispum’envoyerunmessage,metaquine-t-elle.Jemesuisinquiétée.—Oh,jesuisdésolée,mabelle.—Mabelle?Tuessaiesdemevolermacopine?Ungarçonquejen’aipasencorerencontrépasseunbrasautourdelatailled’Eddieetl’embrasse

surlajoue.—Layken,jeteprésenteGavin,dit-elle.Gavin,voiciLayken,tarivale.Gavinalescheveuxaussiblondsqu’Eddie.Leurlongueurestlaseulechosequidiffère.Ilsauraient

trèsbienpuêtrefrèreetsœur,saufqu’ilalesyeuxnoisette,etelle,bleus.Ilporteunsweatàcapuchenoiravecunjeanet,quandil lèvelebraspourmesaluer, jeremarqueuncœurtatouéaucreuxdesonpoignet…lemêmequ’Eddie.

—J’aibeaucoupentenduparlerdetoi,m’affirme-t-ilenmetendantlamain.

Jeledévisageaveccuriosité,cherchantcequ’onabienpuluidire.—Bon,enfait,c’estpasvrai,admet-ilensouriant.Jen’aipasdutoutentenduparlerdetoi.Mais

c’estcequ’ondit,engénéral,quandonfaitlesprésentations.IlsetourneversEddieetl’embrassedenouveausurlajoue.—Onsevoitàl’heuresuivante,chérie.Ilfautquej’ailleencours.Jelesenvie.M.Hansonentredanslaclasseenannonçantuncontrôlesurledernierchapitre.Jen’émetsaucune

objectionlorsqu’ilmetendlepolycopiéetonpasselerestedel’heureensilence.

***

Tandis que je suis Eddie à travers la foule de lycéens, mon ventre se noue de plus en plus. Jeregrettedéjàdenepas avoir choisi la littérature russe.Comment l’undenous a-t-il pupenserque çafaciliteraitleschoses?Çamedépasse.

Onarrivedevant la salledeWill. Il tient laporteouverte et salue ses élèves au fur et àmesurequ’ilsentrent.

—Vousavezl’airunpeuplusenformeaujourd’hui,monsieurCooper.Vousvoulezunbonbonàlamenthe?luidemandeEddieensedirigeantverssonsiège.

JavilanceunregardnoiràWillens’installantàsaplace.—Très bien, s’exclamaWill en refermant la porte.Vous avez fait du bon travail sur le devoir

d’hier.Jesaisquelastructuredupoèmen’estpasunchapitretrèsamusant,alorsjesuissûrquevousêtesravisd’enavoirfini.Jepensequevoustrouverezlapartiesurlareprésentationbienplusdrôle.C’estcesurquoinousallonsnousconcentrerpourlerestedusemestre.

»Lapoésiedereprésentationressembleàlapoésietraditionnelle,àlaquelleonajouteunélément:la…représentation.

—Unereprésentation?s’exclameJavier,avecmépris.Commedanscefilmaveclespoètesmorts?Oùlesélèvesdoiventliredesconneriesdevanttoutelaclasse?

—Pasvraiment,répondWill.Ça,c’étaitseulementdelapoésie.—Ilparledeslam,intervientGavin.Commecequ’ilsfontauClubN9NElejeudi.—C’estquoi,leslam?interrogeunefilledanslefond.Gavinsetourneverselle.—C’esttropcool!Eddieetmoi,onyvadesfois.Ilfautquetulevoiespourcomprendre.—C’enestuneforme,oui,reprendWill.Quelqu’und’autreadéjàassistéàduslam?Plusieursélèveslèventlamain.Pasmoi.—Montrez-leur,monsieurCooper.Faites-leurentendrel’undesvôtres!ditGavin.Jeperçois l’hésitationdans le regarddeWill.D’expérience, je saisqu’iln’aimepasêtremisau

pieddumur.

—Voussavezquoi,onvapasserunmarché,vousetmoi.Sijevousprésentel’undemespoèmes,chacund’entrevousdevravenirassisterauslamaumoinsunefoisauclubN9NEcesemestre.

Personnenerefuse.J’aimeraislefaire,maispourça,ilfaudraitquejelèvelamainetquejeparle.Horsdequestion.

—Pasd’objection?Parfait.Jevaisvousréciterunecourtepiècequej’aiécrite.Souvenez-vous,leslamestunensemblequienglobelepoèmeenlui-mêmeetlaperformance.

Willseplaceàl’avantdelasalle,faceàsesélèves.Ilétirelesbrasetlanuquepouressayerdesedétendre.Quand il s’éclaircit la voix, ce n’est visiblement pas pour se racler la gorge,mais pour seprépareràcrier.

Mesaspirations,mesintrospections,mesremisesenquestionS’échappentdemoicommedestorrentsdesangd’uneplaieCommeunfœtusduventred’uncadavredansunmausoléeFlétri,jetételsdesdrapsrougessurlelitD’unepièceimmaculée.Jenepeuxpasrespirer.JenepeuxpaséchapperÀcettepositionforcéeEllecontrôlelaseulepartdemonâmemisérableAbandonnéeàelle-mêmedanscetroubéantQuej’aicreusédel’intérieur,commeunprisonnierdansUnecelluleouverteaufinfonddel’enferLibre,ilnel’estpasdanscetendroitirrespirableIlpourraitouvrirlaportecariln’apasbesoinDecléMaisquandbienmêmePourquoileferait-il?Lacirconlocutionestsarévolution.

Lesilencequirègnedanslapièceestassourdissant.Personneneparle,personnenebouge,personnen’applaudit.Onesttousscotchés.Moilapremière.Commentest-cequ’ilveutquejepasseàautrechoses’ilfaittoutletempsdestrucspareils?

—Voilà,dit-ilcommesitoutétaitnormalenregagnantsonsiège.On passe le reste de l’heure à parler de slam. J’essaie de suivre quand il se lance dans des

explicationspluspointues,maisjen’arrêtepasdepenseraufaitqu’ilnecroisejamaismonregard.Pasuneseulefois.

Audéjeuner,jem’installeàcôtéd’Eddie.UngarçonquiestassisquelquesrangsderrièremoidanslaclassedeWills’approchedenous.Ilportedeuxplateauxenéquilibresursonbrasgauche,plussonsac à dos et un sachet de chips dans la main droite. Il s’installe face à moi puis transvase toute lanourrituresurunseulplateau.Quandilafini,ilsortdesonsacunebouteillededeuxlitresdeCoca,qu’ilposedevantlui.Aprèsavoirdévissélebouchon,ilboitdirectementaugoulot,meregardeetreposelabouteilleens’essuyantlabouche.

—Tucomptesboirecelaitauchocolat,lanouvelle?Jehochelatête.—Jenel’auraispaspris,sinon.—Etlegâteauroulé?Tuvaslemanger?—Jenel’aipasprispourriennonplus.Haussantlesépaules,ilprofited’unmomentd’inattentiondeGavinpourluifauchersongâteau.Le

pauvregarçonréagitunesecondetroptard.—Putain,Nick!Tuneprendrasjamaiscinqkilosavantvendredi.Laissetomber!s’exclameGavin.—Quatre,lecorrigeNickentredeuxbouchéesdepain.Eddieluilancesongâteauroulé.Ill’attrapeauvolenluifaisantunclind’œil.—Tacopinecroitenmoi,elle,ditNickàGavin.—Ilfaitdeshaltères,m’expliqueEddie.Ildoitprendrequatrekilosd’iciàvendredipourpouvoir

concourirdanssacatégorie.Cen’estpasgagné.Àmontour,jejettealorsmondessertsurleplateaudeNick.Ilmegratified’unnouveauclind’œil

avantdeleplongerdansunemontagnedebeurre.Je suis reconnaissante envers Eddie dem’avoir acceptée dans son groupe d’amis si facilement.

Enfin,cen’estpascommesi j’avaiseulechoix.Ellem’aplusoumoinsforcélamain.AuTexas, ilyavaitvingtetunélèvesdansmaclassedeterminale.Jem’entendaisbienavecmescamaradesmais,lesnouvellesrencontresétantlimitées,jenemesuisjamaisfaitdevéritablesamis.JetraînaissurtoutavecKerris,maisonnes’estpascontactéesdepuismondéménagement.Eddie,elle,m’intrigue.J’espèrequ’onserapprochera.

—Depuiscombiendetempsvoussortezensemble,Gavinettoi?jedemande.—Depuisl’annéedernière.Jel’airenverséavecmavoiture.(Elleleregardeetsourit.)L’amourau

premiercoupdepare-chocs.Ettoi?Tuasuncopain?J’aurais aimé pouvoir parler deWill, lui dire que la première fois qu’on s’est vus, j’ai ressenti

quelquechosequejen’avaisjamaisressentiavecaucungarçon.J’auraisaiméluiraconternotrepremierrendez-vous, cette soirée où l’on a eu l’impression de se connaître depuis des années. J’aurais aimém’étendresursespoèmes,sesbaisers,absolumenttout.Maissurtout,j’auraisaiméluiconfiercequej’aiéprouvélorsquejel’aicroisédanslecouloiretqu’onacomprisquenotredestinn’étaitplusentrenosmains. Jesaisquec’est impossible. Jenepeuxenparleràpersonne.Alors, jeme tais. Je lui répondssimplement:

—Non.

—Cen’estpasvrai!Tun’aspasdecopain?Onvaréparerça!dit-elle.—Paslapeine.Cen’estpascassé.Eddie éclate de rire et se tourne vers Gavin pour discuter des prétendants potentiels pour sa

nouvelleamiecélibataire.

***

Quandleweek-endarriveenfin,c’estlapremièrefoisdemaviequejequitteunparkingavecautantdesoulagement.MêmesiWillhabitedel’autrecôtédelarue,jemesensmoinsvulnérablechezmoiqu’àunmètredeluidansunesalledeclasse.Ilatenutouteunesemainesansmeregarderdanslesyeux.Etonnepeutpasdireque j’auraispu rater lemoindrecoupd’œildansmadirection : je l’aidévisagésansvergogne.

Surletrajetduretour, jem’arrêtepourparfairemonplan«week-endenferméeàlamaison».Jevousledonneenmille:filmsetcochonneriesàgrignoter.

Quandjefranchislaported’entrée,mamèreestassiseaubardanslacuisine.Àsonairrenfrogné,jepeuxdirequ’ellen’estpasparticulièrementcontentedemevoir.Jemedirigeverselleetposemessacssurlecomptoirdevantelle.

—Jevaispasserleweek-endavecJohnnyDepp,luidis-jeenfeignantdenepasavoirremarquésonexpression.

Ellenesouritpas.—J’airamenéCaulderdel’école,aujourd’hui,commence-t-elle.Ilamentionnéquelquechosede

trèsintéressant.—Ahbon?Tuasunetoutepetitevoix,Maman?Tuasattrapéfroid?J’essaie de prendre un air nonchalant,mais je sais très bien lire entre les lignes. En réalité, ce

qu’elleessaiedemedire,c’est:«J’aiapprisuntrucsurtonpetitcopainquej’auraisdûentendredetabouche.»

—Tun’asrienàmedire?medemande-t-elleenmefusillantduregard.Jeprendsunegorgéed’eauetm’assiedssuruntabouret.J’avaisl’intentiondeluienparlercesoir,

maisvisiblement,çavasefaireplustôtqueprévu.—J’allaist’enparler,Maman,jetelejure.—Ilenseignedanstonlycée,Lake!Elles’interrompt,prised’unequintedetoux.Elleattrapeunmouchoiretselèvedubar.Quandelle

aretrouvésoncalme,ellebaisselavoixpournepasalerterlesgarçonsquijouentquelquepartdanslamaison.

—Tunecroispasquetuauraisdûm’eninformeravantquejet’autoriseàsortiraveclui?—Jen’ensavaisrien!Etluinonplus!jerétorquesuruntonexagérémentdéfensif.Ellepenchelatêtesurlecôtéetlèvelesyeuxaucielcommesijel’avaisinsultée.

—Qu’est-cequetufabriques,Lake?Tuterendscomptequ’ilélèvesonpetitfrèretoutseul?Çapourraitruinersa…

OntournetouteslesdeuxleregardverslaporteenentendantlavoituredeWillsegarerdevantchezlui.Jemelèveaussitôtpourbarrerlarouteàmamèreetclarifierlasituation.Malheureusement,elleestplusrapidequemoietjemeretrouveàlasuivredehorsenlasuppliantd’arrêter.

—Maman,jet’enprie,laisse-moit’expliquer.S’ilteplaît.Elleestentrainderemonterl’alléedeWillquandilserendcomptedenotreprésence.Sonsourire

disparaîtenmevoyant.Ilacomprisquecen’estpasunevisitedecourtoisie.—Julia,jevousenprie,dit-il.Est-cequ’onpeutdiscuterdetoutçaàl’intérieur?Ellenerépondpas.Ellesedirigedirectementverslaporteetsepermetd’entrer.Willm’adresseunregardinterrogateur.—Tonfrèreluiaditquetuétaisprof.Jen’avaispasencoreeuletempsdeluiexpliquerquoique

cesoit,jeprécise.Ilsoupireetànotretournousentrons,àcontrecœur.C’est la première fois que jemets les pieds chez lui depuis que j’ai appris que ses parents sont

morts.Rienn’achangé,pourtantrienn’estpluspareil.Lepremierjour,quandjemesuisassiseaubar,jepensais que tout cela appartenait à ses parents, que la situation deWill n’était pas si différente de lamienne.Àprésent,cequejevoismemontreunnouvelaspectdesapersonnalité,soncôtéresponsable,mature.

Mamèreestassisesurunfauteuil,ledosraide.Willentreensilencedanslapièceets’installefaceàelle,surlebordducanapé.Ilsepencheenavant,lesmainsjointesetlescoudessurlesgenoux.

—Jevaistoutvousexpliquer,dit-ild’untonsérieuxetrespectueuxàlafois.—Jen’endoutepas,répond-elled’unevoixmonocorde.—Pourrésumer,j’aitirédesconclusionshâtives.J’aid’abordcruqu’elleétaitplusâgée.Ellefait

plusmaturequesonâge.Quandellem’aditqu’elleavaitdix-huitans,j’aitoutdesuitepenséqu’elleétaità la fac.On est seulement en septembre.Laplupart des lycéensne sont pas encoremajeurs quand ilscommencentleurdernièreannée.

—Laplupart,oui.Elleaeudix-huitansilyadeuxsemaines.—Oui,je…jecomprendsmonerreur,aujourd’hui,dit-ilenjetantuncoupd’œildansmadirection.

Commeellen’estpasalléeencourslasemainesuivantvotreemménagement,jen’yaipaspensé.Etonn’ajamaisabordélesujetensemble.

Mamèresemetdenouveauàtousser.Willetmoiattendonsqueçapasse,mais laquintedetouxs’intensifie. Elle se lève et respire profondément. Si je ne savais pas qu’elle couvait quelque chose,j’auraispenséqu’ellenousfaisaitunecrisedepanique.Willvachercherunverred’eaudanslacuisine.Mamère boit une gorgée et se tourne vers la fenêtre du salon qui donne sur le devant de lamaison.CaulderetKelsontdehors.Jelesentendsrire.Ellesedirigeverslaported’entréeetl’ouvreàlavolée.

—Kel,Caulder !Nevousallongezpas sur la route ! (Elle refermeet revientversnous.)Alors,dites-moi,quandlesujeta-t-ilétéabordé?demande-t-elleennousregardanttouslesdeux.

Je suis incapable de parler. En leur présence, j’ai l’impression d’être toute petite. Comme uneenfantàquideuxadultesfontlaleçon.Voilàcequejeressens.

—Onnes’estrenducomptederienjusqu’àcequ’ellevienneassisteràmoncours,répondWill.Mamèremedévisage,bouchebée.—Tuesdanssaclasse?(EllesetourneversWilletrépètesaquestion.)Elleestdanstaclasse?Ditcommeça,çaal’airgrave.Elle se lève et se met à faire les cent pas dans le salon. On lui laisse le temps de digérer

l’information.—Vousêtesentraindemedirequ’aucundevousneconnaissaitlavéritéavantlepremierjourde

cours?Onhochetouslesdeuxlatête.—Alors,qu’est-cequevouscomptezfaire,maintenant?demande-t-elle.Elleaposélespoingssurseshanches.Willetmoirestonssilencieux.Onespèrequ’ellevatrouver

lasolutionquel’oncherchedésespérémentdepuisunesemaine.—Ehbien,répondWill,Lakeetmoifaisonsdenotremieuxpourréglercettesituationaujourle

jour.Elleluilanceunregardpleindereproches.—Lake?Tul’appellesLake?Willbaisselesyeuxverslesol,incapabledeluifaireface.Avecunsoupir,mamèrerevients’asseoirprèsdeWill.—Vous devez tous les deux accepter le sérieux de cette situation. Je connais ma fille. Je sais

qu’ellet’apprécie,Will.Ellet’apprécieénormément.Maissitupartagesneserait-cequ’uneoncedesessentiments,tuferastoutcequiestentonpouvoirpourt’éloignerd’elle.Çasupposed’arrêterdel’appelerparsonsurnom.Cettehistoirerisquedecompromettretacarrièreetsaréputation.

Elleselèveets’avanceverslaporte,qu’elletientouvertepourmesignifierdelasuivre.Ellenenousautorisepasàresterseuls.

KeletCaulders’engouffrentdans l’entréeavantdeseprécipitervers lachambredupetitgarçon.Mamèrelesregardedisparaîtredanslecouloir.

—KeletCauldernedoiventpassouffrirdecettesituation,dit-elleenreportantsonattentionsurWill.Jesuggèrequ’ons’arrangepourréduireaumaximumlenombred’interactionsentreLakeettoi.

—Biensûr.Jesuistoutàfaitd’accord,répond-il.—Jetravaillelanuitetjedorslematin.Situveux,tupeuxemmenerlesenfantsàl’école.Lakeet

moi,onlesrécupéreralesoir.Après,ceseraàeuxdedécideroùilsveulentaller.Çan’apasl’airdelesdérangerdevoguerd’unemaisonàl’autre.

—Çam’al’airparfait.Merci.—C’estunbongarçon,Will.—Vraiment, Julia, vous pouvezme croire.Çame convient parfaitement. Je n’ai pas vuCaulder

aussiheureuxdepuis…

Savoixs’éteint.Ilneterminepassaphrase.—Julia?reprend-il.Vousallezeninformerlelycée?Jecomprendraistoutàfaitquevousysoyez

contrainte…J’aimeraissimplementyêtrepréparé.Elleledévisage,meregarde,puisconserveunairimpassible.—Ilnesepasserienquej’auraisbesoindesignaler,pasvrai?—Riendutout,jetelejure,jelanceaussitôt.J’auraisvouluqueWilltournelatêtedansmadirectionpourqu’illisedansmesyeuxàquelpointje

suisdésolée,maisiln’enfaitrien.Dèsqu’ilrefermelaportederrièrenous,j’explose.—Tuétaisobligéedefaireça?jecrie.Tunem’asmêmepaslaisséletempsdem’expliquer!Jetraverselarueàtoutevitessesansregarderderrièremoi.Puisjemeréfugiedansmachambre,où

jemecloîtrejusqu’àcequ’elleailletravailler.

***

—Layken?Onadusodaenpoudreàlamaison?Kelsetientdansl’entrée,couvertd’unmélangedeneigeetdeboue.Cen’estpaslaquestionlaplus

bizarrequ’ilm’aitposée,alorsjenedisrienetluitendsunpaquetdepréparationpourboissonauraisin.—Pasviolet,onabesoinderouge,dit-il.Jeluireprendslepaquetdesmainspourl’échangercontreunrouge.—Merci!Aprèsavoir refermé laportederrière lui, j’étendsuneserviettedans l’entrée. Iln’estpasencore

9heures,pourtantKeletCaulderjouentdanslaneigedepuisdéjàdeuxheures.Je m’assieds au bar pour terminer ma tasse de café. J’observe les sachets de chips et autres

friandises que je n’ai même plus envie de toucher.Mamère est rentrée à 7 h 30 ce matin. Elle estdirectementalléesecoucheretelleresteraaulitjusqu’àenviron14heures.Jeluienveuxtoujoursetjene suis pas d’humeur à en discuter aujourd’hui : ilme reste donc cinqheures pour profiter dumondeextérieuravantderegagnermachambre.J’attrapeunDVDsurlebaretunetablettedechocolat,malgrémonmanqued’appétit.S’ilexisteunhommecapabledemefaireoublierWill,c’estbienJohnnyDepp.

Enpleinmilieudufilm,Kelentredanslamaisonensautillant,toujourscouvertdeneigeetdeboue,etmeprendlamainpourmetraînerdehors.

—Arrête,Kel!Jeneveuxpassortir,jecrie.—S’ilteplaît!Justeuneminute.Ilfautquetuvoieslebonhommedeneigequ’onafait.—D’accord,maislaisse-moid’abordenfilermeschaussures.Dès que j’aima seconde botte au pied,Kel s’empare de nouveaudemamain etme tire vers la

porte.Jel’autoriseàmeguidertandisquejefermelesyeux.Ilmefautunmomentpourm’habitueràlaluminositédusoleilquiseréverbèresurlaneige.

—Ilestjustelà.

J’entendsCaulderparler,maisilnes’adressepasàmoi.J’ouvrelespaupières.Legarçonfaitsubirlemême sort quemoi à son frère. Ils nous emmènent tous les deuxderrière la Jeep et nous placent àquelquescentimètresl’undel’autre,devantlavictime.

JecomprendsmaintenantpourquoiKelavaitbesoinderouge.Faceànous,allongésousl’arrièredemavoiture,s’étendunbonhommedeneigemort.Sesyeuxenbrindilleesquissentuneexpressiond’effroi.Deuxbranchesfinesluiserventdebras.L’uned’entreellesestcasséeendeuxsousmaroue.Sursatêteet sa gorge ruisselle la boisson rouge quimène à une flaque de neige sanguinolente, à une dizaine decentimètresdubonhomme.

—Ilaeuun terribleaccident,ditKeld’unevoixsérieuseavantd’éclaterde rireenchœuravecCaulder.

J’échangeunregardavecWill.Pourlapremièrefoisdelasemaine,ilmesourit.—Waouh,ilfautquej’aillecherchermonappareilphoto,dit-il.—Moiaussi,jerétorque.Jeluisourisavantdemedirigeràl’intérieur.C’estàçaquenotrevievaressembler,àprésent?On

vadevoirtrouverdesprétextespourseparler?Ets’éviterenpublic?Jedétesteçad’avance.Quandjereviensavecmonappareil,lesgarçonsadmirenttoujoursleurscènedecrime.J’enprofite

pourprendrequelquesphotos.—Viens, Kel, on va tuer un bonhomme de neige avec la voiture deWill, maintenant ! s’écrie

Caulderavantdeseprécipiterdel’autrecôtédelarue.L’atmosphèreestlourdeentreWilletmoi.Commeonnesaitpasoùposerlesyeux,onobservele

bonhommedeneige.Auboutd’unmoment,ilsetourneversnosfrèresrespectifs.—Ilsontdelachancedes’êtretrouvés,note-t-ild’unairpensif.J’analysesaphraseenmedemandantsielleaunsenscachéous’ilessaiesimplementdemefairela

conversation.—Oui,c’estvrai,j’acquiesce.On les regarde rassembler de la neige.Will prend une grande inspiration puis étire les bras au-

dessusdesatête.—Bon,jeferaismieuxderentrer,dit-ilens’éloignant.—Will,attends.Ilseretourne,lesmainsdanslespoches,maisrestesilencieux.—Jesuisdésoléepourhier,pourmamère,jem’excuseenfixantlesol.Je ne peux pas le regarder dans les yeux pour deux raisons. La première, c’est que la neige

m’aveugle.Ladeuxième,c’estqueçamefaitmal.—Aucunsouci,Layken.Etvoilà,monprénomofficielestderetour.Ilbaisselatêteàl’endroitoùle«sang»acolorélaneigeetydonneuncoupdepied.—Ellejouesonrôledemaman,c’esttout.(Ils’interromptetbaisseencorepluslavoix.)Neluien

veuxpas.Tuasdelachancedel’avoir.

Surcesmots,ilseretourneets’éloigne.Laculpabilitém’envahit.Ilsnesontplusquedeux,etmoi,jemeplains du seul parent qu’ilme reste. Jeme senshonteusede lui en avoir parlé.Encoreplus dem’êtremiseencolèrecontremamère.Commed’habitude,Willaraison.J’aidelachancedel’avoir.

Après le déjeuner, j’entends la douche demamère couler dans sa chambre. Je lui réchauffe lesrestesetluisersunverredethéglacé.Jelesposeensuiteàsaplacehabituelleaubaretl’attends.Quandelleapparaîtdanslecouloiretvoitlanourriture,ellemesouritdoucementavantdes’installer.

—C’estungagedepaix,outuveuxm’empoisonner?demande-t-elleendépliantsaserviettesursesgenoux.

—Jesupposequ’ilfautquetugoûtespourlesavoir.Ellemedévisageavecprécautionavantdeprendreunebouchée.Ellemâchequelques instantset,

commeellenetombepasraidemorte,ellecontinuedemanger.—Jesuisdésolée,Maman.J’auraisdût’enparlerplustôt.Maisjenesavaispascommentréagir.Faceàsonregardemplidepitié,jedétournelatêteetm’emploieàfairelavaisselle.—Lake,jesaisquetul’aimesbeaucoup.Moiaussi.Maiscommejetel’aidithier,çanepeutpas

continuer.Promets-moiquetuneferasriendestupide.—Jetelepromets,Maman.Detoutefaçon,ilm’aditclairementqu’ilnevoulaitplusrienavoirà

faireavecmoi.Tun’aspasdesouciàtefaire.—Jel’espère,répond-elleenpoursuivantsonrepas.JeterminelavaisselleetretournedanslesalonpourreprendremonaventureavecJohnnyDepp.

6

Toncœurdit«assez»Dansquelpétrinm’as-tuencorefourré?Maisquandlessentimentsl’emportentIltedonnedesailesettetransporte.

THEAVETTBROTHERS,«LivingofLove»

Les semaines suivantes passent à une vitesse folle. Le rythme des devoirs et mon sentiment desolitudedanslaclassedeWills’intensifient.Onnes’estpasreparlédepuislejouroùlebonhommedeneigeaétéassassiné.Onnes’estpasmêmejetéunregard.Ilm’évitecommelapeste.

J’aidumalàmefaireàlaviedansleMichigan.Cequis’estpasséavecWilln’asansdoutepasfacilitémonadaptation.J’aitoutletempssommeil.Sûrementparcequeladouleurestmoinsfortequandondort.

Eddien’apascessédemeproposerdescandidatspourpalliermonmanqueflagrantdepetitami,maisjelesaitousrejetésenbloc.Aufinal,elleaéchangésaplaceavecNickdanslaclassedeWilldansl’espoirqu’uneétincellenaîtraitentrenous.

Çan’arriverapas.—Salut,Layken. (Nicksouritens’asseyantprèsdemoi.) J’enaiunenouvellepour toi.Tuveux

l’entendre?En l’espace d’une semaine, j’ai dû supporter trois blagues sur Chuck Norris de sa part. Il est

persuadé,àtort,qu’étantoriginaireduTexas,jesuisunegrandefandeWalker,TexasRanger.—Biensûr!Jen’essaieplusdeluiôterceprivilège;çanesertàrien.—ChuckNorrisaouvertuncompteGmailaujourd’hui.Sonadresse,c’estgmail@chucknorris.com.Ilmefautquelquessecondespourcomprendre.D’habitude,jesuisplutôtvived’esprit,seulement,

cesdernierstemps,jesuisunpeuailleurs.J’aidebonnesraisonsdel’être.—Marrant,jerépondsd’unevoixmonotonepourluifaireplaisir.—ChuckNorrisadéjàcomptéjusqu’àl’infini.Deuxfois.

Mêmesijen’enaipasenvie,jefinisparéclaterderire.Nickmegonfle,parfois,maissanaïvetéestadorable.

QuandWillentredanslasalle,sesyeuxseposentimmédiatementsurlui.Mêmes’ilnemeregardepas, jeme plais à imaginer un semblant de jalousie se nicher en lui.Depuis quelques jours, je portebeaucoupplusd’attentionàNickenprésencedeWill.Jehaiscettenouvellelubiequim’envahit,cedésirdelerendrejaloux.Jesaisqu’ilfautquejecesseavantqueNicknesefassedefaussesidées,maisj’ensuisincapable.J’ail’impressionquec’estleseulaspectdelasituationquejecontrôle.

—Sortezvoscahiers,onécritdelapoésieaujourd’hui,ditWillens’installantàsonbureau.Lamoitiédelaclasserâle.J’entendsEddieapplaudir.—Onpeuttravaillerpardeux?demandeNickenrapprochantsonbureaudumien.Willluilanceunregardnoir.—Non.Legarçonhausselesépaulesetseremetàsaplace.—Chacund’entrevousvaécrireuncourtpoèmeetleréciteradevanttoutelaclassedemain.Commejen’aipasenviedeleregarderparler,jefaissemblantdeprendredesnotes.Resterdans

songroupeétaitunetrèsmauvaiseidée.Jenepeuxpasmeconcentrer.Jemedemandesansarrêtcequ’ilsepassedanssatête,s’ilpenseànous,etcequ’ilfaitlesoir,chezlui.Mêmequandjesuisàlamaison,jeneparvienspasà le sortirdemonesprit. Jemesurprendsà regarderde l’autrecôtéde la rueà lamoindreoccasion.En toute franchise, une autre optionn’y aurait sansdoute rien changé. Jeme seraisjustedépêchéederentrerlesoirpourlevoirarriverenvoiture.Cejeuauqueljemelivreestépuisant.J’aimeraistrouverunmoyendemedéfairedel’emprisequ’ilasurmoi.Luisembleavoirréussiàpasseràautrechose.

— Je vous demande seulement une dizaine de phrases pour commencer. Vous aurez ensuitel’occasiondecontinuerdurantlessemainesàveniretvouspourrezvousenservirpourleslam,ditWill.Necroyezpasque j’ai oublié. Jusqu’àmaintenant, aucund’entrevousne s’est présenté au club.Onapasséunmarché,pourtant.

Toutelaclassesemetàprotester.—Cen’étaitpasça,ledeal!Onétaitseulementcensésassisteràunesoirée!Maintenant,ilfaut

qu’onliseunpoème?s’exclameGavin.—Non.Techniquement,non.Vousdevezassisteràunslam.Vousn’êtespas tenusdemontersur

scène,jeveuxseulementquevousobserviez.Maisilyaunrisquepourquevoussoyezdésignéscommesacrifice,alorsvousferiezmieuxd’avoirquelquechosesouslamain.

Plusieurs élèves demandent en quoi consiste un sacrifice. Will explique le terme et le fait quen’importequipuisseêtrechoisiauhasard.C’estpourçaqu’ilveutquetoutlemondeprépareunpoème,aucasoù.

—Etsionveutmontersurscène?demandeEddie.— Vous savez quoi ? On va passer un autre marché. Ceux qui se porteront volontaires seront

exemptésdecontrôlefinal.

—Génial!Jemelance!s’écrieEddie.—Etsionn’yvapasdutout?s’enquiertJavi.—Alors,turaterasquelquechosed’exceptionnelet,enplus,tuaurasunFenparticipation,répondit

Will.Javilèvelesyeuxaucielengrommelant.—Surquelthèmeest-cequ’ondoitécrire?demandeEddie.Wills’appuiecontresonbureau,justedevantmoi.—Iln’yapasderègles.Tupeuxécriresurn’importequoi:l’amour,lanourriture,tespassions,un

événementmarquant de ta vie…Tu peuxmême dire à quel point tu détestes ton prof de poésie. Peuimportelethèmedumomentqu’iltetransporte.Silepublicnetesentpasinvestie,ilsedésintéresseradetoi,etcen’estjamaisdrôle,crois-moi,dit-ilcommes’ill’avaitvécu.

—Etlesexe?Onpeutenparler?demandeJavi.Ilestévidentqu’ilessaiedepousserWillàbout.Pourtant,celui-cigardesoncalme.—N’importequoi,dumomentquetesparentsapprouvent.—Ets’ilsnenouslaissentpasyaller?C’estuneboîtedenuit,aprèstout,faitremarquerunélève

aufonddelasalle.— Je comprends qu’ils puissent avoir des doutes. Si c’est le cas de certains parents, je leur en

parleraipersonnellement.Jeneveuxpasnonplusquedesquestionsdetransportvousempêchentdevousy rendre.Le clubne se trouvepas à côté.Donc, pareil, s’il y a lemoindre souci, venezm’en parler.J’emprunteraiunvéhiculescolairepourvousyemmener.Quelsquesoient lesobstacles,onarriveraàtrouverunesolution.Leslammepassionne,et jepensequejeneseraispasunbonprofesseursi jenemettaispastoutesleschancesdevotrecôtépourvouspermettred’enfairel’expérience.

»Jerépondraiàtoutesvosquestionssurlesmodalitésducontrôledesemestrecettesemaine.Pourl’instant,occupons-nousdutravailquejevousaidemandédefaireaujourd’hui.Vousaveztoutel’heurepourécrirecepoème.Vouscommencerezàlesliredemain.Allez-y.

J’ouvremoncahieretl’observelonguement.Jenesaispasdutoutdequoiparler.Laseulechoseàlaquellejepenseencemoment,c’estWill,etilesthorsdequestionquej’écriveunpoèmesurlui.

Àlafindel’heure,jen’airienécritdeplusquemonnom.Jeredresselatête.Willestassisàsonbureau et fixema page blanche en semordillant les lèvres. Lorsqu’il relève les yeux, nos regards secroisent.C’estlapremièrefoisentroissemaines.Étonnamment,ilnesedétournepastoutdesuite.S’ilsavaitcequejeressensenlevoyanttriturerseslèvres,ilarrêteraitaussitôt.L’intensitédesonregardmefaitrougir.Latempératuredelapiècemeparaîtsoudaintrèsélevée.Ilresteainsi,sansciller,jusqu’àcequelasonnerieretentisse.Alors,ilselèvepourtenirlaporteauxélèvesquisortentdelasalle.Jerangemoncahiersansperdredetempsetenfilemonsacàdos.Jenecherchepaslecontactvisuelenpartant,maisjesenssespupillesbraquéessurmoi.

Justeaumomentoùj’étaispersuadéequ’ilm’avaitoubliée,ilfautqu’ilagissecommeça.Jerestesilencieuse tout le reste de la journée, essayant de déchiffrer son comportement. J’en tire une uniqueconclusion:ilestaussiperduquemoi.

JesuissoulagéedesentirlesrayonsdusoleilsurmonvisagelorsquejemedirigeversmaJeep.Letempsaétéincroyablementfroidpourundébutdemoisd’octobre.Lesprévisionspourlesdeuxsemainesà venir nous promettent un court répit avant l’arrivée de l’hiver. J’insère la clé dans le contact et latourne.

Ilnesepasserien.Génial,mavoitureestmorte.Jen’yconnaisrien,maisjevaisquandmêmeouvrirlecapot.Ilyades

tasdefilsetdesmorceauxdemétal:icis’arrêtel’étenduedemascienceenmécanique.Enrevanche,jesaisàquoiressemblelabatterie.Jevaisdoncchercherunpied-de-bichedanslecoffreetletapecontreleboîtier.Aprèsunnouvelessaiinfructueux,jememetsàfrapperdeplusenplusfort,jusqu’àpassermesnerfssurlapauvrebatterie.

—Sij’étaistoi,jeneferaispasça.Wills’approchedemoiavecsonsacenbandoulière.Ilestdanslapeauduprofesseurplusquedans

lasienne.—Tumeledissouvent,jerétorqueenreportantmonattentionsouslecapot.—Qu’est-cequisepasse?Ellenedémarrepas?Ilsepenchesurlemoteurettoucheplusieursfils.Jenecomprendspascequ’ilfait.Ilmeditqu’ilnedoitpasmeparlerenpublicmaisilmedévore

desyeuxencours,etmaintenant,voilàqu’iljouelesmécanospersonnels.Ilfaudraitsavoir.—Qu’est-cequetufais,Will?Ilserelèveetpenchelatêtesurlecôté.—D’aprèstoi?J’essaiedecomprendrepourquoitaJeepnemarchepas.Ilfaitletourjusqu’ausiègeconducteurpourtournerlaclé.Jelesuis.—Pourquoitufaisça?Tum’aspourtantditclairementquetunevoulaisplusmeparler.—Tuesuneélèvelivréeàelle-mêmesurleparking,Layken.Jenepeuxpaspartirsanst’aider.Jesaisqu’iln’apasutilisélemot«élève»commeuneinsulte,c’estpourtantl’effetqueçamefait.

Enprenantconsciencequ’ilm’ablessée,ilsoupireetsortdelavoiturepourjeterunnouveaucoupd’œilaumoteur.

—Cen’estpascequejevoulaisdire,s’excuse-t-ilentriturantd’autresfils.Jemepenchesouslecapotprèsdeluidansuneffortpourparaîtrenaturelle,toutencontinuantnotre

discussion.— C’est très dur pour moi, Will. Tu m’as facilement oubliée, mais de mon côté, c’est plus

compliqué.Jenepensequ’àça.Willagrippeleborddelavoitureettournelatêteversmoi.—Tucroisquec’estfacilepourmoi?murmure-t-il.—Çaenatoutl’air.—Lake,crois-moi,rienn’estsimple.C’estunsupplicedevenirtravaillertouslesjoursensachant

quec’estjustementcejobquinoussépare.(Ils’adosseàlavoiture.)S’iln’yavaitpasCaulder,j’aurais

démissionnélejouroùjet’aivuedanscecouloir.J’auraispuprendreuneannéesabbatique…attendrequetusoisdiplôméepourcontinuer.(Ilpivoteversmoietbaissedavantagelavoix.)Tupeuxmefaireconfiance,j’airéfléchiàtouslesscénariospossiblesetimaginables.Tupensesqueçanemefaitriendesavoirquec’estàcausedemoiquetusouffres?Quec’estàcausedemoiquetuestriste?

Lasincéritéquiémanedesavoixmeprendaudépourvu.Jen’avaispaslamoindreidéedecequ’ilressentait.

—Je…jesuisdésolée.Jecroyais…Willmecoupeetseconcentresurlemoteur.—Tabatterien’arien.C’estpeut-êtrel’alternateur.—Tavoitureneveutpasdémarrer?demandeNickens’approchantdenous.VoilàquiexpliquelechangementdecomportementsoudaindeWill.—Non,M.Cooperpensequejedoischangerl’alternateur.—Pascool,répond-ilenjetantunœilàlamécanique.Situveux,jepeuxteramenercheztoi.JesuissurlepointderefuserquandWills’immiscedanslaconversation.—C’esttrèsgentildetapart,Nick,dit-ilenrefermantlecapot.Jeluijetteuncoupd’œilencoin,maisilfeintdenerienremarquer.IlmelaisseseuleavecNick,

sansautrechoixpourrentrerchezmoi.—Jesuisgarélà-bas,préciseNickensedirigeantverssavoiture.—Jeprendsmesaffairesetj’arrive.J’attrapemonsacet,encherchantmesclés,jemerendscomptequ’ellesnesontpluslà.Willlesa

sûrementprisesparerreur.Jelaisselesportièresdéverrouillées:s’ilnelesapas,jeneveuxpaspayerunserrurierenplusdesréparations.

—Waouh!Sympa,tavoiture!jem’exclamequandonarrivedevantlevéhiculedeNick.C’estunepetitevoituredesportnoire.Jeneconnaispaslemodèle,maiselleesttop.—Cen’estpaslamienne,dit-ilenmontantàl’intérieur.Elleestàmonpère.Ilmelalaissequandil

netravaillepas.—Elleestcoolquandmême.Dis,çatedérangesionfaitundétourparl’écoleprimaireChapman?

Jesuiscenséerécupérermonpetitfrère.—Pasdeproblème,répond-il.Iltourneàgaucheàlasortieduparking.—Alors,lanouvelle,leTexastemanque?Çafaitunmoisquejesuisici,maisilcontinuedem’appelercommeça.—Ouais,jerétorquesansm’étaler.Ilessaiedemefairelaconversation,maisjenerépondsàsesquestionsqueparmonosyllabes.Je

n’arrête pas de penser à ce que m’a dit Will avant que Nick nous interrompe. Ce dernier finit parcomprendrequejenesuispasd’humeuràdiscuteretallumelaradio.

Quandons’arrêtedevantl’école,jesorsdelavoiturepourquemonpetitfrèremerepère.Enmevoyant,ilaccourtversmoi,suivideCaulder.

—Elleestoù,taJeep?—Elleneveutplusdémarrer.Monte,Nicknousramène.—Oh,d’accord.Caulderestcensérentreravecnousaujourd’hui.J’ouvrelaportièrearrière,etlesdeuxenfantss’installentsurlabanquette.Ilssemettentaussitôtà

pousserdes«oh»etdes«ah».Pendanttoutletrajet,ilscomparentlavoituredeNickauxTransformers.Unefoisdevantlamaison,KeletCauldersautenthorsduvéhiculeetcourentàl’intérieur.JeremercieNickavantdelessuivre.Derrièremoi,j’entendsuneportières’ouvrir.

—Layken,attends!m’interpelleNick.Mince.J’yétaispresque.Jemeretourne.Ilsetientdansl’allée,l’airnerveux.—Onaprévud’allerchezGetty avecEddieetGavindans la semaine.Ça teditde te joindreà

nous?Çam’apprendraàflirterouvertementaveclui.Jemesenscoupablecarjesaisparfaitementqueje

l’aiinduitenerreur.—Jenesaispas.Ilfautquej’endiscuteavecmamère.Onenreparledemain,d’accord?Envoyantunelueurd’espoirdanssonregard,jeregretteaussitôtdenepasavoirrefusé.Jeneveux

paslemenerdavantageenbateau.—OK,àdemain.Bonnesoirée,dit-il.Quandj’entredanslamaison,KeletCauldersonttouslesdeuxassisaubar,àfaireleursdevoirs.—Caulder,tuhabitesicimaintenantouquoi?IlposesesyeuxvertsquiressemblenttellementàceuxdeWillsurmoi.—Jepeuxretournerchezmoi,situveux.—Maisnon,jeplaisante.J’aimebienquandtuesici.Tutienscepetitmonstreéloignédemoi.Jepressel’épauledeKelavantd’allerchercheràboiredanslacuisine.—CeNickesttonpetitcopain?Jecroyaisquemonfrèreallaitêtretonpetitcopain,moi.LaremarquedeCauldermeprendparsurprise.Jerecrachemagorgéedejusdefruits.—Non,jenesorsavecaucundesdeux.Tonfrèreetmoisommesamis,Caulder.—MaisLayken, intervientKelenadressantun souriremalicieuxà sonami. Jevousaivusvous

embrassercesoir-là,quandvousêtresrentréstouslesdeux.Dansl’allée.Jevousobservaisdepuismachambre.

Moncœur faitunbonddansmapoitrine. Jem’approchedesdeuxgarçonsetpose fermement lesmainssurlebar.

—Kel,nerépèteàpersonnecequetuviensdemedire.Tuentends?Lesyeuxécarquillés,ilsserecroquevillenttouslesdeuxsurleursiègetandisquejemepenchevers

eux.—Jeneplaisantepas.Tun’asrienvu.Situenparlesàquelqu’un,Willrisqued’avoirdesérieux

ennuis.Cen’estpasuneblague.Ils hochent la tête. Je les laisse tranquilles etme rendsdansmachambre.Après avoir sortimon

cahier,jem’affalesurmonlitpourfairemondevoir,sanssuccès.Jen’arrêtepasdepenseràWilletmoi.

Mêmesijen’aimepasl’idéed’êtreséparéedelui,lapossibilitéqu’ilsefassevirermerévolteencoreplus.Ilabesoindecetravail.Willn’avaitqu’unandeplusquemoiaumomentoùsesparentssontmortsetoùiladûendosserlerôledepèrepourCaulder.Plusj’ypense,plusjem’enveuxd’avoirétésidureavec lui à propos de sa décision. La douleur que me cause notre séparation n’est sans doute pascomparableàcequ’ilressent.J’ail’impressiondem’éloignerdeluiunpeupluschaquejourpourn’êtreplusquesonélève.

Jedécidedem’atteleràl’écrituredupoèmequejen’aipasencorecommencé,maisauboutd’unedemi-heure, je contemple toujours une page vierge.C’est à cemoment-là quemamère entre dansmachambre.

—OùesttaJeep?—Oh,j’aioubliédet’enparler.Ellerefusededémarrer.Sûrementl’alternateur.Jel’ailaisséeau

lycée.—Commenttuaspuoublierunechosepareille?medemande-t-elle,visiblementcontrariée.—Excuse-moi.Tudormaisquandjesuisrentrée.Jesaisquetuasétémaladecettesemaine,alorsje

n’aipasvouluteréveiller.Ellesoupireets’assoitsurmonlit.— Je ne sais pas quand je pourrai la faire réparer. Je travaille, les jours qui viennent.Ça ne te

dérangepasdelalaisseraulycéejusqu’àcequejetrouveunesolution?—Jedemanderaiàl’administrationdemain.Jedoutequ’ilsserendentcomptedesaprésence.—OK.Ilfautquej’ailletravailler.Elleselèvepourpartir.—Ahbon?Tunecommencespasavantplusieursheures,pourtant.—J’aidescoursesàfaire,répond-elleaussitôt.Puisellerefermelaporte,melaissantpensive.

Jesuisentraindemesécherlescheveuxlorsquejecroisentendrelasonnette.J’éteinsl’appareil

pourtendrel’oreille.Auboutd’unmoment,onsonnedenouveau.—Kel!Vaouvrir!jecrieenenfilantmonbasdejogging.J’attachemescheveuxencorehumidesenqueue-de-chevaletpasseuntopàbretelles.Lapersonne

insiste.Jemedirigeverslaporteetjetteuncoupd’œildehorsparlejudas.Willsetientlà,lesbrascroisés

etlatêtebaissée.Enlevoyant,jesensmoncœurbondirdansmapoitrine.Jemetournepourinspectermonrefletdanslemiroir.Sanssurprise,j’ail’airdesortirdeladouche.Aumoins,cettefois,jeneportepaslespantouflesdeKel.Etpuis,mince!Çan’aaucuneimportance,detoutefaçon.

J’ouvrelebattantetluifaissigned’entrer.Ilavancesuffisammentpourmepermettrederefermer,maisnevapasplusloin.

—JeviensjusterécupérerCaulder.C’estl’heuredubain.Ilatoujourslesbrascroisésetparled’untonsec.J’endéduisquejen’obtiendrairiendeplusdelui

aujourd’hui.Aussi, je lui demande dem’attendre pendant que je vais chercher son frère. Jeme rends

d’aborddanslachambredeKel,puisdanscelledemamère,etenfindanslamienne,jusqu’àavoirfaitletourdelamaison.

—Ilsnesontpasici,Will,dis-jeenrevenantdanslesalon.—Ilslesontforcément,puisqu’ilsnesontpaschezmoi.Ilavancedanslecouloiretlesappelleeninspectanttouteslespièces.Demoncôté,j’ouvrelaporte

dupatioetallumelalumièreàl’extérieurpourexaminerlepetitjardin.—Ilsnesontpasdehorsnonplus,j’ajoutequandonseretrouvedanslesalon.—Jevaisvérifierchezmoiencoreunefois.QuandWill traverse la route, je décide de le suivre. Il fait nuit et la température a chuté depuis

quelques heures déjà. L’inquiétudem’envahit tandis qu’on se dirige vers chez lui. Je sais queKel etCauldernesortentpasàcetteheure-ci.S’ilsnesontnichezl’un,nichezl’autre,j’ignoreoùilspeuventsetrouver.

Willinspecterapidementsamaison.Étantdonnéquejenesuisjamaisalléeplusloinquelecouloir,jenemesenspasdelesuivredanslesautrespièces;jel’attendsdansl’entrée.

—Ilsnesontpasici,m’apprend-il,incapabledecachersanervosité.Hoquetant de surprise, je porte les mains à mes lèvres tandis que la gravité de la situation me

frappe.Willperçoitlapeurdansmesyeuxetmeprenddanssesbras.—Onvalesretrouver.Ilssontsûremententraindejouerquelquepart.(Sonétreinterestebrève.Il

merelâchetrèsviteetretourneverslaported’entrée.)Vajeteruncoupd’œildanslejardin,àl’arrière.Onseretrouvedevant.

Pendantqu’onhurlelenomdesgarçons,lapaniqueserépanddansmapoitrine.Çamerappellelejouroùj’avaissurveilléKeletoùj’avaiscrul’avoirperdu.J’avaisfouillélamaisondefondencombleavantdecraqueretd’appelermamère.Elleavaitaussitôtcontacté lapolicequiétaitarrivéequelquesminutesplustard.Lesagentsétaienttoujoursentraindechercherquandelleestrentrée.L’affolementquej’avaisalors ludanssesyeuxm’avaitanéantie.Ons’était toutes lesdeuxmisesàpleurer.Auboutdequinzeminutes,unpolicieravait trouvéKelendormi sur les serviettes,dansunplacardde la salledebains.Apparemment,ilavaitvoulusecacheretn’avaitpaspuluttercontrelesommeil.

J’espèreressentirlemêmesoulagementaujourd’hui,maisjenelesvoisnullepart,danslejardindeWill.Jefaisletourdelamaison.Willestdeboutdansl’allée,àobserversavoiture.Quandilmevoitcourir vers lui, il pose un doigt sur ses lèvres pourm’intimer le silence. Je jette un coup d’œil à labanquettearrière.KeletCauldersontroulésenbouleparterre,lesdoigtspliésenformederevolver.Ilssesontendormis.

Jesoupire.—Ilsferaientdetrèsmauvaisgardes,murmureWill.—Ça,c’estsûr.Onrestetouslesdeuxplantéslà,àregardernospetitsfrères.Ilpasseunbrasautourdemoietme

serrel’épaule.Toutefois,ilnes’attardepas.Jecomprendsqu’ilexprimesimplementsajoiedelesavoirretrouvéssainsetsaufs.

—Aufait,avantqu’onlesréveille,j’aiquelquechoseàterendre.Ilretournechezlui.Jelesuisàl’intérieur,jusquedanslacuisine.Moncœurbattoujourslachamade,maisjenesaispassic’estàcausedelafrayeurquejemesuis

faiteoudelasimpleprésencedeWill.Ilsortunobjetdesonsacetmeletend.—Tesclés,dit-ilenleslâchantdansmamain.—Oh,merci,jeréponds,unpeudéçue.Jenesaispasàquoijem’attendais.Dansmesrêves,ilm’auraitremissalettrededémission.—Ellemarche,maintenant.Tudevraispouvoirrentreravecdemain.Ilvas’asseoirsursoncanapé.—Quoi?Tul’asréparée?jedemande.—Pasexactement.Ungarsquejeconnaisapuchangerl’alternateurtoutàl’heure.Cequ’ilm’aditsurleparkingmerevientenmémoire.Jedoutequ’ilseseraitdonnéautantdemal

pourn’importequelélève.—Will,ilnefallaitpas…,dis-jeenm’installantprèsdelui.Maismerci,jeterembourserai.—Net’inquiètepaspourça.Vousm’avezbeaucoupaidéavecCauldercesdernierstemps.C’estle

moinsquejepuissefaire.Cettefoisencore,jenesaispasquoiajouter.J’ail’impressiond’êtrerevenueaupremierjour,dans

sacuisine, lorsque j’analysaismesmoindresgestes. J’ai conscienceque jedevraisme lever etpartir,maisjemesensbienprèsdelui,mêmesijeluisuisànouveauredevable.Auboutd’unmoment,jefinispartrouverlecouragedereprendrelaparole.

—Onpeutterminernotreconversationdetoutàl’heure?Ils’installeplusconfortablementsurlecanapéettendlesjambessurlatablebasse.—Çadépend,répond-il.Tuastrouvéunesolution?—Euh,non,dis-jeaumomentexactoùunealternativepotentiellemevientàl’esprit.J’inclinelatêteenarrièreetsuggèremonidéeduboutdeslèvres.—Supposonsquenossentimentsdeviennentplus…complexes.Jem’interrompsuninstant.Jenesaispascommentilvaréagiràmaproposition,alorsj’essaied’y

allerdoucement.—Jenesuispascontrepasseruneéquivalence.—Nesoispas ridicule, rétorque-t-ild’un tonsec. Ilesthorsdequestionque tuarrêtes le lycée,

Lake.JesuisdenouveauLake.—Cen’étaitqu’unesuggestion,jeprécise.—Ehbien,elleétaitstupide.On réfléchit tous les deux en silence. Aucun de nous ne parvient à régler le problème. La tête

toujours appuyée contre le canapé, je l’observe. Il regarde le plafond, lesmains croisées derrière lanuque.Samâchoireestcrispéeetilsefaitcraquerlesarticulationsd’unairabsent.

Il a troqué son uniforme de prof pour un tee-shirt blanc cintré et un bas de survêtement grisquasimentidentiqueaumien.Pourlapremièrefoisdelasoirée,jemerendscomptequ’ilalescheveuxmouillés.Çafaitdessemainesquejen’aipasétéaussiprochedelui.Jecommençaisàoubliersonodeur.Jeprendsunegrandeinspirationpourm’imprégnerduparfumdesonaprès-rasage.Ilmerappellel’airduTexas,justeavantlapluie.

Ilaoubliéunetouchedemousseàrasersoussonoreillegauche.Jel’endébarrassesansréfléchir.Ilfrissonneetsetourneversmoi.Quandjem’écartepourluiexpliquerpourquoijel’aitouché,ilmeprendlamainetlafrottesursontee-shirtpourl’essuyer.

Nosmainsjointesrestentcontresontorsetandisqu’onsejaugeensilence.Mapaumeestposéeàplatcontresoncœur.Jelesensbattreàtoutealluresousmapeau.Jesaisquel’onnedevraitpasfaireça,maisjemesensincroyablementvivante.

Ilnefaitrienpoursedégager.Sontorsesesoulèveetdescendaurythmedesarespiration.Ilmeregardedelamêmefaçonquedanslasalledeclasse,toutàl’heure.Maiscettefois,moncorpsyrépondavecplusd’intensité.Jedoismefaireviolencepournepasmejetersurluietl’embrasser.Çafaitplusd’unmoisquej’attendsl’occasiondeluiparlerainsi.Ilmerestaittantdechosesàluidireavantqu’ilnedécide que je n’existais plus pour lui. J’ai peur de l’après : dès que je sortirai de cette maison, lasensationdesolitudem’envahiradenouveau.Jedécidedoncdeluidirecequej’aisurlecœurdepuisdessemaines.

—Will?jemurmure.Jet’attendrai.Jusqu’àlafindel’année.Ilexhaleetfermelesyeux.Sonpoucemecaresseledosdelamain.—C’estloin,Lake.Ilpeutsepasserbeaucoupdechosesentre-temps.Sonpoulss’emballesousmapaume.Jenesaispascequimeprend,maisjemepencheversluietl’obligeàpivoterversmoi.Jeveuxà

toutprixqu’ilmevoie.Ilrefusedecroisermonregard.Aulieudequoi,ilposelesyeuxsursamainquiremontelentement

lelongdemonbras.Touteslessensationsquej’aiéprouvéeslorsdenotrepremierbaiserm’assaillentdenouveau.Ilm’atellementmanqué.

Ilmecaressel’épauleetglisselesdoigtssouslabretelledemonhautpourentracerdélicatementles contours. Sesmouvements sont lents etméthodiques tandis qu’il ôte ses pieds de la table pour setournerversmoi.Malgrésonairhésitant,ilsepenchedoucementetpresseseslèvrescontremonépaule.Jepasselesbrasautourdesoncouenprenantunegrandeinspiration.Sonsoufflesefaitdeplusenpluslourdàmesurequesesbaiserss’approchentdemagorge.Puis,ilremonteversmonmenton,prèsdemabouche. Lorsque je le sens reculer, j’ouvre les yeux. Il me dévisage intensément. Je lis un semblantd’incertitudedanssonregardavantqueseslèvresseposentsurlesmiennes.

Jusqu’àprésent,sesbaisersontétédouxet tendres.Aujourd’hui, il laisses’exprimerunepassionquejeneluiconnaissaispas.Ilinsinuesesmainssousmondébardeurpourmesaisirparlataille.Jeluirendssesbaisersaveclamêmefougue.Faisantcourirmesmainsdanssescheveux,jel’attireàmoitoutenm’allongeantsurlecanapé.Dèsqu’ilseretrouveau-dessusdemoi,ilsedégageetserassoit.

—Ilfautqu’onarrête,dit-il.Onnepeutpasfaireça.Ilfermelesyeuxetappuielatêtecontreledossierducanapé.Sanstenircomptedesesprotestations,jemeredresseetglissemesmainsderrièresanuque,jusque

danssescheveux.Jel’embrasseetm’assiedssursesgenoux.Jesenssesbrasserefermerautourdemoietilmeserrecontrelui,merendantmesbaisersavecplusd’intensitéencore.

Ilavaitraison.C’estmeilleurchaquefois.Mesdoigtstrouventleborddesontee-shirtetlesoulèvent.Noslèvresseséparentletempsqu’ille

retire. Je pose de nouveau les mains sur son torse et caresse ses muscles tout en continuant del’embrasser.Soudain,ilm’attrapeparlesbrasetm’allongesurlecanapé.J’attendsqu’ilmerejoigne,envain.Ils’estlevé.

—Debout,Layken,m’ordonne-t-il.Ilmeprendlamainpourm’yforcer.Unpeusonnée,j’aidumalàreprendremonsouffle.—C’est…C’estimpossible!(Ilrespirefort,luiaussi.)Jesuistonprofesseur,maintenant.Touta

changé.Onnepeutpasfaireça.Ilchoisitvraimentmalsonmoment.J’ailesjambesquiflageolent.Jemerassoissurlecanapé.—Jenedirairien,Will.Jetelepromets.Jeneveuxpasqu’ilregrettecequivientdesepasser.L’espaced’uninstant, j’aieul’impression

d’êtrelàoùjedevaisêtre.Maisquelquessecondesplustard,mevoilàaussiperduequ’avant.—Jesuisdésolé,Layken.Cen’estpasbien,dit-ilenfaisantlescentpas.Cen’estbonnipourtoi,

nipourmoi.Surtoutpaspourtoi.—Tunesaispascequiestbonpourmoi,jerétorque.Jesuisdenouveausurladéfensive.Ilsefigeetsetourneversmoi.—Ilesthorsdequestionquetum’attendes.Jenetelaisseraipasgâchercequiestcenséêtrelaplus

belleannéedetavie.J’aigranditropvite.Jerefusequetuviveslamêmechose.Ceneseraitpasjuste.Jeneveuxpasquetum’attendes,Layken.

Son changement de comportement et la façon dont il prononce mon prénom entier me donnentl’impressionquel’oxygèneseraréfiedanslapièce.J’enailatêtequitourne.

—Jenevaisriengâcherdutout,jerépondsd’unevoixfaible.Jel’auraishurlésij’enavaistrouvél’énergie.Ilattrapesontee-shirtetl’enfiletoutens’éloignantdavantagedemoi.Ilcontournelecanapépourse

posterderrière.Là,ilposelesmainssurledossieretlaissesatêtetomberenavant.Ilévitedenouveaudemeregarderdanslesyeux.

—Mavieserésumeàmesresponsabilités.J’élèveunenfant,pourl’amourduciel.Jenepourraijamais faire passer tes besoins en premier. Non, en fait, je ne pourrais même pas te faire passer endeuxième.(Ilrelèvelentementlatêteetcroisemonregard.)Tuméritesmieuxquelatroisièmeplace.

Jeviensm’agenouillersurlecanapédevantluietposelesmainssurlessiennes.

—Tesresponsabilitésdoiventpasseravantmoi.C’estpourcetteraisonquejet’attendrai,Will.Tuesquelqu’undebien.Cequetuprendspourundéfaut…estlaraisonpourlaquellejetombeamoureusedetoi.

Cesderniersmotsm’échappent,commesi jeperdais le faiblecontrôleque jepossédaissurmoi-même.Toutefois,jeneregrettepasdelesavoirprononcés.

Ildégagesesmainsetlesposefermementdechaquecôtédemonvisage.Ilmeregardedroitdanslesyeux.

—Tun’espasentraindetomberamoureusedemoi.Sonregardestdur.Ilserrelesdents.Lorsqu’ilmelibèreetsedirigeverslaported’entrée,jesens

leslarmesmemonterauxyeux.—Cequis’estpassécesoir…(Ildésignelecanapéenparlant.)Çanepeutpassereproduire.Etça

nesereproduirapas.Ondiraitqu’ilessaiedeseconvaincreautantquemoi.Unefoisdehors,ilclaquelaportederrièrelui.Jemeretrouveseuledanslesalon.Jeposelesmains

surmonventre.J’ailanausée.Jecrainsdenepasêtrecapablederentrerchezmoisijenemereprendspastoutdesuite.J’inspireparlenezetsouffleparlabouche,puiscomptededixàzéro.

C’estunetechniquederelaxationquemonpèrem’aapprisequandj’étaispetite.J’étaissujetteàcequemesparentsappelaientun«troppleind’émotions».Danscesmoments-là,monpèremeserraittrèsfortdanssesbrasetoncomptaitensembleàrebours.Parfois,jefaisaissemblantdefaireunecrisejustepourqu’ilm’étreigne.Aujourd’hui,jedonneraisn’importequoipourmeréfugiercontrelui.

Laported’entréeserouvreetWillréapparaît,Caulderendormidanssesbras.—Kels’estréveillé.Ilrentrechezvous.Tudevraisyaller,toiaussi,dit-ilaveccalme.Jeme sens complètement humiliée.Humiliée par ce qui s’est passé entre nous, et parce que j’ai

l’impressiond’êtreunefilleauxabois,plusfaiblequelui.Jerécupèremescléssurlatablebasseetmetourneverslaporte.Jem’arrêtejustedevantlui.

—Tuesunconnard,luidis-je.Jem’envaisenclaquantlebattantderrièremoi.Dèsquejeregagnemachambre,jem’effondresurmonlit,enpleurs.J’aienfintrouvél’inspiration

pourmonpoème,mêmesielleestnégative.J’attrapeunstyloetmemetsàécrire, toutenessuyant leslarmesquitombentsurlafeuilledepapier.

7

TunepeuxpasêtrecommemoiMaisréjouis-toidenepasl’être

Jevoisladouleur,maisjenelaressenspasJesuiscommecevieilHommedeFer.

THEAVETTBROTHERS,«TinMan»

SelonElisabethKübler-Ross,aprèslamortd’unêtrecher,ledeuild’unepersonnesecomposedecinqétapes:déni,colère,marchandage,dépressionetacceptation.

QuandonhabitaitencoreauTexas, j’avais faitunsemestredepsychologieenpremièreannéedelycée.Onétaitentraindeparlerdelaquatrièmeétapelorsqueleproviseurestentrédanslasalle,blanccommeunlinge.

—Layken,jepeuxteparler,s’ilteplaît?M.Bassétaitunhommeplaisant.Ilétaitgrassouilletauniveauduventre,desmains,etmêmeàdes

endroitsoùonn’estpascensésgrossir.Ilfaisaittrèsfroidcejour-là,alorsqu’onétaitdéjàauprintemps.Pourtant,ilavaitdesauréolessouslesbras.C’étaitlegenredeproviseurquipassaitplusdetempsdanssonbureauquedanslescouloirs.Ilnecherchaitjamaislesennuis.Ilpréféraitattendrequ’ilsviennentàlui.Alorsquefaisait-ilici?

Leventrenoué,jemesuislevéeetj’aimarchélepluslentementpossiblejusqu’àlaporte.Ilrefusaitdecroisermonregard.Jemesouviensquelorsquejesuisarrivéedevant lui, iladétournélesyeux.Ilétaitdésolépourmoi.Pourquoi?

Quandjesuissortiedanslecouloir,j’yaivumamère.Sonmascaraavaitcoulésursesjoues.Àsonexpression,j’aitoutdesuitecomprispourquoielleétaitlà.Etpourquoimonpèren’yétaitpas.

J’aisecouélatêteenrefusantd’ycroire.—Non,ai-jecrié,auborddudésespoir.Ellem’aprisedanssesbraset,ensemble,ons’estlaisséesglisserparterre.Aulieudeluirendre

sonétreinte,j’aiessayédemefondreenelle.Cejour-là,surlesoldemonlycée,j’aivéculapremièreétapedudeuil:ledéni.

Gavinseprépareàliresonpoème.Ilsetientdevantlaclasse.Safeuilletrembleentresesmains.Il

s’éclaircitlavoix.ReportantmonattentionsurWill,jemedemandesilescinqétapesdudeuils’appliquentseulement

àlamortdesêtreschers.Pourraient-ellesaussiconveniràd’autresaspectsdelavie?Sic’estlecas,jesuisenpleindansladeuxièmeétape:lacolère.

—Comments’appelletonœuvre,Gavin?luidemandeWill.Ilestassisàsonbureauetprenddesnotespendantquelesélèvespassentautableau.Çamefouten

rogne,qu’ilpuisseêtreaussiattentif,qu’ilseconcentresur toutsaufsurmoi.Sacapacitéàmerendretotalementinvisiblememethorsdemoi, toutcommelafaçondont ilmordillesonstylo.Hiersoir,sesmêmeslèvresdéposaientdesbaisersdansmoncou.

Jerepoussecesouveniraussirapidementqu’ilestapparu.J’ignorecombiendetempsçaprendra,maisjesuisdéterminéeàmelibérerdecetteemprisequ’ilasurmoi.

—Euh, jeneluiaipasvraimentdonnédetitre,répondGavin.(Ilse tientdevant laclasse.C’estl’avant-dernière personne à passer.) Je suppose qu’on pourrait l’appeler « La demande avant lademande».

—«Lademandeavantlademande.»Trèsbien,tupeuxyaller,luiditWillavecsavoixdeprofquim’exaspère.

—Humhum.Gavinseraclelagorge.Sesmainstremblentencoreplusquandilsemetàlire.

Unmillioncinquanteetunmilledeuxcentsminutes.C’estàpeuprèslenombredeminutesquisesontécouléesdepuisquejet’aime.C’estlenombredeminutesoùj’aipenséàtoi,Lenombredeminutesoùjemesuisinquiétépourtoi,Lenombredeminutesoùj’airemerciéDieudet’avoirrencontrée,Lenombredeminutesoùj’airemerciétouteslesdivinitésdel’universdet’avoirmisesurmaroute.UnmillionCinquanteetunmilleDeuxCentsMinutes…Unmillioncinquanteetunmilledeuxcentsfois.C’estlenombredefoisoùtum’asfaitsourire,Lenombredefoisoùtum’asfaitrêver,Lenombredefoisoùtum’asfaitcroire,

Lenombredefoisoùtum’asfaitdécouvrir,Lenombredefoisoùtum’asfaitadorer,Lenombredefoisquetum’asfaitchérir,Mavie.

(Gavinsedirigevers lefonddelasalleoùestassiseEddie.Ilposeungenouàterreenlisant ladernièrephrasedesonpoème.)

Etdansexactementunmillioncinquanteetunmilledeuxcentsminutes,jetedemanderaienmariagepourquetupassestouteslesminutesdurestedetavieàmescôtés.

Tout sourire,Eddie se penche en avant pour le prendre dans ses bras.Le public est divisé : lesgarçonsgrognent, les filles adorent.Demoncôté, jene tienspas surmon siège. Je redoute ledernierpassagedelajournée:lemien.

—Merci,Gavin.Tupeuxretourneràtaplace.Tuasfaitdubontravail.Will ne lèvepas les yeuxde sesnotes lorsqu’il appellemonnom.Savoix est incertaine, pleine

d’appréhension.—Layken,c’estàtoi.Jesuisprête.J’aimeceque j’aiécrit.C’estcourt,maisçavaà l’essentiel.Commeje leconnais

déjàparcœur,jelaissemonpoèmesurmonbureauetmepostedevantletableau.—J’aiunequestion.Moncœurs’emballe.Jeviensdemerendrecomptequec’estlapremièrefoisquejem’adresseà

Willdans saclassedepuisque j’yaimis lespieds, ilyaunmois. Ilhésite, commes’ilvoulait fairesemblantdenepasm’avoirentendue,puishochelégèrementlatête.

—Est-cequ’ilyaunelongueurminimum?jedemande.Jenesaispasàquoiils’attendaitcarilal’airsoulagé,toutàcoup.—Non.Toutestpossibledumomentquelepubliccomprendtonintention.Rappelle-toi,iln’yapas

derègles.Savoixsebriseunpeupendantqu’ilparle.Jepeuxvoirsursonvisagequecequis’estpasséentre

nousestencorefraisdanssonesprit.Jenepouvaispasdemandermieux.—Génial.Alors,c’estbon,jebafouille.Letitredemonpoèmeest:«Insignifiant».Jefaisfaceàlaclasseetrécitefièrementmonpoème.

Selonledictionnaire…Etselonmoi…

IlexistetrentesignificationsetsynonymesDifférentspourlemotInsignifiant.

(Jecrierapidementlesmotssuivants.Toutelaclassetressaille,Willycompris.)

Abruti,enfoiré,cruel,têtedenœud,mauvais,sévère,malfaisant,Détestable,sanscœur,vicieux,virulent,terrible,Tyrannique,malveillant,atroce,horrible,salopard,Barbare,amer,brutal,dur,immoral,Bestial,dépravé,démoniaque,féroce,difficile,implacable,Rancunier,pernicieux,inhumain,monstrueux,Impitoyable,insensible.Etmonpréférédetous:connard.

Jejetteuncoupd’œilàWilltandisquejeretourneàmaplace.Sonvisageestrougeetilserrelesdents.Eddieest lapremièreàapplaudir, suiviedesautres fillesde laclasse. Jecroise lesbrasetmeconcentresurmonbureau.

—Ehbien!s’exclameJavi.Quiest-cequit’aénervéecommeça?Lasonnerieretentit.Lesélèvespartentlesunsaprèslesautres.Willn’atoujourspasditunmot.Je

commenceàrangermesaffairesquandEddies’approchedemoi.—Tuasparléàtamère?medemande-t-elle.—Mamère?Àproposdequoi?Jen’aipaslamoindreidéedecedontelleveutparler.—Lerendez-vous.Nickt’ainvitéeàsortirhier.Tuasditquetudemanderaisàtamère.—Oh,ça,jeréponds.C’étaithier? J’ai l’impressionqu’uneéternité s’estécouléedepuis. Je lanceun regardencoinà

Will.Ilnousobserveetattendvisiblementmaréponse.Sonvisageestglacial.Jeregrettequ’ilnesoitpasplusfacileàdéchiffrer.Danstouslescas,jesupposequ’ilressentdelajalousieetjedécided’enjouer.

—Oui,biensûr,disàNickqueceseraavecplaisir,jemensenregardantWilldanslesyeux.Il ramasse sa feuille et son stylo, les range dans un tiroir et le referme d’un coup. Le bruit fait

sursauterEddie,quiseretourneaussitôtverslui.Quandilserendcomptequ’ilaattirél’attentionsurlui,ilselèvecommesiderienn’étaiteteffaceletableau.Eddiemefaitdenouveauface.

—Génial!Oh,etons’estmisd’accordsurjeudi,commeça,aprèsGetty,onpourraallerauslam.Ilnenous restequequelquessemaines.Autant s’endébarrasser toutdesuite.Tuveuxqu’onvienne techercher?

—Euh,oui.

Ravie,Eddieapplauditetsortdelasalleensautillant.Willcontinued’effacerdanslevide.Jemedirigeverslaporte.

—Layken,m’appelle-t-ild’unevoixdure.Jem’arrête,maisjenemetournepasverslui.—Tamère travaille le jeudi soir. Une baby-sitter vient à lamaison le jeudi quand je vais aux

soiréesslam.EnvoieKelcheznousavantdepartir.Tusais,pourtonrendez-vous.Jenerépondspas.Jemecontentedem’éloigner.À la cantine, je neme sens pas àmon aise. Eddie a déjà dit àNick que j’avais accepté deme

joindreàeux,donctoutlemondediscutejoyeusementdecequ’onvafaire.Toutlemonde,saufmoi.Jehoche la tête et acquiescevaguementde temps en temps,mais je neparle pas. Je n’ai pas faim.Nickengloutit la majeure partie demon plateau. Je mélangemon riz au lait avecma cuillère, des gouttestombentdansdestracesdeketchup.Çamefaitpenserauxrestesdubonhommedeneigeassassinédansmonallée.Pendantdesjours,quandjereculais,mespneusglissaientsursoncorpsgelé.JemedemandesimaJeepferaitaussipeudebruitsijeroulaissurWill?Sijereculaisaccidentellementsurlui,puisrepassaislapremièreetm’éloignaiscommesiderienn’était…

—Layken,tuvascontinueràl’ignorerlongtemps?meditEddie.Jelèvelatête.WillsetientderrièreNicketfixelemassacresurmonplateau.—Quoi?jedemandeàEddie.—M.Cooperveuttevoir,répond-elleenledésignant.—Jepariequetuvasêtrecolléeparcequetuasdit«connard»,intervientNick.Je pose lamain surma gorge. J’ai peur qu’elle explose. Qu’est-ce qu’il fait ici ? Pourquoime

demande-t-ildelesuivredevanttoutlemonde?Ilaperdulatêteouquoi?Jereculemachaiseetlaissemonplateausurlatable.Jel’observeavecattention.Lorsqu’ilsortde

lacantineetsedirigeverssasalledeclasse,jeluiemboîtelepas.C’estloin.Onmarchedansunsilencetenduetgêné.

—Ilfautqu’onparle,dit-ildèsquelaporteserefermederrièrenous.Toutdesuite.Jenesaispass’ilagitentantque«Will».Jenecomprendspassonangled’attaque.J’ignoresije

doisluiobéirouluimettremonpoingdanslafigure.Jen’avancepastrèsloindanslasalle,croiselesbrasettented’avoirl’airagacé.

—Alors,parle!jelance.—Putain,Lake!Jenesuispastonennemi.Arrêtedemedétester.C’estbien,Will.Jemeprécipiteverslui,lesbraslevésensignedefrustration.—Arrêter de te détester ? Il faudrait savoir ce que tu veux,Will !Hier soir, tum’as demandé

d’arrêter de t’aimer, et maintenant, tu me demandes d’arrêter de te détester ? Tu me dis de ne past’attendre,pourtanttutecomportescommeungaminimmaturequandj’acceptedesortiravecNick!Tuveuxquej’agissecommesijeneteconnaissaispas,maistuviensmechercheràlacantineauvuetsudetous!Ilyacemurentrenous,commesionétaitdespersonnesdifférenteschaquefois.Çamefatigue!Je

nesaisjamaisquandtuesWillouM.Cooper.Etjenesaisvraimentpasquandmoi,jesuiscenséeêtreLakeouLayken.

J’enaimarredemeprêter àcepetit jeu. Je suis épuisée. Jem’affale sur la chaiseque j’occupependantsescours,incapablededéchiffrercequ’ilpense.Ilnebougepas.Ilnelaisserientransparaître.Ilpassedevantmoiàpaslentsets’assoitderrièremoi.Jerestetournéeversletableau.C’estluiquisepencheenavantpourmurmureràmonoreille.Jemecrispeetmoncœurseserre.

—Jenepensaispasqueceseraitsidur,dit-il.Jeneveuxpasqu’ilaitleplaisirdevoirleslarmesquicoulentsurmesjoues.—Jesuisdésolépourcequeje t’aidit toutà l’heureàproposdejeudi,poursuit-il.Maisj’étais

sérieux. Je sais que tu auras besoin de quelqu’un pour garder Kel, et j’ai demandé à tout le monded’assisteràunesoiréeslam.Jen’auraispasdûréagirainsi.C’estpourçaquejet’aidemandédevenirici.Jevoulaism’excuser.Çaneseproduiraplus.Jetelejure.

Tout à coup, laporte s’ouvre.Will se redressevivement.Songeste surprendEddie, et ellenousobserve avec curiosité depuis l’entrée.Elleporte le sac àdosque j’ai oublié à la cantine.Comme ilm’estimpossiblededissimulermeslarmes,jedétournelatête.Detoutefaçon,onnepeutrienfairepourdissiperl’atmosphèretenduequiplaneentrenous.

Eddielèvelesmainsensigned’excusesetposedoucementmonsacsurlebureauàcôtédelaporte.Ellesortdelasalleenmurmurant:

—Pardon…continuez.Ellerefermederrièreelle.Willsepasselesmainsdanslescheveuxetsemetàfairelescentpas.—Ilnemanquaitplusqueça,marmonne-t-il.—Net’enfaispas,Will,luidis-jeenmelevantetenattrapantmonsac.Siellemeposelaquestion,

je luidiraique tum’asengueuléeparceque j’aidit lemot«connard».Et« salopard».Et« têtedenœud».Et«enfoi…»

—J’aisaisi!J’ailamainsurlapoignéelorsqu’ilappelleunedernièrefoismonnom.Jemefige.—Jevoulaisaussim’excuser…pourhier,précise-t-il.Jemetourneverslui.—Tut’excusespourcequis’estpassé?Oupourlafaçondonttuyasmisfin?Ilpenchelatêtesurlecôtéethausselesépaulescommes’iln’avaitpascomprismaquestion.—Lesdeux.Çan’auraitjamaisdûarriver.—Enfoiré,jetermine.

Quandjedémarre,maJeepémetunronronnementfamilier.Çaaussi,çam’énerve.J’abatslepoing

surlevolant.Ilyatellementdechosesquej’aimeraischanger.J’aimeraisnepasavoirrencontréWilllorsquejesuisarrivéeici.Toutauraitététellementplussimplesijel’avaisvudansunesalledeclassepourlapremièrefois.Non,enfait,j’aimeraisqu’onnesoitjamaisvenushabiteràYpsilanti.J’aimeraisquemonpèresoitvivant.J’aimeraisquemamèrenerestepasaussivaguesurses«courses».J’aimerais

queCauldernesoitpastouslesjourscheznous.Chaquefoisquejelevois,jepenseàWill.J’aimeraisqueWilln’aitpasfaitréparermaJeep.Jenesupportepasqu’ilaitdesgestesattentionnéscommecelui-ci.Ce serait beaucoupplus facilede ledétester s’il était comme je l’ai décrit dansmonpoème.MonDieu,jen’arrivepasàcroirequejel’aietraitédetouscesnoms.Non,enfait,jen’aiaucunregret.

Jevaischercherlesgarçonsàl’écoleetlesramèneàlamaison.JesuisarrivéeplustôtqueWill,aujourd’hui,maisilesthorsdequestionquejel’attendeàlafenêtre.Cetempsestrévolu.

—OnvachezCaulder,mecrieKelenclaquantlaportière.Génial.Enpassantdanslecouloir,j’entendsmamèreparleràquelqu’undanssachambre.Jem’arrêtesurle

seuil. Seule sa voix résonne. Elle est au téléphone.D’habitude, je n’écoute jamais ses conversations,mais son récent comportementmepousseà l’indiscrétion.Àmoinsque jene sois enpleine rébellion.Danstouslescas,jecollel’oreillecontrelaporte.

—Jesais.Jesais.Jeleurenparleraibientôt,dit-elle.Non,jecroisqu’ilvautmieuxquejelefasseseule…Biensûr.Jet’aimeaussi.

Elleraccroche.Jeretournedansmachambresurlapointedespieds,fermelaportederrièremoietm’effondreparterre.

Septmois.Ilneluiafalluqueseptmoispourpasseràautrechose.Ilestimpossiblequ’ellevoiedéjà quelqu’un d’autre, c’est trop tôt. Pourtant, lesmots que j’ai entendus sont très clairs. Je suis deretouràlacasedépart:ledéni.

Commenta-t-ellepu?Enplus,ilveutdéjàqu’ellenousleprésente?Ilnemeplaîtpas.Etpuis,ellenemanquepasd’air.Commenta-t-ellepuparlerdecettemanièreàWillquandcequ’ellefaitestaussidéplorable,voirepire?Lapremièreétapeesttrèsbrève.Jepassedirectementàladeuxième:lacolère.

Jedécidedenepasluienparlertoutdesuite.Ilfautd’abordquej’enapprenneplus.Jeveuxavoirl’avantagedanscettesituation,etçavameprendredutemps.

—Lake?Tuesrentrée?Ellefrappeàmaporte.Jedoisroulersurlecôtéetmeleverpouréviterdeprendreuncoupquand

elleouvre.Enmevoyantsauter,ellem’adresseunregardétonné.—Qu’est-cequetufais?medemande-t-elle.—Jem’étire.J’aimalaudos.Commeellen’ycroitpasuneseconde,jetendslesbrasenarrière,lesmainsjointes.—Prendsdel’aspirine,medit-elle.—OK.— Je suis de repos ce soir, mais j’ai beaucoup de sommeil à rattraper. Je n’ai pas dormi

aujourd’hui.Jevaismecoucher.TupeuxvérifierqueKelprendsonbainavantd’alleraulit?—Biensûr.Onavancetouteslesdeuxdanslecouloir.—Attends…Maman?Ellesetourneversmoi.Sespaupièressefermentdéjàtoutesseulessursesyeuxrougis.

—Jesorsjeudisoir,çanetedérangepas?Ellemedévisaged’unairméfiant.—Avecqui?—Eddie,GavinetNick.—Troisgarçons?Horsdequestion.—Maisnon,Eddieestune fille.Onestamies.Gavinest soncopain,etonaorganiséundouble

rendez-vous.J’yvaisavecNick.Sonregards’illuminelégèrement.—Oh.C’estbien.(Ellesouritenouvrantlaportedesachambre.)Attends,reprend-elle.Jetravaille

lejeudi.Quivas’occuperdeKel?—Willfaitappelàunebaby-sittercejour-là.Ilm’aproposédedéposerKelchezlui.Elleparaîtrassurée…l’espaced’uneseconde.—Will est d’accordpourpayerunebaby-sitter ?Pour surveillerKel ?Pendant que tuvas àun

rendez-vousgalant?Mince.Jen’aipasréfléchiaufaitqueçapourraitsemblerlouche.—Maman,çafaitdessemaines,maintenant.Onn’estsortisqu’uneseulefoisensemble.C’estdéjà

oublié.Ellemedévisageuninstant.—Mouais,fit-elleenentrantdanssachambre,peuconvaincue.Sesdoutesm’apportentunsentimentdesatisfaction.Ellepensequejeluimens.Maintenant,onest

quittes.

—Jesèchelatroisièmeheure,aujourd’hui,dis-jeàEddieensortantducoursd’histoire.—Pourquoi?—Jen’enaipasenvie. J’aimalà la tête. Jepenseque jevaisallerm’asseoir surunbancpour

prendrel’air.Jemetourneendirectiondelacourquandellem’attrapelebras.—Layken?Est-cequeçaaunrapportaveccequis’estpasséhiermidi,avecM.Cooper?Toutva

bien?Jeluiadresseunsourirequiseveutrassurant.—Oui,oui.Çava.Ilvoulaitjustemedemanderd’éviterd’utiliserunvocabulaireaussiimagédans

sasalledeclasse.Leslèvrespincées,elles’éloigneaveclamêmeexpressionindécisequ’arboraitmamèrehier.Lacourestvide.Jesupposequelesautresélèvesn’ontpasbesoindeprendrededistanceavecle

prof dont ils sont secrètement amoureux. Jem’assieds sur unbanc et sorsmonportable demapoche.Rien.Jen’aiparléqu’uneseulefoisàKerrisdepuisquej’aiemménagéici.AuTexas,elleétaitmonamielaplusproche.Cen’étaitpas réciproque.C’est trèsbizarrede savoirque sameilleureamieenauneautrequesoi.Pendantlongtemps,jemesuisditquejen’avaispeut-êtrepasétéassezprésentepourelle

mais,enréalité,cen’étaitpasvraimentleproblème.Lavérité,c’estquejenesuispastrèsdouéepourécouter.Nipourpartager.

—Jepeuxmejoindreàtoi?Jerelèvelatête.Eddies’assoitsurlebancfaceàmoi.—Lesâmesenpeineserencontrent.—Âmesenpeine?Pourquoiest-cequ’onseraitmalheureuses?Tuasunrendez-vousdemainettu

m’asmoipourmeilleureamie.Meilleureamie.Sansdoute.J’espère.—TunepensespasqueWillvavenirnouschercher?jedemande.Ellepenchelatêtesurlecôté.—Will?TuveuxparlerdeM.Cooper?Oh,monDieu,jel’aiappelé«Will»,alorsqu’ellesedoutedéjàdequelquechose.Jesourisetlui

sorslapremièreexcusequimepasseparlatête.—Oui,M.Cooper.Onappelaitlesprofsparleurprénomdansmonancienlycée.Ellenerépondpas.Elleestentraindegratterlapeinturedubancavecsononglebleu.Lesautres

onglesdesesmainssontverts.C’estleseulàêtredifférent.—Jevaisdirequelquechose,dit-elled’unevoixcalme.Peut-êtrequejemetrompe,peut-êtrepas.

Danstouslescas,jeneveuxpasquetum’interrompes.Jehochelatête.— Je crois qu’hiermidi, ce à quoi j’ai assisté était plus qu’une simple remontrance pour avoir

utiliséunvocabulaireinapproprié.Àquelpoint,jen’ensaisrien,ettrèsfranchement,cenesontpasmesaffaires.Jeveuxjustequetusachesquetupeuxteconfieràmoi.Jenerépéterairienàpersonne.Jen’aipersonneàenparleràpartGavin,detoutefaçon.

—Personne?Pasdemeilleurami?Nidefrèresetsœurs?J’espèrechangerdesujet.—Non.Ilesttoutcequej’ai,dit-elle.Enfin,enthéorie,situveuxtoutsavoir,j’aidéjàeudix-sept

sœurs,douzefrères,sixMamansetseptPapas.Jen’arrivepasàdéterminersielleplaisante,jem’abstiensdoncderire.Onnesaitjamais.—Famillesd’accueil,m’explique-t-elle.C’estmaseptièmemaisonenneufans.—Oh,jesuisdésolée.Jenesaispasquoidired’autre.—Nelesoispas.JevischezJoeldepuisquatreans.C’estmonpèred’accueil.Çafonctionnebien.

Jesuissatisfaitedecequej’ai,etlui,ilperçoitsonchèque.—Est-cequetuasdesliensdusangavecl’undetesvingt-neuffrèresetsœurs?Ellerit.—C’estbien,tusaiscompter!Non,jesuisfilleunique,néed’unemèreavecunepassionpourle

crackbasdegammeetlesbébésdontonpeuttirerunbonprix.Elleserendcomptequejenelasuisplus.

—Elle a essayé deme vendre.Ne t’inquiète pas, personne n’a voulu demoi.Ou alors, elle endemandaittrop.Quandj’avaisneufans,ellem’aproposéeàunedamesurleparkingdeWalmart.Elleluiaracontéunehistoirelarmoyantecommequoiellenepouvaitpass’occuperdemoiettoutletoutim.Elleluia faitunbonprix : ellevoulaitmecéderpourcentdollars.Cen’étaitpas lapremière foisqu’ellefaisaitçadevantmoi.Çacommençaitàm’agacer,alorsj’airegardélafemmedroitdanslesyeuxetjeluiaidit:«Vousavezunmari?Jepariequ’ilestcanon!»Mamèrem’afrappéeparcequej’avaistoutfaitrater.Ellem’aabandonnéesurleparking.Ladamem’adéposéeaucommissariat.Jenel’aiplusjamaisrevue.

—MonDieu,Eddie.Çaparaîtincroyable.—Etpourtant,c’estlavérité.Jem’allongesurlebancpourcontemplerleciel.Ellem’imite.—Tum’asditqu’Eddieétaitunprénomcourantdanstafamille,jecontinue.Dequellefamilletu

parlais?—Nerispas.—Commentjefais,sijetrouveçadrôle?Ellelèvelesyeuxauciel.—Ma première famille d’accueil avait le DVD d’un comique. Eddie Izzard. J’étais persuadée

d’avoirsonnez.J’airegardésonspectacledescentainesdefois,enimaginantqu’ilétaitmonpère.Aprèsça,j’aidemandéàtoutlemondedem’appelerEddie.J’aiessayéIzzardpendantuncertaintemps,maisçan’apasmarché.

Onéclatetouteslesdeuxderire.Jeretiremavesteetm’ensersdecouverture,lesbrasàl’intérieur,maisàl’envers.Jetenteainsideréchaufferlespartiesdemoncorpsexposéesaufroidtroplongtemps.Jefermelesyeux.

—J’avaisdesparentsgéniaux,jesoupire.—Avais?—Mon père estmort il y a septmois.Mamère a voulu déménager pour des raisons soi-disant

financières,maisjenesuispassûrequ’elleaitétéentièrementhonnête.Ellevoitdéjàquelqu’und’autre.Alorsoui,pourlemoment,jepréfèreemployerlepassé.

—C’estnul.Chacune médite sur les cartes qui lui ont été distribuées. Les miennes ne sont absolument pas

comparablesauxsiennes.Quandjepenseauxchosesqu’elleadûvoir…Eddieavait lemêmeâgequeKelquandelleaétéplacéeenfoyerd’accueil.Jenesaispascommentellefaitpourêtreaussioptimisteetpleinedevie.Onrestesilencieuses.Autourdenous,toutestcalme.Jemedemandeaufonddemoisic’estcequ’onressentquandonaunemeilleureamie.

Auboutd’unmoment,elles’assoitsurlebanc,étiresesbrasetbâille.—Tusais,toutàl’heure,quandjet’aiditquetoutcequiimportaitàJoel,c’étaitsonchèque?Ce

n’est pas vrai. C’est un type bien. Parfois, quand la conversation devient trop intense, mon côtésarcastiqueprendledessus.

Jeluisouris.Jecomprendscequ’elleveutdire.—Mercid’avoirséchéavecmoi.J’enavaisbesoin.—Mercid’enavoireubesoin.Çam’afaitdubienaussi.EtpourNick…ilesttrèsgentil,maisce

n’estpasunmecpourtoi,j’aicompris.J’arrêteraidet’embêteravecça.Parcontre,tuviensquandmêmeavecnousdemainsoir.

—Jesais.Sijenevienspas,ChuckNorrismeretrouveraetmemettralaracléedemavie.Jeremetsmavestedanslebonsens,nousnousdirigeonsverslaportepuisempruntonslescouloirs.—Aufait,siEddieestunnomquetuaschoisi,c’estquoi,tonvraiprénom?jeluidemandeavant

qu’onsesépare.Ellesouritethausselesépaules.—Pourl’instant,c’estEddie.

8

J’aimeraisdesamisQuimelaisseraientÊtreseulquandj’ai

Besoindel’être.THEAVETTBROTHERS,«ThePerfectSpace»

—OùestMaman?jedemandeàKel.Ilfaitsesdevoirssurlebar.—Ellenousadéposés,Caulderetmoi.Elleaditqu’elleseraitderetourdansdeuxheures.Elle

veutquetucommandesdespizzas.Sij’étaisrentréequelquessecondesplustôt,jel’auraissuivie.—Ellet’aditoùelleallait?—Tupeuxleurdemanderdemettrelespepperonisouslasauce,cettefois?—Elleestalléeoù?—Non,enfait,demande-leurdemettrelespepperonienpremier,puislefromage,etenfinlasauce.—Putain,Kel!Elleestalléeoù?Lesyeuxécarquillés, ildescenddutabouretetmarcheàreculonsvers laporte.Ilsepenchepour

mettreseschaussures.C’estlapremièrefoisquejeluiparlecommeça.—Passaisneje.Caulderchezvaisje.—Rentreà18heures.Tapizzaseraprête.Je décide de commencer par me débarrasser de mes devoirs.M. Hanson est peut-être à moitié

aveugleetsourd,maisilcompenseparlaquantitéastronomiquedetravailqu’ilnousdonne.Jelesfinisenuneheure.Iln’estque16h30.

J’enprofitepourjouerauxdétectives.Jesuisdéterminéeàdécouvrircequemamèrefaitetavecqui.Jepasseaucriblelestiroirsdelasalledebains,lesplacards,lesrangementsdanslecouloir.Rien.Jen’aijamaisfouillédanslachambredemesparents,avant.Jamais.Ilyaunepremièrefoisàtout.J’enfaisdesexpériences,cetteannée!J’entreetrefermelaportederrièremoi.

Toutestcommedans leuranciennechambre : lesmeubles, le tapisbeige.Si lasuperficien’avaitpasétépluspetite,jen’auraispaspufaireladifférenceentrecettepièceetcellequ’ellepartageaitavecmonpère.Jeregarded’abordàl’endroitleplusévident:sontiroiràsous-vêtements.Jen’ytrouverien.Je m’approche du lit et ouvre le tiroir de sa table de chevet : masque pour les yeux, stylo, crèmehydratante,livre,morceaudepapier…

Unmot.Jelesorsetledéplie.Ilaétéécritàl’encrenoire,centréaumilieudelafeuille.C’estunpoème.

Julia,Unjour,jetepeindraiunmondeUnmondeoùlessouriresnedisparaissentjamaisUnmondeoùlesriresrésonnentsansarrêtEnfondsonoreCommeun45tours.JelepeindraiaucoucherdusoleilToi,danstondéshabillévermeilQuandtonsourireseferamoroseJedessineraisurteslèvresclosesJ’auraiterminéaupetitmatinEttuteréveillerasavecunsouriretoutfraisTuverrasquejeterminetoujourscequej’aicommencéCemondequej’aipeintsurtonmenton…

C’estpathétique.Cemondequej’aipeintsurtonmenton?Commeunquarante-cinqtours?C’estquoi,ça?Unvieuxdisque?Etdepuisquandonmetdeschiffresarabesdansunpoème?Jenesaispasquiestl’auteur,maisjenel’aimepas.Jeledéteste,même.Jereplielafeuilledepapieretlareposeàsaplace.

Ensuite,j’appelleGettypourcommanderdeuxpizzas.Mamèresegaredansl’entréeaumomentoùjeraccroche.C’est l’occasionrêvéedeprendreunedouche.Jem’enfermedanslasalledebainsavantqu’elleentre.Jeneveuxpasvoircetteexpressionsursonvisage.L’expressionquidit:«Jesuisentraindetomberamoureuse.»

***

—Qu’est-cequec’estqueça?s’exclamemamèreenouvrantuncartondepizza.—C’estcelledeKel.Elleestàl’envers,j’explique.

Ellelèvelesyeuxaucielens’emparantdelasuivante.Safaçond’examinertouteslespartspourtrouverlameilleurem’exaspère.Ellesfonttoutespartiedelamêmepizza!

—Choisis-enune,qu’onenfinisse,dis-jed’untonsec.Ellegrimace.—Çanevapas,toi,aujourd’hui.Tuasmangé?Turâlesencoreplusqued’habitude.Ellesoulèveunepartdepizzaetmelatend.Jelajettedansmonassietteavantdemelaissertomber

suruntabouretdevantlebar.Kelarriveencourantenarrière.—Làestpizzala?demande-t-iljusteavantdeseprendrelespiedsdansletapisetdetomber.—Kel,grandisunpeuàlafin!jelance.Mamèremeregardedetravers.—Lake!Qu’est-cequit’arrive?Situasquelquechoseàdire,vas-y.Jepoussemonassietteetmelève.Jenepeuxplusfairesemblant.—Non,Mère!Jen’airienàdire.Contrairementàd’autres,jenefaispasdecachotteries.Ellelaisseéchapperunlégerhoquetdesurprise.Cettefois,çayest.Ellesaitquejesais.J’attends qu’elle se défende, qu’elleme crie dessus, qu’elle se batte, qu’ellem’envoie dansma

chambre… N’importe quoi. Ce n’est pas ce qui se passe quand on arrive à la confrontation ? Audénouement?

Aulieudequoi,elletournelatêteetattrapel’assiettedeKel,qu’elleremplitdepizzaàl’envers.Jemereplieendirectiondemachambreetclaquelaporte.Encoreunefois.Combiendeportesai-

jeclaquéesdepuisnotrearrivéeici?Jen’arrêtepasd’entreretdesortir,énervéeaprèsquelqu’un.Willsedéfouleavecleslam.Moi,aveclesportes.

Lorsquej’ouvrelesyeux,monréveilclignote.Iladûyavoirunecoupuredecourantpendantlanuit.Malgrél’heurematinalequ’ilestcenséêtre,lesoleilestdéjàhautdansleciel.Jejetteuncoupd’œilàmon portable par acquit de conscience. J’en étais sûre : on est en retard. Sautant du lit, j’enfilerapidementdesvêtements,mebrosselesdentsetm’attachelescheveux.Pasletempsdememaquiller.JeréveilleKeletlepressepourqu’ils’habillependantquejerassemblesesaffaires.Pasletempspouruncafénonplus.

—Maisjevaisàl’écoleavecCaulder,lematin,seplaint-iltandisqu’onboutonnenosvestes.—Pasaujourd’hui.Onestenretard.Jecomprends toutde suitequ’onn’estpas les seuls lorsque j’aperçois lavoituredeWilldevant

chezlui.Génial.Jenepeuxquandmêmepaspartirsanslesréveiller.—Kel,vafrapperchezeuxetréveille-les.Ilcourtde l’autrecôtéde larueetmartèle laportependantque jemets lemoteurdemaJeepen

marche.Lechauffageàfond,jegrattelegivresurlesvitres.JetermineàpeinelorsqueKelrevientversmoi.

—Personnenerépond.Jecroisqu’ilsdormentencore.C’estpasvrai!Jeluitendsl’outilpourgratterenluidisantdemonterdanslavoiture.Puisjeme

mets en route vers la maison deWill. Comme Kel a déjà essayé la porte, je me dirige du côté des

chambres. J’ignore laquelle est celle deWill, alors je frappe sur les trois fenêtres en espérant tirerquelqu’undusommeil.

Deretourdevantlaported’entrée,celle-cis’ouvreàlavoléeetWillapparaît,unemainenvisièrepourseprotégerdusoleil,torsenu.J’aidéjàtouchécesabdos…Jemeforceàdétournerleregard.

—Coupuredecourant.Onnes’estpasréveillés,luidis-je.C’estétrangededire«on».J’ail’impressiond’insinuerqu’onfaittoutensemble.—Hein?(Ilsefrottelevisaged’unairfatigué.)Quelleheureilest?—Pasloinde8heures.Cettefois,ilcomprendlesérieuxdelasituation.—Merde!s’exclame-t-ilensesouvenantdequelquechose.J’aiuneréunionà8heures!Ilretourneàl’intérieurenlaissantlaporteouverte.Jepasselatêtedansl’entrebâillement,sansoser

entrer.—Tuveuxquej’emmèneCaulderàl’école?jecrie.Ilrevientdanslecouloir.—C’estvrai?Tupeux?Çanetedérangepas?Ilal’aircomplètementcatastrophé.Ilaunecravateautourducou,maistoujourspasdechemise.—Non,çanem’ennuiepas.Sachambreestoù?Jevaisl’aideràsepréparer.—Ohoui,çam’aiderabeaucoup,merci.Lapremièresurlagauche.Merci.Ildisparaîtdenouveau.Jemedirigedanslachambredesonfrèreetlesecouepourleréveiller.—Caulder,jet’emmèneàl’école.Ilfautquetut’habilles.J’aidelepetitgarçonenapercevantdetempsentempsWillquifaitdesallers-retours.Auboutd’un

moment,laported’entréesereferme,suivied’uneportièredevoiture.Ilestparti.Jesuistoujourschezlui.C’estgênant.

—Tuesprêt,bonhomme?—J’aifaim.—Ahoui,àmanger.Voyonsvoir.Je jette un coup d’œil dans les placards de la cuisine. Les boîtes de conserve sont rangées par

marque. Il y a des tonnes de pâtes. C’est facile à cuisiner, je suppose. Tout est très propre. Ça neressemblepasàlacuisined’unhommedevingtetunans.J’aperçoisuneboîtedebarreschocolatéesau-dessusdufrigo.J’enprendsunepourKeletunepourCaulder.

J’ai une demi-heure de retard au premier cours. Je décide d’attendre dans ma Jeep. C’est ladeuxièmeheurequejerateendeuxjours.Jedeviensunevraierebelle.

Quandjem’assoisenhistoire,Eddies’installederrièremoi.—Tusècheslesmathsettunemeledismêmepas?murmure-t-elledansmondos.Jemeretourne.Ellebaisseaussitôtlatêteavecunemouedéçue.—Oh.Pannederéveil.Monmaquillage.J’aioubliéd’apportermonmaquillage.Eddieenfouitlamaindanssonsaceten

sortunetrousse.Ellealudansmespensées.Çasertàça,unemeilleureamie,non?—Monhéros,dis-jeenluiempruntant.J’ensorsdumascara,durougeàlèvresetunmiroir,puisj’appliqueletoutrapidementavantdeles

luirendre.Àlatroisièmeheure,lorsqu’onentreencours,Willcroisebrièvementmonregardetmeremercie

tacitement.Jehausselesépaulesensouriantpourluifairecomprendrequecen’estpasgrand-chose.Eddieme

pincelebrasenpassantprèsdemoi.Elleatoutvudenotreéchange.Àlevoir,onnediraitvraimentpasqueWills’estpréparéenmoinsdetroisminutes.Sonpantalon

noirn’estpasfroissé,sachemiseestparfaitementrentréeà l’intérieur.Sacravate…Oh,monDieu,sacravate!J’éclatederire.Ilsetourneversmoi.Ilnes’estsansdoutepasrenducomptequ’ilavaitenfilésacravateenpremier,cematin;elleestàpeinevisiblesoussachemiseblanche.Jesecouemoncolenpointantledoigtdanssadirection.Ilbaisselatêteettapotesontorseàl’endroitoùsacravateauraitdûsetrouver.Riantàsontour, ilse tournevers le tableaupourremédieràsesproblèmesvestimentaires.Lesautresélèvessontencoreentraindeprendreplaceetdediscuter,maisjesaisqu’Eddieaassistéàtoutelascène.Sonregardmebrûleledos.

***

Àlacantine,Nicks’affalesurlachaisevoisine.Eddies’assoitenface.Jem’attendaisàcequ’ellefasselatête,maiscen’estpaslecas.Elleestaussiexubérantequed’habitude.Elleensaitdéjàtrop.J’aipeurqu’elleinterprètelasituationdetravers.Jesuisarrivéeaulycéeenretard;Wills’estvisiblementhabillédansl’urgence.Elleauraittouslesdroitsdemebombarderdequestions,pourtant,ellen’enfaitrien.Jelarespectepourça…parcequ’ellemerespecte,moi.

—Hé,lanouvelle,onpartàquelleheure?demandeNickenassemblantsesdeuxplateaux.—Jenesaispas.Quiconduit?—Moi,répondGavin.Nicksetourneverslui.—Pasquestion,monpote.Onprendlavoituredemonpère.Ilesthorsdequestionquejemonte

danstaMerde-cedes.—Merde-cedes?jem’enquiersauprèsdel’intéressé.—Mavoiture,répondGavin.—Tuhabitesoù,Layken?medemandeEddie.Jesuisétonnéequ’ellenemel’aitpasdemandéàl’instantoùons’estrencontrées.—Moi,jesais,ditNick.Jel’airamenéechezelle,ladernièrefois.C’estdanslamêmeruequeM.

Cooper.Oniralachercherendernier.CommentNickest-ilaucourant?Jebaisse la têteversmonassietteetmélangemapurée touten

évitantleregardappuyéd’Eddie.

***

NicketGavinsontassisà l’avant. Jemontedoncà l’arrièreavecEddie.Lorsque jem’installeàcôtéd’elle, ellemesourit.Ellenecomptepasme forcerà luiparler. Je laisseéchapperunsoupirdesoulagement.

—Layken,onabesoindetonaide,ditGavin.Tuveuxbiennousdépartager?—J’adorelesdébats.Vas-y!jerépondsenattachantmaceinture.—Nick,iciprésent,estpersuadéqu’iln’yaquedestornadesauTexas.Ilditquel’Étatnesubitpas

d’ouraganparcequ’iln’estpassituéauborddelamer.Apprends-luilavie.—Ehbien,iladoublementtort,jerétorque.—Cen’estpaspossible,ditNick.—Ilyadesouragans,jepoursuis.TuasoubliéunlégerdétailappeléleGolfeduMexique.Etil

n’yapasdetornade.Maréponselesalaisséspensifs.—Maissi,ilyadestornades!insisteGavin.—Non,dis-je.C’estunmythe,Gavin.ToutçaparcequeChuckNorrisn’aimepassedéplaceren

bus…Ilyaunmomentde silence,puis tout lemondeéclatede rire.Eddie se rapprochedemoi sur la

banquettearrièreetposelamaincontremonoreillepourmemurmurerquelquechose.—Ilestaucourant.Le souffle court, je repense à la conversation qu’on vient d’avoir pour comprendre de quoi elle

parle.—Quiestaucourantdequoi?jedemandeauboutd’unmoment.—Nick.Ilsaitquetun’espasintéressée.Ill’abienpris.Doncnetemetspaslapression.Onsort

entreamis,cesoir.Je suis soulagée. Vraiment. J’avais déjà commencé à réfléchir à une façon de le repousser en

douceur.

Jen’aimêmepasgoûtéauxpizzasquej’aicommandéeschezGettyhier.Jeleregrette:ellessontdivines.Onaétéobligésd’enprendredeuxparcequeNickenmangeuneentièreàluitoutseul.Jusqu’àmaintenant,jen’aipaseuletempsdepenseràmamère.Et(presquepas)àWill.Jem’amuse.Çafaitdubien.

—Gavin,quelleestlachoselaplusstupidequetuaiesfaite?demandeNick.Ons’arrêtetousdeparler.—Jenepeuxenchoisirqu’une?ditGavin.—Uneseule,oui.Laplusstupided’entretoutes,répondNick.—Hummm…C’est sûrement la fois où je suis allé rendrevisite àmesgrands-parentsdans leur

ranchàcôtédeLaramie,dansleWyoming.J’avaisunegrosseenviedepisser.Cen’estpasgraveensoi:

jesuisunmec.Jepeuxmesoulagern’importeoù.Non,leproblème,c’estquec’étaitmontour.—Dequoifaire?jedemande.—Degagnerlepari.Mesfrèreslançaienttoutletempsdesdéfis.Maiscommej’avaisseptansde

moinsqu’eux,ilsétaienttoujoursplusfortsquemoi.Cejour-là,ilsm’avaientditquejenepouvaispasportermesbottesencaoutchoucparcequ’ellesétaientencoremouillées,alorsj’aimismeschaussuresderando.Eux,biensûr,avaientleursbottes.Ledéfi,c’étaitdepissersurlaclôtureélectrique.

—Tun’aspasfaitça,ditEddieenriant.—Attends,cen’estpasfini,moncœur.Ilyamieux.Ilssontpassésenpremier.J’aitoutdesuite

comprisquelecaoutchoucn’étaitpasconducteuretqu’ilsnesentaientrien.Moi,parcontre,jen’avaispascettechance.Lechocm’afaittomberenarrière.J’étaisentraind’essayerdemereleverenpleurantquandj’aiglissé.Mabouchearencontrélaclôture.Croyez-moi,lasaliveetl’électriciténefontpasbonménagenonplus.Malangues’estmiseàgonfleretmesfrèresontpaniqué. Ilssontalléscherchermesparentsenmelaissantallongéparterre,incapabledebouger,aveclabitequipendaitdupantalon.

Eddie,Nicketmoirionssifortqu’ons’attiredesregardsnoirsdesautresclients.EddiesècheseslarmeslorsqueGavinluiannoncequec’estsontour.

—Jesupposequec’estquandjet’airenverséenvoiture,dit-elle.—Pardon?demandeGavin.—Quoi?C’estça!C’estlachoselaplusstupidequej’aiejamaisfaite.—Etcequis’estpasséaprès?Parle-leur-en!Ilrit.—Onesttombésamoureux.Fin.Elleestvisiblementgênéedessuitesdel’accident.—Tuesobligéedenousledire,maintenant,jerétorque.—OK.Çafaisaitdeuxjoursquej’avaismonpermis.Joelm’avaitautoriséeàalleraulycéeavecsa

voiture,alors je faisais trèsattention. J’étaisconcentrée.QuandJoelm’aapprisàconduire, iln’apasarrêté deme répéter de soignermesmanœuvres. Il déteste les gens qui s’y prennent à plusieurs fois.J’étaismêmepersuadéequ’ilallaitenvoyerquelqu’unpourmesurveiller.Jevoulaisdoncêtreparfaite.J’étais focalisée sur ce seul et unique but. Je n’aimais pas la façon dont jem’étais garée la premièrefois…

—Niladeuxième,latroisièmeoulaquatrième,intervientGavin.Eddieluisourit.—Alors,lacinquième,j’étaisdéterminéeàréussir.J’aireculéunpeupluspourêtresûred’avoir

un bon angle quand c’est arrivé. J’ai senti un choc. Je me suis retournée. Il n’y avait personne. J’aicommencéàpaniquer,pensantquej’avaispeut-êtretouchélavoitured’àcôté.J’aicontinuéàreculeretjesuisalléechercheruneautreplacepluslargepourexaminerlacarrosserie.Jemesuisgaréeetjesuissortie.C’estlàquejel’aivu.

—Tul’as…traînéavectoi?J’aidumalàretenirmonfourire.

—Surdeuxcentsmètres.Quandjel’airenversé,sonpantalons’estcoincédansmonpare-chocs.Jeluiaicassélajambe.Joelavaittellementpeurquesesparentsnousattaquentenjusticequ’ilm’aobligéeàluiameneràmangertouslesjoursàl’hôpitalpendantunesemaine.C’estlàqu’onesttombésamoureux.

—Tuasdelachancedenepasl’avoirtué,faitremarquerNick.Tuauraisétéenferméepourdélitdefuiteetpourhomicideinvolontaire.LepauvreGavinseraitdixpiedssousterreàl’heurequ’ilest.

—Sixpiedssousterre!Jeris.—Même si je meurs d’envie d’entendre ton histoire, Layken, ça devra attendre. On va être en

retard,ditEddieenselevantdubanc.

Danslavoiture,Eddiesortdelapochearrièredesonpantalonunefeuilledepapierpliée.—Qu’est-cequec’est?jeluidemande.—Monpoème.Jeparticipeauslam,cesoir.—C’estvrai?Waouh,tuasducourage.—Pasvraiment.Lapremière foisqu’onestallés là-bas,Gavinetmoi, jemesuispromisdeme

lanceravantmesdix-huitans.Monanniversaireestlasemaineprochaine.QuandM.Coopernousaditqu’onn’auraitpasd’examenfinalsionparticipait,jel’aivucommeunsigne.

— Moi, je vais dire que j’en ai récité un. M. Cooper n’en saura rien. Je doute qu’il soit là,intervientNick.

—Nefaispasça,rétorqueGavin,ilseralà.Ilesttoujourslà.Monventrepourtantremplidepizzassecreusedenouveau.Jemefrottelesmainssurmonpantalon

etfixeuneétoiledansleciel.J’attendsqu’ilschangentdesujetpourmejoindreàlaconversation.—Vaughns’estvraimentfoutuedelui,entoutcas,ditNick.Jetournelatêteverslui.Envoyantmonintérêtpourlaquestion,Eddierepliesafeuilledepapieret

larangedanssapoche.—C’estsonex,m’explique-t-elle.Ilsontétéensemblelesdeuxdernièresannéesdelycée.C’était

lecouplephare.Lareinedubaldepromoetlastardufoot…—Dufoot?Iljouaitaufoot?Jesuischoquée.Çaneluivapasdutout.—Ohoui:ilaétélastardesquarterbackspendanttroisans,reprendNick.Onvenaitd’entrerau

lycéequandilétaitendernièreannée.Ilétaitplutôtsympa.—OnnepeutpasendireautantdeVaughn,ditGavin.—Pourquoi?C’étaitunegarce?jedemande.— Très franchement, elle n’était pas si mauvaise que ça, au lycée. Non, le problème, c’est ce

qu’elleluiafaitaprès.Quandsesparents…Lavoixd’Eddiesebrise.—Qu’est-cequis’estpassé?J’ail’airunpeutropintéressé,jelesaisbien.—Ellel’aplaqué.Deuxsemainesaprèslamortdesesparentsdansunaccidentdevoiture.Ilavait

décrochéuneboursegrâceaufoot,maiselleaétésuspenduequandilestrevenuicipours’occuperdesonpetitfrère.Vaughnacriésurtouslestoitsqu’ellenecomptaitpasépouseruntypesansdiplômeavecungosseàcharge.Voilà.Enl’espacededeuxsemaines,ilaperdusesparents,sacopine,sabourse,etilestdevenututeurlégal.

Jeme tournedenouveauvers la fenêtre. Je neveuxpasqu’Eddievoiemes larmes.Ça expliquebeaucoupdechoses.Çaexpliquepourquoiilapeurdemevolermajeunesse,delamêmefaçonqu’onlaluiavolée.Jem’effacedelaconversationpendantqu’onrouleversDetroit.

—Tiens,murmureEddieenposantquelquechosesurmesgenoux.Unmouchoir.Jeluiserrelamainpourlaremercieravantdem’essuyerlesyeux.

9

SimplefaçondeparlerJ’aiouvertmoncœurengrand

IlsviennentnousregardersaignerEst-cedel’art,commejel’avaisespéré?

THEAVETTBROTHERS,«SlightFigureofSpeech»

Unefoisentréedanslebâtiment,jememetsaussitôtàchercherWillduregard.NicketGavinnousguidentversune tableenpleinmilieude lapistededanse, rienàvoiravec l’espaceconfinéqu’avaitchoisiWillladernièrefois.Lesacrificeadéjàétéfait,etlapremièremancheestbienentamée.Eddiesedirigeverslatabledesjugespourpayersaparticipation,puisrevientversnous.

—Layken,viensauxtoilettesavecmoi,dit-elleenmetirantdemachaise.Unefoisdanslestoilettes,ellemefaitreculerjusqu’auxlavabosetposelesmainssurmesépaules.—Remets-toi,mafille!Onestlàpours’amuser.Ellesort sa trousseàmaquillagedesonsac.Aprèss’êtremouillé lesdoigtssous le robinet,elle

essuielestracesdemascarasousmesyeux.Puisellememaquilleavecsoin,entièrementconcentréesursa tâche.C’est la première fois que quelqu’un d’autre fait cela pourmoi. Ellem’oblige ensuite àmepencheretmecoiffelescheveuxenavant.J’ail’impressiond’êtreunepoupéedechiffon.Quandjemerelèvesoussesordres,ellesemetàtirersurmescheveuxetàlesnouer.Çaal’aircompliqué.Puis,ellereculeetsourit,commesielleadmiraitsonœuvre.

—Voilà.Jemetourneverslemiroir.J’enrestebouchebée.Jen’arrivepasàycroire.Jesuis…jolie.Mes

mèches de devant sont tressées et tombent négligemment sur mon épaule. La teinte douce et ambréequ’elle a appliquée surmespaupières fait ressortirmesyeux.Mes lèvresont été redessinées,mais lacouleurn’estpastrèsvoyante.Jeressembleàmamère.

—Waouh.Tuesdouée,Eddie.—Jesais.Avecvingt-neuffrèresetsœurs,onfinitparapprendrequelquestrucs.

Elle me pousse hors des toilettes et on rejoint les autres. Toutefois, à quelques mètres de noschaises,jemefige.Eddieaussi,étantdonnéqu’ellemetientlamainetquejeviensdelafairetrébucherenarrière.Ellesuitmonregard.ÀnotretablesontassisJaviet…Will.

—Ondiraitqu’onadelacompagnie,dit-elleenmefaisantunclind’œil.Quand elle essaie deme tirer de nouveau en avant, jeme dégage de son étreinte. J’ai les pieds

clouésausol.—Eddie,cen’estpascequetucrois.Jeneveuxpasquetutefassesdefaussesidées.Elleseplacedevantmoietmeprendlesmains.—Jenecroisriendutout,Layken.Maissic’étaitlecas,çaexpliqueraitlatensionflagrantequ’ily

aentrevous,rétorque-t-elle.—Tueslaseuleàtrouverçaflagrant.—Etçaresteraainsi,dit-elleenm’entraînantavecelle.Quandonarriveàlatable,quatrepairesd’yeuxseposentsurmoi.J’aienviedem’enfuir.—Waouh.T’esbonne,faitJavi.Gavinluiadresseunregardnoiravantdemesourire.—Eddieafaitdessiennes,pasvrai?Ilpasseunbrasautourdelatailledemonamieetl’attireàlui,melaissantlivréeàmoi-même.Nick

meproposeunechaise.Jem’yassieds.QuandjemetourneversWill,ilm’adresseunsourireencoin.Jesaiscequeçasignifie.Ilmetrouvejolie.

—Trèsbien, ilnousrestequatre intervenantspourcettepremièremanche.Leprochains’appelleEddie.Oùest-il?

Eddielèvelesyeuxaucieletsemanifeste.—«Elle»!—Oh,désolé.Lavoici.Approchez,mademoiselleEddie.Eddieembrasse rapidementGavinpuismonte sur scèned’unpas léger.Ellen’apas le trac.Son

sourire le confirme.Tout lemonde s’assoit, saufWill. Javiprendplace àmagauche.La seule chaiselibresetrouveàmadroite.Willhésiteavantdes’approcher.

—Qu’est-cequetuvasnousdéclamer,Eddie?demandeleprésentateur.Ellesepencheverslemicroetrépond:—«Ballonrose.»Dèsqueleprésentateurdescenddelascène,Eddieperdsonsourireetseréfugiedanssonmonde.

Jem’appelleOliviaKingJ’aicinqans.Mamèrem’aachetéunballon.Jemesouviensdujouroùelleafranchilaporteavec.Lerubanrosevifpendaitàsonbras,accrochéàsonpoignet.Ellem’asouritoutenledétachantpourl’attacheràmamain.«Tiens,Livie,jel’aiachetépourtoi.»

Ellem’appelaitLivie.J’étaistellementcontente.Jen’avaisjamaiseudeballon.J’envoyaistoujoursaccrochésauxpoignetsdesautresenfantssurleparkingdeWalmart,maisjen’avaisjamaisespéréenavoirunàmoi.Unballonroserienqu’àmoi.J’étaisexcitée!Folledejoie!Heureuse!Jen’arrivaispasàcroirequemamèrem’aitachetéquelquechose!Ellenem’avaitjamaisrienacheté!Jejouaiavecpendantdesheures.Ilétaitremplid’héliumetildansait,ilsebalançait,ilflottaittandisquejeletiraisdepièceenpièce,réfléchissantàtouslesendroitsoùjepourraisl’emmener.Auxendroitsoùleballonn’étaitjamaisallé.Jel’emmenaidanslasalledebains,dansleplacard,danslabuanderie,danslacuisine,danslesalon.Jevoulaisquemonmeilleuramivoietoutcequejevoyais!Jel’emmenaimêmedanslachambredemamère!LachambreDemamère?Oùjen’étaispascenséevenir?AvecmonballonRose…Jemecouvrislesoreillespendantqu’ellecriaitetessuyaitlestracesblanchessursonnez.Ellemedonnaunegifleetmerappelaàquelpointj’étaisvilaine!Àquelpointjem’étaismalcomportée!Jenel’écoutaisjamais!Ellemepoussadanslecouloiretclaqualaporte,enfermantmonballonroseàl’intérieuravecelle.Jevoulaislerécupérer!C’étaitmonmeilleurami!Paslesien!Lerubanroseétaittoujoursattachéàmonpoignet.Alors,jememisàtirer,àtirer,pouressayerd’éloignermonmeilleuramid’elle.MaisIlÉclata.Jem’appelleEddie.J’aidix-septans.Lasemaineprochaine,c’estmonanniversaire.Jeseraienfinmajeure.Lepèredemafamilled’accueilvam’offrircesbottesquejeveuxdepuislongtemps.Jesuissûrequemesamism’inviterontaurestaurant.Moncopainm’achèterauncadeauetm’emmènerapeut-êtreauciné.Jerecevraimêmeunecartedesservicessociauxmesouhaitantunbondix-huitièmeanniversaireetm’informantquejenedépendsplusdusystème.

Jem’amuseraibien.Jelesais.Maisilyaunechosedontjesuissûre.Personnen’aintérêtàm’offrirUnputaindeballonrose!

Lorsque les applaudissements éclatent, Eddie les accueille avec enthousiasme. Elle se met àsautiller sur scène et à taperdans sesmains en rythmeavec lepublic, oubliant toutdupoème sombrequ’ellevientderéciter.Ondiraitqu’elleafaitçatoutesavie.Quandellerevientàlatable,onluifaituneovation.

—Jemesuiséclatée!s’écrie-t-elle.Gavinlaprenddanssesbrasetlasoulèvepourlafairetournoyer.Ill’embrassesurlajoue.—Ça,c’estmacopine,dit-ilenserasseyant.—Bontravail,Eddie.Tuesdispensée,ajouteWill.—C’étaittropfacile!Ilfautquetut’ycolleslasemaineprochaine,Layken.Tuneconnaispasles

examensdeM.Cooper.Crois-moi,cen’estpasdelarigolade.—Jevaisyréfléchir,jeréponds.Àlavoir,çaaréellementl’airfacile.Willritetsepencheenavant.—Eddie,tuneconnaispasmesexamensnonplus.J’enseigneseulementdepuisdeuxmois.—Peut-être,maisjesuissûrequ’ilssontnuls,rétorque-t-elleenriant.Lepoètesuivantestappelésurscène.Àlatable,lesilencesefait.LajambedeJavin’arrêtepasde

toucherlamienne.Quelquechosechezluimedonnelachairdepoule,maisjen’arrivepasàmettreledoigtdessus…Toutaulongdelaperformance,jen’arrêtepasdemedécaler,jusqu’àn’avoirplusaucuneéchappatoire,et ilcontinuedemesuivre.Aumomentoù jesuisàdeuxdoigtsde luimettremonpoingdanslafigure,Willsepenchepourmemurmureràl’oreille.

—Échangedeplaceavecmoi.Jemelèved’unbondetilseglissesurmachaise.Jeleremerciesilencieusement.Javiseredresse

enassassinantWillduregard.Ilestclairquecesdeux-lànes’aimentpasdutout.Quand la deuxièmemanche commence, notre groupe se disperse. J’aperçoisNickprès dubar en

traindeparleràunefille.Javifinitparpartirenboudant,melaissantseuleàlatableavecWill,GavinetEddie.

—MonsieurCooper,vousavezvu…?—Gavin,l’interromptWill.Tun’espasobligédem’appelerM.Cooperetdemevouvoyerici.On

étaitaulycéeensemble.Unsouriretaquinétireleslèvresdugarçon.IldonneunlégercoupdecoudeàEddie,quiarborela

mêmeexpression.—Est-cequ’onpeutt’appeler…?—Non!Pasquestion!intervientdenouveauWill.

Ilrougit.—Jecroisquej’airatéunépisode,dis-jeenlesregardanttouràtour.Gavinsepencheenavantetposelescoudessursesgenoux.—Situveuxtoutsavoir,Layken,ilyatroisans…—Attention,Gavin,jepeuxtefaireratertonannée.Etcelledetapetitecopineaussi,faitremarquer

Will.Toutlemondeesthilare.Moi,jesuistoujoursaussiperdue.— Il y a trois ans, Poussin, ici présent, a décidé de lancer une campagne de bizutage contre les

premièreannée.Onasouffert,àcausedecetype.GavinritendésignantWill.—Alors, on a décidé qu’on en avait assez. On a concocté un plan, plus connu sous le nom de

«revanchecontrePoussin».—Putain,Gavin!Jesavaisquec’étaittoi!Jelesavais!s’exclameWill.Gavinestmortderire.—ToutlemondesavaitqueWillfaisaitlasiestedanssavoiture.Surtoutpendantlecoursd’histoire

de M. Hanson. Alors, un jour, on l’a suivi jusqu’au parking et on a attendu qu’il rejoigne le paysmerveilleuxdesrêves.Onavaitemmenéunetrentainederouleauxadhésifsetonaemballésavoiture.Ilyavaitdéjàplusdecinqcouchesdeplastiqueautourquandils’estréveillé.Onl’aentenducrieretfrappercontrelesportièresjusquedanslebâtiment.

—Oh,monDieu!Tuesrestécoincécombiendetemps?jedemandeàWill.Jen’hésitepasunesecondeàm’adresserà lui.J’aimelefaitdepouvoir luiparler,mêmeentant

qu’ami.Çamefaitplaisir.Ilhausselessourcilsavantdemerépondre:—Ça,c’estunmystère.LecoursdeM.Hansonétaitendeuxièmeheure,maisonnem’apaslibéré

avantquemonpèreappellelelycéeparcequ’ilnemetrouvaitpas.Jenemerappellepasquelleheureilétait,maisilfaisaitnuit.

—Tuesrestélà-dedanspendantpresquedouzeheures?Ilhochelatête.—Ettun’aspaseubesoind’allerauxtoilettes?demandeEddie.—J’emporteraicesecretdanslatombe,répond-ilenriant.On peut y arriver. J’observeWill discuter avec Eddie et Gavin ; ils plaisantent tous ensemble.

Jusqu’àmaintenant, je ne pensais pas que c’était possible, je ne pensais pas qu’on pouvait être amis.Maismaintenant,j’ycrois.

Nickrevientànotretable.Ilal’airmalade.—Jenemesenspastrèsbien.Onpeutyaller?—Jet’avaisditdenepasmangerautant,Nick,rétorqueGavinenselevant.Eddiesetourneversmoietdésignelaported’entréed’unsignedelatêtepourmedirequ’ons’en

va.

—Àdemain,monsieurCooper,dit-elle.—Tuessûre,Eddie?luidemandeWill.Vousn’allezpasfaireunenouvellesiestedanslacour,ton

amieettoi?Eddieme regarde etpresse lamain contre sabouche,hoquetantd’unair exagéré. Jeprendsmon

tempspourmeleverpendantquetoutlemondesort.— Laisse Kel chez moi, ce soir, reprend-il quand plus personne ne peut nous entendre. Je

l’emmèneraiàl’écoledemain.Ilssontsûremententraindedormir,detoutefaçon.—Tuessûr?—Oui,cen’estpasunproblème.—D’accord,merci.Onrestetouslesdeuxplantéslà,sanssavoirquoidire.Puisilsepoussepourmelaisserpasser.—Àdemain,medit-il.Jesourisenm’éloignantetcoursretrouverEddie.

—S’ilteplaît,Maman!S’ilteplaît!s’exclameKel.—Kel,vousavezdéjàpassé lanuitensemblehier.Jesuissûrequesonfrèreveutprofiterdesa

compagnie.—Non,ils’enmoque,répondCaulder.—Tuvois?Allez,onresteradansmachambre,jetelepromets,ditKel.—Très bien,mais demain, j’aimerais que tu restes chez toi,Caulder. J’emmèneLake etKel au

restaurant.—Oui,madame.Jevaisledireàmonfrèreetcherchermesvêtements.Lesdeuxgarçonsseprécipitentverslaporte.Assisesurlecanapé,jemetortillepourretirermes

bottes.Lerepasdontelleparle,c’estsûrementlesgrandesprésentations.Jedécidedelaquestionnerunpeu.

—Oùest-cequ’onvamanger?jeluidemande.Ellevients’installeràcôtédemoietallumelatéléaveclatélécommande.—Peuimporte.Onresterapeut-êtremêmeici.Jenesaispasencore.Jeveuxjustequ’onpassedu

tempsrienquetouslestrois.J’enlèvemeschaussuresetlessoulève.—Touslestrois,jemarmonneenmedirigeantversmachambre.Je réfléchis à ce concept en jetantmes bottes dansmon armoire. Jem’allonge sur le lit. Avant,

c’était« tous lesquatre».C’estensuitedevenu« tous les trois».Etmaintenant,après seulement septmois,mamèrevoudraitqu’onrepasseà«touslesquatre».

J’ignorequiilest,maisjen’entiendraijamaiscomptedansnotretrio,avecKeletmoi.Mamèrenesaitpasquejesuisaucourant.Ellenesaitmêmepasquejelesaidéjàclassésdanslacatégorie«euxdeux»,quandKeletmoirestons«nousdeux».Diviserpourmieuxrégner.C’estladevisedemafamille.

Çafaitunmoisqu’onestarrivésàYpsilanti,etj’aipassétouslesvendredissoirdansmachambre.J’attrapemonportable pour envoyer unmessage àEddie. J’espère que ça ne la dérangera pas que je

tiennelachandellependantleursoiréecinéma.Ellemeréponddanslasecondeetmelaisseunedemi-heurepourmepréparer.Commejen’aipassuffisammentdetempspourmedoucher,jemecontentederetouchermonmaquillage.Unepiledecourrierestposéeàcôtédel’évierdanslasalledebains.Jelaparcoursrapidement.Lestroisenveloppesportentungrostamponrougedelaposte.«Suivid’adresse»estécritau-dessusdenotreadressetexane.

Huitmois.Danshuitmois,jerentreraiàlamaison.L’idéed’accrocheruncalendrieraumurpourcompter les joursme traverse l’esprit.Quand je repose les lettressur lemeuble,unefeuilledepapiertombeparterre.Jelaramasse.Unnombreimpriméenhautàdroitemesauteauxyeux.

178343dollars.C’est une lettre de la banque. Un relevé de compte. J’attrape toutes les enveloppes et cours

m’enfermeravecdansmachambre.Jeregardelesdatesdurelevé,puisparcourslesautreslettres.L’uned’ellesvientd’unesociétéde

crédit immobilier.Je l’ouvre.C’estunefactured’assurance.PournotremaisonauTexasquiavaitsoi-disantétévendue.Oh,monDieu,j’aienviedelatuer.Onn’estpaspauvres!Onn’amêmepasvendulamaison!Ellenousaarrachésauseulfoyerqu’onaitjamaisconnu,monfrèreetmoi,pourunhomme?Jeladéteste.Ilfautquejesorted’iciavantd’exploser.J’attrapemontéléphoneetbalancelesenveloppesdansmonsac.

—Jesors,j’annonceentraversantlesalonjusqu’àlaporte.—Avecqui?medemande-t-elle.—Eddie.Onvaauciné.Je formule des réponses courtes et polies pour qu’elle ne se rende pas compte de mon humeur

massacrante.Je tremblecommeunefeuillesous lecoupde lacolère.Jeveuxsortirdecettemaisonetréfléchiràtoutçaavantdeluiparler.

Elles’approchedemoietmeprendmontéléphonedesmains.Ellesemetàpianoterdessus.—Qu’est-cequetufabriques?jecrieenlerécupérant.—J’aicompristonmanège,Lake!N’essaiepasdenier!—Quelmanège?J’aimeraisbiensavoirdequoituparles!—Hiersoir,vousn’étiezpaslà,Willettoi.Etcommeparhasard,ilavaitunebaby-sitter.Cesoir,

sonfrèreveutdormirici,etunedemi-heureplustard,tudécidesdesortir?Tun’irasnullepart!Jejettemonportabledansmonsacquejeglisseàmonépauleavantdemedirigerverslaporte.—Je sortirai,que tu leveuillesounon.AvecEddie.Tupeuxme regarderpartir avecEddie.Et

mêmereveniravecEddie.Jepasselaporte.Ellemesuit.Heureusement,Eddiesegaredevantlamaisonaumêmemoment.—Lake!Reviensicitoutdesuite!Ilfautqu’onparle,crie-t-elledepuisleperron.J’ouvrelaportièredelavoiture,puismeretourneversmamère.—Tuas raison,Maman,maisc’est toiquiasquelquechoseàmedire. Jesaispourquoi tuveux

qu’onmangeensemble,demain!JesaispourquoionadéménagédansleMichigan!Jesaistout!Alorsn’essaiepasdemefairelamorale!

Jen’attendspasqu’elle réponde.Jegrimpesur labanquettearrièreetclaque laportièrederrièremoi.

—Emmène-moiloind’ici.Vite,dis-jeàEddie.Alorsqu’ons’éloigne,jememetsàpleurer.Jeneveuxplusjamaisretournerdanscettemaison.

—Tiens,boisça.Eddiepousseunenouvellecannettedesodaversmoi.Gavinetellemeregardentboire…etpleurer.

On s’est arrêtés chezGetty parce qu’Eddie a décrété que leur pizza était la seule chose capable dem’aider,maisjen’arrivepasàmanger.

—Jesuisdésoléed’avoirgâchévotresoirée,leurdis-je.—Tun’asriengâchédutout,pasvrai,moncœur?répondEddieensetournantversGavin.—Rien du tout.Ça change de notre routine habituelle,m’assure-t-il enmettant sa pizza dans un

cartonpourlaramenerchezlui.Mon téléphone continue de vibrer. C’est la sixième fois que ma mère essaie de m’appeler. Je

l’éteinsetlerangedansmonsac.—Onaencoreletempsd’allervoirlefilm?jedemande.Gavinjetteuncoupd’œilàsamontreethochelatête.—Biensûr,situtesensd’yaller.—Oui.Ilfautquejepenseàautrechose.Onpaieetonreprendlavoiturejusqu’aucinéma.Cen’estpasJohnnyDepp,maisn’importequel

acteurferal’affairecesoir.

10

ElleposelesmainscontreLaviequ’elleavait.

Ellevivaitdansl’ignorance,Heureuseettristeàlafois.

CarpersonnenesaitcequisecachederrièreLesjoursquiprécèdentnotremort.

THEAVETTBROTHERS,«DieDieDie»

Quelquesheuresplustard,onestderetourchezmoi.Jenesorspasimmédiatementdelavoiture.Jerespireprofondémentpourmeprépareràlaconfrontationquim’attend.

—Appelle-moitoutàl’heure,Layken.Jeveuxtoutsavoir.Bonnechance,meditEddie.—Merci,jen’ymanqueraipas.Jesorsdelavoitureetremontel’alléependantqu’ilss’éloignent.J’entre.Mamèreestallongéesur

lecanapé.Ellesursauteenentendantlaporteclaquer.Jem’attendaisàcequ’ellerecommenceàmecrierdessus,maiselleseprécipiteversmoietmeprenddanssesbras.Jemeraidis.

—Jesuisdésolée,Lake.J’auraisdût’enparler.Excuse-moi.Elleestenlarmes.Jemelibèredesonétreinteetm’assiedssurlecanapé.Desmouchoirsjonchentlatablebasse.Elle

abeaucouppleuré.Bien.Elleadequoisesentirmal.Trèsmal.—Tonpèreetmoicomptionst’enparleravantqu’il…—Papa?TuascommencéàlefréquenteravantmêmequePapameure?(Jemelèveetmemetsà

fairelescentpas.)Maman!Depuisquandest-cequeçadure?C’estmoiquicrie,maintenant.Etjepleureaussi.Jelaregardeenattendantqu’ellejustifiesoncomportementdétestable,maisellesecontentedefixer

latabledevantelle.Ellesepencheenavantettournelatêteversmoi.—Fréquenterqui?Qu’est-cequetuimagines?

—Commentça,qui?Celuiquiaécrit lepoèmecachédans ta tabledechevet.Celuique tuvasretrouverquandtudisquetuvasfairedescourses.Celuiàquitudis«jet’aime»autéléphone.Jenesaispasquic’estettrèssincèrement,jem’enmoque.

Elleselèveetposelesmainssurmesépaules.—Lake,jenevoispersonne.Tuasmalinterprétélasituation.DeAàZ.Ellemeditlavérité,j’ensuisconvaincue,maisjen’aitoujourspaslefinmotdel’histoire.—C’estquoi,cepoème,alors?Etlesrelevésdecompte?Onn’estpaspauvres,Maman.Tun’as

mêmepasvendulamaison!Tunousasmentipournoustraînerici.Sicen’étaitpaspourunhomme,alorspourquoi?Pourquoiest-cequ’onestvenushabiterici?

Ellereculeetsecouelatête,lesyeuxrivésausol.—MonDieu,Lake.Jepensaisquetulesavais.Jepensaisquetuavaiscompris.Elles’assoitdenouveausurlecanapé,maiscontinuederegardersesmains.—Visiblement,cen’estpaslecas,jeréponds.C’estvraimentfrustrant.JenecomprendspascequiestsiimportantdansleMichiganpourqu’on

nousaitarrachésànosvies.—Alors,dis-le-moi.Ellemeregardedanslesyeuxavantdetapoterlesiègeàcôtéd’elle.—Vienst’asseoir.S’ilteplaît.Je lui obéis et attends qu’elleme raconte toute la vérité. Elle reste silencieuse un longmoment,

pendantlequelellesembleremettredel’ordredanssespensées.—Lepoème,c’esttonpèrequimel’aécrit.C’étaituneplaisanterie.Iladessinésurmonvisageun

soiretalaissécemotsurmonoreiller.Jel’aigardé.J’aimaistonpère,Lake.Etilmemanqueplusquetout.Jeneluiferaisjamaisunechosepareille.Iln’yapersonned’autre.

Elleestsincère.—Alorspourquoionaemménagéici,Maman?Pourquoitunousyasforcés?Elleprendunegrandeinspirationetsetourneversmoi.Elleposesesmainssurlesmiennes.Son

expressionmeserrelecœur.Ellearboraitlamêmecejour-là,danslecouloirdulycée,lorsqu’elleestvenuem’annoncerlamortdemonpère.Ellerespireprofondémentetmeserrelesmainsunpeuplusfort.

—Lake…J’aiuncancer.

Ledéni?Jesuisenpleindedans.Lacolèreaussi.Lemarchandage?Unpeu.J’expérimentelestroisphases.Peut-êtremêmelescinqenmêmetemps.J’enailesoufflecoupé.

—Tonpèreetmoiavions l’intentionde t’enparler,maisquand il estmort,vousétiez tellementbouleversés que je n’ai pas eu le cœur d’aborder le sujet. Puismon état s’est aggravé, et j’ai voulurevenirhabiterici.Brendam’asuppliéedelefaire.Ellem’aditqu’elles’occuperaitdemoi.C’estàellequejeparlaisautéléphone.IlyaunspécialisteducancerdupoumonàDetroit.Ilmesoigne.

Uncancerdupoumon.Ilaunnom.Çalerendencoreplusréel.—J’allaisvousenparlerdemain,àKelettoi.Ilesttempsquevoussachiez,pourqu’onpuissetous

sepréparer.

Jeretiremesmainsdessiennes.—Seprépareràquoi,Maman?Ellemeprenddenouveaudanssesbrasenpleurant.Jelarepousse.—Qu’onseprépareàquoi,Maman?Commeleproviseuràl’époque,elleest incapabledecroisermonregard.Elleressentdelapitié

pourmoi.Jenemesouvienspasd’êtresortiedelamaison.Jenemesouvienspasd’avoirtraversélarue.Tout

cequejesais,c’estqu’ilestminuitetquejesuisentraindefrapperàlaportedeWill.Quandilouvre, ilnemeposepaslamoindrequestion.Ilcomprendàmonvisagequej’aibesoin

qu’ilsoit«Will».Justepourcesoir.Ilmesaisitparlesépaulespourmefaireentrer,puisrefermelaportederrièrenous.

—Lake,qu’est-cequinevapas?Jenepeuxpasluirépondre.Jenepeuxpasrespirer.Ilmeprenddanssesbrasaumomentoùjevais

m’effondrerpar terreenpleurant.Etcommel’avaitfaitmamèredanscecouloird’école,Willsombreavecmoisurlesol.Ilposesatêtecontrelamienne,mecaresselescheveuxetmelaissepleurer.

—Raconte-moicequis’estpassé,murmure-t-ilauboutd’unmoment.Jeneveuxpasledire.Sijeleprononceàvoixhaute,çasignifieraquec’estréel.C’estréel.—Elleestmourante,Will,luidis-jeentredeuxsanglots.Elleauncancer.Ilmeserreplusfortcontreluietmesoulèvepourmeporterjusqu’àsachambre.Jesuisallongée

souslescouvertureslorsquelasonnetteretentit.Ilm’embrassesurlefrontavantdequitterlapièce.J’entendsmamèreparlerquandilouvrelaporte,maisjenecomprendspascequ’elledit.Lavoix

deWillestbasse,lasienneaussi,maiselleestplusintelligible.—Laissez-laresterici,Julia.Elleabesoindemoi.D’autres paroles sont échangées, mais je n’en saisis aucune. Au bout d’un moment, la porte se

refermeetWill réapparaîtdans la chambre. Il seglissedans le lit,m’entourede sesbras etme serrecontreluipendantquejepleure.

DEUXIÈMEPARTIE

11

Quisesouciededemain?Qu’est-cequedemain,Sinonunautrejour?

THEAVETTBROTHERS,«SweptAway»

La fenêtre est dumauvais côté de la pièce.Quelle heure est-il ? Je tends le bras sur le lit pourattrapermontéléphonesurlatabledechevet.Iln’estpaslà.Latablenonplus,d’ailleurs.Jemeredresseet me frotte les yeux. Ce n’est pasma chambre. Les événements de la veille me reviennent alors enmémoire.Jemerecoucheettirelescouverturessurmoi,enespéranttouteffacer.

—Lake.Jemeréveilleencoreunefois.Lalumièredusoleiln’estplusaussivive,maisjenesuistoujours

pasdansmachambre.J’enfouisunpeupluslatêtesouslescouvertures.—Lake,réveille-toi.Quelqu’un essaie de tirer les draps. Je les agrippe en grognant. J’espère pouvoir replonger dans

l’ignorance,maismavessieestentraindemetuer.Jerepousselescouvertures.Willestassissurleborddulit.

—Tun’esvraimentpasdumatin,dit-il.—Toilettes.Oùsonttestoilettes?Ildésignel’autrecôtéducouloirdel’index.Jemelèved’unbondenespérantnepasarrivertrop

tard. Je cours vers la cuvette et m’y assois. Dans ma précipitation, je manque tomber à l’intérieur.L’abattantestrelevé.

—Lesmecs,jemarmonneenlabaissant.Lorsquejelerejoins,Willestassisaubar.Ilsouritenposantunetassedecafédevantletabouret

videàcôtédelui.Jeprendslaplaceetlecafé.—Quelleheureest-il?jeluidemande.—13h30.

—Oh.Tonlitestvraimentconfortable.Ilsouritetmedonneunlégercoupsurl’épaule.—Ondirait,rétorque-t-il.Onboitnotrecafésansriendire,dansunsilenceagréable.PuisWillrincematassedansl’évieravantdelamettredanslelave-vaisselle.—J’emmèneKeletCaulderaucinémacetaprès-midi,m’informe-t-il.(Ilallumelelave-vaisselleet

s’essuie lesmains sur un torchon.)Onpart dansquelquesminutes. Je les emmènerai sûrementmangerquelquechoseaprès.Onneserapasderetouravant18heures.Çadevraitvouslaisserassezdetemps,àtamèreettoi,pourdiscuter.

Jen’aimepaslafaçondontilanonchalammentlancécettephraseàlafin,commesijen’allaispasm’enrendrecompte.

—Etsijen’aipasenviedediscuter?Sijepréfèreallervoirunfilm?Ils’appuiesurlebaretsepencheversmoi.—Tun’aspasbesoind’allervoirunfilm.Ilfautquetuparlesavectamère.Onyva.Ilattrapesesclésetsavesteavantdesedirigerverslaporte.Jemelaisseallerenarrière,lesbrascroisés.—Jeviensdemeréveiller.Jeneressensmêmepasencoreleseffetsdelacaféine.Jenepeuxpas

resterencoreunpeuici?Jemens.Jeveuxjustequ’ilpartepourquejepuisseretournersouslescouvertures.—D’accord.(Ilrevientm’embrassersurlefront.)Maispastoutelajournée.Vousavezvraiment

besoindediscuter.Aprèss’êtrehabillé,ils’envaenrefermantlaportederrièrelui.Jem’approchedelafenêtre.Kelet

Cauldermontentenvoitureetilsdémarrent.Jeregardemamaisondel’autrecôtédelarue.Cettemaisonque jene considèrepas commechezmoi. Je sais quemamère est à l’intérieur, à seulementquelquesdizainesdemètres.Jen’aipaslamoindreidéedecequejeluidiraissijemedécidaisàallerlavoir.Jepréfèredoncretarderl’échéance.Jen’aimepasêtreencolèreaprèselle.Jesaisquecen’estpassafaute,maisjen’aipersonned’autreàblâmer.

Monregardseposesurlenaindejardinaubonnetrougecassé,deboutdansl’allée.Ilmedévisageen souriant. On dirait qu’il sait. Il sait que jeme terre ici, trop effrayée pour traverser la rue. Ilmenargue.Aumomentoùjevaisfermerlesrideauxpournepluslevoir,j’aperçoisEddiequisegaredevantchezmoi.

J’ouvrelaported’entréeàlavoléeetluifaisdegrandssignes.—Eddie,jesuislà!Ellemeregardemoi,puismamaison,àtourderôle,ettraverselarueavecunairperplexe.Génial.Pourquoij’aifaitça?Quelleexcusevais-jepouvoirtrouver,cettefois?Jefaisunpassurlecôtéetluitienslaporteouvertepourqu’elleentre.Elleobservelesalonavec

curiosité.—Tuvasbien?Jet’aiappeléecentfois!s’exclame-t-elle.

Elles’installesurlecanapé,puisretiresesbottes.—Elleestàqui,cettemaison?Cen’estpaslapeinequejeluiréponde.Leportraitdefamilleaccrochéenfaced’elles’enchargeà

maplace.—Ohhh,fait-elle.(C’esttoutcequ’elleditàcesujet.)Alors?Qu’est-cequis’estpassé?Ellet’a

parlédelui?Tuleconnais?J’avanceverslecanapé,passepar-dessussesjambestenduesetm’assiedsàcôtéd’elle.—Eddie?Tuesprêteàentendremaversiondelachoselaplusstupidequej’aiejamaisfaite?Ellehausselessourcilsetattendquejeluiracontetoutel’histoire.—Jemesuistrompée.Ellenevoitpersonne.Elleestmalade.Elleauncancer.Eddieplaceseschaussuresàcôtéd’elle,pose lespiedssur la tablebasseense laissantalleren

arrière.Seschaussettessontdépareillées.—Ehbien.J’aidumalàycroire.—Moiaussi.Pourtant,c’estbienréel.Ellerestesilencieuseuninstant,examinantsesonglespeintsennoir.Jesensqu’ellenesaitpasquoi

dire.Alors,sansunmot,ellemeprenddanssesbras…avantdesereleverd’unbond.—Qu’est-cequeM.Cooperaàboirechezlui?demande-t-elleensedirigeantverslacuisine.Elleouvrelefrigoetensortunsoda.Elleattrapeensuitedeuxverresqu’elleremplitdeglaçonset

ramèneletoutdanslesalon.—Jen’aimêmepastrouvédevin.Ilestd’unennui!Ellemetendmonverreetremontelesjambescontreelle.—Alorsquelestlediagnostic?Jehausselesépaules.—Jen’ensaisrien.Maisçan’apasl’airtrèsbon.Jesuispartiedèsqu’ellemel’aannoncéhier

soir.Jen’aipasencoreréussiàluifairefaceaujourd’hui.Jetournelatêteverslafenêtrepourregarderlamaisonencoreunefois.Jesaisquec’estinévitable.

Je sais que, tôt ou tard, je vais devoirme confronter à la réalité,mais j’aimerais avoir une dernièrejournéenormale.

—Layken,ilfautquetuaillesluiparler.Jelèvelesyeuxauciel.—OndiraitWill.Elleprendunegorgéedesaboissonetlareposesurlatablebasse.—EnparlantdeWill…Nousyvoilà.—Layken,j’essaievraimentdenepasmemêlerdecequinemeregardepas.Jetelejure.Maistu

eschezlui!Ettuporteslesmêmesvêtementsqu’hierquandjet’aidéposéeici.Situneniespasqu’ilsepassequelquechose,jevaisfinirparcroirequetul’admets.

Jesoupire.Ellearaison.Desonpointdevue,çaparaîtbeaucoupplussérieuxqueçanel’estenréalité.Jesuisobligéedeluidirelavérité,sinonellevapenserlepiredelui.

—Bon,d’accord.MaisEddie,tudoismepromettrede…—C’estjuré.MêmepasàGavin.—OK.Je l’ai rencontré le jouroù j’aiemménagé ici. Ilya toutdesuiteeuquelquechoseentre

nous.Ilm’ainvitéeàsortir.J’aiaccepté.Ons’estbienamusés.Ons’estembrassés.Jecroisquec’étaitlaplusbellesoiréedemavie.Non,enfait,j’ensuissûre.

Eddiesourit.J’hésiteavantdepoursuivre.Ellecomprendparmonlangagecorporelquel’histoireneseterminepasbien.Sabonnehumeurs’évanouit.

—Onnesavaitpas.Jusqu’àmonpremierjourdecours,j’ignoraisqu’ilétaitprof,etilignoraitquej’étaistoujoursaulycée.

Elleselève.—Lecouloir!C’estcequiestarrivédanslecouloir!Jehochelatête.—Oh,monDieu.Alorsilatoutarrêté?Jeconfirmeunenouvellefois.Elleretombesurlecanapé.—Merde.C’estnul.J’acquiesce.—Maistueslà.Tuaspassélanuitici,dit-elleensouriant.Iln’apaspuseretenir,c’estça?Jesecouelatête.—Cen’estpascequetucrois.J’étaisbouleversée,alorsilm’alaisséedormirici.Ilnes’estrien

passé.Ils’estcomportécommeunami.Ses épaules s’affaissent et elle fait la moue. Il est évident qu’elle espérait qu’on ait cédé à la

tentation.—Unedernièrequestion.Tonpoème.C’étaitpourlui,pasvrai?J’opineduchef.—Sympa.(Ellerit.Ellerestesilencieuseuninstant,maispastrèslongtemps.)Dernièrequestion.

Promis.Pourdebon,cettefois.Jelaregardeenluifaisantcomprendrequ’ellepeutcontinuer.—Ilembrassebien?Jesouris.Jenepeuxpasm’enempêcher.—Oh,monDieu,situsavaiscommeilestsexy!—Jesais!Ellesautesurlecanapéenapplaudissant.Lorsquenosriresretombent,laréalitéreprendsesdroits.Jemetournedenouveauverslafenêtreet

observelamaisonpendantqu’Eddieposenosverresdansl’évier.Quandellerevientdanslesalon,ellemeprendparlamainetmeforceàmelever.

—Allez,viens,onvaparleràtamère.

«On»?Jenelacontredispas.Eddieaceteffetsurlesgens.

12

LaparanoïasurlestalonsM’aimeras-tuencore

Quandauréveil,tuverrasQuetouteraisonaquittémonregard?

THEAVETTBROTHERS,«ParanoiainB-FlatMajor»

C’est lapremière foisqu’Eddieentrechezmoi.À lavoirpoussergaiement laporte,onnediraitpas.Ellemetiretoujoursparlamainquandonpénètreàl’intérieur.Mamèreestassisesurlecanapé.Elleregardecetteétrangeinconnueavancerverselle,lesourireauxlèvres,ettraînersafilleencolèrederrièreelle.Jedoisadmettrequesonairsurprisenvautlachandelle.

Eddiemeplacedevantlecanapéetmepousselesépaulesjusqu’àcequejem’assoieàcôtédemamère.Puiselles’installedirectementsur la tablebasse,devantnous, ledoset la têtebiendroits.Ellecontrôlelasituation.

— Je m’appelle Eddie. Je suis la meilleure amie de votre fille, dit-elle à ma mère. Voilà.Maintenantqu’onseconnaît,onpeutpasserauxchosessérieuses.

Sansunmot,mamèrenousregardetouràtour.Jen’airienàdirenonplus.JenesaispasoùEddieveutenvenir;jelalaissecontinuer.

—Julia,c’estça?Vousvousappelezcommeça?Mamèrehochelatête.—Julia,Laykenadesquestionsàvousposer.Destonnesdequestions.(Ellesetourneversmoi.)

Layken,pose tesquestions.Tamèreyrépondra. (Ellenousdévisage toutes lesdeux.)C’estcommeçaqueçamarche.Desquestions?Pourmoi,jeveuxdire?

Onsecouelatête.Eddieselève.—Trèsbien.Monboulotestterminé.Appelle-moitoutàl’heure.Aprèsavoirenjambélatablebasse,Eddiesedirigeverslaported’entrée.Toutefois,elles’arrête

etrevientversnouspourserrermamèredanssesbras.Celle-cimelanceunregardahuriavantderendre

sonétreinteàlajeunefille.Eddieresteainsipendantunlongmoment,puisreculeenfin.Ellenoussourit,sautepar-dessuslatableetpasselaporte.Elleestpartie.Ennouslaissantcommeça.

On reste assises un instant en silence, les yeux rivés sur la porte. Je ne comprends pas s’il y aquelquechosequiclochechezEddieousi,aucontraire,c’estellequidétientlavérité.Difficileàdire.Jejetteuncoupd’œilencoinàmamère.Onéclatetouteslesdeuxderire.

—Ehbien,Lake,tusaisleschoisir!—Jesais.Elleestsuper,hein?Ons’installeplusconfortablementsurlecanapé.Mamèreposelamainsurlamienne.—Ondevraitfairecequ’elleadit.Pose-moidesquestions;j’yrépondraidumieuxpossible.Paslapeinedetournerautourdupot.—Est-cequetuvasmourir?—Commetoutlemonde,répond-elle.—C’étaitunequestion.Tuescenséerépondre.Ellesoupire,commesiellehésitait,qu’ellenevoulaitpasvraimentrépondre.—Peut-être.Sûrement,admet-elle.—Combiendetempstereste-t-il?C’esttrèsgrave?—Lake,jeferaispeut-êtremieuxdet’expliquerlasituation.Çatedonneraunemeilleureidéedu

problème.Elleselèveetsedirigeverslacuisine,oùelles’assiedaubar.Ellemefaitsignedelarejoindre,

puisattrapeuncrayonetunpapierpourécrire.—Ilexistedeuxtypesdecancersdupoumon:àpetitesetàgrandescellules.Malheureusement,je

souffred’uncanceràpetitescellules.Ilsedéveloppeplusrapidement.Ellemedessineunschéma.— Il peut être limité ou disséminé. (Elle me désigne une zone sur les poumons qu’elle a

représentés.)Lemienestlimité.C’est-à-direqu’ilestcontenudansunepartiedupoumon.(Elleentoureune zone et pose son stylo dessus.) Ils ont découvert la tumeur ici. J’ai commencé à développer dessymptômesquelquesmoisavantlamortdetonpère.Ilm’aobligéeàallerfaireunebiopsie.C’estàcemoment-làqu’onaapprisqu’ils’agissaitd’unetumeurmaligne.Onacherchédesmédecinspendantdesjours et, au bout du compte, notre choix s’est porté sur un docteur duMichigan, àDetroit. Le cancerbronchiqueàpetites cellules est sa spécialité.Onavait prévudedéménager avantmêmeque tonpèredécède.

—Ralentisunpeu,Maman.Elleposesonstylo.—J’aibesoind’uneminute,luidis-je.MonDieu.J’ail’impressiond’êtreencoursdebio.Jemeprendslatêteentrelesmains.Elleaeudesmoispouryréfléchir.Elleenparlecommesielle

m’apprenaitàconfectionnerungâteau!Elleattendpatiemmentpendantquejemelèvepourmerendreàlasalledebains.Jem’aspergele

visaged’eauetobservemonrefletdanslemiroir.Jesuisaffreuse.Jenemesuispasregardéedansun

miroirdepuisquejesuissortieavecEddieetGavin,hiersoir.J’aidestraînéesdemascarasurlesjoues.Mesyeuxsontgonflés,mescheveuxenbataille.Jemedémaquilleetmerecoiffeavantderetournerdanslacuisinepourquemamèrem’expliquecommentellevamourir.

Ellemeregardeentrerdanslapièce.Jehochelatêtepourluisignifierdecontinuer.Jem’installefaceàelle.

—TonpèreestmortunesemaineaprèsnotredécisiondevenirnousinstallerdansleMichiganpournousrapprocherdecemédecin.Jemesuisretrouvéeécraséeparlepoidsdesondécèsetdetouteslesdispositionsquej’aidûprendre.Alors,j’airepoussélavéritédansuncoindemonesprit.Jen’aipasfaitdenouveauxexamenspendanttroismois.(Ellebaisselavoix.)Entre-temps,lecancers’étaitpropagé.Iln’étaitpluslimité.Ils’étaitdisséminé.

Elledétournelesyeuxetessuieunelarmesursajoue.—Jem’ensuisvoulu,pourlacrisecardiaquedetonpère.Jesaisquec’estlestresscauséparle

diagnosticquil’aengendrée.Elleselèveetretournedanslesalon.Appuyéecontrelafenêtre,elleobservelarueau-dehors.—Pourquoinem’enas-tupasparlé?J’auraispu t’aider,Maman.Tun’étaispasobligéede tout

fairetouteseule.Elles’adosseaumurpourmefaireface.— J’ai fini par le comprendre. J’étais dans le déni. J’étais en colère. Je suppose que j’espérais

qu’unmiracleseproduise. Jenesaispas.Les jourssesont transformésensemaines,puisenmois.Etmaintenant,noussommeslà.J’aicommencémesséancesdechimiothérapieilyatroissemaines.

Jereculemontabouretetmelève.—C’est une bonne chose, non ? S’ils te font faire de la chimio, c’est qu’il y a des chances de

rémission!Ellesecouelatête.— Ils n’essaient plusde le combattre,Lake. Ils tentent simplementde réduiremadouleur. Ils ne

peuventplusrienfaired’autre.Àcesmots,mesdernièresforcesmequittent.Jem’effondresurlecanapéetpleure,latêteentreles

mains.Laquantitédelarmesqu’unepersonnepeutproduirem’étonneratoujours.Unsoir,aprèslamortdemonpère,j’avaistellementpleuréquejecommençaisàm’inquiéterd’abîmermesyeux.Pourvérifier,j’ai tapé « peut-on trop pleurer ? » sur Google. Apparemment, au bout d’un moment, on s’endortautomatiquementpourquelecorpsrattrapesonmanquederepos.Donclaréponseestnon.Onnepeutpastroppleurer.

J’attrapeunmouchoiretrespireprofondémentpourréprimerlerestedemeslarmes.J’enaimarredepleurer.

Mamères’assiedprèsdemoi.Quandjesenssesbrasautourdemoi,jemetourneversellepourrépondre à son étreinte. J’aimal au cœur. Pour elle. Pour nous. Je la serre plus fort. J’ai peur de lalaisserpartir.Jeneveuxpaslalaisserpartir.

Auboutd’unmoment,ellesemetàtousser,cequilaforceàsedétourner.Jel’observeseleverettenterdereprendresonsouffle.Elleestvraimentmalade.Commentai-jepunepasm’enrendrecompte?Sesjouessontbeaucouppluscreusées.Elleamoinsdecheveux.J’aidumalàlareconnaître.Jem’étaistellement enfermée dansmapropre souffrance que je n’ai pas vumapropremère dépérir devantmesyeux.

Lorsquelaquintedetouxcesse,elleretournes’asseoiraubar.—Onl’annonceraàKelcesoir.Brendasera làà19heures.Elleveutêtreprésente,étantdonné

qu’elleserasatutricelégale.Jeris.C’estuneplaisanterie,pasvrai?—Commentça,satutricelégale?Ellemeregardedanslesyeuxcommesic’étaitmoiquiracontaisn’importequoi.—Lake.Tuesencoreaulycée.L’annéeprochaine,tuentresàlafac.Jenem’attendspasàcequetu

abandonnestoutçaetjeneveuxpasquetulefasses.Brendaadéjàélevédesenfants.Elleestprêteàlefaire.Kell’aimebien.

Après tout ce que j’ai vécu cette année, rien ne m’a autant mise en colère que les paroles quiviennentdes’échapperdesabouche.

Jemelève,attrapelachaiseparledossieretlabalanceparterreavectellementdeforcequ’ellesecasseendeux.Mamèretressailleenmevoyantl’approcheràgrandspas,ledoigtpointéverselle.

—Elle n’aura pas la garde deKel !Tu ne lui donneras pasmon frère ! je crie si fort quemespoumonsmefontmal.

Elletentedem’amadouerenposantlesmainssurmesépaules.Jemedétournevivement.—Lake, ça suffit !Arrête !Tuesencoreau lycée !Tun’asmêmepasencorecommencé la fac.

Qu’est-cequetuveuxquejefasse?Onn’apersonned’autre.(Ellemesuitpendantquejemedirigeverslaporte.)Jen’aipersonned’autre,Lake,dit-elleenpleurant.

Jemeretourneverselleetcontinuedehurlersanstenircomptedeseslarmes.—Tuneluienparleraspascesoir!Iln’apasbesoindelesavoirtoutdesuite.Tun’aspasintérêt

àleluidire!—Ilfautqu’onluienparle.Ilabesoindesavoir,répond-elle.Ellemesuitjusquedansl’allée.Jenem’arrêtepas.—Rentreàlamaison,Mère!Va-t’en!Onenasuffisammentdiscuté!Situveuxmerevoirunjour,

neluidisrien!LebruitdesessanglotssedissipelorsquejeclaquelaportedeWillderrièremoi.Jecoursdanssa

chambreetmejettesurlelit.Jenepleurepas:jesanglote,jegémis,jehurle.

***

Jen’aijamaisprisdedrogue.Sionnecomptepaslesgorgéesdevinpiquéesdansleverredemamèreàquatorzeans,jen’aijamaisvraimentbud’alcoolnonplus.Cen’estpasquej’aiepeurouqueje

soiscoincée.Pourêtrefranche,personnenem’enajamaisproposé.AuTexas,jen’aijamaisparticipéaux fêtes. Je n’ai jamais passé la soirée avec quelqu’un qui aurait pu me proposer quelque chosed’illégal. Et je ne me suis jamais retrouvée dans une situation où j’aurais ressenti une quelconquepressiondelapartdesautres.Jepassaismesvendredissoirdevantlesmatchsdefoot.Lesamedi,monpèrenousemmenait aucinéet au resto.Ledimanche, engénéral, je faisaismesdevoirs.Voilààquoiressemblaitmavie.

Ilyaquandmêmeeuuneexception.MacousineKerrisétaitinvitéeàunmariage.Ellem’ademandédel’accompagner.J’avaisseizeans,ellevenaitd’avoirsonpermisetlaréceptionétaitterminée.Onestrestéesplustardpouraideràranger.Ons’estéclatées.Onabudupunch,onamangélesrestesdugâteau,onadanséetona encorebudupunch.Auboutd’unmoment, étantdonnénotrehumeur joyeuse,onacompris que quelqu’un avait mis de l’alcool dedans. Je neme rappelle pas combien de verres on aingurgités.Suffisamment,entoutcas,pournepasavoirleréflexed’arrêter.Etquandestvenuel’heurederentrer,onn’apas réfléchiàdeux foisavantdemonterenvoiture.Onn’amêmepas faitunkilomètreavantdepercuterunarbre.J’aiécopéd’unebalafreau-dessusdel’œil,etelled’unbrascassé.Aufinal,ilyaeuplusdepeurquedemal.Lavoiturefonctionnaittoujours.Aulieud’attendresagementdel’aide,onafaitdemi-tourpourappelermonpère.Lesremontrancesauxquellesonaeudroitlelendemainsontuneautrehistoire…

Toutçapourdirequ’ils’estpasséquelquechose,justeavantqu’ellepercutel’arbre.Onn’arrêtaitpasderireàcausedelafaçondontelleprononçaitlemot«bulle».Onlerépétaitsanscessequandlavoitureaquittélaroute.J’aivul’arbre.J’aisuqu’onallaitluirentrerdedans.Maisj’aieul’impressionqueletempsralentissait.L’arbreauraitpusetrouveràdesmillionsdekilomètres.Çaaétéaussi longque ça. À cemoment-là, je n’ai pensé qu’à Kel. Seulement à lui. Je n’ai pas réfléchi à l’école, auxgarçonsouàlafacàlaquellejen’iraisjamaissijemourais.Non,j’aipenséàKel,carilétaitlaseulechosequiimportaitàmesyeux.Laseulechosequicomptaitàquelquessecondesdelamort.

Jeme suis encoreendormiedans le lit deWill. Je le saisparceque,quand j’aiouvert lesyeux,j’avaisarrêtédepleurer.Vousvoyez?Onnepeutpastroppleurer.Onfinittoujourspars’endormir.

Jem’attendsàcequeleslarmesressurgissentlorsquemonespritseseraéclairci,maisaucontraire,jemesensmotivée,enpleineforme.J’ail’impressiond’avoirétéinvestied’unemission.Ensortantdulit,j’aiunesoudaineenviedefaireleménage.Etdechanter.J’aibesoindemusique.Jemerendsdanslesalonoùjetrouvetoutdesuitecequejecherchais:lachaînehi-fi.Paslapeinedefouiller:ilyadéjàunCDdesAvettBrothersdedans.Jechoisisunedemeschansonspréférées,montelesonàfondetmemetsautravail.

Malheureusement, la maison de Will est étonnamment propre pour un endroit habité par deuxgarçons,jedoisdoncdéborderd’imaginationpourtrouverdequoim’occuper.Jecommenceparlasalledebainsparceque je sais que les garçonsdeneuf ansne savent pasbienviser.Bingo. Jememets àfrotter.Jenettoielestoilettes,lesol,ladouche,lelavabo.Toutestpropre.

Jecontinueavecleschambresoùjeréorganiselesarmoires,faisleslits,puislesrefais.Jepasseensuiteausalon.Jeretirelapoussièreetjepassel’aspirateur.Jelavelesoldelasalledebains.J’essuie

lamoindre surfaceque je trouve. Je terminepar l’évier de la cuisine, avec lesdeux seulespiècesdevaissellesalesdelamaison:monverreetceluid’Eddie.

Ilestpresque19heuresquandj’entendsWillsegarerdansl’allée.Lesdeuxgarçonsetluientrentdanslamaison.Ilssefigentenmevoyantassisesurlesoldanslesalon.

—Qu’est-cequetufais?interrogeCaulder.—Jerangeparordrealphabétique,jeréponds.—Qu’est-cequeturanges?demandeWillàsontour.—Tout.J’aicommencéparlesfilms,puislesCD.Jemesuisoccupéedeslivresdanstachambre,

Caulder.Etaussidetesjeux,maiscertainscommencentpardesnombres,alorsjelesaimisaudébut.(Jeleurmontrelespilesposéesdevantmoi.)Cesontdesrecettes.Jelesaitrouvéessurlefrigo.Jelesranged’abordparcatégorie:bœuf,agneau,porc,volaille.Puisparordrealphabétique…

—Lesgarçons,allezchezKelpourqueJuliasachequevousêtesderetour,ditWillsansmequitterdesyeux.

Ilsnebougentpas.Ilsfixentintensémentlesfichesderecettesdevantmoi.—Toutdesuite!crieWill.Ilssursautentetseprécipitentverslaporte.—Tasœurestbizarre,j’entendsdireCauldertandisqu’ilspartent.Wills’assoitsurlecanapédevantmoietmeregardepoursuivrematâche.—Dis,toiquiesprof,luidis-je.Est-cequejemetslasoupedepommesdeterredanslespommes

deterreoudanslessoupes?—Arrête,rétorque-t-il.Iln’apasl’airdebonnehumeur.—Nedispasdebêtises.Jen’ai faitque lamoitié.Si j’arrêtemaintenant, tunesauras jamaisoù

trouver…(j’attrapeunecarteauhasardsurlesol)…l’andouilleaufour!Ilfallaitquejetombesurcelle-là.Jeremetslafichesurlapileetreprendsmontri.Willobservelesalon,puisse lèveetsedirigedanslacuisine.Je levoispasserundoigtsur les

plinthes.Heureusementquej’yaipensé!Ildisparaîtdanslecouloir,puisrevientquelquesminutesplustard.

—Tuasrangémesvêtementsparcouleur?Ilnesouritpas.Jepensaisqueçaluiferaitplaisir,pourtant.—Cen’étaitpastrèsdur,Will.Tuportesquoi?Troiscouleursdechemisesdifférentes?Ilentredanslesalond’unpaslesteetsepenchepourramasserlesrecettesquej’aiclassées.—Will!Arrête!Çam’aprisénormémentdetemps!Jelesluiarrachedesmainsaussivitequ’ils’enempare.Auboutd’unmoment,illesjetteparterreetm’attrapeparlespoignets.Ilessaiedemesoulever,

maisjemedébatsenluidonnantdescoupsdepied.—Lâche-moi!Jen’aipas…terminé!

Ilmelibère.Jeretombeparterre.Jerassemblealorslesfichesetlesréorganiseparpiles.Àcausedelui,retouràlacasedépart!Jenetrouvemêmepluslacartedubœuf.J’enretournedeuxquisontàl’envers,envain…

—Non,maisçavapas?!jem’écrie.Jesuistrempée.Jerelèvelatête.Willsetientdevantmoiavecunecarafevideàlamain.Ilsembleencolère.Jeme

jettesurluipourlefrapperauniveaudesjambes.Ilreculeenessayantdem’échapper.Pourquoiest-cequ’ilafaitunechosepareille?Jevaisluimettremonpoingdanslafigure!Jeme

relèveettentedelefrapper;ilévitefacilementmoncoup.Ilmesaisitlebrasetletorddansmondos.Jetentedeletoucheravecmonautremainpendantqu’ilmepousseverslasalledebains.Toutàcoup,ilmesoulèvedanssesbras.Il repousselerideaudedoucheetmeposededanssansménagement.J’essaieànouveaudeletoucher,maissesbrassontpluslongsquelesmiens.Ilmemaintientcontrelemurtoutenouvrantlerobinet.Unjetd’eauglacées’abatsurmonvisage.Jehurle.

—Connard!Enfoiré!Salaud!Sansmelâcher,ilfaittournerlesecondrobinet.L’eauseréchauffe.—Prendsunedouche,Layken!Prendsuneputaindedouche!Ilmelibèreetquittelapièceenclaquantlaportederrièrelui.Jesautehorsdelacabine.Mesvêtementssonttrempés.J’essaied’ouvrirlaporte,sanssuccès.Will

tientlapoignéedel’autrecôté.—Laisse-moisortir,Will!Dépêche-toi!Jemartèlelasurfaceenbois,j’essaied’actionnerlapoignée.Peineperdue.—Layken,dit-ild’unevoixposéedel’autrecôté.Jenetelaisseraipassortirdecettesalledebains

tantquetun’auraspasretirétesvêtements,quetuneseraspasalléesousladouche,quetuneteseraspaslavélescheveuxetcalmée.

Je lui fais un doigt d’honneur. Il ne le voit pas, évidemment,mais ça fait du bien. J’enlèvemeshabitsmouillésetlesjetteparterre.Sijesalisdenouveaulesol,ceserabienfaitpourlui.Puisj’entresousladouche.Lasensationdel’eauchaudecontremapeauestexquise.Lesyeuxfermés, je la laissecoulersurmescheveuxetmonvisage.

Etmerde.Willavaitraison.Pourchanger.

—J’aibesoind’uneserviette!jecrie.Çafaitunedemi-heurequejesuissousl’eau.Willaunepommededoucheavecfonctionmassage.

Jem’ensuisserviesurlanuque.Çam’avraimentdétendue.—Elleestsurlelavabo.Avectesvêtements,répond-ildel’autrecôtédelaporte.Jetirelerideau.Effectivement,ilyabienuneserviette.Etdesvêtements.Lesmiens.Desvêtements

qu’ilestalléchercherchezmoietqu’ilaamenésici.Pendantquej’étaissousladouche.Jecoupel’eauetsorsdelacabinepourm’essuyer.Lescheveuxenroulésdansuneserviette,j’enfile

meshabits.Willm’aapportéunpyjama.Çaveutsansdoutedirequejevaisencoredormirdanssonlit

douillet. Aumoment d’actionner la poignée de la porte, j’hésite. Je me demande si elle est toujoursbloquée.Faussealerte:elles’ouvresansaucunproblème.

LorsqueWillm’entendsortirde la salledebains, il se lèveducanapéd’unbondet seprécipiteversmoi. Je recule,depeurqu’ilme renfermeà l’intérieur,or, il secontentedemeprendredans sesbras.

—Excuse-moi,Lake.Jesuisdésoléd’avoirfaitça.Maistun’étaispasdanstonétatnormal.Jeluirendssonétreintesansmeposerdequestion.—Cen’estpasgrave.J’aieuunejournéedifficile,jeréponds.Ilreculeetposelesmainssurmesépaules.—Alors,onestamis?Tun’essaierasplusdemefrapper?—Amis,dis-jeàcontrecœur.C’estladernièrechosequej’aienvied’êtrepourlui.Unesimpleamie.—Lefilmétaitbien?jedemandeenavançantdanslecouloir.—Tuasparléavectamère?rétorque-t-ilsansm’écouter.—Jet’aiposéunequestion,jetesignale.—Tuasparlé avecelle ?S’il teplaît, dis-moique tun’aspaspassé toute la journéeà faire le

ménage.Danslacuisine,ilsortdeuxtassesduplacard.—Non.Pastoutelajournée.Onadiscuté.—Etalors?—Alors…Elleauncancer,jerépondsfranchement.Ilmeregardeengrimaçant.Levantlesyeuxauciel,jem’accoudeaubaretmeprendslatêteentre

lesmains.Mesdoigtseffleurentlaserviettequientouremescheveux.Jem’éloignedubarpourl’ôter.Latêtepenchéeenavant,jedémêlelesmèchesquiontbesoindel’être.

Quandj’ai terminé, jemeredresse.Willdétourneaussitôt leregardet leposesurla tassedelaitqu’ilvientdefairedéborder.Jefaissemblantdenepasm’enrendrecompteetcontinuedejoueravecmescheveuxpendantqu’ilépongelesdégâtsavecunchiffon.

Il sort ensuite une boîte du placard et une cuillère d’un tiroir. Il est en train deme préparer unchocolat.

—Est-cequ’ellevas’enremettre?medemande-t-il.Jesoupire.Ilnemelaisserapasmedéfiler.—Non.Probablementpas.—Maisellesefaitsoigner?J’avaispourtantréussiànepasypenserdetoutelajournée.Jen’aiabsolumentrienressentidepuis

monréveildelasieste.Jesaisquejesuischezlui,maisjecommenceàregretterqu’ilsoitrentré.—Elleestcondamnée,Will.Ellevamourir.Ilneluirestesansdoutequ’unanàvivre.Peut-être

moins. Ils lui ont seulement prescrit des séances de chimio pour apaiser la douleur. Pendant qu’ellemeurt.Parcequ’ellevamourir.Elleestmourante.Voilà.C’estcequetuvoulaisentendre?

Son expression s’adoucit lorsqu’il pose la tasse de chocolat devantmoi. Il sort une poignée deglaçonsducongélateuretlesfaittomberdedans.

—Ontherocks,dit-il.Ilestdouépourapaiserlestensions,etencorepluspourignorermesremarquescinglantes.—Merci,jeréponds.Jeboismonchocolatensilence.Dansunsens,j’ail’impressionqu’ilagagnélabataille.

LesAvettBrothersjouenttoujoursenfondsonorelorsquejeterminematasse.Jeretournedansle

salonetmetslachansonsur«repeat»puism’allongeparterre,lesbrastendusau-dessusdematête.Jefixeleplafond.C’estrelaxant.

—Éteinslalumière,luidis-je.Jeveuxjusteécouterlamusique.Ilm’obéit,etjelesenss’installerprèsdemoisurlesol.Unelueurvertedansantes’échappedela

chaîne hi-fi. Elle dessine des arabesques sur lemur au rythme des notes desAvettBrothers. Étendueainsi,immobile,jelaissemespenséesvagabonder.Quandlachansonsetermineetrecommence,jefinisparavoueràWillcequej’aisurlecœur.

—Elleneveutpasquej’élèveKel.ElleveutledonneràBrenda.Il trouvemamaindanslapénombreet laprenddanslasienne.Alors,pourcettefois, jelelaisse

êtremonami.

Leslumièresserallument.Jemecouvrelesyeuxparréflexe.Enm’asseyant,jeremarquequeWillesttoujoursprèsdemoi.Ildortcommeunbébé.

—Coucou,faitEddie.J’aifrappé,maispersonnenem’arépondu.Ellepasselaported’entréeetvients’asseoirsurlecanapé.ElleobserveWillronfler,vautrésurle

tapisdusalon.—Onestsamedisoir,dit-elleenlevantlesyeuxauciel.Jet’avaisditqu’iln’étaitpasmarrant.Jeris.—Qu’est-cequetufaisici?—Jesuisvenuevoirsituallaisbien.Tunerépondspasàtontéléphoneettunem’aspasenvoyéde

message.Tamèreauncancer,alorstudécidesdedénigrerlatechnologie?Cen’estpaslogique.—Jenesaispasoùestmonportable.On regarde toutes lesdeuxWillunmoment. Il ronfle très fort.Lesgarçons l’ont sûrement épuisé

aujourd’hui.—Jesupposequeleschosesnesesontpastrèsbienpasséesavectamère?Vuquetueslà,par

terre?Ellesembleagacéequ’onn’aitrienfaitàpartdormir.—Non,onadiscuté.—Etalors?Jemelèveetm’étireavantdem’asseoirsurlecanapéàcôtéd’elle.Elleadéjàretirésesbottes.Je

supposequ’auboutdequelquesannéessansdomicilefixe,onfinitparsesentirchezsoiunpeupartout.

Jeposelespiedssurlatablebasseetm’appuiecontrel’accoudoirpourluifaireface.—Tuterappelles,lasemainedernière,danslacour,quandtum’asparlédetamèreetdecequ’elle

t’afaitàneufans?—Oui?répond-ellesansdétournerlesyeuxdeWill.—Surlecoup,jemesuissentieprivilégiée.Parcequ’unetellechosen’arriveraitjamaisàKel.Il

avaitlachancedevivrecommeunenfantnormaldeneufans.Maismaintenant,j’ail’impressionqueDieunousenveutpersonnellement.Pourquoiest-cequ’ilabesoinderappelernosdeuxparents?Monpèreneluiapassuffi?C’estcommesilamortvenaitdenousfrapperenpleinvisage.

Eddietournelatêteversmoi.—Cen’estpaslamortquit’afrappée,Layken.C’estlavie.Lavieestcommeça.Ellen’estpas

facile.Elleestseméed’embûches.Toutlemondeteledira.Jeneprendspaslapeined’entrerdanslespiresdétails.C’esthumiliantd’admettrequemapropre

mèrerefusequej’élèvesonenfant.Parterre,Willsemetàremuer.Eddiesepencheversmoipourmeserrerrapidementdanssesbras,

avantd’attrapersesbottes.—Leprofseréveille.Jeferaismieuxdepartir.Jevoulaisjustem’assurerquetoutallaitbien.Oh,

etvacherchertonportable,medit-elleensedirigeantverslaporte.Je l’observe s’éloigner. Elle est restée trois minutes dans la maison, pourtant son énergie est

contagieuse.Quandjemeretourne,Willestassissurlesol.Ilmeregardecommes’ilallaitmemettreuneheuredecolle.Jeluiadressemonsourireleplusinnocent.

—Qu’est-cequ’ellefabriquaitici?medemande-t-il.Ilsaitintimiderlesgensquandilveut.—Ellem’arenduvisite,jemarmonne.Pourvoirsij’allaisbien.Sijenedonnepasd’importanceauproblème,peut-êtrequ’ilenferademême.—Putain,Layken!Oupas.Iltrouvequec’estgrave.Seredressantd’ungesterageur,illèvelesbrasauciel.—Tuessaiesdemefairevirer,ouquoi?Tueségoïsteaupointdetemoquerdesproblèmesdes

autres?As-tulamoindreidéedecequiarriveraitsielleracontaitquetuaspassélanuitici?Unepenséeluitraversesoudainl’esprit.—Elleestaucourant?Leslèvrespincées,jebaisselatêteverslesgenouxpourévitersonregard.—Layken,quesait-elle,aujuste?medemande-t-ild’unevoixplusposée.Faceàmaréaction,ilcomprendquejeluiaitoutdit.—C’estpasvrai…Layken,rentrecheztoi.

Mamèreestdéjàcouchée.KeletCaulderregardentlatélésurlecanapé.—Caulder,tonfrèreveutqueturentres.Keletmoi,onadeschosesàfairedemain.Onneserapas

àlamaison.

Legarçonrécupèresavesteetsedirigeverslaported’entrée.—Salut,Kel!dit-ilenenfilantseschaussuresetensortant.Unefoisdanslesalon,jem’affalesurlecoussinàcôtédelui.J’attrapelatélécommandeetmemets

àzapperpouroublierlefaitquejeviensd’énerverWillauplushautpoint.—Tuétaisoù?medemandemonfrère.—AvecEddie.—Qu’est-cequetufaisais?—Ons’estpromenéesenvoiture.—Pourquoiest-cequetuétaischezCaulderquandonestrentrés?—Willm’apayéepourfaireleménagechezlui.—PourquoiMamanesttriste?—Parceque.Ellen’apasassezd’argentpourmepayerpourfaireleménagechezelle.—Ahbon?Maiscen’estpassale,ici.—Tuveuxallerfairedupatinàglace,demain?—Oui!—Alorsarrêtedemeposerdesquestions.J’appuie sur le bouton de la télécommande pour éteindre la télé et envoie Kel au lit. Une fois

couchée, jerèglemonréveilà6heuresdumatin.Jeveuxavoirquittélamaisonavantquemamèreselève.

Kel et moi passons la journée de dimanche à dépenser le moindre centime de mon compte enbanque.Jel’emmèned’abordprendrelepetit-déjeuneraurestaurant,oùnouschoisissonstouslesdeuxunmenu.Ensuite,nousallons fairedupatinàglace,maiscommeaucundenousn’estdoué,nousquittonsrapidementlapatinoire.Àmidi,ons’achèteàmangerdanslesnackd’unesalled’arcadeoùl’onpasseles quatre heures suivantes à jouer. On finit l’après-midi au ciné, et notre repas du soir est encoreuniquement composé de cochonneries. J’aurais bien offert un dessert supplémentaire àKel,mais il seplaintparcequ’ilamalauventre.

Quandonrentreà lamaison,mamèreestdéjàpartie travailler.Cen’estpasunecoïncidence.Jeprendsunedouche,choisisnosvêtementspourle lendemainetmetsunetonnedelingeausale.Jesuistellementfatiguéequejem’endorssansavoireuletempsdecogiter.

13

EndébitantunecruellesélectiondemotsLesperdantsreconstituentlesfaits

d’aprèscequ’ilsontentenduEtjemeretrouveàessayerdelesdéfendredemonmieux.

THEAVETTBROTHERS,«AllMyMistakes»

—J’enaiunenouvelle!meditNickens’installantàsaplacelelundimatin.Sij’entendsencoreuneseuleblaguesurChuckNorris,jevaisexploser.—Pasaujourd’hui.J’aimalàlatête,jeluiréponds.—TusaiscequefaitChuckNorrisquandilalamigraine?—Jeneplaisantepas,Nick.Laferme!Legarçonabandonneetsetourneversl’élèveassisàsadroite.Jeleplains.Willn’estpasarrivé.Onattendquelquesminutessansvraimentsavoirquoifaire.Visiblement,ça

neluiressemblepas.Auboutd’unmoment,Javiselèveetramasseseslivres.—C’estlarègledescinqminutes,dit-il.Ilsortdelapiècepourreveniraussitôt.Willlesuit.Ilrefermelaportederrièreluietposeunepiledephotocopiessursonbureau.Ilestàcran.Toutle

mondes’enaperçoit.Iltenduntasdefeuillesauxélèvesdespremiersrangs,quilesfontpasserderrièreeux. J’en fais partie. Je regarde le dossier que j’ai dans la main, composé d’une dizaine de pagesagrafées.Enlesfeuilletant,jereconnaislepoèmed’Eddiesurleballonrose.C’estsûrementl’ensembledespoèmesécritsparlesélèves.Jen’aipasentendulesautres.

— Plusieurs d’entre vous ont participé au slam ce semestre. Je vous en félicite. Je sais que çademandebeaucoupdecourage.

Illèveunecopie.—Ce sont vos poèmes. Certains ont été écrits par vous, d’autres, par des élèves demon autre

classe.J’aimeraisquevousleslisiez,puisquevouslesnotiez.Dezéroàdix.Dixétantlameilleurenote.

Soyezhonnêtes.Sivousn’aimezpasun texte,mettez-lui unemauvaisenote.C’est pourdépartager lesbonsetlesmoinsbons.Écrivezlanoteenbasàdroitedelapage.Allez-y.

Ils’assoitàsonbureauetobservelasalle.Je n’aime pas ce devoir. Je trouve ça injuste. Sans le vouloir, jeme surprends à lever lamain.

Pourquoiest-cequejefaisça?Willmeregarde,puishochelatête.—Àquoivanousservircetexercice?jedemande.Sonregardbalaielentementlaclasse.—Tureposerastaquestionquandtoutlemondeaurafini,Layken.Ilagitbizarrement.JesuisentraindelirelepremierpoèmelorsqueWillsoulèvedeuxfichesdesonbureauetsedirige

versEddie.Ilposelapremièredevantelle.Puisilrevientàl’avantdelasalleetposelasecondedevantmoi.Jelasoulèvepourregarderdequoiils’agit.C’estunavisderetenue.

Jejetteuncoupd’œilàEddie,quisecontentedehausserlesépaules.Jerouleleboutdepapierenbouleetlejettedanslapoubelle.But!

Enunedemi-heure,laclassefinitsontravaild’évaluation.Willramasselesdossiersetcomptelesscoressursacalculatrice.Unefoisquelesmoyennessontfaites,ilécritlesrésultatssuruneautrefeuilleetvients’asseoiràl’avantdesonbureau.

Ilsoulèvelepapieretlesecoue.—Prêtsàentendrequelpoèmeestlemoinsapprécié?Celuiquiaobtenuleplusdepoints?Ilsouritenattendantnotreréponse.Personneneditrien.SaufEddie.—Lesauteursdecespoèmesn’ontpeut-êtrepasenviedeconnaîtreleurnote.Jesaisquec’estmon

cas.WillavanceversEddie.—Situtemoquesdesavoircombiendepointscepoèmevaterapporter,pourquoil’as-tuécrit?Eddierestesilencieuseuninstantetréfléchitàlaquestion.—Àpartpourêtredispenséeducontrôlefinal,vousvoulezdire?Willhochelatête.—Parcequej’avaisquelquechoseàdire,jesuppose.Ilsetourneversmoi.—Maintenant,Layken,tupeuxposertaquestion.Maquestion.J’essaiedem’ensouvenir.Ahoui.Oùveut-ilenvenir?—Àquoivanousservircetexercice?jerépète,méfiante.Will lève la feuillequicontient les scoreset ladéchireendeux. Il s’empareensuitedespoèmes

notés pour les jeter à la poubelle.De retour au tableau, il écrit quelque chose à la craie.Quand il aterminé,ilseretourneversnous.

«Lesnotesnesontpasleplusimportant.Leplusimportant,c’estlapoésie.»AllanWolf

Laclasseobservecettecitationensilence.Willnouslaissequelquesminutespouryréfléchiravant

decontinuer.—Cequelesautrespensentdevostextesnedevraitpasavoird’importance.Quandvousêtessur

cettescène,vousdévoilezunepartiedevotreâme.Onnepeutpasnotercegenredechoses.La sonnerie retentit. N’importe quel autre jour, tout le monde se serait précipité vers la sortie.

Aujourd’hui,personnenebouge.Onestcommehypnotisésparlacitationécriteautableau.—Demain,préparez-vousàapprendrepourquoivousdevezécriredelapoésie,conclut-il.Pendantunmomentdedistraction,j’aioubliéquec’étaitWillquiparlait.Jel’aiécoutécommes’il

étaitmonprofesseur.Javi est le premier à se lever, bientôt suivi des autres.Will est face à son bureau et dos àmoi

lorsqueEddies’approchedeluiavecsonavisderetenueàlamain.Ellemefaitunclind’œilenpassant.—MonsieurCooper?(Ellesemontrerespectueuse.Unpeutroppourêtrehonnête.)Jecroissavoir

quelesretenuesdébutentàlafindel’ultimecoursdelajournée,à15h30.Ilestdemondésiret,jen’endoute pas, de celui de Layken, d’être ponctuelle de manière à purger cette peine bien méritée avechumilité.Auriez-vousl’amabilitédenousindiqueroùsetiendracettepunition?

Willnelaregardepasuneseulefoistandisqu’ilsedirigeverslaporte.—Ici.Touteslesdeux.15h30.Etsurcesparoles,ils’enva.Eddieéclatederire.—Qu’est-cequetuluiasfait?Jemelève,nousquittonslasalleensemble.—Oh,cen’estpasquemoi,Eddie.C’esttoiaussi.Elleseretournevivement,lesyeuxagrandisparlapeur.—Oh,monDieu!Ilsaitquejesais?Qu’est-cequ’ilcomptefaire?Jehausselesépaules.—Onlesauraà15h30.

—Hein?Poussinvousacollées?s’exclameGavin,hilare.—Ilfautvraimentqu’ilsetrouveunecopine,rétorqueNick.Eddierit.Moi,jerecrachemonverredelait.Jeluiadresseunregardassassin.—Jen’arrivepasàycroire,reprendGavin.Vousêtessûresquec’estpourça?Parcequevous

avezséché?Vousenavezdiscutéauslam,lasemainedernière.Iln’avaitpasl’airsuperencolère.Jesaispourquoiilnousacollées.Willveuts’assurerqu’ilpeutfaireconfianceàEddie.Maisilest

horsdequestionquej’enparleàGavin.—Iladitquec’étaitparcequ’onneluiavaitpasrenduledevoirqu’ondevaitluiremettrecejour-

là.GavinsetourneversEddie.—Maistul’asfaitpourtant.Jem’ensouviens.

—Jesupposequejel’aiégaré,répond-elleenhaussantlesépaules,lesyeuxbraquéssurmoi.

EddieetmoinousretrouvonsdevantlasalledeWillàenviron15h30.—Tusais,plusj’ypense,etplusjetrouveçadébile,medit-elle.Pourquoiest-cequ’ilnem’apas

appelée,s’ilvoulaitjusteparlerdecequejesais?J’avaisprévudestrucs,aujourd’hui.—Onneresterapeut-êtrepastrèslongtemps,jeréponds.—Jedétestelesretenues.C’estchiant.Jepréfèrerestercouchéeparterrechezluiavectoi.—Onpeutessayerdes’amuserquandmême.Ellesetourneverslaportepuishésite.Ellemefaitdenouveauface.—Tusaisquoi?Tuasraison.Onpeutessayerdes’amuser.Jepensequeçavadureruneheure.

D’aprèstoi,combiendeblaguessurChuckNorrisonpeutfairependantcelapsedetemps?Jeluisouris.—PasautantqueChuckNorrislui-même.Elleouvrelaporte.—Rebonjour,monsieurCooper!s’exclameEddieenentrantd’unpasenjoué.—Asseyez-vous,nousdit-ileneffaçantlacitationdutableau.—MonsieurCooper,voussaviezquecesont leschaisesquise lèventquandChuckNorrisentre

dansunesalledeclasse?demande-t-elle.Jerisetlasuisjusqu’ànossièges.Aulieudeprendreplaceàl’avant,ellechoisitdeuxbureauxà

l’arrière,qu’ellecolleensemble.Leplusloinpossibleduprof.Will ne rit pas. Il ne souritmême pas. Il s’assied sur sa chaise et nous dévisage pendant qu’on

gloussecommedeslycéennes.—Écoutez,dit-il.Ilserelèveetmarcheversnouspuiss’appuiecontrelafenêtre,lesbrascroisés.Lesyeuxrivésau

sol,ilsemblechercherlameilleurefaçond’aborderlesujet.—Eddie,ilfautquejecomprennecequisepassedanstatête.Jesaisquetuesvenueàlamaison.

JesaisquetuesaucourantqueLaykenapassélanuitchezmoi.Jesaisqu’ellet’aparlédenotrerendez-vous.Jeveuxseulementsavoircequetucomptesfaire,situcomptesfairequoiquecesoit.

—Will,j’interviens.Ellenedirarien.Iln’yarienàdire,d’ailleurs.Il neme regarde pas. Il continue de dévisagerEddie en attendant sa réponse. Je suppose que la

miennen’étaitpassuffisante.Jenesaispassic’estnerveux,ousic’estparcequejeviensdepasserlestrois jours les plus étrangesdemavie,mais jememets soudain à éclater de rire.Eddieme lanceunregardinterrogateur,maisellenepeutpass’enempêcher:elleritaussi.

Exaspéré,Willlèvelesmainsauciel.—Quoi?Qu’est-cequej’aiditdedrôle?— Rien, je réponds. C’est bizarre, c’est tout. Tu nous as collées, Will. (Je prends une grande

inspirationpourtenterdemecalmer.)Tunepouvaispas,jenesaispas,veniràlamaisoncesoir?Etnousenparleràcemoment-là?Pourquoiest-cequetunousasflanquéuneretenue?

Il attend qu’on retrouve notre sérieux pour reprendre la parole. Quand le silence retombe, il se

redresseets’approchedenous.—C’étaitlasolutionlaplusrapide.Jen’aipasdormidelanuit.Jen’étaismêmepassûrd’avoir

encoreuntravailquandjesuisarrivécematin.(IlsetourneversEddie.)Silarumeursepropage…siquelqu’undécouvrequ’uneélèveadormidansmonlitavecmoi,jeseraiviré.Etonm’expulseraaussidelafac.

Eddiesecrispesursonsiègeetsetourneversmoiensouriant.—Tuasdormidanssonlitaveclui?Tufaisdelarétentiond’information,là.Tunem’avaispas

parlédeça!Ellerit.Poussé à bout,Will retourne à l’avant de la pièce, où il s’affale sur sa chaise. Penché sur son

bureau,ilseprendlatêteentrelesmains.Visiblement,leschosesnesedéroulentpascommeill’avaitprévu.

— Tu as dormi dans son lit ?murmure Eddie d’une voix suffisamment basse pour queWill nel’entendepas.

—Ilnes’estrienpassé,jeprécise.Commetul’asdéjàdit,iln’estpasdrôledutout.Eddieéclatedenouveauderire.Jen’arrivepasàgardermonsérieuxnonplus.—Voustrouvezçadrôle?demandeWilldepuissonbureau.C’estuneblague,pourvous?Àsonexpression, jecomprendsqu’ons’amuseunpeu troppouruneretenue.Toutefois,Eddiene

s’enformalisepas.—VoussavezpourquoiChuckNorrisn’apaslesensdel’humour?Parcequ’ilaessayédesefaire

rireunefois,maisils’estfaituneprisedekaraté,dit-elle.Willposelatêtesursonbureauenguisededéfaite.J’échangeunregardavecEddieetonfinitpar

setaire,respectantlefaitqu’ilessaied’avoiruneconversationsérieuseavecnous.Eddiesoupireetseredresse.

—MonsieurCooper?fait-elle.Jenedirairien.Jelejure.Cen’estpassigrave,detoutefaçon.Ilrelèvelesyeuxverselle.—C’estgrave,Eddie.C’estcequej’essaiedevousfairecomprendreàtouteslesdeux.Sivousne

considérezpaslasituationcommetelle,vousneferezplusattention.Vousrisquezd’enparlersansvousenrendrecompte.J’aitropàperdredanscettehistoire.

On soupire. L’énergie dans la pièce est inexistante, à présent.On dirait qu’un trou noir a aspirél’aspectamusantdecetteretenue.Eddieleressentaussietessaied’arrangerleschoses.

—VoussavezqueChuckNorrisaimelessteaks…Elleneterminepassaphrase.Willaatteintseslimites.Iltapedupoingsursonbureauetselève.À

cestade,niEddienimoin’avonsenviederire.Jelaregardeavecdegrandsyeuxetsecouelatête.ChuckNorrisn’estpluslebienvenu.

—Cen’estpasuneblague,dit-il.C’esttrèsgrave.Ilattrapequelquechosedansletiroirdesonbureauetavanced’unpasrapideversnous,aufondde

laclasse.C’estunephotoqu’ilposevivementàl’endroitoùnostablesserejoignent.Illaretourne.C’est

Caulder.Ilposeundoigtdessus.—Cegarçon.Cegarçonn’estpasuneblague.Ilrecule,soulèveunetableetlatournepours’asseoirfaceànous.—On ne te suit pas,Will, lui dis-je. (Je jette un coup d’œil à Eddie. Elle secoue la tête pour

appuyermespropos.)Cequ’Eddiesaitn’arienàvoiravecCaulder.Prenantunegrandeinspiration,ilsepenchesurlebureaupourrécupérerlaphoto.Àsonregard,je

comprendsquelessouvenirsquil’assaillentnesontpasplaisants.Ilcontemplel’imageuninstantavantde la reposer et de se laisser aller contre le dossier de sa chaise, les bras croisés. Il évite de nousregarderdanslesyeux.

—Ilétaitaveceux…quandças’estproduit.Illesavusmourir.Mon cœur se serre. Eddie et moi attendons qu’il poursuive dans un silence respectueux. Je

commenceàmesentirtrèspetite.—Onm’a dit que c’était unmiracle qu’il ait survécu. La voiture était complètement emboutie.

Lorsquelespremierssecourssontarrivés,Caulderétaittoujoursattachésurcequirestaitdelabanquettearrière. Ilappelaitnotremèreencriantet luidemandaitdese tournervers lui. Ilest restécoincécinqlonguesminutescommeça,àlesregarderpartir.

Wills’éclaircitlavoix.Souslatable,Eddieattrapemamainetlaserre.Aucunedenousneditmot.—J’aipassélessixjourssuivantsàl’hôpitalavecluipendantsaconvalescence.Jen’aipasquitté

son chevet. Même pas pour l’enterrement. Quand mes grands-parents sont venus le chercher pour leramener chez eux, il a pleuré. Il ne voulait pas y aller. Il voulait rester avecmoi. Il m’a supplié del’emmener sur le campus. Jene travaillaispas. Jen’avaispasde revenus. J’avaisdix-neuf ans. Jeneconnaissaisrienauxenfants…Alors,jelesailaissésl’emmener.

Will se lève et s’approche de la fenêtre. Il ne dit rien pendant un long moment. Il se contented’observerleparkingseviderlentement.Puisilporteunemainàsonvisage.Ondiraitqu’ilessuieseslarmes.SiEddien’étaitpaslà,jel’auraisprisdansmesbras.

Auboutdequelquesminutes,ilfinitparsetournerdenouveauversnous.—Caulderm’adétesté. Ilm’envoulait tellementqu’ilarefuséderépondreautéléphonependant

des jours. J’étais en traindedisputerunmatchde footquand j’ai remis enquestionmadécision. J’aiexaminéleballonquejetenaisentremesmains.J’aiparcourulecuir,lenomdelamarqueinscritesurlecôté,duboutdesdoigts.Ilnepesaitmêmepasunkilo.J’avaischoisicetteridiculeballeencuirplutôtque mon propre sang. J’avais fait passer ma petite personne, ma copine, ma bourse d’études…absolumenttoutavantcepetitgarçonquej’aimaisplusquetoutaumonde.

»J’ailâchéleballonetjesuissortiduterrain.Jesuisarrivéchezmesgrands-parentsà2heuresdumatin.J’airéveilléCaulderet je l’ai ramenéà lamaison.Mesgrands-parentsm’ontsuppliédenepasfaireça.Ilsm’ontditqueceseraittropdur,quejeseraiincapabledeluidonnercedontilavaitbesoin.Maisjesavaisqu’ilsavaienttort.JesavaisdequoiCaulderavaitbesoin.Ilavaitbesoindemoi.

Ilavanced’unpaslentverslebureauplacéfaceauxnôtresetposelesmainsàplatdessus.Ilnousregardetouteslesdeux.Deslarmescoulentsurnosjoues.

—J’aipassélesdeuxdernièresannéesdemavieàessayerdemeconvaincrequej’avaisprislabonnedécision.Alors, ce travail ?Macarrière ?Lavieque je construispour cepetit garçon ? Je laprendsàcœur.C’estsérieux.C’esttrèssérieuxàmesyeux.

Ilreplacecalmementlebureauàsaplacedanslarangée,puisretourneàl’avantdelapièce.Sansunmot,ilramassesesaffairesets’enva.

Eddieselèveàsontourpourallerchercherdesmouchoirssur lebureaudeWill.Elleramènelaboîteentièreetserassoit.J’enprendsun.Onsesèchetouteslesdeuxlesyeux.

—Commentest-cequetufais,Layken?medemande-t-elleensoufflant.Elleattrapeunmouchoirpropre.—Commentest-cequejefaisquoi?Jerenifleencontinuantd’essuyermeslarmes.—Commenttufaispournepastomberamoureusedelui?Àcettequestion,jemeremetsàpleurercommesijenem’étaisjamaisarrêtée.Jeprendsencoreun

mouchoir.—Jenesuispaspasamoureusedelui.Jenesuispasdutoutpasamoureusedelui.Elleritetmeprendlamain.Onpasselerestedel’heureensemble,subissantsansrechignercette

retenuebienméritée.

14

Etjesaisquetuasbesoindemoidanslapièced’àcôté

Maisjesuiscoincéici,paralysé.THEAVETTBROTHERS,«TenThousandWords»

Jen’aijamaisfaitl’amour.J’aifailli,unefois,maisjemesuisdégonfléeàladernièreminute.Mapluslonguerelationaétéavecungarçonquej’avaisrencontréparl’intermédiairedeKerrisunpeuavantmesdix-septans.

Kerris avait un frère qui allait à la fac. Pendant les vacances de printemps, il y a deux ans, il aramenéun pote à lui à lamaison. Il s’appelait Seth. Il avait dix-huit ans. Je croyais l’aimer.Avec lerecul,jepensequej’aimaissurtoutl’idéed’avoiruncopain.

Il allait à l’Université duTexas, à plus de quatre heures de route de chezmoi.On se parlait autéléphoneetsurInternet.Auboutdesixmois,aprèsenavoirbeaucoupdiscutéaveclui,j’aidécidéquej’étaisprêteàsauterlepas.Cettenuit-là,j’avaislapermissiondeminuit.Alors,ilaréservéunechambred’hôteletonaditàmamèrequ’onallaitvoirunfilm.

Quandonestarrivésdansnotrechambre, j’avais lesmainsqui tremblaient.Jesavaisque j’avaischangéd’avis,mais j’avais troppeurde le lui avouer. Il avait fait tellementd’efforts ! Il avaitmêmeapportésespropresdrapspourquecesoitplusintime.Ons’estlonguementembrassés,allongéssurlelit.Ilm’aenlevémonpull.Sesdoigtssesontaventurésversmonpantalon…etjemesuismiseàpleurer.Ilatoutdesuitearrêté.Ilnem’apasmislapression.Ilnem’enapasvoulud’avoirchangéd’avis.Ilm’aembrasséeetm’aditquecen’étaitpasgrave.Àlaplace,onalouéunfilmetonl’aregardéaulit.

Ons’estréveillésà7heures.Ilfaisaitdéjàjour.Onacommencéàpaniquer.Personnenesavaitoùonétait,etonavaitéteintnosportables.Jesavaisquemesparentsétaientfousd’inquiétude.CommeSethavaittroppeurpourleurfaireface,ilm’adéposéedevantchezmoietestreparti.Jemesouviensd’êtrerestéeimmobileetd’avoirsouhaitémetrouverailleurs,n’importeoù.Jesavaisqu’ilsallaientm’obligeràparler,àleurdireoùj’étaisallée.Jedétestaislesconfrontations.

Je suisdeboutdevantmaJeep. J’observe le jardin remplidenainsdecettemaisonquin’estpasvraimentcheznous.Cesentimentd’anxiétéestderetouretmenouel’estomac.Jesaisquemamèrevavouloirdiscuterdetoutça.Desoncancer.DeKel.Ellevoudraallerauboutdeschosesalorsquejen’aiqu’uneenvie:mecacher.

Jem’approchelentementdelaported’entréeetappuiesurlapoignée,regrettantquepersonnenelatienneferméedel’autrecôté.Kel,Caulderetellesontassisaubar.

Ilssontentraindecreuserdescitrouilles.Ellenepourrapasmeparlertoutdesuite.Parfait.—Salut,dis-jeàpersonneenparticulierenpassantlaporte.Ellenerépondpas.—Salut,Layken!Regardemacitrouille!s’exclameKel.Il la tournepourmelamontrer.Sesyeuxetsabouchesontreprésentéspar troisgrandsX,et ila

accrochéunsacdebonbonssurlecôtéavecduscotch.—Ilfaitlagrimaceparcequ’ilamangéunbonbonacide,m’explique-t-il.—Yadel’idée,jeréponds.—Regardelamienne,ditCaulderàsontour.Unboutdeboisaétéplantédansuntrou,àl’endroitoùauraitdûsetrouverlevisage.—Euh…Qu’est-cequeçareprésente?jedemande.—C’estDieu.Perplexe,jepenchelatêtesurlecôté.—Dieu?Caulderrit.—Ben,oui.IlsetourneversKel.Ensemble,ilsrépondent:—Parcequ’ilestpieux!Jelèvelesyeuxaucielenriant.—Vousvousêtesbientrouvés,touslesdeux.Jeregardemamère.Elleestentraindem’observer,sûrementpourjaugermonhumeur.—Salut,jerépèteàsonintention.—Salut.Ellesourit.—Bon,jelanceenespérantqu’ellecomprenneledoublesensdecequejevaisluidire.Çat’ennuie

sionnefaitquecreuserdescitrouillescesoir?C’estpossibledenefairequeça?Ellereportesonattentionsurlacitrouilledevantellesanssedépartirdesonsourire.—Biensûr,maisonnepourrapascreuserdescitrouillestouslessoirs,Lake.Undecessoirs,il

faudraqu’onarrête.J’attrapeunecitrouilleparterreetm’installeaubar.Jeviensàpeinedem’asseoirqu’onfrappeàla

porte.—J’yvais!crieCaulderensautantdesontabouret.

Mamèreetmoinoustournonsversl’entrée.C’estWill.—Salut,toi.Tuouvresauxgens,maintenant?luidemande-t-il.Caulderluiprendlamainpourlefaireentrer.—OncreusedescitrouillespourHalloween.Viens.Juliaenaachetéunepourtoiaussi.IlguideWillàtraverslesalonjusquedanslacuisine.—Non,çava.Jecreuserai lamienneunautre jour.Jevoulais juste te ramenerà lamaisonpour

qu’ilspassentdutempsenfamille.Mamèretireenarrièrelaseulechaiselibreàcôtéd’elle.—Vienst’asseoir,Will.Onnefaitquecreuserdescitrouillescesoir.C’esttoutcequ’onfait.On

creusedescitrouilles.Caulderenadéjàsoulevéune,qu’ilposesurlebardevantlesiègedeWill.—Alorsd’accord.Creusonsdescitrouilles,ditWill.Lepetitgarçonluitenduncouteauetons’assiedtousaubar…pourcreuserdescitrouilles,etrien

d’autre.Kelprovoque lepremiermomentgênantde la soirée lorsqu’ilmedemandepourquoi je rentre si

tard.Mamèremejetteunregardencoin,attendantvisiblementmaréponseaussi.Will,lui,continuesatâchesansreleverlatête.

—Eddieetmoi,onaétécollées,jeréponds.—Collées?Pourquoi?s’enquiertmamère.—Onaséchéuneheure,lasemainedernière.Onafaitlasiestedanslacour.Elleposesoncouteau,déçueparmoncomportement.—Lake,pourquoiest-cequetuasfaitunechosepareille?Quelcoursas-tuséché?Jenerépondspas.Leslèvrespincées,jedésigneWilld’unsignedelatête.Mamèresetournevers

luiaumomentoùilrelèvelesyeux.Ilhausselesépaulesenriant.—Elleaséchémoncours!Qu’est-cequej’étaiscenséfaire?Mamèreselève,luidonneunetapedansledosetattrapelebottin.—Pourlapeine,jet’inviteàmanger.

***

La soirée est complètement surréaliste. Tout le mondemange de la pizza, discute et s’amuse, ycomprismamère.Çafaitdubiendel’entendrerire.Jelatrouvechangée.Jepensequelefaitdem’avoiravouéqu’elleétaitmaladeluiapermisd’évacuerunepartiedesonstress.Jelevoisdanssesyeux.Elleestplusàl’aise.

Kel et Caulder nous font part de la façon dont ils veulent se déguiser pourHalloween. CaulderhésiteentreunTransformerouunAngryBird.Keln’atoujourspasd’idée.

Aprèsavoirnettoyélesrestesdecitrouillepar terre, jerincelaserpillièredansl’évier.Puis, lescoudesappuyéssurlebar,levisageentrelesmains,jelesobserve.C’estsûrementladernièrefoisquemamèrecreuseunecitrouille.Lemoisprochain,ellefêterasondernierThanksgiving.Après, ilyaurason dernierNoël. Pourtant, elle est assise là-bas et parle d’Halloween avecWill en riant. J’aimeraispouvoirarrêterletemps.J’aimeraisqu’onpuissecreuserdescitrouillespourl’éternité.

Will et Caulder rentrent chez eux quand ma mère va se changer dans sa chambre pour allertravailler.Jeterminedefaireleménagedanslacuisine,réunislesrestesdecitrouilleet lesrassembledansunplusgrandsac.JesorslapoubelledanslarueaumêmemomentqueWill.Ilavancejusqu’auboutdu trottoiravantderemarquermaprésence. Ilmesouritpuis lève l’abattantpour jetersonsacdans labenneàordure.

—Coucou,fait-il.Ilfourresesmainsdanslespochesdesavesteetavanceversmoi.—Coucou,jeréponds.—Coucou,répète-t-il.Ilmedépasseets’appuiecontrelecapotdemaJeep.—Coucou,jepoursuisenl’imitant.—Coucou.—Arrête,jedisenriant.Onattendtouslesdeuxquel’autreparle.Çan’arrivejamais,etunsilencepesanttombesurnous.

Commejedétesteça,jesuislapremièreàlebriser.—Jesuisdésoléed’enavoirparléàEddie.Elleesttrèsintelligente,tusais?Elleacomprisqu’il

sepassaitquelquechose,maiselleacruquec’étaitplussérieuxqueça.Alors,j’aidûluidirelavérité.Jenevoulaispasqu’elleaitunemauvaiseimagedetoi.

Rejetantlatêteenarrière,ilcontemplelesétoiles.—Jefaisconfianceàtonjugement,Lake.JefaismêmeconfianceàEddie.Ilfautsimplementqu’elle

comprenneàquelpointcetravailestimportantpourmoi…àmoinsquejen’aiedittoutçapourquetucomprennesàquelpointilétaitimportantpourmoi.

Moncerveauesttropfatiguépouranalysercettephrase.—Danstouslescas,luidis-je,jesaisquec’étaitdifficilepourtoi…detoutnousracontercomme

ça.Merci.Onobserveunevoituresegarerdansunealléeprèsdenous.Unefemmeensortavecdeuxjeunes

filles.Toutesportentdescitrouilles.—Tusais,jeneconnaispersonned’autredanscetterue,àpartCaulderettoi,jeluifaisremarquer.Ilposelesyeuxsurlamaisondanslaquellelestroispersonnessontentrées.—C’estErica.ElleestmariéeàGusdepuisvingtans,enfin,jecrois.Ilsontdeuxfilles,desados.

C’estlaplusvieillequivientgarderCaulderdetempsentemps.»LecouplequihabiteàdroitedeCaulderetmoiestceluiquiviticidepuislepluslongtemps.Leur

filsvientdes’engagerdansl’armée.Ilsm’ontbeaucoupaidéàlamortdemesparents.Melindanousa

préparéàmangertouslesjourspendantdesmois.Ellecontinuedenousapporterquelquechoseunefoisparsemaine.

» Tu vois, la maison, là-bas ? poursuit-il en désignant le bas de la rue. C’est celle de tonpropriétaire.Ils’appelleScott.Sixmaisonsduvoisinageluiappartiennent.C’estuntypebien,maisseslocatairesdéfilent.Jeneconnaispersonned’autre.

J’observe lesmaisons lesunes après les autres.Elles se ressemblent toutes, pourtant, jenepeuxm’empêcherd’imaginerlesviesdecesfamilles,toutesdifférentes,auseindeleurfoyer.Jemedemandesi certains d’entre eux gardent des secrets ? Si d’autres tombent amoureux. Ou se déchirent. Sont-ilsheureux?Tristes?Effrayés?Pauvres?Seuls?Apprécient-ilscequ’ilsontàsajustevaleur?GusetEricamesurent-ilslachancequ’ilsontd’êtreenbonnesanté?Scottprofite-t-ildesesrentes?Toutpeuts’effondrerdujouraulendemain.Rienn’estpermanent.Laseulechosequel’onatousencommun,c’estlafatalité.Chacund’entrenousfiniraparmourir.

—Ilyaaussicettefille,reprendWill.Elleaemménagédanscetterueilyaquelquetemps.Jemerappelleencorequandjel’aivuearriverdanscetutilitaire.Ellesemblaitsavoircequ’ellefaisait.Ilétaitcentfoisplusgrosqu’elle,pourtant,elleareculésansdemanderd’aide.Jel’airegardéesegareretposerune jambe sur le tableaude bord de la camionnette comme si elle faisait ce genre de choses tous lesjours.Lesdoigtsdanslenez.

»Ilfallaitquejepartetravailler,maisCaulders’étaitdéjàprécipitédel’autrecôtédelarue.Ilsebattaitavecdesépéesinvisiblesaveclepetitgarçondufourgon.Jecomptaissimplementl’appelerpourqu’il monte dans la voiture, mais quelque chose chez cette fille m’a interpellé. Il fallait que je larencontre.Alors j’ai traversé la route.Ellenem’amêmepas remarqué.Elle regardait son frère joueravecCaulderd’unairpensif.

»Jemesuispostédevantlacamionnettepourl’observer.Sesyeuxétaientextrêmementtristes.Jevoulais savoir à quoi elle pensait, ce qui se passait dans son esprit. Qu’est-ce qui lui faisait tant depeine?Jemouraisd’enviedelaprendredansmesbras.Quandelleestenfinsortiedelavoiture,jesuisallémeprésenter. Ila falluque jemeforceà lui lâcher lamain.Jevoulais la tenirpour l’éternité. Jevoulaisqu’ellesachequ’ellen’étaitpasseule.Lefardeauqu’elleportait,jevoulaisleporterpourelle.

Jeposelatêtesursonépaule.Ilpassesesbrasautourdemoi.— J’aimerais pouvoir le faire, Lake. J’aimerais pouvoir tout effacer. Malheureusement, ça ne

marchepasainsi.Çanes’envapascommeça.C’estcequetamèreessaiedetefairecomprendre.Elleabesoinquetuacceptessonsort.Kelaussi.Ilfautquetuluiaccordescesoulagement.

—Jesais,Will.Maisjen’ensuispascapable.Pastoutdesuite,entoutcas.Jenesuispasprêteàyfairefacepourl’instant.

Ilmeserrecontrelui.—Tuneserasjamaisprête,Lake.Personnenel’estjamais.Ilsedétacheets’éloigne.Ilaraison,commed’habitude,maiscettefois,çam’estégal.

—Lake?Jepeuxentrer?demandemamèredel’autrecôtédelaportedemachambre.—C’estouvert,jeréponds.

Elleentreetrefermederrièreelle.Elleaenfilésabloused’infirmière.Elles’assoitsurlelitprèsdemoipendantquejecontinued’écriresurmoncahier.

—Qu’est-cequetuécris?demande-t-elle.—Unpoème.—Pourl’école?—Non,pourmoi.—Jenesavaispasquetuécrivaisdelapoésie.Elleessaied’yjeterunœilpar-dessusmonépaule.—Moinonplus.Enfait,sionlitunpoèmeauclubN9NE,onestdispensésdecontrôlefinal.J’y

réfléchis,mais jenemesuispasencoredécidée.L’idéedeme retrouverdevant tantdepersonnesmerendnerveuse.

—Repousseteslimites,Lake.Ellessontlàpourça.Jeretournemonpoèmeetmeredresse.—Qu’est-cequetuvoulais?Ellemesourit,puisreplaceunemèchedecheveuxderrièremonoreille.—Pasgrand-chose,dit-elle.Ilmerestait justequelquesminutesavantdepartir.J’aipenséqu’on

pouvaitdiscuter.Jevoulaisaussitedirequec’estmondernierjour.Jenetravailleraiplusaprèscesoir.Je détourne les yeux etme penche en avant pour ramassermon stylo.Après l’avoir rebouché et

avoirfermémoncahier,jerangelesdeuxdansmonsacàdos.—Jecreuseencoredescitrouilles,Maman.Elleinspirelentementetselève.Ellehésiteuninstantavantdepasserlaporte.

15

Jecontinueraid’avancerpourl’éternitécommelemondequitournesousmespieds

Quandjeperdraimonchemin,jelèverailatêteversleciel

EtquandlacapenoireglisserasurlesolJeseraiprêtàmerendre,etjemesouviendrai

Quec’estcequinousattendtousSijeprofitedelaviequel’onm’adonnée,jen’aurai

paspeurdemourir.THEAVETTBROTHERS,«OnceAndFutureCarpenter»

Willentredanslaclasse,unpetitprojecteurdanslesbras.Illeposesursonbureauetlebrancheàsonordinateur.

—Qu’est-cequ’onfaitaujourd’hui,monsieurCooper?demandeGavin.—Jeveuxvousmontrerpourquoivousdevriezécriredelapoésie,répond-ilsanss’interrompre.Ilfaitpasserlefild’alimentationautourdesonbureauetlebrancheàlaprise,contrelemur.—Jesaispourquoilesgensécriventdespoèmes,ditJavi.Cesontdespleurnichardsquin’ontrien

demieuxàfairequeseplaindredeleurexoudeleurclébardquivientdecrever.—Tuconfonds,Javi,interviens-je.Ça,c’estlamusiquecountry.Tout lemondeéclatede rire,ycomprisWill. Il retourneà sonbureaupourallumersonportable

puisjetteuncoupd’œilàJavi.—Etalors?Qu’est-cequeçapeuttefairesiquelqu’unsesentmieuxaprèsavoirécritunpoème

sur sonchien?Tantmieuxpour lui.Laisse-le faire.Siune fille tebrise le cœuretque tudécidesdecouchertessentimentssurlepapier,Javi,çaneregardequetoi.

—C’estpasfaux,répondJavi.Chacunestlibred’écrirecequ’ilveut.Cequimeperturbe,c’estquelapersonnen’aurapeut-êtrepasenviederéentendresonpoèmeunjour.Imaginezqu’unmecparledesacopinequil’alarguédansunslametqu’après,ilréussitàl’oublier.Iltombeamoureuxd’uneautrenana.Leproblème,c’estquequelquepart,surYoutube,onpeutcontinuerdel’écouter,tristecommelapluie,

entraindeseplaindre.C’estdébile.Sionécritunpoèmeouqu’onlerécite,unjouroul’autre,onseraforcéderevivrecemoment.

Willcessedes’occuperduprojecteuretsetourneversletableau.Ilécritquelquechoseàlacraie,puisseplacesurlecôté.

TheAvettBrothers

Ildésignelenomnotéblancsurnoir.—Certainsd’entrevousont-ilsdéjàentenduparlerd’eux?Il me regarde et secoue légèrement la tête pour me faire comprendre qu’il ne veut pas que je

réponde.—Çameditquelquechose,ditquelqu’unaufonddelaclasse.—Ehbien,enchaîne-t-ilensemettantàmarcher.Cesontdecélèbresphilosophesquiutilisentet

écriventdesmotsextrêmementsagesquiportentàlaréflexion.Jeréprimeunéclatderire.Iln’apastoutàfaittort.—Unjour,onleuraposécettemêmequestion.Jecroisquec’étaitpendantunelecturepublique.

Quelqu’un les a interrogés sur leur poésie, leur a demandé si ce n’était pas difficile de revivre cessituations chaque fois. Ils ont répondu que si eux-mêmes avaient réussi à avancer, par rapport à lapersonneoul’événementquilesavaitinspirés,çanevoulaitpasdirequed’autresn’étaientpasentraindelevivreaumêmemoment.

»Aprèstout,quelleimportancesitun’esplusdanslemêmeétatd’espritaujourd’huiquelorsquetuasécritcepoème,l’annéedernière?C’estpeut-êtrecequelapersonneenfacedetoiressent.Exprimersessentiments,savoirquedanscinqans,cesmotstoucherontpeut-êtrequelqu’und’autre:voilàpourquoionécritdelapoésie.

Lorsqu’ilallumeleprojecteur,jereconnaisaussitôtlepoèmequis’affichesurlemur.C’estceluiqu’ilarécitéàlasoiréeslamlorsdenotrepremierrendez-vous.Sontextesurlamort.

—Vousvoyezça?C’estunpoèmeque j’ai écrit ily adeuxans, après lamortdemesparents.J’étaisencolère.Jesouffrais.J’aicouchésurpapierexactementcequejeressentais.Lorsquejelerelisaujourd’hui,jeneretrouvepluslesmêmesémotions.Est-cequejeregrettedel’avoirécritpourautant?Non.Parcequ’ilestpossiblequequelqu’un,danscettepièce,puissesereconnaîtrededans.Ilpourraitluiparler.

Endéplaçantlasouris,ilagranditlapageetsouligneunephraseenparticulier.

«Lesgensn’aimentpasparlerdelamortparcequeçalesrendtristes.»

—Onnepeut jamais savoir : quelqu’unparmivous ressentpeut-être lamêmechose.Est-cequeparlerdelamortvousrendtriste?Évidemment.Lamortn’ariendedrôle.Personnen’aenvied’aborderlesujet.Maisparfois,onyestobligé.

Jevoisoùilveutenvenir.Jecroiselesbrasetluiadresseunregardnoirquandilplantesesyeuxdanslesmiens.Ilreportealorssonattentionsuruneautrephrase,qu’ilsouligneégalement.

«Siseulementilss’étaientpréparés,s’ilsavaientacceptél’inévitable,veilléàleursuccession.»

—Qu’est-cequevouspensezdecelle-ci?Mesparentsnes’étaientpaspréparésàmourir.Jeleurenaivoulupourça.Ilsm’ontlaisséleursfactures,leursdettes,etunenfantsurlesbras.Queseserait-ilpassés’ilsavaientétéprévenus?S’ilsavaienteulapossibilitéd’endiscuter,deprévoirlasuite?Sionavaitmoinsévitédeparlerdelamortquandilsétaientvivants,peut-êtrequeleschosesauraientétéplusfacilespourmoi.

Ilmeregardedanslesyeuxenmontrantlasuite.

«[…]comprisqu’iln’yavaitpasqueleursviesenjeu.»

—Onpensetousqu’onauraletempsdes’occuperdetoutçademain.Simesparentsavaienteulamoindreidéedecequiallaitleurarriveravantqueçaseproduise,ilsauraientfaittoutcequiétaitenleurpouvoirpournouspréparerà l’inévitable.Absolument tout.Leproblème,cen’estpasqu’ilsn’ontpaspenséànous,c’estqu’ilsn’ontpaspenséàlamort.

Ilfaitdéfilerletextejusqu’àlafin.

«Lamort.Laseulechoseinévitabledelavie.»

J’observeleversetlelis.Puis,jelelisencoreunefois.Etencore.Etencoreetencore.Jelerelisdansmatêtejusqu’àlafinducours,jusqu’àcequetoutlemondeparte.SaufWill.

Ilm’observe,assisàsonbureau.Ilattendquejesaisisselesensdesesparoles.—J’aicompris,Will,jemurmureauboutd’unmoment.J’aicompris.Danslapremièrephrase,tu

disquelamortestlaseulechoseinévitabledelavie…Tuasmisl’emphasesurlamort.Maisquandturépèteslamêmechose,àlafin,c’estlemot«vie»quiestmisenavant.Aufinal,c’estlavie,leplusimportant.J’aicompris,Will.Et tuasraison.Mamèrenecherchepasànousprépareràsamort.Elleveutnousprépareràsavie.Àcequ’ilenreste.

Ilsepenchepouréteindreleprojecteurpendantquejeramassemesaffairesetrentreàlamaison.

Jem’assois sur le lit demamère. Elle s’est endormie en pleinmilieu. Elle n’a plus de côté àrespecter,maintenantqu’elledorttouteseule.

Elle porte toujours sa blouse. Lorsqu’elle se réveillera et qu’elle l’enlèvera, ce sera pour ladernièrefois.Jemedemandesic’est laraisonpourlaquelleellenel’apasôtée,sielleaeulamêmepensée.

Jeregardesoncorpsbougeraurythmedesarespiration.Àchacunedeses inspirations, j’entendssespoumonsquipeinentàfairecirculerl’air.Cespoumonsquisesontretournéscontreelle.

Jeluicaresselescheveux.Cefaisant,quelquesmèchesmerestentdanslesdoigts.Jeretirelamainetlesemmènedansmachambreoùjelesattacheensembleavecmabarretteviolettetombéeàterre.Jeposeensuiteletoutsousmonoreilleretretournedanslachambredemamère.Aprèsm’êtreglisséedansle lit à côté d’elle, je la prends dansmes bras. Samain trouve lamienne sous les couvertures et oncommuniqueainsi,sansparler.

16

…THEAVETTBROTHERS,

«Complainted’unmatelotmourant 1»

Quandmamère se rendort, je vais faire un tour au supermarché. Le plat préféré deKel est lesbasagnes.Ilnesavaitpasprononcerlemot«lasagnes»quandilestpetit.Onacontinuéàlesappelercommeçaparlasuite.J’achètetoutcequ’ilfautpourencuisineretrentreàlamaisonpourmemettreauxfourneaux.

—Çasentlesbasagnes,ditmamèreensortantdesachambre.Elleportesesvêtementsdetouslesjours.Elleafinalementretirésablousepourlatoutedernière

fois.—C’est ça. Jeme suis dit qu’il valaitmieuxpréparer àKel sonplat préféré ce soir. Il en aura

besoin.Ellevaselaverlesmainsdansl’évieravantdevenirm’aideràétalerunecouchedepâte.—Sijecomprendsbien,onarrêtedecreuserdescitrouilles?medemande-t-elle.—Ouais,jeréponds.Lescitrouillesonttoutesétécreusées.Ellerit.—Maman?Avantqu’ilarrive,ilfautqu’onparle.Àproposdecequ’ilvaluiarriver.—J’enaienvie,Lake.J’aienvied’enparlerdepuisledébut.—Pourquoi tuneveuxpasqu’il resteavecmoi?Tunecroispasque j’ensuiscapable?Tune

pensespasquejeseraiunebonnemère?Elledéposeladernièrecouchedepâtequejerecouvredesauce.—Cen’estpasça,Lake.Jeveuxsimplementquetupuissesmenertaviecommetul’entends.J’ai

passélesdix-huitdernièresannéesàt’élever,àt’apprendretoutcequejesais.Ilestgrandtempsquetuaillesteprendrequelquesclaques.Faisdeserreurs.Maisn’élèvepasunenfant.

—Parfois,lavienefaitpasleschosesdansl’ordrechronologique,jerétorque.Tuenesl’exemplemême. Si c’était le cas, tu nemourrais pas si tôt. Tumourrais sûrement vers soixante-dix ans. C’estl’espérancedeviemoyenne,jecrois.

Ellesecouelatêteenriant.—Jesuissérieuse,Maman.Jeveuxlegarderavecmoi.Jeveuxl’élever.Etilvoudraresteravec

moi,luiaussi.Tulesais.Tudoisnouslaisserlechoix.Jusqu’àprésent,onestrestéssurlatouche.Alorslaisse-nousaumoinsprendrecettedécision.

—D’accord,répond-elle.—D’accord,tuvasypenseroud’accord,d’accord?—D’accord,d’accord.Jelaprendsdansmesbras.Jelaserreplusfortquejamais.—Lake?fait-elle.Tumemetsdelasaucedebasagnespartout.Enreculant,jemerendscomptequejetienstoujourslaspatuleàlamainetqu’ellegouttesurledos

demamère.

—Pourquoi est-ce qu’il ne peut pas venir à lamaison ? demandeKel lorsque jeme gare dansl’alléeetenvoieCaulderchezlui.

—Jetel’aidéjàdit.Mamanveutnousparler.Aumomentoùonrentre,mamèremetlesbasagnesaufour.—Maman,devinequoi?!s’exclameKelencourantdanslacuisine.—Quoi,moncœur?— Notre école organise un concours de déguisement pour Halloween. Le gagnant remportera

cinquantedollars!—Cinquantedollars?Waouh.Tuasdécidécequetuvoulaisêtre?—Pasencore.Ilavanceverslebaretposesonsac.—Tasœurt’aditqu’onallaitavoirunepetiteconversation,cesoir?—Ouioui.Maisj’avaiscompristoutseul.Onmangedesbasagnes.Mamèreetmoinoustournonsverslui.—Quand ilyadesbasagnesaurepas,c’estmauvaissigne.Vousenavezfaità lamortdePapi.

Vousenavezfaitpourm’annoncerquePapaétaitmort.VousenavezfaitquandonadéménagédansleMichigan.Etvousenfaitescesoir.Alors,soitquelqu’unestentraindemourir,soitonretourneauTexas.

Mamèreme regarde avecdegrandsyeux en se demandant si elle doit se borner auplan initial.Visiblement,Kelaouvertladiscussionplustôtqueprévu.Elles’approchedeluiets’assoit.Jelasuis.

—Tuestrèsobservateur.Bravo,dit-elle.—Alorsc’estquoi?demande-t-ilenlevantlatêteverselle.Elleprendsonvisageentresesmainsetluicaressedoucementlesjoues.—J’aiuncancerdupoumon,Kel.Ilsejetteaussitôtdanssesbras.Elleenfouitsesdoigtsdanssescheveux,maisilnepleurepas.Ils

restentsilencieuxuninstantpendantlequelelleattendqu’ilreprennelaparole.—Tuvasmourir?demande-t-ilauboutd’unmoment.Savoixestétoufféecarilalevisagepressécontresapoitrine.—Oui,moncœur.Maisjenesaispasquand.Enattendant,onvapasserleplusdetempspossible

ensemble.J’aiarrêtédetravailleraujourd’huipourprofiterdevous.Jen’avaispaslamoindreidéedelafaçondontilallaitréagir.Àneufans,ilneserendraitsûrement

comptedelagravitédelasituationqu’aprèssamort.Celledemonpèreavaitétésoudaine,inattendue.Naturellement,saréactionavaitétécatastrophique.

—Qu’est-cequivasepasserquandtumourras?Avecquionvavivre?—Tasœurestadulte,maintenant.Tucontinuerasdevivreavecelle.—Maisjeveuxresterici,avecCaulder,dit-ilenrelevantlatêtepourmeregarder.Layken,tuvas

m’obligeràretournerauTexasavectoi?Jusqu’àcetinstant,j’enavaiseulafermeintention.—Non,Kel.Onresteraici.Kelsoupireenassimilanttoutcequ’ilvientd’entendre.—Tuaspeur,Maman?luidemande-t-il.—Plusmaintenant,répond-elle.J’aieusuffisammentdetempspourl’accepter.Jetrouvemêmeque

j’aidelachance.J’aiétéprévenue,pascommevotrepère.Jevaispouvoirpasserdutempsavecvousdeuxàlamaison.

Ilselibèredel’étreintedemamèreetposelescoudessurlatable.—Jeveuxquetumepromettesquelquechose,Layken.—OK.—Nefaisplusjamaisdebasagnes.Onéclatetousderire.Onrit.C’estsûrementlachoselaplusdifficilequemamèreetmoiayonseue

àfaire,etpourtant,onrit.Kelestincroyable.

Uneheureplustard,ondéposesurlatableunplatgigantesquedebasagnes,dupainetdelasalade.Onn’arriverajamaisàmangertoutça.

—Kel, tuneveuxpasallervoir siWill etCaulderontdîné?ditmamèreencontemplantnotrerepas.

Kelseprécipitedehors.Elleajoutedeuxassiettespendantquejeremplislesverresdethéglacé.—Ilfautqu’ondemandeàWilldegarderKel,luidis-je.—Will?Pourquoi?—Parce qu’à partir demaintenant, je t’emmènerai à tes séances de chimio. Je ne veux pas que

Brendas’occupedetout.Jepourrairaterunjourdecoursdetempsentemps,ouoniraaprèslaclasse.—D’accord,répond-elleensouriant.KeletCaulderpassentlaporteencourant,suivisdeWilluninstantplustard.—Kelm’aditqu’onmangeaitdesbasagnes?demande-t-ild’untonhésitant.

—C’estbiença,monbonmonsieur,répliquemamèreenservantlesassiettes.—Qu’est-cequec’est?Deslasagnesàlabolognaise?Ilal’aird’avoirpeur.— Ce sont des basagnes. Et c’est la dernière fois qu’on en mange, alors tu ferais mieux d’en

profiter,dit-elle.Wills’approchedelatableetattendquemamèreetmoinoussoyonsinstalléespours’asseoiràson

tour.Onfaitpasserlesplatsdepainetdesaladejusqu’àcequel’assiettedetoutlemondesoitpleine.

Commelanuitdernière,Kelcauselepremiermomentgênant.—Mamamanestentraindemourir,Caulder.Will jette un coup d’œil dans ma direction. Je lui adresse un sourire en coin pour lui faire

comprendrequ’onadiscuté.—Quandelleseramorte,jevivraiiciavecLayken,commetoiavecWill.Onserapareils.Tousnos

parentsserontmortsetonvivraavecnotrefrèreetnotresœur.—Waouh.C’estfou,répondCaulder.—Caulder!s’écrieWill.—Cen’estpasgrave,Will,intervientmamère.C’estvraimentfou,quandonsemetàlaplaced’un

enfantdeneufans.—Maman,reprendKel.Ettachambre?Jepeuxl’avoir?Elleestplusgrandequelamienne.—Pasquestion,jerétorque.Ilyaunesalledebainsàl’intérieur.C’estmoiquilarécupère.Kelal’airdéçu,maisjenerevienspassurmadécision.J’aurailachambreaveclasalledebains

attenante.—Kel,tupourrasavoirmonordinateur,ditmamère.—Génial!JemetourneversWillpourm’assurerquecetteconversationnelemetpasmalàl’aise.Ilesten

trainderire.C’estexactementcequ’ilespérait:qu’onacceptelasituation.En dînant, on discute desmois à venir et de qui s’occupera deKel etCaulder lorsquemamère

recevrasontraitement.WillacceptedegarderKelsibesoin,etdecontinuerdelesemmeneràl’écolelematin.Jelesrécupérerailesoir,saufsijesuisàl’hôpitalavecmamère.Encontrepartie,Willveutbienqu’on luiprépareàmangerpresque tous les jours.Lasoiréeestunsuccès. J’ai l’impressionque, tousensemble,onvientdemettrelamortK-O.

—Jesuisépuisée,ditmamère.Ilfautquejeprenneunedoucheetquej’aillemecoucher.Elleserenddanslacuisine,oùWillestentraindefairelavaisselle.Ellepassesesbrasautourde

luietleserrecontreelle.—Merci,Will.Mercipourtout.Ilseretournepourluirendresonétreinte.Lorsqu’ellemedépassesurlechemindesachambre,ellemedonneunpetitcoupd’épaule.Ellene

ditrien,maisjecomprendstoutdesuiteoùelleveutenvenir.Ellemedonnesabénédiction.Uneseconde

fois.Dommagequeçanesoitpassifacilequeça.Aprèsavoiressuyélatable,jerincel’épongedansl’évier.—C’estl’anniversaired’Eddie,jeudi.Jenesaispasquoiluioffrir.—Moi,jesaiscequetunedoispasluioffrir,ditWill.—Crois-moi, je lesaisaussi, je répondsenriant.Gavinasansdouteprévuquelquechose jeudi

soir.Jelefêteraipeut-êtreavecellevendredi.—Oh,enparlantdevendredi.VousavezbesoinquejegardeKel?J’aioubliéqueCaulderetmoi,

onallaitàDetroitpourleweek-end.—Non,çava.C’estpourvoirtafamille?—Ouais.Onserendchezmesgrands-parentsunweek-endparmois.C’estlemarchéqu’onapassé

quandjesuisvenulechercherenpleinenuitchezeux.—Çameparaîtéquitable,dis-je.Jetendslamainversl’évieretledébouche.—Alorstuneseraspasàlasoiréeslamjeudi?demande-t-il.—Non.MaisonpeutgarderCaulder,ducoup.Envoie-leiciaprèsl’école.Ilposeladernièreassiettesurl’égouttoirets’essuielesmainssurletorchon.—C’estplutôtbizarre,tunetrouvespas?Lafaçondontsesontgoupilléesleschoses,lefaitque

vousayezdéménagémaintenant,queKelaitrencontréCaulderaumomentoùilavaitleplusbesoind’unmeilleurami,qu’ilprennelanouvelleavecautantdecalme…C’estledestin.

Ilsetourneversmoiensouriant.—Jesuisfierdetoi,Lake.Tuasétéparfaiteaujourd’hui.Ildéposeunlongbaisersurmonfrontavantderetournerdanslesalon.—Caulderdoitencoreprendresadouche.Onferaitmieuxd’yaller.Àdemain,dit-il.—Oui.Salut.Jesoupireenpensantauseulsujetquine luiestpasvenuà l’esprit.L’énormedétailquin’apas

fonctionnécommeonl’auraitvoulu:nous.Jecommenceàl’accepter.Onneserajamaisensemble.C’estimpossible.Lesdeuxdernierssoirs

qu’ilapassésici,j’aisentiqueleschosesavaientchangéentrenous.Ilnousarriveencored’avoirdesmomentsgênants,maisonarriveàleséviter.Onn’estqu’enoctobre.Ilresteramonprofjusqu’enjuin.Encorehuitmois à tirer.Quand jevois le tournant radicalqu’aprismavie ceshuitderniersmois, jen’arrivepasàmeprojetersiloin.Lorsquejem’allongedansmonlitetquejefermelesyeux,jeprendsunerésolution.Willneseraplusmapriorité.Jeferaipassermamèreavanttout,puisKel,etenfin,lavie.

Çaaprisdutemps,maisiln’aplusd’emprisesurmoi.

—Eddie,tuveuxbienallermechercherunlaitauchocolat,mapuce?J’aioubliéd’enprendreun.Gavin regarde sapetite amie avecdesyeuxde chienbattu.Eddie lève les yeux au ciel avant de

s’exécuter.Dèsqu’elleaquittélatable,ilsetourneversnousenchuchotant.—Demainsoir.ChezGetty.18heures.Apportezunballonrose.Oniraauslamaprès.—Tuesdingue,Gavin?C’estpasdrôle.Ellevaêtrefollederage,jemurmure.

—Fais-moiconfiance.EddieestdéjàderetouraveclelaitauchocolatdeGavin.—Tiens,tumedoiscinquantecentimes.—Jetedoismoncœur,rétorque-t-ilenattrapantlaboisson.Elleluidonneunelégèreclaquesurlefront.—Oh,arrêted’êtreaussicucul,tuesridicule!s’exclame-t-elleavantdel’embrassersurlajoue.

J’entreàcontrecœurchezGettyavecmonballonroseàlamain.GavinetNicksontassisdansun

coin,aufonddelapièce.Ilsmefontsignedelesrejoindre.Ilyadestonnesdeballonsroses.ÇanevapasplaireàEddie.

Gavinattrapelemienetécritquelquechosedessusaumarqueur.—Tiens,ditGavinenmetendanttouslesballons.Prends-lesetvatecacherdanslestoilettes.Je

viendraitechercherlemomentvenu.Ellevabientôtarriver.Ilmepousseendirectiondes toilettessansme laisser le tempsdeprotester. Jemepostedans le

couloir,entrelestoilettesdeshommesetleplacardàbalais.Enlevantlatête,jemerendscomptequedesnomssontinscritssurlesballons.

Quelquesinstantsplustard,unvieuxmonsieurs’approchedemoi.—C’esttoi,Layken?medemande-t-il.—Oui,jeréponds.—Jem’appelleJoel.Jesuislepèred’accueild’Eddie.—Oh.Bonsoir.—Gavinveutquetuaillesdanslasalle.Jem’occupedesballons.Eddieestarrivée.Ellepenseque

jesuisalléauxtoilettes.Nedisrien.—Euh,OK.Jeluitendslesballonsetretourneànotretable.—Layken!Tueslà,toiaussi!Vousêtesadorables,lesgars,s’exclameEddie.Aumomentoùelleessaiedes’asseoir,Gavinl’enempêche.—Onnevapasmangertoutdesuite.Ondoitallerdehors.—Dehors?Maisilfaitfroid!—Allez,viens,dit-ilenlatirantverslaporte.Onsuit tousGavinà l’extérieuretonseposteàcôtéd’Eddie.Je jetteuncoupd’œilàNick,qui

hausselesépaules.Iln’ensaitvisiblementpasplusquemoi.Gavinsortunefeuilledepapierdesapocheetvientseplacerdevantlajeunefemme.

—Cen’estpasmoiquiaiécritcettelettre,Eddie.Maisonm’ademandédetelalire.Eddie relève la tête en souriant. Elle nous regarde en essayant de jauger nos expressions. Elle

n’apprendrariendenous.Onn’estaucourantderien.

—«C’estun4juilletquetuesentréedansmavie.

Lejourdel’indépendance.Tuavaisquatorzeans.Tuasouvertlaporteàlavoléeettut’esdirigéetout droit vers le frigo enme disant que tu avais besoin deSprite. Je n’avais pas deSprite.Tum’asassuréquecen’étaitpasgraveettuasattrapélabouteilledeDrPepperàlaplace.Tum’asterrorisé.J’aiexpliqué à l’assistante sociale que je ne pouvais pas te garder. Je ne m’étais jamais occupé d’uneadolescente.Ellem’aréponduqu’elle te trouveraitunenouvellemaisondès le lendemain,maisque tudevaispasserlanuitchezmoi.

J’étaisnerveux.Jenesavaispasquoidireàunefilledequatorzeans.Jenesavaispascequ’ellesaimaient,cequ’ellesregardaientàlatélé.J’étaiscomplètementperdu.Maistoi, tuasrenduleschosesfaciles.Parcequetuavaispeurdememettremalàl’aise.

Plus tard, cettenuit-là, il faisait sombredehorsetonaentenduun feud’artifice.Tum’aspris lamain pour que jeme lève du canapé et tum’as emmené dehors. On s’est allongés dans l’herbe pourobserverleciel.Alors, tun’aspasarrêtédeparler.Tum’asracontétaviedanstafamilleprécédente,puiscelled’avant,etcelled’avant.Pendant toutce temps, je t’aiécoutée. J’aiécoutécettepetite fillepleinedevie.Animéeparuneviequiluimettaittantdebâtonsdanslesroues.»

EddiehoquettedesurpriseenapercevantJoelquitientlebouquetdeballons,danslerestaurant.IlsortetvientseplaceràcôtédeGavin.Celui-cipoursuitsalecture.

—« Je n’ai jamais pu te donner beaucoup. Je ne t’ai pas non plus inculqué grand-chose, à partcomment te garer. Mais toi, tu m’as appris beaucoup plus que tu ne le sauras jamais. Et en cetanniversairetrèsspécial,celuidetesdix-huitans,tun’appartiensplusàl’ÉtatduMichigan.Àpartirdemaintenant,légalement,tunem’appartiensplusnonplus.Tun’appartiensplusàtouscesgensquetuasconnusdanstonpassé.»

Joelsemetàlirelesnomsàvoixhaute,toutenrelâchantlesballonsunàun.Eddiepleurependantqu’onregardelesballonsdisparaîtredansl’obscurité.Ilcontinuedeleslâcherjusqu’àcequelesnomsdesesvingt-neuffrèresetsœursettreizeparentsaientétéénumérés.

Ilneluirestequ’unballondanslesmains.Ilyestécrit«Papa»engrandeslettresnoires.Gavinreplielalettreetfaitunpasenarrière.Joels’approched’Eddie.—J’espèrequetuaccepterascecadeaupourtonanniversaire,dit-ilenluitendantleballon.Jeveux

êtretonpère,Eddie.Jeveuxêtretafamillepourlerestedetavie.Eddieleprenddanssesbrasetilspleurentensemble.Onrentreàl’intérieurdurestaurantpourleur

laisserunpeud’intimité.— Mon Dieu, il me faut une serviette, dis-je en reniflant et en cherchant quelque chose pour

m’essuyerlesyeux.J’attrapedesserviettessurlebar,puismetourneversNicketGavin.Ilspleurenttouslesdeux.Je

prendsd’autresserviettes,etonregagnenotretable.

1.Enfrançaisdansletexte.(N.d.T.)

17

SijemefaistuerenvilleNecherchepasàvengermonnom

UnemortdeplusseraitfutileNetefaispasmettreenprison.

THEAVETTBROTHERS,«MurderintheCity»

Jepeuxaffirmerentoutehonnêtetéavoirdépassélescinqstadesdudeuildansmavie.J’ai accepté la mort de mon père. Je l’avais acceptée des mois avant qu’on emménage dans le

Michigan. J’ai accepté ledestindemamère. J’ai consciencequ’ellen’est pas encoremorte et que jedevrairecommencermontravaildedeuilàcemoment-là,maisjesaisqueceseramoinsdifficile.

J’aiacceptédevivredansleMichigan.Lachansonquej’aiécoutéeenbouclechezWills’appelle«Weightoflies»,lepoidsdesmensonges.Lesparolesdisent:

«Lepoidsdesmensongesteralentira,tesuivrapartoutCartoutcequisepasseici,sepasseaussiailleurs.»

Chaquefoisquelachansonrecommençait,jen’entendaisquecettepartieàproposdesmensongeset

dufardeauqu’ils représentaient.Cesoir,enmerendantàDetroitavecmaJeep, jecomprendsenfin lavéritablesignificationdecesmots. Ilsneserapportentpasuniquementauxmensonges,maisaussià lavie.Onne peut pas simplement s’échapper dans une autre ville, un autre endroit ou un autreÉtat.Cequ’onfuitnoussuivraobligatoirementetnenousquitteraquelorsqu’onyaurafaitface.

J’ai accepté la situationavecWill. Jene lui enveuxpasd’avoir fait ce choix.Bien sûr, je rêvetoujoursqu’ilrevienneversmoiencourantenmedisantqu’iln’apasbesoind’untravailquandiladéjàl’amour…Maisenréalité,s’ilavaitfaitpassersessentimentspourmoienpriorité,j’auraiseudumalàaccepterqu’ilpuisserenonceraussifacilementauxchoseslesplusimportantespourlui.Ilauraitbaissédansmon estime. Alors je ne lui en veux pas. Je le respecte. Et un jour, quand je serai prête, je leremercierai.

J’arrivedevantleclubunpeuaprès20heures.CommeGavinaunesurprisepourEddie,ilsontfaitunpetitdétour.Ilsarriverontplustard.Leparkingestplusrempliqued’habitude.Jesuisforcéedemegareràl’arrière.Ensortantdelavoiture,jerespireprofondémentetmepréparepsychologiquement.Jenesaisplusquandj’aieul’idéedemontersurscène,maisjecommenceàdouterdemadécision.

Tandis que je me dirige vers la porte, les paroles de ma mère me reviennent en mémoire.«Repousseteslimites,Lake.Ellessontlàpourça.»

Jepeuxyarriver.Cen’estqu’unpoème. Il suffit de le réciterune fois, et ce sera terminé.C’estaussisimplequeça.

Jepasselaporteavecquelquesminutesderetard.Jecomprendstoutdesuitequelesacrificeestsurlepointdedébutercaronpourraitentendreunemouchevoler.Jemefaufilediscrètementaufonddelasalle. Comme je ne veux pas attirer l’attention sur moi, je m’assois à une table vide. Je sors montéléphone pour le mettre sur silencieux et envoie un message à Eddie pour lui expliquer où je suisinstallée,quandtoutàcoup…Jel’entends.

Willsetientdevantlemicro,surscène.Ildéclameunedesesœuvrespourlesacrifice.

J’aiaimél’océanEttoutcequis’yrapportait.Sesbarrièresdecorail,sonécume,sesvaguesrugissantesetlesrochersqu’elleslapent,seslégendesdepiratesetseshistoiresdesirènes,Lestrésorsperdus,lestrésorsgagnés…EttousLespoissonsDeseseaux.Oui,j’aiaimél’océan.Ettoutcequis’yrapportait.Lesberceusesqu’ilmechantaitquandjedormaisdanssonlitAvantdemeréveilleravecuneforceQuej’avaisviteapprisàcraindre.Sesfables,sesmensonges,sesyeuxtrompeurs.Aujourd’hui,jel’assécheraisSijen’avaispasmieuxàfaire.J’aiaimél’océanEttoutcequis’yrapportait.Sesbarrièresdecorail,sonécume,sesvaguesrugissantesetlesrochersqu’elleslapent,seslégendesdepiratesetseshistoiresdesirènes,Lestrésorsperdus,lestrésorsgagnés…EttousLespoissons

Deseseaux.Sivousaviezdéjàessayédefairevoguerunnaviresurunemertempétueuse,voussauriezquel’écumeestvotreennemie.Vousest-ilarrivédenagerjusqu’àlariveavecunecrampeàlajambeetunmenuBigMacquivouspèsesurleventrependantquelesvaguesrugissantesvouscoupentlesouffleetvousremplissentlespoumonsd’eausalée,pendantquevousagitezlesbraspourtenterd’attirerl’attentiondequelqu’un,maisquevosamisvousRendentSimplementVotresigne?Est-cequevousavezgrandiavecdesrêvesdevotrefuturpleinlatête,decemomentoùvousseriezcapitained’unbateaupirateavecvotrepropreéquipage,etoùtouteslessirènesN’auraientd’yeuxQuepourVous?Sic’estlecas,vouscomprendrez…Commej’aifiniparcomprendre…Quetoutessesqualités?Toutessesbeautés?Cen’estpasréel.Cen’estqu’uneillusion.Alors,gardezvotreocéan.Moi,jechoisislelac.

Del’air.Del’eau.Jenesaispasdequoij’aileplusbesoin.Jebondisdemonsiègeetcoursmeréfugierdanslestoilettes.Jecroisqu’enfait,j’aibesoindesilence.

Toutes les toilettes sont libres. Il y a seulement une fille devant l’unique lavabo de la pièce. Jedécide d’attendre mon tour. Choisissant le cabinet le plus spacieux, je m’enferme à l’intérieur etm’appuiecontrelaporte.

Est-cequeças’estréellementproduit?Est-cequ’ilsaitquejesuisici?Non.Jeluiaiditquejenevenaispas. Ilnes’attendaitpasàceque je l’entende.Mais il l’aécritquandmême. Iladit lui-mêmequ’iln’écrivaitquecequ’ilressentaitréellement.Oh,monDieu.Ilm’aime.WillCooperestamoureuxdemoi.

J’ai toujours suqu’il avaitdes sentimentspourmoi. Je levoisdans la façondont ilme regarde.Maisl’écoutermettredesmotsdessus,entendrel’émotionquitransparaîtdanssavoix…Lamanièredont

il a prononcé le derniermot. Comment vais-je pouvoir lui faire face ?Quelque part, je n’y suis pasobligée.Ilnesaittoujourspasquejesuisici.Ilsuffitquejeparte,quejeparteavantqu’ilm’aperçoive.

J’ouvrelaporteetobservelesalentours.Jenelevoisnullepart.Quelqu’und’autreaprislemicro.Ducoup,touslesregardssonttournésverslascène.Jeréussisàmefaufilerverslasortie.

—Layken!RegardecequeGavinm’aoffert!Eddies’approchedelaporteensoulevantsescheveux.Elleveutmemontrersesoreilles.—Eddie,ilfautquej’yaille.Sonsouriredisparaît.—Jet’appelleplustard.(Jeladépassesansregardersesbouclesd’oreilles.)Tunem’aspasvue!

jecrieenm’éloignant.Enfaisantletourdubâtiment,jepercuteJavidepleinfouet.Putain!Toutelaclasseestlà,ouquoi?

Quelqu’unvafinirparlaisseréchapperquej’étaisici.JeneveuxpasqueWillsachequejel’aivu.—Pourquoi est-ce que tu es si pressée ?me demande-t-il pendant que jeme colle aumur pour

poursuivremonchemin.—Jedoisyaller.Onsevoitdemain.Jem’éloigned’unpasrapide.Jen’aipasletempsdediscuter.Jeveuxseulementmonterdansma

Jeepetquitterceparkingleplusvitepossible.—Attends!Jeteraccompagneàtavoiture!dit-ilenmerattrapant.—Cen’estpaslapeine,Javi.Rentre.Çaadéjàcommencé.—Layken,onestàDetroit.Tuesgaréederrièreunclub.Jeteraccompagne.—D’accord,maismarcheplusvite.—Pourquoiest-cequetuessipressée?demande-t-ilenchemin.—Jesuisfatiguée,c’esttout.Ilfautquejedorme.Jeralentis,certainequeWillnem’apasremarquée.—Ilyauncaféenbasdelarue.Tuveuxallerboirequelquechose?mepropose-t-il.—Non,merci.Jen’aipasbesoindecaféine.Seulementdemonlit.Quandonarrivedevantmavoiture,jetendslamainversmonsacpourattrapermesclés…Mince!

Monsac!Jel’ailaisséàlatable.—Merde!jem’écrieàvoixhaute.Jedonneuncoupdepieddanslegravier.Uncaillous’envoleettapecontrelaportièredemaJeep.—Qu’est-cequ’ilya?medemande-t-il.—Monsac.J’ailaissémonsacetmesclésàl’intérieur.Lesbrascroisés,jem’appuiecontrelacarrosserie.—Cen’estpassigravequeça.Onn’aqu’àallerleschercher.—Non,jen’aipasenvie.Tuveuxbienallerlesrécupérerpourmoi?Jeluisourisenespérantqueçasuffiraàleconvaincre.—Jet’assure,Layken,tuneveuxpasrestericitouteseule.—OK.Alors,jevaisenvoyerunmessageàEddiepourqu’ellemel’apporte.Tuastontéléphone?

Iltâtesespoches.—Non,ilestdansmavoiture.Viens.Jeteleprête,dit-ilenmeprenantlamainpourmeguidervers

sacamionnette.(Ildéverrouillelaporteetattrapesonportable.)Plusdebatterie.(Ilbranchelechargeursurl’allume-cigare.)TupourrasappelerEddiedansdeuxminutes.

—Merci,jerépondsenm’appuyantcontresavoiturepourattendre.Ilseplaceprèsdemoi.—Ilrecommenceàneiger,dit-ilens’essuyantlebras.En levant la tête, jevois les floconsblancssedétachersur lecielnocturne.Jesupposequ’onva

enfinsavoiràquoiressembleunhiverdansleMichigan.JemetourneversJavi.J’étaissurlepointdeluiposerunequestionsurlespneusneige,maiscelle-

cime sort complètement de la tête quand ilm’attrape le visage et fourre sa langue dansma bouche.J’essaie de me dégager, de le repousser. Comme il me sent résister, il recule légèrement, le corpstoujourscolléaumien.Ilmepressecontrelemétalfroiddesacamionnette.

—Quoi?s’exclame-t-il.Jecroyaisquetuvoulaisquejet’embrasse!—Non,Javi!Jecontinuedelepousser,maisilrefusedebouger.—Dis-moilavérité,continue-t-ilavecungrandsourire.Tun’aspasoubliétesclésàl’intérieur.Tu

enasautantenviequemoi.Quandseslèvresseposentdenouveausurlesmiennes,moncœurs’emballe.Maispasdelamême

façonqu’avecWill.Cette fois, je suis passée enmode« fuite ». J’essaie dehurler,mais il tientmonvisageavecunetelleforcequejenepeuxmêmeplusrespirer.Chaquefoisquej’essaiedemedébattre,ilsesertdesoncorpspourmemaintenircontrelavoiture,cequim’empêchedem’enfuir.

Jefermelesyeux.Réfléchis,Layken.Réfléchis.Aumomentoùjem’apprêteàlemordre, je lesenss’éloignerdemoi.Cen’estpasvolontaire.Je

comprendsquequelqu’unle traîneenarrièredeforce.Quandil tombepar terre,Wills’assiedsur lui,l’attrapeparletee-shirtetluiassèneunénormecoupdepoingdanslamâchoire.Javiretombemaisneselaissepasfaire:ilseretourneetpoussesursesbraspourserelever.Willperdl’équilibre.

—Arrêtez!jehurle.Wills’effondreenrecevantuncoupdelapartdeJavi.Commej’aipeurqu’illefrappeencore,je

m’interpose…etl’attaquedestinéeàWillmetoucheenpleindos.Jetombeenavantsurlui.J’essaiedereprendremonsouffle,envain.Jen’arriveplusàfaireentrerdel’airdansmespoumons.

—Lake,ditWillenmefaisantroulerparterreàcôtédelui.Son inquiétude est de courte durée. Elle est rapidement remplacée par la colère. Attrapant la

poignéedelavoitureprèsdenous,ilsehissesursespieds.—Jenevoulaispastefrapper,Layken,ditJavienavançantversmoi.Vu que je suis allongée, je ne vois pas ce qui se passe ensuite. Lorsque j’entends un grand

claquementetquejemerendscomptequelespiedsdeJavinesontplusancrésausol,jerelèvelatête.WillestpenchésurJavietlefrappeencore.

—Will,éloigne-toidelui!s’exclameGavin.GavintireWillenarrière.Ilstombenttouslesdeuxausol.Eddieaccourtversmoietm’aideàmerelever.—Layken!Qu’est-cequis’estpassé?Ellepasseunbrasautourdemoi.Jeportelesmainsàmapoitrine.Jesaisquej’aiétéfrappéedans

ledos,maisj’ail’impressionquemespoumonssontdurscommedelapierre.Jen’arrivepasàrespirer.Jenepeuxpasluirépondre.

Will réussità sedégagerde lapoignedeGavinpour semettredebout. Il avanceversmoietmeprendlamainquandEddies’écarte.Ilpassemonbrasautourdesesépaulesetposelamainsurmataillepourm’aideràmarcher.

—Jeteramèneàlamaison,dit-ilsimplement.—Attends!s’écrieEddieenseplaçantdevantnous.J’aitrouvétonsac.Jeleluiprendsdesmainsavecunsemblantdesourire.Ellemimeuntéléphone.—Appelle-moi.Une fois installée dans la voiture de Will, je me laisse aller contre le siège. Mes poumons

recommencentà se remplird’air,maischaque inspirationme fait souffrircommeuncoupdepoignarddansledos.Jefermelesyeuxetessaiedemeconcentrersurmarespirationtandisqu’ondémarre.

Aucundenousneparle.Moi,parcequejenepeuxpas.Willparceque…jen’ensaisrien.Letrajetsefaitensilencejusqu’àl’entréed’Ypsilanti.

Alors,Will s’arrêtebrusquement sur lebordde la routeetcoupe lemoteur. Ildonneuncoupdepoingdanslevolantavantdesortirdelavoitureenclaquantlaporte.Éclairéparlalumièredesphares,ils’éloigneduvéhiculeentapantdetempsentempsdansunepierreenjurant.Auboutd’unmoment,ils’immobilise,lesmainssurleshanches.Latêtepenchéeenarrière,ilcontempleleciel,lesfloconsdeneigeluitombentsurlevisage.Ilresteainsidelonguesminutesavantderevenirversmoi.Ils’assoitetrefermecalmementlaportière,puisredémarreetcontinuesarouteensilence.

Quandonarrive,jepeuxdenouveaumarcheretrespirernormalement.Ladouleurauniveaudemondosaégalementdiminuédefaçonconsidérable.Ilinsistequandmêmepourm’emmenerchezlui.

—Allonge-toisurlecanapé.Jevaischercherdelaglace,medit-il.Jem’exécute.Jem’installesurleventreetfermelesyeux,medemandantcequiabienpusepasser

cesoir.Jesenssamainsurlecanapélorsqu’ils’agenouilleprèsdemoi.—Will!jehoquetteendécouvrantsonvisage.Tonœil!Unfiletdesangcouled’uneplaieouverteau-dessusdesonœil,jusquedanssoncou.— Ce n’est pas grave. Ça ira, coupe-t-il en se penchant vers moi. Je peux ? demande-t-il en

saisissantleborddemontee-shirt.Jehochelatête.Quandilsoulèveletissu,jesensquelquechosedefroidentrerencontactavecmapeau.Ilposele

paindeglacesurmablessureavantdeselever.Puisilpasselaported’entréeetlarefermederrièrelui.

Il est parti. Il est parti sans dire un mot. Je reste allongée quelques minutes en espérant qu’ilreviennetoutdesuite,maiscen’estpaslecas.Jeroulesurlecôté.Lepaindeglacetombeducanapé.Jesuisentrainderemettremontee-shirtenplaceetdemeprépareràmereleverquandlaportes’ouvreàlavoléepourlaisserapparaîtremamère.

—Lake!Machérie,tuvasbien?Ellemeprenddanssesbras.Willarrivederrièreelle.—Maman,dis-jed’unevoixfaible.Jeluirendssonétreinteenpleurant.

—Jevaisbien,Maman,jetelejure.Elleestentraindemeborder.Çanefaitquedixminutesquejesuisrentréeàlamaisonetellem’a

déjàdemandécentfoissimondosmefaisaitsouffrir.Ellemecaresselescheveuxensouriant.C’estcequimemanqueraleplusquandelleserapartie:lafaçondontellemecaresselescheveuxetmeregardeavecamour.

—Willm’aditqu’ont’avaitfrappéedansledos.Quit’afaitça?Jegrimaceenm’asseyant.— Javi. Il est dans ma classe. Il essayait de mettre un coup de poing àWill, mais je me suis

interposée.—Pourquoiest-cequ’ilafaitça?—PourrendrelapareilleàWill.Javim’araccompagnéeàmaJeepquandjesuissortieduclub.Il

acruquejevoulaisqu’ilm’embrasse.J’aiessayédelerepousser,maisilnevoulaitpasarrêter.Ettoutàcoup,Willestarrivéetl’afrappé.

—C’estaffreux,Lake.Jesuisvraimentdésolée.Ellesepencheenavantpourdéposerunbaisersurmonfront.—Net’inquiètepas,Maman.Jevaisbien.J’aijustebesoind’unpeudesommeil.Ellemecaresseencoreunefoislescheveuxavantdeseleveretd’éteindrelalumière.—EtWill,alors?Qu’est-cequ’ilvafaire?demande-t-elleenrefermantlaporte.—Jenesaispas,jeréponds.Audébut,jecroisquesaquestionconcerneJavi.Maisaprèssondépart,jecomprendsqu’elleparle

desonboulot.Je resteéveilléependantdesheuresà retourner lasituationdans tous lessens.Nousn’étionspas

dansl’école.Ilaprismadéfense.Javinedirapeut-êtrerien.Maisc’estWillquiacommencé.Etquiacontinué.IlneseseraitprobablementpasarrêtésiGavinn’étaitpasintervenu.J’essaiedemerappelerlesmoindresdétailsdelasoiréeaucasoùonmedemanderaitdetémoignerdemain.

Lelendemain,àmonréveil,jetrouveCaulderentraindemangersescéréalesavecKel.—Salut!Monfrèrenepeutpasnousemmenercematin.Iladitqu’ilavaitquelquechoseàfaire.—Ilaprécisédequoiils’agissait?Caulderhausselesépaules.

—Non.IlestallécherchertaJeepcematinetilestreparti.IlavaleunebouchéedeCheerios.

Pendant les deux premières heures de classe, je tiens à peine en place.Eddie etmoi passons la

deuxièmeàéchangerdesmots.Jeluiracontelesévénementsdelaveille.ToutsauflepoèmedeWill.J’ail’impressiondenepasêtretoutàfaitlàlorsqu’onserendaucourssuivant.Unpeucommedans

cerêveoùjesorsdemoncorpsetmeregarded’enhaut.Jenecontrôleplusmesactions.Jemecontented’observer.Eddieouvrelaporteetentreenpremier.Jelasuislentementtandisqu’elleavancedanslasalle.Willn’estpasencore là. Javinonplus. Jeprendsunegrande inspirationavantdem’asseoir.Lebrouhaha des conversations de mes camarades est soudain interrompu par le grésillement des haut-parleurs.

—LaykenCohenestdemandéeaubureaudel’administration.Jeme tourneaussitôtversEddie.Elle lève sonpouceen souriant légèrementpourm’encourager.

Elleestaussinerveusequemoi.Quand je pénètre dans le bureau, plusieurs personnes sont déjà là. Je reconnais le proviseur,

M.Murphy,quidiscuteavecdeuxhommesquejen’aijamaisrencontrés.Ilmefaitunsignedelatêteet,ensemble,onentredansuneautrepièce.Willestassisàunetable,lesbrascroisés.Ilnemeregardepas.Toutçanemeditrienquivaille.

—MademoiselleCohen,asseyez-vous,jevousenprie,ditM.Murphy.Ils’installeenboutdetable,faceàWill.Jechoisislachaiselaplusproche.—JevousprésenteM.Cruz,lepèredeJavier,poursuit-ilendésignantl’undesinconnus.M.Cruzestassisfaceàmoi.Ilselèvelégèrementetmetendlamainpar-dessuslatable.—Etvoicil’agentVenturelli,dit-ilenprésentantl’autrehomme.Ilimitesonvoisinetmeserrelamain.—Jesuissûrquevoussavezpourquoinousvousavonsconvoquée.Nousavonsétéinformésd’un

incidentimpliquantM.Cooperendehorsdel’enceintedulycée,dit-il.Ils’interromptpourmelaisserletempsdelecontredire.Jen’enfaisrien.—Nousapprécierionsquevousnousdonniezvotreversiondesfaits.Jejetteuncoupd’œilàWill,quihochebrièvementlatêtepourm’indiquerqu’ilveutquejeraconte

lavérité.Alorsjem’exécute.Pendantdixminutes,j’expliqueendétailcequis’estpasséhiersoir.ToutsauflepoèmedeWill.

Quandj’aiterminémonrécitetqu’onm’aposéplusieursquestions,onm’autoriseàquitterlapièce.Aumomentoùjem’apprêteàsortir,M.Cruzmerappelle.

—MademoiselleCohen?Jefaisvolte-face.—Jevoulaisjustevousdirequejesuisdésolé.Jem’excusepourlecomportementdemonfils.—Merci,jeréponds.Jeretourneenclasse.

Une remplaçante assure le cours deWill. C’est une dame plus âgée que j’ai déjà vue dans lescouloirs.Elleenseignesûrement ici,elleaussi.Jem’assoisensilence.Jenepenseàriend’autrequ’àWill.Jemedemandes’ilvaperdresontravailàcausedemoi.

Quandlasonnerieretentitetquelesélèvescommencentàsortir,jemetourneversEddie.—Qu’est-cequis’estpassé?medemande-t-elle.Jeluiracontel’entretien.Jeluidisquejenesaisriendeplus.Aprèslecours,jem’attardequelques

minutes devant la porte, espérant queWill revienne, en vain. Pendant la quatrième heure, je prendsconscienceque jene suispasdans lebonétatd’esprit pour apprendrequoiquece soit. Jedécidedem’octroyerlerestedelajournée.

Quand jem’engagedansnotre rue, j’aperçois lavoituredeWilldevantchez lui. J’arrête la Jeepprèsdutrottoir.Jeneprendsmêmepasletempsdelagarercorrectement.Jecoupelecontactavantdemeprécipiterdel’autrecôtédelarue.Laportes’ouvreavantquej’aieeuletempsdefrapper.Willsetientlà,avecsavesteetsonsacenbandoulière.

—Qu’est-cequetufaisici?medemande-t-il,surpris.—J’aivutavoiture.Qu’est-cequis’estpassé?Ilnem’invitepasàentrer.Aulieudequoi,ilsortetfermelaporteàcléderrièrelui.—J’aidémissionné.Ilsontmisfinàmoncontrat.Ilcontinued’avancerverssavoiture.—Maisilneterestequehuitsemainesdestage!Etcen’étaitmêmepastafaute!Ilsnepeuventpas

faireça.Ilsecouelatête.—Tutetrompes,çanes’estpaspassécommeça.Jen’aipasétéviré.Onasimplementpenséque

ceseraitmieuxsijefinissaismonstagedansuneautreécole,loindeJavier.J’airendez-vousavecmonmaîtredestagedansunedemi-heure;ilfautquej’yaille.

Ilouvrelaportière,retiresavesteetsonsacetlesjettesurlesiègepassager.—Ettontravail,alors?j’insisteentenantlaporte.(Jeneveuxpasqu’ils’enaillecommeça.)Tu

n’asplusderevenu,c’estça?Qu’est-cequetuvasfaire?Ilressortdelavoitureensouriantetmeprendparlesépaules.—Calme-toi,Layken.Jevaistrouverunesolution.Pourl’instant,ilfautvraimentquej’yaille.Aprèss’êtreinstalléàl’intérieuretavoirfermélaportière,ilbaisselavitre.—Sijenerentrepasàtemps,est-cequeCaulderpourraresterchezvousaprèsl’école?—Biensûr,jeréponds.—Onpartauxauroresdemainmatinpourallerchezmesgrands-parents.Tupeux l’empêcherde

mangertropdesucre?Ilfautqu’ildormetôt,medit-ilenreculantlentement.—Biensûr.—Layken?Calme-toi.—Biensûr,jerépète.Etsansunmotdeplus,ilestparti.

18

FermelaportedelabuanderieAvancesurlapointedespieds

N’enlèvepastesvêtementsJ’aipristoutcequejepouvaisporter

Apprends-moiàfaireL’amourquelesgensdisentquetuasfait.THEAVETTBROTHERS,«LaundryRoom»

Jepasselerestedel’après-midiàaidermamèreàfaireleménage.Çam’occupel’esprit.Ellenem’a pas demandé une seule fois pourquoi j’étais rentrée plus tôt. Je suppose qu’elle me laisse medébrouiller avec ce genre de choses.Quand il est l’heure d’aller chercherKel etCaulder,Will n’esttoujours pas chez lui. Je ramène les deux garçons à la maison. Ils parlent encore de leurs costumesd’Halloween.

—Jesaiscequejeveuxêtre,annonceKelàmamère.Elle est en train de plier des vêtements dans le salon. Elle pose une serviette sur le dossier du

canapéavantdesetournerversKel.—Quoidonc,moncœur?Illuisourit.—Toncancerdupoumon,répond-il.Elleatellementl’habitudedesbizarreriesquifranchissentleslèvresdemonfrèrequ’ellenes’en

étonnemêmepas.—Ahoui?IlsvendentcegenredecostumechezWalmart?—Jenecroispas,dit-ilenprenantàboiredanslefrigo.Tupeuxpeut-êtrelefabriquer.J’aienvie

d’êtreunpoumon.—Hé!s’exclameCaulder.Jepeuxêtreledeuxième?Mamèreattrapeunpapieretunstylosurlebarenriant.Elles’assoit.—Onferaitmieuxdetrouverunmoyendecoudreunepairedepoumonscancéreux,alors.

KeletCaulders’approchentd’elleendébitantdestasd’idéesàlaseconde.—Maman,j’interviensd’unevoixcalme.Ilenesthorsdequestion.Ellerelèvelesyeuxdesondessinensouriant.—Lake,simonpetitgarçonveutundéguisementdepoumoncancéreuxpourHalloween,jeferaien

sortequ’ilsoitleplusbeaupoumoncancéreuxdumonde.Exaspérée,jelesrejoinsaubaretnotelematérielqu’ilvanousfalloir.

Lorsqu’on rentre du magasin avec le tissu et les accessoires nécessaires à la confection des

costumes,Willsegareaussidevantchezlui.—Will!crieCaulderentraversantlarueaupasdecourse.(Ilprendsonfrèreparlamainetletire

versnous.)Attendsdevoirça!Willaidemamèreaveclescartonsetensemble,nousentronstousàl’intérieur.—Devinecommentonvasedéguiser?PourHalloween?Excitécommeunepuce,Cauldermontredudoigtlematérielposéparterredanslacuisine.—Euh…—EncancerdeJulia!s’exclame-t-il.Will hausseun sourcil et regardemamèrequi revient àpeinede sa chambre avec samachine à

coudresouslebras.—Onnevitqu’unefois,pasvrai?Elleposelamachinesurlebar.—On aura le droit de fabriquer les tumeurs nous-mêmes, ditKel. Tu veux en faire une ? Je te

laisseraifairelaplusgrosse.—Euh…—Kel,jel’interromps.WilletCauldernepourrontpasnousaider.Ilsneserontpaslàduweek-

end.Aprèsavoirapportédeuxsacsjusqu’aubar,j’entreprendsdelesvider.—En fait…, rétorqueWill en saisissant les autres sacs. C’était avant que je sache qu’on allait

fabriqueruncancerdupoumon.Onvadevoirreporternotrepetitvoyage.Cauldercourtversluipourleprendredanssesbras.—Merci,Will. Ilsaurontbesoindeprendremesmesuresaufuretàmesure,de toutefaçon.J’ai

beaucoupgrandi.Etpourlatroisièmefoisenunesemaine,nousformonsdenouveauunegrandeetbellefamille.

***

Lemodèleestpresqueprêt.Ilnemanqueplusquelesmesurespourlepatron.—Oùesttonmètre?jedemandeàmamère.—Aucuneidée,répond-elle.Jenesaismêmepassij’enaiun.

—Willenaun;onpeututiliserlesien,dis-je.Will,çanetedérangepasd’allerlechercher?—J’aiunmètrechezmoi?medemande-t-il.—Oui,danstonnécessaireàcouture.—J’aiunnécessaireàcouture?—Danstabuanderie.Jen’arrivepasàcroirequ’ilnelesachepas.J’ainettoyésamaisonuneseulefois,etjesaisoùse

trouventleschosesmieuxquelui?—Ilestàcôtédelamachineàcoudresurl’étagèrederrièrelespatronsdetamère.Jelesairangés

parordrealphabétiqueenfonctiondesnu…Aucuneimportance,jemereprendsenmelevant.Jevaistemontrer.

—Tuasrangésespatronsparordrealphabétique?coupemamère,perplexe.Jemeretournesurlecheminquimèneàlaporte.—J’avaiseuunemauvaisejournée.Pendantqu’ontraverselarue,jesaisisl’occasionpourl’interrogersursonrendez-vous.Jen’aipas

voululuiposerlaquestiondevantCaulderparcequej’ignores’ill’amisaucourant.—Onm’adonnéunetapesurlamain,répond-ilenentrantchezlui.Commej’aidéfenduunautre

élève,ilsnepeuventpasm’envouloir.—Tantmieux.Ettonstage,alors?dis-jeentraversantlacuisinepouratteindrelabuanderie.Jesorslenécessaireàcoutureetreviensverslui.—C’estlàqueçasecomplique.LesseulesplaceslibresàYpsilantisontenprimaire.Maismoi,

maspécialité,c’estlesecondaire.Onm’adoncproposéuneécoledeDetroit.J’arrêtecequejefaispourledévisager.—Qu’est-cequeçaveutdire?Vousallezdéménager?Envoyantmoninquiétude,iléclatederire.— Non, Lake. On ne va pas déménager pour une histoire de huit semaines. Je vais juste faire

beaucoupde route. J’allais vous en parler, à tamère et toi. Je ne pourrai pas emmener les garçons àl’écoleniallerleschercher.Jeneseraipasbeaucoupchezmoi,enfait.Jesaisquecen’estpaslebonmomentpourvousdemanderdel’aide,mais…

—Nedispasn’importequoi.Unefoisquej’aitrouvélemètre,jereplacetouslesobjetsàl’intérieurdelaboîte.—Tusaistrèsbienqu’onvat’aider.Willmesuitlorsquejeretournedanslabuanderiepourrangerlenécessaireàcoutureàcôtédela

machine.Mesdoigtseffleurent lespatronsparfaitementrangésparordrealphabétique.Leménageet leclassementquej’aifaitsleweek-endprécédentmereviennentalorsenmémoire.Jen’étaisvraimentpasmoi-mêmeàcemoment-là.Jesecouelatêteavantd’éteindrelalumière.Commejeneregardepasoùjevais,jemecogneàWill.Ilestdansl’encadrementdelaporte,latêtecontrelemur,etilm’observe.Ilfaitsombre,maissonvisageestlégèrementéclairéparlalumièredelacuisinederrièrelui.

Une sensation de chaleurm’envahit. Pourtant, j’essaie de ne pasme faire de faux espoirs. Ilmeregardedenouveaudecettemanièrebienparticulière.

—Hiersoir,murmure-t-il,quandj’aivuJavit’embrasser…(Savoixsemeurtetilrestesilencieuxuninstant.)J’aicruquetuluirendaissonbaiser.

J’aidumalàmeconcentrerquandilestaussiproche,maisjefaisdemonmieuxpourcomprendreoù il veut en venir. S’il pensait que j’étais consentante, pourquoi est-ce qu’il s’en est pris à Javi ?Pourquoiest-cequ’ill’afrappé?Soudain,toutdevientclair.Willnem’apasdéfendue,hiersoir.Ilétaitjaloux.

—Oh.Jenepeuxriendired’autre.—J’aiappristoutel’histoireseulementcematin,quandtuasdonnétaversiondesfaits,poursuit-il

sansmelaisserpasser.Jerestedanslenoir.Ilsepasselamaindanslescheveuxensoupirant.— Mon Dieu, Lake. Si tu savais à quel point j’étais en colère ! Je voulais lui faire mal. Et

maintenant,maintenantquejesaisqu’ilt’afaitsouffrir,j’aienviedeletuer.Ilsedétourneets’adosseauchambranle.JerepenseàlanuitdernièreetauxémotionsqueWilladûressentir.Déclamersonamourpourmoi

surscène,puismetrouverdanslesbrasd’unautre?Pasétonnantqu’ilaitétéaussiénervésurletrajetduretour!

Il me bloque le passage. Ce n’est pas comme si j’avais l’intention de m’échapper. Je suiscomplètementcrispéeparcequejenesaispascequ’ilvafaireoudire.J’inspireprofondémentpourmecalmer.Ma respirations’est tellementemballéequemespoumons recommencentàme fairemal, ainsiquelebleudansmondos.

—Commenttuassu…,jebafouille.Commenttuassuquej’étaislà?Iltournelatêteversmoietposelesmainsdechaquecôtédelaporte.Sapostureaquelquechose

d’intimidant…d’agréablementintimidant.—Jet’aivue.Quandj’aiterminémonpoème.Jet’aivuepartir.Lesjambesflageolantes,jem’appuiecontrelesèche-lingepourgarderl’équilibre.Ilsaitquejel’ai

vusurscène?Pourquoiest-cequ’ilmel’adit?J’essaiedenepasm’emballer,maiscommeiln’estplusmon prof, peut-être qu’on peut enfin être ensemble. Peut-être que c’est ce qu’il essaie de me fairecomprendre.

—Will,çaveutdire…Il franchit ladistancequinous sépare.Sesdoigts caressentma joue tandisqu’ilmedévisage. Je

poselesmainssursontorseetilm’entouredesesbraspourmeserrercontrelui.J’essaiedereculerpourposermaquestion,maisilmeretientcontrelesèche-linge.

Quand je tented’ouvrir labouche, ses lèvres seposent sur lesmiennes,me réduisant au silence.J’arrête aussitôt de résister et le laisse m’embrasser. Bien sûr que je le laisse m’embrasser. Je meramollisdanssesbras.Mesmainstombentsurmesflancsetjelâchelemètre.

M’attrapantparlataille,ilmesoulèveetm’installesurlesèche-linge.Nosvisagessontaumêmeniveau.Ilm’embrassecommes’ilessayaitderattraperletempsperdupendantunmois.Jenesaisplusoùcommencentmesmainsetoùterminentlessiennespendantqu’onsetoucheavecfrénésie.J’enroulemesjambesautourdesatailleetposemeslèvrescontresoncoupourreprendremonsouffle.Messentimentspourluimesontrevenusd’uncoup.Leslarmesauxyeux,jemerendscompteàquelpointjel’aime.MonDieu.Jel’aimevraiment.JesuisamoureusedeWillCooper.

Jen’essaieplusdecontrôlermarespiration.C’estinutile.—Will, jemurmure.(Ilcontinued’explorermoncouavecses lèvres.)Est-cequeçaveutdire…

qu’on n’est plus… obligés de se cacher ? (Je respire tellement fort que j’ai dumal à prononcer unephrasecohérente.)Est-cequ’on…peutêtreensemble?Puisquetun’es…plusmonprof?

Sesmains se fontplusdouces contremondos, et il referme lentement les lèvres contremoncouavantdereculer.Quandj’essaiedelerameneràmoi,ilrésiste.Ilm’attrapelesmolletspourdénouermesjambesdesataille,puisilreculeets’adosseaumurenévitantdemeregarderdanslesyeux.

Agrippantlesbordsdusèche-linge,jemelaissetomberd’uncoup.—Will?jedemandeenavançantverslui.Lalumièredelacuisineprojetteuneombresursonvisage,maisjevoistrèsbiensamâchoire.Elle

estcontractée.Lesyeuxemplisdehonte,ilm’adresseunregardd’excuse.—Will?Parle-moi.Est-cequelesrègless’appliquenttoujours?Iln’apasbesoindemerépondre.Soncomportementlefaitpourlui.—Lake,reprend-ilcalmement.J’aieuuninstantdefaiblesse.Jesuisdésolé.Jelerepousseviolemment.—Uninstantdefaiblesse?Tuappellesçacommeça?Uninstantdefaiblesse?jecrie.Qu’est-ce

quetucomptaisfaire,Will?Quandest-cequetuallaismevirer,cettefois?Jemeretourne,sorsdelabuanderiepuisdelacuisine.—Lake,attends.Jesuisdésolé.Jesuisvraimentdésolé.Çan’arriveraplus.Jetelepromets.Jem’arrêteetmetourneverslui.—Tu ne crois pas si bien dire ! J’avais fini parme faire une raison,Will !Après unmois de

torture,j’avaisréussiàpouvoirêtredanslamêmepiècequetoisansproblème.Etilafalluquetufassesça !Jen’enpeuxplus ! (Jepleure.)Tumonopolisesmespenséesquand tun’espas là. Jen’aiplus letempspourtoutça.J’aidesproblèmesbeaucoupplusimportantsquetespetitsinstantsdefaiblesse.

Jetraverselesalon,ouvrelaporte,puism’interromps.—Apporte-moilemètre,luidis-jed’unevoixcalme.—Pa…Pardon?medemande-t-il.—Ilestparterre,putain!Apporte-moilemètre!Lebruitdesespassefaitdeplusenplusfaibleàmesurequ’ilavancedanslabuanderie.Ilretrouve

lemètre etme l’apporte.Quand ilme le tend, il en profite pourmeprendre lamain enme regardantintensémentdanslesyeux.

—Nemedonnepaslemauvaisrôle,Lake.Jet’enprie.

Jeretiremesdoigtsdessiens.—Entoutcas,tun’esplusunmartyr.Jemeretourneetm’éloigneenclaquantlaportederrièremoi.Jetraverselaruesansregarders’il

esttoujourslà.Jem’enmoque.Devantmaporte,jeprendsuninstantpouressuyermeslarmes.J’entrealorschezmoi,danscequi

est devenu mon foyer, avec un grand sourire pour aider ma mère à fabriquer ses derniers costumesd’Halloween.

19

N’est-cepaslecasdetoutlemonde?JenesuispastrèsdifférentOnadoreparlerdechoses

Dontonnesaitrien.THEAVETTBROTHERS,«TenThousandWords»

Finalement,Will etCaulder sont quandmêmepartis.Mamère etmoi, on apassé leweek-end àapporterlesdernièresfinitionsauxcostumes.JeluiaiparlédunouvelemploidutempsdeWilletdufaitqu’on va devoir l’aider davantage.Même si je suis en colère, je ne veux pas queKel et Caulder ensouffrent.Ledimanchesoir,jenemerendsmêmepascomptequeWillestrentré.Jem’enmoque.

***

—Kel,appelleCaulder.Ilpeutvenirenfilersoncostume,dis-jeentirantmonfrèredulit.Willdoitpartirtôt,detoutefaçon.Caulderpeutsepréparerici.

C’estHalloween. Le jour des poumons cancéreux.Kel se précipite dans la cuisine et attrape letéléphone.

Je prends une douche, finis de me préparer, puis réveille ma mère pour qu’elle puisse voir lerésultat.Quandelleesthabillée,KeletCaulder luidemandentde fermer lesyeux. Je laguidedans lesalonetlaplacedevantlesdeuxgarçons.

—Attends!s’exclameCaulder.EtWill?Ilfautqu’ilnousvoie,luiaussi.Jeramènemamèredanslecouloir,puisenfilemesbottesàtoutevitesseavantdesortir.Willadéjà

démarrésavoiture.Jeluifaissignedes’arrêter.Àsonexpression,jecomprendsqu’ilespèrequejeluiaipardonné.Jebriseaussitôttoussesespoirs.

—Jepensetoujoursquetuesunconnard,maistonfrèreveutquetuvoiessoncostume.Alorsvienscheznousuneseconde.

Jeretourneàlamaison.

LorsqueWillentreàsontour,jelespositionne,luietmamère,devantlesgarçonsetleurdemanded’ouvrirlesyeux.

Kelestlepoumondroit,Caulderlegauche.Letissurembourréaétécousudefaçonàlaissersortirlesbrasetlatêtepardepetitstrous.Lebasestcomplètementouvertsurleursjambes.Onautilisédelateinture à différents endroits pour représenter les parties nécrosées. De plus grosses protubérancesparsèmentletoutçàetlà.Cesontlestumeurs.MamèreetWillrestentunlongmomentsilencieuxavantderéagir.

—C’estdégoûtant,ditWill.—Écœurant,ajoutemamère.—Affreux,jeconfirme.Lesgarçonssetapentdanslesmains.Ouplutôt,lespoumonssetapentdanslesmains.Aprèsavoir

prisdesphotos,jelesfaismonterdansmaJeepetjedéposelespoumonsàl’école.

Ladeuxièmeheuredecoursvientàpeinedecommencerquandmontéléphonesemetàvibrer.Jelesorsdemapochepourregarderlenuméro.C’estWill.Willnem’appellejamais.Jesupposequ’ilveuts’excuser, je replacedonc soigneusementmonportabledansmaveste. Il recommenceà sonner. JemetourneversEddie.

—Willn’arrêtepasdem’appeler.Jerépondsoupas?jedemande.Jenesaispaspourquoijeluiposelaquestion.Quisait?Elleaurapeut-êtreuntrèsbonconseilà

medonner.—Jenesaispas,répond-elle.Peut-êtrepas.Auboutdelatroisièmefois,j’appuiesurleboutonvertetplaqueletéléphonecontremonoreille.—Allô?jemurmure.—Layken,c’estmoi.Écoute,ilfautquetuaillesàl’écoleprimaire.Ilyaeuunincident.Jen’arrive

pasàjoindretamère.JesuisàDetroit.Jenepeuxpasyallermoi-même.—Quoi?Avecqui?jechuchote.—Lesdeux,jecrois.Ilsnesontpasblessés.Ilfautjustequequelqu’unailleleschercher.Dépêche-

toi!Etrappelle-moiaprès.Jem’excuseetm’éclipsediscrètementdelaclasse.Eddiemesuit.—Qu’est-cequisepasse?medemande-t-elledanslecouloir.—Jenesaispas.C’estKeletCaulder,luidis-je.—Jeviensavectoi.

Unefoisdevantl’école,jemeprécipiteàl’intérieur.Jen’arriveplusàrespireretjesuisaubordde

l’hystériequandonarrivedanslebureaudeladirectrice.KeletCauldersontassisdansl’entrée.J’ai l’impression quemes jambes ne vont pas assez vite tandis que jeme jette sur eux pour les

prendredansmesbras.—Vousallezbien?Qu’est-cequis’estpassé?

Ilshaussentlesépaules.—Aucuneidée,répondKel.Ilsnousontditd’attendrenosparentsici,c’esttout.—MademoiselleCohen?ditquelqu’underrièremoi.Lorsque jeme retourne, jeme retrouvenezànezavecunegrande rousseélancée.Elleporteune

jupecrayonnoirequiluiarriveauxgenouxetunechemiseblancherentréeàl’intérieur.Enl’observant,jenepeuxm’empêcherd’espérerqu’ellen’estpasaussicoincéequesonapparenceleporteàcroire.Ellenousfaitsigned’entrerdanssonbureau.JelasuisavecEddie.

Aprèss’êtreassise,elledésignedeuxchaiseslibrespournous.Ons’installeànotretour.—JesuisMmeBrill,ladirectricedel’écoleprimaireChapman.Sontontranchantetsonattitudehautainenemeplaisentpasdutout.Jen’appréciepascettefemme.—Est-cequelesparentsdeCauldervontnousrejoindre?demande-t-elle.—LesparentsdeCauldersontmorts,jeréponds.Ellehoquettedesurpriseavantdeseredresserpourcachersaréaction.—Oui,c’estvrai.Jesuisdésolée,s’excuse-t-elle.C’estsonfrère,c’estça?Ilvitavecsonfrère?Jehochelatête.—IlestàDetroit.Ilnepeutpassedéplacer.JesuislasœurdeKel.Quelestleproblème?Elleéclatederire.—N’est-cepasévident?Ellefaitungestedelamainpourdésignerlesgarçonsderrièrelavitrequinoussépare.Je les regarde. Ils jouent à « pierre feuille ciseaux » en riant. Je sais qu’elle veut parler des

costumes,maiscommeelleacomplètementperdumonrespect,jedécidedejouerlesidiotes.—Lejeu«pierrefeuilleciseaux»estinterditparlerèglement?jedemande.Eddierit.—MademoiselleCohen,reprendMmeBrill.Ilssontdéguisésenpoumonscancéreux!Ellesecouelatêted’unairincrédule.—Ah!Jecroyaisquec’étaientdesharicotspourris!s’exclameEddie.Onenrigoleensemble.— Je ne trouve pas ça drôle, reprend la directrice. Ils perturbent les autres élèves.Ce sont des

déguisements offensants et vulgaires !Dégoûtants, qui plus est. J’ignore qui a pensé que ce serait unebonneidée,maisvousdevezlesramenerchezvousafinqu’ilschangentdevêtements.

Jereportemonattentionsurelle.Mepenchantenavant,jeposelesbrassursonbureau.—Madameladirectrice,dis-jed’unevoixcalme.Cescostumesontétéfabriquésparmamère.Ma

mèrequisouffred’uncanceràpetitescellulesdestadequatre.MamèrequineverraplusjamaissonpetitgarçonfêterHalloween.Mamèrequivivrasansaucundoute lesdernièresexpériencesdesaviecetteannée. Son dernierNoël. Son dernier anniversaire. Sa dernière fête de Pâques. Et siDieu le veut, sadernière fête desmères.Mamère qui, quand son fils de neuf ans lui a demandé s’il pouvait être soncancerdupoumonpourHalloween,n’aeud’autrechoixquedeluiconfectionnerleplusbeaucostumede

poumoncancéreuxquisoit.Alors,sivousletrouvezoffensant,jevousproposed’allercheznouspourledireenfaceàmamère.Voulez-vousmonadresse?

Ladirectricemeregarde,bouchebée,puissecouelatête.Ellenetientpasenplacesursachaise,maisellenerépondpas.Quandjemelève,Eddiemesuitjusqu’àlaporte.Avantdesortir,jemeretourneetfaismarchearrière.

—Unedernièrechose.Leconcoursdecostumes?J’espèrequelesjugesserontimpartiaux.Eddieéclatederireetjerefermelaportederrièrenous.—Qu’est-cequisepasse?demandeKel.—Rien, je réponds.Vouspouvez retournerencours.Ellevoulait justesavoiroùonavaitacheté

toutlematériel.Elleveutsedéguiserenhémorroïde,l’annéeprochaine.Pendantquelesgarçonsregagnentleurclasse,Eddieetmoiavonsdumalànousretenirderire.Dès

quenouspassonslaporte,nousexplosons.Onrittellementqu’onfinitparenpleurer.Deretourà lavoiture, jemerendscompteque j’aisixappelsenabsencedemamèreetdeuxde

Will.Jelesrappellepourleurassurer,sanslésinersurlesdétails,quelasituationestsouscontrôle.Plustard,dansl’après-midi,quandjevaischercherlesgarçons, ilss’approchentdelavoitureen

courant.—Onagagné!crieCaulderenmontantàl’arrière.Onagagnétouslesdeux!Cinquantedollars

chacun!

20

ÇafaitpasmaldetempsquejeresteenferméchezmoiÀlire,àécrire,àlire,àréfléchir

Àchercherdesraisons,àregarderpasserlessaisonsAutomne,printemps,été,laneige

L’enregistrements’arrête,puisreprendDesverrouscondamnentlesfenêtres,

Lechienentre,lechiensortLecafémeréveille,l’alcoolm’endort

M’inquiétantsansarrêtpourcequejepossèdeDistraitparletravail,maisjenepeuxrienyfaire

Maconfianceenmoiremonte,puisredescendJesombretoutaufond,puisregagnelasurface

Etenyréfléchissant,çam’arrivesouventLemondeau-dehorscontinueilcontinue

ilcontinueilcontinue.THEAVETTBROTHERS,«TalkOnIndolence»

Lessemainessuivantespassentàunevitessefolle.EddiegardelesgarçonsquandWillrentretardetquejedoisemmenermamèreauxséancesdechimio.Willpartlematinà6h30etnerevientpasavant17h30.Onnesevoitpas.J’yveilleparticulièrement.PourdiscuterdeKeletCaulder,ons’envoiedesmessagesouons’appelle.Mamèren’arrêtepasdemeposerdesquestions.Elleveutsavoirpourquoiilnevientplusàlamaison.Alors,jeluimensenluidisantquesonstageluiprendtoutsontempslibre.

Endeuxmois,iln’estpassénousvoirqu’unefois.C’estlaseuleoccasionoùonaétéobligésdeseparlerdepuisl’incidentdelabuanderie.Ilestvenum’annoncerqu’onluiavaitproposéunpostedansuncollègeàpartirdejanvier,autrementdit,dansdeuxsemaines.

Je suis contentepour lui,mais c’estun sentimentdoux-amer. Je sais ceque représentece travailpourCaulderetluimais,aufonddemoi,j’attendaislafindesonstageavecimpatience.Etmaintenantqu’ellearriveenfin,ilsigneencoreunnouveaucontrat.Çarendleschosesplusconcrètes.Çasignifiequec’estvraimentfini.

Notre propriété auTexas a étémise en vente.Mamère a réussi àmettre cent quatre-vingtmilledollarsde l’assuranceviedemonpèredecôté.Cettemaisonn’estpasencorepayée,maison recevrabientôtunchèquedelavente.Mamèreetmoipassonslemoisdenovembrepenchéessurnosfinances.Onmetdecôtésuffisammentd’argentpournosétudes,etelleouvreuncompteépargnepourKel.Ellepaieensuitetouteslesdettesdescartesdecréditàsonnometmefaitpromettredenejamaisensouscriremoi-même.Ellememenacemêmederevenirmehantersijeneluiobéispas.

Onestjeudiaujourd’hui.C’estledernierjourd’école,mêmepourWill.Commetoutlemondefinitplustôt,jeramèneCaulderavecnous.Engénéral,ildortàlamaisonquandsongrandfrèrevaàlasoiréeslam.

Je ne suis pas retournée auClubN9NEdepuis queWill a lu son poème surmoi. Je comprendsmaintenantcequeJavivoulaitdireàproposdelasouffrancequel’onneveutpasrevivre.C’estpourçaquejen’yvaispas.Jel’aisuffisammentressassée.

Aprèsavoirfaitmangerlesgarçons,jelesenvoiedansleurchambre,puismerendsdanscelledemamère,commechaquesoir,pournotrediscussionquotidienne.

—Fermelaporte.C’estpourKel,murmure-t-elle.Elleestentraind’emballerdescadeauxdeNoël.Jerefermelebattantderrièremoietm’assiedssur

lelitpourl’aider.—Qu’est-cequetuasprévupourlesvacances?medemande-t-elle.Elleaperdutoussescheveux.Ellepréfèrenepasporterdeperruqueparcequ’elleditqu’elleaurait

l’impressiond’avoirunfuretendormisurlatête.Malgrétout,elleesttoujoursaussibelle.Jehausselesépaules.—Restericiavecvous,jesuppose.Ellefroncelessourcils.—TuviensàlaremisedediplômedeWilldemain?Ilnousaenvoyéuneinvitationilyadeuxsemaines.Jepensequechaqueétudiantaledroitd’inviter

uncertainnombredepersonnes.Àpartnous,ilaaussidemandéàsesgrands-parentsdesedéplacer.—Jenesaispas;jenesuispasencoredécidée,luidis-je.Ellefermeuneboîteavecunrubanpuislaposesurlecôté.—Tudevrais.Cequis’estpasséentrevousimportepeu.N’oubliepasqu’ilaétéprésentquandon

aeubesoindelui,Lake.Jen’aipasenviede luiavouerque jeneveuxpasyallerparceque jenesaispluscommentme

comporter en sa présence. Ce soir-là, dans la buanderie, quand j’ai cru qu’on pouvait enfin êtreensemble,c’étaitlapremièrefoisquejeressentaisunetellejoie.C’étaitlesentimentleplusincroyablequej’aiejamaisconnu.J’étaisenfinlibredel’aimer.Maisjemetrompais.Lasouffrancequiasuivicetinstantdepurbonheurestquelquechosequejeneveuxplusjamaisrevivre.J’enaimarred’êtretoujoursendeuil.

Mamèrepousselepapiercadeaudesesgenouxetmeprenddanssesbras.Jenecroyaispasêtreaussitransparente.

—Jesuisdésolée.Jecroisquej’aiétédetrèsmauvaisconseil,dit-elle.Jereculeenriant.—Cen’estpaspossible,Maman.Tesconseilsnesontjamaismauvais.J’attrapeuneboîteparterreetunefeuilledepapierpourlarecouvrir.—Pourtant,c’est lecas,cettefois.Toute tavie, je t’aiditdepenseravecta têteetpasavecton

cœur,poursuit-elle.Jeremontelesbordsavecsoin,puisattrapelerouleaudeScotch.—Cen’estpasunbonconseil,Maman.C’estunexcellentconseil.C’estgrâceàçaquej’aisurvécu

àcesderniersmois.Jedéchireunmorceauderouleauadhésifpourrefermerletout.Mamèreattrapelepaquetavantquej’aieterminéetleposeàcôtéd’elle.Ellesaisitmesmainset

meforceàmetournerverselle.—Jesuissérieuse,Lake.Tupensestellementavectatêtequetuoubliescomplètementcequetedit

toncœur. Il fautque tu trouvesunéquilibre.Envous laissantdépasserainsipar lesévénements,vousrisqueztouslesdeuxdepasseràcôtédubonheur.

Perplexe,jesecouelatête.—Jenemelaissepasdépasser,Maman.Ellemesecouelesmains,commesijenecomprenaispascequ’ellemedisait.—Si,Lake.Parmamaladie.Ilfautquetuarrêtesdet’inquiéterautantàmonsujet.Vistavie.Jene

suispasencoremorte,tusais?Latêtebaissée,jeréfléchisàsesparoles.Jemesuisconcentréesurelle,cesdernierstemps,c’est

vrai.Maiselleenabesoin.Onenabesointouteslesdeux.Ilneluirestepasbeaucoupdetempset,enattendant,jeveuxpartagerchaqueminutequ’illuireste.

—Maman,tuasbesoindemoi.Tuasbesoindemoiplusquejen’aibesoindeWill.Detoutefaçon,iladéjàfaitsonchoix.

Elledétournelesyeuxetmelâchelesmains.—Non,Lake.Ilaprisladécisionqui,àsesyeux,étaitlameilleure.Maisilavaittort.Ettoiaussi.Jesaisqu’elleveutmevoirheureuse.Jen’aipaslecœuràluidirequetoutestfinientrenous.Ila

fait son choix ce soir-là dans la buanderie quand il nem’a pas retenue. Il a ses priorités. Et pour lemoment,jen’enfaispaspartie.

Ellereprendlepaquetqu’elleavaitmisdecôtéetterminedel’emballer.—Tuterappellesquandjet’aiannoncéquej’avaisuncanceretquetut’esprécipitéechezWill?

(Savoixs’adoucit.Elleévitemonregardenseraclantlagorge.)Ilfautquetusachescequ’ilm’adit…àlaporte.

Jemesouviensdelaconversationdontelleparle.Jen’avaispasréussiàl’entendre.—Quandilaouvert laporte, jeluiaiditqu’ilfallaitqueturentresàlamaison,qu’ondevaiten

parler.Ilm’alancéunregardtrèstriste.Ilm’adit:«Laissez-laresterici,Julia.C’estdemoiqu’elleabesoin.»

»Tum’asbrisélecœur,Lake.Çam’abouleverséedesavoirqu’ilt’étaitplusnécessairequemoi.Dèsquelesmotsontfranchiseslèvres,jemesuisrenducomptequetuavaisgrandi…quetavieneselimitaitplusàmoi.Willatoutdesuitecompris.Ilavuquesesparolesm’avaientblessée.Quandjemesuis retournéepour rentrer à lamaison, ilm’a suivieet ilm’aprisedans sesbras. Ilm’aditqu’ilnecomptaitpastevoleràmoi.Ilm’aditqu’ilallaitrenonceràtoi…pourquetupuissesteconcentrersurmoietsurletempsqu’ilmerestait.

Elle pose le cadeau empaqueté sur le lit, puis s’approche demoi pour prendre de nouveaumesmainsdanslessiennes.

—Ilnet’apasoubliée,Lake.Iln’apaspréférésonboulotàtoi…Ilnousafaitpassertouteslesdeuxenpremier.Ilvoulaitquetuaiesplusdetempsavecmoi.

Jeprendsunegrandeinspirationtandisquelesmotsdemamèrerésonnentenmoi.Est-cequ’elleditlavérité?Est-cequeWillm’aimeassezpourrenoncerainsiàmoi?

—Maman?(Mavoixn’estqu’unmurmure.)Etsitutetrompes?— Et si je ne me trompe pas ? Il faut toujours tout remettre en question, Lake. Peut-être qu’il

voudraittepréféreràtoutlereste…maistunelesaurasjamaissituneluidispascequeturessens.Tul’ascomplètementécartédetavie.Tuneluiaspaslaissél’occasiondetechoisir.

Ellearaison.Jemesuisreferméedepuiscettesoirée-là,danslabuanderie.—Ilest19h30,Lake.Tusaisoùilest.Valuidirecequeturessens.Jesuisincapabledebouger.J’ailesjambesencoton.—Dépêche-toi!medit-elleenriant.Sautantdulit,jemeprécipitedansmachambre.Mesmainstremblentetmespenséessemélangent

pendantquejechangedepantalon.J’enfilelechemisiervioletquej’aiportéànotrepremierrendez-vous.Puis,jevaisdanslasalledebainsjeteruncoupd’œilàmonreflet.

Ilmanquequelquechose.Jeretournedansmachambreencourant,soulèvel’oreilleretensorsmabarretteviolette.Jeretirelamèchedecheveuxdemamèreetlaplacedansmaboîteàbijoux.Jeme rendsalorsunedernière foisdans la salledebainspourmecoiffer etplacer labarrettedansmescheveux.

21

Nedispasquec’estfiniC’estlapirechosequejepourraisentendre,

JejurequejeferaidemonmieuxpourêtreprésentDelafaçondonttulesouhaites

Mêmes’ilssontdifficilesàcacherJemettraimessentimentsdecôté

JemodifieraimesplansetJechangeraipourtoi.

THEAVETTBROTHERS,«IfIt’sTheBeaches»

Quandjepénètredansleclub,jenem’arrêtepaspourlechercherduregard.Jesaisqu’ilestlà.Jeneprendspasnonplus le tempsde remettreenquestionmadécision. Jemecontentedemarcherversl’avantdelapièceavecuneconfiancequejeneressenspasvraiment.Aumomentoùjemontesurscène,le présentateur est en train d’annoncer les scores des participants précédents. Il m’adresse un regardeffaré tandis que je lui prends lemicro desmains et que jeme tourne vers le public.La lumière desprojecteursestsivivequejenevoisaucunvisage.JenevoispasWill.

—J’aimeraisréciterunpoèmequej’aiécrit,dis-jeàlasalle.Mavoixestcalme,pourtant,moncœurestsurlepointd’exploser.Jenepeuxplusreculer.Jedois

allerjusqu’aubout.—Jesaisquecen’estpasleprotocolestandard,maisc’estuneurgence,jecontinue.Un éclat de rire parcourt l’auditoire. Ce puissant grondementme fige littéralement sur place. Je

repense à ce que je suis sur le point de faire.Comme je commence àme remettre en question, jemetourneversl’animateur,quimedonnesonautorisation.

Jereplacelemicrosursonpiedet lebaisseàmahauteur.Lesyeuxfermés, jeprendsunegrandeinspirationavantdemelancer.

—Troisdollars!criequelqu’undanslepublic.J’ouvrelesyeuxenmerappelantquejen’aipaspayémondroitauslam.Jefouillefrénétiquement

mespoches,ensorsunbilletdecinqdollarsetletendsauprésentateur.

Jeretournealorsaumicroetfermedenouveaulespaupières.—Monpoèmes’appelle…Onmetapesurl’épaule.Jerouvrelesyeux.Leprésentateurmetenddeuxbilletsd’undollar.—Tamonnaie,dit-il.Jel’accepteetlarangedansmapoche.Ilnebougepas.—Va-t’en,jesiffleentremesdents.Ilbafouilleavantdequitterlascène.Jemeretourneunedernièrefoisverslemicroetcommenceàparler.—Monpoèmes’appelle«Cequej’aiappris»,dis-jedanslemicro.Mavoix tremble. Je respire profondément. J’espère simplementme souvenir de tout. J’ai réécrit

quelquesphrasespendantletrajetjusqu’ici.Jeprendsunedernièreinspirationavantdemelancer:

J’aibeaucoupappriscetteannée.Detoutlemonde.Demonpetitfrère…DesAvettBrothers…Demamère,demameilleureamie,demonprofesseur,demonpère,EtD’unGarçon.Ungarçondontjesuissérieusement,profondément,follement,incroyablementetindéniablementamoureuse.J’aivraimentbeaucoupappriscetteannée.D’unenfantdeneufans.Ilm’aapprisqueparfoisonpouvaitvivresavieàl’enversEtriredechosesquinedonnentpasenviederire.J’aibeaucoupappriscetteannéeD’ungroupedemusique!Ilsm’ontaidéeàréveillermessentiments.Ilsm’ontapprisàdécidercequejevoulaisêtreetàfoncer.J’aibeaucoupappriscetteannée.D’unemaladeducancer.Ellem’aappristantdechoses.Etellecontinuera.Ellem’aapprisàmeposerdesquestions.Ànejamaisrienregretter.Ellem’aapprisàrepoussermeslimites,Parcequ’ellessontlàpourça.

Ellem’aditdetrouverunéquilibreentrematêteetmoncœurPuis,Ellem’amontrécommentfaire…J’aibeaucoupappriscetteannéeD’unefilleplacéeenfamilled’accueil.Ellem’aapprisàrespecterlescartesqu’onm’avaitdistribuéesÀm’estimerheureused’enavoirseulementenmain.Ellem’aapprisquelafamilleN’apasforcémentlemêmesang.Parfois,vosamisSontvotrefamille.J’aibeaucoupappriscetteannéeDemonprofesseur.Ilm’aapprisQuelesnotesnesontpasleplusimportantL’important,c’estlapoésie…J’aibeaucoupappriscetteannéeDemonpère.Ilm’aapprisqueleshérosnesontpastoujoursinvinciblesEtquelamagieEstenmoi.J’aibeaucoupappriscetteannéeD’unGarçon.Ungarçondontjesuissérieusement,profondément,follement,incroyablementetindéniablementamoureuse.Etilm’aapprislachoselaplusimportantedetoutes:Mettrel’accentSurlavie.

Ce qu’on ressent devant un public, tous ces gens qui boivent vos paroles, qui tententd’entrapercevoirvotreâme…C’estenivrant.Jerendslemicroàl’animateuretredescendsdelascèneencourant.Jeregardeautourdemoi,maisjenelevoisnullepart.Jejetteuncoupd’œilàlatableoùl’ons’estassis lorsdenotrepremierrendez-vous.Elleestvide.Debout,aumilieude lasalle, jemerendscomptequ’iln’estmêmepaslà.Jefaisuntoursurmoi-mêmepourexaminerlapièceunedeuxièmefois.Puisunetroisième.Iln’estpaslà.

Lesentimentd’exaltationquej’ai ressentisurscène…assisesursonsèche-linge…oumêmeà latableaufonddecettesalle…s’estenvolé.Jen’enpeuxplus.J’aienviedefuir.J’aibesoind’air.J’ai

besoindesentirl’airduMichigansurmonvisage.J’ouvrelaporteàlavoléeetposeunpieddehorslorsqu’unevoix,amplifiéeparleshaut-parleurs

m’arrêteenpleinmouvement.—Sij’étaistoi,jeneferaispasça,dit-elle.Jelareconnais,ainsiquecettephrase.Jemeretournelentementpourfairefaceàlascène.Willse

tientlà,lemicroentrelesmains.Ilmeregardedroitdanslesyeux.—Tunedevraispaspartiravantd’avoirreçutanote,dit-ilendésignantlatabledesjuges.Je suis son regard vers eux.Quatre d’entre euxm’observent intensément.Le cinquième siège est

vide.Jehoquettedesurpriseencomprenantquelecinquièmejugedelasoiréen’estnulautrequeWill.Lasensationde flottementm’envahitdenouveau.Jemedirigevers lecentrede lapièce.Tout le

mondesetait.Jeregardeautourdemoi.Touslesyeuxsontbraquéssurmoi.Personnenecomprendcequiestentraindesepasser.Moi-même,j’aidumalàsuivre.

Willsetourneversleprésentateuràcôtédelui.—J’aimeraisréciterunpoème.C’estuneurgence,dit-il.Leprésentateurreculeenluidonnantsonaccord.Willsepostedevantlepublic.—Troisdollars!criequelqu’undanslafoule.Willjetteuncoupd’œilenarrièreversl’animateur.—Jen’aipasdeliquide,avoue-t-il.Jesorsaussitôt lesdeuxdollarsdemapoche,coursverslascèneet jettelesbilletsauxpiedsdu

présentateur.Ilinspectemonargent.—Ilmanquetoujoursundollar,dit-il.Lesilenceestbriséparlefrottementdeplusieurschaisescontrelesol.Unlégerbrouhahas’élève

tandisquedesgensavancentversmoi.Jesuisencerclée.Onmepoussedetoutepart.Lafoules’épaissit.Quandellesedisperseenfinetquetoutlemonderetourneàsaplace,lesilenceretombe.Jeposelesyeuxsur la scène.Desdizainesdedollarsont étédéposésauxpiedsduprésentateur. Je suisdu regardunepiècequirouleettombedelascène.Ellesemetàtournersurelle-mêmeavantdes’arrêterdevantmoi.

Leprésentateurcontempleuninstanttoutcetargent.—OK,dit-il.Jecroisqueçasuffira.Comments’intituletonpoème,Will?Willportelemicroàseslèvresetmesourit.—Mieuxquetroisième,répond-il.Jereculedequelquespaspendantqu’ilcommence.

J’airencontréunefille.Unetrèsbellefille.Jesuistombéamoureuxd’elle.Fouamoureux.Malheureusement,parfois,lavienousbarrelechemin.Entoutcas,ellem’abarrélemien.

Dudébutàlafin.Laviem’abloquélaporteavecdesplanchesdeboisdedeuxmètresparquatre,clouéesensemble,fixéesàunmurdebétondequinzecentimètresd’épaisseurderrièreunerangéedebarreauxenacierboulonnésàuncadreentitanequimalgrémesassautsrépétés…RefusaitDeBouger.Parfois,lavienebougepas.Ellesecontentedenousbarrerlechemin.Elleabloquémesprojets,mesrêves,mesdésirs,mesvœux,mesenvies,mesbesoins.ElleabloquécettetrèsbellefilleDontjesuistombéfouamoureux.Lavieessaiedenousdictercequiestlemieuxpournous.Cequidevraitêtreimportantpournous.CequidevraitpasserenpremierEnsecondEntroisième.J’aifaitdemonmieuxpourtoutbienranger,parordrealphabétique,parordrechronologique,quetoutsoitàlaplaceidéale,àl’endroitidéal.J’aicruquec’étaitcequelavievoulaitquejefasse.Maisc’étaitcequelavieavaitbesoinquejefasse.Pasvrai?Nepassortirdessentiersbattus?Parfois,lavienousbarrelechemin.Dudébutàlafin.Maisellenenousbarrepaslecheminparcequ’elleveutqu’onbaisselesbrasetqu’onluilaisseprendrelecontrôle.Lavienousbarrelecheminparcequ’elleveutqu’onl’emmèneavecnous.Lavieveutqu’ons’opposeàelle.Qu’onapprenneàlaretournerennotrefaveur.Elleveutqu’onprenneunehachepourfendrelebois.Elleveutqu’onprenneunemassepourcasserlebéton.Elleveutqu’onprenneunetorchepourfondrelemétaletl’acierjusqu’àcequ’onpuissetraverseretl’attraper.Lavieveutqu’onattrapetoutcequiaétéclassé,rangéparordrealphabétique,parordrechronologique.Elleveutqu’onlesmélange,

Qu’onlesmixe,Qu’onlesamalgame.Lavieneveutpasqu’onluilaissedirequenotrepetitfrèreestlaseulechosequidoitpasserenpremier.Lavieneveutpasqu’onluilaissedirequenotrecarrièreetnosétudessontlaseulechosequidoitpasserendeuxième.EtlavieneveutabsolumentpasQuejeluilaissedireQuecettefillequej’airencontréeCettefillecourageuse,incroyable,forteetbelleDontjesuistombéfouamoureuxDevraitseulementpasserentroisième.Laviesait.LavieessaiedemedireQuelafillequej’aimeLafilledontjesuistombéFouamoureux…Peutégalementavoirlapremièreplace.Alors,jelaluidonne.

Will repose lemicro et saute de la scène. J’ai passé tant de temps à essayer de l’oublier, àmedéfairedel’emprisequ’ilasurmoi…Çan’apasmarché.Çan’ajamaismarché.

Ilmeprendlevisageentrelesmainsetessuiemeslarmesavecsespouces.—Jet’aime,Lake.(Ilsouritetposesonfrontcontrelemien.)Tuméritesdepasserenpremier.Lemondedisparaîtautourdenous;leseulsonquej’entendsestceluidesrempartsquej’aiélevés

autourdemoiquis’effondrent.—Jet’aimeaussi.Jet’aimetellement.Quandilpresseseslèvrescontrelesmiennes,jepassesesbrasautourdesoncouetluirendsson

baiser.Biensûrquejeluirendssonbaiser.

Épilogue

Mesparentsm’ontapprisàapprendreDemeserreurs

FaisdetonmieuxFaisdetonmieux

THEAVETTBROTHERS,«WhenIDrink»

Jefaisletourdusalonenenjambantlesmonticulesdejouetspourramasserlespapierscadeauxetlesjeter.

—Vousavezaimévoscadeaux?jedemande.—Oui!s’écrientKeletCaulderàl’unisson.Quandj’aiterminé,jerefermelesac-poubelleàl’aidedurubanetvaislejeterdehors.Pendantquejemarchelelongdutrottoir,Willsortdechezluietmerejointencourant.—Laisse-moim’en occuper,mon cœur, dit-il enme prenant le sac desmains et en l’emmenant

jusqu’àlabenneàordures.Lorsqu’ilrevientversmoi,ilmeserrecontreluietenfouitsonvisageaucreuxdemoncou.—JoyeuxNoël,mesouhaite-t-il.—JoyeuxNoël,jeréponds.C’estnotredeuxièmeNoël ensemble.Lepremier sansmamère.Elle est décédée cette année, en

septembre,presqueunanjourpourjouraprèsnotreemménagementdansleMichigan.Çaaétédifficile.Extrêmementdifficile.

Quandunprochemeurt,sonsouvenirdevientdouloureux.Cen’estqu’aprèslecinquièmestadedudeuilqu’ilcessedevousfairesouffriretquesonévocationse transformeenquelquechosedepositif.Caronarrêtedepenseràlamortdecettepersonnepourseconcentrersurtouslesinstantsmerveilleuxquiontconstituésavie.

AvoirWillàmescôtésm’apermisd’affrontercetteépreuveplussereinement.Aprèssaremisedediplôme, il s’est inscrit enmaster d’éducation. Il n’a pas accepté le poste au collège, finalement. Il apréférécontinuerdevivreavecsonprêtétudiantpendantunsemestre,jusqu’àcequejeterminelelycée.

Willmeprendlamainet,ensemble,onretourneàlamaison.Lenombredejouetsentasséssurlesoldusalonestincroyable.

—Jereviens.Dernieraller-retour,ditWillensoulevantlescadeauxdeCaulderetensedirigeantverslaporte.

C’est la troisième fois qu’il fait la navette entre ici et chez lui. Il y transporte tous les nouveauxjouetsdesonfrère.

—Toutçanepeutpasêtreàtoi,Kel,cen’estpaspossible!jem’exclameenexaminantlapièce.Ramasse-lesetemmène-lesdanslachambred’amis.Ilfautquejepassel’aspirateur.

Lesolporte lesstigmatesde l’ouverturedespaquets.Aprèsavoir toutnettoyé, j’enroule lefildel’aspirateuretlerangedenouveaudansleplacardducouloir.Willréapparaîtavecdeuxpaquetsentrelesmains.

—Mince.Commentonapuoublierça?jedemandeavantderappelerlesgarçons.—Cen’estpaspoureux.C’estpourKelettoi.Ilsedirigeverslecanapéetnousfaitsignedenousasseoir.—Tun’auraispasdû,Will.Tum’asdéjàoffertdesplacesdeconcert,luidis-jeenm’installant.Ilnoustendlescadeauxavantdem’embrassersurlefront.—Jen’ysuispourrien.Ilsneviennentpasdemoi.Il prend Caulder par lamain, puis sort silencieusement avec lui. Jeme tourne vers Kel, qui se

contentedehausserlesépaules.On ouvre nos paquets en même temps et on y trouve une enveloppe. Sur la mienne est inscrit

«Lake».C’estl’écrituredemamère.Lesmainstremblantes,j’enextirpeunpapier.Aprèsavoiressuyémeslarmes,jedéplielalettre.

Mesbébés,Joyeux Noël. Je suis désolée que ces lettres vous aient pris par surprise. J’ai encoretellementdechosesàvousdire.Jesaisquevouspensiezquevousenaviezterminéavecmesconseils,mais jenepouvaispaspartir sanscouchercertaineschosessurpapier.Celanevousconcernerapeut-êtrepastoutdesuite,maisunjour,ilspourraientvousêtreutiles.Jen’aipaspuresteràvoscôtéspourtoujours.J’espèrequemesmotsleseront.–N’arrêtezpasdefairedesbasagnes.C’estbon.Choisissezunjouroùiln’yaurapasdemauvaisesnouvellesetpréparezcessatanéesbasagnes.–Trouvezunéquilibreentrevotrecœuretvotreraison.J’espèrequetuyesarrivée,Lake,etquetuaiderasKelàlefairequandilenaurabesoin.–Repoussezvoslimites.Ellessontlàpourça.

– J’ai volé le conseil suivant à ton groupe de musique préféré, Lake : « Souvenez-voustoujoursqu’iln’yariendeplusbeauàpartagerquel’amourgrâceauquelonpartagenotrenom.»–Neprenezpaslavietropausérieux.N’hésitezpasàlafrapperquandelleenabesoin.Prenez-laàlarigolade.–Riezdetout.Nepassezpasunejournéesansrire.–Nejugezjamaislesautres.Voussavezmieuxquequiconquequedesévénementssoudainspeuventinfluencerlecomportementd’unepersonne.Onnesaitjamaiscequisepassedanslaviedequelqu’un.– Remettez toujours tout en question. L’amour, la religion, les passions. Si vous ne vousposezpasdequestions,vousnetrouverezjamaisderéponses.– Soyez tolérants.Pour tout.Lesdifférencesdesgens, leurs similitudes, leurs choix, leurpersonnalité.Parfois,ilfautdelavariétépourquelacollectionsoitcomplète.Çamarcheaussiaveclesêtreshumains.–Choisissezvoscombats.Maisn’enchoisissezpastrop.–Gardezl’espritouvert;c’estlaseulefaçond’ylaisserentrerdeschoses.– Et mon dernier conseil, mais pas des moindres, vraiment pas des moindres… N’ayezaucunregret.Merciàvousdeuxdem’avoiroffertlesplusbellesannéesdemavie.

Enparticulierladernière.Jevousaime,

Maman.

Remerciements

MerciàAbigailEhndePoetrySlam, Inc. pouravoir réponduàmesquestionsà lavitessede lalumière.Àmessœurs,LinetMurphy,departageràpartségalesl’incroyableADNdenotrepère.Àmamère,Vannoy,poursonamourde«mysterybob»,etpourm’avoirencouragéeàvivredemapassion.Àmonmarietmesenfantsextraordinairesdenepass’êtreplaintsdelalessiveetdelavaissellequisesontaccumuléespendantlemoisquej’aipasséenferméedansmachambre.ÀJessicaBensonSparkspoursagentillesseetpourm’avoiraidéeàréussir.Etpourfinir,ladernière,maispaslamoindre…merciàmoncoachdevie,StephanieCohend’êtreaussifantastiquementincroyable.

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