entretien la double guerre d’ernst jünger
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ÉTUDES ET RÉFLEXIONS
ENTRETIENLa double guerred’Ernst Jünger
■ JULIEN HERVIER ■
E n Allemagne, le nom d’Ernst Jünger est paradigmatique de cetteécriture des deux guerres mondiales où l’expression de la secondeguerre entre en résonance avec celle de la première, se reflète dans
cette expérience intérieure primordiale et se superpose à elle. Ainsi, sesJournaux relatifs à la dernière guerre viennentils se placer en surimposition, comme dans un palimpseste, audessus de ceux de la première.Grattée, effacée, recouverte par la guerre de 3945, la guerre de 1418reste néanmoins lisible. Les références, les comparaisons implicites avecl’événement fondateur que fut pour lui la Grande Guerre attestent decette présence cachée du premier conflit. L’édition complète et définitiveen deux volumes de ses Journaux des années 19141918 et 19391948,qui vient de paraître chez Gallimard dans la « Bibliothèque de la Pléiade »,permet enfin de découvrir ce jeu de miroir aux tonalités « violemmentcontrastées », comme l’affirme Julien Hervier dans sa préface (1).
Marthe Robert, biographe de Freud et de Kafka, s’expliquait mal la« place éminente que l’on accorde en France à Jünger et d’une manièregénérale à des écrivains allemands qui, dans l’Allemagne littéraire d’aujourd’hui, passent à juste titre pour douteux », non moins que l’« engouement d’un certain public français » (2) dont bénéficieraient, outre Ernst
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Jünger, le poète Gottfried Benn et la pensée de Martin Heidegger. Sansvouloir établir de comparaisons entre les trois, rappelons que, dans lesEntretiens qu’il accorda à Julien Hervier à l’occasion de ses 90 ans, Jünger,en répondant à la question de savoir ce qu’il pensait à présent du jeunelieutenant couvert de gloire et de blessures, déclarait, et c’est à son honneur, qu’« il faut être capable de respecter sa propre histoire ». Mais cette« histoire », quelle futelle ? Celle d’un officier très imprégné jusqu’aubout de l’idéal guerrier et qui, à l’endroit de Hitler, ne prit, selon son aveu,réellement ses « distances qu’à partir de la Nuit de cristal », en 1938 (3).
Pendant la Première Guerre mondiale, Jünger s’engagea volontairement et se battit comme officier sur le front des Flandres, dans la Sommeet à Douaumont. Cette expérience lui inspira Orages d’acier, « le plusbeau livre de guerre que j’aie lu ; d’une véracité, d’une honnêtetéparfaites », selon le jugement d’André Gide sur cette première œuvre deJünger, rédigée à partir de ses carnets de guerre retravaillés. Publiée dès1920, elle le fit d’emblée accéder à la notoriété littéraire. Comme le préciseGide, l’horreur de la vie au front y est décrite de manière « honnête »,avec une sorte de distance analytique froide, que les événements ne semblent pas affecter, de sorte qu’on a pu souvent reprocher à Ernst Jünger deglorifier la guerre et de se comporter en mâle héroïque insensible au prixde la souffrance. À vrai dire, une certaine recherche d’esthétisme dans lamise en scène de sa propre existence caractérise les œuvres de sajeunesse : le Boqueteau 125, Feu et sang, le combat comme expérienceintérieure et Sturm qui s’insèrent dans le cycle des écrits d’une guerredominés par l’implication directe de leur auteur dans de violents combats.D’ailleurs, on retrouve cette sorte d’esthétisation ou de distanciation esthétique lorsqu’il observe du toit de l’hôtel Raphaël les bombardements deParis durant la Seconde Guerre, puisque, après être resté officier de laReichswehr jusqu’en 1923, Jünger endosse à nouveau l’uniforme de l’armée allemande en 1939 comme officier d’étatmajor durant la campagnede France et l’occupation de Paris entre 1941 et 1944.
Si aujourd’hui on reproche à Ernst Jünger d’envisager la guerre enesthète sinon de la glorifier, reste qu’il n’y a pas d’ambiguïté sur sa sensibilité, que ses réactions en face de terribles événements nous permettentd’entrevoir, comme lorsque par exemple, de passage dans la ville de Gien,le 22 juin 1940, il décrit la vision hallucinée qu’il a « d’un décor complètement incendié, qui fumait encore, avec des cadavres d’hommes, de chevaux, de toutes sortes d’animaux domestiques » donnant « l’impressiond’une catastrophe technique de proportions inouïes ». Son séjour sur lefront du Caucase durant l’hiver 19421943, « alors qu’il assiste à uneguerre dont la férocité dépasse de beaucoup tout ce qu’il a pu connaître à
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l’Ouest », le montre plus proche encore de la souffrance, même si « dansl’épisode le plus “guerrier” de tout le journal, les Notes du Caucase, il esteffectivement exposé au danger, mais cantonné dans une mission d’observateur ». Et sans doute atil voulu être l’impassible, l’objectif témoin d’uneépoque de terreur.
Aussi nul ne contestera l’importance documentaire de ces« Journaux de guerre » du 3 avril 1939 au 2 décembre 1948, écrits enFrance, dans le Caucase et enfin à Kirchhorst, où leur auteur resta endisponibilité jusqu’à l’arrivée des troupes américaines, pour la connaissancedes années de sang et d’horreur, en particulier, de l’opposition sourde àHitler (appelé Kniébolo), à Goebbels (Grandgoschier), à Himmler etconsorts. Ni leur valeur littéraire, doiton immédiatement ajouter : ErnstJünger fut en effet un des hommes les plus lettrés et les plus réfléchis deson temps, ses innombrables lectures le prouvent, en particulier de laBible au cours de cette Seconde Guerre, et ses jugements sur les hommes,les livres ou les événements sont toujours suggestifs voire remarquables,quand ce ne sont pas de subtiles remarques sur le langage, le vocabulaireet la grammaire de l’allemand ou du français, qui alternent avec desdescriptions d’insectes pour la joie des naturalistes. En réalité, peu dedomaines lui seront restés étrangers. D’où, il faut bien le dire aussi, entreun extraordinaire enrichissement de l’esprit et le singulier témoignage desmisères de la guerre, une impression ambivalente qui ne manque pas demarquer toute lecture de ces Journaux d’un occupant, même si Jüngern’a pas cédé à la tyrannie des circonstances, pas plus qu’il ne s’est trahiluimême sous le règne de la banalité meurtrière. Mais rien ne serait plusfaux que de le réduire à l’image stéréotypée du soldat qui a fait la guerreen France en 1914 et en 1940. Il est un autre Jünger, homme de trèsgrands livres de maturité et de vieillesse qui constitueraient son NouveauTestament, tandis que son œuvre, d’Orages d’acier au Travailleur (1932),se placerait sous le signe de l’Ancien Testament, comme il le disait, enprenant soin de préciser que « seule leur conjugaison déploie la dimension au sein de laquelle je souhaite que l’on me comprenne ». Il écrivaitun peu plus tôt : « Je ne voudrais pas me ranger dans cette foule de gensqui ne souhaitent pas aujourd’hui qu’on leur rappelle ce qu’ils étaienthier. » C’est au sujet de l’ensemble de l’œuvre d’Ernst Jünger qu’il nous aparu significatif d’interroger Julien Hervier.
Eryck de Rubercy
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R EVUE DES DEUX MONDES – Après que l’écrivain Ernst Jünger sesoit inscrit dans le temps, n’estce pas son œuvre qui s’estinscrite dans l’intemporel, comme hors du temps, en comp
tant parmi celles des auteurs de « la Pléiade » ?JULIEN HERVIER – On peut dire qu’il entre dans l’immortalité
comme les « Immortels » sont immortels à l’Académie française, cars’agissant de la collection de prestige de Gallimard, cela lui donneeffectivement un statut particulier. Cependant l’une des seules choses que je regrette, c’est qu’il m’ait fallu tant de temps, à savoirplus de dix ans, pour établir une telle édition en dépit d’excellentscollaborateurs. Il était déjà question de cette publication avant lamort d’Ernst Jünger en 1998 ! C’est dire s’il savait que la décisionétait fermement prise de le faire passer à la postérité française enle publiant dans « la Pléiade », ce dont bien sûr il était extrêmement heureux. Ma satisfaction a tout de même été que sa femme,qui a fêté son quatrevingtdixième anniversaire en mai 2007, aiteu la possibilité de tenir en main ces deux volumes qu’elle attendait, elle aussi, avec une grande impatience.
REVUE DES DEUX MONDES – La diversité des sujets s’accompagnedans l’œuvre d’Ernst Jünger d’une grande amplitude chronologique. Qu’estce qui, selon vous, en marque l’unité et la cohérence ?
JULIEN HERVIER – C’est naturellement assez difficile à résumeren une ou deux phrases, mais je dirai que ce qui d’abord meparaît remarquable chez Jünger est une attitude d’émerveillementdevant le monde tel qu’il est, c’estàdire à la fois avec les horreursdes deux guerres mondiales et avec maintenant les destructionssystématiques de la nature par la technique. Mais, mise à part cetteaction éventuellement pernicieuse de l’homme, il y a chez ErnstJünger une espèce de confiance dans la beauté et la puissance dela nature, ainsi qu’en sa possibilité de résurrection permanente.C’est en quoi il est aussi héraclitéen, puisqu’il lui paraît que leconflit est à l’origine de toutes choses ; autrement dit, les aspectsdestructeurs de l’être, tel qu’il se présente à nous, ne sont pas, àses yeux, le signe d’un désastre. Il s’agit au contraire de quelquechose qui peut nous affermir dans notre condition humaine, afinjustement d’apprécier tous les aspects du monde qui sont prodigieux dans leur richesse et leur beauté.
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REVUE DES DEUX MONDES – Avant tout, les livres d’ErnstJünger ne sontils pas des livres d’interrogation et de culture ?
JULIEN HERVIER – Depuis longtemps, tout au moins depuisque je travaille sur l’œuvre d’Ernst Jünger, une chose m’a beaucoup frappé, à savoir que très souvent les gens le considéraientd’abord et surtout comme un militaire parce qu’il avait participéaux deux guerres mondiales. D’ailleurs, c’était un peu le sentimentde Gottfried Benn, avec lequel il a été en correspondance (4). Àlire leurs lettres, en vérité peu nombreuses, on se rend compteque Jünger admirait Benn et que Benn, qui était luimême un trèsgrand poète, était au début assez méprisant pour Jünger qu’iltenait pour un militaire écrivant des livres. Naturellement, aprèss’être rencontrés, ils se sont plus et Gottfried Benn a changé d’opinion. Ceci pour dire que ce qui au contraire me frappe, c’est queJünger est un écrivain à la Flaubert, et qu’au cours de ces quelquecent ans et plus de son existence, il a été à l’armée une quinzained’années, mais que pour le reste, outre quelques grands voyages,il a passé son temps à lire et à écrire. En réalité, Ernst Jünger estbel et bien un homme de lettres, non au sens péjoratif du terme,mais au sens où cela définit son mode de vie au jour le jour.
REVUE DES DEUX MONDES – Un homme de lettres, certes, maisauquel il est arrivé de rencontrer la philosophie, en 1932 avec sonessai le Travailleur (5) qui fut pour Heidegger une stimulationdécisive le conduisant à engager dès 1935 son questionnement dela technique…
JULIEN HERVIER – On a effectivement l’impression que, dès ledébut de sa carrière d’écrivain, il a des références philosophiquesfortes. C’est même parfois un peu complexe, parce qu’il y a chezlui un mélange de nietzschéisme, dans son appréhension dumonde comme volonté, et de néoplatonisme dans la mesure où ilse réfère à une sorte de monde des idées. Ainsi la figure du « travailleur » est une sorte d’archétype platonicien, bien qu’il n’aimâtpas qu’on dise que la Gestalt du « travailleur » s’approchait del’idée platonicienne. Mais enfin, c’est bien à cela que cela ressemble : à savoir que l’image archétypique met son empreinte sur uncertain type d’humanité. Il y avait toujours chez lui cette séparation entre le temporel et un atemporel, imaginé comme possibilité
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d’une situation en dehors du temps. Ce point de départ philosophique, qui est présent dès Orages d’acier et les textes de laPremière Guerre mondiale, ira évidemment en s’approfondissant.À ce propos, il sera certainement très intéressant de mieux découvrir à travers la correspondance de Jünger avec Heidegger, lorsqu’elle paraîtra, les détails de leurs échanges déjà bien connus,notamment par le texte Über die Linie, traduit en français parPassage de la ligne (6). Cette « ligne », dont en l’occurrence il estquestion, c’est la ligne du nihilisme contemporain. Quant au jeuentre le philosophe et l’écrivain, il porte sur le double sens deüber en allemand, qui peut vouloir dire en même temps « à propos de » et « pardessus ». Ernst Jünger l’interprétait dans un sensoptimiste en pensant qu’après l’ébranlement du nazisme, le pointzéro du nihilisme absolu avait été franchi et qu’en conséquence laligne était passée. En revanche, pour Heidegger, nous étionsencore en plein nihilisme et il s’agissait de réfléchir « sur laligne ». On voit ici le point de contact et la différence entre lesdeux écrivains philosophes.
Le choix de l’exil intérieur
REVUE DES DEUX MONDES – Ernst Jünger seraitil un moralistequand il stigmatise le recul des valeurs spirituelles devant la civilisation de la technique ?
JULIEN HERVIER – Je pense que Jünger, qui lisait les grandsmoralistes français, était à l’opposé de beaucoup d’écrivainsactuels, qui passent leur temps à nous faire la morale et que je neconsidérerai pas comme des moralistes, mais plutôt comme desprêcheurs, bref des spécialistes du prêchiprêcha. Jünger avait unerigueur morale à ce point extraordinaire dans son comportementpersonnel qu’il était, selon moi, effectivement moraliste, mais ausens où on peut le dire de La Rochefoucauld ou La Bruyère.
REVUE DES DEUX MONDES – Mais peuton dire que l’œuvred’Ernst Jünger, pour avoir combattu l’esprit de son temps, ait été àcontrecourant ?
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JULIEN HERVIER – En fait, si je suis là à vous parler de Jünger,c’est parce que j’ai autrefois publié une thèse de littérature comparée sur Drieu La Rochelle et Ernst Jünger, pour laquelle j’avaischoisi de mettre en exergue une citation de Kafka disant : « Il n’y ade décisif que l’individu qui se bat à contrecourant. » L’ouvrage,qui s’intitule Deux individus contre l’Histoire (7), montre en quoiils s’opposaient l’un et l’autre à une vision hégélienne et marxisted’une histoire orientée vers une amélioration permanente, que cesoit le triomphe de l’absolu ou le triomphe d’une société sans classes.
REVUE DES DEUX MONDES – L’œuvre d’Ernst Jünger n’estellepas surtout le reflet d’une certaine histoire allemande et un lieu oùles grandes lignes du destin de l’Allemagne se sont croisées ?
JULIEN HERVIER – Elle est plus qu’un reflet. Elle est un témoignage exceptionnel sur les deux plus grandes crises récentes del’Allemagne et de l’Europe. La France n’a pas connu le nazismemais elle a tout de même connu Vichy et la défaite cuisante de1940. Mais Ernst Jünger est d’abord confronté à une guerre quel’Allemagne va perdre, ce qui déclenchera sa réflexion politique àsa sortie de l’armée, dans ses écrits journalistiques de l’entredeuxguerres. Il aura connu à la fois l’horreur de la guerre industrielle et la défaite de son pays, ce qui donne deux motivations àla composition du Travailleur. Le fait d’avoir été élevé par unpère positiviste, absolument enthousiaste des succès et dubonheur que le progrès allait apporter à l’humanité, l’a rendu,comme beaucoup de gens de sa génération, d’autant plus sensible, dans l’expérience de la guerre moderne, au côté mortifère duprogrès. Tout l’optimisme positiviste de la génération des pèresen a été balayé. Du coup, il a été obligé de réfléchir sur ce quesignifiait la guerre industrielle ; et puis, dans un second temps,pour ne parler ici qu’en référence aux deux tomes de l’édition de« la Pléiade », il a connu, après cet épisode de la guerre industrielle, la confrontation avec les régimes totalitaires qui auront étél’autre fléau du XXe siècle. Là, il a eu une position qui n’était pluscelle de l’héroïsme militaire de la Première Guerre ; mais il fautpréciser qu’entretemps il s’était marié et avait eu des enfants. Ilne pouvait plus adopter cette attitude de soldat perdu qui avaitété la sienne au cours du premier conflit mondial. À ce moment
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là, son problème n’a été que de survivre en gardant toute sa dignité à l’intérieur d’un régime totalement inhumain.
REVUE DES DEUX MONDES – Face à Hitler, Jünger choisit l’exilintérieur, cette « forme aristocratique de l’émigration », commeaimera le dire Gottfried Benn, en parlant de l’armée. Peutonétablir les raisons qui furent les siennes de rester en Allemagnedurant la Seconde Guerre mondiale ?
JULIEN HERVIER – Jünger a été très courageux durant laSeconde Guerre mondiale mais il n’a pas été héroïque contre lenazisme. Il s’est retiré dans son intériorité, ce qui d’ailleurs correspond peutêtre à une attitude très allemande, mais on ne ferapas ici de psychologie des peuples. En outre, il n’a pas participéau complot de Stauffenberg contre Hitler pour des raisons liées àsa méfiance envers les attentats. Il n’est donc pas entré dans unerésistance active et, bien que Sur les falaises de marbre (8) soit unlivre de résistance, Jünger a toujours dit, de l’immédiat aprèsguerre jusqu’à sa mort, qu’il ne se considérait pas comme un résistant. Il n’a donc pas cherché, contrairement à certains après labataille, à se couvrir de fleurs. Mais ce qu’il a fait, ditil, c’est des’être montré tel qu’il était en manifestant clairement au régimenazi qu’il ne voulait pas collaborer avec lui. On possède destémoignages très précis sur la façon dont il a refusé tous les honneurs, comme l’offre de siéger au Reichstag en tant que députénationalsocialiste, ou celle de devenir membre de l’Académie allemande de poésie tombée sous la coupe des nazis. Il s’est mêmeplaint dans une lettre au Völkischer Beobachter que ce dernier aitpublié un extrait du Cœur aventureux sans son accord, donnantainsi la fausse impression que lui, Jünger, faisait partie des collaborateurs de ce journal nazi. Il s’est ainsi clairement manifesté commehostile à l’hitlérisme. On discerne même l’amorce chez lui de laposition de sa vieillesse, à savoir celle de l’« Anarque », qui n’estpas celle d’un anarchiste cherchant en communauté à renverser unsystème politique pour le remplacer par un autre, par exemplel’anarchie, mais qui est celle d’un individu se battant seul sur sonterrain pour garder ce qui constitue à ses yeux les valeurs humaines sur lesquelles on ne peut pas transiger. C’est à ce momentlàqu’il a adopté cette position d’exil intérieur.
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REVUE DES DEUX MONDES – Mais pourquoi n’estil pas parti ?JULIEN HERVIER – Les raisons en sont multiples, mais ce qu’on
peut dire, c’est qu’il a envisagé immédiatement avant guerrel’éventualité de s’installer en Norvège. Reste qu’il était très attachéà son pays et qu’il a finalement préféré rester en Allemagne. À cetégard, les choses sont complexes, si l’on considère par comparaison les dissidents russes. On pourra bien dire que même s’ilsavaient eu envie de partir, on ne leur en aurait pas donné la possibilité ; mais c’est en réalité plus compliqué car, parmi les dissidentsdu communisme, il y en a qui auraient considéré l’exil comme unesolution trop facile. D’ailleurs les gens qui y ont été contraints,comme Soljenitsyne, ne se sont pas toujours sentis à l’aise, particulièrement aux ÉtatsUnis !
L’écrivainsoldat
REVUE DES DEUX MONDES – Tout de même, n’y atil pas undivorce entre le lieutenant de la guerre de 1418 et le capitaine del’armée d’occupation qui vit à Paris entre 1941 et 1944 ?
JULIEN HERVIER – Disons qu’au fond la bonne réponse, c’estErnst Jünger qui nous la donne luimême, car pour lui, il y a deuxparties dans son œuvre, à savoir son Ancien et son NouveauTestament. D’abord, la Première Guerre mondiale, c’est celle duDieu terrible, du Dieu des armées, de la confrontation agoniqueentre les peuples, et donc il est là dans la situation d’un jeune hommepour qui la guerre, il ne faut pas se le dissimuler, est un jeu quil’amuse et l’intéresse. La guerre lui paraît horrible, mais il a sesmoments d’exaltation dans le danger qui sont des révélations. Etpuis, il y a son engagement dans la Seconde Guerre mondiale où,lisant deux fois la Bible en son entier, il cherche contre la barbarienazie un recours dans le message humain de la religion chrétienne.En ce sens, il y a bien un abîme entre l’officier de la PremièreGuerre mondiale et l’officier de la seconde. On peut l’illustrer parun parallèle révélateur : Jünger a été décoré pendant la GrandeGuerre de l’ordre « Pour le mérite » créé par Frédéric II, la plushaute distinction militaire allemande, pour son action à la tête de
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ses troupes de choc ; il a été de nouveau décoré pendant la guerrede 19391945, cette fois de la Croix de fer, pour avoir sauvé unblessé sous le feu de l’ennemi lorsqu’il se trouvait sur la ligneSiegfried. Entre massacrer l’ennemi à la tête de troupes de choc etaller chercher un blessé sous le feu des lignes ennemies, il y a toute la différence entre deux expériences de la guerre avec, dans uncas, un homme d’une vingtaine d’années, et dans l’autre le mêmehomme ayant la quarantaine et charge d’âmes, mais qui n’avait pasperdu pour autant son courage militaire.
REVUE DES DEUX MONDES – Reste qu’aujourd’hui on semblemal comprendre que Jünger fasse de la guerre une voie de réalisation de l’individu…
JULIEN HERVIER – Cela fait partie des aspects effrayants de sapersonnalité, avec cette idée que la guerre est effectivement unepierre de touche, bien qu’il soit absolument nécessaire d’éviter lessituations qui pourraient en favoriser l’apparition. Souvent j’aientendu Jünger dire à la fin de sa vie que, comme tout le monde,il était contre la guerre, mais qu’il fallait bien constater qu’elle necessait pas, que ce soit sous la forme d’une guerre civile ou sousune forme plus brutale encore. La guerre n’a pas disparu à la findu XXe siècle et ne disparaîtra sûrement pas au XXIe siècle. Desgens ont la chance de ne pas être sur un champ de bataille et c’estla chance de beaucoup d’entre nous mais pas de tous. Dans magénération, il y en a qui ont connu la guerre d’Algérie avec tousles problèmes moraux qu’elle pouvait poser. Ernst Jünger est deceux qui se sont trouvés dans les conditions de deux guerres plusépouvantables encore, et il est de ceux qui pensent qu’il s’agit là,aussi étrange que cela puisse paraître, d’une expérience formatrice, voire positive. Tout homme doit de toute façon se poser laquestion de sa propre mort, c’est une question, guerre ou pas, àlaquelle personne n’échappe, mais évidemment c’est en temps deguerre qu’on se la pose de la manière la plus directe, la plus brutale et la plus violente. On peut donc aisément comprendre queJünger ait vu dans la guerre le moment fatal où l’homme, finalement, est aux prises avec sa propre condition. Mais ce qui frappeà notre époque, c’est la façon dont les gens essaient d’oublierqu’ils sont mortels. C’est une banalité de dire qu’on est, aujour
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d’hui, non pas dans une civilisation du refus de la mort, parcequ’elle est tout de même présente, mais d’aveuglement volontairesur la mort.
REVUE DES DEUX MONDES – Mais certains reprochent à ErnstJünger une tendance à esthétiser la guerre par une certaine mise enscène des offensives et du combat sur le front. Que leur ditesvous ?
JULIEN HERVIER – C’est extrêmemeny complexe, car la paroledoitelle se taire devant l’horreur ? Il y a des points de vue absoluscomme celui d’Adorno devant les camps de concentration, piresencore que la guerre. Je tendrais à lui opposer la réaction de PaulCelan, qui n’a pas choisi le silence. Ce grand poète allemand aconsidéré que la poésie n’avait pas à se taire devant l’horreur.Cette situation particulièrement difficile l’a brisé luimême. Eneffet, il s’est trouvé aux prises avec une tâche qui peut excéder lesforces humaines, même celles d’un grand poète, mais il n’a pasconsidéré que le silence fût une solution. À partir du moment oùl’on parle de l’horreur et de la mort, il faut que le langage soitcapable d’en rendre compte, et là, bon gré mal gré, on se trouveconfronté à un travail d’écrivain qui consiste à trouver des solutions à la description de l’indescriptible par tous les moyens littéraires. Orages d’acier contient des passages qui sont encore dansla tradition de la littérature décadente ou fin de siècle, sinon dusymbolisme ; et puis, il y a ce que Karl Heinz Bohrer, un descritiques allemands qui font référence sur Jünger, a appelé « l’esthétique de l’effroi » (9), c’estàdire une esthétique beaucoup plusexpressionniste, que Bohrer compare aussi à l’esthétique dessurréalistes, ce que j’estime être un peu abusif. Mais enfin il s’agitd’une poésie du choc, de la rupture, de la violence, de la soudaineté, de l’immédiateté, avec une volonté marquée d’affronter leréel avec les moyens de cet art qu’est la littérature. Estce qu’ils’agit alors d’esthétisation ? La question se pose mais je ne trancherai pas. J’essaie d’exposer simplement la situation telle qu’elle seprésentait à Jünger, ou du moins comme je la vois d’un point devue personnel.
REVUE DES DEUX MONDES – Le caractère de témoignage insoliteet irremplaçable qu’ont pour les Français les Journaux de guerre
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n’expliqueraitil pas à lui seul le fait qu’on soit particulièrementsensible en France à Ernst Jünger ?
JULIEN HERVIER – L’une des choses primordiales pour la réaction française, c’est que Jünger insiste beaucoup sur le fait quepour lui, la guerre n’est absolument pas liée à la haine, et que lerespect de l’adversaire est fondamental dans ses combats contreles Français ou les Anglais. Il a une attitude d’admiration qui luiinterdit de considérer son adversaire comme un soushomme. À cepropos, j’ajouterai qu’il sera horrifié par la façon dont l’hitlérismeet la Wehrmacht mènent la guerre à l’Est, lorsqu’il endurera cetteexpérience dans le Caucase au cours de la Seconde Guerre mondiale. L’image du loyal adversaire compte naturellement en cequ’elle permet toutes les réconciliations après la guerre ; mais enoutre, les Français sont intéressés par l’attitude de Jünger en tantqu’officier des troupes d’occupation allemandes en France, spécialement à Paris. On connaît la photo où Jünger à cheval, sabre auclair, passe rue de Rivoli à la tête de ses hommes. C’est évidemment une image douloureuse pour les Français ; mais en fin decompte, je suis content de la voir si souvent reprise par la presse,parce qu’elle illustre la situation de la France occupée pendant lapériode couverte par les « Journaux parisiens ». Assurément, l’imaged’un vainqueur magnanime donnée par Jünger doit être particulièrement sensible aux Français. Un Anglais ou un Américain lisantces mêmes Journaux ne peut évidemment s’y intéresser de lamême façon.
REVUE DES DEUX MONDES – Les Journaux d’Ernst Jünger, ycompris ceux de ses trente dernières années parus sous le titreSoixantedix s’efface (10) ne sontils pas finalement les ouvrages lesplus révélateurs, à savoir ceux qui permettent d’appréhender auplus près l’homme dans sa vérité ?
JULIEN HERVIER – L’œuvre d’Ernst Jünger est tout de mêmeimmense. Elle se compose de vingtdeux tomes en grand formatqui correspondraient à autant de volumes, sinon plus, que lesœuvres complètes de SaintSimon si on les éditait dans la collection de « la Pléiade ». C’est dire qu’il y a non seulement lesJournaux, mais des essais et des romans, dont des romans semiautobiographiques comme le Lancepierres (11), ainsi que de
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nombreux textes de vieillesse tout à fait passionnants. Il y a également une œuvre, écrite à la fin de sa vie et publiée de façon posthume, qui s’intitule Trois chemins d’écolier (12), très courte maisque je trouve fascinante, dans laquelle il raconte justement sesfrayeurs d’enfant en se montrant dans sa personnalité, partagéeentre un enfant rêveur, absolument mal à l’aise dans la société, etun petit garçon bagarreur qui n’a pas de problèmes avec sescopains. Et puis, il y a le très beau texte intitulé les Ciseaux (13)qui est une réflexion très optimiste sur la mort, les ciseaux étantceux de la Parque. Et j’avoue qu’il contient un aspect propre àJünger, auquel je suis sensible, qui veut que sa réflexion, disonsphilosophique ou métaphysique, parte toujours du concret. On abeaucoup parlé à la fin de sa vie de sa conversion au catholicisme,mais nulle part dans son œuvre on ne voit une croyance en undieu personnel qui s’adresserait directement à l’homme à traversdes prophéties, des messages, mais au contraire le pressentimentd’une transcendance dans l’expérience la plus simple. À ce propos, je n’hésiterais pas à reprendre le terme d’épiphanie mis envaleur par Joyce. Dans les œuvres de Jünger s’insèrent ainsi toutessortes d’épiphanies ; c’estàdire que la description minutieuse detelle fleur, de tel paysage, de tel moment de la rencontre avec l’animal dans la forêt vierge ou avec l’équilibre cosmique d’un temple accroché dans sa montagne à Segeste, en Sicile, prend lavaleur d’une révélation. D’une révélation qui se dérobe toujours,mais où l’on sent une présence, celle du monde qui se révèle sousses aspects multiples. C’est vrai que ce genre d’expériences estdécrit essentiellement dans ses Journaux, qui sont surtout desjournaux de voyage, mais il me semble aussi que les récits de rêveprennent de plus en plus de place dans l’œuvre de Jünger. DansOrages d’acier, il y a quelques récits de rêve, mais peu, alors quedans le second ensemble des Journaux, autrement dit dansRayonnements, puisque c’était le titre global des journaux de laSeconde Guerre mondiale, ils sont nombreux et bien plus encoredans ses journaux de vieillesse parus sous le titre Soixantedixs’efface, où le développement de cette propension au récit de rêveest même assez impressionnant. D’évidence, le rêve a concrètement pour Jünger un rôle de révélateur par rapport à une dimension anthropologique où l’homme est en rapport avec la nature en
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sa totalité. Lui qui ne s’est jamais beaucoup intéressé à la psychanalyse ne s’intéresse pas du tout à la signification individuelle durêve comme possibilité de découvrir des vérités cachées sur soimême. Il voit plutôt le rêve comme un accès à une façon d’existerautre que celle de la vie éveillée. C’est plutôt une espèce de fondglobal de l’humanité et du monde qui ressurgit dans le rêve à l’intérieur d’une humanité qui se trouve passagèrement fragmentée enpetites consciences individuelles isolées.
Propos recueillis par Eryck de Rubercy
1. Ernst Jünger, Journaux de guerre, (tome I, 19141918, tome II, 19391948), éditions présentées, établies et annotées par Julien Hervier, avec Pascal Mercier etFrançois Poncet, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ».2. Marthe Robert, la Tyrannie de l’imprimé, Grasset, 1984, p. 22 et 24.3. Julien Hervier, Entretiens avec Ernst Jünger, Gallimard, 1986, p. 23.4. Gottfried Benn et Ernst Jünger, Briefwechsel 19491956, KlettCotta, 2006.5. Ernst Jünger, le Travailleur (Der Arbeiter, 1932), traduit par Julien Hervier,Christian Bourgois, 1989.6. Ernst Jünger, Passage de la ligne (Über die Linie, 1950), traduit par Julien Hervier,Christian Bourgois, 1997.7. Julien Hervier, Deux individus contre l’Histoire, Drieu La Rochelle, Ernst Jünger,Éditions Klincksieck, 1978.8. Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre (Auf den Marmorklippen, 1939), traduitpar Henri Thomas, Gallimard, 1942.9. Karl Heinz Bohrer, Die Ästhetik des Schreckens. Die pessimistische Romantik undErnst Jüngers Frühwerk, Munich et Vienne, Carl Hanser Verlag, 1978.10. Ernst Jünger, Soixantedix s’efface IV, (Siebzig verweht IV), (19651970,19711980, 19811985, 19861990, 19911996), traduit par Henri Plard et JulienHervier, Gallimard, 19842004.11. Ernst Jünger, le Lancepierres (Die Zwille, 1973), traduit par Henri Plard, LaTable Ronde, 1974.12. Ernst Jünger, Trois chemins d’écolier (Drei Schulwege, 2003), traduit par JulienHervier, Christian Bourgois Éditeur, 2005.13. Ernst Jünger, les Ciseaux (Die Schere, 1990), traduit par Julien Hervier, ChristianBourgois Éditeur, 1993.
■ Julien Hervier, ancien élève de l’École normale supérieure, est professeur de littérature comparée. Traducteur de Friedrich Nietzsche, de Martin Heidegger, deRobert Walser, de Hermann Hesse, de Reinhard Lettau et de Ernst Jünger, il estl’auteur de Deux individus contre l’histoire : P. Drieu La Rochelle, Ernst Jünger,(Klincksieck, 1978) et d’Entretiens avec Ernst Jünger, (Gallimard, 1986).
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