diderot et le théâtre
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Si nous voulons tenter de mettre en exergue l’interdépendance entre le théâtre et la
peinture du 18e
siècle, nous devons inévitablement étudier la production dramatique de
Diderot. Sa réflexion théâtrale frappe tout d’abord par sa densité. En 1757, les Entretiens sur
le Fils naturel et le Discours de la Poésie Dramatique marquent le commencement d’un
travail quasi ininterrompu. Nous assisterons ensuite à partir de 1769 à l’apparition du
Paradoxe sur le comédien que Diderot peaufinera et remaniera pendant une décennie. Ces
trois écrits fondateurs de la pensée diderotienne sont secondés par une éclosion de textes. On
peut mentionner l’article de la Correspondance littéraire sur Garrick ou les Acteurs anglois
mais également la réponse à Mme Riccoboni 1 en novembre 1758. À cela s’ajoute encore les
pièces écrites de la main de Diderot, à savoir le Père de Famille et Est-il bon ? Est-il
méchant ? En outre, la démarche des Salons commandés par Grimm à Diderot est
primordiale. Elle nous offre peu à peu le fantasme de Diderot à l’égard d’une peinture réussie.
A. Essai de définition du terme « tableau » dans la conception diderotienne
La notion de « tableau », dont Diderot est le principal théoricien, peut être considérée
comme le fondement de la théorie nouvelle du drame de la deuxième moitié du XVIIIe
siècle.2 Elle doit être considérée comme un ensemble d’exigences théâtrales. La plus simple
des définitions du « tableau » apparaît dans les Entretiens sur le Fils naturel :
Une disposition des personnages sur la scène, si naturelle et si vraie, que rendue
fidèlement par un peintre, elle me plairait sur la toile, est un tableau. 3
Lorsque Diderot prône l’usage du « tableau » c’est en opposition avec l’habituel « coup de
théâtre » que Diderot décrit comme « un incident imprévu qui se passe en action et qui change
1 Mme Riccoboni (1713-1792) était une romancière et actrice qui critiquait d’un point de vue technique les
réformes exposées en 1757-1758. 2 P., FRANTZ, L’esthétique du tableau dans le théâtre du XVIII
e siècle, Paris, Presses Universitaires de France,
1998, p. 7. 3 D., DIDEROT, Ecrits sur le théâtre. 1. Le drame : Entretiens sur le Fils naturel (Dorval et moi) suivi de
Discours sur la poésie dramatique, Édition établie et présentée par Alain MÉNIL, Paris, Pocket, 2003, p.69.
Nous avons utilisé pour ce mémoire plusieurs ouvrages pour mentionner les références à Diderot. Il s’agit
principalement de l’ouvrage cité ci-dessus mais aussi de l’édition de Flammarion : D., DIDEROT, Entretiens sur
le Fils naturel – De la poésie dramatique – Paradoxe sur le comédien, Présentation, notes, annexes, chronologie
et bibliographie par Jean GOLDZINK, Paris, Flammarion, 2005.
Également, nous avons utilisé D., DIDEROT, Œuvres complètes de Diderot, revues sur les éditions originales
comprenant ce qui a été publié à diverses époques et les manuscrits inédits conservés à la Bibliothèque de
l'Ermitage, Études sur Diderot et le mouvement philosophique du XVIIIe siècle par J. ASSENAT, t.XX, Paris,
Garnier Frères, 1876. Lorsque nous mentionnerons cet ouvrage, nous le désignerons par l’abréviation « Œuvres
complètes… ».
Enfin, les Salons de : D., DIDEROT, Salons, Editions Gallimard, 2008.
subitement l’état des personnages ».4 Le « coup de théâtre » montre donc l’action décisive aux
dépens de son illusion. Le « tableau » recommandé par Diderot permet de mettre en branle
l’imagination du spectateur en effleurant l’instant décisif. Il permet ainsi d’exalter l’émotion
spectatorielle. Pour Diderot, « Il faut […] laisser là ces coups de théâtre dont l’effet est
momentané, et trouver des tableaux. Plus on voit un beau tableau, plus il plaît. »5 En cela,
l’effet du coup de théâtre est superficiel et éphémère.
De ce fait, cette conception du « tableau » est au centre de l’échange entre la scène et la
peinture. D’une part, Diderot demande « à la peinture les mêmes émotions que celles qu’il
attend du drame »6 et d’autre part, Diderot, à travers Dorval
7, réclame que la scène offre au
spectateur « autant de tableaux réels qu’il y aurait dans l’action de moments favorables au
peintre »8. Dans le troisième Entretien, Dorval exprime de façon significative la réussite d’un
« tableau » :
La vue de Mahomet tenant un poignard levé sur le sein d’Irène, incertain entre
l’ambition qui le presse d’enfoncer, et la passion qui retient son bras, est un tableau
frappant. 9
Ce terme de « tableau » renvoie donc à une action absente aux yeux des spectateurs de sorte
qu’ils doivent faire appel à leur imagination pour construire le point culminant, c’est-à-dire où
l’action se termine.
Nous percevons très tôt que Diderot questionne un revirement théâtral et une nouvelle
émotion picturale. À travers l’ensemble de réflexions des Entretiens sur le Fils naturel et sur
le Discours de la poésie dramatique, nous comprenons que l’idée centrale de Diderot est
l’exaltation des grandes passions. Le théâtre et la peinture doivent émouvoir, révéler
l’intensité du drame et secouer le spectateur. Diderot veut dans tous les cas que l’expérience
du spectateur se fasse dans la direction d’une grande intensité émotionnelle. D’ailleurs, dans
sa réponse à la lettre de Mme Riccoboni du 27 novembre 1758, Diderot souligne et valorise
la pantomime qui est par définition « l’art de s’exprimer par les gestes, les attitudes, les jeux
4 D., DIDEROT, Ecrits sur le théâtre. 1. Le drame : Entretiens sur le Fils naturel (Dorval et moi) suivi de
Discours sur la poésie dramatique, op.cit., p.69. 5 Ibid., p.115.
6 J., CHOUILLET, La formation des idées esthétiques de Diderot 1745-1763, Paris, Armand Colin, 1973, p.557.
7 L’un des personnages principal du drame bourgeois « Le fils naturel ou les épreuves de la vertu » écrit en 1757
par Diderot. 8 D., DIDEROT, Ecrits sur le théâtre. 1. Le drame : Entretiens sur le Fils naturel (Dorval et moi) suivi de
Discours sur la poésie dramatique, op.cit., p.71. 9 Ibid., p.124.
de physionomie, sans recourir au langage ». La pantomime exprimant mieux les passions que
le recours à une surenchère déclamatoire. En décrivant le rôle Lady Macbeth10
par exemple,
Diderot affirme :
Il y a des gestes sublimes que toute l’éloquence oratoire ne rendra jamais. Tel est
celui de Mackbett dans la tragédie de Shakespeare. La somnambule Mackbett
s’avance en silence & les yeux fermés sur la scène, imitant l’action d’une personne
qui se lave les mains, comme si les siennes eussent encore été teintes du sang de son
roi […] Je ne sais rien de si pathétique en discours que le silence & le mouvement
des mains de cette femme. Quelle image du remords ! 11
B. L’instant prégnant
Au cœur de la théorie du « tableau » nous retrouvons la notion de l’instant prégnant c’est-
à-dire donnant à imaginer l’idée du dénouement de la scène. Il correspond à l’instant où
l’intensité de l’effet dramatique est maximale. Il s’agit, dans un premier temps pour Diderot,
du moment crucial qui précède l’instant décisif se situant avant la fin. L’instant idéal pour le
peintre n’est donc pas le dernier moment de l’histoire, celui de son achèvement, mais bien le
moment où le suspense est à son comble. Il faut donc pour le peintre montrer le déchaînement
maximum des passions.12
Par conséquent, et pour que Diderot accorde sa grâce, le peintre
aura la lourde tâche de saisir l’instant étroit avant la fin. Dans le Salon de 1761, Diderot
s’exprime entre autres sur le thème de Cléopâtre et notamment La Mort de Cléopâtre de
Challe (fig.1) :
La Cléopâtre se meurt, et le serpent est encore sur son sein. Que fait là ce serpent ?
mais s’il eût été bien loin, comme le choix du moment l’exigeait, qui est-ce qui
aurait reconnu Cléopâtre. C’est que le choix du moment est vicieux ; il fallait
prendre celui où cette femme […] se découvre la gorge, sourit au serpent, mais de ce
souris [sic] dédaigneux qui retombe sur le vainqueur auquel elle va échapper et se
fait mordre le sein. 13
10
L’un des personnages principal de l’œuvre de Shakespeare « Macbeth ». 11
D., DIDEROT, Lettre sur les sourds et muets, A l’usage de ceux qui entendent & qui parlent, Paris, Jean-
Baptiste-Claude II Bauche, 1751, pp.35-36. 12
S., LOJKINE, L’œil révolté : Les Salons de Diderot, Nîmes, Editions Jacqueline Chambon ; Arles, Actes sud,
2007, p.209. 13
D., DIDEROT, Salons, Editions Gallimard, 2008, p.58.
On comprend que Diderot recommande que l’action ne montre pas le spectacle d’une reine
morte, mais bien celui où elle découvre le serpent, à l’approche de la morsure et de son destin
inéluctable.
Pour le Combat de Diomède et d’Enée de Gabriel-François Doyen (fig.2) Diderot préfère
encore le moment avant son dénouement : « J’aurais élevé Diomède sur un amas de cadavres.
Le sang eût coulé sous ses pieds. Terrible dans son aspect et dans son attitude, il eût menacé
la déesse de son javelot […] j’aurais choisi, comme vous le voyez, le moment qui eût précédé
la blessure de Vénus ; Mr Doyen au contraire a préféré le moment qui suit. »
14
Néanmoins, dans un second temps Diderot se ravise ou du moins élargit sa pensée. En effet, le
« moment » de Diderot ne se définit plus seulement par l’instant qui précède mais aussi par
celui qui succède le drame. Au Salon de 1765, Diderot s’exprime sur la peinture de Michel
Nicolas Bernard Lépicié, La Descente de Guillaume le Conquérant en Angleterre (fig.3). De
prime abord, Diderot constate que la scène peinte par Lépicié n’est pas la plus expressive15
,
regrettant que Lépicié n’ait pas choisi l’instant où « la flamme consume les vaisseaux, et où le
général annonce à son armée l’alternative terrible »16
, il conçoit ensuite la possibilité de
peindre le moment de tranquillité qui suit l’action, le moment qui laisse imaginer la fureur de
l’instant précédant :
Je conçois seulement qu’il faut remplacer l’intérêt du moment qu’on néglige par je
ne sais quoi de sublime qui s’accorde très bien avec la tranquillité apparente ou
réelle et qui est infiniment au-dessus du mouvement. […] c’est quelquefois dans le
moment qui la suit, que je vois ce qu’un homme sait faire.17
De manière générale, Diderot pense un dispositif ne donnant jamais à voir. Que l’instant
prégnant précède ou succède le dénouement, il doit par-dessus tout donner à imaginer
l’horreur, la cruauté, l’atrocité du dénouement du drame. Nous sommes avec Diderot dans une
optique de l’infigurable, le peintre ne doit jamais succomber à l’idée de figurer le drame dans
son action la plus crue. Il s’agit d’un temps extrêmement ténu, d’un instant qui sera la cause
ou la conséquence d’une action. Il s’agit donc de peindre une parcelle du visible donnant à
imaginer l’invisible. Le peintre doit suggérer une action qu’il ne peut montrer.
14
ID., Œuvres complètes…, op.cit., p.138. 15
Ibid., p. 387 16
Loc.cit. 17
S., LOJKINE, op.cit., p.222.
La description complète est présentée dans D., DIDEROT, Œuvres complètes …, op.cit., pp.387-389.
Nous l’avons vu, le choix dramatique a donc une importance capitale. Diderot en fait son
leitmotiv et tente de retranscrire à tâtons ce que l’artiste doit réellement peindre. Ce moment
scénique, pour reprendre les termes de Stéphane Lojkine à qui notre analyse doit beaucoup,
est fondé sur une « tripartition fonctionnelle de l’image : dans son sujet (son histoire), le
peintre sélectionne un moment (une image fixe), à partir duquel le spectateur imaginera une
scène (virtuelle) ».18
Nous sommes face à une composition picturale formée à partir de trois
images qui se recoupent et qui constitueront à la fois la matière du visible et de l’invisible : la
source textuelle d’où part le peintre, l’image arrêtée de la toile et l’image suggérée du
domaine de l’invisible.19
18
Ibid., p.228. 19
Loc.cit.
C. La scène et l’exigence du « quatrième mur »
Le drame diderotien implique une notion centrale fondée sur un paradoxe. En effet, un
« quatrième mur » doit permettre aux acteurs de ne pas voir le spectateur ce qui a pour
conséquence de l’exclure de la représentation. Cette exclusion du spectateur doit permettre de
le toucher, de l’émouvoir le plus fortement possible. « Moins nous nous sentons désignés par
le tableau, plus il peut nous entraîner au cours de sa déflagration passionnelle ». 20
Autrement
dit, « il faut l’ignorer pour le toucher ».21
Ce nouveau rapport du spectateur avec le spectacle que Diderot propose est en rupture avec
l’ancien modèle du jeu dramatique des Comédiens-Français qui paraissaient s’adresser au
public. 22
Dans le Discours sur la poésie dramatique, Diderot formule la présence du
« quatrième mur » : « Imaginez sur le bord du théâtre un grand mur qui vous sépare du
parterre. Jouez comme si la toile ne se levait pas. »23
L’acteur ne doit plus porter son discours
vers le spectateur, il doit faire mine de l’ignorer. Pour sa part, le spectateur voit toujours
l’entièreté de la scène, mais la scène ne lui adresse plus la parole, elle opère ainsi un processus
de dénégation envers le spectateur.
La scène est une chambre dont on a ôté le quatrième mur qui la sépare du parterre.
Les spectateurs voient au travers de ce quatrième mur, virtuel pour eux, alors que les
acteurs doivent le considérer comme réel et ignorer ce qui se trouve derrière. Le
quatrième mur fonctionne en quelque sorte comme un miroir sans tain derrière
lequel l’acteur est étudié à son insu par le spectateur enquêteur et témoin. 24
Ce « quatrième mur » permet de rester dans la fiction cadrée, elle sépare le fictionnel du réel.
Cet interdit fondamental permet aux deux sphères de rester indépendantes l’une de l’autre.
L’acteur joue son personnage sans intrusion dans le monde réel et le spectateur voit sans être
vu.
20
G., COGEVAL, et B., AVANZI., De la scène au tableau, David-Füssli-Klimt-Moreau-Lautrec-Degas-
Vuillard…, Marseille / Toronto, Musée Cantini / Musée des beaux-arts de l’Ontario, 6 octobre 2009 – 3 janvier
2010 / 19 juin – 26 septembre 2010, p.40. 21
P., FRANTZ, op.cit., p.61. 22
Loc.cit. 23
D., DIDEROT, Œuvres de Denis Diderot, Paris, A.Belin, 1818, t.IV-1er
partie, p.654. 24
S., LOJKINE, op.cit., p.273.
L’apport de Diderot se lit surtout dans sa volonté de faire une distinction précise entre la
scène et le parterre. Le comédien doit maintenant s’imaginer dans un espace clos, un espace
comprenant quatre murs lui permettant de maintenir une certaine distance avec le spectateur.
Ce dernier doit dès lors faire un bond sur la scène et ainsi prendre place à la représentation
comme personnage invisible, exclu du monde fictionnel qui se joue sur la scène.
D. La notion d’« absorbement »
La question de l’absorption nous intéresse dans l’analyse croisée du théâtre et de la
peinture. Diderot note régulièrement chez les peintres qu’il décrit dans les Salons un effet
d’absorbement des figures dans leurs activités. Elles sont dans un état d’absorption intense qui
exclut le spectateur, les personnages ne font pas directement signe au spectateur. En d’autres
termes, les personnages interagissent uniquement entre eux, la fiction peinte fait donc mine
d’ignorer le spectateur, mais en même temps ces personnages plongés dans leurs activités
confèrent un certain mystère qui demande l’attention du spectateur. Un jeu ambigu entre le
refus de la scène et la demande d’intérêt.
Michael Fried, dans son ouvrage consacré à la place du spectateur dans la peinture française
du XVIIIe, met en évidence la notion d’absorption dans la conception d’une peinture. Et c’est
en partie à partir de cet « axe de l’exclusion du spectateur »25
que se nouent les échanges entre
la peinture et le théâtre.
L’idée du « quatrième mur » et la notion de l’absorption des figures sont très proches à tel
point qu’elles ne se limitent guère chacune à leur sphère respective. On le constate très
clairement lors de l’échange d’opinion entre Diderot et Mme Riccoboni. Lorsque cette
dernière affirme que les « spectateurs doivent toujours voir le visage des acteurs »26
, Diderot
use dans un premier temps d’un exemple issu de la peinture antique, Le Sacrifice d’Iphigénie
de Timanthe (fig.4). En effet, le père d’Iphigénie se couvre le visage de sorte que le spectateur
ne peut en voir son expression ce qui a pour résultat un effet dramatique édifiant :
Quelle tête que celle du père d’Iphigénie sous le manteau de Timanthe ! Si j’avais eu
ce sujet à peindre, j’aurais groupé Agamemnon avec Ulysse, et celui-ci, sous
25
P., FRANTZ, op.cit., p.67. 26
Ibid., p.68.
prétexte de soutenir et d’encourager le chef des Grecs dans un moment si terrible, lui
aurait dérobé avec un de ses bras le spectacle du sacrifice. 27
Plus loin dans sa réponse Diderot s’interroge sur ce que le jeu du comédien doit être. On
comprend surtout que Diderot se questionne sur une façon de renouveler la théâtralité.
J’ai, je le vois, un système de déclamation qui est le renversé du vôtre […] Je ne sais
si ma façon de composer est la bonne, mais la voici. Mon cabinet est le lieu de la
scène. Le côté de ma fenêtre est le parterre, où je suis ; vers mes bibliothèques, sur le
fond, c’est le théâtre. J’établis les appartements à droite ; à gauche dans le milieu,
j’ouvre mes portes où il m’en faut, et je fais arriver mes personnages. S’il en entre
un, je connais ses sentiments, sa situation, ses intérêts, l’état de son âme, et aussitôt
je vois son action, ses mouvements, sa physionomie. Il parle ou il se tait, il marche
ou il s’arrête, il est assis ou debout, il se montre à moi de face ou de côté ; je le suis
de l’œil […] Et qu’importe qu’il me tourne le dos, qu’il me regarde ou que, placé de
profil, il soit dans un fauteuil, les jambes croisées et la tête penchée sur une de ses
mains ? 28
Nous ressentons de toute évidence que Diderot veut stimuler et doter la fiction des moyens
d’illusions les plus avancés. Sans « quatrième mur » l’illusion échoue aussi bien sur la scène
que sur la toile, car le spectateur n’est pas placé comme ‘‘témoin’’ du drame peint ou
théâtralisé. En d’autres termes, si la scène peinte ou théâtralisée dirige son attention vers le
spectateur, l’intensité de la fiction est amoindrie et reléguée au second niveau.
Les propos de Diderot ne vont donc pas dans le sens d’une négation du spectateur, de
l’effacement de son existence, mais ils impliquent uniquement de l’ignorer pour que le drame
puisse exister en tant que tel, pour lui donner une essence fictionnelle profonde.29
E. Les décors et costumes de la scène picturale et théâtrale
Lors du Salon de 1759, Diderot s’attaque au tableau de Carle Van Loo montrant Mlle
Clairon en Médée (fig.5) :
27
D., DIDEROT, Entretiens sur le Fils naturel – De la poésie dramatique –Paradoxe sur le comédien, op.cit.,
p.348. 28
Loc.cit. 29
P., FRANTZ, op.cit., p.70.
Ô mon ami, la mauvaise chose ! C’est une décoration théâtrale avec toute sa
fausseté ; un faste de couleur qu’on ne peut supporter ; un Jason d’une bêtise
inconcevable […] une Médée de coulisse ; pas une goutte de sang qui tombe de la
pointe de son poignard ou qui coule sur ses bras. 30
C’est que Diderot ne supporte pas la surenchère qui l’emporte sur l’idée. Il considère comme
une hérésie que la performance du drame soit mise en sourdine par des costumes ou des
décors beaucoup trop chargés. Il propose dès lors une suppression du surplus d’artifices en
faveur d’une certaine sobriété qui mettrait en avant le drame et qui n’affecterait plus l’impact
de l’image sur le spectateur.31
Il en va de même de la conception du décor. Diderot s’aligne vers un dépouillement de
l’espace scénique ce qui permettrait à l’œil du spectateur de fixer son regard sur le drame
joué. L’espace doit donc se vider du superflu pour recourir à une logique de l’espace
ordinaire. Dans les Entretiens sur le Fils naturel, ‘‘MOI’’ décrit une scène d’une tragédie
bourgeoise Silvie : « La scène s’ouvre par un tableau charmant. C’est l’intérieur d’une
chambre dont on ne voit que les murs. Au fond de la chambre, il y a, sur une table, une
lumière, un pot à l’eau et un pain. » 32
Nous allons de ce fait vers une volonté de dépouillement de la scène. Diderot souligne encore
dans De la poésie dramatique en parlant de la scène qu’il faut : « Point de distraction. Point
de supposition qui fasse dans mon âme un commencement d’impression autre que celle que le
poète a intérêt d’y exciter. »33
Cette énergie en faveur d’un dépouillement est dans un souci
d’efficacité artistique pour que l’impact du drame l’emporte.
En outre, cette volonté réformatrice doit permettre un nouvel équilibre entre ce qui est donné
à voir et ce qui est du domaine de l’imagination.34
En cela Pierre Frantz estime que la
« scène-tableau » est métonymique et non plus métaphorique comme ce fut le cas pour la
scène du XVIIe siècle. Métonymique, car le décor tend à créer une partie suggérant un tout.
30
D., DIDEROT, Ecrits sur le théâtre. 1. Le drame : Entretiens sur le Fils naturel (Dorval et moi) suivi de
Discours sur la poésie dramatique, op.cit., p.40. 31
G., COGEVAL, et B., AVANZI, op.cit., p. 40. 32
D., DIDEROT, Entretiens sur le Fils naturel – De la poésie dramatique –Paradoxe sur le comédien, op.cit.,
p.104. 33
ID., Ecrits sur le théâtre. 1. Le drame : Entretiens sur le Fils naturel (Dorval et moi) suivi de Discours sur la
poésie dramatique, op.cit., p.233. 34
P., FRANTZ, op.cit., p.71.
C’est en cela que la décoration vise à laisser « l’imagination en liberté » pour reprendre les
termes de Marmontel dans l’article « Décoration » de l’Encyclopédie. Il n’est plus question
d’une surenchère qui inonde l’œil, mais bien de permettre aux yeux la possibilité d’ouvrir de
nouveaux champs visuels.
Ce réalisme décoratif permet une fois de plus d’éviter la dispersion du regard ainsi que de
l’attention du spectateur et également de réduire la superficie d’un décor surchargé. Tout va
dans le sens d’une unité de la représentation qui doit permettre d’orienter l’imagination du
spectateur. Par la lecture des signes visuels, le spectateur se voit renvoyer vers un monde
fictionnel précis. Ce réalisme ou plutôt cette véracité visuelle n’est évidemment pas le fruit
d’une volonté spontanée, mais succède à une série d’entreprises : découverte de Pompéi et
d’Herculanum, la publication du Comte de Caylus à partir de 1752 de son fameux Recueil
d’antiquités égyptiennes, étrusques, romaines et gauloises, ou bien encore Dandré Bardon
avec Costumes des anciens peuples en 1772. Entreprises secondées par un refus de plus en
plus courant de l’esthétique rococo au profit d’un retour à l’antique. À cet égard, Diderot dans
le Discours sur la poésie dramatique fustigeait déjà les comédiens :
De belles draperies simples, d’une couleur sévère, voilà ce qu’il fallait, et non tout
votre clinquant et toute votre broderie. Interrogez encore la peinture là-dessus
[…] Acteurs, si vous voulez apprendre à vous habiller ; si vous voulez perdre le faux
goût du faste, et vous rapprochez de la simplicité qui conviendrait si fort aux grands
effets, à votre fortune et à vos mœurs : fréquentez nos galeries.35
F. La pantomime
Un dernier point doit être ici abordé. La question de la pantomime avait déjà été évoquée
ci-dessus en parlant du jeu dramatique de Lady Macbeth, mais dont nous avions fait qu’un
bref aparté. Il faut pourtant préciser l’exactitude du concept cher à Diderot et plus
généralement aux théoriciens du drame.
L’aventure de la réforme théâtrale de Diderot s’attaque également au jeu dramatique et en
l’occurrence à l’abus de discours. Rien de bien étonnant à cet égard et toujours en harmonie
35
D., DIDEROT, Ecrits sur le théâtre. 1. Le drame : Entretiens sur le Fils naturel (Dorval et moi) suivi de
Discours sur la poésie dramatique, op.cit., pp.234-235.
avec la notion vue auparavant, Diderot préconise un jeu axé sur le geste en opposition au
surplus déclamatoire. 36
Encore nous voyons ici l’analogie avec la peinture silencieuse et
immobile. Car c’est toujours dans cette forme d’interpénétration des deux sphères que le
concept de la pantomime est à étudier. Diderot dira d’ailleurs dans le Discours sur la poésie
dramatique : « De quel secours le peintre ne serait-il pas à l’acteur ; et l’acteur au peintre ? »37
La peinture oriente les idées de Diderot et les tableaux en deviennent des sources
d’inspirations, 38
mais il faut également voir dans les innovations des acteurs tels que David
Garrick ou Mme Clairon des sources d’idées qui permettent de dessiner la conception de
Diderot. Tout semble aller vers le combat du superflu en faveur d’un geste expressif et fort de
silence :
Quelquefois tous les acteurs se taisent pour un temps et font connaître par leurs
mouvements ce qui se passe au-dedans d’eux-mêmes, ou le dessein qui les occupe.
Voilà le théâtre, méthode si vantée et si rarement mise en usage. 39
Surtout l’entièreté de la réflexion de Diderot commence à se dessiner peu à peu à mesure des
années. En effet, le recours de la pantomime se marie avec la notion du « quatrième mur » où
l’acteur ignore son spectateur. « Le discours paraît toujours « destiné » à un auditeur alors que
le jeu muet indique le plus souvent une absorption du personnage dans la fiction, un
« naturel » que le spectateur surprendrait alors qu’il ne lui est pas destiné. » 40
La pantomime
est donc surtout un langage du corps qui devient signe reléguant la parole au second plan.41
36
P., FRANTZ, op.cit., p.117. 37
D., DIDEROT, Ecrits sur le théâtre. 1. Le drame : Entretiens sur le Fils naturel (Dorval et moi) suivi de
Discours sur la poésie dramatique, op.cit., p.245. 38
Ce fut également le cas pour Voltaire et Lessing. 39
P., FRANTZ, op.cit., p.118. 40
Ibid., p.120. 41
Ibid., p.121.
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