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CHANTELLE SHAW
Captifs
d’un secret
Cruellement blessée, Eden s’est juré de ne jamais revoir Rafe
Santini, le coureur automobile dont elle a été la maîtresse, mais
qui l’a rejetée en croyant qu’elle le trompait avec son propre
frère. Or, voilà que le destin la remet en présence de celui
qu’elle a aimé avec passion et qui, contre toute attente, semble
décidé à la séduire de nouveau. Heureusement, Eden n’est plus
la jeune femme naïve et sans défense d’autrefois. Non
seulement elle est plus mûre et bien déterminée à se défendre
contre la famille Santini qui l’a toujours détestée, mais elle est
persuadée qu’elle saura résister au désir qu’elle ressent pour
Rafe, en dépit de tout. Du moins l’espère-t-elle…
CHANTELLE SHAW
Captifs d’un secret
COLLECTION AZUR
éditions Harlequin
Si vous achetez ce livre privé de tout ou partie de sa couverture,
nous vous signalons qu’il est en vente irrégulière. Il est considéré
comme « invendu » et l’éditeur comme l’auteur n’ont reçu aucun
paiement pour ce livre « détérioré ».
Cet ouvrage a été publié en langue anglaise
sous le titre :
HIS PRIVATE MISTRESS
Traduction française de
MARIE-PIERRE MALFAIT
HARLEQUIN®
est une marque déposée du Groupe Harlequin
et Azur® est une marque déposée d’Harlequin S. A.
Toute représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit,
constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du
Code pénal-
© 2006, Chantelle Shaw. © 2008, Traduction française : Harlequin S. A.
83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75013 PARIS – Tél. : 01 42 16 63 63 Service Lectrices – Tél. : 0145 82 47 47.
ISBN 978-2-2808-3972-3 – ISSN 0993-4448
1.
— … et, pour clore notre bulletin d’informations locales, le
personnel et les patients de Greenacres ont reçu hier une visite
tout à fait inattendue. Le champion de Formule 1 Rafael
Santini est arrivé en hélicoptère au centre de rééducation de
Wellworth. Après avoir pris le temps d’échanger quelques
mots avec tout ce petit monde, l’Italien a remis un chèque
substantiel au directeur de l’établissement, Jean Collins. Ce
dernier nous a avoué qu’il régnait une effervescence sans
pareille dans les couloirs de Greenacres…
Le journaliste parlait d’un ton goguenard.
— … la gent féminine devait être particulièrement
enthousiaste si l’on en juge par la réputation de Rafael Santini,
aussi légendaire sur les circuits que dans les soirées
mondaines ! A propos, Kate, avant de nous parler du temps,
que pensez-vous de Rafe Santini ?
— Cet homme est à tomber par terre, tout simplement,
Brian ! Nul doute qu’il ensoleillerait ma journée si je l’avais
auprès de moi, ce qui ne sera hélas pas le cas de la météo du…
Eden éteignit le poste d’un geste sec, irritée par la voix
sirupeuse de la présentatrice. Une longue file de voitures
s’allongeait devant elle… Ses doigts tambourinèrent
impatiemment sur le volant. Comme par magie, un chantier
avait surgi sur la route dans la nuit, ralentissant la circulation.
Elle allait être en retard et elle détestait ça. C’était là, bien sûr,
la seule raison de sa nervosité.
Enfin, elle arriva.
Ses talons claquèrent sur les dalles de marbre du hall
d’entrée. Un rapide coup d’œil au miroir suffit à la rassurer :
elle semblait tout à fait maîtresse d’elle-même, élégamment
vêtue d’un tailleur-pantalon crème, ses cheveux blonds noués
en une longue tresse qui flottait dans son dos. Pourtant…
pourtant, son cœur battait à coups désordonnés et son estomac
se tordait douloureusement. C’était ridicule !
A l’accueil – pourquoi n’y avait-elle pas songé plus tôt ? –
le dispositif de sécurité était renforcé et elle fouilla fébrilement
dans son sac à la recherche de sa carte de presse. L’agent de
sécurité l’observa avec attention avant de l’autoriser à entrer.
L’hôtel s’était transformé en véritable forteresse, remarqua
Eden en s’immobilisant devant un deuxième agent de sécurité.
— Vous êtes en retard, souligna ce dernier avec un fort
accent italien. La conférence de presse a commencé.
— Je ne ferai pas de bruit, ne vous inquiétez pas. Personne
ne remarquera mon arrivée, assura-t-elle en priant pour que ce
soit vrai.
Elle n’avait aucune envie d’attirer l’attention sur elle, cet
homme pouvait lui faire confiance ! Si elle ne s’était pas
retrouvée coincée dans les embouteillages, elle serait déjà
installée tout au fond de la pièce, perdue dans la foule des
journalistes venus en masse pour l’occasion.
Car la salle de conférence était pleine à craquer – ce qui, en
soi, n’avait rien d’étonnant, Rafael Santini donnait très peu
d’interviews. Il entretenait avec les médias une relation
tumultueuse : friands d’anecdotes croustillantes sur sa vie
privée, les journalistes franchissaient souvent des limites qu’il
considérait comme inviolables. Depuis le terrible accident de
son frère Gianni trois ans plus tôt, et les rumeurs véhiculées
parles médias qui tenaient Rafe responsable du drame, ses
sentiments à l’égard des paparazzi s’étaient mués en haine
pathologique. Son statut de champion du monde de Formule 1
l’obligeait malgré tout à faire quelques déclarations à la presse,
mais c’étaient chaque fois de brèves apparitions et des propos
lapidaires qu’il livrait aux journalistes. Fabrizzio Santini avait
sans nul doute déployé des trésors de persuasion pour
convaincre son fils aîné de tenir une conférence de presse ce
jour-là.
Tête baissée, Eden se glissa jusqu’à la dernière place libre,
tout au fond de la grande salle. Une fois installée, perdue au
milieu de ses confrères, elle osa enfin lever les yeux vers
l’estrade. Elle s’était préparée à ce moment toute la matinée.
Toute la matinée ? Non, cela faisait des jours qu’elle y pensait,
qu’elle ne songeait même qu’à ça : elle allait revoir Rafe.
Pourtant, cela n’atténua en rien le choc qu’elle reçut lorsqu’elle
posa les yeux sur son visage. Il était toujours aussi beau…
peut-être même plus beau que dans son souvenir.
Le souffle coupé, elle détourna le regard.
Rafael Santini semblait s’ennuyer à mourir. Ses traits
volontaires reflétaient un intérêt poli mais contraint. La
perfection de son ossature, son nez droit et ses yeux de jais
couronnés d’épais sourcils bruns attiraient le regard admiratif
de toutes les femmes présentes dans l’assistance…
Malgré la distance, Eden décela sans peine les signes de
l’impatience grandissante de Rafael Santini : la légère
crispation de sa mâchoire carrée, ses longs doigts mats qui
jouaient avec un stylo… et son sourire étincelant qui n’éclairait
pas son regard. Elle le vit se raidir brusquement, comme un
animal aux aguets, et ses yeux noirs se voilèrent comme il
scrutait le fond de la salle. Il était parfaitement impossible qu’il
ait eu connaissance de sa présence ici, songea Eden en se
recroquevillant davantage sur sa chaise. Certes, il savait qu’elle
était journaliste, originaire de Wellworth, de surcroît. N’était-
ce pas ici même qu’ils s’étaient rencontrés, tous les deux ? Il
devait aussi se douter qu’elle gardait des liens étroits avec le
centre de rééducation auquel il venait de remettre un don
généreux, mais il était fort improbable qu’il la crût capable de
venir assister à sa conférence de presse. Non, la tension qui
semblait émaner de lui n’était que le fruit de son imagination.
D’un autre côté… n’avait-il pas toujours eu une sorte de
sixième sens qui l’alertait chaque fois qu’elle pénétrait dans un
endroit où il se trouvait déjà ? A ce souvenir, un frisson
parcourut la jeune femme. Elle ne voulait pas se souvenir de
leur complicité, de ces petites choses inexplicables qui les
unissaient, tous les deux. Elle préférait de loin garder à la
mémoire l’amant impénétrable et distant qui la comblait au lit,
mais ne lui donnait rien au plan émotionnel. C’était
précisément pour cette raison qu’elle avait décidé de mettre un
terme à leur liaison… Mais, là encore, Rafe l’avait prise de
vitesse. Le cœur d’Eden se serra douloureusement au souvenir
de l’humiliation qu’il lui avait fait subir en la congédiant sans
autre forme de procès.
Au prix d’un effort, elle se concentra sur ce qui se passait
autour d’elle. Dans les premiers rangs, une journaliste
interrogea Rafe sur ses chances de remporter le Grand Prix de
Silverstone qui se tenait le surlendemain ; ce dernier se détendit
légèrement. Le sourire charmeur qu’il adressa à son
interlocutrice bouleversa Eden.
— Je n’ai pas l’habitude de spéculer sur mes chances de
gagner ou non, répondit-il avec l’arrogance désinvolte qui le
caractérisait. J’ai l’intention de gagner. Ma voiture est au
maximum de ses performances et moi aussi, ajouta-t-il d’une
voix rauque, avant de gratifier la jeune journaliste d’un clin
d’œil entendu.
Des rires amusés parcoururent l’assistance. On ne l’avait
pas baptisé l’Etalon Italien par hasard – ses nombreuses
aventures se retrouvaient régulièrement à la une de la presse à
sensation. L’estomac chaviré, Eden attrapa nerveusement son
carnet de notes.
Des informations d’ordre général, agrémentées de quelques
détails qu’elle aurait glanés grâce aux questions posées par ses
confrères – et ses consœurs, bien sûr –, voilà ce qu’elle
remettrait à Cliff. Il était hors de question qu’elle tente
d’arracher à Rafael Santini une interview exclusive. Si elle
avait par le passé succombé à son charme de latin lover, cette
époque était définitivement révolue.
Peut-être, mais Cliff Harley, son ami d’enfance et le
rédacteur en chef de la Wellworth Gazette, espérait un article
de fond sur le charismatique pilote italien.
— Je t’en prie, Eden, oublie ta modestie et fonce ! Tu es
une journaliste brillante, réputée dans tout le pays pour les
reportages que tu as rapportés d’Afrique au péril de ta vie, avait
souligné Cliff. S’il y a bien une personne ici qui peut rédiger
un article croustillant sur Rafael Santini, c’est toi !
— Il déteste les journalistes. Crois-moi, ce n’est pas son
genre d’accorder des interviews exclusives. S’il a accepté de
donner une conférence de presse, je suppose que c’est
uniquement pour annoncer le rachat de l’usine d’Oxford par le
groupe Santini. Il pouvait difficilement faire autrement, après
la série de scandales qui a éclaboussé l’écurie du même nom au
cours de ces dernières années.
— Oui, mais tu as l’immense privilège de connaître
l’homme intimement, avait répliqué Cliff avec un sourire
goguenard.
A ces mots, Eden avait rougi comme une écolière. Oui,
c’était exact, elle connaissait Rafe sur le bout des doigts, elle
avait exploré chaque centimètre carré de son corps… A tel
point qu’aujourd’hui encore, alors que quatre années s’étaient
écoulées, elle visualisait sans mal ses larges épaules, son torse
puissant et son ventre plat, ses cuisses magnifiquement
fuselées, sa peau douce et cuivrée.
— Mon… amitié avec Rafe est morte depuis bien
longtemps, répliqua-t-elle d’un ton guindé, feignant d’ignorer
la moue moqueuse qu’il avait esquissée lorsqu’elle avait
prononcé le mot « amitié ».
En toute objectivité, Cliff avait raison : elle n’avait jamais
été l’amie de Rafael Santini. Sa maîtresse, oui,
incontestablement ; une compagne qu’il prenait et délaissait à
sa guise, au gré de ses envies et de son emploi du temps.
C’était une relation purement chamelle qu’ils avaient
entretenue, dénuée de tout sentiment.
— Ecoute, Eden, j’ai vraiment besoin d’un article qui capte
l’intérêt du lecteur, insista Cliff. Je veux savoir ce qui l’amène
à repousser sans cesse les limites, ce qu’il ressent juste avant le
départ d’une course. Je veux un papier qui dévoile l’homme
derrière la légende…
— Tu veux surtout savoir avec qui il couche en ce moment,
coupa Eden d’un ton caustique.
Cinq ans plus tôt, alors qu’il étaient de jeunes journalistes
fraîchement diplômés, elle et Cliff étaient entrés ensemble à la
Gazette. Mais leurs chemins s’étaient très vite éloignés.
Enraciné à Wellworth, Cliff avait épousé son amour de lycée
puis gravi les échelons du journal local jusqu’à décrocher le
poste de rédacteur en chef. De son côté, Eden avait rapidement
gagné une réputation de tête brûlée au sein de la profession.
Correspondante étrangère en Côte d’Ivoire où la situation
politique menaçait régulièrement de sombrer dans le chaos, elle
forçait le respect et l’admiration de ses pairs pour ses articles
de fond qu’elle rédigeait souvent au péril de sa vie. Après trois
années de travail acharné dans cette zone à risque, la jeune
femme avait éprouvé le besoin de faire une pause.
Elle avait promis à ses parents qu’elle se contenterait
désormais de se prélasser dans le jardin de leur cottage. Mais,
au bout d’un mois d’inactivité totale, elle ne tenait plus en
place. Ce fut avec un immense soulagement qu’elle avait
accepté la proposition de Cliff : rejoindre l’équipe éditoriale de
la Gazette.
— Désolée, mais je ne donnerai pas dans le sensationnel,
avait-elle conclu d’un ton ferme avant de quitter le bureau de
son ami. S’il y a bien une leçon que je retiens de mon année
passée avec Rafe, c’est qu’il n’y a rien de plus terrible que de
se retrouver à la une des journaux à scandale avec tout un tas
d’horreurs écrites sur ton compte…
Avec un soupir, Eden s’agita nerveusement sur sa chaise.
Elle était ici pour rédiger un article, songea-t-elle en s’efforçant
de se ressaisir. Pour mieux s’en convaincre, elle griffonna la
déclaration de Rafe qui venait de confirmer son intention de
continuer la formule 1. On chuchotait dans les milieux avertis
que Fabrizzio Santini connaissait depuis quelque temps de
sérieux problèmes de santé. L’accident qui avait cloué Gianni,
son fils cadet, dans un fauteuil roulant l’avait déjà sérieusement
ébranlé et on racontait qu’il s’apprêtait à laisser à Rafael les
rênes de la Santini Corporation. Pour sa part, Eden n’y avait
jamais cru. Rafe ne renoncerait pas de sitôt aux courses
automobiles. Cette soif de vitesse et d’excitation, ce besoin de
se mesurer aux autres étaient inscrits dans ses gènes et avaient
fait de lui le champion du monde de Formule 1, titre qu’il
détenait depuis plusieurs années.
Rafe était unique en son genre. Il était habité d’une énergie
incroyable qui le poussait à prendre des risques insensés qu’il
avait jusqu’alors toujours réussi à maîtriser. C’était un modèle
pour de nombreux jeunes pilotes, y compris pour son frère
cadet, Gianni. La rivalité qui existait entre eux s’était hélas
amplifiée au fil du temps, conduisant finalement au dramatique
accident de Gianni.
Il régnait une chaleur étouffante dans la salle de conférence.
En sueur, le voisin d’Eden tenta de coincer son carnet de notes
et son gobelet de café dans une main pour s’essuyer le front de
l’autre. Dans son élan, une giclée du breuvage brûlant aspergea
le pantalon d’Eden.
— Oh… oh, je suis désolé, murmura-t-il tandis qu’elle se
levait à moitié en étouffant un petit cri.
— Oui, c’est à vous… la jeune femme au dernier rang,
annonça l’agent de Rafe du haut de l’estrade.
Un long silence accueillit ses paroles.
— Allez-y, bon sang, murmura un autre journaliste à
l’adresse d’Eden qui se rassit précipitamment, les joues en feu.
— Je n’ai pas de question, chuchota-t-elle.
— Eh bien, trouvez-en une avant que Santini ne s’énerve et
ne mette un terme prématuré à l’interview. Il n’est pas
spécialement patient, tout le monde le sait.
Consciente des regards intrigués braqués sur elle et du
silence pesant qui s’éternisait, Eden prit une longue inspiration
et posa la première question qui lui vint à l’esprit.
— Monsieur Santini, l’intérêt tout particulier que vous
portez au centre de rééducation de Wellworth est-il directement
lié au parcours médical de votre frère, après son dramatique
accident au Grand Prix de Hongrie ?
Des murmures s’élevèrent, d’autres têtes se tournèrent vers
elle et Eden se cala tout au fond de sa chaise, croisant les doigts
pour que Rafe n’ait pas reconnu sa voix, qu’elle avait pris soin
de moduler. Quatre années s’étaient écoulées… Avec un peu
de chance, il répondrait brièvement à sa question et passerait à
la suivante.
— Bravo, vous avez tout gagné, maugréa son voisin. Vous
n’avez pas entendu ce qu’a dit l’agent de Santini tout à
l’heure ? C’était pourtant clair : Rafe refuse de répondre à toute
question touchant à sa vie privée et plus particulièrement au
drame qui a frappé son frère.
— Je suis arrivée en retard, se défendit la jeune femme,
mortifiée. Je n’étais pas au courant
Sur l’estrade, Rafe s’était penché vers son agent. Les deux
hommes échangèrent quelques mots puis l’agent leva les yeux
en direction d’Eden.
— M. Santini aimerait que vous répétiez votre question,
mais d’abord, levez-vous et présentez-vous, je vous prie.
Prise de panique, Eden songea un instant à s’éclipser par
l’issue de secours. Hélas, tous les regards convergeaient à
présent sur elle et elle n’avait pas d’autre choix que d’obéir. La
salle était grande, après tout, Rafe ne la reconnaîtrait peut-être
pas d’où il se tenait Lorsqu’elle trouva enfin la force de lever
les yeux, la salle lui parut déserte et il n’y avait plus que Rafe.
Rafe, qui la considérait avec insolence, qui la déshabillait
de son regard sombre et pénétrant Leurs yeux se rencontrèrent
enfin et elle se sentit très vulnérable, à sa merci, comme s’il
avait réussi à capturer son âme, ses pensées les plus intimes.
Tout à coup, il détourna le regard et elle tressaillit en y décelant
urne trace de mépris.
— Eden Lawrence, de la Wellworth Gazette, déclara-t-elle
d’une voix rauque.
A quoi bon mentir ? Rafe l’avait reconnue, cela ne faisait
aucun doute.
— Je désirais savoir si le soutien financier de M. Santini à
l’établissement de Greenacres était directement lié à l’accident
de son frère.
Au bord du vertige, les joues brûlantes, elle s’agrippa au
dossier de la chaise, tandis que Rafe reportait son attention sur
elle, le regard dur, glacial.
— M. Santini fait des donations à de nombreuses
associations caritatives en dehors de Greenacres, répliqua d’un
ton sec l’agent de Rafe. Nous pensions avoir été clairs en
commençant cette interview, mademoiselle : M. Santini ne
répondra pas aux questions touchant à sa vie privée.
Eden s’apprêtait à se rasseoir lorsqu’une voix qu’elle aurait
reconnue entre mille la coupa net dans son élan.
— Mademoiselle Lawrence, je suis très flatté par l’intérêt
que vous semblez porter à ma vie privée, et vous avez raison,
mes motivations concernant le centre de rééducation sont
d’ordre tout à fait… personnel.
Hypnotisée par son regard noir, Eden resta debout sans mot
dire, parfaitement immobile. Des murmures interrogateurs
coururent dans les rangs.
— Eden Lawrence… c’est elle qui travaillait pour un grand
quotidien, non ? Si mes souvenirs sont bons, elle s’est
retrouvée coincée au beau milieu d’un coup d’Etat en Afrique
il y a deux ou trois ans.
— Oui, c’est vrai… D’ailleurs, elle n’avait pas eu une
liaison avec Santini avant de s’expatrier ?
Il fallait absolument qu’elle trouve le moyen de partir d’ici
au plus vite, la situation devenait insupportable. A l’instant où
Eden formulait cette pensée, deux agents de sécurité se
matérialisèrent à ses côtés.
— Si vous voulez bien nous suivre, mademoiselle…
C’était plus un ordre qu’une invitation et Eden s’exécuta
sans mot dire, la tête haute. Jamais encore elle n’avait subi
pareille humiliation dans le cadre professionnel. Pourquoi,
mais pourquoi avait-elle accepté cette mission ?
Pourquoi ? répéta une petite voix narquoise… N’était-ce
pas pour s’assurer qu’elle était définitivement guérie de
l’attraction que Rafe avait exercée sur elle quelques années
plus tôt ? Eh bien, c’était un beau fiasco ! songea-t-elle en
traversant le hall d’entrée.
A peine eut-elle pris la direction de la porte d’entrée qu’une
main s’abattit sur son bras. Sans mot dire, les deux colosses
l’entraînèrent vers un ascenseur.
— Vous permettez ? lança-t-elle d’un toi glacial. Votre
mission est accomplie, me semble-t-il. J’aimerais rentrer chez
moi, maintenant
Le plus imposant des deux agents la toisa d’un air
condescendant.
— Le signor Santini vous prie de bien vouloir l’attendre
dans sa suite.
— Il est hors de question que je me plie à ses volontés !
Ils étaient arrivés au dernier étage et la porte de l’ascenseur
coulissa sans bruit. Les deux hommes s’effacèrent pour la
laisser passer, mais Eden croisa les bras sur sa poitrine et les
foudroya du regard à tour de rôle.
— Dites au… signor Santini que je n’ai aucune envie de le
voir.
— Pardon ? fit le colosse en haussant les épaules avec une
désinvolture exaspérante.
— Dites au signor Santini…
— Pourquoi ne lui dites-vous pas vous-même ?
Eden n’avait pas remarqué que l’autre ascenseur était
arrivé.
Comme par magie, Rafe apparut dans le couloir, grand,
imposant, séduisant en diable. Le cœur d’Eden tressaillit
étrangement tandis qu’elle tendait la main vers le bouton de
fermeture de la porte – une sorte d’instinct de survie, sans
doute.
Un élégant mocassin en cuir empêcha la porte de se fermer
complètement.
En apercevant le sourire de prédateur qui éclairait le visage
hâlé de Rafe, Eden recula jusqu’au fond de l’ascenseur.
— Tiens, tiens, mais c’est Eden Lawrence, murmura Rafe
avec un fort accent italien. Quelle drôle de surprise…
Un couple de personnes âgées s’immobilisa derrière lui et
Rafe les gratifia d’un sourire chaleureux.
— Sors de là, Eden, tu retardes ces pauvres gens, susurra-t-
il d’un ton mielleux.
Rafe avait toujours eu le don de charmer son entourage, se
rappela Eden en quittant son refuge à contrecœur, aussitôt
encadrée par les deux gardes du corps zélés.
A peine la porte de l’ascenseur refermée, elle se tourna vers
lui, furieuse.
— Dis à tes molosses de me laisser tranquille, d’accord ?
Ils m’ont suffisamment humiliée en me chassant de la
conférence de presse !
Rafe darda son regard noir sur les deux agents de sécurité et
s’adressa à eux dans sa langue maternelle.
— Tu exagères, Eden, déclara-t-il finalement en reportant
son attention sur elle Paolo et Romano m’assurent qu’ils t’ont
traitée avec le plus grand respect.
Tout en parlant, il avait ouvert la porte de sa suite et il lui fit
un petit signe pour l’inviter à entrer. Eden releva le menton
d’un air déterminé.
— Je veux rentrer chez moi, tout de suite.
Rafe haussa les sourcils.
— N’est-ce pas pour me voir que tu es venue jusqu’ici
aujourd’hui ?
Eden laissa échapper un rire sans joie.
— Je vois que tu n’as rien perdu de ton arrogance, Rafe. Si
tu veux tout savoir, je suis ici en ma qualité de journaliste et
uniquement parce que Cliff Harley m’a demandé d’écrire un
article sur toi.
— Je vois, murmura Rafe. Comme tu es là, laisse-moi au
moins t’inviter à prendre un verre. On dirait que tu as…
Il marqua une pause et haussa les sourcils d’un air
moqueur.
— … très chaud, tout à coup. Et ton pantalon est taché, au
cas où tu ne t’en serais pas aperçue.
En rougissant de plus belle, Eden baissa précipitamment les
yeux sur son pantalon et découvrit une grande auréole de café
qui couvrait presque toute sa cuisse.
— C’est du café, expliqua-t-elle d’une voix mal assurée. Un
cadeau de mon idiot de voisin. S’il n’avait pas été aussi
maladroit, tu ne te serais même pas rendu compte de ma
présence.
— Je savais que tu étais dans la salle, objecta Rafe en
l’invitant à s’asseoir dans un des fauteuils en cuir qui
meublaient le salon. Que désires-tu boire ? Du vin, un jus de
fruit, une tasse de thé ?
— Un jus d’orange fera l’affaire, merci, répondit Eden,
désireuse de quitter cet endroit le plus rapidement possible.
Comment as-tu su que j’étais là ?
— J’ai senti ta présence, répondit-il simplement. Si tu ne
t’étais pas levée, j’aurais scruté l’assistance et j’aurais bien fini
par te trouver.
Un silence pesant s’abattit sur la pièce. Mal à l’aise, Eden
feignit de s’absorber dans la contemplation du tapis aux
arabesques compliquées. Mais comment ignorer son cœur qui
battait à coups redoublés dans sa poitrine ? Rafe était toujours
aussi séduisant – plus séduisant peut-être que dans son
souvenir – et il lui avait tellement manqué ! Presque malgré
elle, son regard glissait sur lui, sur son menton volontaire et les
contours parfaitement dessinés de son visage, avant de
s’attarder sur la courbe de sa bouche, infiniment sensuelle.
— Tu devrais vérifier que le café ne t’a pas brûlée, fit Rafe
en lui tendant un verre de jus d’orange. Tu trouveras un
peignoir dans la salle de bains : mets-le pendant que j’envoie
ton pantalon au pressing.
— Ça va aller, je te remercie, répondit Eden, paniquée à la
simple idée de devoir passer plus de cinq minutes en
compagnie de Rafe.
— Si tu ne t’en occupes pas tout de suite, la tache risque de
s’incruster et ton pantalon sera fichu.
— J’en achèterai un autre, la belle affaire ! Je t’en prie,
Rafe, enchaîna-t-elle comme il ouvrait la bouche pour insister.
Cela fait quatre ans que nous ne nous sommes pas vus : sache
que je n’ai pas la moindre intention de me déshabiller en ta
présence.
— Ah oui, vraiment ? Il fut un temps où tu ne faisais pas
tant d’histoires, me semble-t-il, répliqua-t-il en s’installant
confortablement dans le fauteuil en face d’elle.
Eden retint son souffle, tiraillée par des sentiments
contradictoires. Le charisme qu’il dégageait exerçait toujours le
même effet sur elle : elle se sentait comme prise au piège par
son charme naturel, son regard sombre, pénétrant, son sourire
enjôleur. Heureusement, l’ironie grinçante de ses propos
l’emplit d’indignation et elle releva le menton.
— Cette époque est révolue depuis longtemps, Rafe. J’étais
alors jeune et naïve… mais tu t’es vite chargé de me
débarrasser de mon innocence, n’est-ce pas ?
Les souvenirs affluaient en même temps que les mots
lancés d’un ton accusateur. Il avait suffi d’un seul regard pour
qu’elle tombe dans ses bras…
— Je n’avais pas la moindre chance face au grand Rafael
Santini, conclut-elle avec amertume.
— Tu étais une élève plus que zélée, répliqua-t-il,
imperturbable. Tellement avide d’apprendre que tu n’as pas pu
t’empêcher d’aller voir ce que valait mon frère.
La cruauté de ses paroles transperça le cœur d’Eden.
— C’est faux…
— Je vous ai vus de mes propres yeux, coupa Rafe en se
levant d’un mouvement souple. Gianni et toi, tendrement
enlacés. Essaierais-tu de me faire croire que j’ai été victime
d’une hallucination ?
— Absolument pas, répondit Eden avec un calme feint.
Pourquoi perdrais-je mon temps ? Tu as refusé de n’écouter il y
a quatre ans, je ne vois pas pourquoi il en serait autrement
aujourd’hui.
Soumise à son charme, à l’irrésistible magnétisme qu’il
dégageait, elle avait alors cruellement manqué d’assurance. En
l’espace de quelques minutes, Rafe l’avait jugée et condamnée
sans appel, sans lui laisser la moindre chance de se défendre.
— Ecouter quoi, à la fin ? Je t’ai surprise à demi nue dans
les bras de mon frère, et ce serait à moi de faire amende
honorable, c’est ça ?
Une fois encore, Rafe déversait sa colère sur elle. Ses yeux
noirs lançaient des éclairs et il la toisait avec mépris. Au prix
d’un effort surhumain, Eden refoula sa propre indignation. Elle
n’avait pas envie de guerroyer, pas envie de rouvrir des plaies
encore douloureuses.
Sur un dernier regard lourd de reproches, Rafe tourna les
talons et se mit à arpenter la pièce d’un pas rageur. Lorsqu’il
passa la main dans son épaisse chevelure d’un noir de jais,
Eden retint son souffle. Elle se souvenait encore de la texture
soyeuse de ses cheveux, du plaisir qu’elle prenait à caresser sa
nuque où bouclaient quelques mèches rebelles. Assez ! cria-t-
elle in petto en détournant précipitamment les yeux.
— C’était il y a longtemps, murmura-t-elle en s’efforçant
de calmer le courroux de Rafe, l’Italien au sang chaud. L’eau a
coulé sous les ponts depuis, et j’ai beaucoup mûri.
Même si, en cet instant précis, elle se sentait aussi jeune et
immature qu’au jour de leur rencontre, cinq ans plus tôt. Une
rencontre qui avait également eu lieu dans un hôtel… A la
différence que, ce jour-là, c’était elle qui l’avait provoquée,
n’hésitant pas à grimper le long d’une gouttière jusqu’au
balconnet de sa suite pour se glisser subrepticement par
l’entrebâillement de la fenêtre et atterrir à ses pieds dans un
saut peu élégant.
A ce souvenir, un sourire effleura ses lèvres.
— Qu’y a-t-il de si drôle ? demanda Rafe en la dévisageant
d’un air perplexe.
Eden déglutit avec peine, troublée par le timbre de sa voix,
suave et langoureuse. Encore plus caressante que dans son
souvenir…
— Je me rappelais juste les circonstances de notre première
entrevue. Ta chambre était au premier étage, j’ai grimpé le long
d’une gouttière puis je me suis accrochée au lierre qui tapissait
la façade pour pouvoir te rencontrer.
— Ma chambre était au deuxième étage, corrigea Rafe en
fronçant les sourcils et je n’ai jamais pu chasser de mon esprit
cette image terrible : toi, gisant sur le gravier de la cour… si tu
avais fait une chute fatale.
Eden ravala les larmes qui perlaient à ses paupières.
Pourquoi diable parlait-il comme si elle occupait une place à
part dans son cœur alors qu’elle avait reçu la preuve irréfutable
qu’il n’éprouvait aucun sentiment pour elle ?
— Je préfère ne pas savoir ce que tu as pensé de moi ce
jour-là, chuchota-t-elle en secouant la tête, rattrapée par le flot
de ses souvenirs.
Après cette arrivée impromptue tout à fait fantaisiste,
Rafael Santini l’avait aidée à se relever et elle s’était retrouvée
face au champion du monde de Formule 1, cet homme qu’elle
désirait tant rencontrer pour lui exposer une requête d’un genre
très personnel… Mais à peine avait-elle croisé son regard noir,
infiniment troublant, qu’elle s’était retrouvée sans voix, bien
incapable de dissimuler le tumulte d’émotions qu’il déclenchait
en elle. Elle était instantanément tombée sous le charme de sa
beauté ténébreuse, de sa virilité à fleur de peau.
Il faut dire qu’à vingt-huit ans Rafael était alors au sommet
de sa forme physique, ce qui l’avait sans nul doute beaucoup
aidé à remporter le titre de champion du monde pour la
troisième année consécutive. Le pilote italien était également
doté d’un esprit de compétition exacerbé, quasi obsessionnel, et
d’une détermination farouche qui lui avait valu d’être hissé très
jeune au rang de héros national.
Tout aussi légendaire que ses prouesses sportives, sa vie
privée faisait régulièrement la une des journaux et des
magazines people, avides de détails croustillants concernant ses
liaisons sulfureuses. En bref, tout réussissait à Rafael Santini et
la jeune, l’innocente Eden n’avait pas eu la moindre chance de
résister à son charme latin.
— Je t’ai trouvée très belle.
La douceur de sa voix l’arracha à ses souvenirs et elle leva
les veux sur lui, le souffle court tandis que son cœur
s’emballait.
— Tu ne ressemblais à aucune des femmes que j’avais
connues jusqu’alors, reprit-il. Tu étais douce, timide mais
animée en même temps d’une volonté de fer que rien ni
personne n’aurait pu contrer. Tu as risqué ta vie en grimpant
jusqu’à ma chambre, tout ça pour me jeter à la figure que tu
n’étais pas une admiratrice, que tu tenais à me rencontrer
uniquement pour ton frère.
Eden cacha son embarras derrière un sourire.
— C’était pourtant la vérité, renchérit-elle avec ferveur.
Simon faisait probablement partie de tes fans les plus fidèles et
j’avais promis de lui rapporter un autographe, au moins ça, à
défaut de réussir à te convaincre d’assister à la journée « Portes
ouvertes » du centre de rééducation.
— Pourtant, tu as bel et bien réussi, fit observer Rafe et elle
hocha la tête, submergée par un nouveau flot de souvenirs.
Avec un pincement au cœur, elle revit l’expression de son
jeune frère, à la fois stupéfait et ravi, à l’instant où son idole, le
champion le plus adulé du monde, avait franchi le seuil de la
grande salle commune. A la surprise d’Eden, Rafe avait passé
tout l’après-midi à bavarder et plaisanter avec les enfants et les
adolescents du centre qui partageaient tous le triste point
commun d’être cloués sur un fauteuil roulant Simon avait parlé
de cette incroyable visite des mois durant, et d’autres posters
étaient allés rejoindre ceux qui tapissaient déjà les murs de sa
chambre à coucher – des posters qu’Eden admirait en secret
dès que l’occasion se présentait.
A seize ans, Simon avait passé la moitié de sa vie dans un
fauteuil roulant ; il n’avait que huit ans quand il s’était brisé la
colonne vertébrale en tombant d’un arbre. Privé de l’usage de
ses jambes, il avait compensé son handicap en parlant
beaucoup, en riant et en plaisantant, en apportant de la gaieté à
tous ceux qui le côtoyaient…
Eden sentit les larmes lui monter aux yeux.
— Simon se trouve toujours à Greenacres ? demanda Rafe.
Je ne l’ai pas vu tout à l’heure.
Eden secoua la tête, ravalant à grand-peine la boule qui lui
nouait la gorge.
— Non… Simon est mort d’une crise cardiaque quelques
mois après notre… après que j’ai…
— Après que tu m’as trompé avec mon propre frère,
compléta Rafe d’un ton abrupt, et l’amertume qui perçait dans
sa voix lui chavira le cœur. Sa disparition a dû être
extrêmement douloureuse pour vous tous… et en particulier
pour ta mère. Je me souviens à quel point toute sa vie tournait
autour de Simon.
Eden acquiesça.
— C’est en partie le décès de Simon qui a poussé mon père
à accepter le poste de pasteur qu’on lui proposait en Afrique. Il
pensait que se mettre au service des autres les aiderait à
surmonter cette épreuve.
Elle baissa les yeux, luttant désespérément contre le flot de
larmes qui lui brûlait les paupières. Lorsque, enfin, elle releva
la tête, elle fut touchée par la compassion quelle lut dans le
regard de Rafe.
— Je sais à quel point c’est douloureux, dit-il posément.
J’ai moi-même perdu un frère.
— La mort de Gianni m’a profondément bouleversée,
murmura Eden. L’accident… ce fut dramatique. J’ai compati
de tout cœur avec vous deux.
— A tel point que tu ne t’es même pas donné la peine de
prendre de ses nouvelles, railla Rafe, les yeux étincelant d’une
sourde colère. Madré de Dio, Eden ! Tu avais pourtant été très
proche de lui, me semble-t-il. Et malgré tout, tu n’as pas daigné
te manifester pendant tout ce temps. Pas le moindre signe de
vie, pas même une petite carte !
— C’est faux, protesta Eden à mi-voix. J’ai voulu lui rendre
visite à l’hôpital. J’ai pris un avion pour l’Italie dès que j’ai su
ce qui était arrivé à Gianni.
Un mélange de rancœur et d’incrédulité se lut dans le
regard de Rafe.
— Tu mens. Tous les journaux ont insisté sur la gravité de
ses blessures, tous ont signalé qu’il ne pourrait plus jamais
remarcher. Tu étais bien placée pour savoir quel genre de
cauchemar il traversait, d’autant que tu l’avais déjà vécu avec
ton propre frère. La vérité, c’est que tu n’as pas eu le cran de te
manifester quand tu as appris que Gianni était paralysé.
De nouveau, le mépris teintait sa voix et ses yeux noirs
avaient retrouvé leur froideur, leur dureté impitoyable.
L’injustice de son accusation lui fit mal.
— Puisque je te dis que je suis venue à l’hôpital, insista-t-
elle en se penchant légèrement vers lui comme pour mieux le
convaincre. J’ai vu ton père qui m’a dit de…
Sa voix se brisa comme l’entrevue avec Fabrizzio Santini
lui revenait à la mémoire. Ce dernier n’avait pas mâché ses
mots pour lui signifier que sa visite était tout à fait inopportune.
— Peu importe ce qu’il a dit, reprit-elle dans un souffle.
Toujours est-il qu’il m’a fait comprendre que ni Gianni ni toi –
surtout toi, a-t-il dit – n’apprécieriez ma présence.
— Mon père ne nous a jamais dit qu’il t’avait vue à
l’hôpital, déclara Rafe avec un tel mélange de fureur et de
suspicion dans la voix qu’elle préféra rendre les armes.
— J’imagine qu’il avait ses raisons.
— Que veux-tu dire par là ?
— Que je ne suis pas une menteuse ! Je me suis rendue à
l’hôpital dans l’espoir de vous voir tous les deux, Gianni et toi.
Je pensais que tu aurais envie de parler un peu, ajouta-t-elle
d’une voix sourde en se remémorant les cruelles accusations de
certains journalistes qui n’avaient pas hésité à tenir Rafe pour
responsable de l’accident dont son frère avait été victime.
— Tu croyais vraiment que j’allais me confier à toi après
tout ce qui s’était passé ? Dio ! En plus du reste, tu es
journaliste, bon sang !
Au ton de sa voix, il aurait tout aussi bien pu l’accuser
d’être une tueuse en série ! D’un autre côté, les médias avaient
été nombreux à relayer cette odieuse rumeur selon laquelle
Rafe aurait délibérément causé l’accident de son jeune frère :
ils avaient écrit tant d’ignominies sur lui qu’elle comprenait
sans peine la haine qu’il vouait désormais à l’ensemble de la
profession.
— J’étais venue en amie, pas en journaliste, répliqua-t-elle
sans se démonter. Mais apparemment je m’étais trompée, tu
n’avais pas besoin de moi.
Le silence retomba un silence chargé d’électricité. Eden
posa son verre sur la table basse. Le moment était venu de
prendre congé. Elle se leva, ramassa son sac à main. Au
moment où elle s’apprêtait à tourner les talons, une porte
s’ouvrit et une jeune femme fit son apparition.
— Rafe, chéri, c’est toi, enfin ! Tu en as encore pour
longtemps ? Je t’ai attendu toute la matinée, conclut-elle avec
une moue boudeuse.
La pose était maniérée, mais la jeune femme était d’une
beauté éblouissante, évidemment. Rafe avait toujours eu
l’embarras du choix en matière de jolies femmes et sa
réputation de Casanova le poursuivait aux quatre coins du
monde. La porte ouverte donnait sur un grand lit aux draps
défaits et la bouteille de Champagne qui reposait dans un seau
à glace était la preuve indubitable que Rafe dormait toujours
aussi peu.
Des souvenirs qu’Eden croyait à jamais ensevelis
remontèrent à la surface, témoins d’un temps révolu où elle
passait ses journées au bord de la piscine turquoise d’un palace,
s’efforçant de tourner les pages d’un roman alors qu’elle
attendait le retour de Rafe. Les nuits, en revanche, étaient
totalement différentes. Il était un amant fougueux et insatiable
et lorsqu’elle se trouvait entre ses bras, goûtant à des plaisirs
insoupçonnés, elle oubliait presque ses longues journées
solitaires et son amour-propre malmené.
— Rafe !
Une certaine impatience perçait dans la voix de la jeune
femme dont l’accent trahissait les origines Scandinaves.
— Je suis occupé, Misa. Laisse-nous tranquilles, s’il te
plaît.
Rejetant sa blonde crinière d’un mouvement de tête agacé,
la jeune femme retourna dans la chambre et claqua la porte
derrière elle.
— Ne change surtout pas ton programme pour moi, fit Eden
d’un ton doucereux. Je dois partir, j’ai un rendez-vous. Il s’agit
de ta dernière attachée de presse, c’est ça ?
C’était le poste que Rafe lui avait attribué pour justifier sa
présence au sein de l’écurie Santini. Le titre pompeux n’était
qu’un leurre, Eden n’avait jamais été que la maîtresse de Rafe,
et rien d’autre. De toute évidence, les habitudes de ce dernier
n’avaient pas changé depuis leur rupture.
D’un pas vif, elle se dirigea vers la porte. Mais Rafe fut
plus rapide qu’elle : leurs doigts se frôlèrent sur la poignée et
ce fut comme une décharge d’électricité pour Eden qui
s’empressa de lâcher prise.
— Déjeune avec moi…
Les mots semblaient s’être échappés d’eux-mêmes de la
bouche de Rafe. Une expression tourmentée voilait son beau
visage, tandis qu’il la contemplait d’un air sombre,
indéchiffrable. Légèrement musqué, le parfum de son eau de
toilette l’enveloppa et une onde de chaleur la parcourut,
éveillant tous ses sens. Son cœur battait à coups sourds dans sa
poitrine, si fort qu’elle craignit qu’il ne l’entende. Mais le
regard de Rafe était rivé sur sa bouche et elle devina soudain
qu’il avait très envie de l’embrasser.
Inconsciemment, elle passa sa langue sur ses lèvres et elle
vit Rafe se raidir. Le silence s’étira, de plus en plus tendu.
L’espace d’un fol instant, elle imagina la caresse impérieuse de
sa bouche sur la sienne, la fougue de son baiser… Non ! Son
amour-propre se rebella : elle n’avait pas le droit de se laisser
manipuler ainsi, de nouveau. Dans un regain de détermination,
elle détourna les yeux.
— Non, je te remercie. Je viens de te dire que j’avais un
rendez-vous.
— Annule-le.
Son arrogance ne fit qu’attiser la colère qui sourdait en elle.
— Aurais-tu oublié que nous ne sommes pas seuls ?
répliqua-t-elle en lançant un regard en direction de la chambre
à coucher. Quoi qu’il en soit, je ne suis pas libre et il ne s’agit
pas d’un rendez-vous professionnel. Je déjeune avec un ami.
Rafe haussa les sourcils.
— Qui est-ce ?
Eden le foudroya du regard.
— Ça ne te regarde pas, mais puisque je n’ai rien à cacher,
il s’appelle Neville Monkton. Il dirige une agence immobilière
à Wellworth.
— Et possède également une somptueuse demeure
modestement baptisée Monkton Hall, ajouta Rafe d’un ton
sarcastique.
— Comment le sais-tu ?
— Je sais beaucoup de choses, éluda-t-il en haussant les
épaules. Est-ce pour cela qu’il te plaît, Eden ? Tu te verrais
bien en châtelaine, n’est-ce pas ?
Il s’interrompit un court instant avant d’assener le coup
final :
— A-t-il un frère, ce Neville Monkton ? Si c’est le cas, je
ferais peut-être bien de le mettre en garde…
Ivre de rage, Eden leva la main, mais Rafe lui saisit le
poignet avant qu’elle ait le temps de le gifler.
— On dirait que tu as pris de l’assurance, cara… Mais, en
vérité, tu n’as jamais été cette jeune fille douce et candide qui
avait réussi à me séduire, n’est-ce pas ?
— J’étais une pauvre idiote, oui, surtout quand il était
question de toi, Rafe. Je te vouais une confiance aveugle, mais
tu avais d’autres intentions, beaucoup plus machiavéliques. Ça
t’arrangeait bien de croire que j’entretenais une liaison secrète
avec Gianni… C’est pour cette raison que tu n’as jamais voulu
écouter mes explications.
Elle marqua une pause, prit une courte inspiration et ouvrit
la porte.
— J’étais jeune, terriblement naïve et tu as pris un malin
plaisir à piétiner mon ego, mais ça ne se reproduira pas, Dieu
merci. J’ai grandi, Rafe, j’ai enfin compris qui tu étais vraiment
et, si tu veux la vérité, tu ne m’impressionnes plus, mais plus
du tout !
2.
Rafe parcourut du regard le vaste salon de réception. Le
sourire qu’il adressait aux nombreux convives qui tentaient
d’attirer son attention dissimulait mal son impatience. Eden
n’était toujours pas arrivée. Peut-être n’avait-elle pas
l’intention d’assister à la soirée qu’il donnait pour célébrer la
fin du Grand Prix de Grande-Bretagne… Son assistante avait
pourtant pris le soin d’envoyer une invitation à tous les
journalistes de la presse locale. Oui, c’était peut-être ça : l’idée
de venir partager avec lui sa dernière victoire lui répugnait,
purement et simplement, songea-t-il, submergé par une vague
de colère. Son orgueil masculin avait été blessé lorsqu’elle
avait déclaré d’un ton froid et indifférent qu’il ne
l’impressionnait plus… « mais plus du tout ». Dio, jamais
encore on ne lui avait parlé ainsi !
Mais à quoi s’attendait-il au juste ? Qu’elle lui fût
reconnaissante de bien vouloir lui adresser la parole après ce
qui s’était passé quelques années plus tôt ?
Inutile de le nier, il n’avait jamais réussi à l’oublier, toutes
ses tentatives pour la rayer de sa mémoire étaient restées
vaines. Son apparition à la conférence de presse l’avait pris de
court. Pourtant, il savait qu’elle était rentrée à Wellworth et
qu’elle exerçait son métier pour le compte du journal local,
mais il n’avait pas songé un seul instant qu’elle aurait l’audace
d’assister elle-même à la conférence. Il avait oublié à quel
point elle était belle – pas complètement oublié, il serait faux
de le prétendre. Disons qu’il s’était efforcé d’enfouir dans un
coin reculé de sa mémoire sa peau diaphane et satinée, ses yeux
de la couleur d’un ciel d’été et sa bouche charnue, appétissante
comme un fruit mûr. Aujourd’hui encore, il sentait la douceur
de ses lèvres, il se délectait de leur saveur… mais chaque fois
qu’il fermait les yeux, il la voyait dans les bras de Gianni.
— Rafe, est-ce qu’on est vraiment obligés de rester plantés
là toute la soirée ? minauda Misa en l’enveloppant d’une
œillade aguicheuse qui le laissa de marbre.
Tout juste âgée de trois mois, leur liaison arrivait déjà son
terme. Les larmes et les crises d’hystérie éclateraient dès qu’il
annoncerait sa décision de rompre, mais le calme reviendrait
vite avec un généreux cadeau d’adieu, songea-t-il avec
cynisme.
— Je suis très bien ici, répliqua-t-il d’un ton froid tandis
que son regard glissait une fois encore vers la porte d’entrée.
Mais je ne te retiens pas si tu as envie de partir.
— Je ne comprends vraiment pas pourquoi tu as tenu à
organiser la soirée dans ce trou perdu, maugréa Misa. Il n’y a
même pas de boutiques dignes de ce nom !
Consciente de la froide indifférence de Rafe, la jeune
femme s’accrocha à son bras et rejeta en arrière sa longue
chevelure blonde, de telle sorte que sa pulpeuse poitrine
manqua s’échapper du petit bout de tissu qui lui servait de
robe. Peine perdue. Le regard de Rafe restait rivé à la jeune
femme qui venait d’arriver.
Eden était d’une sobriété exemplaire dans une longue robe
de soirée bleu nuit qui épousait presque pudiquement les
courbes sensuelles de sa poitrine et de ses hanches. Fendue
d’un côté, la robe révélait une longue jambe finement galbée et,
lorsqu’elle se retourna, Rafe retint de justesse une exclamation
surprise. Si devant le col rond ne laissait rien voir de ses atours,
le décolleté plongeait dans son dos, dévoilant sa peau nacrée,
absolument parfaite.
Elégance, sophistication extrême… Eden avait grandi, il
était bien obligé de le reconnaître… Au même instant, une
onde de désir le parcourut, tellement intense qu’elle en fut
douloureuse.
Eden était l’amante la plus sensuelle, la plus généreuse
qu’il ait jamais connue.
Comme mus par une volonté propre, ses pieds le portèrent
vers elle, mais il s’immobilisa rapidement : Neville Monkton,
cet idiot d’agent immobilier, l’avait coiffé au poteau. Ravalant
sa frustration, il tourna les talons et se dirigea vers les
mannequins embauchés par les différentes écuries. Elles, au
moins, se pâmeraient à ses pieds et Eden ne saurait jamais qu’il
l’avait attendue avec une impatience mal dissimulée. S’il
décidait de renouer avec elle, ce serait selon ses propres
termes : il était hors de question qu’il perde de nouveau le
contrôle !
— Eden, je suis ravi de te voir ici, tu es resplendissante.
— Merci, murmura la jeune femme à l’adresse de Neville
Monkton, qui était tout sourire.
L’admiration qu’elle lut dans ses yeux la rassura et elle se
sentit aussitôt plus à l’aise. Car elle n’était pas venue ici de son
plein gré. Elle ne se souvenait que trop bien des soirées
opulentes que Rafe donnait après chaque grand prix et elle
n’avait aucune envie de se replonger dans cette ambiance. Mais
Cliff l’avait implorée d’y aller et elle n’avait pas eu le cœur de
lui refuser ce service.
— Je ne peux pas m’absenter, tu comprends, Jenny va
accoucher d’un moment à l’autre, avait-il argué d’un ton
désolé. Quelques lignes sur la soirée concluront à merveille ton
article… surtout si tu arrives à décrocher une interview de
Santini.
— Je ne te promets rien, avait marmonné Eden en se
remémorant la discussion qu’elle avait eue avec Rafael
Santini : une discussion d’ordre privé, qui n’intéressait
personne d’autre qu’eux.
La soirée était exactement comme elle l’avait imaginée :
pleine de splendides créatures qui dévoilaient leurs charmes
avec le plus grand naturel. Rafe, lui, demeurait invisible et elle
n’avait pas l’intention de partir à sa recherche. Fini le temps où
elle le suivait à la trace comme un peut chien avide de caresses.
Forte de ses résolutions, elle gratifia Neville d’un sourire
éclatant.
— Si j’avais su que tu venais, je serais passé te prendre, lui
dit ce dernier en l’entraînant vers le bar.
— Je me suis décidée au dernier moment. Jenny avait des
contractions et Cliff ne voulait pas la laisser seule. Mais je n’ai
pas pris ma voiture, je suis venue en taxi.
— Parfait. Je te raccompagnerai chez toi.
Neville était adorable, songea Eden en prenant une gorgée
de chardonnay frappé. C’était un homme simple et attentionné,
deux qualités qu’elle traquerait lorsqu’elle se sentirait prête à
s’investir dans une relation durable. Une chose était sûre, elle
ne succomberait plus jamais aux Italiens ; si sexy et fougueux
fussent-ils ! Elle n’avait que faire d’un homme qui l’entraînait
toutes les nuits dans un royaume de plaisir et de volupté.
Inéluctable, la chute était beaucoup trop douloureuse. Il lui
avait fallu quatre ans pour retrouver un semblant d’équilibre.
— Eh bien, c’est absolument grandiose, dit Neville en
contemplant le buffet copieusement garni, dressé au fond de la
salle. Il faut dire que Santini a les moyens, il doit être à la tête
d’une petite fortune depuis le temps qu’il court. Tu ne l’as pas
côtoyé, toi, à une certaine époque ?
— Si, assez brièvement, il y a quelques années.
— Il avait un frère, n’est-ce pas ? Un certain Gianni, si je
ne me trompe… Je me souviens des circonstances tragiques de
sa mort. Au dire des journalistes, il n’arrivait pas à accepter sa
paralysie et il s’est suicidé. Ça a dû être un traumatisme
effroyable pour Rafael Santini. D’autant que, si mes souvenirs
sont bons, on l’avait soupçonné un moment d’avoir lui-même
causé l’accident de son frère…
Eden frissonna. Aussitôt, elle sut avec certitude que Rafe
n’était pas loin. Chaque fibre de son corps était en alerte…
Prise de panique elle ferma les yeux. Elle n’avait pas envie
d’éprouver de nouveau tout ce qu’elle ressentait autrefois en
présence de Rafe : c’était fini, terminé. Il était hors de question
qu’elle le laisse anéantir sa sérénité si chèrement acquise.
— Il ne faut pas croire tout ce qu’on lit dans la presse à
scandale, rétorqua-t-elle froidement Rafe n’était pas
responsable de l’accident de Gianni, l’enquête l’a prouvé.
— Ils entretenaient pourtant des rapports de rivalité très
forts, n’est-ce pas ? insista Neville. On a même raconté qu’ils
étaient fachés au moment de l’accident.
— Rafe et Gianni étaient frères mais aussi amis, contra
Eden. C’est tout ce que je peux dire.
Elle ne révélerait certainement pas qu’en plus de la rivalité
exacerbée qui les opposait sur les circuits il existait entre eux
un amour profond, inaltérable, qui avait poussé Rafe à croire ce
que lui racontait son frère, au détriment de sa version à elle.
Allons, c’était du passé, se répéta-t-elle in petto, luttant de
nouveau contre de douloureux souvenirs. Comme un flash, elle
revit le visage de Rafe, durci par la colère, et elle entendit ses
mots, secs et chargés de mépris. « Ce n’est pas une petite
intrigante comme toi qui nous roulera dans la farine, mon frère
et moi ! » Sous le choc, Eden avait à peine cherché à se
défendre. Comment croire que Gianni avait inventé ce tissu de
mensonges pour l’éloigner définitivement de son frère ?
Après coup, alors qu’elle était dans l’avion qui la ramenait
en Angleterre, elle était arrivée à des conclusions aussi pénibles
que décevantes. Elle s’était persuadée qu’avant même que
Gianni ne colporte toutes ces ignominies sur elle Rafe avait
déjà pris la décision de rompre. L’occasion était trop belle, il
avait sauté dessus.
— Veux-tu manger quelque chose ? demanda Neville en
l’entraînant vers le buffet.
Eden secoua la tête, l’estomac noué.
— Va te servir, murmura-t-elle. Il fait trop chaud pour moi,
je sors sur la terrasse un petit moment.
Elle pivota sur ses talons et retint son souffle en apercevant
un petit groupe de convives à quelques pas de là, au centre
duquel se tenait Rafe. Ce n’étaient pas seulement sa haute taille
et sa carrure imposante qui retenaient l’attention, mais son air
autoritaire, le charisme qui émanait de lui et son inébranlable
arrogance. Il charmait tout à la fois les hommes et les femmes,
mais ces dernières le couvaient des yeux et buvaient ses
paroles. Soudain, il jeta un coup d’œil vers Eden et celle-ci
s’empourpra en décelant la lueur amusée qui brillait dans son
regard. Le message était clair, inutile de feindre l’ignorance :
comme lorsqu’ils étaient amants, Rafe avait senti qu’elle
l’observait.
Elle baissa précipitamment les yeux comme il la saluait
d’un léger signe de tête. Tournant les talons, elle se dirigea vers
la terrasse.
Une brise légère caressa sa peau. Elle inspira
profondément : les roses et les fleurs de chèvrefeuille
exhalaient leur parfum sucré. C’était un pur délice et elle se
détendit un peu… jusqu’à ce qu’une voix familière ne la fasse
sursauter.
— Tu es seule, Eden ? Où est passé ton chevalier servant ?
lança Rafe d’un ton sarcastique.
Comment pouvait-on être aussi sexy, songea Eden en
s’efforçant de maîtriser les battements affolés de son cœur. Sa
chemise de soie noire mettait en valeur sa carrure athlétique, et
l’échancrure révélait un triangle de peau mate. Un frisson
parcourut la jeune femme et elle fronça les sourcils, contrariée
par sa propre faiblesse. Pourquoi son corps, le traître,
réagissait-il ainsi après tout ce temps ?
— Si c’est de Neville dont tu veux parler, il est à l’intérieur
et je ne peux guère le qualifier de chevalier servant. C’est un
ami, c’est tout.
— Un ami qui possède une superbe demeure, murmura
Rafe. Tu es sûre que l’idée de devenir châtelaine ne te dit rien,
Eden ?
— Tes allusions finissent par être vexantes. Ce ne sont pas
tes affaires, que je sache, conclut-elle en reculant d’un pas
parce que la proximité de Rafe devenait tout à coup gênante.
Pour un homme de sa stature, il évoluait avec la grâce et la
souplesse d’un félin, silencieux, menaçant, prêt à bondir sur sa
proie. Elle risqua un regard vers lui et le regretta aussitôt.
Plus vivement encore que ce matin, elle éprouvait la
curieuse sensation d’être en face de son âme sœur. Non ! Rafe
n’avait jamais tenu ce rôle dans sa vie. Tout au plus avait-il été
un amant aussi généreux qu’insatiable. Pourtant, à cet instant
précis, dans la pénombre de la terrasse, son regard semblait
exercer sur elle un étrange pouvoir. L’éclat de la lune se
reflétait dans ses prunelles noires et c’était comme s’il
l’appelait, comme s’il l’invitait à le rejoindre.
— Alors raconte-moi un peu, cara, reprit-il d’une voix
caressante qui la fit de nouveau frissonner, si tu n’es pas
rentrée à Wellworth dans l’espoir d’épingler un mari fortuné,
que fais-tu ici ? Ton expérience africaine a fait de toi une
journaliste renommée : pourquoi te contenter d’un petit job
sans grand intérêt pour le journal du coin ?
— Parce que j’ai besoin de faire une pause, reconnut Eden
sans ciller. Les trois dernières années ont été assez…
mouvementées.
Et s’étaient terminées le jour où elle avait marché sur une
mine antipersonnel, un accident qui avait failli lui coûter sa
jambe gauche – une information qu’elle se garda bien de
révéler à Rafe…
Elle avait regagné l’Angleterre tout de suite après la fin
brutale de leur relation, bien décidée à se jeter à corps perdu
dans le travail. Par chance, elle avait aussitôt été engagée
comme reporter dans un grand quotidien. Jeune, célibataire,
libre comme l’air, elle aurait dû profiter de Londres et de sa vie
trépidante, mais Rafe lui manquait cruellement et son chagrin
l’étouffait de jour en jour, d’autant plus que la vie amoureuse
de ce dernier se trouvait régulièrement étalée à la une des
journaux à sensation. Aussi avait-elle décidé de rendre visite à
ses parents en Afrique, espérant que la distance géographique
l’aiderait à l’oublier.
Elle ignorait alors que ce voyage marquerait un tournant
décisif dans sa vie.
La misère qu’elle avait découverte là-bas l’avait
bouleversée, avant même le coup d’Etat militaire qui avait
plongé le pays dans un climat de violence inouïe où chacun ne
pensait plus qu’à sa propre survie. Plus tard, lorsque le pays
avait retrouvé un semblant de paix, Eden avait décidé de
prolonger son séjour, tellement émue par la détresse des gens
qu’elle avait rencontrés qu’elle s’était efforcée de les aider à
repartir de zéro. Son cœur se serrait encore chaque fois qu’elle
pensait à eux. Et les allusions cyniques de Rafe à son sujet n’en
étaient que plus cruelles.
Elle recula d’un pas, désireuse de prendre, ses distances.
Rafe étouffa un juron.
— J’ai lu tes articles et j’ai vu tous les documentaires que
tu as réalisés, dit-il d’une voix rauque, se remémorant le
terrible sentiment d’impuissance et la peur incontrôlable qui
l’avaient alors submergé. Comment as-tu pu prendre de tels
risques au quotidien ? Si tu avais été avec moi, je t’aurais
interdit d’aller là-bas.
Eden laissa échapper un rire amer.
— C’est toi qui as décidé de rompre, Rafe.
— J’avais de bonnes raisons, me semble-t-il : tu me
trompais avec mon propre frère ! J’avoue que je suis tombé des
nues quand j’ai vu le reportage que tu avais tourné dans la
clandestinité, un an plus tard, dans ce pays en guerre. Etait-ce
une manière pour toi de te laver de tes péchés ?
— Tu es ignoble, lâcha Eden en se détournant, aveuglée par
un flot de larmes qu’elle voulait à tout prix dissimuler.
Elle avait pleuré pour Rafe, mais c’était fini, terminé. Rien
de ce qu’il dirait ne la blesserait plus désormais.
Rafe se força à desserrer les poings puis il posa les mains à
plat sur le muret qui bordait la terrasse, résistant à grand-peine
à l’envie de la prendre par les épaules pour lui faire entendre
raison. Comme des milliers d’autres personnes, il avait lu les
articles relatant à grand renfort de détails les violentes
échauffourées interethniques qui avaient éclaté dans cette
région d’Afrique de l’Ouest. Et il avait tremblé de peur en
apprenant qu’Eden se trouvait dans la zone des combats,
qu’elle avait été enlevée pendant plusieurs jours par des
factions armées et qu’elle continuait malgré tout à
communiquer secrètement ses articles afin d’alerter le monde
entier de la gravité de la situation.
Lorsque Eden se tourna vers lui et qu’il aperçut ses yeux
étincelants de larmes, il se maudit pour son agressivité. Ainsi,
l’assurance Qu’elle affichait n’était qu’une façade, elle avait
conservé cette part de vulnérabilité qui le touchait tant à
l’époque… Il dut lutter pour ne pas l’attirer contre lui et la
serrer dans ses bras.
— J’en ai assez de tes accusations ! Tu n’as jamais voulu
m’écouter, n’est-ce pas, Rafe ? Tu as toujours été tellement sûr
de loi, tellement certain d’avoir raison. Mais je me moque bien
de ce que tu penses, je n’ai rien à me reprocher. Je connais la
vérité et Gianni la connaissait aussi.
Le visage de Rafe s’était assombri, remarqua Eden, et son
regard trahissait une profonde tristesse. Une bouffée de
compassion la submergea : à l’évidence, il souffrait encore
beaucoup de la disparition de son frère cadet.
— Et si j’étais prêt à t’écouter maintenant ? demanda-t-il
dans un murmure. Gianni n’est plus là pour nous éclairer,
hélas, mais toi, tu…
— C’est trop tard, coupa Eden. Quatre ans se sont écoulés
depuis notre rupture, autant dire une éternité. Si tu éprouves un
sentiment de culpabilité à retardement, tant pis pour toi, tu
apprendras à vivre avec.
Elle releva le menton, fière de lui montrer qu’elle n’était
plus la jeune femme docile et soumise qu’il avait connue
autrefois. Elle avait mis beaucoup de temps à reconstruire son
amour-propre, c’était chose faite à présent, et elle était bien
décidée à se protéger. Même si, tout au fond d’elle, elle se
savait encore amoureuse de Rafe…
Après un long silence, ce dernier haussa les épaules tandis
qu’un sourire moqueur étirait ses lèvres.
— On dirait que le gentil chaton s’est transformé en
tigresse… Je ne te connaissais pas aussi belliqueuse, cara.
— Tu as bien profité de ma candeur, il me semble ! Tu
savais parfaitement que je te vouais une admiration béate.
J’avais l’impression de vivre un rêve éveillé : était-il possible
que Rafael Santini, le célèbre pilote de course, s’intéresse
vraiment à une petite provinciale comme moi ? J’aurais tout
donné pour te rendre heureux, Rafe… Je suppose que c’est ce
qui te plaisait chez moi.
— C’est surtout ton désir qui me rendait fou, déclara-t-il en
faisant glisser ses doigts sur la joue de la jeune femme, puis le
long de son cou, pour s’arrêter là où son pouls battait
fébrilement.
Eden tressaillit. Il était tellement beau… et le temps qui
passe, hélas, n’avait pas réussi à effacer le souvenir de sa
bouche si sensuelle sur la sienne. Un nouveau frisson la
traversa. Non, elle ne craquerait pas… elle n’avait pas parcouru
tout ce chemin pour… D’un geste sec, elle le repoussa.
— On s’entendait bien au lit, c’est vrai, admit-elle avec une
assurance feinte. Mais soyons objectifs, Rafe, notre relation
était purement physique : il n’y a jamais rien eu d’autre entre
nous.
Les prunelles sombres de Rafe étincelèrent d’un dangereux
éclat.
— Ne sois pas trop sévère, cara. Peut-être devrions-nous
nous accorder une autre chance.
Eden secoua la tête, sous le choc. Il ne parlait pas
sérieusement ! Pire encore, malgré tout le chagrin qu’il lui
avait causé, elle était presque tentée d’accepter son incroyable
proposition. « Tu perds la tête, ma pauvre fille », se reprit-elle
en s’écartant brusquement avant de commettre une folie,
comme se jeter dans les bras de Rafe.
— Jamais de la vie ! décréta-t-elle.
Comme il eût été jouissif de lui faire ravaler ses paroles, de
l’attirer contre lui et de capturer sa bouche si sensuelle dans un
baiser avide ! pensa Rafe. Elle ne lui opposerait qu’une infime
résistance, il le savait avec certitude. L’espèce de chimie qui
avait toujours existé entre eux s’avérait plus vivace que jamais.
Elle lui avait manqué, terriblement admit-il à contrecœur.
Pourtant il l’avait presque haïe. Il s’était répété à l’envi qu’elle
n’était qu’une séductrice cupide prête à tout pour parvenir à ses
fins et, malgré tout, il se réveillait encore tous les matins, à
l’aube, en tendant la main pour l’attirer contre lui. Mais elle
n’était pas là et une vive douleur lui transperçait le cœur.
— Par pure curiosité, lança-t-elle en s’immobilisant devant
la porte-fenêtre de la salle de bal, puis-je savoir ce que tu es
venu faire à Wellworth ? Le Bembridge est un bel hôtel, j’en
conviens, mais il en existe d’autres tout aussi luxueux et bien
plus proches de Silverstone.
— Si je te répondais que je suis venu ici spécialement pour
toi, serais-tu surprise ?
Eden laissa échapper un petit rire.
— Plutôt incrédule. Tu m’as couverte d’insultes la dernière
fois que nous nous sommes vus : je ne vois vraiment pas
pourquoi tu aurais eu envie de me revoir, tout à coup.
— Peut-être parce que tu m’as manqué, cara mia, tout
simplement, murmura-t-il en l’enveloppant d’un regard
caressant qui la lit frémir.
— Permets-moi d’en douter, Rafe. Mais quelles que soient
tes raisons, sache que je ne suis pas intéressée. Demain, tu ne
seras plus là et tu peux bien aller au diable, je m’en moque.
Eden lui tourna le dos et rejoignit Neville Monkton qui
fronça les sourcils en remarquant sa pâleur.
— Tout va bien ? Je m’apprêtais justement à partir à ta
recherche.
— Désolée. J’ai très mal à la tête, mentit-elle, pressée de
quitter cette soirée où elle n’aurait pas dû mettre les pieds. Je
vais appeler un taxi.
— Ne dis pas de bêtises, je te ramène chez toi. Je n’ai pas
envie de m’attarder moi non plus.
*
* *
— J’ai fait une excellente affaire aujourd’hui, déclara
Neville avec entrain comme ils s’engageaient sur l’étroit
chemin qui menait au cottage des parents d’Eden. Tu connais
la Dower House, tout au bout du village ? Des promoteurs l’ont
rachetée l’an dernier et l’ont entièrement restaurée. Je l’ai dans
mon fichier de locations depuis deux mois et j’ai enfin trouvé
un locataire.
Eden esquissa un pâle sourire. Son mal de tête était devenu
réalité, mais elle fit un effort pour paraître intéressée.
— Oh… et qui désire la louer ? Un couple avec des enfants,
j’imagine… Cette demeure est tellement grande.
Neville secoua la tête.
— En fait, c’est une entreprise qui nous a contactés. Ils
veulent la mettre à la disposition des cadres qui viendront en
voyage d’affaires dans la région. Vu le loyer qu’ils ont accepté
de payer, ils pourraient bien y installer un cirque que je ne
m’en offusquerais pas le moins du monde ! Au fait, comment
s’est passé ton entretien avec Rafe Santini ? demanda-t-il en
coupant le moteur. Vous êtes restés un bon bout de temps
ensemble, sur la terrasse. As-tu obtenu des informations
intéressantes ?
— Je n’ai rien appris de vraiment nouveau, répondit Eden
en sortant de la voiture.
Une constatation s’imposait pourtant à elle, mais c’était
aussi troublant que confidentiel. Malgré sa détermination à ne
pas céder au charme de Rafe, malgré sa certitude d’être armée
pour pouvoir l’affronter sereinement, leur entrevue l’avait
bouleversée. Avec une aisance déconcertante, Rafe avait
piétiné toutes les barrières qu’elle avait soigneusement érigées
autour de son cœur encore fragile.
Et il lui faudrait encore beaucoup de temps pour les
reconstruire.
3.
Eden regarda s’éloigner le camion de déménagement avant
de rentier dans le cottage vide. Elle avait passé deux journées
éreintantes, totalement absorbée par l’organisation du
déménagement de ses parents. Dieu merci, tout était terminé et
le camion se dirigeait à présent vers l’Ecosse, chargé de
meubles et de cartons.
Il ne lui restait plus qu’à rassembler ses propres affaires
avant de s’installer dans l’appartement que Neville lui avait
déniché. Alors que ses parents cherchaient une maison aux
alentours d’Edimbourg, désireux de se rapprocher de la grand-
mère d’Eden, la jeune femme s’était chargée de la vente de leur
cottage. Et lorsque l’acquéreur avait insisté pour prendre
possession de son bien dès le début du mois de juillet, elle
n’avait eu d’autre choix que de préparer dans la précipitation
son propre déménagement.
L’appartement qu’elle s’apprêtait à investir se trouvait dans
une toute nouvelle résidence, à la périphérie du village. Elle
aurait certes préféré trouver quelque chose dans le centre du
joli bourg de l’Oxfordshire, mais les logements s’y arrachaient
à prix d’or. Une autre possibilité s’offrait bien sûr à elle : elle
aurait pu s’installer à Londres et chercher un poste mieux
rémunéré, forte de l’expérience unique qu’elle avait acquise en
Afrique, au cœur des combats. Mais après cette incroyable
aventure humaine, Eden se sentait vidée, tant au plan physique
que psychologique.
Et puis, elle était attachée à Wellworth. C’était ici qu’elle
avait grandi et elle conservait de merveilleux souvenirs de son
enfance, une enfance joyeuse et sereine qui l’avait mal
préparée à affronter les réalités du monde extérieur. Qui ne
l’avait certainement pas préparée à vivre auprès de Rafe
Santini…, songea-t-elle sombrement en se servant une tasse de
thé. Il avait fait irruption dans sa vie à la manière d’un
tourbillon et elle avait instantanément succombé à son charme,
sans songer au lendemain. Rafe était si différent des jeunes
gens qui avaient jusqu’alors croisé son chemin – oh, ils
n’étaient pas nombreux et son expérience se limitait à deux ou
trois amourettes éphémères.
Rafe l’avait à la fois étonnée et enchantée en faisant son
apparition lors de la journée « Portes ouvertes » qu’avait
organisée le centre où séjournait son frère Simon. Il l’avait
séduite par son humour, sa générosité et sa compassion, et elle
avait quitté l’établissement le cœur en fête, déjà amoureuse.
Jamais pourtant elle n’aurait imaginé, pas même dans ses rêves
les plus fous, que Rafe frapperait le soir même à la porte du
presbytère pour l’inviter à dîner…
Elle soupira. Parviendrait-elle un jour à se débarrasser de
ces souvenirs qui continuaient à la hanter ? Au fond, il serait
peut-être préférable qu’elle quitte Wellworth, définitivement, et
parte à Londres où rien ne lui rappellerait les jours heureux
qu’elle avait connus avec Rafe. A quoi bon se souvenir de la
première fois qu’il lui avait fait l’amour ? De son étonnement
et de sa douceur quand il avait découvert cruelle était encore
vierge ? Du sourire satisfait, ensorceleur qui s’était dessiné sur
ses lèvres lorsqu’il avait murmuré qu’elle lui appartenait, à lui
seul et à aucun autre ?
Pourquoi continuait-il à la tourmenter jour et nuit, jusque
dans ses rêves ? Avec un nouveau soupir exaspéré, elle attrapa
sa tasse et quittai la pièce d’un pas rageur avant de percuter
quelque chose de grand et de solide…
— Rafe ! s’exclama-t-elle. Puis-je savoir ce que tu fais ici ?
Comment as-tu réussi à entrer ?
Furieuse, elle le foudroyait du regard.
— La porte était ouverte. Tu devrais faire attention, cara,
on entre chez toi comme dans un moulin. Par les temps qui
courent…
— J’aurais préféré voir Jack l’Eventreur, si tu veux la
vérité. Que me vaut l’honneur de ta visite ? Je te croyais déjà à
l’autre bout du monde.
Contre toute attente, il esquissa un sourire.
— Le Grand Prix du Canada n’a lieu que dans deux
semaines : j’avais envie de m’attarder un peu à Wellworth,
expliqua-t-il avec une désinvolture exaspérante.
— Je me demande bien pourquoi. Ce n’est pas vraiment
Monte-Carlo, ici. Il n’y a rien de bien excitant à faire.
— Tu te sous-estimes, cara.
— Pour l’amour du ciel, Rafe, épargne-moi tes belles
paroles ! répliqua Eden en tournant les talons.
Sans même l’inviter à la suivre, elle regagna le salon et se
percha sur le rebord de la fenêtre, le seul endroit où l’on
pouvait encore s’asseoir.
— Dio ! Que s’est-il passé ici ? Tu as été cambriolée ?
Depuis le seuil, Rafe examinait la pièce vide d’un air
perplexe.
Son regard s’attarda sur le papier peint déchiré, masqué
quelques heures plus tôt par un élégant sofa en cuir.
— Je comprends mieux pourquoi tu as des vues sur le riche
propriétaire du coin, ajouta-t-il, sarcastique.
— Mes parents viennent tout juste de vendre le cottage et je
suis sur le point d’emménager dans un nouvel appartement,
riposta Eden. Comme je te l’ai déjà dit, Neville est un ami et je
n’ai aucune envie de m’investir dans une relation avec qui que
ce soit. Tu ne connais pas le proverbe : « Chat échaudé craint
l’eau froide » ? A cause de toi, Rafe, je ne ferai plus jamais
confiance à un homme de ma vie.
— Confiance ! répéta Raté d’un ton cinglant, les traits
soudain durcis par la colère. Tu oses me parler de confiance
alors que tu as piétiné allègrement celle que je t’accordais ! Tu
m’as brisé le cœur, tu entends ? Je t’ai tout donné, y compris
ma confiance, oui, et tu m’as tout jeté à la figure !
Disparu, envolé, le Rafael Santini urbain et charmeur qui
posait de bonne grâce devant les objectifs des photographes à
l’issue des grands prix, songea Eden en frissonnant. Dans le
salon vide se tenait un homme en colère, un bel Italien au
tempérament de feu. Ses éclats l’avaient toujours fascinée,
d’autant qu’ils s’éteignaient rapidement, cédant la place à des
accès de passion d’une intensité irrésistible.
— Dis-moi, Eden, comment aurais-tu réagi si tu m’avais
surpris au bord de la piscine, à demi nu dans les bras d’une
autre femme ? Pour couronner le tout, c’était mon frère que tu
embrassais, un homme en qui j’avais une confiance aveugle…
alors, qu’aurais-tu fait dans la même situation ?
— Je t’aurais écouté, murmura Eden.
Jamais encore elle n’avait considéré la situation sous cet
angle-là… En toute honnêteté, si elle avait surpris Rafe dans
les bras d’une autre, elle aurait pris ses jambes à son cou et
aurait cherché à panser seule ses plaies et son orgueil blessé.
— Mais je t’ai écoutée, assura Rafe avec véhémence.
Pour être tout à fait franc, la vue d’Eden en Bikini, lovée
dans les bras de son frère, l’avait tellement bouleversé qu’il
n’avait entendu que le fracas de son cœur qui se brisait en mille
morceaux.
— J’ai écouté ton silence pendant que Gianni m’expliquait
comment tu l’avais aguiché, jusqu’à ce qu’il n’ait plus la force
de résister à tes avances.
— Et, bien sûr, tu l’as cru, répliqua Eden d’un ton posé.
— C’était mon frère ! tonna Rafe en arpentant la pièce vide
d’un pas rageur. Pourquoi m’aurait-il menti ?
— Je ne sais pas.
Et personne ne le saurait jamais. En se donnant la mort,
Gianni avait emporté avec lui les obscures motivations qui
l’avaient poussé à briser le couple que formaient Eden et son
frère. Oh, elle ne lui en voulait pas : il n’était pas le seul
responsable de leur rupture. Leur couple s’était fragilisé, Rafe
donnait des signes de lassitude, il cherchait une bonne raison
de la congédier… A moins qu’il n’ait eu l’intention de la
garder comme maîtresse après son mariage avec la fille d’un
riche aristocrate italien…
— A quoi bon ressasser le passé ? murmura Eden, agacée
que Rafe se pose en victime alors que c’était lui qui l’avait
trahie, lui qui lui avait brisé le cœur, si brutalement qu’elle en
souffrait encore.
Rafe aspira une grande bouffée d’air et passa la main dans
ses cheveux, un petit geste qui trahissait sa nervosité.
— Je suis ici pour t’offrir mon pardon, déclara-t-il avec
raideur.
Devant l’absurdité de la situation, Eden faillit éclater de
rire. Décidément, c’était le monde à l’envers !
— Quelle générosité de ta part ! railla-t-elle d’un ton
glacial. Je te remercie, mais je n’en veux pas.
— Comment ?
L’air offusqué de Rare aurait presque été comique si
l’atmosphère n’avait pas été aussi tendue.
— Ecoute, Eden, j’ai enfin réalisé à quel point ce que nous
partagions tous les deux était précieux et je suis prêt à me
battre pour que nous repartions sur de nouvelles bases. Je suis
même disposé à effacer de ma mémoire ce qui s’est passé avec
Gianni. Tout ce qui compte à présent, c’est que nous puissions
nous accorder une autre chance.
— C’est trop tard, Rafe ! Je n’ai que faire de ton pardon. Je
n’ai rien à me reprocher, je n’ai pas d’excuses à te présenter.
La seule personne qui devrait s’excuser ici, c’est toi !
poursuivit-elle en se levant d’un bond, le regard noir. Oui, c’est
toi le traître, et personne d’autre ! A présent, pars, laisse-moi
tranquille ! Va retrouva Mitzy ou Misty, peu importe le nom de
ta dernière attachée de presse, et fiche-moi la paix !
Pendant quelques instants, Rafe demeura bouche bée,
visiblement surpris par son emportement. Elle était tellement
plus docile, à l’époque de leur idylle, songea Eden se forçant à
soutenir son regard perçant.
Au bout de quelque instants, il esquissa un sourire entendu.
— J’ai rompu avec Misa. Tu n’as aucune raison d’être
jalouse, cara.
Eden inspira profondément. Ce n’était pas le moment de
perdre son sang-froid.
— Ta femme sera certainement ravie de l’apprendre. Pour
ma part, je m’en moque. Et sache que je préférerais vendre
mon âme au diable plutôt que de tenter de nouveau quelque
chose avec toi.
Sa voix avait légèrement tremblé sur les derniers mots et
elle baissa les yeux, luttant de toutes ses forces contre
l’émotion qui menaçait de la submerger.
— Ma femme ? répéta Rafe d’un ton perplexe. Qu’entends-
tu par là, au juste ? Madré de Dio ! A ma connaissance, je ne
suis pas marié.
Il la retint sans ménagement par le bras comme elle essayait
de s’éloigner.
— Alors, qu’est-il advenu de Valentina de Domenici, la
femme que tu projetais d’épouser ? Je suis au courant, Rafe,
inutile de t’emmêler dans des explications stupides. C’est ton
père qui avait arrangé votre union, il y a des années de cela, et
tu envisageais secrètement de me garder comme maîtresse une
fois que le mariage aurait eu lieu. C’était un plan tout à fait
méprisable et le temps n’a rien fait pour apaiser mon
amertume, enchaîna-t-elle en tentant de se libérer de son
étreinte. Lâche-moi, Rafe, tu me fais mal.
— Tu ne sais rien du tout, gronda-t-il en resserrant ses
doigts autour de son poignet. Qu’est-ce que c’est que cette
histoire Eden ? Essaierais-tu de me faire porter le chapeau ?
Désolé, cara, mais ça ne marchera pas. Dio ! Combien de fois
t’ai-je surprise en train de flirter avec Gianni ? Mais jamais je
n’aurais imaginé que tu parviendrais à le faire craquer !
— Tu me fais mal, Rafe…
Il la libéra et étouffa un juron dans sa langue maternelle en
apercevant la trace rouge qui encerclait le poignet délicat de la
jeune femme.
— J’aurais dû écouter mon père, marmonna-t-il d’un air
sombre. Il m’avait pourtant mis en garde à ton sujet.
— Ça ne m’étonne pas, il ne m’a jamais aimée. Je n’étais
pas assez bien pour toi, à ses yeux.
— C’est ridicule, fit Rafe en détournant le regard.
Eden exhala un soupir. Pourquoi s’obstinait-elle à livrer une
bataille qu’elle savait perdue d’avance ? Tout au long de
l’année qu’elle avait passée auprès de Rafe, Fabrizzio Santini
avait pris un malin plaisir à ignorer son existence. Plus tard,
lorsqu’elle était arrivée d’urgence à l’hôpital après l’accident
de Gianni, Fabrizzio lui avait signifié en termes clairs et
abrupts que sa présence n’était souhaitée par aucun des
membres de la famille Santini. Elle n’avait été qu’une passade
dans la vie de Rafe, un simple coup de tête, avait-il souligné
avec cruauté, que son fils s’était empressé d’oublier.
Une grande fatigue la submergea soudain. Elle ne pouvait
en vouloir à personne si ses sentiments pour Rafe n’étaient pas
morts.
— Ça ne sert à rien de ressasser tout ça, répéta-t-elle avec
calme. Disons simplement que nous avons passé du bon temps
ensemble.
— C’était si bon que tu n’as jamais réussi à oublier.
Souple comme un félin, Rafe s’était avancé vers elle : il
était à présent tellement proche qu’elle dut basculer la tête en
arrière pour rencontrer son regard. A son grand désarroi, ce
qu’elle lut dans ses yeux la fit frissonner.
— Décidément, ton arrogance me surprendra toujours,
répliqua-t-elle d’une voix rauque qu’elle eût préféré plus
assurée.
— Ce n’est pas de l’arrogance, c’est la simple vérité, pour
nous deux. Car je ne t’ai pas oubliée, moi non plus. Notre
histoire occupera toujours une place spéciale dans mon cœur.
Non, elle ne se laisserait pas prendre au piège de ces belles
paroles prononcées d’une voix caressante. Non !
— C’était purement sexuel, déclara-t-elle d’un ton sec,
agacée par le petit sourire entendu qui jouait sur les lèvres de
Rafe. Et des dizaines d’autres femmes m’ont succédé depuis, je
ne suis pas dupe. Tu as toujours eu l’embarras du choix parmi
tes admiratrices, et elles sont nombreuses, n’est-ce pas ?
— Aucune d’entre elles ne t’arrive à la cheville, répliqua-t-
il, visiblement amusé. Tu ne me crois pas ?
Le sourire qui jouait sur ses lèvres s’effaça soudain et Eden
eut à peine le temps de voir son regard se voiler : dans un
mouvement fluide, Rafe la prit dans ses bras et captura sa
bouche avec une fougue qui la fit frémir. Il n’y avait aucune
douceur, aucune hésitation dans son baiser, c’était plutôt un
assaut sensuel, presque brutal, intense et brûlant – un assaut
qu’elle fut incapable de repousser.
Eden ferma les yeux, grisée par le plaisir. Elle touchait au
bonheur après une longue et difficile traversée du désert…
Comment avait-elle réussi à vivre sans lui ? La caresse de sa
langue qui tentait de franchir le barrage de ses lèvres fit voler
en éclats ses dernières velléités de résistance et, lorsqu’elle
céda, Rafe émit un gémissement sourd. Il enfonça ses doigts
dans ses cheveux pour la maintenir à sa merci et, de l’autre
main, caressa lentement les courbes de son corps frémissant.
Lorsque ses doigts s’arrêtèrent sur sa poitrine, Eden s’arqua
contre lui et noua ses mains sur sa nuque. Un soupir s’échappa
de ses lèvres. C’était tellement bon, après tout ce temps !
Pourtant, quand Rafe souleva son T-shirt, elle se figea. La
patience n’avait jamais été son point fort et, dans le feu de la
passion, il ne s’embarrassait ni des boutons ni des fermetures
Eclair, mais préférait tira et parfois même déchirer. A ce
souvenir, la réalité reprit brusquement ses droits : elle était
dans les bras de Rafe, le seul endroit au monde où elle s’était
juré ne jamais retourner !
Comme s’il avait senti ses réticences, ce dernier releva la
tête. Son regard était dur, glacial. Mortifiée, elle se laissa faire
lorsqu’il dénoua ses mains et s’écarta d’elle, un sourire
moqueur aux lèvres.
— Tu n’as jamais pu me résister bien longtemps…
Eden pivota sur ses talons, aveuglée par des larmes de rage.
Rafe avait raison : elle faisait preuve d’une faiblesse
consternante. Dans sa précipitation, elle heurta le rebord de la
fenêtre et se mordit la lèvre pour retenir un cri de douleur.
— Va-t’en, ordonna-t-elle en se dirigeant vers l’escalier.
Pars vite avant que j’appelle la police. Je n’ai que faire de ton
pardon, Rafe, et malgré ce que tu semblés croire, toi le grand
séducteur à qui aucune femme ne résiste, tu ne m’intéresses
pas.
— Par quoi dois-je commencer ? La bonne ou la mauvaise
nouvelle ? demanda Neville sans préambule le lendemain
matin, lorsque Eden le rejoignit à l’agence immobilière.
Après une nuit plutôt agitée et peuplée de cauchemars,
Eden n’avait pas besoin de soucis supplémentaires. Elle fronça
les sourcils en entendant les paroles de Neville.
— Commence par la mauvaise.
— L’appartement de la résidence Cob Tree n’est plus à
louer.
— Mais le contrat était presque signé ! protesta Eden, prise
de panique. Je dois quitter le cottage ce week-end.
— Je sais. Les propriétaires ont téléphoné ce matin pour
m’informer qu’ils avaient reçu une proposition d’achat qu’ils
ne pouvaient refuser.
— Oh non…, murmura Eden en se passant une main sur le
front d’un geste las. Comment vais-je faire ? Cliff et Jenny ont
bien proposé de m’héberger, mais maintenant que le bébé est
né, j’aurais trop peur de les gêner.
— J’ai une proposition à te faire, annonça alors Neville.
Eden le considéra d’un air interrogateur.
— Tu m’as trouvé autre chose, c’est ça ? Toujours à
Wellworth ?
— Au cœur même du village… il s’agit de la Dower
House, sans aucun doute la plus jolie demeure de Wellworth.
— Avec un loyer en rapport, j’imagine, objecta Eden. Et
puis je croyais que tu avais déjà trouvé de nouveaux locataires.
— C’est vrai, poursuivit Neville, mais l’entreprise qui a
signé le bail m’a demandé de chercher une personne qui se
chargerait de l’intendance de la maison. J’ai parlé au directeur
général tout à l’heure. Un certain Hank Molloy. L’entreprise
qu’il dirige fait partie d’un conglomérat international et la
maison servira de pied-à-terre à leurs cadres de passage en
Angleterre. M. Molloy m’a confié qu’il souhaitait faire venir à
la fin de l’été ses petits-enfants qui habitent le Texas, et il y
aura certainement du monde pendant les fêtes de Noël. Mais à
part ça, la maison sera vide. C’est pour cette raison qu’il
aimerait que quelqu’un l’habite à temps plein pour en prendre
soin et se charger de quelques tâches domestiques.
— Mais j’ai déjà du travail, Neville… En plus, je suis nulle
en cuisine.
— Tu n’aurais pas à cuisiner, rassure-toi : il faudrait juste
t’occuper du linge et prendre contact avec l’entreprise de
nettoyage avant l’arrivée de chaque famille. Rien de très
prenant, comme tu vois. Personnellement, je pense que ce
serait la solution parfaite, pour toi comme pour moi. Hank
Molloy est un monsieur très exigeant, tu comprends, du genre
qui souhaite que tout soit fait dans les plus brefs délais, c’est-à-
dire la veille… Et quand je lui ai dit que j’avais déjà quelqu’un
en tête pour tenir ce poste, il m’a aussitôt envoyé un contrat par
fax.
— Si je comprends bien, je serais employée par l’entreprise
de ce M. Molloy, c’est ça ?
— Tout à fait. Le contrat me semble correct. Le seul petit
hic, c’est qu’il te faudra donner trois mois de préavis quand tu
décideras de déménager.
— Ce n’est pas un problème : je ne projette pas de partir sur
un coup de tête, assura Eden. Tout de même, ça me semble trop
beau pour être vrai. J’espère qu’il n’y a pas de piège…
— Attends, je vais te passer M. Molloy, fit Neville en
composant un numéro de téléphone. Il sera plus à même que
moi de répondre à tes questions.
Cinq minutes plus tard, Eden raccrochait, pleinement
rassurée.
— Tu es un ange, fit-elle en gratifiant Neville d’un sourire
chaleureux. Je ne sais pas comment te remercier.
— Pour commencer, tu n’as qu’à accepter l’invitation à
dîner de ton agent immobilier préféré, fit-il d’un ton taquin.
Eden hésita. Elle appréciait la compagnie de Neville, son
humour et sa gentillesse, mais elle ne voulait surtout pas lui
donner de faux espoirs. D’un autre côté, il ne s’agissait que
d’un simple dîner, et, depuis que Rafe avait resurgi sans crier
gare, elle avait besoin de s’occuper l’esprit pour éviter de trop
penser à lui. Un dîner avec Neville constituerait une excellente
distraction.
La Dower House était une élégante bâtisse du XVIIIe siècle,
classée aux Monuments historiques, qui se dressait
majestueusement dans un parc paysage de plusieurs hectares.
Ses six pièces spacieuses avaient été entièrement restaurées et
décorées dans un style mélangeant habilement le rustique et le
raffinement moderne. A peine franchi le seuil, Eden eut le coup
de cœur pour cette demeure. Ce poste de gardienne était une
aubaine incroyable, songea-t-elle en gravissant les marches de
l’imposant escalier pour gagner la jolie chambre à coucher
qu’elle avait choisie.
La nuit était chaude et moite. L’orage avait menacé
d’éclater toute la journée et, quand elle ouvrit la fenêtre de sa
chambre, l’atmosphère lui parut plus lourde encore. Elle
n’avait guère eu de moment de répit ces jours passés, entre le
déménagement de ses parents et son installation ici : elle était
épuisée et, pourtant, elle n’était pas pressée d’aller se
coucher… Car c’était précisément lorsqu’elle n’avait plus rien
à faire que ses pensées retournaient invariablement vers Rafe et
les moments magiques qu’ils avaient partagés, tous les deux.
C’était hélas une illusion, une simple chimère, songea-t-elle
avec amertume. Aveuglée par ses sentiments, elle avait vu en
Rafe son âme sœur, cette « moitié » que tout le monde
recherche, parfois désespérément. Et cette conviction naïve
avait volé en éclats le soir où il les avait surpris au bord de la
piscine, Gianni et elle.
« Oublie-le ! », murmura-t-elle en allant se coucher. De son
côté, Rafe avait très certainement tourné la page et, en cet
instant précis, il devait se trouver à l’autre bout du monde, dans
les bras de sa blonde Suédoise… ou de sa remplaçante. Malgré
elle, l’aiguillon de la jalousie lui transperça le cœur. Avec un
soupir las, elle tendit la main vers la boîte d’antalgiques que le
chirurgien lui avait prescrits : pour couronner le tout, sa jambe
lui faisait mal. D’ordinaire, elle supportait assez bien la
douleur, mais ce soir-là, elle désirait plus que tout sombrer
dans l’oubli d’une bonne nuit de sommeil.
Quelques heures plus tard, Eden ouvrit les yeux, à l’instant
même où un éclair illuminait la pièce. Le tonnerre grondait au
loin, sourdement. En proie à une angoisse incontrôlable, elle
resta allongée dans le noir, à l’affût du petit bruit qui l’avait
tirée de son sommeil.
Y avait-il quelqu’un dans la maison ou bien était-elle
encore victime de son imagination ? Au même instant, le bruit
mat de la porte d’entrée résonna à ses oreilles.
Le cœur battant, Eden se leva.
Elle ne réussirait pas à se rendormir tant qu’elle n’aurait pas
élucidé ce mystère. Elle retint son souffle en arrivant en haut de
l’escalier : un rai de lumière filtrait sous la porte du salon.
Agrippant la balustrade d’une main moite, elle descendit
l’escalier sur la pointe des pieds. Dans la panique, elle n’avait
pas pensé à prendre son téléphone portable. Il ne lui restait
donc qu’une solution : s’enfuir par la porte d’entrée et courir
demander de l’aide – en pyjama, sous la pluie battante. Elle
était arrivée en bas de l’escalier lorsque la porte du salon
s’ouvrit brusquement. Etouffant un cri de stupeur, elle attrapa
l’objet le plus proche.
— Je sais qu’il n’y a pas d’heure pour faire des bouquets,
mais tout de même, railla une voix qu’elle aurait reconnue
entre mille. Puis-je savoir ce que tu fabriques, cara ?
— Ce que je fabrique, moi ?
Pendant quelques instants, les mots lui manquèrent. Puis
elle reposa le grand vase sur la console de l’entrée. Elle se
sentait parfaitement ridicule, mais ce sentiment, mêlé malgré
tout à une bonne dose de soulagement, céda rapidement la
place à la colère. Elle se tourna vers Rafe, l’air menaçant.
— Tu ne t’en es peut-être pas rendu compte, mais il s’en est
fallu d’un cheveu pour que ce vase ne se fracasse sur ta tête.
Au ton de sa voix, Rafe comprit qu’elle ne plaisantait pas.
Ses pommettes étaient roses, ses longs cheveux blonds
flottaient librement sur ses épaules et son pyjama en épaisse
cotonnade avait bien du mal à masquer les courbes de sa
silhouette. Perdu dans nu contemplation, il sentit monter en lui
une vague de désir et de tendresse mêlés.
— Serait-ce devenu une habitude d’entrer chez moi sans y
avoir été invité ? reprit-elle en relevant le menton. Et d’abord,
comment es-tu entré ? Ne me dis pas que la porte était ouverte
parce que je suis sûre de l’avoir fermée à clé avant de monter
me coucher.
Pour toute réponse, il secoua un trousseau de clés sous son
nez. Les yeux d’Eden s’arrondirent de surprise.
— Pardon de te détromper, je suis ici chez moi, déclara
Rafe d’un ton doucereux.
— Ah oui ? Et depuis quand t’appelles-tu Hank Molloy ?
— Hank est le directeur général d’une filiale de la Santini
Corporation. Il s’est occupé de la location de la maison pour
moi. Si j’ai bien compris, tu es ma gouvernante… Bienvenue à
la maison.
« Mesquin » ne suffisait pas à qualifier la conduite de Rafe,
pensa Eden avec fureur. « Machiavélique » eût été plus juste.
Depuis le début, sans savoir pourquoi, elle soupçonnait un
piège. Eh bien, elle ne s’était pas trompée, le piège se tenait
devant elle, en chair et en os ! Rafe la considérait d’un air
franchement amusé, et il était plus viril, plus séduisant que
jamais dans son jean noir et un blouson en cuir qui accentuait
son imposante stature et son magnétisme naturel. Eden dut
faire appel à toute sa détermination pour résister à l’appel de
ses sens.
— J’espère que tu as de bonnes raisons pour expliquer ton
acte frauduleux ! Car c’est bien de ça dont il s’agit : tu as usé
de moyens détournés pour me pousser à signer ce contrat.
Un sourire entendu flotta sur les lèvres de Rafe.
— J’en ai plusieurs, en effet.
— Parfait, je t’écoute.
— Je crois qu’une démonstration pratique serait plus
efficace. Vif comme l’éclair, il s’approcha délie, la saisit par la
nuque et emprisonna ses lèvres. Enivrée par l’odeur musquée
de son eau de toilette, Eden ferma les yeux. Comment lui
résister alors que déjà, une vague de désir montait en elle. La
chaleur de Rafe l’enveloppait tandis qu’il l’attirait contre lui.
Elle posa ses mains tremblantes sur son torse puissant et sentit
que son cœur battait à grands coups sourds.
Il l’embrassa à perdre haleine, jusqu’à ce que ses lèvres
s’ouvrent, jusqu’à ce qu’elle chancelle dans ses bras,
complètement offerte. Alors seulement, il s’écarta. Il continua
d’effleurer sa bouche d’une caresse aérienne, comme pour
mieux savourer le gout de sa victoire.
— Pourquoi me harcèles-tu ainsi ? murmura-t-elle lorsqu’il
relâcha son étreinte quelques secondes plus tard. Qu’attends-tu
de moi ?
La réponse était pourtant simple, songea Rafe en la
regardant croiser les bras sur sa poitrine dans un geste de
défense. Mais elle n’était pas encore prête à l’entendre. Son air
fragile et le frémissement de ses lèvres attisèrent le sentiment
de culpabilité qui couvait en lui. Peut-être devrait-il la laisser
tranquille, disparaître de sa vie une fois pour toutes et
s’efforcer d’oublier la complicité qu’ils avaient jadis partagée,
le bonheur qu’ils avaient connu ensemble… Mais n’était-ce
pas précisément ce qu’il avait essayé de faire durant ces quatre
années ? En vain ?
— Je ne suis pas en train de te harceler, cara mia. Il se
trouve que tu es chez moi, que tu dors dans mon lit – au sens
figuré du terme, bien sûr, s’empressa-t-il d’ajouter comme elle
ouvrait la bouche pour protester.
— Penses-tu sincèrement que je vais croire à une simple
coïncidence ? lança-t-elle d’un ton mordant.
Il haussa les épaules.
— Non, bien sûr. J’ai fait des pieds et des mains pour
organiser tout ça et je n’étais même pas sûr que ton cher ami
l’agent immobilier te proposerait le poste de gardienne. Il
aurait tout aussi bien pu le confier à sa vieille chouette de
secrétaire. Auquel cas je me serais montré beaucoup moins
chaleureux…
Ses yeux noirs pétillaient de malice et Eden fut soudain
partagée entre l’envie de le gifler et celle de fondre en larmes.
Elle avait oublié combien il aimait la taquiner, elle avait oublié
son sens de l’humour et tous les fous rires qu’ils avaient
partagés… et elle n’avait aucune envie de s’en souvenir !
— Gloria est la remplaçante rêvée, c’est une excellente
idée, déclara-t-elle d’un ton glacial. Inutile de te préciser que je
n’ai pas l’intention de vivre sous le même toit que toi.
Sans lui laisser le temps de répondre, elle tourna les talons
et monta l’escalier quatre à quatre pour gagner sa chambre où
elle s’empara de sa valise. Elle était en train d’y empiler ses
vêtements lorsque Rafe s’encadra dans l’embrasure de la porte.
Feignant de ne pas le voir, elle continua de remplir sa valise
puis entreprit de la boucler avec des gestes fébriles.
— Sais-tu qu’il pleut dehors ? demanda Rafe d’une voix
ironique.
— C’est le cadet de mes soucis.
L’orage s’était rapproché, le tonnerre grondait bruyamment
tandis que des trombes d’eau battaient les carreaux des
fenêtres.
— Je préférerais affronter un ouragan plutôt que de rester
une minute de plus en ta compagnie !
Il lui bloquait le passage, grand, solide comme un roc. Elle
tenta pourtant de le repousser en plaquant ses mains sur son
torse, pressée de fuir avant de commettre une bêtise – le
supplier de l’embrasser encore, par exemple.
— Quel mot ne comprends-tu pas dans : « Je n’ai aucune
envie de donner une autre chance à notre histoire » ? s’écria-t-
elle, excédée.
— Tous, répondit Rafe dans un souffle.
Cette fois, ses lèvres furent douces et tendres, son baiser si
plein de délicatesse qu’Eden sentit glisser des larmes sur ses
joues.
Rafe prit son visage entre ses mains et se figea lorsqu’il
sentit des larmes couler le long de ses doigts. Mais il
n’interrompit pas leur baiser, au contraire : ses caresses se
firent plus ardentes, plus passionnées et Eden ne put
s’empêcher d’y répondre.
Lorsqu’il s’écarta quelques minutes plus tard, elle recula
d’un pas, ai proie à un troublant mélange de désir et de
confusion. Comment était-il possible qu’un simple baiser la
bouleverse à ce point ? Et, surtout » où diable était passé son
amour-propre ?
— Laisse-moi partir, supplia-t-elle d’une voix étranglée.
Rafe esquissa un bref sourire.
— C’est moi qui vais partir, ne t’inquiète pas. Je prends
l’avion pour le Grand Prix du Canada demain : je retournerai
ensuite en Italie, avant de m’envoler pour Bahreïn. Le contrat
que tu as signé stipule que tu dois donner un préavis de trois
mois avant de quitter la maison, lui rappela-t-il. Ce week-end,
le dirigeant d’une de mes filiales est attendu à Oxford où il doit
superviser la reprise de l’usine que le groupe Santini vient de
racheter. Bruno, son épouse et leurs quatre enfants se
réjouissent d’avance à l’idée de séjourner dans une authentique
demeure anglaise et ils sont ravis de pouvoir compter sur toi.
Le ton calme de sa voix ne cachait pas sa détermination à
voir les choses se dérouler exactement comme il l’avait prévu.
— Neville trouvera quelqu’un d’autre, objecta Eden en
serrant nerveusement la poignée de sa valise. Je n’aime pas
qu’on me manipule, Rafe. Tu y réussissais peut-être très bien
avant, mais cette époque est terminée, le charme est
définitivement rompu. Je ne suis plus la pauvre idiote qui
accourait au moindre claquement de doigts !
La mâchoire de Rafe se contracta.
— Où comptes-tu aller ?
— Je trouverai un appartement, ne t’inquiète pas pour moi.
Si celui que j’avais repéré n’avait pas été vendu
précipitamment, je ne serais pas ici ce soir.
Elle s’interrompit comme une idée lui traversait l’esprit.
Une idée aussi odieuse qu’incroyable…
— Ne me dis pas que l’appartement de la résidence Cob
Tree… Non, tu n’aurais tout de même pas fait ça !
Rafe esquissa une moue faussement penaude.
— C’est un joli petit investissement… même si la situation
géographique laisse à désirer.
— Tu es d’une mesquinerie affligeante, Rafe ! Mais je ne
me laisserai pas faire, cette fois. D’ailleurs, pourquoi te
donnes-tu tout ce mal ? Est-ce par esprit de vengeance, pour
me punir d’un péché que je n’ai pas commis ?
Il la dominait de toute sa hauteur, et les traits de son beau
visage s’étaient soudain crispés de colère. En homme habitué à
ce qu’on lui obéisse, Rafe Santini supportait mal
l’insoumission…
— Si je me donne tout ce mal, Eden, c’est parce que je suis
convaincu que nous avons vécu quelque chose de beau, de
précieux, et qu’il serait dommage de ne pas retenter l’aventure.
Et peu importe si mes méthodes ne sont pas très loyales, je
ferai tout pour parvenir à mes fins, conclut-il.
— Mais que veux-tu ?
— Te ramener dans mon lit, parce que c’est ta place.
L’espace d’un instant, un instant de pure folie, Eden
hésita… La proposition de Rafe était tentante, à quoi bon le
nier ? Dieu merci, les brumes qui enveloppaient son cerveau se
dissipèrent d’un coup et elle secoua la tête.
— Je ne t’appartiens pas, Rafe. Il y a bien longtemps que tu
m’as rendu ma liberté et je n’ai aucune intention de revenir en
arrière.
4.
La bonne odeur de café frais qui s’échappait de la cuisine
signala à Eden que son indésirable visiteur n’était pas encore
parti. A sa grande surprise, alors qu’elle avait cru ne pas
pouvoir fermer l’œil tant que Rafe séjournerait sous le même
toit, elle s’était réveillée en sursaut dans sa chambre inondée de
soleil. Sa montre avait confirmé ses craintes. Il était 10 heures
passées !
— Buon giorno, cara, lança Rafe avec nonchalance en
abaissant son journal pour l’envelopper d’un regard
appréciateur.
Eden ferma les yeux, submergée par un flot de souvenirs.
Elle avait toujours aimé l’ambiance des petits déjeuners qu’ils
prenaient autrefois dans la grande cuisine de sa villa, nichée au
bord du lac de Côme. Malgré son immense fortune, Rafe était
un homme simple qui savait apprécier à leur juste valeur les
petits plaisirs de tous les jours, loin du grand cirque médiatique
de la Formule 1. Pendant quelques semaines idylliques, les
nuits passionnées avaient succédé aux journées de farniente, et
l’étroite complicité qui les unissait l’avait rendue pleinement
heureuse.
Comment ce bel édifice s’était-il écroulé de manière aussi
spectaculaire ? Comment Rafe avait-il pu se laisser influencer
par les mensonges de son frère cadet ? La réponse était
pourtant d’une cruelle simplicité : il ne lui avait jamais fait
confiance. Ses liens familiaux avaient aisément triomphé d’une
liaison qui lui importait peu, au fond.
— Je croyais que tu étais censé partir, fit-elle observer d’un
ton accusateur, exaspérée par l’effet dévastateur qu’il avait
encore sur elle.
Il arqua les sourcils d’un air perplexe.
— Tu n’étais pas aussi soupe au lait quand tu passais la nuit
dans mes bras… Il faut dire que l’abstinence sexuelle a une
fâcheuse tendance à altérer l’humeur. Veux-tu que je remédie à
ça ? ajouta-t-il d’un air faussement candide qui lui valut une
œillade assassine.
— La seule chose qui me soulagerait, ce serait que tu
quittes cette maison en promettant de ne jamais y remettre les
pieds.
Tout en parlant, elle brancha la bouilloire électrique et
ouvrit le placard qui abritait une drôle de théière en forme de
grenouille.
— Je vois que ta fascination pour les créatures visqueuses
est restée intacte.
A ces mots, Eden le gratifia d’un regard entendu.
— Je ne parierais pas là-dessus : figure-toi qu’il y a belle
lurette que tu ne me fascines plus, Rafe.
Il éclata de rire, ce qui ne l’aida pas à recouvrer son sang-
froid.
— Je peux t’assurer que je ne suis pas visqueux, cara mia.
Viens me toucher, tu verras.
Une fois encore, il fut plus rapide qu’elle et elle poussa un
petit cri offusqué lorsqu’elle se retrouva sur ses genoux,
prisonnière de ses bras puissants.
— Laisse-moi tranquille, Rafe, murmura-t-elle tandis
qu’une onde de chaleur l’envahissait. D’accord, d’accord, tu as
gagné : tu n’as rien de visqueux… Les grenouilles non plus,
d’ailleurs.
Elle parlait d’une voix entrecoupée, troublée par la preuve
tangible du désir de Rafe tout contre elle.
— Ce sont de jolies petites bestioles que j’aime toujours
autant…
— Ce qui explique sans doute pourquoi, alors que tout le
monde m’avait couvert de luxueux cadeaux après que j’ai
remporté le titre de champion du monde pour la quatrième fois
consécutive, tu m’aies offert une grenouille en plastique vert
pomme qui couinait quand on appuyait dessus.
A ce souvenir, les joues d’Eden s’empourprèrent et Rafe
retint de justesse un soupir de bonheur.
Quand il avait posé les yeux sur elle le jour de la
conférence de presse, il avait été frappé par son allure
sophistiquée et par l’assurance qui se dégageait d’elle. Mais en
cet instant précis, simplement vêtue d’un jean délavé et d’un T-
shirt, avec ses longs cheveux blonds en bataille autour de son
visage encore ensommeillé, elle ressemblait à la jeune, à
l’innocente Eden qui continuait à hanter ses rêves. Et il comprit
alors qu’elle n’était pas aussi sûre d’elle qu’elle aurait aimé le
faire croire, ni aussi insensible au courant de pure sensualité
qui circulait entre eux, toujours aussi intensément.
Dans un élan déterminé, elle glissa de ses genoux et le
parfum frais, légèrement citronné, de son opulente chevelure
lui serra le cœur.
— C’était idiot de t’offrir ça, je sais, marmonna-t-elle, mais
qu’aurais-je bien pu offrir à un homme qui avait déjà tout ?
Pourtant, il n’avait pas la chose qu’il désirait le plus au
monde, songea Rafe, en proie à de troublantes émotions.
Quelle serait sa réaction s’il lui disait qu’il entamait chaque
nouvelle course avec un amphibien couineur enfoui dans la
poche de sa combinaison ignifugée ?
— Quand es-tu censé partir ? reprit Eden sans transition. Et
quand doivent arriver ton cadre et sa famille ? J’aurais aimé
être prévenue quelques jours à l’avance.
— J’ai essayé d’appeler à plusieurs reprises, hier, pour te
prévenir de mon arrivée, répliqua Rafe, piqué au vif. Tu devais
être occupée ou sortie.
— J’ai dîné avec Neville, si tu veux tout savoir. Nous
sommes rentrés un peu tard, c’est vrai.
— Tu l’as reçu ici ? C’est très imprudent de ta part, cara…
Que cela ne se reproduise pas.
— Pardon ? De quel droit m’interdirais-ru de voir mes
amis ? Et puis tes allusions sont immondes. Neville et moi
avons bu un café, en tout bien tout honneur. Ça n’a plus aucun
sens à présent, mais j’avais envie de le remercier de m’avoir
proposé ce logement. Si j’avais su que tu te cachais derrière
tout ça, je me serais abstenue.
— Surtout, veille bien à ne pas le remercier trop
chaleureusement, fit Rafe d’un air sombre.
— Je fais ce que je veux, que cela te plaise ou mon !
s’indigna Eden en le foudroyant du regard, les poings plantés
sur les hanches.
— Pas sous mon toit, cara mia, c’est un conseil que je te
donne.
Quel toupet… quelle arrogance ! Eden n’en croyait pas ses
oreilles !
— Très bien, je démissionne. Je déménage mes affaires
aujourd’hui et il ne te restera plus qu’à trouver une autre
gouvernante !
A son grand désarroi, Rafe se contenta de hausser les
épaules.
— C’est dommage pour ton ami… Sa réputation
professionnelle risque d’en prendre un coup si le bruit court
qu’il n’est pas capable d’embaucher du personnel qualifié pour
les nombreuses maisons de campagne qu’il met en location.
— Je te déteste, lâcha Eden, à court d’arguments pertinents.
Tu ne supportes pas que la situation t’échappe, n’est-ce pas ?
— Disons plutôt que je fais en sorte d’atteindre mes
objectifs, rectifia-t-il avec un demi-sourire. Et je réussis
toujours, tu devrais le savoir, cara.
Avec une désinvolture irritante, il plia son journal et
referma son attaché-case, parfaitement indifférent à son
indignation.
— En principe, Bruno doit arriver mardi avec sa femme et
leurs enfants. Il sait que tu es journaliste et que tu travailles la
journée, ne t’inquiète pas. Je compte toutefois sur toi pour te
lever plus tôt le matin et prendre un peu plus soin de ton
apparence avant de descendre.
Eden inspira profondément, au bord de l’explosion.
En voyant l’heure tardive, elle s’était habillée à la hâte sans
même prendre le temps d’enfiler un soutien-gorge, détail que
soulignait avec insolence son T-shirt rétréci par les lavages en
machine. L’atmosphère s’alourdit encore lorsque Rafe baissa
les yeux sur ses seins ronds et haut perchés. Instantanément,
ses tétons se durcirent et elle ne put s’empêcher de frissonner.
— Tu as froid, cara ? demanda-t-il d’un ton ironique.
Rougissante, elle croisa les bras sur sa poitrine. Lui portait
un costume gris anthracite, très certainement coupé sur mesure,
assorti à une chemise d’une blancheur immaculée et une
cravate de soie. Ainsi vêtu, il ressemblait davantage au super
P.-D.G. d’une multinationale qu’à un pilote de course – un rôle
qu’il était bien obligé d’assumer depuis que l’état de santé de
son père s’était dégradé.
— Passons un marché, d’accord ? Je monte enfiler une
tenue plus décente pendant que toi, tu… disparais !
Le rire de Rafe la poursuivit jusqu’en haut de l’escalier et
Eden prit un malin plaisir à claquer bruyamment la porte de sa
chambre.
La maison était déserte quand elle redescendit un moment
plus tard. Tant mieux… oui, tant mieux ! Il était grand temps
de se concentrer sur l’avenir et Rafe n’en faisait pas partie. Elle
traversa le hall d’entrée et s’immobilisa soudain. Bon sang, elle
avait oublié de fermer la fenêtre de la salle à manger, il ne lui
restait plus qu’à y retourner.
Quel dommage qu’elle ne puisse profiter plus longtemps de
ce cadre enchanteur, songea-t-elle en promenant un dernier
regard sur la pièce joliment décorée.
Elle était sur le point de fermer la porte-fenêtre qui donnait
sur la terrasse lorsqu’un léger mouvement retint son attention.
Rafe se tenait près de la mare qui agrémentait le jardin : les
bras croisés sur sa poitrine, la tête haute, il semblait perdu dans
ses pensées. Elle put l’observer à loisir, le dévorer des yeux
sans qu’il se rendît compte du regard qui pesait sur lui.
A cet instant précis, il lui parut plus vieux que son âge.
Quatre années s’étaient écoulées depuis leur rupture et la vie
d’un champion de Formule 1 était extrêmement éprouvante,
tant au plan physique que psychologique. Elle se souvenait
encore de l’incroyable pression que Rafe subissait avant
chaque course. Son père, Fabrizzio, avait été dans sa jeunesse
un brillant ingénieur et son mariage avec la fille d’un grand
constructeur automobile lui avait donné les moyens financiers
de créer une gamme de luxueuses voitures de sport, devenues
depuis l’un des fleurons de l’industrie italienne. Et, lorsque
Rafe avait remporté son premier titre de champion du monde,
au volant d’une voiture spécialement mise au point par son
père, la marque Santini était aussitôt allée rejoindre les plus
grands noms de la Formule 1, tels Ferrari et Renault. Depuis
cette date mémorable, le renom et la prospérité de la Santini
Corporation reposaient sur les épaules du golden boy italien.
Bon gré mal gré, Rafe était devenu un véritable héros national
pour qui la notion même d’échec n’existait pas. D’où une
pression permanente, usante.
On se sentait bien seul quand on était tout en haut, avait-il
un jour confié à Eden, alors que celle-ci promenait le regard sur
la foule d’admirateurs venus célébrer sa nouvelle victoire, et
qu’elle s’était gentiment moquée de lui A l’époque, elle avait
cru à une plaisanterie, mais à présent elle comprenait ce qu’il
avait voulu dire et un sentiment de culpabilité s’empara d’elle.
Peut-être les choses auraient-elles été différentes si elle s’était
montrée plus attentive ?
Rafe releva brusquement la tête et capta son regard A son
grand désarroi, elle lut une profonde tristesse dans ses yeux
noirs.
— D’où t’est venue l’idée que j’étais sur le point d’épouser
Valentina ? demanda-t-il sans préambule, quand il l’eut rejoint.
Eden haussa les épaules, feignant d’admirer un massif de
marguerites.
— C’est Gianni qui me l’a dit.
— Gianni ! Je ne te crois pas.
— C’est pourtant la vérité. Le fameux soir où tu nous as
trouvés tous les deux près de la piscine et que tu en es arrivé à
des conclusions absurdes… Eh bien, Gianni venait de
m’expliquer que la famille Santini s’était entendue avec les
Domenici, et que tu avais la ferme intention d’épouser
Valentina pour contenter ton père.
— Je ne suis pas sa marionnette, répliqua Rafe d’un ton
rageur, et nous sommes au XXIe siècle. L’époque des mariages
de convenance est révolue !
— Irais-tu jusqu’à nier d’avoir abordé la question avec
Fabrizzio ?
— On en a parlé, c’est vrai, admit-il avec un petit
haussement d’épaules. L’idée plaisait à mon père, mais il savait
qu’il n’y avait aucune chance pour que cela se produise.
— Pourtant, Gianni m’a tout raconté ! s’écria Eden d’une
voix tremblante.
C’était la première fois que Rafe se donnait la peine
d’écouter ses explications, mais l’incrédulité teintée de mépris
qui se lisait dans ses yeux ne lui facilitait guère la tâche.
— Il m’a dit que la médiatisation de notre liaison faisait
partie du plan que tu avais soigneusement imaginé… Le
moment venu, la nouvelle de notre rupture aurait fait la une de
tous les journaux, et Valentina et sa famille se seraient frotté
les mains. Bien sûr, tu m’aurais gardé comme maîtresse… Le
seul petit détail que tu avais omis, c’est que je n’aurais jamais
accepté ce marché ignoble !
La mâchoire de Rafe se durcit, mais sa voix se fit sirupeuse
lorsqu’il demanda :
— Et Gianni t’aurait raconté tout ça ? Mon frère disparu qui
ne peut plus se défendre contre tes accusations ? Reconnais que
c’est bien pratique, n’est-ce pas ?
— Pourquoi mentirais-je ? éluda Eden, gagnée par une
sourde colère. Gianni ne m’aurait probablement rien dit si je ne
l’avais pas questionné. Cela faisait plusieurs semaines que je te
sentais froid et distant : j’avais l’impression que tu commençais
à te lasser de moi. Alors j’ai interrogé Gianni jusqu’à ce qu’il
m’avoue tes plans machiavéliques… Et il essayait seulement
de me consoler lorsque tu nous as surpris tous les deux. Ce
n’était rien d’autre que ça, même s’il a prétendu ensuite que
nous avions une liaison secrète.
— C’est donc ça, ta version des faits ? fit Rafe d’un ton
sarcastique, éteignant du même coup la faible lueur d’espoir
qui s’était mise à briller tout au fond du cœur d’Eden. Est-ce
vraiment là tout ce que tu as à dire pour ta défense, cara ?
— Tu veux la vérité, Rafe ? répliqua-t-elle, cette fois avec
un calme glaçant. La vérité, c’est que tu es un traître, un type
sans foi ni loi qui espérait faire un beau mariage avec la fille
d’un riche aristocrate, tout en gardant une maîtresse pour ton
bon plaisir. A quoi bon ressasser le passé, de toute façon ? Tu
t’es fait ton opinion sur moi il y a quatre ans et tu n’auras
jamais le courage de reconnaître que tu as eu tort.
— Enfin, Eden je vous ai surpris… Et puis, tu as toujours
eu un faible pour Gianni je vous voyais souvent plaisanter
ensemble.
— Parce que c’était le seul membre de ta famille qui était
gentil avec moi, argua Eden, sur la défensive. Ton père n’a
jamais caché le mépris qu’il me vouait et les autres me fuyaient
comme la peste. Quant à moi, je n’avais d’yeux que pour toi…
Et c’était encore le cas. Rafe était le seul homme qu’elle ait
jamais aimé. C’était aussi lui qui, sans le savoir l’avait ensuite
poussée à se mettre en danger durant trois années : elle n’avait
trouvé que cette solution pour éviter de penser à lui et aux
moments heureux qu’ils avaient partagés.
— Si tu veux, la vérité, reprit-elle avec amertume, je trouve
que tu ne manques pas de toupet de m’accuser d’infidélité alors
que pas une semaine ne se passe sans que tu t’affiches au bras
d’une nouvelle conquête.
Elle se raidit en le voyant s’approcher d’elle.
— J’ai eu quelques maîtresses, c’est vrai, reconnut-il en
haussant les épaules tandis qu’une main glacée étreignait le
cœur d’Eden. Mais je te suis resté fidèle tout au long de notre
histoire. Je ne convoitais personne d’autre, moi.
En proie à une vive émotion, elle tourna les talons et se hâta
vers les quelques marches qui menaient à la terrasse. Soudain,
une main ferme s’abattit sur son épaule et la voix de Rafe
résonna à ses oreilles, empreinte de gravité.
— Aucune autre femme n’a compté pour moi, Eden. J’ai
toujours rêvé de te retrouver.
— Arrête tes bêtises, murmura la jeune femme, hypnotisée
par le regard pénétrant de son compagnon.
Il inclina la tête vers elle jusqu’à ce qu’elle sente son
souffle sur ses lèvres.
— C’est pourtant la vérité, murmura-t-il avant de réclamer
sa bouche dans un baiser fiévreux.
Luttant de toutes ses forces pour ne pas succomber à l’onde
de chaleur insidieuse qui montait en elle, Eden martela le torse
de Rafe de ses poings serrés. Loin de se laisser impressionner,
ce dernier la plaqua contre lui et, enfouissant une main dans la
masse opulente de ses cheveux, la saisit par la nuque pour
mieux contrôler leur étreinte. Mais lorsque du bout de la langue
il dessina le contour de ses lèvres, elle les tint fermement
serrées, s’efforçant de l’imaginer avec une autre femme.
Insupportable, cette simple pensée la poussa à redoubler
d’efforts pour tenter de se libérer. Mais c’était compter sans
l’obstination de son compagnon. Il la connaissait tellement
bien… Même après tout ce temps, il semblait se souvenir de
tous ses points sensibles, de toutes les caresses qui la grisaient
de plaisir. Incapable de résister plus longtemps, elle desserra
les poings et noua ses mains sur sa nuque, savourant sans
retenue l’épaisseur soyeuse de ses cheveux entre ses doigts. Le
baiser de Rare se fit alors plus exigeant et elle entrouvrit ses
lèvres dans un petit gémissement tandis qu’il resserrait encore
son étreinte.
Le désir flambait entre eux, telle une torche vive.
— Il ne s’est pas passé une seule nuit sans que je rêve de te
faire l’amour, déclara-t-il d’une voix rauque en s’écartant
légèrement pour la prendre dans ses bras et l’allonger
délicatement dans l’herbe fraîche.
Juste au-dessus d’eux, les branches formaient urne voûte
végétale aux entrelacs compliqués, à travers laquelle on
apercevait le ciel d’un bleu limpide et intense. L’odeur sucrée
de l’herbe se mêlait à celle de l’eau de toilette de Rafe, et Eden
ferma les yeux pour mieux s’abandonnera ce moment magique.
Il avait été son premier et son unique amant… Et, enfin, ils
étaient de nouveau réunis. Quand il reprit sa bouche, ce fut
avec une grande douceur, cette fois, comme s’il avait senti
qu’elle avait baissé les armes, qu’elle ne lutterait plus contre le
désir qui les embrasait.
Prestement, il releva le T-shirt de la jeune femme et
contempla d’un air avide ses seins frémissants.
Parcourue d’un long frisson, Eden ne put retenir un petit cri
de plaisir lorsqu’il effleura de sa langue son téton turgescent. Il
la titilla d’abord avec des caresses aériennes, des petits baisers
aussi légers que des ailes de papillon jusqu’à ce que, n’y tenant
plus, elle plante ses ongles dans ses épaules et l’oblige à des
caresses plus audacieuses, divinement érotiques. Elle se
cambra alors contre lui et ils ondulèrent ensemble, retrouvant
d’instinct le rythme langoureux de leurs étreintes passées.
Ce ne fut que lorsqu’il défit fébrilement le bouton de son
jean et qu’il entreprit de le faire glisser sur ses hanches que la
réalité reprit brutalement ses droits. Si elle ne réagissait pas
tout de suite, Rafe ne tarderait pas à découvrir les horribles
cicatrices sur sa jambe blessée. Mon dieu… avait-elle perdu la
tête pour s’offrir à lui dans ce genre d’endroit, juste avant qu’il
ne s’envole à l’autre bout du monde ?
Rafe la sentit se raidir. Visiblement dérouté, il suspendit ses
caresses pour sonder son regard.
— Non…, articula-t-elle en le repoussant sans
ménagement, non… je n’ai pas envie de ça.
Il roula sur le dos en laissant échapper un rire teinté
d’ironie.
— Excuse-moi, cara, je n’avais pas remarqué… Sais-tu
seulement ce que tu veux ? enchaîna-t-il en dardant sur elle un
regard dur tandis qu’elle rajustait fébrilement ses vêtements.
— Pas toi, en tout cas.
— Est-ce pour cette raison que tu t’apprêtais à fuir comme
une voleuse ?
Eden se sentit rougir sous son regard perçant.
— Je te croyais déjà parti. Et puis, je ne m’enfuyais pas : vu
les circonstances, il m’est impossible de rester ici, je pensais
que tu l’aurais compris.
Sans la quitter des yeux, il roula sur le côté et appuya
nonchalamment sa tête dans le creux de sa main.
— Et si c’était moi qui te demandais de rester ?
— Donne-moi une seule bonne raison pour que j’accepte.
— Si tu restais, nous pourrions donner un second souffle à
une histoire que ni toi ni moi n’avons réussi à oublier, suggéra-
t-il très calmement.
Eden secoua la tête.
— Nous avons déjà envisagé la question, il me semble, et je
croyais avoir été claire : je refuse d’entamer quoi que ce soit
avec un homme qui ne me fait pas confiance. Je ne t’ai jamais
menti.
Elle avait parlé avec tant de véhémence que le cœur de Rafe
se serra douloureusement.
— Ce qui signifie que Gianni, mon jeune frère en qui
j’avais entière confiance, m’aurait menti, lui, murmura-t-il.
Eden se sentit bouleversée par ses paroles.
— Ce n’est pas moi qui ai provoqué son accident, ajouta-t-
il sans transition.
— Je sais, dit-elle en posant une main sur bras.
L’expression torturée qui voilait son visage mat l’emplissait
d’une tristesse infinie. Elle aurait tant aimé pouvoir le
consoler ! Mais, indifférent à ce qui l’entourait, il semblait
perdu dans ses souvenirs.
— Je l’aimais et la rivalité qui existait entre nous n’était pas
aussi intense que ce que tout le monde semblait croire. C’est ce
que je pensais, en tout cas. Mais, au Grand Prix de Hongrie,
j’ai réalisé à quel point Gianni tenait à me battre… j’aurais pu
le laisser passer, j’avais même l’intention de le faire. Au lieu de
ça, il a pris des risques totalement inconsidérés en abordant le
virage beaucoup trop vite. L’image de sa voiture violemment
projetée contre les barrières de sécurité ne me quittera jamais.
Sans la regarder, il se releva. Le regard rivé sur un point
invisible, la tête haute, il se dirigea vers la maison. Eden lui
emboîta le pas.
— Cette nuit-là, alors que j’étais à son chevet dans le
service de réanimation et qu’il gisait là, inconscient, relié à tout
un tas de machines, je me suis juré que rien ni personne ne
viendrait jamais plus se mettre entre nous et que je réglerai
définitivement la querelle qui nous avait séparés, lui et moi.
— A quel propos vous étiez-vous disputés ? risqua Eden à
mi-voix. Etait-ce à cause de moi ?
Rafe acquiesça d’un signe de tête.
— Je comprends mieux pourquoi tu me détestes. En fait,
c’est moi qui ai causé son accident, indirectement.
— Non, c’était lui le responsable, objecta Rafe d’un ton
ferme. Il m’a fallu trois ans pour l’accepter. Il a pris des risques
énormes et en a payé le prix. Malheureusement, il n’a jamais
accepté sa paralysie… Je me sentais terriblement coupable…
J’ai vécu l’enfer après notre rupture, Eden, mais mes
souffrances n’étaient rien par rapport à ce qu’il traversait. Au
bout du compte, je n’ai même pas réussi à le sauver… Il a
préféré se donner la mort.
Pour la première fois, Eden comprit pleinement à quel point
ces dernières années avaient été éprouvantes pour Rafe. Il avait
reçu un choc énorme en la trouvant dans les bras de son frère,
et c’était probablement pour cela qu’il avait choisi de croire
Gianni. Quant à elle, blessée dans son amour-propre, elle
n’avait pas trouvé les mots justes pour se défendre… Ensuite,
tout s’était enchaîné, l’accident de Gianni, ses blessures
physiques et ses souffrances morales. Incapable de lui venir en
aide, Rafe avait dû se contenter de lui accorder sa confiance et
de le soutenir.
— Je dois partir, mon avion m’attend, maugréa-t-il en
traversant le salon à grandes enjambées.
Il s’arrêta quelques instants dans le hall d’entrée pour
enfiler sa veste et récupérer sa mallette.
— Où comptes-tu t’installer ? Chez Neville Monkton ?
— Non ! Il n’y a absolument rien entre nous… En fait, je
ne sais pas encore ce que je vais faire, admit-elle, en pleine
confusion.
Déjà, Rafe poursuivait son chemin. Il jeta sa mallette à
l’arrière de sa voiture de sport et se glissa au volant. Il se passa
pourtant quelques instants avant que le moteur ne se mette à
vrombir, et Eden se rappela toutes les fois où elle s’était tenue
en bordure des circuits, la peur au ventre, pendant que les
bolides défilaient sous ses yeux à une vitesse vertigineuse.
— Rafe !
Sur le point de franchir la grille, il s’arrêta net et baissa la
vitre pendant qu’elle se hâtait de le rejoindre.
— Que se passe-t-il, cara ?
Comme il était beau, avec son teint mat et ses cheveux de
jais qui brillaient comme de la soie dans la clarté matinale !
Mais c’était sa bouche qui la fascinait, cette bouche sensuelle
qui lui avait tant de fois donné du plaisir…
— Sois prudent, murmura-t-elle en se penchant vers lui, de
telle sorte que leurs deux visages ne furent plus qu’à quelques
centimètres.
Son sourire irrésistible lui coupa le souffle.
— Je te promets d’être prudent si tu me promets de rester
ici.
Sans lui laisser le temps de répondre, il enfouit une main
dans ses cheveux, l’attira vers lui et prit possession de ses
lèvres. Empreint d’une grande tendresse, son baiser émut Eden
aux larmes. Et lorsque ses lèvres se firent plus exigeantes, elle
ferma les yeux pour mieux savourer les délicieuses sensations
qui la submergeaient.
— Marché conclu ?
Incapable d’émettre le moindre son, elle le fixait d’un air
perdu.
La partie était loin d’être gagnée, songea Rafe en
l’enveloppant d’un dernier regard. Mais il était bien décidé à la
jouer jusqu’au bout…
5.
— Tout bien considéré, vous vous êtes plutôt bien remise
de l’intervention, déclara le chirurgien en examinant les
dernières radios de sa jambe blessée. Vous devrez
probablement garder les broches toute votre vie car ce sont
elles qui maintiennent l’os en place, mais tout se consolide bien
et les cicatrices sont déjà en train de s’estomper.
Aux yeux d’Eden, les traces violettes qui couraient le long
de sa cuisse étaient encore beaucoup trop visibles, mais le Dr
Hillier avait l’air si enthousiaste qu’elle s’abstint de le
contredire. Elle avait beaucoup de chance d’être encore en vie.
Par rapport à toutes les victimes de mines antipersonnel qu’elle
avait rencontrées en Afrique et qu’on avait dû amputer, elle
s’estimait heureuse de ne garder que des cicatrices de sa
mésaventure.
— Pendant que vous vous rhabillez, je demande à ma
secrétaire de vous fixer un rendez-vous dans six mois.
Le médecin fronça soudain les sourcils en entendant des
éclate de voix dans le hall de réception.
— Encore un patient qui voudrait passer avant tout le
monde, plaisanta-t-il.
Au même instant, sa secrétaire s’écriait :
— Vous n’avez pas le droit d’entrer sans y avoir été…
L’éminent chirurgien ouvrit la porte de la salle d’examen pour
intervenir.
— Ça alors ! s’écria-t-il. Rafael Santini… Puis-je savoir ce
que vous faites ici ?
Excellente question, songea Eden en se rhabillant à la hâte.
Un petit coup d’œil par-dessus le paravent lui confirma la
présence de Rafe, plus imposant, plus ténébreux… et plus
furieux que jamais.
— Eden, où es-tu ? Que fiches-tu ici, bon sang ? demanda-
t-il d’un ton péremptoire.
Le cœur battant, elle quitta le refuge du paravent et
rencontra son regard. Deux semaines s’étaient écoulées depuis
leur dernière entrevue… autant dire une éternité.
— Je me rhabille, répondit-elle avec un calme qu’elle était
loin d’éprouver.
— Arrête de tourner autour du-pot et dis-moi ce que tu fais
ici.
Devant sa détermination, la jeune femme capitula tout en le
gratifiant d’une œillade indignée.
— J’avais rendez-vous avec le Dr Hillier, le chirurgien qui
a opéré ma jambe. Qu’est-ce qui te prend de débarquer ici sans
crier gare ? Et d’abord, qui t’a dit que j’étais là ?
Tout en parlant, elle sortir de la salle d’examen à grandes
enjambées. Rafe lui emboîta le pas.
— C’est ton ami l’agent immobilier qui a vendu la mèche.
Il n’y avait personne à Dower House quand je suis arrivé tout à
l’heure, ajouta-t-il d’un ton accusateur. Je savais que Bruno
était rentré à Milan avec sa famille mais je m’attendais à…
enfin, j’espérais que tu serais là.
Dans la petite salle d’attente, tous les regards étaient
braqués sur eux, ce qui n’était guère surprenant, compte tenu
du charisme de Rafe, Eden laissa échapper un soupir agacé.
— Peux-tu parler moins fort, s’il te plaît ? Tu n’étais pas
censé rentrer avant demain soir et, même si j’avais été au
courant de ton changement d’emploi du temps, je n’aurais
certainement pas annulé ce rendez-vous que j’avais pris des
mois plus tôt.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda-t-il en la détaillant de
la tête aux pieds, totalement indifférent aux regards curieux
autour d’eux.
Eden fronça les sourcils.
— Rien du tout… si ce n’est que ton irruption me contrarie
profondément. Je trouve ça très déplacé, si tu veux tout savoir.
Rafe marmonna un chapelet de mots dans sa langue
maternelle – certainement pas des formules de politesse…
— Pourquoi es-tu venue consulter ce chirurgien et qu’est-il
arrivé à ta jambe ? demanda-t-il en détachant chaque syllabe,
comme s’il s’adressait à une simple d’esprit.
Il lui avait tellement manqué ! songea Eden malgré elle.
Loin de lui, elle avait presque oublié cette incroyable vitalité
que lui insufflait sa simple présence.
— Je me suis blessé la jambe lors d’une de mes missions en
Afrique, expliqua-t-elle, partagée entre l’amusement et
l’irritation. C’était un accident.
Mais il continuait à lui bloquer le passage, visiblement peu
satisfait par ses explications.
— Un accident de voiture ?
— Non… une explosion, murmura-t-elle. J’ai marché sur
une mine antipersonnel – enfin, pas tout à fait dessus puisque je
suis toujours en vie. Disons que la mine a explosé alors que
j’étais à côté et… et j’ai failli perdre une jambe.
A ces mots, Rafe parut lui aussi sur le point d’exploser. Au
prix d’un effort visible, il parvint à se contenir puis ouvrit à
toute volée la porte du cabinet.
— Et c’est ce chirurgien qui t’a opérée ? Je veux le voir, je
veux qu’il me donne tous les détails de l’intervention que tu as
subie.
— Enfin, Rafe, c’est impossible… Le Dr Hillier est un
homme très occupé, il ne te recevra pas sans rendez-vous !
protesta Eden.
Mais Rafe avait déjà fermé la porte derrière lui, sourd à ses
objections.
— Il est terrible, n’est-ce pas ? lança Eden à la secrétaire
qui n’avait rien perdu de la scène.
— Je le trouve fantastique, répondit la femme d’un certain
âge avec un sourire qui lui donna aussitôt un air moins revêche.
Il sait ce qu’il veut, au moins.
— C’est le moins qu’on puisse dire, murmura Eden avant
de se diriger vers la machine à café qui se trouvait dans le hall
voisin.
Quand elle revint dans la salle d’attente dix minutes plus
tard, elle trouva Rafe nonchalamment appuyé contre le
comptoir de la réception, bavardant joyeusement avec un
aréopage d’infirmières, toutes béates d’admiration. En jean
délavé et blouson de cuir noir, il dégageait un charme brut,
irrésistible, devait reconnaître Eden, submergée par une
bouffée de jalousie.
Dès qu’il l’aperçut, Rafe se redressa et marcha à sa
rencontre.
— Tu es prête ?
— Moi, oui… mais je ne suis pas sûre que tu puisses te
libérer aussi facilement.
Le sourire qu’il lui adressa fit fondre sa colère et, avant
même qu’elle ait le temps de se ressaisir, il prit son visage en
coupe et captura ses lèvres dans un langoureux baiser. Sous le
choc, elle ne songea pas un instant à résister à la pression de sa
bouche sur la sienne – sa bouche si douce, si chaude… si
sensuelle. Eden ferma les yeux, s’abandonnant sans retenue
aux sensations exquises qu’il faisait naître en elle.
— Partons d’ici, cara. Nous nous donnons en spectacle.
— A qui la faute ? Je n’arrive pas à croire que tu aies fait
ça.
— Quoi donc ? Que je t’aie embrassée ? fit Rafe d’un ton
faussement innocent.
Eden le foudroya du regard avant de s’éloigner à grands pas
vers la sortie.
— Je n’arrive pas à croire que tu aies déboulé dans le
bureau du Dr Hillier sans prévenir… A deux reprises, qui plus
est ! Il n’a pas dû beaucoup apprécier ton intrusion
intempestive…
— Figure-toi qu’il s’est montré très compréhensif, au
contraire. Il m’a même montré les radios de ta jambe quand il a
su que tu étais d’accord.
— Mais c’est faux ! protesta Eden avant d’exhaler un
soupir agacé. Rafe, vas-tu enfin me dire ce que tu es venu faire
ici ?
— Pourquoi ne pas m’avoir parlé de ton accident ?
Rafe scrutait avec attention et gravité les traits délicats du
ravissant visage d’Eden, comme pour se convaincre qu’elle
était en effet complètement remise de ses blessures.
Eden haussa les épaules, mais elle était néanmoins touchée
par l’inquiétude qui perçait dans la voix rauque de Rafe. Elle
s’était bien remise de la lourde intervention qu’elle avait subie,
mieux même que ce qu’elle avait cru au début. A quoi bon
remuer les horribles souvenirs de cette explosion qui continuait
à la hanter dans son sommeil ?
— Pourquoi te soucies-tu de ma santé, tout à coup ? C’était
bien le cadet de tes soucis il y a quatre ans, non ?
Rafe étouffa un juron.
— Tu as frôlé la mort, bon sang ! Le Dr Hillier m’a avoué
que ton état était resté critique pendant plusieurs jours.
— Eh bien tu vois, je suis vivante et en pleine forme. Tu
n’as aucune raison de t’inquiéter pour moi.
Contrairement à ce qu’elle prétendait, elle n’était pas tout à
fait en pleine forme, songea Rafe. Si ses blessures physiques
étaient en bonne voie de guérison, le choc psychologique
qu’elle avait subi la tourmentait encore, elle ne pouvait le nier.
Que croyait-elle ? Qu’il n’avait pas remarqué les ombres qui
voilaient son regard clair de temps à autre ? L’image de son
corps inerte, ensanglanté, s’imposa soudain à lui et son
estomac se noua douloureusement.
— Si tu vas si bien que ça, pourquoi boites-tu ? demanda-t-
il d’un ton abrupt pressé de couper court à ses émotions.
— Ma jambe me fait un peu mal aujourd’hui, ce qui n’est
guère étonnant étant donné qu’on l’a manipulée et examinée
toute la matinée. Je vais me reposer dans le train, conclut-elle.
Rafe fronça les sourcils.
— Tu plaisantes, j’espère ? Je te raccompagne à Wellworth,
que cela te plaise ou non. Tu ne croyais tout de même pas que
j’allais me contenter de te déposer à la gare ?
— Pour être franche, je ne m’attendais pas à te voir ce
matin, marmonna Eden en apercevant sa voiture de sport garée
en double file.
— On aurait pu en profiter pour faire les boutiques, reprit
Rafe, feignant d’ignorer sa mauvaise humeur. Mais ce n’est
peut-être pas une bonne idée si ta jambe te fait souffrir.
— Je te répète que je vais bien, ne t’en fais pas pour moi.
Cela dit, il est hors de question que je fasse les magasins avec
toi, enchaîna-t-elle sous le regard intrigué de quelques passants.
Tu ne peux pas faire un pas sans que quelqu’un te reconnaisse,
Rafe, et je n’ai aucune envie que notre virée sur Oxford Street
s’étale demain à la une de tous les journaux à scandale ! Tout
le monde croira que nous sommes de nouveau ensemble, ce qui
est loin d’être le cas.
L’expression désemparée de Rafe faillit lui arracher un
sourire. La jeune femme douce et fragile qu’il avait connue
quatre ans plus tôt avait changé et l’assurance qu’elle affichait
désormais semblait beaucoup le surprendre. Tant mieux !
— Et comme ça ? C’est mieux ? demanda-t-il en chaussant
une paire de lunettes de soleil.
— Super ! Tu ressembles à un mafioso !
— Aurais-tu honte de te montrer en ma compagnie ?
— Bien sûr que non, enfin ! Simplement, je n’ai aucune
envie qu’on me prenne pour le dernier trophée de ton tableau
de chasse.
— Personne ne t’a jamais considérée ainsi, protesta Rafe.
— Arrête ! Tous les membres de l’écurie Santini savaient
que mon job d’attachée de presse n’était qu’une couverture et
que j’étais ta maîtresse… Et ton père prenait un malin plaisir à
informer ceux qui ne se seraient aperçus de rien. A ses yeux, je
n’ai jamais été rien d’autre qu’une sale petite intrigante.
Rafe s’immobilisa près de sa voiture, tira sur la
contravention qu’un agent de police avait glissée sous l’essuie-
glace et enfouit le papier dans sa poche sans y accorder la
moindre attention.
— Comment peux-tu dire une chose pareille ?
— Parce que c’est ce qu’il m’a dit, mot pour mot, répondit
Eden d’un air buté.
D’un geste impatient, Rafe passa une main dans sa
chevelure brune.
— Je ne te crois pas.
— Nous y revoilà ! s’écria la jeune femme. C’est toujours
la même rengaine, n’est-ce pas ? C’est pourtant la vérité, Rafe.
Je ne t’ai jamais menti, ni au sujet de Gianni, ni au sujet de ton
père, ni sur quoi que ce soit d’autre. Et j’en ai assez de devoir
me justifier sans cesse. Ton père me méprisait, ce n’était un
secret pour personne. Tout ce qu’il souhaitait, c’était que tu
épouses la belle aristocrate italienne qu’il avait choisie pour toi.
Peut-être même est-ce lui qui a poussé Gianni à me raconter
toutes ces histoires sur elle, qui sait ?
— Pourquoi aurait-il fait ça ? explosa Rafe.
Eden recula d’un pas.
— Peut-être parce qu’il ne supportait plus de nous voir
ensemble ?
Contre toute attente, Rafe rejeta la tête en arrière et laissa
échapper un rire sonore.
— Dans ce cas, il s’est donné du mal pour rien : tu avais
déjà d’autres plans en tête, n’est-ce pas ? Deux frères valaient
mieux qu’un, à tes yeux. Pour moi, hélas, la situation reste
limpide : nous avons rompu parce que je t’ai surprise dans les
bras de mon frère, c’est tout !
Ravalant à grand-peine les larmes qui lui brûlaient les yeux,
Eden se força à affronter son regard.
— Parfait, si ça te plaît de croire ça, vas-y, continue. De
toute façon, tu es trop têtu pour regarder les choses
objectivement Sache tout de même que si nous avons rompu,
c’est parce que tu ne m’accordais pas la moindre confiance. A
présent, c’est réciproque… et certaines choses ne renaissent
jamais de leurs cendres.
Sans lui laisser le temps de répliquer, elle tourna les talons.
Un bus venait de s’arrêter quelques mètres plus loin et elle se
mit à courir, sautant à son bord au moment où les portes se
refermaient.
— Où allez-vous, mademoiselle ?
Imperturbable, le chauffeur attendait sa réponse, tandis
qu’elle essuyait les larmes qui baignaient son visage.
— King’s Cross.
— Vous vous êtes trompée de bus : celui-ci va à Marble
Arch.
Marble Arch ou Tombouctou, qu’importe du moment
qu’elle mettait de la distance entre Rafe et elle, songea-t-elle en
payant son ticket.
Elle alla s’asseoir et posa un regard absent vers la vitre.
Soudain, une voix grave la fit sursauter.
— Où allons-nous, comme ça ? Je croyais que tu ne tenais
pas à ce qu’on nous voie ensemble, tous les deux.
Sous le regard stupéfait d’Eden, Rafe se glissa à côté d’elle.
Comment diable avait-il réussi à attraper le bus alors qu’elle-
même avait bien failli le rater ? Cet homme était décidément
insupportable !
— C’est exact, répondit-elle avec raideur. Aussi te prierai-
je de bien vouloir me laisser tranquille.
— Crois-tu vraiment que je vais te laisser faire le tour de
Londres seule… et contrariée qui plus est ? demanda-t-il avec
une douceur qui la bouleversa.
Elle détourna les yeux de peur de se laisser piéger par son
regard pénétrant.
— Je ne sais pas, Rafe. Cela fait quatre ans que nous ne
nous sommes pas vus, pourquoi te préoccupes-tu de mon bien-
être, tout à coup ? D’autant que si je suis contrariée, c’est ta
faute !
— Il y a quelque chose entre nous…, commença-t-il.
Mais Eden, en proie à une nouvelle bouffée de colère, lui
coupa la parole.
— C’est faux, Rafe, il n’y a plus rien entre nous ! Tu as tout
gâché en préférant croire ce que te racontaient les autres au lieu
de m’écouter, moi ! N’essaie pas de te justifier, enchaîna-t-elle
comme il ouvrait la bouche pour protester, c’est trop tard. Je ne
veux plus parler du passé.
— Parfait. Dans ce cas, concentrons-nous sur le présent,
déclara-t-il sans se démonter. Nous n’avons qu’à repartir de
zéro et faire connaissance comme deux quidams qui viennent
de se rencontrer. Bonjour, je m’appelle Rafael Santini, je suis
pilote de course.
Toutes les têtes se tournèrent vers eux et Eden secoua la
tête, retenant à grand-peine un sourire.
— Tu ne seras jamais un quidam, Rafe, murmura-t-elle,
électrisée par le contact de sa main chaude qui se refermait sur
la sienne.
— Toi non plus, cara, toi non plus…
Il lui tenait encore la main quand ils descendirent du bus un
moment plus tard pour déambuler dans les allées de Hyde Park.
Elle aurait dû se libérer, insister pour qu’il la laisse tranquille,
mais en toute objectivité elle ne désirait rien de plus au monde
que sa compagnie. Comme elle aurait aimé accepter sa
proposition de repartir sur de nouvelles bases ! Hélas, il y avait
trop de rancœur entre eux, trop de soupçons, de non-dits et
d’émotions contradictoires. Et la seule personne qui aurait pu la
racheter aux yeux de Rafe, la seule qui aurait pu prouver son
innocence avait préféré se donner la mort, emportant avec elle
ses douloureux secrets.
— Alors, raconte-moi : comment s’est passé le séjour de
Bruno et sa petite famille ? demanda Rafe comme ils
longeaient la rive du Serpentine, qui ressemblait à un large
ruban de satin argenté sous le cid d’été.
— Très bien. Ils forment un beau couple et leurs enfants
sont adorables.
Elle esquissa un sourire en se remémorant la joyeuse
agitation qui avait régné dans la grande maison pendant deux
semaines. Elle s’était même surprise à entier l’épouse de Bruno
– ce dernier était visiblement transi d’amour pour sa femme et
ses enfants. Si les choses s’étaient passées différemment, Rafe
et elle auraient-ils pu construire le même genre de bonheur ? A
vingt-sept ans, elle éprouvait de plus en plus le besoin de
materner, à tel point qu’une bouffée d’allégresse l’avait
submergée chaque fois qu’elle avait pris le bébé des Martinelli
dans ses bras.
Rafe désirait-il des enfants, lui aussi ? Ils n’avaient jamais
abordé la question et elle s’était bien gardée de lui avouer ses
rêves secrets, à l’époque, de peur de le faire fuir à toutes
jambes… En plus d’être l’actuel champion du monde de
Formule 1, Rafe était aussi un séducteur invétéré et elle avait
beaucoup de mal à l’imaginer « casé », en époux comblé et
père de famille attentif au bonheur de sa progéniture. Si, dans
un moment de pure folie, elle acceptait de donner une seconde
chance à leur histoire, elle devrait de nouveau se plier au train
de vie particulier que lui imposait son activité professionnelle.
Malgré ses lunettes de soleil – ou peut-être précisément à
cause d’elles –, Rafe fut reconnu et interpellé plusieurs fois par
des fans prêts à tout pour obtenir un autographe de leur idole.
— Je n’y peux rien, maugréa-t-il à l’adresse d’Eden, qui le
regardait d’un œil réprobateur apposer sa signature sur le T-
shirt d’une ravissante brune. La Formule 1 est un sport à la
mode depuis quelque temps.
— Ce n’est pas la Formule 1 qui les intéresse, c’est toi,
corrigeât-elle, agacée par ses propres réactions.
Pourtant, elle n’avait aucune raison d’être jalouse…,
songea-t-elle avec dépit, puisque Rafe ne comptait plus pour
elle !
Il jeta un coup d’œil en direction de la baraque de bois où
on louait des barques.
— Viens, nous ne risquons pas d’être dérangés au beau
milieu du lac, sauf peut-être par les canards, lança-t-il en
l’entraînant par la main, sourd à ses protestations.
— Je n’ai aucune envie de faire un tour en barque avec
toi… Tu n’as qu’à choisir quelqu’un d’autre, ce n’est pas le
choix qui manque, il me semble !
— Madré de Dio ! C’est incroyable ce que tu peux être
têtue, répliqua Rafe en l’installant de force dans une barque.
Dans un même mouvement, il ôta son blouson et le jeta
sans ménagement au fond de l’embarcation. Sur le point de
protester encore, Eden referma la bouche, subjuguée par le
spectacle qu’il lui offrait. Son T-shirt noir épousait comme une
seconde peau son torse et son ventre musclés… Il possédait un
corps magnifique, songea-t-elle en admirant ses épaules
puissantes et le renflement de ses avant-bras tandis qu’il ramait
énergiquement vers le centre du lac.
Rafe était le seul homme qu’elle ait jamais désiré, et le seul
qu’elle désirerait jamais. A cette pensée, sa vie lui apparut
soudain comme un désert immense… mais avait-elle d’autres
choix ?
Il régnait un calme surprenant sur le lac, au point qu’on
avait du mal à se croire au cœur de Londres. Le bruit de la
circulation n’était plus qu’un lointain bourdonnement. Eden
rejeta la tête en arrière et contempla le ciel limpide.
— Voilà qui est mieux, fit Rafe d’un ton satisfait Détends-
toi, cara, c’est mauvais pour la santé d’être stressée.
— C’est toi qui me stresses, répliqua Eden, ce qui lui valut
un sourire insolent.
— Moi, tu me rends vivant, et je ne m’en plains pas. Peut-
être pourrions-nous trouver un moyen de nous relaxer
ensemble, qu’en penses-tu ?
Eden n’avait jamais su résister au charme de Rafe. Sa voix
caressante l’enivrait, son magnétisme l’emplissait d’une douce
euphorie. En proie à un mélange de sensations qu’elle
connaissait bien, elle baissa les yeux sur sa bouche et frissonna
longuement.
— Vas-y, fais-le, murmura Rafe en lâchant les rames pour
se pencher vers elle.
Les joues en feu, Eden feignit de ne pas comprendre.
— Pardon ?
— Embrasse-moi. Tu en meurs d’envie, ne dis pas le
contraire.
La jeune femme n’hésita que brièvement. Puis, poussée par
le désir qui bouillonnait en elle, elle s’agenouilla devant lui,
posa une main sur son épaule et, attirant lentement son visage
vers le sien, elle prit possession de sa bouche avec une
délicatesse infinie. Rafe se laissa faire, prenant uniquement ce
qu’elle voulait bien lui donner. Eden s’enhardit alors, ses lèvres
se firent plus pressantes et elle traça du bout de la langue les
contours fermes de sa bouche.
Subjugué, Rafe eut beaucoup de mal à garder son sang-
froid. Eden était tellement belle, tellement sensuelle… Il brûlait
d’envie de l’allonger sur le fond de la barque et de lui faire
l’amour passionnément là, en plein jour, au beau milieu du lac.
« Ne précipite pas les choses, lui conseilla une petite voix qui
transperça les brumes de son esprit enfiévré. Un pas après
l’autre, sans se presser. » Il y avait trop de souffrance, trop
d’amertume de part et d’autre pour risquer de tout gâcher en
allant trop vite.
Au prix d’un effort surhumain, il se détacha d’elle et croisa
son regard clair, voilé par le désir.
Un instant désorientée, Eden reprit sa place et passa une
main tremblante sur ses lèvres. Fallait-il qu’elle soit stupide
pour tomber de nouveau dans les bras de ce séducteur
invétéré ? Et pourtant, n’était-ce pas l’unique endroit où elle
souhaitait se trouver ?
— Ça te dirait de voir la nouvelle comédie musicale qui se
joue au Palladium ? demanda Rate à brûle-pourpoint, après
qu’ils eurent regagné la terre ferme.
— J’adorerais, mais ça fait des mois que tous les billets
sont vendus.
— Il se trouve que j’en ai deux pour ce soir, avec en prime
un dîner dans un excellent restaurant que je connais bien, juste
avant la représentation.
— Je ne suis pas habillée pour la circonstance.
Rafe haussa les épaules.
— S’il n’y a que ça, je t’offrirai une tenue adéquate.
Eden secoua la tête.
— Je m’achèterai quelque chose et, si ça ne te plaît pas, je
rentre en train à Wellworth.
Elle s’était arrêtée et le toisait d’un air belliqueux, les bras
croisés sur sa poitrine.
Rafe eut du mal à retenir un sourire. D’où sortait ce
caractère obstiné qu’il n’avait jamais décelé au cours de
l’année qu’ils avaient passée ensemble ? Etait-ce son propre
tempérament fougueux qui l’avait alors empêchée de
s’exprimer librement ? Toujours est-il que ce mélange
d’assurance et de provocation qu’elle affichait désormais lui
plaisait beaucoup…
— Il y a un petit détail auquel tu n’as pas songé, déclara
Eden en sortant d’une boutique, un peu plus tard.
Tout à l’heure, elle avait purement et simplement ordonné à
Rafe de l’attendre dehors après qu’il eut essayé d’orienter son
choix vers des robes microscopiques. Elle ne pouvait plus se
permettre de porter ce genre de tenue avec ses horribles
cicatrices… Mais ça, Rafe ne le savait pas.
— Où vais-je pouvoir me changer ? continua-t-elle, en
proie à une soudaine bouffée d’appréhension.
Rafe la gratifia d’un sourire angélique.
— J’ai réservé une chambre d’hôtel. Aurais-tu oublié que je
pense toujours à tout, cara ?
— Annule la réservation. Il est hors de question que nous
partagions une chambre d’hôtel.
— Tu ne me fais vraiment pas confiance, n’est-ce pas ?
murmura-t-il avec une pointe de réprobation dans la voix.
Eden déposa son sac dans le coffre de la voiture et croisa
son regard.
— C’est tout à fait ça, répondit-elle posément. C’est toi qui
m’as laissée tomber, Rafe, et non l’inverse, alors ne t’avise
surtout pas de me faire porter le chapeau. Il fut un temps où je
te faisais aveuglément confiance : je ne commettrai pas deux
fois la même erreur.
Le trajet jusqu’à l’hôtel se déroula dans un silence tendu.
Comme elle l’avait prévu, Rafe avait choisi l’un des palaces les
plus luxueux de la capitale : leur suite était immense, décorée
avec un raffinement extrême. Dès leur arrivée, Rafe avait
disparu dans la chambre et elle entendait à présent l’eau qui
ruisselait dans la salle de bains attenante.
A la vue du lit immense, tendu de soie damassée, elle faillit
prendre ses jambes à son cou. Ce n’était pas l’angoisse qui la
submergeait, mais plutôt une excitation incontrôlable qui
l’effrayait plus que tout.
Quelques minutes plus tard, Rafe émergea de la salle de
bains, une serviette de toilette nouée autour de la taille.
L’imagination d’Eden s’emballa aussitôt. Ses cheveux humides
étaient lissés en arrière, quelques gouttes d’eau brillaient dans
la toison brune qui recouvrait son torse. Une envie intense,
presque primitive, l’assaillit.
— Tu as besoin de quelque chose, cara ?
Les joues en feu, elle se força à détacher les yeux de son
corps d’athlète.
— De… de me changer.
Rafe arqua les sourcils d’un air ironique.
— Ta chambre est de l’autre côté du salon, mais je serais
ravi de partager la mienne avec toi si tu insistes.
— Tu aurais pu me le dire avant ! s’écria Eden, furieuse.
Etait-ce réellement un soupçon de déception qui se mêlait à
sa colère ? songea-t-elle, désemparée.
— J’ai décidé qu’il était inutile de perdre mon temps à
tenter de changer la piètre opinion que tu as de moi, répliqua
Rafe, imperturbable. Cela dit, cara, tu devrais savoir que je ne
suis pas le genre d’homme à trainer de force les femmes dans
mon lit. J’ai très envie de toi, c’est vrai, mais j’attendrai que tu
viennes à moi. Alors, cesse d’afficher ces airs de vierge
effarouchée, ça ne sert à rien. Oh, une dernière chose : arrête
également de me regarder comme ça…
— Comme quoi ? articula Eden, de plus en plus mal à
l’aise.
Un sourire narquois joua sur les lèvres de son compagnon.
— Comme si tu brûlais d’envie que je te déshabille
fébrilement, que je t’allonge sur le lit, que j’explore avec ma
bouche ton corps tremblant de désir, que j’écarte tes jolies
cuisses laiteuses et que je m’enfonce en toi pour t’entraîner
jusqu’au sommet de l’extase.
— Tu te trompes, Rafe, je n’ai pas du tout envie de ça !
protesta Eden d’un ton qui manquait de conviction.
Les pupilles de Rafe se rétrécirent dangereusement. La
tension qui régnait entre eux était presque tangible, et ses
paroles avaient fait jaillir dans son esprit des images d’un
érotisme puissant, délicieusement tentateur…
— Ce qui ne fait que confirmer mon opinion, murmura
Rafe, sarcastique. Tu mens comme tu respires, cara.
6.
Coupée dans une mousseline de soie couleur pêche, la robe
qu’avait choisie Eden mettait en valeur chaque courbe de sa
silhouette longiligne. Le bustier épousait divinement sa poitrine
ronde tandis que la jupe longue dissimulait ses jambes. Et ce
contraste rendait l’ensemble terriblement sexy, bien plus
qu’elle ne l’avait imaginé dans la cabine d’essayage de la
boutique, songea Eden en contemplant son reflet dans le miroir
en pied de sa salle de bains.
Une longue fente dévoilait sa jambe intacte, finement
galbée. En observant ce détail raffiné, Eden fut saisie d’une
sourde angoisse. Comment aurait réagi Rafe en découvrant
l’étendue de ses blessures, lui qui n’avait jamais caché son goût
pour ses jambes fuselées ? Sa dernière réplique lui revint alors
à l’esprit et elle haussa les épaules, résolue à afficher le même
détachement que lui. Rafe ne verrait jamais ses cicatrices.
C’était aussi simple que ça.
Dans un regain de détermination, elle inspira profondément
et alla ouvrir la porte du salon.
Perdu dans la contemplation de la rue, Rafe pivotai sur ses
talons en entendant la porte s’ouvrir. Il retint son souffle.
Éblouissante… c’était le seul qualificatif capable de décrire
l’apparition qui venait de pénétrer dans la pièce. Une vague de
désir ô combien familière le submergea tandis qu’il admirait sa
silhouette moulée dans une longue robe de soie. Elle avait
rassemblé ses cheveux dans un chignon souple d’où
s’échappaient quelques boucles dorées.
Sensuelle, sexy en diable et terriblement nerveuse, songea-
t-il en remarquant le pouls qui tressautait frénétiquement à la
naissance de son cou. Cette femme lui appartenait, c’était une
évidence, et, malgré leur passé tumultueux, il avait la ferme
intention de la reconquérir, même si cela s’avérait plus difficile
que ce qu’il avait eu la prétention de croire !
Sa douce « rose anglaise » s’était parée de cruelles épines,
pensa-t-il encore en réprimant un sourire. Elle était sur ses
gardes, froide et distante en apparence. Heureusement, son
corps envoyait des signaux très différents, lui. L’onde
sensuelle, puissante, irrésistible, qui avait jailli entre eux dès
leur première rencontre, n’avait rien perdu de son intensité.
— Cette robe te va à merveille, déclara-t-il dans l’espoir de
détendre un peu l’atmosphère. Tu as toujours été la plus belle
femme du monde à mes yeux.
Eden déglutit avec peine.
— Merci. As-tu jamais songé à porter des lunettes de vue ?
Son sourire aurait fait fondre un iceberg, songea-t-elle en
soupirant.
Comment rester de marbre quand il la regardait avec ce
mélange de tendresse et de chaleur ?
— Le taxi qui va nous conduire au théâtre doit arriver d’un
instant à l’autre. J’ai pensé que nous pourrions dîner après le
spectacle, qu’en dis-tu, cara ?
Eden acquiesça, troublée par son charme latin qu’accentuait
encore son smoking à la coupe impeccable.
Un coup discret fut frappé à la porte. L’instant d’après, un
valet de chambre entrait dans la pièce, poussant devant lui une
table roulante. Une bouteille de Champagne dans un seau à
glace côtoyait deux flûtes en cristal et un ravissant bouquet de
roses crème. Rafe choisit une fleur aux pétales veloutés.
— J’ai pensé que cela te ferait plaisir de porter une rose en
boutonnière, murmura-t-il en contemplant d’un air appréciateur
ses épaules dénudées. Mais je ne vois pas où l’accrocher.
Il était trop près d’elle, tout à coup, trop vivant, trop attirant
pour qu’elle puisse résister longtemps à son sex-appeal. Prise
de panique, Eden lui prit la rose des mains.
— On peut la glisser là, juste devant, bredouilla-t-elle en
tentant d’enfoncer la rose dans le décolleté de sa robe.
Devant sa fébrilité, Rafe se rapprocha encore et, reprenant
la fleur, la fixa de telle sorte que le délicat bouton alla se nicher
au creux de ses seins.
— Cette rose ne connaît pas sa chance, murmura-t-il d’un
ton taquin.
Eden ne put s’empêcher de sourire. Après tout, pourquoi ne
pas profiter de l’instant présent ? Il serait toujours temps
d’aviser plus tard, après le spectacle, lorsqu’ils se
retrouveraient tous les deux dans cette suite luxueuse…
Interprétée par des acteurs de renommée internationale, la
comédie musicale fut à la hauteur des critiques dithyrambiques
qu’elle avait reçues dès la première représentation. Eden
profita pleinement de l’époustouflant spectacle puis, durant le
dîner qui suivit, Rafe l’amusa beaucoup en lui racontant
quelques anecdotes insolites qui avaient eu lieu sur les circuits.
Elle redécouvrait enfin l’homme dont elle était tombée
amoureuse cinq ans plus tôt.
Drôle, plein d’esprit, attentionné, il prit soin de ne pas
évoquer le passé, au grand soulagement d’Eden qui ne désirait
rien d’autre que se concentrer sur le présent. Le passé était
synonyme de désillusions et de chagrin, l’avenir se plaçait sous
le signe de l’incertitude, mais l’instant présent, lui, était riche
d’émotions et de menus bonheurs : elle recevait en tout cas
toute l’attention de Rafe et comptait bien savourer cette
agréable parenthèse.
Il était déjà tard lorsque la limousine vint les chercher au
restaurant pour les ramener à l’hôtel. S’enfonçant avec délice
dans les sièges en cuir moelleux, Eden ferma les yeux. Le
sommeil la ravit sans qu’elle s’en rende compte et sa tête
dodelina bientôt contre l’épaule de Rafe. La voix grave de ce
dernier la réveilla en sursaut et elle cligna des yeux comme son
visage apparaissait dans son champ de vision, si proche qu’elle
distinguait les ridules qui marquaient le coin de ses yeux. Etait-
elle encore en train de rêver ? Dans son rêve, Rafe avait déposé
sur ses lèvres un baiser aussi léger, aussi doux qu’une plume…
Ils étaient arrivés à destination. Elle était épuisée, sa jambe
lui faisait mal, mais elle fit un effort pour ne rien laisser
paraître en gravissant les quelques marches qui conduisaient
aux lourdes portes d’entrée.
— Tu es fatiguée, cara, la journée a été longue. Il est grand
temps d’aller te coucher.
« Oui, mais dans ton lit », chuchota une voix coquine dans
un coin de son esprit ensommeillé.
Elle laissa échapper un petit cri lorsque Rafe la souleva
dans ses bras.
— Repose-moi ! Tout le monde nous regarde…, protesta-t-
elle en s’accrochant malgré tout à ses épaules.
Son rire rauque résonna contre son oreille.
— Le portier et la réceptionniste, voilà tout ce que nous
avons comme public ! Tu as mal à la jambe… ne dis pas le
contraire, tu pouvais à peine monter les marches, ajouta-t-il
gravement en montant dans l’ascenseur.
Il ne la libéra que lorsqu’ils eurent regagné leur suite. Avec
une précaution infinie, il la déposa sur le canapé du salon.
— Auras-tu la force de te déshabiller ? demanda-t-il d’un
ton plein de sollicitude.
Eden baissa les yeux tandis qu’un flot de sang envahissait
son visage. « Non, tu vas devoir t’en charger… Déshabille-moi
en prenant tout ton temps », lui souffla la même petite voix
provocante. Dieu merci, elle se ressaisit.
— Ça va aller, je te remercie.
— Veux-tu boire un dernier verre ?
Il se dirigea vers le bar et Eden le suivit des yeux, fascinée
par sa grâce féline. Une onde de chaleur la parcourut et elle
secoua la tête, effrayée par l’intensité de ses réactions.
— Je préférerais un café bien serré, s’il te plaît. Ça
m’aidera à garder la tête froide, ajouta-t-elle à mi-voix.
A ces mots, Rare lui coula un regard de biais.
— Je n’ai aucune intention de te sauter dessus, rassure-toi.
Je n’entreprends jamais rien sans y avoir été invité.
Eden ne répondit pas tout de suite. S’il savait… C’étaient
ses propres réactions qui l’effrayaient !
— Je ferais mieux d’aller me coucher tout de suite,
murmura-t-elle, pressée d’échapper à son magnétisme.
Dans sa précipitation, elle trébucha et serait tombée si deux
bras puissants ne l’avaient pas retenue.
— Doucement... rien ne presse, voyons.
Eden se débattit.
— Je veux aller me coucher !
— Pourquoi ? demanda Rafe en la fixant avec attention.
Que fuis-tu comme ça ?
Au prix d’un effort, Eden soutint son regard sans ciller.
— Toi !
L’atmosphère se chargea d’électricité, le cœur d’Eden
s’emballa mais, comme hypnotisée, elle continua à le fixer.
— Je vois…
Son regard était voilé, son visage impénétrable. Empreint
d’indifférence, le ton de sa voix la fit tressaillir, mais les bras
qui l’enlacèrent tenaient un autre discours, plus passionné
celui-là. Elle poussa un petit cri lorsqu’il la plaqua contre lui et
qu’elle se heurta à la preuve tangible de son désir.
— Si tu veux mon avis, nous souffrons tous les deux du
même mal, murmura-t-il en inclinant son visage vers le sien.
Sa bouche était chaude et ferme, terriblement tentatrice.
— Nous n’avons jamais eu besoin de mots pour nous
comprendre, cara, ajouta-t-il et comme elle allait protester, il la
réduisit au silence en capturant sa bouche d’une caresse
impérieuse.
La colère qui bouillonnait en elle fut instantanément
remplacée par un désir d’une intensité inouïe. A quoi bon
résister à un appel aussi vibrant ? songea-t-elle comme il la
soulevait dans ses bras. Cédant aux sensations enivrantes qui
naissaient en elle, elle se blottit contre lui.
— De quoi avons-nous besoin quand nous avons déjà tout
ça ? murmura-t-il en se laissant tomber sur le canapé.
Sans relâcher son étreinte, il l’installa sur ses genoux et
déposa une pluie de baisers le long de sa gorge, jusqu’à la
naissance de ses seins.
— Tu es si belle, cara mia, et tu m’as tellement manqué.
Il réclama de nouveau ses lèvres dans un baiser qui la fit
trembler de tout son corps.
Sans même qu’elle s’en aperçoive, il fit glisser la fermeture
Eclair de sa robe et roula le bustier sur ses hanches avec des
gestes experts. Ce fut l’air frais sur ses seins qui l’arracha à sa
torpeur, mais avant qu’elle ait pu émettre le moindre son, Rafe
se pencha et happa entre ses lèvres un téton durci par le désir.
Une onde de chaleur la parcourut et elle s’arqua contre lui, ivre
de plaisir.
— Tes seins ont toujours été incroyablement sensibles,
murmura-t-il d’une voix sourde avant de capturer l’autre téton.
Elle émit un long gémissement lorsque sa langue titilla cette
zone particulièrement érogène, Rafe avait raison. Puis elle
entreprit de déboutonner sa chemise et promena avec bonheur
les mains sur son torse puissant. Elle eut même la satisfaction
de sentir son cœur battre à coups précipités sous ses doigts
tremblants. Elle se raidit brièvement lorsque Rafe glissa la
main dans la fente de sa jupe. Percevant sa réticence, il
suspendit son geste et embrassa ses lèvres avec une douceur
infinie. Finalement, elle rendit les armes et soupira d’aise
lorsque ses doigts voletèrent sur l’élastique de ses bas,
remontèrent le long de ses cuisses et écartèrent enfin la soie
fine de son string.
Cela faisait si longtemps, songea-t-elle confusément,
submergée par une vague de plaisir.
— Tu vois, cara, c’est ainsi que nous communiquons le
mieux, tous les deux. Tu as envie de moi… ton corps ne ment
pas, n’est-ce pas ?
Tout en parlant, Rafe explorait délicatement les replis doux
et moites de sa féminité. Son parfum fleuri, légèrement vanillé,
lui monta à la tête et il enfouit son visage dans le creux de son
cou, humant avec délice son odeur enivrante. Comme il avait
envie de plonger en elle, de se laisser emprisonner par elle !
Mais la prudence était de rigueur s’il ne voulait pas
l’effaroucher.
Eden était une jeune femme infiniment sensuelle qui ne
demandait qu’à jouir de tous les plaisirs que lui offrait la vie.
Sans doute avait-elle eu des amants au cours des quatre années
passées… A cette pensée, son cœur chavira. Eden lui
appartenait, à lui et à personne d’autre et il était bien décidé à
le lui prouver ! Mieux que quiconque, il savait comment lui
donner du plaisir… Un gémissement de pure satisfaction lui
échappa lorsqu’il la sentit se contracter autour de ses doigts
audacieux. Elle haletait, tout son corps frémissait, et l’intensité
de son orgasme le prit au dépourvu. Peut-être n’y avait-il pas
eu tant d’hommes que ça depuis leur rupture… Au fond, peu
lui importait : dorénavant, il serait le seul à lui faire l’amour, le
seul à la transporter vers les cimes du plaisir.
Ses petits gémissements attisaient son excitation et il se
promit de renouveler cette exquise expérience un peu plus tard
dans la nuit.
Lorsque Eden reprit contact avec la réalité, elle était
allongée sur le canapé, sa robe baissée jusqu’à la taille. Mille
frissons couraient encore sur sa peau exposée au regard
admiratif de Rafe.
— Tu n’imagines pas combien de fois j’ai rêvé de toi qui
enroulais tes longues jambes autour de ma taille, cara,
murmura-t-il.
Ces quelques mots suffirent à briser le charme. Tout en
parlant, il fit glisser sa main le long de sa jambe intacte et saisit
entre ses doigts la jarretière de son bas. Eden se figea tandis
que le désir cédait le pas à la panique. A l’évidence, Rafe avait
l’intention de la débarrasser de ses bas, impatient de dévoiler
les longues jambes qu’il admirait tant à l’époque. Elle ne
supporterait pas de voir la répulsion s’inscrire sur son visage
lorsqu’il découvrirait les cicatrices qui zébraient sa jambe
blessée.
— Non, Rafe, je t’en prie, dit-elle en repoussant sa main
avec fermeté.
Elle se redressa et s’efforça de rajuster sa robe. L’espace
d’un instant, le visage de Rafe s’assombrit puis un sourire étira
ses lèvres. Il lui tendit la main pour l’aider à se lever.
— Tu as raison, cara. Moi non plus, je n’ai pas envie de te
faire l’amour à la sauvette sur un canapé d’hôtel après toutes
ces années de séparation. J’ai plutôt envie de te faire l’amour
toute la nuit dans un grand lit confortable… avant de m’envoler
pour le Portugal demain, avec toi.
— Pour le Portugal ? répéta Eden en le considérant d’un air
perdu. Il est hors de question que je te suive au Portugal.
Mais Rafe l’entraînait déjà en direction de sa chambre à
coucher, feignant d’ignorer la contrariété qui obscurcissait ses
traits délicats.
Il exhala un soupir lorsqu’elle retira sa main de la sienne.
— C’est un peu précipité, j’en conviens, mais il se trouve
que les deux prochains rallyes se suivent de près : c’est d’abord
le Portugal puis le Grand Prix de Monza, en Italie. Je suis
désolé, cara, mais je me débrouillerai pour passer le plus de
temps possible avec toi, c’est promis.
Avec son assurance coutumière, il la saisit par le menton et
planta un bref baiser sur ses lèvres.
— Rafe, je n’irai nulle part avec toi… et surtout pas dans
ton lit.
Au prix d’un ultime effort, elle s’écarta de lui et il la
contempla un long moment sans mot dire. Lorsqu’il reprit la
parole, ce fut d’un ton à la fois posé et ferme.
— Je ne comprends pas, cara. Tu sais sans doute que je me
suis engagé à courir tous les grands prix de cette saison.
Comment pourrons-nous entretenir une relation suivie si tu
refuses de me suivre dans mes déplacements ? A moins que tu
ne préfères que ce soit moi qui vienne te voir en Angleterre dès
que j’en aurai l’occasion ?
— Je ne préfère rien du tout. Mais toi, comment peux-tu
imaginer que tu puisses resurgir dans ma vie et exiger de moi
que je la réorganise entièrement en fonction de toi ?
— Il semblerait que je me sois mépris sur tes réactions,
rétorqua Rafe, piqué au vif. A en juger par ton ardeur, j’ai
pensé que tu étais prête à tenter l’aventure une nouvelle fois.
Au lieu de quoi, tu recherchais juste un moment de plaisir sans
lendemain.
— Je ne recherchais rien du tout… c’est toi qui as
commencé…
— Sois honnête, Eden. Pourquoi n’admets-tu pas
simplement ton désir ? Il n’y a aucune honte à ça, tu sais. Je le
comprends parfaitement, en tout cas.
— Tu souhaites vraiment que nous repartions sur de
nouvelles bases, toi et moi ? intervint Eden, de plus en plus
excédée par la désinvolture qu’il affichait. Tu ne cesseras donc
jamais de m’étonner. Car rien n’a changé. Il te semble toujours
aussi naturel que ce soit moi qui fasse tous les compromis, moi
qui te suive docilement aux quatre coins du monde… moi qui
essuie les commentaires railleurs de la presse à sensation et le
mépris de ton père !
— Mon père est un homme bien, je ne te permets pas de
ternir sa réputation avec des accusations gratuites, fit Rafe d’un
ton cinglant. Nous avons vécu heureux tous les deux, Eden, et
notre relation n’était pas que sexuelle… Nous pourrions
retenter quelque chose, cara, je crois sincèrement que cela en
vaut la peine, mais ça ne sera pas possible tant que tu
continueras à mettre en cause l’intégrité de l’homme que je
respecte le plus au monde. Je ne serais pas là où en j’en suis
aujourd’hui sans lui.
Sa voix était chargée d’émotion.
— Je m’efforce de faire preuve d’objectivité, tu sais,
j’essaie de me persuader que c’est Gianni qui m’a mené en
bateau il y a quatre ans, mais ce n’est pas si facile que ça. Je
l’aimais de tout mon cœur et, pourtant, j’ai été incapable de lui
donner la force de continuer à vivre… Alors je t’en prie, cesse
de t’attaquer à ma famille.
Eden releva le menton.
— Puis-je savoir ce que tu suggères, au juste ? Que
partagions-nous, en dehors d’une relation chamelle plutôt…
dynamique ?
— C’était bien plus que ça ! insista-t-il.
— Regarde la vérité en face, Rafe : la plupart du temps,
j’étais seule et je m’ennuyais à mourir. Je passais mes journées
à attendre ton retour et je me sentais si mal à l’aise, si étrangère
à ton monde que j’avais l’impression de ne plus être moi-
même. Je m’accrochais à toi comme un naufragé à une bouée,
je vivais dans la crainte permanente de me faire évincer par une
de ces créatures de rêve qui se bousculent pour t’approcher à
chacune de tes victoires. Je ne veux pas redevenir cette pauvre
fille naïve, Rafe, et malgré ce que tu sembles croire, je n’ai
plus envie de toi.
Un silence pesant s’abattit sur eux. Le visage sombre, les
lèvres crispées en un pli dur, Rafe s’approcha d’elle.
— Dans ce cas, je ferais mieux de t’accompagner jusqu’à ta
chambre.
— Je peux me débrouiller toute seule, merci.
— Dio ! Arrête de discuter, tu veux ? Le Dr Hillier m’a dit
qu’il t’avait prescrit des antalgiques : je crois que tu ferais bien
de les prendre, ajouta Rafe en remarquant les cernes qui
soulignaient ses yeux.
— C’est juste de la fatigue… et une bonne dose de stress,
répliqua Eden en le gratifiant d’un regard entendu.
— Où sont tes médicaments ? insista-t-il, feignant de ne pas
l’avoir entendue. Dans ton sac à main ou dans ta trousse de
toilette ?
Comme elle ne répondait pas, il se dirigea vers la porte.
— Je te donne deux minutes pour aller te coucher et je
reviendrai avec un verre d’eau. Si tu n’es pas prête, je serai
obligé de te déshabiller… Et qui sait où cela nous conduira,
n’est-ce pas, cara ?
Eden venait d’ôter ses chaussures. En entendant le rire
moqueur de Rafe, elle se baissa vivement, ramassa une sandale
et la lança dans sa direction A sa grande déception, elle
manqua sa cible.
— Vas-tu me dire où tu as péché ce fichu caractère ?
demanda-t-il, les yeux brillant d’amusement, ce qui lui valut
une œillade assassine de la part d’Eden.
— L’année que j’ai passée auprès de toi aurait poussé au
meurtre le plus doux des saints. Tu as été un maître exemplaire.
— Je suis ravi de te l’entendre dire, cara, même si je doute
que nous songions aux mêmes domaines d’enseignement !
A quoi bon se mesurer à lui ? Il avait toujours le dernier
mot, songea Eden en se déshabillant à la hâte. Puis elle se
glissa entre les draps avant son retour.
— Et maintenant, que se passe-t-il ? demanda-t-elle d’une
voix mal assurée après avoir avalé ses médicaments sous l’œil
attentif de Rafe.
— Je retourne dans ma chambre et toi, tu dors sur tes deux
oreilles avec la certitude que je ne viendrai pas perturber tes
rêves.
Si seulement c’était aussi simple ! Cela faisait quatre ans
qu’il la tourmentait jusque dans son sommeil… Pourquoi en
serait-il autrement ce soir-là ?
— Je voulais dire… en ce qui nous concerne, précisa-t-elle,
de plus en plus mal à l’aise. Je pense vraiment ce que je t’ai dit,
Rafe : nous n’avons aucun avenir ensemble. Je quitterai Dower
House dès que possible.
Son haussement d’épaules désinvolte lui déchira le cœur.
Ainsi, c’était la fin… Rafe était à bout de patience – ce qui, au
fond, n’avait rien de surprenant : après tout, c’était elle qui
l’avait provoqué puis rejeté ce soir… Et pourtant, l’idée de le
voir disparaître de sa vie une seconde fois – la dernière, très
certainement – l’emplissait d’effroi.
— Il n’y a rien qui presse, dit-il. Je ne serai pas là cet été,
mais j’ai signé un bail d’un an. Mon chauffeur te reconduira à
Wellworth dès que tu seras prête, demain matin. Je prends
l’avion très tôt et je ferai en sorte de ne pas te réveiller.
Eden se contenta de hocher la tête, en proie à des
sentiments contradictoires. Qu’il parte, vite, avant qu’elle se
jette dans ses bras et lui promette d’être sa maîtresse jusqu’à ce
qu’il ne veuille plus d’elle ! Son amour-propre était sa seule
armure contre l’attrait irrésistible qu’il exerçait sur elle et elle
leva le menton, résolue à ne rien montrer de ses émotions.
— Il s’agit donc d’un au revoir.
Un sourire insolent se dessina sur les lèvres de son
compagnon.
— Provisoire, cara, provisoire, murmura-t-il en approchant
à pas lents. Combien de temps devrai-je attendre avant que tu
te lasses de ton grand lit vide ? Car tu reviendras vers moi,
Eden, j’en suis persuadé. Ta nature passionnée finira bien par
prendre le dessus. Pour être franc, j’attends avec impatience le
jour où tu viendras me supplier de te reprendre, cara mia. Tu
me supplieras parce que ta place est ici, près de moi.
Sans lui laisser le temps de réagir, il se pencha vers elle et
le cri de protestation qui s’échappa de ses lèvres fut vite étouffé
par sa bouche avide et exigeante. Elle le détestait ! Oui, elle
détestait son arrogance, sa désinvolture et son assurance
imperturbables !
Mais avant qu’elle ait recouvré assez de calme pour le lui
dire, il avait disparu.
7.
En franchissant la grille de Dower House, Eden eut
l’impression de retrouver une vieille amie. Elle leva les yeux et
contempla la grande façade tapissée de lierre qu’elle trouvait si
jolie. Hélas, elle ne pouvait y rester plus longtemps : elle ne
pouvait envisager un quelconque avenir auprès de Rafe…
Elle remit sans attendre une lettre de préavis à Neville et lui
demanda de la tenir informée des offres de location
susceptibles de l’intéresser. Heureusement, son ami se montra
d’une discrétion exemplaire et ne lui posa aucune question sur
sa décision.
De nombreuses animations rythmaient l’été à Wellworth et
les reportages s’enchaînèrent, laissant à peine le temps de
souffler à Eden. Mais après trois années passées à décrire la
sécheresse et la famine qui frappaient les régions d’Afrique
qu’elle avait parcourues, Eden avait beaucoup de mal à
s’enthousiasmer sincèrement pour la vie locale.
En toute objectivité, rien ne l’intéressait vraiment depuis
qu’elle avait revu Rafe. Elle mangeait à peine et plusieurs de
ses amis s’inquiétaient à son sujet. Etait-elle malade ? Oui,
malade d’amour, songea-t-elle sombrement… pour la
deuxième fois en quatre ans.
Résolue à éviter à tout prix la retransmission du Grand Prix
du Portugal, elle passa la journée du dimanche en compagnie
de Cliff, de Jenny et de leur bébé. N’avait-elle pas beaucoup de
chance ? Elle était entourée d’amis formidables et habitait l’un
des plus beaux villages d’Angleterre. Oui, la vie était douce et
tellement plus simple sans Rafe !
Un peu plus tard dans la soirée, pourtant, elle se surprit à
zapper d’une chaîne à l’autre, passant sans transition d’une
comédie sentimentale à une émission sportive relatant les
principaux événements du jour.
Rafe était en pôle position quand le départ fut donné, et
Eden retrouva le mélange d’angoisse et d’excitation qui la
submergeait chaque fois que sa voiture se détachait du groupe à
une vitesse vertigineuse.
Incapable de tenir en place, elle alla dans la cuisine.
Mais soudain, en entendant le cri du commentateur, elle
lâcha la brique de jus d’orange qu’elle venait de prendre dans
le frigo et se rua vers l’écran de télévision.
— … Santini ne fait plus partie de la course. Rafe Santini,
cinq fois champion du monde, est sorti de la piste lors du
Grand Prix du Portugal et, au vu des images qui me
parviennent, il serait tout à fait miraculeux qu’il sorte vivant de
sa voiture.
— Non, je vous en prie, non, murmura Eden, abasourdie.
Les secours obstruaient son champ de vision mais, d’après
les remarques du commentateur, il paraissait tout à fait
impossible qu’il fût sorti indemne du tas de tôle froissée
qu’était devenue sa voiture. Une pensée la traversa soudain :
l’émission rediffusait les moments forts de la journée… le
Grand Prix avait eu lieu quelques heures plus tôt… Rafe n’était
peut-être plus de ce monde et elle n’en savait rien !
— Rafe, je t’en supplie, sors de cette voiture, murmura-t-
elle, le cœur battant à coups redoublés.
Tout à coup, sous son regard ébahi, la foule des officiels
s’écarta et le caméraman fit un gros plan sur Rafe qui
s’extirpait péniblement de la coque de protection déployée
autour du siège du pilote. Des secouristes se précipitèrent pour
l’aider à quitter la piste.
Submergée par l’émotion, Eden tomba alors à genoux
devant l’écran. Le visage de Rafe était masqué par son casque,
seuls ses yeux étaient visibles, mais lorsqu’elle tendit la main
pour effleurer son image, elle eut l’impression que son regard
plongeait jusqu’au tréfonds de son être. Les larmes jaillirent,
des sanglots s’échappèrent de ses lèvres tremblantes.
Elle ne pouvait pas vivre sans lui, c’était une certitude à
présent. Etait-ce vraiment son destin, aimer un homme qui ne
la considérerait jamais que comme sa maîtresse, qui ne lui
rendrait jamais l’amour qu’elle lui portait ? Saurait-elle se
contenter de ce genre de relation ?
Le Grand Prix d’Italie se tenait à Monza et les routes qui
menaient au circuit étaient déjà encombrées, bien avant le
début de la course. Petra, la secrétaire particulière de Rafe –
une femme qui aurait mérité d’être canonisée pour sa patience
infinie – avait accédé à la demande d’Eden sans poser la
moindre question. Le lendemain de leur conversation
téléphonique, elle avait reçu une entrée VIP ainsi que les
horaires des vols qui lui permettraient d’arriver à l’heure sur le
circuit de Monza.
La balle était à présent dans son camp, songea Eden, en
proie à une angoisse grandissante. Elle devait avoir perdu la
raison pour se jeter ainsi dans la gueule du loup. Rafe allait
sans doute se moquer d’elle, mais tant pis, c’était un risque à
prendre. Depuis l’accident, elle avait compris que vivre sans lui
n’avait aucun sens.
A l’entrée du circuit, une hôtesse l’entraîna directement
vers la tribune VIP où gravitait déjà une foule d’élégantes. La
gorge nouée, Eden baissa les yeux sur le tailleur-pantalon bleu
acier qui lui avait coûté une petite fortune. Elle ne regrettait pas
son achat : le pantalon mettait en valeur ses longues jambes
tandis que la veste cintrée accentuait sa taille délicate. C’était
une tenue sobre et élégante, ponctuée d’une touche féminine
très sensuelle : ourlé de dentelle, le caraco de soie qu’elle
portait sous la veste agrémentait discrètement le creux de son
décolleté. Sa chevelure blonde était rassemblée en un chignon
souple.
Elle prit une longue inspiration et promena son regard
alentour. Quelques instants plus tard, elle reconnut Alonso,
l’un des mécaniciens de l’écurie Santini.
Alonso parlait à peine anglais et elle n’était pas sûre qu’il se
souviendrait d’elle après tout ce temps. Elle se dirigea
néanmoins vers lui. Un large sourire éclaira le visage tanné du
mécanicien lorsqu’il l’aperçut.
— Bonjour, Alonso, commença-t-elle d’un ton mal assuré.
Je suis venue voir Rafe.
— Suivez-moi. Il est sur la grille de départ.
Juste avant le signal de départ, les responsables de la course
et les VIP avaient coutume de venir saluer les pilotes sur la
piste. Monza revêtait pour Rafe un caractère emblématique. Ici,
il était chez lui et des milliers d’admirateurs venaient des
quatre coins du pays pour l’encourager et acclamer une victoire
qu’il se devait de remporter. L’ambiance était électrique.
Vêtu d’une combinaison blanche ornée des logos de ses
nombreux sponsors. Rare était appuyé contre sa voiture,
casquette vissée sur la tête. Il semblait en pleine forme, bronzé,
les yeux brillants tandis qu’il plaisantait avec les journalistes.
Un petit groupe de superbes créatures en Bikini l’entourait,
arborant toutes une écharpe ornée de la marque qu’elles
représentaient.
— O.K., Rafe, prends Cindy par la taille et toi, Cindy,
blottis-toi contre lui, chérie… Voilà, comme ça : pose une main
sur son torse… Superbe, on en fait encore une !
Un peu à l’écart du groupe se tenait le seul homme qu’Eden
aurait souhaité ne pas rencontrer ce jour-là. Fabrizzio Santini.
D’origine sicilienne, il était plus petit que son fils, mais il
possédait la même carrure et la même mâchoire volontaire.
— Hé, boss ! s’écria Alonso avec entrain.
Rafe tourna la tête et se raidit lorsqu’il aperçut la jeune
femme.
— La signorina Eden est de retour parmi nous.
— Vraiment ? murmura Rafe en croisant les bras sur son
torse tandis que son regard glissait sur elle avec une lenteur
délibérée. Pour une surprise, c’est une surprise. Que me vaut
l’honneur de ta venue, Eden ?
Son attitude désinvolte ne suffisait pas à cacher la tension et
l’agressivité qui émanaient de lui : son regard noir était dur et
froid comme la pierre.
— J’avais besoin de te voir, répondit-elle simplement.
Tous les visages étaient tournés vers elle à présent
Rassemblés autour de Rafe, les mannequins se mirent à
glousser. Le soleil dardait implacablement ses rayons sur la
piste luisante, quadrillée par les responsables de la course. Elle
le pressentait, sa fierté ne sortirait pas indemne de cette scène
presque surréaliste.
— Tu m’as dit l’autre jour que tu donnerais cher pour me
voir ramper à tes pieds, reprit-elle bravement en ne regardant
que lui. Eh bien, me voilà.
Les ricanements redoublèrent Quelques journalistes la
prirent en photo, mais elle continua à les ignorer. Rafe se
dégagea sans ménagement de l’étreinte de Cindy et ordonna
d’un ton impatient :
— Ça suffit, les photos.
Puis il se détacha du groupe, fit quelques pas et
s’immobilisa brièvement pour lancer une œillade contrariée en
direction d’Eden.
— Tu viens avec moi, oui ou non ?
Tel un automate, elle lui emboîta le pas, sans même
remarquer le regard intrigué de Fabrizzio Santini.
Quelques minutes plus tard, Rafe refermait sur eux la porte
de sa caravane personnelle.
— A quel jeu joues-tu, Eden ? maugréa-t-il en prenant
appui contre la cloison. Il y a deux semaines, tu me rejetais en
clamant que tu ne voulais plus jamais avoir affaire à moi…
Peux-tu m’expliquer ce brusque revirement ?
— Tu me manques, avoua-t-elle d’un trait.
Rafe laissa échapper un petit rire incrédule. Puis,
s’emparant d’une bouteille d’eau minérale qu’il déboucha avec
adresse, il se mit à arpenter la caravane d’un pas nerveux.
— Pourquoi te croirais-je ?
— Parce que c’est la vérité.
N’écoutant que son cœur, elle alla se poster juste devant lui.
— Je ne désire rien d’autre que ça, reprit-elle dans un
murmure avant de se hisser sur la pointe des pieds pour
réclamer ses lèvres avec une assurance qu’elle était loin de
ressentir.
Il sentait tellement bon… Une fois encore, le parfum épicé
de son eau de toilette la bouleversa. Durant ce qui lui parut
durer une éternité, Rafe ne manifesta aucune réaction : il resta
parfaitement immobile, les poings serrés le long de son corps,
les lèvres serrées. Feignant d’ignorer le désespoir qui montait
en elle, Eden se fit plus audacieuse. Du bout de la langue, elle
explora les contours de sa bouche. Avait-elle mal interprété les
signaux qu’il lui avait envoyés ? Il ne la désirait plus, c’était
évident, et dans quelques secondes, il la repousserait avec
mépris…
Mais à l’instant où elle s’apprêtait à reconnaître sa défaite,
il émit un gémissement sourd, l’enlaça d’un geste possessif et
la plaqua contre lui. Eden crut défaillir de soulagement : elle se
laissa aller dans ses bras et savoura sans retenue les caresses
exigeantes de sa langue.
Elle était faite pour cet homme et, malgré toutes ces années
de séparation, il était le seul qu’elle désirerait jamais.
— Cette fois, je ne tolérerai aucune dérobade, aucun
revirement de dernière minute, la prévint-il lorsqu’il releva la
tête, quelques instants plus tard. J’ai tellement envie de toi que
je pourrais te faire l’amour ici, tout de suite, juste avant ce
fichu Grand Prix…
Il se tut pour prendre une longue inspiration et Eden ne
résista pas à l’envie de caresser sa joue.
— Mais évidemment, le temps presse, comme d’habitude.
Nous n’avons jamais eu de temps pour nous.
— Nous allons y remédier, promit-elle, rassurée par la
ferveur de son ton. Je serai là après la course. Je t’attendrai.
Il marmonna quelques mots en italien puis captura de
nouveau ses lèvres tandis que ses mains couraient fébrilement
le long de son corps. Sans même qu’elle s’en aperçoive, il
déboutonna sa veste et émit un gémissement de plaisir en
promenant une main sur sa poitrine, libre de tout carcan, à
peine protégée par la fine soie de son caraco.
— Cara mia, je te désire tellement que je suis au bord de
l’explosion, murmura-t-il d’une voix rauque.
Un long frisson parcourut Eden lorsqu’il saisit entre le
pouce et l’index son téton gonflé de désir.
— Je serai là, dit-elle dans un souffle contre ses lèvres.
Un coup discret frappé à la porte la fit sursauter. Etouffant
un juron, Rafe s’écarta.
— Qu’est-ce qui t’a décidée à venir ? demanda-t-il en
coiffant sa casquette.
— J’ai vu ce qui t’est arrivé au Grand Prix du Portugal.
Eden ferma brièvement les yeux, revivant en pensée les
terribles instants qui avaient suivi le drame, juste avant que
Rafe ne s’extirpe de la carcasse de sa voiture.
— J’en suis sorti indemne, cara… Juste quelques petits
bleus, rien de plus.
— Je sais. J’ai appelé Petra pour prendre de tes nouvelles.
Mais je n’aurais plus eu que mes yeux pour pleurer s’il t’était
arrivé quelque chose. Tu m’as proposé de repartir de zéro, de
tout recommencer…
Elle hésita un instant avant de reprendre dans un murmure :
— J’en ai très envie, moi aussi. J’en ai assez de vivre dans
le passé et de m’inquiéter pour l’avenir. J’ignore combien de
temps nous resterons ensemble, mais très franchement, c’est le
cadet de mes soucis. J’ai envie de toi maintenant, tout de suite.
A ces mots, Rafe esquissa le sourire insolent qu’elle aimait
tant.
— Je suis un peu occupé pour le moment, cara mia.
Pourras-tu patienter jusqu’à ce soir ?
La villa Mimosa était située à une demi-heure de route de
Milan, dans un petit village installé au bord du lac de Côme.
Sur le devant de la demeure, la chambre du maître de maison
offrait une vue spectaculaire sur les eaux miroitantes du lac,
tandis que les pièces situées à l’arrière de la bâtisse donnaient
sur un magnifique jardin agrémenté d’une piscine.
Pourtant proche de la ville et de son activité bourdonnante,
la villa était un véritable havre de paix et, en la retrouvant,
Eden eut l’étrange impression de replonger dans le passé.
Un flot de souvenirs mitigés l’assaillit lorsqu’elle franchit
le seuil de la vaste chambre à coucher. Dans cette pièce, elle
avait connu le paradis et l’enfer… Au fil des douze mois
qu’elle avait passés avec Rafe, elle s’était familiarisée avec la
maison au point de s’y sentir un peu comme chez elle. Ils n’y
avaient pourtant vécu que peu de temps, juste quelques
semaines précieuses à la fin de la saison des courses, mais elle
avait pleinement savouré le bonheur de partager avec Rafe cet
endroit intime, tellement personnel.
La pièce n’avait pas changé. Elle retrouva même la
collection de grenouilles en pâte de verre que Rafe lui avait
offerte. Avec un pincement au cœur, elle s’empara de l’une
d’elles. C’étaient des bibelots sans valeur, un peu kitsch, mais
elle était tombée sous le charme dès qu’elle les avait aperçus
sur un marché aux puces espagnol, et Rafe lui avait fait un
plaisir immense en les lui offrant. Ces batraciens semblaient
totalement déplacés dans cette pièce au décor élégant et
pourtant, pour une raison qui lui échappait, Rafe les avait
laissés sur l’étagère où elle avait choisi de les installer. Pensait-
il à elle lorsqu’il les regardait ?
Avec un soupir, elle contempla son reflet dans le miroir de
la coiffeuse. Elle avait acheté ce négligé de soie noire dans un
seul et unique dessein : séduire Rafe. Et le résultat était à la
hauteur de ses espérances : la créature qui lui faisait face
respirait la sensualité… mais une angoisse indicible lui nouait
l’estomac.
Il était minuit passé lorsqu’ils avaient quitté la soirée
clôturant le Grand Prix de Monza. Vainqueur de la course,
Rafe avait été sollicité de toutes parts. Eden avait bien essayé
de fuir les feux de la rampe, mais à son grand étonnement Rafe
l’avait gardée à son côté toute la soirée, attisant encore
davantage la curiosité des journalistes.
Ils étaient seuls à présent. Comme s’il avait perçu la
nervosité qui l’habitait lorsqu’ils avaient franchi le seuil de la
villa, Rafe lui avait proposé d’aller prendre une douche et elle
avait accepté sans se faire prier, trop heureuse de souffler un
peu.
— As-tu trouvé tout ce qu’il te fallait dans la salle de
bains ? Elle fît volte-face, submergée par une nouvelle vague
de panique, et rencontra le regard de Rafe, indéchiffrable.
— Oui, merci.
Il se dirigea à pas lents vers la table où se tenait un seau à
Champagne et s’empara de la bouteille. S’efforçant de
maîtriser les battements désordonnés de son cœur, Eden se
perdit dans la contemplation de ses puissantes épaules.
L’échancrure de sa chemise blanche révélait un triangle de
peau mate. Etait-ce un effet de son imagination ou était-il
réellement plus séduisant qu’avant ? Son corps paraissait plus
délié, plus musclé aussi, et la détermination qu’elle lut dans ses
yeux la fît tressaillir. Le message était d’une clarté limpide : il
lui ferait l’amour ce soir-là, il était trop tard pour faire machine
arrière, et cette simple pensée l’emplit d’un mélange de
nervosité et d’excitation.
Rafe fit sauter le bouchon de la bouteille de Champagne, et
ce petit bruit sourd fit sursauter Eden comme une biche
apeurée. A la vérité, il se sentait tendu, lui aussi. Dio ! Elle
était belle à damner un saint, songea-t-il en lui tendant une
flûte. Il avait passé la journée à fantasmer sur son corps de
déesse : les rondeurs de sa poitrine et ses longues jambes au
galbe parfait qu’elle s’obstinait à cacher sous un pantalon.
Quant au négligé qu’elle avait revêtu au sortir de la douche, il
brûlait déjà de dénouer les rubans qui le fermaient…
Il avait l’intention de procéder lentement, désireux de
savourer chaque instant de la nuit qui s’offrait à eux. Mais le
désir le tenaillait et il dut faire un effort surhumain pour résister
à l’envie de lui arracher son déshabillé de soie pour lui faire
l’amour sur-le-champ.
— Je crois qu’un toast s’impose, murmura-t-il, les yeux
rivés sur son visage expressif. A nous, Eden… aussi longtemps
que durera notre histoire.
Ses paroles firent à Eden l’effet d’une douche froide et elle
but d’abord une gorgée de Champagne avant de répéter dans un
souffle :
— Aussi longtemps qu’elle durera.
Elle n’eut pas le temps d’ajouter le moindre mot : Rafe
l’avait rejointe et sa bouche captura la sienne, avide et
possessive. Très vite, leurs langues se mêlèrent dans une danse
langoureuse. Rafe la plaqua contre lui comme pour mieux lui
faire sentir la force de son désir et elle se laissa emporter par la
vague de volupté qui la submergea.
Ivre de sensations, elle ferma les yeux lorsque Rafe déposa
un sillon de baisers brûlants dans le creux de ses seins. Les
rubans de son déshabillé cédèrent comme par enchantement, et
il prit sa poitrine frémissante dans ses mains.
— J’ai envie de toi tout de suite, cara, je ne peux plus
attendre.
Un délicieux vertige s’empara d’elle lorsqu’il la souleva
dans ses bras pour la poser sur le grand lit. Entre ses paupières
mi-closes, elle le vit ôter sa chemise avant de s’allonger sur
elle. Elle le désirait aussi, oui, elle le désirait avec une force qui
la laissait pantelante, qui effaçait tout autour d’eux, au point
qu’elle ne se rendit même pas compte que Rafe l’avait
débarrassée du négligé de soie qu’elle avait choisi avec tant de
soin. Voilé par le désir, son regard noir glissa le long de son
corps d’albâtre.
— Madré de Dio !
Eden ferma les yeux, brusquement rappelée à la réalité. La
voix de Rafe, empreinte de stupeur, était suffisamment
blessante, elle ne voulait pas voir le dégoût qui s’inscrivait sans
nul doute sur son visage.
— Je t’avais prévenu que mes cicatrices n’étaient pas belles
à voir…
Le silence se prolongea, plus éprouvant encore que les
mots. Mortifiée, elle ouvrit les yeux et affronta son regard
empreint de stupeur.
— Ne te sens pas obligé de… je veux dire, je comprendrais
parfaitement que tu n’aies plus envie de moi, articula-t-elle
d’une voix étranglée.
Le visage de Rafe s’assombrit.
— Pourquoi n’aurais-je plus envie de toi ?
Eden se tortilla nerveusement pour tenter de ramener le
négligé sur ses jambes.
— Crois-tu vraiment que ceci, reprit-il en suivant ses
cicatrices du bout des doigts, réussirait à éteindre mon désir
pour toi ?
— Le chirurgien m’a dit qu’elles s’estomperaient un peu
avec le temps, mais ma jambe est abîmée et tu… tu n’as jamais
caché ton attirance pour les jolies jambes, conclut-elle dans un
murmure.
— Pour tes jolies jambes, corrigea Rafe avec une
véhémence qui la surprit. Et elles sont toujours aussi belles à
mes yeux.
Il y eut un bref silence puis il reprit en fronçant les
sourcils :
— Est-ce pour cela que tu m’as repoussé l’autre soir, à
Londres ?
Eden hocha la tête.
— Je redoutais ta réaction. J’avais tellement peur de ne plus
être à ton goût…
Sous le regard éberlué de la jeune femme, Rafe s’agenouilla
à côté d’elle. Puis, il déposa une pluie de baisers sur sa cuisse.
— Arrête, je t’en prie, implora-t-elle en frémissant.
Il chercha son regard.
— Est-ce que je te fais mal ?
— Non… mais elles ne sont vraiment pas belles à voir.
— Elles font partie de toi désormais. Et je te désire, tout
entière. Si j’ai eu l’air choqué, c’est parce que je…
Rafe s’interrompit, cherchant ses mots.
— Parce que j’ai eu mal pour toi, reprit-il. Je ne supporte
pas l’idée que tu aies pu souffrir, seule, à des milliers de
kilomètres d’ici. Je n’étais même pas là pour te porter
secours…
Sans attendre sa réaction, il se pencha de nouveau sur sa
jambe blessée. Cette fois, Eden réussit à se détendre tandis
qu’il l’embrassait avec une douceur infinie. Et lorsqu’il parvint
tout en haut de sa cuisse, à cet endroit tendre et si sensible, elle
retint son souffle, submergée par une nouvelle vague de désir.
— Tu resteras toujours la plus belle femme du monde à mes
yeux, cara, susurra-t-il en glissant ses doigts sous la fine
dentelle de sa culotte.
Un doux mélange de soulagement et de joie monta en elle,
balayant les derniers vestiges de ses inhibitions, et elle souleva
ses hanches pour se débarrasser au plus vite du triangle de
dentelle.
Rafe la contempla un long moment en silence. Laiteuse et
douce comme du satin, sa peau contrastait divinement avec la
soie noire des draps…
— C’est long, quatre ans, cara mia. As-tu connu beaucoup
d’hommes depuis moi ?
— Est-ce si important que ça ? fit Eden, troublée par la
vulnérabilité qui émanait de lui, tout à coup.
Il secoua la tête en soupirant.
— Non, ru as raison. Tu es dans mon lit aujourd’hui et c’est
tout ce qui compte.
Il se pencha vers elle et elle sourit contre ses lèvres.
— Tu es le seul homme de ma vie, Rafe, le seul que j’aie
jamais désiré.
— Le seul que tu connaîtras jamais, renchérit-il. Promets-
moi de rester avec moi, Eden, aussi longtemps que j’aurai
envie de toi.
Brûlantes et audacieuses, ses mains se mirent à courir sur le
corps d’Eden, survolèrent son ventre et allèrent se nicher entre
ses cuisses. Elle était prête à le recevoir. Glissant une main
sous ses fesses, Rafe la souleva légèrement et écarta ses
jambes. Puis il la pénétra lentement, désireux de savourer
chaque instant de ce moment magique. Mais la vagué de plaisir
qui déferla sur lui presque instantanément le prit de court et il
s’immobilisa, sur le point d’exploser. Appuyant son front
couvert de sueur contre celui d’Eden, il murmura d’une voix
rauque :
— Je ne voudrais surtout pas te faire mal, cara.
Mais Eden ondula lascivement contre lui.
— Continue, je t’en prie…, murmura-t-elle.
Oubliant alors ses bonnes résolutions, Rafe s’enfonça en
elle avec plus de détermination.
Eden s’accrocha à ses épaules, submergée à son tour par un
flot de sensations grisantes. C’était tellement bon de le sentir
en elle – elle avait presque oublié à quel point c’était exquis…
Paupières closes, elle secoua la tête et s’arqua vers lui, appelant
de tout son corps la délivrance promise.
— Rafe ! cria-t-elle d’une voix entrecoupée lorsque le
premier spasme la traversa de part en part, bientôt suivi par
d’autres, toujours plus intenses, plus délicieux.
En la sentant se contracter autour de lui, Rafe émit un long
gémissement. En une fraction de seconde, il rejoignit Eden au
sommet de l’extase et ils tremblèrent ensemble, corps emmêlés,
lèvres soudées.
— Tu as promis de rester aussi longtemps que j’aurai envie
de toi, murmura-t-il un moment plus tard, alors que les frissons
cédaient peu à peu la place à une exquise langueur.
— Oui… c’est vrai.
Un sourire rêveur se dessina sur les lèvres de Rafe.
— Alors tu t’es engagée pour longtemps, très longtemps…
peut-être même pour la vie.
— Je resterai auprès de toi aussi longtemps si tu le
souhaites, chuchota-t-elle.
Le sourire de Rafe s’évanouit et son regard s’assombrit
lorsqu’il emprisonna ses lèvres dans un baiser fougueux.
8.
Le jardin de la villa Mimosa comprenait une piscine
magnifique, Eden avait eu tout le loisir de l’admirer ces jours
passés. Le soleil avait brillé sans interruption, on n’aurait pu
rêver de plus bel été.
Ce matin-là, Sophia, la gouvernante, était affairée dans la
cuisine et Eden, confortablement installée au bord de la
piscine, s’efforçait de se plonger dans le livre qu’elle avait
choisi – un roman qu’elle désirait lire depuis déjà plusieurs
mois. Objectivement, elle avait tout pour être heureuse… Ou
presque, railla une petite voix qu’elle aurait préféré ignorer.
Car Rafe n’était pas là.
Il rentrait le soir, bien sûr. Et elle ne pouvait certainement
pas lui reprocher son manque d’ardeur lorsqu’ils se
retrouvaient tous les deux dans le grand lit, à la nuit tombée. Il
lui faisait l’amour avec une fougue inépuisable, comme s’il
souhaitait rattraper les quatre années qu’ils avaient vécues
chacun de leur côté.
Il la réveillait parfois aux premières lueurs de l’aube, d’une
manière tout à fait délicieuse : très délicatement, il promenait
ses lèvres chaudes sur son corps endormi. Encore gorgé de
plaisir, son épiderme se couvrait alors de mille frissons et elle
souriait dans un demi-sommeil, prête à l’accueillir en elle.
Mais lorsqu’elle se réveillait plus tard dans la matinée, le lit
était toujours vide.
Rafe avait un emploi du temps très chargé, elle le savait
bien. Entre les grands prix qui se succédaient à un rythme
régulier, il travaillait en collaboration étroite avec les
ingénieurs de l’écurie Santini afin d’améliorer les
performances de sa voiture. Et il tenait également les rênes de
l’empire familial depuis les ennuis de santé de son père.
Eden était consciente de ses nombreuses responsabilités.
Pourtant, la petite voix moqueuse venait régulièrement la
narguer… Au fond, rien n’avait changé, prétendait-elle : leur
relation était purement sexuelle, Rafe ne lui portait aucun
sentiment véritable… Un soupçon d’affection, tout au plus.
Mais aucune trace d’amour.
En le voyant approcher à l’heure du déjeuner, Eden sentit
son cœur se serrer. Dans son pantalon et sa chemise en lin
clairs, avec ses lunettes de soleil et sa Rollex en or au poignet,
il avait tout du richissime séducteur qui croque la vie à pleines
dents.
— Buon giorno, cara, murmura-t-il en se penchant vers elle
pour la gratifier d’un long baiser. Qu’as-tu fait de beau ce
matin ?
— J’ai nagé, j’ai lu, j’ai nagé encore…, répondit-elle d’un
ton faussement léger. L’exercice et les bains de soleil font un
bien fou à ma jambe. J’ai l’impression que les cicatrices se sont
un peu estompées.
Rafe s’installa au bout de sa chaise longue et promena
délicatement ses doigts sur sa jambe meurtrie.
— Tant mieux. Mais je te l’ai déjà dit, si ces cicatrices te
posent un problème, je peux t’obtenir un rendez-vous avec le
meilleur chirurgien esthétique du pays.
— C’est ce que tu veux ? demanda-t-elle.
Il ôta ses lunettes de soleil et chercha son regard.
— Franchement… non. Ces cicatrices font partie de toi,
elles témoignent de ton audace, de ton courage admirable. A
mes yeux, tu es parfaite, cara, conclut-il avec une ferveur
touchante.
A travers ses larmes, elle le regarda embrasser délicatement
ses cuisses. Puis ses lèvres remontèrent vers son ventre. Elle
retint son souffle lorsqu’il plongea sa langue dans le creux de
son nombril. Ses caresses se firent plus gourmandes, plus
érotiques et elle s’agita nerveusement quand il entreprit de
dénouer les liens de son haut de maillot de bain. L’instant
d’après, ses seins apparurent, gonflés de désir.
— Sophia a l’intention de servir le repas sur la terrasse,
murmura-t-elle d’un ton distrait tandis qu’il posait ses longs
doigts mats sur sa peau nacrée.
— Je lui ai dit d’attendre un peu, répliqua-t-il d’une voix
sourde, teintée d’amusement.
— Mais j’ai faim, moi, protesta-t-elle en esquissant un petit
sourire provocant. Pas toi ?
— Je suis affamé, cara…
Il pressa ses seins l’un contre l’autre puis, inclinant
légèrement son visage, dessina du bout de la langue de grands
cercles autour de chaque aréole.
— J’ai faim de toi, Eden.
Consumée par le désir, elle se pressa contre lui.
— Oui Rafe… ne me fais pas attendre.
Chauds et audacieux, ses doigts coururent sur ses hanches
puis trouvèrent le cœur brûlant de sa féminité à travers la fine
étoffe de son maillot de bain. Ce fut un simple effleurement,
mais déjà une onde électrique la parcourut : elle avait tellement
envie de le sentir en elle ! Mais il restait là à l’observer, le
regard voilé par le désir, un demi-sourire aux lèvres.
— Soulève tes hanches, ordonna-t-il soudain d’une voix
rauque.
Elle obéit sans se faire prier. Avec une lenteur calculée,
Rafe fit glisser son Bikini le long de ses jambes qu’il écarta
sans ménagement. Alors seulement il se leva et entreprit de se
déshabiller, sans se presser, le regard rivé au sien. Eden se
mordit la lèvre… cette attente relevait de la torture. Une torture
tout à fait exquise… Au bout le ce qui lui parut durer une
éternité, il s’allongea sur elle et la pénétra d’un mouvement à la
fois fluide et déterminé. Et lorsqu’il fit mine de la délaisser,
elle cria son prénom et planta ses ongles dans ses épaules,
habitée d’un désir primitif, l’obligeant à revenir en elle, encore
et encore.
Incapable de contrôler le plaisir qui montait en elle, elle
rejeta la tête en arrière et fixa le ciel d’un air béat. Les vagues
se succédèrent le ciel lui sembla encore plus bleu, plus limpide.
Dans un ultime frisson, elle se contracta autour de lui et cria de
nouveau son prénom, au bord du vertige. L’espace d’un instant,
Rafe s’immobilisa au-dessus d’elle, le front moite, comme il
faisait un effort visible pour repousser les limites du plaisir.
Mais à peine eut-elle recouvré ses esprits qu’il revint à l’assaut,
plus rapide, plus fougueux. Enfin, il goûta l’extase à son tour et
l’entraîna encore avec lui dans un tourbillon de volupté.
La sonnerie de son téléphone portable brisa le doux silence
qui s’était installé entre eux alors qu’ils reprenaient leur
souffle, tendrement enlacés. Rafe l’ignora quelques instants et
Eden s’en réjouissait lorsque, étouffant un juron, il se redressa
et saisit l’appareil.
— Papa.
S’ensuivit une longue tirade dans sa langue maternelle.
Eden réprima à grand-peine un soupir impatient. Fabrizzio
sollicitait l’attention de son fils à toute heure du jour et de la
nuit, sans se soucier le moins du monde de son emploi du
temps.
Elle se leva, enfila un peignoir et se dirigea vers la maison
baignée d’une agréable fraîcheur. Une douche, un repas sur le
pouce et un après-midi consacré à… oh, elle trouverait bien
quelque chose à faire. A la demande de son père, Rafe
s’empresserait certainement de passer au siège de l’entreprise
Santini.
Rafe l’attendait dans la chambre à coucher quand elle
émergea de la salle de bains, les cheveux enveloppés dans une
serviette de toilette.
— Je suis désolé. Mon père…
— Tu n’as pas à te justifier. Je sais qu’il est souffrant et que
tu es toi-même très occupé.
— Pas tant que ça, d’habitude, murmura Rafe.
Sourcils froncés, il se tourna vers la fenêtre. Pour la
première fois de sa vie, l’exigence de son père le contrariait. En
fait, tout ce qui l’éloignait d’Eden l’agaçait, et même les heures
qu’il consacrait aux essais entre les grands prix lui
apparaissaient désormais comme une corvée. Les accusations
qu’Eden avait portées contre son père résonnaient de temps en
temps dans sa tête. D’après elle, Fabrizzio s’était montré
insultant et lui vouait un profond mépris… Au début, ses
insinuations l’avaient révolté, il en convenait. L’idée que son
père ait cherché à détruire leur couple avec l’aide de son frère
Gianni lui semblait tout à fait inconcevable. Elle s’était
trompée, avait-il fini par se convaincre. Jeune et timide, elle
avait probablement mal interprété les propos de Fabrizzio, elle
avait imaginé son antipathie. Après tout, son père ne lui avait
jamais manqué de respect… Certes, il ne l’avait pas accueillie
à bras ouverts et n’avait jamais caché son souhait de voir son
fils aîné épouser une Italienne pure souche… telle Valentina de
Domenici, par exemple. De là à se montrer insultant…
— J’ai quelques jours de répit avant le Grand Prix
d’Indianapolis, déclara-t-il en la regardant s’habiller. Nous
pourrions en profiter pour faire un tour à Venise, qu’en penses-
tu ?
— Ce serait merveilleux, mais… tu n’as rien prévu, c’est
sûr ? Ton père…
— Il peut très bien se débrouiller sans moi quelques jours.
Il y a quatre ans, j’ai commis l’erreur de ne pas passer
suffisamment de temps avec toi. Je ne ferai pas deux fois la
même bêtise. Cela dit, ajouta-t-il avec un petit sourire penaud,
je vais devoir m’absenter cet après-midi
— J’ai un bon bouquin, ne t’inquiète pas, répliqua Eden,
tout excitée à l’idée de passer des journées et des nuits entières
seule avec Rafe.
— Pourquoi n’en profites-tu pas pour sortir un peu ? Va
faire les boutiques… Milan est réputée dans le monde entier
pour ses enseignes luxueuses. A ma connaissance, les femmes
adorent courir les magasins, je me trompe ?
Un sourire mutin éclaira le visage d’Eden.
— N’as-tu pas dit que tu m’aimais parce que je n’étais pas
comme les autres ? Ton argent ne m’intéresse pas, Rafe,
ajouta-t-elle plus sérieusement en s’approchant de lui.
Elle noua les mains sur sa nuque.
— C’est toi et toi seul qui m’intéresses.
Venise méritait bien sa réputation : c’était la ville la plus
romantique du monde, cela ne faisait aucun doute, songea Eden
en s’étirant entre les draps froissés du grand lit à baldaquin.
Rafe l’avait entraînée dans une folle exploration de la ville
sillonnée d’un incroyable labyrinthe de canaux. Aux journées
riches en découvertes culturelles succédaient des nuits
voluptueuses et passionnées. A cette pensée, un sourire béat
joua sur ses lèvres. Elle roula sur le côté, tendit la main. Son
sourire s’évanouit. Rafe n’était plus là.
Une légère brise souleva le rideau et elle l’aperçut, assis sur
le balcon où ils prenaient chaque matin leur petit déjeuner.
— Tu es très matinal, aujourd’hui, murmura-t-elle en le
rejoignant.
Elle glissa les mains sur ses épaules. Rafe en saisit une qu’il
porta à ses lèvres. Le silence se prolongea quelques instants
avant qu’il prenne la parole d’une voix empreinte de gravité.
— Je réfléchissais. Oui, je pensais à toi et à Gianni, à tout
ce qui s’était passé.
Eden se raidit.
— Je croyais que nous avions décidé de vivre dans le
présent… Quoiqu’il en soit, il n’y a jamais rien eu entre Gianni
et moi. Je n’étais pas en train de l’embrasser le fameux soir où
tu nous as surpris près de la piscine, je n’ai…
— Je te crois, cara, coupa Rafe. J’aurais dû savoir que tu
n’étais pas du genre à mentir. Tu es la personne la plus
transparente que j’aie jamais rencontrée. Tu serais bien
incapable de faire des cachotteries, ton esprit est limpide.
A ces mots, Eden rougit violemment. Lisait-il vraiment en
elle comme dans un livre ouvert ? Car il y avait bien une chose
qu’elle désirait lui cacher et cette chose-là, c’était l’amour
profond qu’elle lui portait depuis toujours.
— Pardonne-moi, reprit Rafe en se levant.
Il la prit dans ses bras et caressa doucement ses cheveux.
— Je ne sais pas pourquoi Gianni voulait nous séparer…
J’imagine qu’il était fou amoureux de toi, que ses sentiments
étaient si forts qu’il était prêt à sacrifier le lien qui nous unissait
tous les deux pour vivre pleinement sa passion.
Il marqua une pause. Légères comme des ailes de papillon,
ses lèvres voletèrent sur le front d’Eden puis le long de sa joue
avant de s’immobiliser tout près de sa bouche.
— Nous avons perdu quatre ans. A cause de lui, je me suis
séparé de ce que j’avais de plus cher au monde : toi. J’ai refusé
de t’écouter, j’ai préféré lui faire confiance… Malgré cela, je
ne peux pas lui en vouloir. Madré de Dio, Eden, malgré tout le
mal qu’il nous a fait, j’aimerais qu’il soit encore parmi nous…
Il me manque terriblement.
— Je sais, articula Eden en le serrant contre elle. Tu sais, je
n’éprouve aucune haine envers Gianni et je trouve parfaitement
normal qu’il reste présent dans ton cœur. C’était ton frère, vous
étiez très proches l’un de l’autre.
Rafe hocha la tête. Une expression tourmentée voilait son
beau visage.
— C’est vrai, mais… pourquoi a-t-il détruit ce qui faisait
mon bonheur… Pourquoi a-t-il tout fait pour m’éloigner de
toi ? Il savait pourtant à quel point tu comptais pour moi…
Eden resserra son étreinte, bouleversée par l’émotion qui
perçait dans la voix de Rafe.
— N’y pense plus, c’est fini maintenant, murmura-t-elle
contre son cou. Nous nous sommes retrouvés, n’est-ce pas ?
Gianni nous a quittés en emportant ses secrets : laissons-le
reposer en paix.
Rafe chercha ses lèvres. Son baiser était empreint d’une
grande tendresse, d’une douceur infinie. Dans un soupir, Eden
s’accrocha à ses larges épaules, tandis qu’il la soulevait pour la
porter jusqu’à la chambre à coucher.
— Je trouve excellente ton idée de se concentrer sur le
présent plutôt que sur le passé, déclara-t-il d’un ton espiègle en
la déposant sur le lit défait.
Rafe lui annonça la nouvelle pendant le trajet du retour,
alors que son jet privé commençait sa descente sur l’aéroport
de Milan. Il avait passé les trois quarts du vol au téléphone et,
bien qu’elle ne comprît pas grand-chose à la conversation,
Eden avait perçu son mécontentement au ton de sa voix. La
parenthèse idyllique qu’ils venaient de vivre était terminée : la
réalité frappait déjà à la porte.
— J’organise un dîner à la villa ce soir. Ce sera un repas
sans prétention pour quelques-uns de mes associés.
Eden le dévisagea avec étonnement.
— Quelques-uns ? Puis-je savoir combien, au juste ?
Il haussa les épaules.
— Une vingtaine. Ne t’inquiète pas, cara, Sophia s’occupe
de tout. Si tu tiens vraiment à lui faciliter la tâche, ne t’aventure
pas dans la cuisine, c’est tout ajouta-t-il avec humour.
— Merci, c’est gentil, maugréa Eden, piquée au vif. Tu
aurais pu me prévenir, tout de même.
Rafe soupira.
— Je n’étais pas au courant moi-même. Mon père me l’a
annoncé tout à l’heure au téléphone : il a lancé les invitations
sans me demander mon avis.
C’était encore un coup de Fabrizzio, évidemment…
— Est-il coutumier du fait ? Je veux dire, es-tu vraiment
obligé de te tenir ainsi à sa disposition ? demanda Eden un
moment plus tard, alors qu’ils roulaient en direction de la villa
Mimosa.
A la vérité, c’était la première fois que son père, prenait ce
genre d’initiative, pensa Rafe, qui se tourna vers la vitre de la
limousine.
— Mon père ne s’est pas encore remis de son accident
cardiaque… Il n’est plus tout jeune, tu sais, répondit-il
sèchement, et il souhaite m’impliquer davantage dans les
affaires courantes de l’entreprise. Ma carrière de pilote prendra
forcément fin un jour et, maintenant que Gianni n’est plus là, je
suis son seul héritier.
Son téléphone sonna de nouveau, réclamant son attention
pendant le reste du trajet. Lorsqu’ils parvinrent à destination,
Rafe gratifia Eden d’un regard absent.
— Tu n’as aucun souci à te faire au sujet du dîner, cara.
Sophia a déjà tout organisé. Tu n’as qu’à profiter de la piscine
jusqu’à l’arrivée des invités, ça te va ?
— Non, justement, ça ne me va pas ! J’ai l’impression que
tu m’écartes délibérément de ta vie dès qu’il y a un peu de
monde autour de nous. J’aurais préféré que tu me demandes de
l’aide au lieu de m’envoyer à la piscine, comme si je ne savais
rien faire d’autre que lézarder au soleil !
Visiblement surpris par cet accès de colère, Rafe voulut
répliquer, mais son téléphone sonna au même instant Eden en
profita pour s’éloigner.
Eden nagea une bonne vingtaine de minutes avant de
recouvrer un semblant de calme. Puis, sans s’en apercevoir,
elle s’endormit sur sa chaise longue et se réveilla en sursaut. Il
était déjà 18 heures ! Les invités de Rafe arrivaient à 19 heures,
elle n’avait pas intérêt à traîner davantage… Elle gravit à la
hâte les quelques marches qui menaient à la villa. Après une
bonne douche, elle choisirait sa tenue avec un soin tout
particulier, bien décidée à être au mieux de sa forme ce soir-là.
En traversant le hall d’entrée, elle se rappela qu’elle avait
laissé son sac dans le salon et fit volte-face pour aller le
récupérer. A peine le seuil franchi, elle s’arrêta net tandis que
quatre visages étonnés se tournaient vers elle.
— Je… je suis désolée, bredouilla-t-elle, les joues en feu,
en s’efforçant désespérément de rabattre son paréo sur son
Bikini microscopique.
Rafe bondit sur ses pieds. Derrière lui, Fabrizzio et deux
autres hommes la contemplaient d’un air faussement
impassible.
— Eden, je croyais que tu étais en train de te préparer.
— Pas encore, comme tu peux le constater, répliqua-t-elle
avec un petit sourire contrit. J’ai dû m’endormir au bord de la
piscine.
Fabrizzio Santini s’adossa à son fauteuil et la détailla des
pieds à la tête avec une lenteur insolente.
— Buona sera, Eden. Rafael m’a dit que vous séjourniez ici
quelque temps.
Il marqua une courte pause avant de reprendre dans un
murmure :
— J’espère que l’accident dont vous avez été victime ne
sera bientôt plus qu’un mauvais souvenir. Vos cicatrices sont
encore terriblement visibles.
La sollicitude qui perçait dans sa voix masquait mal son
hostilité. Eden tenta de dissimuler sa jambe blessée derrière
l’autre mais elle perdit l’équilibre et serait tombée si Rafe ne
l’avait pas rattrapée d’une main ferme.
« Un point pour vous, Fabrizzio », songea-t-elle
amèrement, indifférente au sourire faussement compatissant
que ce dernier lui adressa.
— Je file me préparer, murmura-t-elle à l’adresse de Rafe.
Sans attendre de réponse, elle s’éclipsa. Pourquoi n’avait-il
pas réagi à l’attaque mesquine de son père ? Pourquoi n’avait-il
pas pris sa défense ? Elle fulminait encore en sortant de la
douche, un quart d’heure plus tard. Où était passée la tendre
complicité qu’ils avaient partagée à Venise ?
Sa colère s’était un peu apaisée lorsqu’elle descendit
l’escalier un moment plus tard. Rafe l’attendait au pied des
marches et elle frémit en croisant son regard admiratif. Ainsi,
elle ne s’était pas trompée en choisissant sa tenue : une longue
robe blanche retenue par de fines bretelles qui dévoilait ses
épaules dorées et mettait divinement en valeur le reste de sa
silhouette élancée…
A sa grande surprise, le dîner ne fut pas l’épreuve qu’elle
avait redoutée. Rafe se fit un devoir de la présenter à chacun de
ses associés et à leurs épouses, et sa voix teintée de fierté l’aida
à se détendre.
Même Fabrizzio se montra étonnamment courtois à son
égard. Il demanda à tous les convives de parler anglais plutôt
qu’italien, par respect pour Eden – une attention que Rafe
apprécia tout particulièrement. A l’évidence, pensa-t-il, la
jeune femme s’était trompée et avait mal interprété l’attitude
du vieil homme, quatre ans plus tôt. Mais entre-temps, elle
avait mûri et acquis une assurance qui l’aiderait à mieux
comprendre ce patriarche au caractère bien trempé.
Fabrizzio et Gianni n’avaient fomenté aucun plan secret
dans l’espoir de la chasser de sa vie. Gianni avait menti, c’était
un fait qu’il devrait accepter sans jamais savoir pourquoi… A
sa décharge, son frère cadet avait essayé de faire amende
honorable – Rafe se souvenait encore d’une conversation qu’ils
avaient eue quelques mois avant que Gianni ne mette fin à ses
jours. « Eden a toujours été celle que tu croyais »… Les
paroles de Gianni résonnaient encore dans sa tête : c’était
presque un aveu de la part de son frère et, à
l’époque déjà, cette petite phrase sibylline n’avait fait que
renforcer son désir de retrouver la jeune femme, ne fût-ce que
pour enterrer une bonne fois pour toutes le passé et son lot de
rancœurs et de malentendus.
Il était presque minuit lorsque les derniers invités prirent
congé.
Eden regagna le salon, retira ses escarpins et se laissa
tomber sur le canapé avec un long soupir. Contre toute attente,
elle avait passé une excellente soirée. Un léger mouvement
attira son attention sur la terrasse et elle esquissa un sourire.
— Rafe, puis-je savoir ce que tu fabriques dehors ?
— Rafael est au téléphone, dans son bureau, répondit
Fabrizzio Santini en pénétrant dans la pièce.
Le sourire d’Eden disparut dès qu’elle lut le profond mépris
dans le regard du vieil homme.
— Je vois…
Fabrizzio laissa échapper un rire cynique.
— J’en doute, justement. Dites-moi, Eden, combien de
temps avez-vous l’intention de rester dans le lit de mon fils,
cette fois-ci ?
— Laissez-moi tranquille, ordonna-t-elle en se levant pour
quitter la pièce. J’ignore ce que vous avez contre moi, mais par
respect pour Rafe, vous devriez taire votre ressentiment et
ravaler vos insultes.
La tête haute, elle passa à côté de lui, mais il la retint par le
poignet, si fermement qu’elle grimaça de douleur.
— Je n’ai pas l’intention de regarder mon fils se ridiculiser
pour une petite moins-que-rien, lâcha-t-il d’une voix dure. Je
croyais pourtant m’être définitivement débarrassé de vous il y a
quatre ans. Puisque cela n’a pas suffi, autant vous le dire
clairement : Rafael ne vous demandera jamais en mariage.
Eden réprima à grand-peine un rire sans joie. Ainsi, c’était
là sa plus grande angoisse : que son fils l’épouse ! S’il
connaissait la véritable nature de leur relation, il ne se ferait
aucun souci à ce sujet ! Il fallait à tout prix qu’elle le rassure,
qu’elle le persuade qu’il n’avait absolument rien à craindre
d’elle. Si elle prétendait n’avoir aucune envie de se marier,
peut-être la laisserait-il enfin tranquille… Peut-être pourraient-
ils enfin vivre leur histoire sereinement, jusqu’à ce que Rafe
décide de tourner la page…
— Si vous voulez tout savoir, je n’ai aucune intention
d’épouser votre fils, déclara-t-elle avec un aplomb qui lui valut
un regard stupéfait.
— Excusez-moi, j’ai du mal à croire que la fortune des
Santini vous laisse indifférente.
Eden haussa les épaules.
— Le prix est trop élevé à mes yeux. Je n’ai pas envie de
passer ma vie dans une vitrine, si luxueuse soit-elle, traquée par
des paparazzis. Personnellement, je me contenterais d’une jolie
maison en pleine campagne anglaise, entourée de quelques
hectares de terrain que je pourrais revendre en cas de besoin.
Fabrizzio la dévisageait de son regard perçant, comme pour
lire ses pensées. Eden frissonna légèrement mais ne cilla pas.
— Et vous espérez que Rafe vous offrira tout ça ?
— J’y travaille, en tout cas.
— Je devrais peut-être prévenir mon fils que sa jolie rose
anglaise n’est qu’une manipulatrice vénale, prête atout pour
parvenir à ses fins, qu’en pensez-vous ?
A ces mots prononcés d’un ton lourd de mépris, Eden fut
prise de nausée. Mais elle releva la tête et se força à affronter
son regard.
— Vous n’avez absolument rien à craindre de moi, signor
Santini. La relation que j’entretiens avec votre fils est purement
sexuelle. Pour parler crûment, Rafe assouvit ses désirs et je
reçois des cadeaux en retour. Cela fait bien longtemps que je ne
crois plus à l’amour romantique… Quatre ans, pour être
précise.
— Si je comprends bien, il s’agit pour vous deux d’une
liaison sans importance, c’est ça ? insista Fabrizzio sans cesser
de la scruter. Pardonnez-moi, mais j’ai du mal à vous croire.
Vous étiez folle amoureuse de mon fils il y a quatre ans. Puis-
je savoir ce qui a changé depuis ?
— Moi, signor. J’ai grandi.
Après ce dernier mensonge, Eden battit en retraite avant
que les larmes ne coulent sur ses joues.
Eden ne parvenait pas à oublier les paroles de Fabrizzio,
son ton méprisant, son regard implacable. Qu’avait-elle fait
pour qu’il la déteste à ce point ?
Rafe ne l’avait toujours pas rejointe lorsqu’elle alla se
coucher. Sans doute profitait-il de ces derniers jours de répit
pour régler quelques affaires urgentes avant de s’envoler pour
Indianapolis où devait se dérouler le premier grand prix de la
saison. Comme elle aurait aimé qu’il fût là, auprès d’elle ! Elle
avait besoin de sa force et de sa chaleur, de ses caresses
passionnées qui lui réchaufferaient le cœur.
Vaincue par la fatigue, elle finit par s’endormir. Seule. Les
premières lueurs de l’aube irisaient l’horizon lorsque Rafe
pénétra sans bruit dans la pièce.
Posté au pied du lit, il contempla la silhouette endormie
d’Eden. Un mélange de tristesse et d’amertume assombrissait
son visage.
9.
Une chaleur implacable régnait sur Indianapolis au mois
d’août. La voiture de Rafe n’était pas au maximum de ses
performances : il ne réussit pas à se placer en pôle position sur
la grille de départ. Lors de la course, dans un ultime effort pour
prendre la tête, il poussa le moteur à fond de ses capacités.
Pendant quelques minutes de pure terreur, Eden contempla,
impuissante, les flammes qui rougeoyaient à l’arrière du bolide.
Ce dernier s’immobilisa enfin et ce fut avec un soulagement
indicible qu’elle vit Rafe s’extirper de la carcasse en feu puis
s’éloigner de la piste.
— Tu as eu de la chance de ne pas partir en fumée avec ta
voiture, lui fit-elle remarquer après qu’ils eurent regagné leur
hôtel, quelques heures plus tard.
La chaleur accablante la rendait irritable.
— Les pilotes de Formule 1 ne brûlent plus dans leur
voiture, rétorqua-t-il en se dirigeant vers la salle de bains. Les
mesures de sécurité sont très strictes dans ce domaine.
— Arrête tes bêtises.
Elle lui emboîta le pas, bien décidée à capter son attention.
— Imagine un peu ce que je ressens, moi, quand ! je vois ta
voiture partir en fumée tout en sachant que tu es au volant !
Cela dit, je me demande bien pourquoi je m’inquiète tant pour
toi…
Elle se tut, hypnotisée malgré elle par la beauté de son
corps nu et cuivré, puissamment musclé. Une étincelle amusée
brilla dans le regard de Rafe lorsqu’il se tourna vers elle, les
poings plantés sur les hanches. Il savait exactement ce qu’elle
pensait.
— Tu t’inquiètes pour moi, cara, vraiment ? Excuse-moi, je
n’avais pas remarqué.
De nouveau, ce mélange d’ironie et de dédain dans sa
voix… Depuis quelques jours, pour une raison qui lui
échappait, il ne lui parlait plus que sur ce ton. Sans attendre sa
réaction, il disparut dans la cabine de douche. Eden soupira, en
proie à une frustration grandissante.
— Tu es d’une humeur massacrante parce que tu n’as pas
remporté le Grand Prix, je sais. Mais je te sens distant depuis
que nous avons quitté l’Italie, ajouta-t-elle en haussant la voix
pour se faire entendre. Depuis le dîner que tu as donné
quelques jours avant notre départ, en fait… Qu’ai-je fait ce
soir-là qui t’a déplu sans que je m’en aperçoive ? As-tu eu
honte de moi, Rafe ?
Le ruissellement de la douche se tut. L’instant d’après, Rafe
fit son apparition et Eden retint son souffle, submergée par une
nouvelle vague de désir. Mais son expression contrariée la
ramena vite à la réalité.
— Bien sûr que non, je n’ai pas honte de toi, répondit-il
d’un ton sec en attrapant une serviette de bain. Comment peux-
tu penser une chose pareille ?
Eden haussa les épaules.
— Je ne sais pas… Peut-être parce que je ne m’habille pas
chez les grands couturiers et que je ne porte pas de bijoux,
contrairement aux épouses de tes associés.
— C’est ton choix et je le respecte. Après tout, c’est toi qui
as refusé de porter les boucles d’oreilles que je t’avais offertes.
J’ai également mis à ta disposition plusieurs cartes de crédit
pour que tu puisses t’acheter des vêtements, mais tu ne les as
toujours pas utilisées.
— Je sais. Je peux très bien subvenir à mes moyens toute
seule. Je t’ai déjà dit que ton argent ne m’intéressait pas, me
semble-t-il.
— C’est vrai, murmura-t-il d’un ton mielleux qui la fit
tressaillir. Ton côté économe est tout à fait admirable, cara. A
tel point qu’il m’arrive de me demander ce que tu espères tirer
de notre liaison… à part le plaisir physique, bien sûr.
— Tu es odieux.
Elle l’avait suivi dans la chambre à coucher, mais elle
s’immobilisa brusquement, blessée par la cruauté de ses
propos. Il avait voulu lui faire mal, cela ne faisait aucun doute.
A cette pensée, une boule d’angoisse lui noua la gorge. S’était-
il lassé d’elle… déjà ? Etait-il en train de préparer la fin de leur
histoire ? Il ne lui avait pas fait l’amour depuis leur retour de
Venise…
— Y a-t-il quelqu’un d’autre ? demanda-t-elle, soudain
tenaillée par un doute affreux.
— Madré de Dio, quand trouverais-je le temps de voir une
autre femme ? Tu sembles oublier que tu as un appétit
insatiable, cara, murmura-t-il d’une voix suave qui la fit rougir
jusqu’aux oreilles. Tes ardeurs sont flatteuses, je l’avoue, mais
je te soupçonne parfois d’être poussée par des motivations bien
plus inavouables. Es-tu sûre de ne rien me cacher, Eden ?
Elle secoua la tête, perplexe.
— Excuse-moi, Rafe, je ne vois pas du tout où tu veux en
venir.
Il traversa la pièce d’un pas lent et vint se planter devant
elle, viril en diable avec sa serviette de bain nouée autour dies
hanches.
— Cela te reviendra forcément, murmura-t-il. En attendant,
je ne vois aucune objection à ce que tu assouvisses tes plus bas
instincts.
Cette étrange conversation rappelait vaguement quelque
chose à Eden, comme si son ton narquois véhiculait un
message codé qu’elle ne pouvait déchiffrer.
— Ce n’est pas très gentil de dire ça, balbutia-t-elle,
hypnotisée malgré elle par son regard ardent.
Son sourire provocant la fit frissonner.
— Je ne suis pas d’humeur gentille en ce moment, cara.
Avant qu’elle ait le temps de réagir, il enfouit une main
dans ses cheveux et la plaqua contre lui. Des gouttes d’eau
glissaient encore sur son torse et une bouffée de chaleur mêlée
à l’odeur épicée de son gel douche assaillit la jeune femme qui
s’accrocha à ses épaules, oubliant instantanément la colère et
l’incompréhension qui l’habitaient encore quelques secondes
plus tôt.
— Occupons-nous de nos plus bas instincts, cara, tu veux ?
souffla-t-il dans son cou et elle ne put qu’acquiescer d’un petit
signe de tête, esclave de son désir.
Rafe la renversa sur le lit, la déshabilla prestement, dénoua
la serviette qui lui ceignait les hanches et, sans autre
préliminaire, la pénétra d’un puissant coup de reins.
Que lui arrivait-il ? se demanda-t-il soudain, honteux de
cette brutalité presque animale qui le possédait. Il était furieux
contre Eden, certes, mais tout de même… Il voulut se retirer,
mais elle le retint en nouant ses longues jambes autour de lui.
— Je t’en prie, Rafe, continue… fais-moi l’amour…
Un gémissement s’échappa de ses lèvres et il se glissa de
nouveau en elle en capturant sa bouche pour un baiser brûlant.
Le plaisir les emporta au même moment et ils crièrent à
l’unisson, parcourus de longs frissons. Mais quelques instants
plus tard, alors qu’Eden reprenait tout juste son souffle, Rafe se
leva. Sans mot dire, il se dirigea vers la salle de bains et claqua
la porte derrière lui. Alors, Eden enfouit son visage dans
l’oreiller et donna libre cours au chagrin qui lui serrait le cœur.
Dans l’avion qui les ramenait en Italie avec le reste de
l’écurie Santini, Rafe ne lui adressa pas le moindre mot,
préférant s’absorber dans une conversation animée avec le chef
mécanicien. Contre toute attente, Eden se réjouit de son
indifférence. Ils n’avaient plus rien à se dire tous les deux – à
part au revoir, bien sûr. Sans le formuler clairement, Rafe lui
avait fait comprendre que leur histoire touchait à sa fin.
L’avion venait d’entamer sa descente lorsqu’il la rejoignit.
Elle se raidit instinctivement Hélas, la chaleur de son corps, le
parfum subtilement poivré qu’il dégageait éveillèrent en elle un
flot d’exquises sensations.
— Comment vas-tu ? demanda-t-il d’une voix légèrement
rauque. Je me suis conduit comme un mufle hier soir et je…
Il s’interrompit se passa nerveusement la main dans les
cheveux. S’il n’avait pas été si sûr de lui, elle aurait juré qu’il
se sentait mal à l’aise.
— J’aimerais m’excuser.
— N’en fais pas trop, je t’en prie. Je ne sais que trop bien
combien il t’est difficile d’admettre que tu as eu tort.
— Moi, j’ai eu tort ? répéta-t-il d’un ton incrédule et
comme les têtes se tournaient vers eux, il enchaîna en baissant
la voix : il faut que nous parlions, Eden.
Un petit rire amer échappa à la jeune femme.
— C’est trop tard, Rafe. J’ignore ce que j’ai fait pour
mériter ta froideur, mais ne compte pas sur moi pour jouer aux
devinettes. Tu n’as pas voulu me dire ce qui te contrariait et
j’avoue qu’après ce qui s’est passé hier soir je m’en moque
compléteraient.
Rafe serra les dents et une expression tourmentée assombrit
son visage. Eden s’empressa de détourner le regard, refoulant à
grand-peine la compassion qui gonflait son cœur. Non, elle ne
tomberait pas deux fois dans le même piège !
Dans le hall de l’aéroport, une horde de journalistes les
attendaient et les flashes crépitèrent frénétiquement dès qu’ils
firent leur apparition. Rafe était habitué à ce genre d’accueil
lorsqu’il rentrait dans son pays natal où il faisait figure de
héros national.
Ce jour-là, pourtant, l’intérêt des paparazzis semblait
davantage concentré sur Eden.
D’un ton sec, Rafe lança des ordres à ses gardes du corps.
Puis, glissant un bras sur les épaules de la jeune femme, il serra
celle-ci contre lui et l’entraîna vers la sortie d’un pas pressé.
Guère intimidés, les photographes les escortèrent jusqu’aux
grandes portes vitrées, semblables à une meute de hyènes
affamées. Leurs méthodes lui déplaisaient profondément,
songea Eden, tandis qu’une main anonyme lui tendait un
journal à sensation. En baissant les yeux sur la première page,
elle crut défaillir. Une photo d’elle en Bikini, prise alors qu’elle
se prélassait au bord de la piscine de leur hôtel, à Indianapolis,
s’étalait en pleine page : au premier plan, les cicatrices sur sa
jambe sautaient aux yeux.
Eden tourna la page d’une main tremblante. D’autres
clichés la montraient accrochée au bras de Rafe, souriant
béatement tandis qu’ils descendaient les marches de l’hôtel. La
photo qui la blessa le plus avait été prise à Venise : assise dans
une gondole, elle donnait l’impression de sourire à l’objectif
alors que c’était à Rafe qu’elle adressait ce sourire radieux.
Sous l’œil déformant de l’objectif, ce qui avait été l’un des
moments les plus romantiques de leur escapade devenait
artificiel et ridicule.
— Mon Dieu…, murmura-t-elle d’une voix étranglée.
Rafe lui arracha le journal des mains.
— Ne fais pas attention, ça n’a aucune importance.
— C’est important pour moi… Ces photos sont affreuses.
Je me sens… trahie. Comment ont-ils fait pour s’immiscer
ainsi dans notre intimité ? A croire qu’ils nous espionnent
vingt-quatre heures sur vingt-quatre !
— Les paparazzis sont partout, répondit sèchement Rafe
tandis qu’ils s’engouffraient dans la voiture. Ils font partie de
notre vie, c’est ainsi.
— Pas de la mienne, justement, objecta Eden en tentant de
comprendre quelques mots de l’article qui accompagnait les
clichés.
— C’est pourtant ça, la vie dans une vitrine luxueuse,
murmura-t-il d’un ton laconique.
Eden fronça les sourcils. Cette expression lui était
étrangement familière : où l’avait-elle entendue ?
— Comment ont-ils eu vent de notre séjour à Venise ?
demanda-t-elle en reportant son attention sur le journal.
Quelqu’un les a forcément mis sur la piste. La question est de
savoir qui d’autre était au courant, à part toi et moi. Quelqu’un
a essayé de m’humilier et c’est réussi. Qui d’autre était au
courant de notre escapade à Venise, Rafe ?
Ce dernier se rembrunit. Son père le savait, murmura une
petite voix qu’il s’efforça de taire. Cela ne pouvait être lui.
Non, c’était tout simplement impossible. Si Fabrizzio
n’appréciait pas Eden quatre ans plus tôt, les choses avaient
changé depuis. D’ailleurs, il s’était montré très courtois, très
chaleureux avec elle l’autre soir.
Ils étaient arrivés à la villa. Eden s’empressa de le rejoindre
sur les marches du perron.
— Tu en avais parlé à ton père ?
Il répondit d’un ton abrupt :
— Laisse mon père en dehors de ça, je te prie. Est-ce parce
que tu manques de confiance en toi que tu jalouses la
complicité qui nous lie ? Tout comme tu enviais le lien qui
nous unissait, Gianni et moi ?
— Non ! Le fait est que ton père me déteste. Il me l’a dit
clairement l’autre soir, après le dîner, ajouta-t-elle d’une voix
tremblante, glacée par le mépris qu’elle lisait dans le regard de
son compagnon.
— Serait-ce la conversation que j’ai surprise… lorsque tu
lui confiais que tu étais prête à vendre tes charmes en échange
d’une maison en Angleterre… la Dower House, je suppose ?
conclut-il d’une voix suave.
Sous le choc, Eden chancela. Rafe n’esquissa pas un geste
vers elle. Le visage parfaitement impassible, il se contenta de la
toiser froidement.
— Ce n’est pas du tout ce que tu crois, articula-t-elle en
ravalant un sanglot. Ton père a une peur bleue que tu me
demandes en mariage, lui qui aimerait tellement te voir marié à
une riche héritière. Je reste persuadée que c’est lui qui est à
l’origine des mensonges proférés par Gianni, il y a quatre ans,
lui qui a tout fait pour nous séparer. J’essayais juste de le
rassurer, de lui faire comprendre que je ne représentais pas une
menace sérieuse.
— Tu n’avais pas besoin d’aller aussi loin, cara, répliqua-t-
il d’un ton glacial. J’aurais très bien pu le lui dire moi-même.
Pas une seule fois je n’ai songé à te demander en mariage.
Assise à la table de la cuisine, Eden donna libre cours à ses
larmes. Lorsque ses sanglots s’apaisèrent, un martèlement
sourd frappait ses tempes. Rafe s’était enfermé dans son
bureau. La porte avait claqué d’un coup sec derrière lui,
comme un avertissement. De toute façon, elle n’avait pas
l’intention d’aller lui parler. A quoi bon ? Les bribes de
conversation qu’il avait surprises l’autre soir lui avaient suffi à
la condamner sans appel, sans même lui laisser une chance de
s’expliquer, de lui avouer ses sentiments.
La vérité était là, amère, douloureuse : Rafe n’éprouvait
rien pour elle. Sa famille – son père, surtout – comptait plus
que tout et rien de ce qu’elle aurait pu dire ne l’aurait touché. Il
vouait une admiration aveugle à Fabrizzio… A quoi bon
s’obstiner à essayer de lui ouvrir les yeux sur les travers de son
père ?
— Signorina…
Arrachée à ses sombres pensées, Eden leva les yeux sur
Sophia. A sa grande surprise, les joues de la gouvernante
étaient baignées de larmes.
— C’est ma faute, commença celle-ci d’une voix
tremblante.
C’est ma faute si les journalistes se sont acharnés sur vous,
répéta-t-elle dans son anglais approximatif.
— Pourquoi dites-vous ça, Sophia ?
La cuisinière baissa les yeux.
— Eh bien… je discutais avec le signor Santini l’autre
jour… Nous parlions de tout et de rien pendant que je préparais
à manger. Et il m’a demandé à quel moment vous aviez prévu
de partir à Venise…
S’efforçant d’ignorer les battements précipités de son cœur,
Eden posa une main rassurante sur le bras de l’employée de
maison.
— Merci de m’en avoir parlé, Sophia. Ne vous inquiétez
pas, je n’en parlerai à personne d’autre.
Ainsi, ses soupçons se confirmaient, songea-t-elle en
montant à l’étage pour aller se changer. Fabrizzio était bel et
bien l’instigateur de l’article racoleur qui l’avait tant blessée.
Naturellement, Rafe ne la croirait jamais.
La journée s’écoula lentement. En elle, les bouffées de
tristesse succédaient aux accès de colère. L’histoire allait-elle
se répéter sans qu’elle tente une dernière fois de clarifier la
situation ? Non, son amour pour Rafe était trop grand, il fallait
à tout prix qu’elle préserve la tendre complicité, la passion
dévorante qui les unissaient.
Lorsqu’elle descendit dîner, Sophia l’informa que Rafe ne
se joindrait pas à elle. Il avait quitté la maison précipitamment
une demi-heure plus tôt, sans préciser l’heure de son retour.
Quand sonna minuit, épuisée mais forte de ses résolutions,
Eden attendait encore Rafe. A 1 heure du matin, rongée par
l’angoisse et la jalousie, elle descendit au rez-de-chaussée.
Peut-être trouverait-elle dans son bureau un indice sur l’endroit
où il se trouvait ? Le souffle coupé, elle s’immobilisa sur le
seuil de la pièce. Il était assis à son bureau : une expression
hagarde voilait son visage tandis que son regard noir semblait
étrangement vide.
— Tu as vu l’heure ? murmura-t-elle, partagée entre le
soulagement et l’étonnement.
— Tu parles comme une épouse bafouée. Aurais-tu oublié
ton rôle de maîtresse docile ? répliqua Rafe, cinglant.
A son grand désarroi, elle sentit ses joues s’empourprer.
— Tu as bu ?
Il s’empara de la bouteille de whisky à moitié vide, se versa
une généreuse rasade qu’il avala d’un trait avant de répondre
d’un ton cynique :
— Ça m’en a tout l’air, tu ne crois pas, cara ?
La voix de la raison lui commanda de ne pas répliquer,
d’aller se coucher et d’attendre le lendemain pour avoir la
discussion qu’elle avait répétée dans sa tête toute la soirée.
D’un autre côté, le proverbe ne conseillait-il pas de « battre le
fer tant qu’il est chaud » ?
— Il faut que je te parle et j’aimerais que tu m’écoutes,
pour une fois, déclara-t-elle en traversant la pièce pour aller se
poster devant son bureau. Cela ne va sans doute pas te plaire,
mais j’ai la preuve que ton père est à l’origine de tous les
articles parus dans la presse à scandale. Je sais aussi que c’est
lui qui a poussé Gianni à te mentir dans le seul but de précipiter
notre rupture.
— Mon père est décidément un homme très affairé, fit Rafe
d’un ton doucereux.
Trop tard, Eden vit l’étincelle de rage qui embrasait son
regard. Vif comme l’éclair, il contourna son bureau et la saisit
par les épaules.
— Je devrais plutôt parler au passé, reprit-il en enfonçant
ses doigts dans sa chair. Mon père a été victime d’une crise
cardiaque en fin d’après-midi. Il est en réanimation à l’heure
où je te parle… Les médecins ne se prononcent pas encore sur
son état.
— Oh, mon Dieu… je suis désolée.
Abasourdie, Eden porta une main à ses lèvres tremblantes.
Quel terrible concours de circonstances !
La voix dure de Rafe brisa le silence pesant qui s’était
installé entre eux.
— Inutile de jouer la comédie, Eden. Nous savons tous les
deux à quel point tu détestes mon père. Il est en train de mourir
et tu ne trouves rien de mieux à faire que me monter contre lui.
C’est ignoble, ajouta-t-il, pâle de rage. Ne perds pas ton temps,
ce n’est plus la peine. Je t’ai laissé le bénéfice du doute en ce
qui concerne Gianni. Ne me demande pas la même chose pour
mon père.
10.
Comment le soleil pouvait-il encore briller d’un tel éclat ?
songea Rafe en sortant sur la terrasse. Comment les
bougainvilliers pouvaient-ils afficher des couleurs aussi gaies ?
Sa vie était en train de basculer et la terre continuait de tourner
malgré tout.
La maison de ses parents avait toujours été sombre, mais ce
jour-là elle ressemblait plus que jamais à un mausolée…
C’était un véritable soulagement de fuir cette triste pénombre,
même si le soleil radieux lui paraissait presque insultant. Des
voix perçantes ponctuées de rires joyeux revinrent jusqu’à lui.
Les deux enfants de sa cousine Marisa jouaient dans le jardin
sous l’œil vigilant de leur nourrice. Aussitôt, les souvenirs de
sa propre enfance lui revinrent à la mémoire. Combien de fois
Gianni et lui s’étaient-ils affrontés dans des courses de vélo
effrénées qui se terminaient inévitablement dans la mare ? Il
crut entendre le rire sonore de l’homme qui les encourageait à
distance et les gloussements de son petit frère.
— Il Dio li benedice… Que Dieu te bénisse, Gianni, dit-il à
mi-voix.
— Rafe !
Il se raidit et ferma brièvement les yeux en entendant la
voix claire et mélodieuse qui l’interpellait : Eden ! Où qu’il fût,
où qu’il aille, elle était là aussi, douce, attentive et discrète,
apportant un peu de paix et de réconfort au clan Santini réuni
au grand complet dans la demeure familiale. Etonnamment,
une trêve fragile s’était installée entre eux depuis la crise
cardiaque de Fabrizzio. En apprenant la triste nouvelle, Eden
avait insisté pour rester auprès de lui pendant que son père
s’accrochait à la vie.
— L’hôpital vient d’appeler. Il n’y a pas de changement
notoire, annonça-t-elle d’une voix douce en le rejoignant.
Son parfum sucré l’enveloppa et il se détendit légèrement.
— Tu devrais rentrer à la villa, dit-il. On devient dingue,
ici.
— Je veux rester ici avec toi… Je veux t’aider.
— Je dois retourner auprès de ma mère.
— Elle est avec le prêtre, en compagnie de ses sœurs. Et
elle veut que tu ailles te reposer un peu à la villa. Peut-être
même manger un morceau.
Elle était tellement belle…, songea Rafe en la contemplant
du coin de l’œil. Et si pleine de sollicitude qu’il sentit son cœur
chavirer.
— J’ai besoin de toi, murmura-t-il.
Les mots étaient sortis tout seuls, presque malgré lui. Rafe
était un homme fier et arrogant, quelqu’un qui n’avait peur de
rien, qui n’avait jamais eu besoin de personne jusqu’alors.
Touchée par son aveu, Eden le prit dans ses bras en
murmurant des paroles apaisantes.
Une heure plus tard, ils franchirent ensemble le seuil de la
villa Mimosa Sophia les attendait, le visage ravagé par les
larmes. Percevant la lassitude de Rafe, Eden entraîna la
gouvernante dans la cuisine où elle lui fit part des dernières
nouvelles. Puis elle lui demanda de préparer un repas léger.
— Je croyais que tu devais prendre une douche avant
d’aller te reposer un peu, lança-t-elle à l’adresse de Rafe qui se
dirigeait vers son bureau où le téléphone ne cessait de sonner.
— Je dois absolument m’entretenir avec certaines
personnes avant le Grand Prix de Monaco, argua Rafe.
Eden exhala un soupir impatient.
— Vu les circonstances, Petra peut très bien gérer tout ça,
tu ne crois pas ? Tu ferais mieux de te reposer.
A sa grande surprise, il lui emboîta le pas comme elle
montait à l’étage.
— Pourquoi t’intéresses-tu tant à mon bien-être ?
grommela-t-il dans son dos.
Elle s’immobilisa devant la porte de la chambre qu’ils ne
partageaient plus et le considéra un long moment avant de
répondre :
— Pour être franche, je n’en sais rien. Mais c’est comme
ça.
— Je veux bien aller me coucher si tu viens avec moi.
La tentation d’oublier ses doutes et sa tristesse dans les bras
de Rafe était forte, presque irrésistible. Pourtant, elle ne céda
pas.
— Tu as besoin de te reposer. Je te rejoindrai plus tard.
Rafe dormit une bonne heure puis dîna avec Eden avant de
repartir à l’hôpital.
La journée du lendemain se déroula de la même manière.
En fin d’après-midi, le téléphone sonna et Eden écouta Rafe lui
annoncer d’une voix pleine de chagrin que Fabrizzio avait fait
une nouvelle attaque : le pronostic des médecins était plus que
réservé.
Atterrée, la jeune femme se força à aller se coucher. Il
fallait absolument qu’elle dorme un peu si elle voulait
continuer à soutenir Rafe. Elle se réveilla quelques heures plus
tard et chercha sa montre à tâtons. Il était 3 heures du matin. La
pâle clarté de la lune filtrait à travers les volets, zébrant le lit de
rais argentés. Lorsque ses yeux se furent accoutumés à la
pénombre, elle aperçut Rafe assis au bout du lit. Il avait le dos
courbé, l’inquiétude et la tristesse se lisaient sur son visage.
Bouleversée, elle alla s’agenouiller derrière lui et passa les bras
autour de son cou.
— Y a-t-il du nouveau ? demanda-t-elle dans un souffle, en
proie à une sourde angoisse.
Rafe hocha la tête.
— Les médecins ont constaté une légère amélioration. Mon
père est d’origine sicilienne, il ne partira pas sans s’être battu
de toutes ses forces.
L’admiration, la tendresse qui perçaient dans sa voix la
touchèrent profondément et elle souhaita de tout son cœur, par
amour pour Rafe, que Fabrizzio puisse se remettre de cette
épreuve.
— Tant mieux, dit-elle simplement.
Rafe tourna la tête et captura ses lèvres dans un baiser
enfiévré.
— J’ai très envie de te faire l’amour, cara mia. Tu
n’imagines pas à quel point j’ai besoin de sentir la douceur de
ton corps… Je prendrai tout mon temps, cette fois, poursuivit-il
en la soulevant dans ses bras pour la porter jusqu’à sa chambre.
Je regrette tellement ce qui s’est passé à Indianapolis, je me
suis montré odieux avec toi alors que tu es restée à mon côté
depuis l’hospitalisation de mon père, patiente et compatissante.
Ta générosité me comble de bonheur, cara. Tu avais raison
l’autre jour, il faut que nous parlions, tous les deux.
Eden posa son index sur ses lèvres.
— Pas maintenant. Tu as dit un jour que nous
communiquions bien mieux sans paroles, tous les deux. Alors
laissons parler nos corps…
Il se débarrassa de son peignoir et dénoua les rubans qui
retenaient le déshabillé de soie d’Eden, recevant dans ses mains
avides sa poitrine déjà gonflée de désir. Le baiser qu’il lui
donna était empreint d’une grande humilité, d’une tendresse
infinie, comme s’il lui demandait pardon de ses erreurs
passées.
Il lui fit l’amour avec lenteur, l’entraînant dans une ronde
de caresses et de baisers d’un érotisme brûlant qui les mena
peu à peu dans un tourbillon de volupté où plus rien ne
comptait que leurs peaux électrisées, leurs bouches avides,
leurs mains audacieuses.
Le retour à la réalité fut lui aussi d’une exquise douceur.
Rafe resta allongé sur elle, la tête enfouie dans son cou. Jamais
encore Eden ne s’était sentie si proche de lui. Et elle sut avec
certitude qu’elle n’aimerait jamais personne aussi intensément.
Allait-elle trouver le courage de lui avouer ses sentiments ?
Aurait-elle la force de lui dire qu’elle n’avait jamais cessé de
l’aimer, même pendant ces longues années de séparation ? Et
surtout… surtout, Rafe était-il prêt à entendre ce qu’elle brûlait
de lui confier ? Elle continua à lui caresser les cheveux,
parfaitement immobile. Tout à coup, elle sentit quelque chose
d’humide dans son cou. Les épaules de Rafe tressaillaient sous
ses mains. Enfin, il s’autorisait à donner libre cours à
l’angoisse qui le taraudait… N’était-ce pas un merveilleux
cadeau qu’il lui faisait là ?
A la surprise générale, l’état de santé de Fabrizzio Santini
s’améliora considérablement durant les jours qui suivirent. La
guérison n’était pas encore à l’ordre du jour, mais il n’était plus
en danger de mort et c’était là l’essentiel pour ses proches.
Le regard de Rafe s’éclaira de nouveau. Après la nuit
passionnée qu’ils avaient partagée, Eden avait espéré repartir
sur de nouvelles bases, mais curieusement Rafe semblait
encore réticent à l’idée de passer du temps seul avec elle – un
peu comme s’il regrettait d’avoir exprimé ses émotions. Il
n’avait pas cherché à lui faire l’amour depuis et ne lui avait pas
non plus proposé de réintégrer sa chambre. Par fierté, Eden
s’était bien gardée de faire le premier pas.
Hélas, la fierté s’avérait une bien triste compagne, admit-
elle après une nouvelle nuit passée à rêver de Rafe, à imaginer
ce qu’aurait pu être leur vie s’il l’avait aimée autant qu’elle
l’aimait. De son côté, il se montrait courtois et attentionné mais
étrangement distant, comme s’il avait fait le deuil de leur
couple et que sa décision était prise, irrémédiablement.
Le cœur lourd, Eden l’accompagna tout de même à
Monaco. Les journalistes l’attendaient à l’aéroport, curieux de
savoir si l’état de santé de son père aurait un impact sur ses
performances. Ces derniers avaient eu tort de s’inquiéter : Rafe
mena la course de bout en bout, alliant maîtrise et audace, ce
qui lui valut de franchir la ligne d’arrivée avec une avance
confortable sur ses concurrents.
Dans la tribune d’honneur, Eden se détendit enfin. C’était
sa vie, songea-t-elle en le regardant gravir les marches du
podium, entouré d’une cour de créatures sublimes. Un sourire
triomphant aux lèvres, il déboucha une bouteille de
Champagne et aspergea la foule qui l’acclamait. Oui, c’était
bien cela, sa vie : celle d’un play-boy multimilliardaire adulé
par des dizaines de fans. Et, bien qu’elle l’aimât de tout son
cœur, l’idée de vivre dans son sillage en attendant qu’il la
congédie lui était devenue insupportable.
De retour à Milan, Rafe l’accompagna jusqu’à la limousine
qui les attendait à l’aéroport, mais il ne monta pas avec elle.
— Je vais directement à l’hôpital, expliqua-t-il devant son
air surpris. Il semblerait que Fabrizzio ait repris du poil de la
bête : il songe déjà à se remettre au travail.
— Tu veux que je vienne avec toi ?
Il secoua la tête.
— Pas aujourd’hui, non. J’ai besoin de le voir seul.
J’aimerais régler quelques détails avec lui, ajouta-t-il d’un ton
sans réplique.
Eden ravala les questions qui lui brûlaient les lèvres. A
présent que Fabrizzio allait mieux, sa présence était devenue
superflue, elle le sentait bien. Il ne lui restait plus qu’à prendre
les devants si elle souhaitait conserver une once de dignité.
En cette fin de mois de septembre, le soleil rasant
enveloppait les pierres meulières de la Dower House d’une
belle lumière dorée. Ses pâles rayons dansaient entre les
feuilles qui avaient commencé à se parer de roux, de jaunes et
d’orangés. C’est le jardin qu’elle regretterait le plus, songea
Eden en traversant la pelouse pour rentrer par la porte-fenêtre
du salon qu’elle ferma à clé. Pour la dernière fois. Neville
prendrait soin de la maison jusqu’à l’arrivée de ses nouveaux
propriétaires. Il lui avait laissé entendre que la vente était déjà
conclue et, bien qu’il lui ait assuré qu’elle pouvait prendre tout
son temps, elle sentait que le moment était venu de partir.
Le cœur serré, elle aperçut le taxi qui franchissait la grille.
Bizarrement, elle avait espéré jusqu’au bout que ce moment ne
se concrétiserait pas. Oui – à quoi bon le nier ? – elle avait rêvé
que Rafe la rejoindrait sans crier gare et qu’il lui avouerait son
amour, comme dans les comédies sentimentales les plus
romantiques. Fallait-il qu’elle soit complètement idiote !
Durant le mois qu’elle avait passé ici, à Dower House, Rafe
avait parcouru le monde, en quête de son sixième titre de
champion du monde de Formule 1. Sa victoire au Japon,
décisive, l’avait propulsé au rang de meilleur pilote de la
décennie et sa photo avait fait la une de tous les journaux – un
sourire éblouissant aux lèvres, il brandissait fièrement son
trophée, flanqué d’une sublime créature blonde.
— Vous êtes prête, mademoiselle ? lança le chauffeur de
taxi d’un ton jovial Attendez, je vais mettre votre valise dans le
coffre.
— Je dois encore m’assurer que toutes les portes sont bien
fermées et j’arrive, murmura-t-elle, furieuse de céder au
sentimentalisme qui la poussait à faire un dernier tour de cette
maison qu’elle aimait tant.
Une demeure de cette taille se devait d’accueillir une vraie
famille, avec des enfants rieurs et espiègles qui joueraient à
cache-cache dans ses innombrables recoins… A cette pensée,
son cœur se serra de nouveau et elle se hâta de terminer ses
dernières vérifications.
Des voix lui parvinrent de la cour comme elle regagnait le
rez-de-chaussée et elle fronça les sourcils. Neville l’aurait
avertie si les nouveaux propriétaires avaient décidé
d’emménager ce jour-là… Intriguée, elle franchit la porte
d’entrée et retint son souffle. Une petite voiture de sport rouge
était garée dans l’allée et, sous son regard incrédule, Rafe et le
chauffeur de taxi étaient en train de se disputer sa valise.
— Voulez-vous que je la mette dans le coffre, oui ou non ?
demanda ce dernier lorsqu’il l’aperçut.
— Oui ! cria Eden en dévalant les marches du perron.
— Non ! Pas tout de suite, objecta Rafe.
Avec un haussement d’épaules résigné, le chauffeur de taxi
lâcha la valise et regagna son véhicule.
— Prévenez-moi quand vous serez décidés, marmonna-t-il
en allumant la radio.
— J’ai un train à prendre, protesta Eden. Que désires-tu,
Rafe ?
— Cinq minutes de ton temps, répondit-il en la fixant d’un
air si grave qu’elle sut qu’il était inutile de protester.
Ils entrèrent dans le salon.
— Je croyais que tu adorais cette maison, reprit-il. Ou du
moins as-tu dit à mon père que tu rêvais d’en avoir une comme
celle-ci.
Eden blêmit.
— Tu sais très bien pourquoi j’ai prétendu une chose
pareille.
— Tu voulais convaincre Fabrizzio que notre histoire était
sans importance, qu’elle ne déboucherait pas sur un mariage ?
— Oui.
— Parce que tu craignais qu’il essaie de nous séparer de
nouveau, comme il l’avait fait quatre ans plus tôt ? Avec l’aide
de Gianni, à l’époque, ajouta-t-il d’une voix empreinte
d’émotion.
— Je crois qu’il a agi ainsi parce qu’il pensait que c’était
mieux pour toi. Il rêvait de te voir épouser une riche héritière
italienne, certainement pas la fille d’un modeste pasteur
anglais, déclara Eden, désireuse d’adoucir la peine qui se lisait
dans se yeux.
Même après tout ce qui s’était passé, le voir souffrir lui
déchirait le cœur et elle imaginait à quel point cela devait être
déstabilisant d’admettre que ce père qu’il avait tant idéalisé
l’avait trahi.
— N’essaie pas de lui trouver des excuses, Eden. Nous
avons eu une longue discussion, mon père et moi… Il a
reconnu qu’il avait eu tort, qu’il n’aurait pas dû s’immiscer
dans nos affaires.
Eden hocha lentement la tête.
— Je vois, murmura-t-elle sans comprendre vraiment la
raison de sa venue. Mais il faut que je file, tu sais… alors si tu
n’as rien d’autre à me dire…
— Attends !
Le Rafe qu’elle connaissait bien était de retour, péremptoire
et sûr de lui, les yeux étincelant d’un mélange de colère et de
frustration. Il passa une main fébrile dans son épaisse
chevelure.
— J’essaie de te présenter mes excuses, au cas où tu ne
l’aurais pas remarqué. Je t’ai blessée, j’en suis conscient, et
j’aimerais me faire pardonner. Tiens, ajouta-t-il en prenant
dans sa poche une enveloppe qu’il lui tendit. Peut-être
comprendras-tu mieux après avoir ouvert ça…
Eden le dévisagea d’un air perplexe avant d’ouvrir
l’enveloppe. Le cœur battant à se rompre, elle parcourut
rapidement les documents qui s’y trouvaient puis les glissa de
nouveau dans l’enveloppe et lui redonna le tout.
— C’est une gentille attention, admit-elle d’une voix
étranglée. Mais je ne peux pas accepter. Merci quand même.
— C’est le titre de propriété de Dower House. J’ai acheté
cette maison spécialement pour toi.
— J’ai compris, et je te répète que je ne peux pas accepter.
Tu n’as pas besoin de me dédommager, tu sais. Je suis venue à
toi de mon plein gré.
— Te dédommager… quelle idée saugrenue ! s’emporta
Rafe. Madré de Dio, tu es la femme la plus têtue que j’aie
jamais rencontrée !
Tout en parlant, il dardait sur elle un regard noir, offusqué.
Comme il était beau lorsque ses yeux lançaient des éclairs,
lorsque sa bouche tremblait de colère… et comme elle brûlait
d’envie de l’embrasser, cette bouche ! Malheureusement, leur
relation n’avait pas changé, Rafe n’était pas venu pour lui dire
qu’il l’aimait.
— Je n’ai pas acheté cette maison rien que pour toi, figure-
toi. Elle est pour nous, quand je viendrai en Angleterre.
C’était encore plus humiliant que ce qu’elle avait imaginé !
Ainsi, elle ferait office de « maîtresse assignée à
résidence » : elle s’occuperait de l’entretien de la maison en
attendant le bon plaisir de « monsieur »… C’était absolument
odieux ! Au prix d’un effort, elle releva la tête et affronta son
regard.
— Désolée, Rafe, ta proposition ne m’intéresse pas. Il est
temps de se dire au revoir. Si je rate le train, j’arriverai trop
tard à l’aéroport.
— Je croyais que tu allais à Londres. Ton ami agent-
immobilier m’a dit que tu avais trouvé un emploi dans une
agence de presse, fit Rafe en lui emboîtant le pas.
— C’est exact. Mais ce n’est pas à Londres.
— Où est-ce alors ? Dans un autre pays d’Europe ?
— En Sierra Leone, répondit-elle tout à trac. L’agence m’a
chargée de rédiger une série d’articles de fond sur la situation
là-bas.
— Il est hors de question que je te laisse partir là-bas, cara.
C’est beaucoup trop dangereux.
— Je crois que tu es mal placé pour me donner des conseils
sur le caractère dangereux de mon métier…
Elle se tut un instant avant de reprendre, submergée par une
bouffée de colère :
— Tu es pilote de course, à la fin ! Ne me parle pas de
danger alors que je t’ai regardé tant de fois risquer ta vie au
volant de ces fichus engins, juste pour le plaisir !
— C’est justement l’autre chose que j’étais venu
t’annoncer. Je donne une conférence de presse demain pour
annoncer ma décision de me retirer de la compétition. Je tenais
à ce que tu sois la première informée.
Un long silence suivit sa déclaration. Finalement, Eden
reprit la parole avec calme.
— Bien… je suppose que tu vieillis, toi aussi.
Cette fois, Rafe explosa.
— Dio ! J’ai l’impression de tout faire de travers, avec toi !
J’achète la maison de tes rêves et tu me la jettes à la figure. Je
renonce à la compétition et tu t’en moques ! C’est incroyable !
Sans un mot, la jeune femme monta dans le taxi. Que
devait-il dire pour la faire réagir ? Une vague de panique le
submergea… Il était en train de vivre les instants les plus
importants de sa vie : il était hors de question qu’il baisse les
bras sans avoir tout tenté !
— Dis-moi, cara, que dois-je faire pour que tu acceptes de
revenir avec moi ?
Il passa la tête par la vitre ouverte comme pour mieux lui
faire entendre raison. Eden ferma les yeux, en proie à un
désespoir indicible.
— Tu dois m’aimer, Rafe, murmura-t-elle, incapable de
retenir ses larmes, tu dois m’aimer autant que je t’aime.
Le chauffeur de taxi desserra le frein à main et passa la
première.
— C’est la seule chose qui m’aurait rendue heureuse, tu
sais… La seule chose que tu n’as jamais pu me donner.
La voiture s’éloigna. Les larmes lui brouillèrent la vue et
elle enfouit son visage dans ses mains pour tenter de se calmer.
Soudain, le chauffeur de taxi freina brusquement en étouffant
un juron.
— Espèce de chauffard ! s’écria-t-il en sortant de son
véhicule, furibard. Hé… mais je vous reconnais ! Vous êtes le
champion de Formule 1, c’est bien ça, hein ? Joli bolide…
A présent, l’homme regardait la voiture de sport d’un œil
admiratif.
— Prenez-la, elle est à vous.
Rafe lança les clés en direction du chauffeur abasourdi
avant de se glisser au volant du taxi.
— Je n’en ai plus besoin, reprit-il. Ce qu’il me faut
maintenant, c’est une grande voiture familiale, n’est-ce pas,
cara ?
— Rafe, peux-tu m’expliquer ce que tu fabriques ?
Sans se donner la peine de répondre, il fit demi-tour.
Quelques secondes plus tard, le taxi s’immobilisait de nouveau
dans la cour de graviers de Dower House.
— Laisse-moi, je t’en prie, gémit Eden.
Mais Rafe descendit de voiture, vint lui ouvrir la portière et
la souleva dans ses bras pour la porter dans la maison.
— Bien sûr que je t’aime, idiote ! s’écria-t-il en se dirigeant
d’un pas assuré vers l’escalier.
Devant la stupeur qui s’inscrivit sur le visage d’Eden, sa
frustration se dissipa d’un coup, cédant la place à une immense
tendresse pour cette femme qu’il aimait plus que tout au
monde, cette femme sans laquelle sa vie n’aurait pas de sens.
— Ti amo, cara mia. Je crois que je vais devoir te donner
quelques leçons d’italien, murmura-t-il avec une grande
douceur. Je t’ai aimée dès notre première rencontre, tu sais, le
jour où tu as fait irruption dans ma chambre d’hôtel en
affirmant que tu n’étais pas une groupie, que je n’avais rien à
craindre. Et je n’ai jamais cessé de t’aimer depuis.
Eden sentit son regard s’embuer alors même qu’un fol
espoir gonflait son cœur.
— Tu as pourtant refusé de m’écouter, il y a quatre ans. Tu
m’as condamnée sans appel… tu m’as brisé le cœur, termina-t-
elle d’une voix à peine audible.
Il la posa par terre et la serra tout contre lui.
— Nos quatre années de séparation ont été un véritable
calvaire. Tu me manquais horriblement… D’un autre côté,
Gianni était grièvement blessé et je ne me sentais pas le droit
de l’abandonner. J’avais l’impression de le trahir en
recherchant le bonheur, tu comprends. Il ne s’est pas passé un
seul jour sans que je pense à toi, carissima, et dès que j’ai
appris que tu étais rentrée à Wellworth, j’ai imaginé un
prétexte pour te revoir.
— As-tu vraiment l’intention d’arrêter la compétition ?
demanda Eden, hésitant encore à croire à son bonheur. C’est la
chose la plus importante pour toi. Je ne voudrais surtout pas
que tu y renonces à cause de moi.
Le sourire qui se dessina sur les lèvres de Rafe l’emplit
d’allégresse.
— Tu es toute ma vie, cara. Je n’ai absolument pas
l’impression de sacrifier quoi que ce soit. En fait, je ne rêve
que d’une chose : vivre avec toi dans une grande maison qui
retentira bientôt de cris et de rires d’enfants.
A peine eut-il terminé sa phrase que ses lèvres capturèrent
les siennes. Ce fut un baiser à la fois passionné et exigeant,
empreint d’une grande tendresse. Un baiser qui persuada Eden
de la sincérité de Rafe. Si incroyable que cela puisse paraître,
cet homme exceptionnel l’aimait de tout son cœur !
— Acceptes-tu de devenir ma femme ? murmura-t-il en
déposant une pluie de baisers le long de son cou, jusqu’au petit
creux si doux où battait frénétiquement son pouls.
Eden hésita.
— Ton père…
Saisissant son menton entre le pouce et l’index, Rafe la
força à rencontrer son regard pénétrant, débordant d’amour.
— Il sait que je désirais déjà t’épouser il y a quatre ans et
qu’aucune autre femme n’a conquis mon cœur depuis. Il sait
aussi que sa seule chance d’avoir des petits-enfants un jour
réside dans notre union. Fais-moi confiance, cara, il espère de
tout son cœur que tu diras oui.
Elle avait toujours aimé cette pièce, songea Eden en
promenant un regard ému sur la vaste chambre à coucher que
Rafe avait occupée lors de son unique nuit à Dower House.
Après son départ, elle avait dormi dans son lit dans l’espoir de
s’enivrer de son odeur…
Un sourire rêveur éclaira son visage lorsqu’il la déposa
délicatement sur le couvre-lit de soie.
— Et toi, qu’espères-tu ? Que je dise oui aussi ? chuchota-t-
elle tandis qu’il déboutonnait son corsage avec des gestes
fiévreux.
— Je n’espère pas, cara mia, j’en suis déjà persuadé,
répondit-il, retrouvant son arrogance naturelle. Comment
pourrait-il en être autrement ? Tu es ma moitié, la gardienne de
mon âme et je t’aime de tout mon être : Tu ferais mieux
d’accepter tout de suite si tu ne veux pas que je te poursuive de
mes assiduités jusqu’à ce que tu rendes les armes… Pourquoi
perdre du temps inutilement ? Nous en avons déjà perdu
suffisamment, tu ne crois pas ?
— Je ne perdrai pas mon temps à essayer d’argumenter, dit
Eden dans un souffle.
Elle se cambra contre lui, éperdue de bonheur.
— Je t’aime, Rafe.
Leurs regards se soudèrent et ils soupirèrent à l’unisson
lorsqu’un tourbillon de volupté les emporta, quelques instants
plus tard.
— Je t’aime aussi, cara mia. Pour la vie.
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