anatole - cartable fantastique · 2015. 12. 21. · anatole,.. continue, je t’en prie, toutenbec....

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Première partie

2 3

Anatole

Première partie

Adaptation réalisée par Marie-Laure Bessonpour «Le Cartable Fantastique»

Texte et illustrations de Benjamin Rabier

4 5

Il répondait au nom d’Anatole ce bon petit

porcelet de trois semaines, qui n’avait rien de

commun avec les autres animaux de sa race...

Il était propre, distingué, enjoué, sentimental

jusqu’au romanesque.

Vous voyez donc qu’aucune affinité ne le liait à

ses semblables.

Alors que ceux-ci aimaient à se vautrer dans la

fange et à fourrer leur groin dans le fumier des

basses-cours, Anatole n’avait d’autre pensée

qu’à folâtrer dans la campagne fleurie.

6 7

C’était le printemps... le doux animal s’arrêtait

pour respirer les roses ou le jasmin ; puis il

rêvait assis dans l’herbe tendre en suivant d’un

œil attendri le vol des papillons azurés et des

mouches d’or...

Comme il ressemblait peu aux petits porcs que

nous connaissons !...

Aussi, faisait-il le désespoir de ses parents,

qui auraient tant souhaité voir leur enfant

crotté jusqu’aux yeux et flairant à plein nez le

purin, alors que leur enfant se conduisait en

«monsieur»...

8 9

Mais oui, dans leur idée, Anatole était un

« monsieur » — autant dire un dévoyé, un

égaré...

Pour désigner un porc propre et distingué, il

n’y a pas d’autre mot à employer que celui de

« monsieur »...

Pour un peu, parlant de leur rejeton, les parents

eussent dit « monsieur Anatole »…

Les chiens le regardaient de travers, les chats

le fuyaient ; et tous les animaux de la basse-

cour en avaient une sainte horreur.

10 11

Songez donc : un petit porc sans taches et se

plaisant parmi les fleurs, ce ne pouvait être

qu’un fou, un fantasque, un monstre peut-être...

Sa mère ne le voyait jamais passer sans lui

dire :

— Mon pauvre petit, nous ne ferons jamais rien

de toi.

Approchait-il de son père ?

Celui-ci lui envoyait d’une patte experte un jet

de purin lui criant :

— Voilà tout ce que tu mérites... Tu finiras mal,

Anatole.

12 13

Sans rien dire, le petit cochon collectionnait les

réprimandes de sa famille et les brimades des

étrangers.

Il allait tranquillement à la rivière se laver des

souillures dont il avait été l’objet.

Il faut dire qu’Anatole possédait cette chose

qui élève et qui illumine tout ce qui vit sur

terre…oui...Anatole avait un cœur ; ou plus

exactement, du cœur.

Il était bon ; il aimait à rendre service.

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Compatissant aux faibles et aux affligés, il

n’avait pour ambition que de sentir près de lui

un ami… que dis-je ? un ami… des amis, car

son cœur était grand comme était hospitalière

son âme.

Ce jour-là, dans la prairie, déambulait un

pauvre petit caneton, abandonné de tous, à la

suite d’aventures dramatiques, voire tragiques.

Il était seul et souffrait terriblement de cette

solitude…

Impossible de s’y méprendre, car les sanglots

de la pauvre petite bête emplissaient les airs.

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Anatole se trouva sur son chemin.

— Pourquoi pleures-tu petit ?

— Parce que je suis seul sur terre.

— Sèche tes larmes… Un ami ça peut se

trouver ; et quand on est abandonné, rien ne

soulage comme la présence d’un ami.

— Un ami ?... Qu’est-ce que c’est que ça ?

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— Écoute, petit ; et tu sauras. Si tu veux

comprendre, tu seras vite instruit : un ami, c’est

celui qui permet de partager les joies comme

les peines ; et quand on partage, ces joies et

ces peines, les unes sont plus grandes et les

autres plus petites… As-tu compris ?

— Oui… et je veux être votre ami.

— Merci, petit… Alors viens avec moi.

Le caneton suivit Anatole

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— Je vais te présenter, lui dit-il, aux animaux de

la ferme que j’habite ; car il est bon d’avoir en

plus d’un ami, des connaissances nombreuses

et de bonnes relations.

— Oui.

— Comment t’appelles-tu ?

— Quand je suis né, maman m’a souhaité

bienvenue en criant :

« Tiens voilà Toutenbec »

22 23

De part et d’autre, on s’adressa force

compliments, et le nouveau venu se trouva vite

à l’aise dans cette ferme dont les habitants lui

semblaient nettement sympathiques

— D’où viens-tu, ami ? interrogea le chien

Faraud,

— Il va nous le dire, répondit Anatole.

— Oui, dit la vache Adélaïde, c’est cela…Que

ton ami raconte un peu son histoire.

— Toutenbec, répéta Anatole en se mettant à

rire... ça, c’est un joli nom.

Et, devisant ainsi, nos deux nouveaux amis

arrivèrent à la ferme, où, le long d’un mur,

quantité d’animaux se reposaient.

Tous connaissaient Anatole.

Le porcelet s’approcha d’eux et leur dit, en

désignant le caneton

— Permettez-moi de vous présenter mon

nouvel ami Toutenbec

24 25

— Nous demandons qui est ce Toutenbec,

ajouta l’âne Retord

— Oui.,. Oui... clamèrent les autres

camarades... Nous réclamons l’histoire de

Toutenbec.

On fit cercle autour du caneton, qui commença

ainsi son récit :

Eh bien, voici dit-il… Je n’étais pas encore sorti

de l’œuf que déjà le Destin m’avait marqué.

26 27

Je faisais partie d’une douzaine d’œufs que ma

mère couvait dans une plantation des environs

de Tombouctou, oui… là-bas, en Afrique.

Tout près de cet endroit, régnait le Roi

du Soudan ; un vieux lion, tout cassé,

neurasthénique et tout perclus de douleurs ;

terriblement redouté de tous ses sujets en

raison de sa constante mauvaise humeur.

Un matin, le Roi se réveilla, atteint d’une

violente grippe : et, malgré les soins attentifs de

son médecin — le singe Oscar — le mal empira

de façon inquiétante et Sa Majesté sombra

bientôt dans la plus noire mélancolie.

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Le docteur Oscar, ayant usé — sans résultats

d’ailleurs — d’une grande variété de remèdes,

depuis le bouillon de cervelles de tortues

jusqu’à la purée de mille-pattes, songea

soudainement à soigner le roi par la gaîté...

Il voulait lui rendre sa bonne humeur perdue.

Il persuada donc Sa Majesté le Lion qu’une fête

où paraîtraient les numéros les plus amusants

lui rendrait la santé.

Et c’est en lui redonnant le goût de la gaîté

qu’on lui redonnerait le goût de vivre.

30 31

Le perroquet Bagou fut chargé de

communiquer aux quatre coins du royaume,

une ordonnance annonçant aux foules les

volontés du monarque, et la récompense à

l’artiste qui saurait rendre au Roi son humeur

d’autrefois et sa santé.

De tous les coins du pays, arrivèrent artistes

et saltimbanques tous attirés par l’octroi d’un

gain important et aussi par l’assurance d’une

protection que Sa Majesté ne refuserait pas

d’accorder au vainqueur du tournoi.

32 33

Au jour désigné pour la fête, la place était trop

petite pour contenir la masse des spectateurs

venus de la forêt, des marais, de la montagne

et des sables d’alentour.

À l’heure précise, chacun prit place.

Sa Majesté, enveloppée dans une chaude

couverture, s’installa sur son trône, le regard

soupçonneux.

Bagou, qui remplissait les fonctions de

« speaker » appela le premier numéro inscrit au

programme : « Clackson Brothers » dans leurs

exercices d’équilibre.

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Aussitôt parurent, portant un tapis, deux lapins

qui s’installèrent en plein milieu de la place.

Après avoir déroulé leur tapis, ils exécutèrent

un équilibre nez à nez qui eut le don de

vivement intéresser la société.

Malheureusement, un gros papillon se mit à

voleter autour des deux artistes…

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Les lapins, dont la peur est légendaire,

et qu’une feuille qui tombe met en fuite,

abandonnèrent sur-le-champ leur tour

d’acrobatie et prirent la poudre d’escampette au

milieu des huées et des sifflets de l’assistance.

Loin de se rasséréner devant ce premier

exploit, le lion montra de la méfiance et fronça

le sourcil — ce qui fut d’un déplorable effet.

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Tout de suite le « speaker » annonça le numéro

suivant pour conjurer aussi vite que possible la

mauvaise impression que la frousse des frères

Clackson avait produite.

Et maintenant, Teddy, Bobby and Partner, dans

leur « numéro » de danses sur corde, annonça

le perroquet.

Alors, parurent deux jeunes cochonnets

précédés d’un chat, qui portait sur son épaule

une grande perche et sur son bras, une longue

corde.

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Teddy et Bobby prirent chacun dans sa gueule

une des extrémités de la corde et s’assirent

sur leur train de derrière à telle distance qu’il

convenait pour que la corde soit bien tendue à

environ soixante centimètres du sol.

Le chat sauta sur cette corde avec une grande

dextérité et, en s’aidant de son balancier, il se

mit à danser et à exécuter des sauts périlleux

impressionnants.

Chaque fois, l’artiste retombait en équilibre sur

la corde et c’était vraiment très réussi.

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Mais à un certain moment, il eut une distraction.

Sous la corde, venait de passer, toute

trottinante, une mignonne souris.

Oubliant son art, et n’écoutant plus que son

instinct, le chat-danseur lâcha d’un seul coup

corde et balancier pour se mettre à la poursuite

de son ennemie naturelle.

— Les chats sont tous les mêmes, s’écria

Anatole,.. Continue, je t’en prie, Toutenbec.

Et Toutenbec poursuivit son histoire.

44 45

Ahuris, les cochonnets lâchèrent à leur tour

la corde et on assista alors à la colère et à

la fureur d’une foule haineuse qui vociférait

méchamment, pour protester contre cet artiste

qui avait interrompu des exercices du plus haut

intérêt, uniquement pour obéir à son instinct

sauvage.

Disons en passant que le chat fuyard n’eut

pas la souris, qui disparut dans un trou et put

rejoindre sa maman que l’absence de son

rejeton commençait à inquiéter.

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Le lion grogna et rugit...

Il ne parlait rien moins que de punir l’artiste

défaillant.

Loin de se calmer, sa neurasthénie et sa

mauvaise humeur ne firent que doubler...

Tout allait mal...

Si Bobby, Teddy and Partner n’avaient pris la

fuite, nul doute qu’ils eussent passé un vilain

quart d’heure.

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— Décidément, mugit le Roi grippé, ce médecin

s’est moqué de moi ; et ces soi-disant artistes

se sont donné le mot pour me mystifier… Si

c’est avec ces stupides exhibitions et ces

dérobades qu’ils croient me guérir et me rendre

la gaîté, ils se trompent grossièrement… Ma

maladie, au contraire, va s’aggraver, je le sens

bien...

Bagou n’en continua pas moins l’annonce du

programme ; mais, cette fois, sans conviction.

Quant au médecin Oscar, il commençait à

trembler un peu pour sa réputation et beaucoup

pour sa vie.

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— Et voici maintenant, Mesdames et

Messieurs, cria le perroquet, le célèbre Alozius,

des Monts de l’Oural. Ce réputé personnage

va se permettre le luxe de dompter devant

Sa Majesté un trio d’animaux bien connus

pour l’efficacité de leurs terribles défenses,

qui défient la dent des fauves et la gueule des

reptiles…

Dès que fut terminée cette emphatique

présentation, on vit s’avancer un ours,

accompagné de trois hérissons.

— Encore un qui va se moquer de moi, grogna

le Roi.

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Prenant alors un air important, l’Ours Alozius

déclara :

— Voyez ces animaux terribles, tout

carapaçonnés de dards acérés et meurtriers ?

Eh bien, à ma voix, formidable comme le

tonnerre, ils se rouleront en boule.

L’ours se mit à grogner ; et les trois hérissons

se mirent en boule.

L’exercice était terminé : Alozius salua et sortit

avec ses trois hérissons qui avaient repris leur

forme habituelle.

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Les huées des assistants accompagnèrent les

quatre artistes jusqu’à ce qu’ils aient disparu...

Pour un succès, c’était maigre.

Des hérissons qui se roulent en boule c’est

aussi connu que la Tour Eifel.

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Tout à coup, le Roi rugit et dit :

— Si cela continue, je vais me fâcher... Tous

ces baladins sont des mazettes, des olibrius

sans une ombre de talent ; et cet ours qui

croit nous étonner en faisant mettre en boule

trois malheureux hérissons, n’est en vérité

qu’un paltoquet... C’est fini, je pense, de

cette comédie ; car je vous préviens que si le

prochain numéro est dans le genre de ceux-là,

je fais un malheur.

Chacun trembla dans sa peau ; et c’est dans

une atmosphère d’inquiétude et d’effroi que le

programme se poursuivit.

— Quelle situation !... je vois ça d’ici, dit

Anatole… Continue vite, continue...

C’est à ce moment que j’entrai en scène, ajouta

Toutenbec avec un air de fatuité...

À quelques pas de là, ma mère achevait, en

effet, de couver ses œufs...

Moi, je n’étais pas encore né ; mon œuf était

intact, alors que celui de mes frères venait,

chacun de se briser pour leur donner le jour.

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L’idée vint à ma mère de se produire dans un

numéro qu’elle déclara instantanément original,

unique et sensationnel.

Voici ce qu’elle imagina :

Tout près du panier qui avait contenu ses œufs,

se trouvait une boîte à boules de gomme qui

avait été jetée sur un tas d’ordures.

Ma mère la ramassa, plaça l’œuf dessus et

emporta le tout dans son bec.

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Elle arriva devant le Roi, juste au moment où le

« speaker » annonçait :

« Maintenant, un tour de magie par la bonne

cane Héloise. »

Ma mère installa la boîte devant elle et l’ouvrit

devant les yeux des spectateurs, afin qu’ils

puissent contempler le bel œuf blanc que

j’étais...

Puis elle rabattit le couvercle sur l’œuf en

disant :

— Je demande quelques minutes de silence…

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Chacun se tut…

On aurait entendu voler une mouche.

Puis, quand elle jugea le moment opportun, elle

ouvrit la boîte, d’où surgit alors un petit caneton

qui tenait dans son bec une grosse boule de

gomme, si efficace pour le rhume qu’il avait

ramassée au fond de la boîte.

64 65

Émerveillée, l’assistance battit des pattes en

hurlant de joie...

— Je devine, dit Anatole, le beau petit caneton,

c’était toi ?

— Tout juste.

— Alors, ma mère, me prenant sur son bec,

m’approcha de Sa Majesté le Roi, auquel j’offris

ce bonbon souverain pour la guérison des

rhumes... et de la grippe.

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— Bravo !... Bravo !!... hurlaient les spectateurs

enthousiasmés...

Tout souriant, tout joyeux, le Roi prit le bonbon

que je lui tendais si gentiment et... il l’avala.

Sa toux grippale, instantanément, se calma.

— Le Roi est guéri... Le Roi est guéri... s’écria

d’une voix vibrante le « speaker ».

Et tous les spectateurs, émus aux larmes, se

mirent à crier « le Roi est guéri »

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— Bravo !... Bravo !!... murmura Anatole en

essuyant une larme : tu peux dire que ton

histoire m’a attendri…

— Ma mère, poursuivit Toutenbec, partageant

l’allégresse générale, sautait de joie pendant

que je poussais un coin-coin sonore et joyeux

pour fêter notre admission spontanée dans les

faveurs royales…

— Bravo !... Bravo !!... Vive Toutenbec, criait-on

de toutes parts.

C’étaient les auditeurs du caneton que ce récit

avait émerveillés.

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— Et comment, interrogea Anatole, se termina

ton aventure ?

Anatole, en prononçant cette phrase était en

proie à une sincère émotion.

— Hélas, répondit Toutenbec, les jours se

suivent et ne se ressemblent pas… Notre

entrée dans l’intimité du Roi suscita des

jalousies sans nombre.

Le fermier qui voyait d’un mauvais œil le crédit

dont ma mère jouissait auprès de sa majesté le

Roi du désert, lui tordit le cou et la pluma…

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En me promenant près du soupirail, je fus

amené à assister, impuissant, aux derniers

moment de ma mère ; et c’est en respirant

les fumées odorantes qui s’échappaient

de la rotisserie que je compris que j’étais

définitivement orphelin…

— Pauvre Toutenbec, gémit Anatole, attendri.

— Pauvre Toutenbec, répéta l’auditoire avec

un sanglot dans la voix et des larmes plein les

yeux…

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— Hélas, reprit le caneton, mes malheurs ne

s’arrêtèrent pas là… Ce n’est pas fini…

— Admis à la Cour, je suivais le Roi dans toutes

ses promenades.

Un jour, il fut capturé par des chasseurs de

fauves.

Je le suivis fidèlement dans sa captivité ; et fus

vendu en même temps que lui, à un dompteur

qui nous fit travailler et nous exhiba dans son

établissement.

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Sur ces entrefaites, le Roi mourut ; et je pus

m’enfuir grâce à la complicité d’une cigogne qui

retournait en France et que mon triste sort avait

apitoyée.

Elle me prit donc en charge sur son dos et me

déposa au beau milieu d’une prairie provençale

parmi les fleurs printanières...

Et voilà l’histoire du petit caneton que je suis.

— Vive Toutenbec, s’écria Anatole, en

renfonçant ses larmes.

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— Vive Toutenbec, répondit l’assistance

enthousiasmée.

Et chacun, tout en commentant l’odyssée du

pauvre caneton, se sépara pour regagner, bien

tranquillement, écuries, vacheries, poulaillers et

clapiers.

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