alain - le culte de la raison comme fondement de la république

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Alain (Émile Chartier) (1901) « Le Culte de la Raison comme fondement de la République » (Conférence populaire) Un document produit en version numérique par Bertrand Gibier, bénévole, professeur de philosophie au Lycée de Montreuil-sur-Mer (dans le Pas-de-Calais) Courriel: [email protected] Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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Page 1: Alain - Le culte de la raison comme fondement de la république

Alain (Émile Chartier) (1901)

« Le Culte de la Raisoncomme fondement de la République »

(Conférence populaire)

Un document produit en version numérique par Bertrand Gibier, bénévole,professeur de philosophie au Lycée de Montreuil-sur-Mer (dans le Pas-de-Calais)

Courriel: [email protected]

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

Fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay,professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi

Une collection développée en collaboration avec la BibliothèquePaul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi

Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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Alain (1901), “Le Culte de la Raison comme fondement de la République ” 2

Cette édition électronique a été réalisée par Bertrand Gibier, bénévole,professeur de philosophie au Lycée de Montreuil-sur-Mer (dans le Pas-de-Calais), [email protected] ,à partir de :

Alain (Émile CHARTIER), (1901)

« Le Culte de la Raison comme fondement de laRépublique » (Conférence populaire)

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d’Alain (Émile Chartier)(1901), “ Le Culte de la Raison comme fondement de la République (Conférencepopulaire) ” in Revue de Métaphysique et de Morale, janvier 1901 (IXe année),pp. 111-118.

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times, 12 points.Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2001pour Macintosh.

Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)

Édition complétée le 4 novembre 2002 à Chicoutimi, Québec.

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Émile CHARTIER,« Le Culte de la Raison comme fondement de la République »

(Conférence populaire)

Revue de Métaphysique et de Morale, janvier 1901 (IXe année), pp. 111-118.

Tout gouvernement qui n’est pas la République est exactement représentépar l’image du pasteur et du troupeau. Le pasteur protège ses moutons, il a deschiens pour cela. Mais il tond les moutons. Les moutons vivent non pour eux,mais pour lui. Or on voit bien comment le pasteur reste pasteur de son trou-peau : les moutons n’ont ni dents ni griffes. Mais on ne voit pas comment unroi ou un petit nombre de gouvernants peuvent gouverner par la force un peu-ple d’hommes. Un tel gouvernement est à vrai dire impossible. Pour que leshommes qui le subissent en soient débarrassés, il suffit qu’ils le veuillent ; car,étant le nombre, ils sont la force. Oui, cela est étrange, mais c’est ainsi, aucundespote ne gouverne par la force.

Mais il y a une condition de l’existence du despotisme, qui peut le fairedurer indéfiniment si elle est remplie, c’est la confiance. Si le peuple croit quele roi est fait pour gouverner, que le roi agit toujours bien, et pense toujoursbien, le roi règnera indéfiniment. Le roi ne pourrait régner sur les corps par laforce ; mais il règne sur les âmes par le respect qu’il leur inspire ; et c’est de làque vient son autorité. Tout despotisme durable est un pouvoir moral, unpouvoir sur les âmes.

Et sans doute il arrive rarement qu’un peuple ait entièrement et toujours lafoi. Aussi les meilleures monarchies se maintiennent, plutôt qu’elles ne du-rent, à force d'adresse, et à la condition d'entretenir la confiance du peuple par

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des subterfuges, tels que remises d'impôt, réformes illusoires, exécutions re-tentissantes. Mais ce n’est toujours que dans la mesure où le peuple a con-fiance que la Monarchie dure. Tout despotisme repose donc non point sur desgardes et sur des forteresses, mais sur un certain état d'esprit. La vraie gardedu despote, ce sont les âmes serviles sur lesquelles il règne.

Nous appellerons âme monarchique l’âme qui contribue ainsi, pour sapart, et par les opinions et les croyances qu’elle a, à fortifier le despotisme.Nous y apercevons des traits nombreux : la puissance de l’habitude, l’indéci-sion, la facilité à se laisser corrompre, l’égoïsme et beaucoup d’autres ; nousnégligerons pour le moment tous ces caractères dérivés et nous nous en tien-drons à ce qui est essentiel la confiance ou la crédulité, ou encore la foi, c’est-à-dire une disposition à régler ses opinions d’après celles d’autrui, et notam-ment d’après celles de quelques-uns qui passent pour plus savants et plussages que les autres.

Ce que je vous invite à remarquer tout de suite, c’est que cet état d’espritest tout à fait d’accord avec ce que l’on appelle communément la Religion, etce que l’on doit appeler exactement la Religion révélée. La Religion révéléeexige en effet que l’on règle ses opinions sur les opinions contenues dans decertains livres dits sacrés, ou enseignées par de certains hommes qui sont ditsdépositaires de la parole divine. Cette brève remarque nous explique déjàpourquoi Religion et Monarchie se tiennent et se soutiennent par leur naturemême, encore que par accident et pour un temps elles semblent parfois lutterl’une contre l’autre.

La République est le gouvernement naturel, celui qui naît de l’absence dedespotisme. Supposons le despote renversé par quelque cause, et le peupledécidé à n’en pas supporter un autre, il n’en résultera pas état d’anarchiedurable ; car l’anarchie, état où chacun vit pour lui seul, sans s’unir et se lier àd’autres, est par sa nature instable. C’est ce qu’il faut d’abord bien compren-dre, si l’on veut fonder la République en Raison et en Justice.

Représentons-nous des hommes vivant les uns à côté des autres, sansaucun contrat, sans aucune loi. Les richesses seront certainement inégales, parla suite de la différence des terrains, de l’inégalité des forces, de l’inégalitédes courages. Des hommes auront faim, des hommes auront froid. Du besoinrésulteront le vol, le pillage. Et, comme deux hommes réunis sont plus fortsqu’un seul, et trois plus forts que deux, les biens resteront à ceux qui seront leplus solidement unis ; on comprend aisément qu’en l’absence de toute loi etde toute sanction la force tienne lieu de droit.

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Mais voici le miracle. La force ne triomphe pas du droit, car la lutte n’estpas possible entre la matière et l’idée. Le droit et la force ne sont pas du mêmeordre, et ne se rencontrent pas. La force ne peut triompher que de la force.Seulement la force qui triomphe c’est la force organisée, coordonnée. De plus,comme les faibles sont en général plus nombreux que les forts, et comme,ayant moins de confiance en eux-mêmes, ils sont plus portés à s’unir entreeux, l’union réalise la force des faibles, c’est-à-dire justement le contraire dela force, la force au service du droit. L’union défensive des faibles contre lesforts, des pacifiques contre les brutaux, voilà le droit véritable, le droit puis-sant, le droit non plus idée mais chose, le droit armé. Il ne faut donc pas direseulement « l’union fait la force », il faut dire : « l’union fait le droit ».

Ainsi de l’état d’anarchie naît nécessairement quelque société. Et cettesociété naturelle est réellement une société de secours mutuel, dans laquellechacun promet aide et secours aux autres.

Comment seront réglés les actes d’une telle société ? Par le consentementde tous ? On ne peut espérer qu’il se réalise jamais. Par l’autorité de quelques-uns ? Alors nous retombons dans le despotisme. Par l’autorité des plus sages ?Mais comment reconnaître les plus sages sinon à ceci justement qu’ils saurontamener les autres à penser comme eux ?

Toute supériorité étant discutable et la discussion supprimant l’union etainsi la paix, qui sont justement ce que l’on cherche, on arrive à compter ceuxqui proposent une opinion et ceux qui la combattent, et l’on choisit l’opinionqui est celle du plus grand nombre. On risque ainsi le moins possible. Car, oubien tous les hommes sont à peu près également sages : alors il est raisonnablede donner à toutes les opinions une valeur égale. Ou bien il y a parmi eux dessages ; alors on doit penser que le plus grand nombre sera converti par lessages ; et il n’y a pas d’autre manière de reconnaître où sont les sages. Doncl’opinion qui sera approuvée par le plus grand nombre sera choisie comme lameilleure.

Comprenez bien cela, et remettez-le dans votre pensée lorsqu’on critiqueradevant vous le suffrage universel. Il est facile assurément de le critiquer, etcelui qui se dit sage a beau jeu lorsqu’il se plaint de ce que sa voix vaut toutjuste celle de l’ignorant. Pourtant, s’il est vraiment sage, il le prouvera en ins-truisant l’ignorant et en l’amenant à penser comme lui. S’il ne le peut, quelsigne me donnera-t-il de sa sagesse, et de quoi se plaint-il, sinon de ne pasl’emporter sur les autres par droit de nature, c’est-à-dire de ne pas êtredespote ?

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La République étant ainsi constituée, nous apercevons déjà quelles sont lesprincipales conditions de son existence. Qu’ai-je dit à la minorité pour laramener à la discipline : convertissez. Il faut que la parole et l’écrit soientlibres dans une République, sans quoi le droit des majorités serait despotique.

Il est clair que les Républiques peuvent, en partant de là, s’organiser demille façons, mais il est nécessaire qu’elles s’organisent ; car on ne peut tou-jours siéger aux assemblées populaires. Il faut travailler. Le temps est pré-cieux. Et vous savez comment, dans les sociétés, la division du travail permetde gagner du temps. Je charge mon voisin de faire pour moi une chose, et jefais pour lui une autre chose. Il est donc naturel qu’un citoyen, retenu par sontravail, puisse charger son voisin d’aller voter pour lui. Le chargera-t-il d’uncertain suffrage immuable ? Ce serait oublier l’importance de la délibération,ce serait écarter la raison de la direction des affaires, et violer aussi le principeque nous posions tout à l’heure : cela ferait rentrer la Monarchie dans laRépublique. Je chargerai donc mon voisin d’examiner et de décider pour moien même temps que pour lui.

Il est clair que s’il se décide comme je l’aurais fait, et s’il me donne debonnes raisons pour justifier l’avis qu’il a donné, je serai disposé à le déléguerencore à ma place. Et rien n’empêche que d’autres le délèguent aussi. Et jepourrai le déléguer pour plusieurs questions au lieu de le déléguer pour uneseule. Dans tout cela je ne sacrifie à aucun moment la puissance qui appartientà mon opinion comme à celle de tous les autres. De là résultera une organi-sation quelconque du pays en groupes de citoyens (par région, par métier, parâge), dont chacun choisira, toujours par le moyen du vote, un délégué. Tel estle fondement et le principe de tout État républicain.

Considérons maintenant comment un tel État peut retomber en monarchie.Il n’y peut retomber si les citoyens ne revêtent l’âme monarchique, c’est-à-dire s’ils ne se mettent à avoir confiance. L’âme républicaine qui conserve laRépublique sera donc justement la négation de la confiance. À partir du mo-ment où les citoyens approuvent, les yeux fermés, tous les discours et tous lesactes d’un homme ou d’un groupe d’hommes, à partir du moment où l’élec-teur laisse rentrer le dogme dans la politique et se résigne à croire sans com-prendre, la République n’existe plus que de nom. Comme la confiance est lasanté des monarchies, ainsi la défiance est la santé des Républiques.

Le citoyen de la République devra donc rejeter l’autorité en matière d’opi-nions, discuter toujours librement, et n’accepter comme vraies que les opi-nions qui lui paraîtront évidemment être telles. Juger ainsi c’est justement userde sa raison, et voilà pourquoi j’ai donné comme titre à cette conférence : Le

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Culte de la Raison comme fondement de la République ; c’est réellement surdes âmes raisonnables qu’est fondée la République. Mais, à ce sujet, quelquesexplications sont nécessaires, afin que vous distinguiez nettement ce que c’estque juger par Raison, et ce que c’est au contraire que suivre l’autorité, latradition ou le préjugé.

Lorsqu’un homme juge que deux et deux font quatre, nous sommes tousd’accord pour penser qu’il ne se trompe point, et nous inclinons même àpenser qu’il sait là-dessus tout ce qu’il peut savoir. Pourtant si nous appre-nions au perroquet à répéter cette formule, nous ne dirions pas, après cela, quele perroquet a raison quand il la répète. Dire le vrai ce n’est pas encore avoirraison. Il faut aussi savoir pourquoi on dit cela et non autre chose.

J’ai connu une petite fille qui apprenait sa table de multiplication, et qui,lorsqu’on lui posait, par exemple, cette question : « combien font trois foisquatre ? » essayait quelques nombres au hasard comme seize, treize ou dix, etse consolait en disant : « Je n’ai pas gagné », comme si elle eût joué à la lote-rie. Combien d’hommes se contentent d’« avoir gagné », c’est-à-dire detomber sur le vrai, grâce à la sûreté de leur mémoire !

User de sa Raison, ce n’est assurément pas répéter ainsi le vrai aprèsd’autres. Un homme raisonnable ne doit point croire que deux et deux fontquatre, mais comprendre que deux et deux font quatre. Et pour y arriver, quefera-t-il ? Il divisera la difficulté. Il commencera par former deux, en ajoutantun à un. Puis il divisera de nouveau ce deux en deux fois un, et pour l’ajouterà deux, il ajoutera d’abord un, et ensuite encore un. Deux augmenté d’un,c’est trois. Deux augmenté d’un et encore augmenté d’un, c’est trois augmentéd’un, et trois augmenté d’un c’est quatre. Quand je me fais à moi-même cettedémonstration, je veux oublier tout ce que j’ai entendu dire ; je veux me défiermême de ceux que j’estime le plus ; le consentement de tous les hommes n’apour moi aucune valeur ; je veux comprendre et comprendre par moi-même ;je veux, selon la première règle de Descartes, ne recevoir pour vrai que ce quiparaît évidemment être tel.

En cette règle est enfermé le principal devoir du citoyen dans une Républi-que. Pour être sage, pour être raisonnable, pour être vraiment libre, que faut-il ? Ne rien recevoir pour vrai que ce que l’on reconnaît évidemment être tel,et, tant qu’on ne voit pas une chose quelconque aussi clairement que l’on voitce que c’est que un plus un, deux plus un, trois plus un, oser se dire à soi-même, oser dire aux autres : « je ne comprends pas, je ne sais pas ». Socratedisait que toute la puissance de son esprit venait de ce qu’il savait, quand il nesavait pas, qu’il ne savait pas.

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Alain (1901), “Le Culte de la Raison comme fondement de la République ” 8

Et si je m’en tiens à mon exemple, et si je dis qu’être raisonnable c’estadmettre ce qui apparaît comme entièrement clair et parfaitement évident, si jedis qu’être raisonnable c’est refuser d’admettre ce qui n’apparaît pas commeentièrement clair et parfaitement évident, alors j’aperçois en tout être laRaison tout entière, et je comprends l’Égalité, principe des Républiques. Carsi tout ce qui est obscur pour quelqu’un doit être tenu par lui comme douteux,et si un homme n’use de sa Raison que lorsqu’il affirme ce qui est parfaite-ment clair pour lui, qui donc pourrait manquer de Raison ? Quel hommepourrait ne pas comprendre comment deux et deux font quatre, s’il conçoit laquestion ainsi que nous l’avons expliquée tout à l’heure ? Et, remarquez-le,jamais aucune question ne sera plus difficile que celle-là. Chacune des partiesde toute question devra être aussi claire que celle-là, et que les parties decelle-là. Autrement la Raison nous conduira, non pas à affirmer, mais à dou-ter. Il n’y a pas ici de degré : si ce n’est pas entièrement clair nous devonsdouter, et si c’est entièrement clair, où est la difficulté, et comment pourrions-nous manquer de Raison pour nous décider ?

Il n’y a point de degrés dans la Raison ; il n’y a point de parties dans laRaison. User de sa Raison, c’est toujours faire le même acte simple et indi-visible, qu’on appelle juger. L’on n’est pas à moitié capable de comprendre lachose la plus simple du monde ; et comprendre, c’est toujours comprendre lachose la plus simple du monde ; une chose qui n’est pas la plus simple dumonde pour un homme, est incompréhensible pour lui, et il sera parfaitementraisonnable en refusant de l’accepter.

Et c’est assurément ce que voulait dire Descartes, lorsqu’il disait, c’est lapremière phrase de son Discours de la méthode : « le bon sens est la chose dumonde la mieux partagée » ; et par le bon sens, dit-il plus loin, j’entends laRaison, c’est-à-dire la faculté de bien juger et de discerner le vrai du faux. Ilvoulait dire, et nous voyons bien maintenant qu’il faut le dire, que la Raisonest tout entière en tout homme, qu’en ce sens tous les hommes naissentabsolument égaux ; qu’un homme en vaut un autre ; que tout homme a le droitet le pouvoir de douter et de discuter, et que l’ignorance ingénue du plussimple des hommes a le droit d’arrêter le plus sublime philosophe et de luidire : « Je ne comprends pas, instruis-moi. »

Mais je vois bien mieux, maintenant, je vois que la Raison est éternelle etsupérieure à l’humanité, et qu’elle est le vrai Dieu, et que c’est bien un cultequ’il faut lui rendre. En effet, cette raison, commune à tous les hommes, et quiest tout entière en chacun d’eux, doit être rigoureusement la même en tous ;sans quoi les hommes ne pourraient pas se comprendre ; toute démonstration,

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toute discussion même serait impossible. Or en fait il existe des véritésdémontrées. Les sciences mathématiques, pour ne parler que de ce qui estincontestable, conduisent nécessairement tous les hommes à certainesconclusions qui sont les mêmes pour tous. Bien plus celui-là même qui croitpouvoir douter de tout propose ses arguments aux autres ; il les leur explique,il répond à leurs objections. Il faut, pour que tout cela soit possible, que laRaison soit la même en tous. Et nous comprenons bien alors que lorsqu’unhomme, Pierre, Paul ou Jacques, meurt, aucune parcelle de la Raison ne meurtavec lui, puisque la Raison reste tout entière aux autres hommes : et, s’il en estainsi, je puis supposer que tous meurent, sans que pour cela la Raison soitatteinte. Et Platon avait raison de traiter de cette réalité éternelle, de ces idéesimpérissables, qui ne naissent point et qui ne meurent point. La Raison, quellequ’elle soit, qu’elle consiste en des idées, en des principes ou en quelque autrechose, est réellement immortelle, ou, pour mieux dire, éternelle ; elle était,pour Socrate, pour Platon, pour Descartes, ce qu’elle est maintenant pournous : elle est ce qui demeure, elle est le vrai Dieu. Il est donc juste de direque nous devons à la Raison un culte, que nous devons la servir, l’estimer,l’honorer par-dessus toute chose, et que notre bonheur, nos biens et notre viemême ne doivent point être considérés, lorsque la Raison commande.

Les hommes sentent bien tous confusément qu’il y a quelque chose desupérieur, quelque chose d’éternel à quoi il faut s’attacher, et sur quoi il fautrégler sa vie. Mais ceux qui conduisent les hommes en excitant chez euxl’espoir et la crainte leur représentent un Dieu fait à l’image de l’homme, quiexige des sacrifices, qui se réjouit de leurs souffrances et de leurs larmes, unDieu enfin au nom duquel certains hommes privilégiés ont seuls le droit deparler. Un tel Dieu est un faux Dieu.

La Raison, c’est bien là le Dieu libérateur, le Dieu qui est le même pourtous, le Dieu qui fonde l’Égalité et la Liberté de tous les hommes, qui fait bienmieux que s’incliner devant les plus humbles, qui est en eux, les relève, lessoutient. Ce Dieu-là entend toujours lorsqu’on le prie, et la prière qu’on luiadresse, nous l’appelons la Réflexion. C’est par la Raison que celui quis’abaisse sera élevé, c’est-à-dire que celui qui cherche sincèrement le vrai, etqui avoue son ignorance, méritera d’être appelé sage.

Et pour vous faire comprendre enfin que la Raison est supérieure à toutautre maître, et qu’il n’est pas un homme au monde qui volontairement abais-se et méprise la Raison, je veux emprunter ma conclusion à l’illustre Pascal,qui, comme vous savez, essaya pourtant de se prouver à lui-même que l’hom-me a un maître supérieur à la Raison : « La Raison, dit Pascal, nous com-

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mande bien plus impérieusement qu’un maître, car en désobéissant à unmaître on est malheureux, et en désobéissant à la Raison on est un sot ».

Fin du texte.