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AIGUES-MORTES

un port p o u r u n r o i

Les Capétiens et la Méditerranée

Georges JEHEL

A I G U Ë S - M O R T E S

u n p o r t

p o u r u n r O I .

Les Capétiens et la Méditerranée

É D I T I O N S H O R V A T H

ROANNE/LE COTEAU 1985

Nous adressons nos remerciements à Monsieur le Directeur des Archives départementales du Gard qui a bien voulu nous autoriser à reproduire les documents présentés dans ce livre. Nos remerciements vont aussi au personnel du service de repro- photographie qui s'est chargé de l'éxécution des microfilms qui ont servi à la reproduction du document H. 109-no 1 et de la car- te du diocèse de Nîmes (A.D.G. C.134).

La documentation photographique a été établie à partir de clichés réalisés par Pierre-Jérôme et Louis Jehel et leur apparte- nant.

Directeur de publication Gérard TISSERAND Directrice littéraire Corinne POIRIEUX

Copyright Editions HORVATH - Z.I. Les Etines - 42120 LE COTEAU I.S.B.N. 2-7171-0372-4

AVANT-PROPOS

Même si les spécialistes peuvent trouver dans les pages qui suivent des éléments susceptibles d'attirer leur attention ou de compléter leur information, elles ont surtout été écrites à l'inten- tion d'un public large, intéressé par tout ce qui concerne l'histoi- re, et l'histoire médiévale en particulier. Le lecteur trouvera, ici, un essai de synthèse des recherches qui se sont multipliées du- rant ces dernières années sur l'une des grandes périodes du long Moyen Age : le XIIIe siècle, dans son cadre méditerranéen. On peut comprendre le regain d'intérêt que suscite un tel sujet. Il fait intervenir les conditions et les facteurs d'évolution de tout ce qui a participé à l'élaboration de l'Europe moderne et rappelle à ceux qui en douteraient encore l'actualité du Moyen Age et la marque qu'il a imprimée dans l'histoire de l'Occident.

Ce livre n'étant pas une œuvre d'érudition, les références documentaires ont été réduites à l'extrême. On trouvera en fin de volume, des indications permettant de compléter largement les curiosités éventuelles.

Paris, décembre 1984 G.J.

INTRODUCTION

L'importance d'une décision

Lorsqu'au mois d'août 1248, le roi de France, Louis IX, fit procéder en son nom à l'appropriation du territoire d'Aigues- Mortes par la couronne, il ne faisait que réaliser un projet qu'il méditait depuis au moins 1240 et dont il avait peut-être trouvé l'inspiration dans les conseils que lui prodiguait sa mère Blanche de Castille (1). Une telle décision, dont l'importance ne se révéla que progressivement, correspondait à une ambition immense si on la replace dans son contexte. Par cette transaction le roi en- treprenait la première démarche en vue de créer le premier éta- blissement portuaire que la monarchie française devait posséder en propre sur le littoral méditerranéen.

On pourrait s'étonner qu'il ait fallu attendre le milieu du XIIIe siècle, c'est-à-dire près de trois siècles, pour que les rois Capétiens prennent leur place parmi les puissances méditerra- néennes, quand on sait l'importance qu'ont tenue et que conti- nuent de tenir ces espaces pour la France. On mesure du même coup la portée de l'initiative, la dimension et l'originalité de la démarche du roi. Pour expliquer ce paradoxe et pour apprécier, au-delà de la légende qui accompagne l'image du saint roi, la perspicacité et le réalisme de l'homme d'état, il faut remonter dans le temps. Car, conformément à ce qui fait l'essentiel de la civilisation méditerranéenne, tout ce qui s'y rapporte se confond par son unité et sa diversité dans la profondeur de l'histoire.

LES FINALITÉS

D'UN DESSEIN PORTUAIRE

CHAPITRE 1

L'ÉPICENTRE MÉDITERRANÉEN

Il peut paraître banal de constater que la Méditerranée a été par excellence l'espace où s'est construite l'histoire de l'Europe. On pourrait même dire qu'une bonne partie de l'histoire du monde, de l'Afrique à l'Asie, et jusqu'à celle de l'Amérique, a pris naissance et a tiré une part essentielle de sa substance entre les rivages capricieux de cette mer du milieu des terres. Une tel- le déclaration risque de paraître prétentieuse et excessive à notre époque, alors que tant d'études se sont attachées à montrer que la civilisation des hommes s'est nourrie au cours des millénaires des apports venus des horizons les plus dispersés. De la mer de Chine à l'océan Indien, des Caraïbes au Labrador, pour ne citer que des aires maritimes, des civilisations parfois brillantes se sont peu à peu révélées à la curiosité des hommes. Il en est du reste résulté de grandes interrogations sur les origines et le deve- nir de ces civilisations. Le problème des influences géographi- ques sur la formation des aires culturelles de grande envergure a fait, il y a déjà longtemps, l'objet de controverses et de synthèses mémorables (2). Il reste que tout ce qui constitue les principes de la culture occidentale aussi bien sur le plan spirituel que ma- tériel, technique, moral, esthétique ou politique s'est conçu et dé- veloppé quelque part autour de ce petit réduit marin, formé d'u- ne série d'alvéoles mal reliées entre elles, resserré entre l'énorme masse du continent africain et les avancées péninsulaires de la gigantesque Eurasie. Cette vision œcuménique de la Méditerra- née est indispensable à qui veut tant soit peu découvrir ses se- crets, dont beaucoup restent aujourd'hui encore impénétrables, de la Macédoine à la Sicile, de la Cyrénaïque à la Camargue. Cette exigence plus ou moins pressentie s'est imposée magistra- lement depuis les grands travaux de F. Braudel, et en particulier son livre sur la Méditerrannée au temps de Philippe II (3).

Car sous ses apparences spectaculaires et exubérantes, la Méditerranée est d'abord un monde d'initiés, dont les ramifica- tions relient entre eux des traits de culture qui viennent des plus lointains de l'espace et du temps. C'est cette richesse et cette complexité qui ont provoqué la fascination exercée depuis tou- jours sur les hommes venus du nord. Que ce soient les peupla- des indo-européennes qui ont conquis la Grèce au XVIe siècle avant notre ère, les hordes d'Attila qui ont peut-être directement contribué à la fondation de Venise au Ve siècle de notre ère (4) ou les Ostrogoths de Théodoric, qui fit de Ravenne sa capitale, et plus près de nous, les chevaliers Normands, qui conquirent la Sicile au XIe siècle et jusqu'à Saint Louis dont le long règne fut constamment habité par le rêve obsédant d'une Méditerranée chrétienne, les exemples ne manquent pas de cette fascination, au moins jusqu'au Moyen Age.

LA MÉDITERRANÉE ET L'EUROPE,

UN DIALOGUE A DOUBLE SENS

De l'Hellade aux Boréades

En effet, si l'antiquité gréco-latine a porté au plus haut de- gré de perfection la civilisation méditerranéenne, c'est au Moyen Age qu'il est revenu de faire entre les pays du Midi et les bru- mes du nord la jonction qui est notre héritage. Non qu'il n'y ait pas eu, bien avant l'ère chrétienne, de puissantes relations entre la Méditerranée et la mer du Nord et jusqu'aux contrées boréa- les de la Baltique.

De la légende à l'histoire

La mythologie, qui derrière ses fables nous transmet la réa- lité à peine voilée de nos anciennes civilisations, nous a laissé d'incontestables témoignages de ces relations méridiennes. Les aventures qui ont conduit Héraklès vers le Rhône (5) et jusqu 'à Gibraltar où l'on situe généralement l'épisode du Jardin des Hespérides (6), l'Odyssée d'Ulysse qui selon certains serait allé jusqu'à l'Atlantique (7) nous font au moins connaître que les Grecs n'ignoraient pas ces régions dès l'époque homérique. A l'époque historique, on sait de manière indubitable que les Grecs ont sillonné par le Rhône et peut-être le Rhin, les routes de l'Europe intérieure. Le goût de l'aventure et de la découverte qui animait très certainement les pionniers de la colonisation grec- que, qui s'est développée au VIle siècle avant notre ère, n était pas le seul mobile qui poussait ces aventuriers. Des urgences plus impératives se sont imposées aux Hellènes pour les inciter à

Le monde selon Hérodote, d'après une réprésentation médiévale.

La ville de Lattes offre un bon exemple de ces emporia qui constituent autant de comptoirs où les échanges commerciaux méditerranéens se pratiquaient dès la plus haute antiquité entre les marchands phéniciens, grecs et autochtones. Le gisement de Lattara met en évidence l'existence d'une communauté dont les origines remon- teraient à 3500 av. J.C. Le document montre l'état des fouilles exécutées sur le site de la ville romaine, dont l'activité s'est prolongée jusqu'au IIe siècle de notre ère. On reconnaît très bien le plan des maisons, le tracé des rues, les restes de pavement et les canalisations.

ces audacieuses explorations. Ce que l'on appelait alors Albion, Thulé et que l'on désigna bientôt du nom de Bretagne était une contrée mystérieuse d'où l'on savait que venaient l'ambre et l'é- tain. Bien avant le Ve siècle avant notre ère, qui marque le som- met de la civilisation hellénique, retenu sous le nom de Siècle de Périclès, un commerce assez intense existait entre l'Europe du Nord et la Méditerranée par les routes terrestres et fluviales. Parmi les témoignages que nous avons de ces échanges bien con- nus (8), le moindre n'est pas le fameux vase de Vix, dont on sait qu'il fut fabriqué en Sicile au Vile siècle avant J.-C. et qui a été retrouvé près de Dijon (9). Si la cartographie des premières in- vestigations nous donne une idée de l'imprécision des connais- sances du temps avec par exemple la carte du monde selon Hé- rodote (10) vers le milieu du Ve siècle, cette connaissance devient déjà beaucoup plus satisfaisante avec la mappemonde d'Eratos- thène de Cyrène (11) un peu plus tardive. Dès l'époque romaine, l'Europe d,u Nord fait partie de l'Orbis terrarum. Pline l'Ancien rapporte que sous le règne de Néron, un Romain parti du Danu- be se rendit jusque sur la Baltique d'où il rapporta de l'ambre à Rome (12). On voit déjà à quel point, quelles qu'en soient les motivations, les relations euro-méditerranéennes sont riches d'implications économiques. C'est cette interférence constante

entre le matériel, le spirituel et les modalités intellectuelles diver- ses qui font la caractéristique essentielle de la civilisation médi- terranéenne. Cette aptitude à la vie de relations et aux échanges, cette complémentarité, cette diversité et cette abondance des be- soins, que provoque la constante densité démographique, ont toujours contribué à stimuler l'action politique.

Le Moyen Age, l'appel de la mer

La différence essentielle introduite au Moyen Age dans les relations entre les pays du Nord et la Méditerranée tient à l'in- version de leur sens. Jusqu'au Ils siècle de notre ère, qui corres- pond à l'apogée de l'empire romain, c'est de la Méditerranée principalement que partent les conquérants et les explorateurs. A partir du IVe siècle, c'est du Nord qu'ils viennent. A l'expansion méditerranéenne, qui en a dilaté l'aire d'influence, succéda un pouvoir d'attraction auquel tous ceux qui ont aperçu les rivages de la Méditerranée ont succombé.

L'Islam, une nouvelle donnée

Tous ne vinrent pas du Nord. Il est temps d'évoquer un de ces mouvements de l'histoire qui au début du Moyen Age a, temporairement au moins, profondément transformé la physio- nomie du monde méditerranéen. Il s'agit de l'irruption de l'Islam qui, parti du cœur de l'Arabie au début du Vile siècle, sans que rien ait pu s'y opposer, a déferlé jusqu'au-delà des Pyrénées. L'invasion musulmane, qui s'explique sans doute en partie par l'affaiblissement de l'Occident consécutif à la mutation difficile de la civilisation antique en une civilisation, dont le Christianis- me naissant jetait les premières bases, n'en constitue pas moins par ses apports originaux un des temps forts de son histoire. Ou- tre qu'elle illustre tout à fait la vocation géographique des pays de la Méditerranée à être le creuset où se fondent les alliages culturels les plus variés, l'intrusion de l'Islam a constitué l'un des principaux stimulants à la reprise occidentale dès le milieu du Ville siècle. En tout cas, c'est avec cet élément nouveau, mal connu, diversement assimilé, que doivent désormais compter tous ceux qui nourrissent l'intention de survivre ou de s'imposer en Méditerranée.

Ce n'est pas le lieu ici de décrire les formes et les phases de l'assujettissement de la Méditerranée tout entière à la domina- tion musulmane ni de dire comment à l'empire romain s'est sub- stitué l'empire musulman, auquel la seule résistance qui se mani- festa le fit en Orient, autour de Byzance. En Occident, de la Si- cile à l'Atlantique, tout succomba. Certes, cette domination ne fut pas absolue, l'Italie du Nord, la Ligurie et la Provence ne la connurent que d'une manière disparate, mais sans doute moins superficielle qu'on aurait tendance à le croire. Là où ils ne s'ins- tallèrent pas durablement, comme à Fraxinetum (13), à Narbon-

ne ou en Septimanie (14), les Musulmans firent connaître leur loi au moins sporadiquement par le pillage et la course. Plu- sieurs siècles après ces événements, qui se déroulèrent aux Vile et Ville siècles, le grand historien berbère Ibn Khaldoun écrivait la phrase restée célèbre sinon tout à fait exacte : « Les Chrétiens ne peuvent plus faire flotter une planche sur la mer ». La domi- nation musulmane ne s'exerçait d'ailleurs pas seulement sur mer. Jusqu'au Xe siècle, les Musulmans qui s'étaient avancés jusqu'en Suisse tenaient les routes alpines et rançonnaient les convois de marchands et de pèlerins qui se rendaient à Rome (15).

CHARLEMAGNE ET LA MÉDITERRANÉE

Une des conséquences les plus spectaculaires de l'invasion musulmane en Méditerranée a été analysée et commentée, il y a déjà un certain temps, dans un ouvrage fameux qui a provoqué à cette occasion entre les érudits un débat retentissant qui n'est pas encore clos (16). La crise ouverte en Méditerranée par l'ir- ruption des Musulmans a vu intervenir, en plus des envahis- seurs, trois protagonistes. D'abord, l'empereur de Byzance, qui se réclame de l'héritage de l'antique empire romain, ensuite le pape de Rome qui se considère comme le détenteur d'un vérita- ble pouvoir d'essence spirituelle légué par l'apôtre Pierre, et en- fin celui qui a réussi à restituer en Occident une autorité cohé- rente et organisée, Charlemagne.

Mahomet et Charlemagne

Tout peut se résumer en une seule phrase : « Il est rigoureu- sement vrai de dire que sans Mahomet Charlemagne est incon- cevable » (17). Ainsi c'est parce que des troupes de Bédouins sont parties à la conquête du monde en 632 et, profitant de l'ef- fet de surprise et de l'absence de forces organisées, se sont em- parées sans effort et en quelques années d'un immense empire allant de Bagdad à Cordoue, que Charlemagne a ceint la cou- ronne impériale à Rome, le 23 décembre 800. En coupant en deux parts à peu près égales l'ancien empire romain, isolant By- zance de ses possessions occidentales, les Arabes ont rendu à ces dernières la conscience de leur identité et avec l'indépendance de fait créée par cette rupture, ont permis l'instauration d'un nouvel ordre bâti à coups d'épée par les Carolingiens (18). Cer- tes cette mutation ne s'est pas faite d'elle-même. Elle a nécessité entre autres l'intervention active du pape. Menacé de toutes parts et en butte au pouvoir byzantin à propos de la fameuse querelle des Iconoclastes (19), ce n'est pas sans réticence que le pape Etienne II a fait appel en 754 à la protection de Pépin le

Bref, maire du Palais, véritable détenteur du pouvoir dans le royaume mérovingien. Cette date capitale marque le renverse- ment décisif qui s'établit dans les rapports entre la Méditerranée et l 'Europe du nord. Pour la première fois investi d'une mission officielle et agissant en tant que défenseur des intérêts de la chrétienté d'Occident, un prince venu des pays de la Meuse et du Rhin s'immisce dans les intrigues politiques et diplomatiques du monde méditerranéen. Ce renversement inaugure une des constantes de l'histoire de l'Occident qui ne s'est depuis lors ja- mais démentie. Sans doute, comme il est fréquent dans l'histoire, une date seule ne suffit pas à rendre compte d'un phénomène dont l'amplitude se développe sur des siècles. Tout n'a pas chan- gé brusquement autour de 750. Il faut d'abord considérer que les premières incursions carolingiennes dans les terres voisines de la Méditerranée sont antérieures à 754. Tout le monde sait que Charles Martel arrêta l'invasion arabe à Poitiers en 732. Cette date quasi mythique de l'histoire de France n'a peut-être pas l'importance qu'on lui a attribuée. Il est possible que le sort de l'Occident se soit joué ailleurs. Peut-être en 718, lorsque l'empe- reur byzantin Léon III l'Isaurien repousse avec l'aide des Bulga- res les Arabes qui avaient attaqué Byzance (20). Le succès des Francs à Poitiers n'en est pas moins net (21). Mais il tient peut- être plus à l'impréparation de la campagne par les Arabes, qui hésitèrent à attaquer la ville fortifiée de Poitiers et se contentè- rent d'en menacer les abords en s'en prenant à l'abbaye de Saint-Hilaire toute proche. On suppose que le choc décisif se produisit près de l'actuel village de Moussais-la-Bataille au voisi- nage de Châtellerault. Cependant si les pertes arabes furent im- portantes, en particulier le chef de leur armée Abd Al Rhaman y laissa la vie, elles ne furent pas décisives. Charles Martel man- quait certainement d'assurance et de détermination. Il ne pour- suivit pas sa victoire et préféra regagner la Loire.

Charles Martel en Provence

C'est ici que l'on mesure peut-être l'appréhension de ces hommes du Nord à s'aventurer vers le Midi. Il fallut attendre plusieurs années pour que Charles Martel décide de se risquer à aller défier les Arabes sur les rivages européens de la Méditerra- née. En 737, les Francs assiègent avec succès Avignon tenue par les Musulmans. En 739, le fondateur de la dynastie carolingien- ne vient en personne pourchasser les Sarrasins installés en Pro- vence. Ces opérations ne constituent guère que des ripostes dis- persées visant à décourager les agressions. Avec la descente de Pépin le Bref en Languedoc et en Italie du nord, c'est l'ébauche d'une véritable politique méditerranéenne qui s'amorce. Revêtu du titre de Patrice des Romains, Pépin devient le protecteur du Saint-Siège. Menant la guerre contre les Lombards d'Aistulf qui menacent la papauté, Pépin le Bref s'impose victorieusement à la bataille de Pavie en 756. Il pose ainsi les jalons de la prééminen- ce carolingienne dans l'ensemble de l'Occident chrétien. Cette

action se prolonge largement au cours du règne de Charlemagne qui poursuit la lutte contre les Lombards et est reçu en cham- pion de l'église à Rome en 774. S'attribuant le titre de roi des Francs et des Lombards, qu'il ajoute au titre de Patrice des Ro- mains, Charles le Grand prépare avec détermination la politique qui doit faire de lui l'empereur couronné par le Pape. Pour en arriver là, le successeur de Pépin le Bref doit encore mener bien des combats qui l'entraînent jusqu'au sud de l'Italie, dans le du- ché de Bénévent où il guerroie inlassablement de 790 à 802. En même temps qu'elle témoigne de l'inéluctable nécessité d'une po- litique méditerranéenne qui s'impose à qui veut dominer dura- blement l'Europe, la politique carolingienne trace la ligne géné- rale d'une évolution débouchant tout aussi nécessairement sur un des grands conflits qui fut une autre des grandes constantes de l'histoire du Moyen Age, la lutte du sacerdoce et de l'empire, c'est-à-dire l'opposition irréductible entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel.

Le nouvel ordre du monde

Cette guerre de géants a ébranlé l'Europe par phases succes- sives du XIe au XIIIe siècle. A travers les grandes figures des dynasties ottoniennes et Hohenstaufen, Otton III, Henri IV, Fré- déric 1er, Frédéric II, c'est la force d'attraction irrésistiblement exercée par la Méditerranée qui est illustrée. On comprend dès lors qu'une telle évolution ait pu avoir une importance détermi- nante sur les destinées des rois Capétiens qui ont dû s'adapter à une situation ainsi créée et prendre peu à peu leur place à mesu- re que s'affirmait leur ambition nationale et internationale. On peut aussi déjà imaginer les obstacles qui ont pu se dresser sur cette voie difficile menant de l'Ile de France à la mer, entendons la Méditerranée, la seule mer qui compte au Moyen Age. Il est par ailleurs incontestable que, parmi les obstacles qui ont entra- vé la marche des Capétiens vers le sud, ce sont les incertitudes de la politique carolingienne et les vicissitudes de la dignité im- périale qu'il faut placer au premier plan.

Une politique hésitante

Il faut donc envisager ces deux aspects. Et d'abord les in- certitudes. Si Charlemagne à l'exemple de son père était pénétré de la nécessité d'une politique italienne, la vision générale, qu'il nourrissait pour une grande politique européenne, n'était rien moins que méditerranéenne. Homme du nord, solidement enraci- né dans son Austrasie natale, Charlemagne n'a jamais envisagé, au contraire de ses lointains successeurs germaniques, de devenir en quoi que ce soit Romain. Rome était pour lui le symbole reli- gieux qui pouvait seul investir d'une indispensable valeur sacrée son pouvoir politique. C'est à ce seul titre que la ville sainte de l'Occident avait une réelle importance à ses yeux. Ce ne sont pas les échecs de ses entreprises espagnoles qui pouvaient l'amener à

changer de perspective. Empereur Franc, roi des Lombards et des Saxons, ce n'est qu'à la nécessité de refouler les Sarrasins d'Espagne qu'il dut de mener ces rudes campagnes ibériques qui firent pourtant sa légende. Non que l'empereur lésinât sur l'ef- fort que nécessitait la protection des rivages de la chrétienté in- festés de pirates. Après les premières apparitions des Francs en Provence et en Languedoc, qui permirent à Pépin le Bref d'obte- nir la soumission des Goths installés à Nîmes, Maguelonne, Agde, Béziers en 752, et Narbonne un peu plus tard, en 759, la tranquillité des mers, indispensable à la reprise économique de pays réduits à la simple survie après des siècles d'invasions, était loin d'être assurée. Le règne de Charlemagne marqua certaine- ment une ère d'apaisement dans un désordre auquel il ne mit pourtant pas fin. L'empereur voyait certainement juste en s'em- parant de Barcelone en 797. C'était une pièce maîtresse du dis- positif occidental de la Méditerranée. De même, en chassant provisoirement les Musulmans des Baléares, il s'en prenait au plus important nid de pirates, qui n'a cessé de constituer au Moyen Age un réel danger pour la navigation, au moins jus- qu'en 1230 au moment de la conquête de Majorque par Jacques 1er d'Aragon. Une des raisons essentielles de l'inefficacité à long terme de ces tentatives est liée à la faiblesse de la marine caro- lingienne, qui s'observe assez bien dans l'impossibilité où elle se trouva de s'imposer en Corse, où les Musulmans continuèrent à faire des ravages tout au long du IXe siècle et au-delà. Cette fai- blesse tient certainement à une volonté délibérée de porter le principal de l'effort naval sur les régions nordiques plutôt que de s'intéresser' sur le fond au problème méditerranéen. C'est donc bien d'une perspective d'ensemble qu'il s'agit et non d'une incapacité fondamentale ou d'un manque d'intérêt pour les ques- tions maritimes. On s'en aperçoit quand on voit la sollicitude, dont Charlemagne fait preuve à l'égard de ses provinces mariti- mes du nord, où-on le voit faire des tournées d'inspection, cons- truire des chantiers navals à Gand et à Boulogne, dont le port romain est restauré par ses soins en 811 (22). S'engager dans une politique d'assainissement de la Méditerranée sans se donner les moyens de la poursuivre efficacement relève manifestement des incertitudes et des hésitations qui existent dans la conception ca- rolingienne.

L'Italie centre de gravité de l'Occident

Charlemagne avait assurément compris que Rome et l'Italie constituaient le centre de gravité de l'Occident. Il fit tout pour l'intégrer dans son empire mais son ambition secrète ou les né- cessités du temps le poussèrent à créer au nord, autour d'Aix-la- Chapelle, un pôle d'attraction visant à contrebalancer l'influence romaine. La tâche était prodigieuse et peut-être le problème était-il mal posé. Tenir Rome hors de Rome était un défi que Charlemagne releva. Tenir Rome sans tenir la Méditerranée était

une gageure. La présence musulmane y était sûrement pour quelque chose, mais la complexité des éléments, qui interfèrent dans le domaine méditerranéen, était devenue telle après la chu- te de l empire romain qu'il n'était plus possible d'envisager de soumettre à une seule loi un monde éclaté. Byzance se résigna vite à borner ses prétentions à tenir une partie seulement du bas- sin oriental. Charlemagne n'envisagea rien de cohérent sur le plan méditerranéen. D'autres après lui, dans des contextes moins défavorables, s'y essayèrent en vain, Frédéric II, Charles d'An- jou. Même Philippe II, qui tenait une partie du monde, ne tenait pas la Méditerranée dans son entier. Bonaparte qui comprit très vite que la Méditerranée était le verrou de l'Europe ne parvint pas à forger la clé lui permettant de le faire fonctionner. L'ac- tualité des problèmes méditerranéens montre à l'évidence leur dimension universelle et leur inextricabilité, qui dépasse large- ment les moyens d'un seul homme, si puissant qu'il soit.

La dignité impériale

L'autre élément qui explique le retard de la politique médi- terranéenne des Capétiens tient aux vicissitudes de la dignité im- périale. A cet égard deux dates fondamentales s'imposent à l'at- tention. Elles désignent à bien des titres les actes fondateurs de l'histoire de l'Europe jusqu'à nos jours et eurent des conséquen- ces capitales pour l'histoire de la France. Ces dates sont 843 et 962.

843 est l'année où fut accomplie la séparation définitive en- tre la Francia Occidentalis qui correspond à l'essentiel de la France actuelle et la Francia Orientalis qui correspond à la Ger- manie. Entre les deux fut constituée la Lotharingie du nom de son premier roi, héritier du titre impérial, Lothaire 1er, petit-fils de Charlemagne. Ce royaume comprenait la Lorraine dans son extension la plus large, la Lombardie et la Provence. Tout ceci fut décidé lors du fameux partage de Verdun qui réglait la suc- cession de Louis 1er, successeur direct de Charlemagne. Le sort de la Provence érigée bientôt en royaume et celui de son grand port, Marseille, furent donc scellés ici pour longtemps. Le barra- ge ainsi dressé mettait la Provence et la mer hors de portée de la France. Il n'y a pas lieu de suivre ici les péripéties advenues à ce royaume tour à tour démembré et réuni, changeant de nom, à l'occasion, pour prendre celui du royaume d'Arles, et aussi de maître jusqu'à la longue domination des comtés d'Anjou, qui commença en 1246 et s'acheva en 1481. L'essentiel à retenir est qu'il échappait à la branche occidentale des Carolingiens, dont l'héritage territorial devait devenir la France capétienne. Rien de plus éclairant pour notre propos que la comparaison de l'état de l'Occident fixé par Charlemagne lui-même peu avant sa mort en 806 et tel qu'il apparaît en 843. En 806, le futur royaume de France pouvait espérer englober la Provence à échéance relative- ment brève. En 843, l'axe fluvial formé par la Meuse, la Saône et le Rhône constitue une frontière longtemps infranchissable.

Evolution de l'empire carolingien au IXe siècle.

L'Europe occidentale en 888.

Deuxième partie

AIGUES-MORTES, UN PORT POUR UN ROI

CHAPITRE 1 : La dimension méditerranéenne de la politique de Saint Louis p. 83

- Une conception politique p. 83 - Une conception spirituelle p. 89

CHAPITRE II : Construire Aigues-Mortes p. 99

- Les données du milieu p. 101 - Le rêve réalisé p. 112

Troisième partie

LA POSTÉRITÉ D'UN RÊVE

CHAPITRE 1 : Aigues-Mortes port vivant p. 153

CHAPITRE II : Les Capétiens face à la réalité méditerranéenne p. 163

- L'expédition d'Aragon (1285) p. 163 - Les retombées languedociennes du choc Paris-Rome.... p. 169 - Aigues-Mortes, l'atout du roi p. 171 - Les prolongements de la politique capétienne

en Méditerranée au XIVe siècle p. 176

CHAPITRE III : Aigues-Mortes après Aigues-Mortes p. 179

- Les malheurs de la guerre p. 180 - Le long déclin p. 182

CONCLUSION p. 189

- Bibliographie ...... p. 195 - Table des matières ................................................................. P- 197

Achevé d'imprimer en Avril 1985

par

Dépôt légal 2e Trimestre 1985 Numéro d'Imprimeur : 221